Mon nom ne vous dirait rien, je fais parti des anonymes extrait de la masse servile des nègres à une époque et un lieu où nous n’étions rien que des esclaves faisant le labeur éprouvant par trop pénible pour nos maîtres.
Appelez-moi Rosette, Nébula, Olympe, Lia, Léa… comme vous voulez, cela n’avait pas d’importance en son temps, cela n’en a plus aujourd’hui. Mon histoire est sans intérêt d’autant que ma vie fut courte, 13 années. Ce qui importe, c’est mon témoignage, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, et je vais peut-être vous surprendre.
Je vais vous parler de l’être le plus immonde que j’ai été amené à rencontrer. Égoïste, méchante, vicieuse, perverse, manipulatrice…
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Sa vie commença en 1775, au sein d’une famille de cinq enfants. Elle fut prénommée Marie Delphine et fut élevée dans une plantation sur les bords du Mississippi. Elle était la fille de Louis Barthélemy Chevalier de Macarty, capitaine des troupes françaises, et de Marie Jeanne Anne L’Erable, une esclave affranchie, c’était tout du moins ce qui se disait dans les cuisines et qui finit par se dire ailleurs. Le couple n’en était pas moins considéré comme deux membres de la haute société créole blanche de La Nouvelle-Orléans. Ils tenaient leur fortune des banques, de la canne à sucre, du coton, de la piraterie et de la traite des esclaves. Sa mère, Marie Jeanne Anne L’Erable, serait morte en 1807 et son père, Chevalier de Macarty, en 1811, lors d’un prétendu soulèvement d’esclaves. Que n’a-t-on pas dit pour excuser ce qui suivit ?
Tout ce que je sais et qui tient d’avant ma venue, je le tiens de la nourrice de Marie Delphine, la bonne Manouma.
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Enfant, elle était capricieuse, un vrai garçon manqué. Dompter son caractère, pour en faire une demoiselle, fut un effort de tous les jours qui fatigua sa mère et usa trois gouvernantes. Son père, quant à lui, que sa joliesse et son caractère impétueux ravissaient, la gâtait sans limites. Jeune fille, sa beauté attira toutes les attentions, aussi bonnes que mauvaises, jalousie chez les filles et leurs mères qui voyaient en elle et sa fortune une rivale, pour les mêmes raisons, admiration et désir pour les hommes. Elle était d’une nature hautaine comme beaucoup de Créoles, d’autant que dès sa présentation dans la société des ragots coururent sur la clarté de son sang. Elle se cabra, ne décoléra pas. Ce fut à ce moment-là qu’elle commença à avoir des gestes irréfléchis et violents envers ses serviteurs, ce qui allait à l’encontre de l’éducation qu’elle avait reçue. Sa mère le lui fit remarquer et insista sur les conséquences que cela aurait sur sa réputation si cela venait à être remarqué. Elle lui expliqua qu’elle se devait d’être irréprochable en société. Elle prit sur elle, apprit à se maîtriser et à cacher ses impulsions.
Ce fut la période du défilé des prétendants. Elle était belle, ce qui était un atout non négligeable, mais elle avait surtout une dot sur laquelle bien des familles reluquées d’autant qu’elle était couplée avec l’influence d’une famille les plus en vue de La Nouvelle-Orléans. Devant le choix de prétendants, elle se fit difficile. Le temps passait et aucun parti ne trouvait grâce aux yeux de Marie Delphine. Son père finit par mettre un terme à cette incertitude basée sur des caprices d’enfant gâté. Aussi le 11 juin 1800, à l’âge de vingt-cinq ans, Delphine épousa Don Ramón de Lopez y Ángulo, un officier de haut rang espagnol, à la cathédrale Saint-Louis à La Nouvelle-Orléans. Le futur époux était un membre de la cavalerie du roi Charles d’Espagne, intendant du Trésor royal des provinces de Louisiane et de Floride occidentale, originaire de Galice en Espagne et fils de Sa Seigneurie Don Jose Antonio Lopez y Angula et de Dona Ana Fernande de Angule, fille de Dona Francisca Borja Endecis. Marie-Delphine n’eut rien à redire à cette glorieuse alliance. Ils s’installèrent dans le quartier français de la ville.
Peu de temps après l’achat de la Louisiane, en1804, le mari de Marie Delphine fut rappelé à la cour d’Espagne. La lettre, portant cette commande royale, indiquait que le jeune officier espagnol se devait de venir à la cour de Madrid afin qu’il lui soit remis le brevet de son nouveau poste. La Nouvelle-Orléans se mit à bruire de nouvelles contradictoires. L’une prétendait, que Don Ramon allait être nommé consul général d’Espagne, et l’autre qu’il était tombé en disgrâce auprès du roi, et que là était la raison de son retour en Espagne.
Il n’en resta pas moins que Don Ramón fit route vers Cuba avec Marie Delphine attendant leur premier enfant et une ribambelle de serviteurs. Arrivée à La Havane, Don Ramón se trouva dans l’incapacité d’aller plus avant. Marie Delphine décida d’aller sans plus attendre à Madrid au nom de son époux, pour beaucoup, c’était dans le but de plaider la cause de celui-ci. Toujours est-il, qu’elle revint à La Havane avec l’ordre signé du roi, ce dernier ayant été impressionné par son charme et sa grande beauté, dixit la cour madrilène. Malheureusement, Marie Delphine revint à La Havane pour apprendre que Don Ramón était mort entre temps dans des circonstances inconnues, du moins aucune, qu’elle put expliquer par la suite. Elle n’eut pas le temps de réaliser son deuil que les premières contractions de l’accouchement commencèrent. Elle donna naissance à une fille, Marie Borgia Delphine Lopez y Angulla de la Candelaria, que l’on surnomma par la suite Borquita, ce qui signifiait « petit Borja » du fait qu’elle avait été prénommée comme sa grand-mère paternelle.
N’ayant plus rien à faire à La Havane, remise de ses couches, Marie Delphine retourna à La Nouvelle-Orléans avec sa fille, d’autant que son époux n’avait, à sa surprise, laissé que des dettes.
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Quatre ans plus tard, en juin 1808, Marie Delphine épousa Jean Blanque, un banquier réputé, commerçant, avocat, législateur et marchand d’esclaves bien connu. Au moment de leur mariage, il acheta une maison au 409 rue Royale, à La Nouvelle-Orléans, pleine de charme, face à la rivière Mississippi juste en dessous des limites de la ville, afin d’y résider avec sa nouvelle famille.
De leur union naquirent quatre enfants, Marie Louise Pauline, Louise Marie Laure, Marie Louise Jeanne et Pierre Paulin.
La maîtresse de maison invita le gotha de la Nouvelle-Orléans, les créoles affluèrent à toutes les fêtes qu’elle organisa. S’il y avait des invités officiels, il y avait aussi des officieux. À des heures plus discrètes par des entrées tout aussi discrètes, on pouvait voir entrer le contrebandier Jean Lafitte ou la sorcière Marie Laveau. En fait, ces visites aussi discrètes fussent elles, n’étaient pas secrètes. Le général William CC Claiborne se servit de Jean Blanque comme intermédiaire auprès de Jean Laffitte et ses associés Baratarian qui venait de recevoir des propositions de certains officiers britanniques pour rejoindre les Anglais dans une attaque de La Nouvelle-Orléans. Nous savons depuis que Jean Laffitte tint à rester du côté des Louisianais. Quant à Marie Laveau, Marie Delphine depuis longtemps la faisait venir chez elle afin de la coiffer, comme beaucoup de Créoles. Bien évidemment comme toutes, elle attendait d’autres services de sa part. Marie Laveau, contrairement à la rumeur, ne l’aimait pas, mais elle ne pouvait faire fi de ces demandes. Dès sa première visite, elle avait vu des choses qui l’effrayaient et n’avait pu révéler la totalité de sa prédiction. Elle s’était contentée de dire à Marie Delphine, qu’elle se marierait trois fois, qu’elle serait riche et adulée, enfin ce que sa cliente voulait entendre. Elle lui fournit gris-gris, onguents, mauvais sorts et autres fariboles.
Après d’apparentes années de bonheur, Marie Delphine fut à nouveau veuve. Jean Blanque perdit la vie pendant l’année 1816, dans des circonstances aussi inattendues que suspectes. Les langues s’en donnèrent à cœur joie, on remit la couleur du sang de Marie Delphine sur la table, par la même occasion on prétendit qu’elle était aussi sorcière. Tout ceci déclencha des colères terribles dont ses esclaves firent les frais, seuls boucs émissaires à portée de main.
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Le 25 juin 1825, Marie Delphine se remaria avec Léonard Louis Nicolas LaLaurie, un médecin de 10 ans de moins qu’elle. Pour la première fois, elle était tombée amoureuse de son futur époux. Le docteur Léonard Louis Nicolas LaLaurie, originaire de Villeneuve-sur-Lot, en France, était venu à La Nouvelle-Orléans pour établir une pratique. Comme la bonne société louisianaise critiquait son choix, elle décida d’en imposer encore plus. Elle commença par acheter une nouvelle maison, elle voulait rompre avec son passé. Cette nouvelle propriété se situait au 1140 rue Royale, à l’angle de cette rue et de celle de l’Hospital, c’était un magnifique immeuble de trois étages dans lequel elle emménagea lors de l’année 1832. Il était le plus haut bâtiment des alentours et de la coupole sur le toit, on pouvait regarder au-dessus du quartier jusqu’au Mississippi. Il était plutôt sobre vu de l’extérieur, malgré ses délicats ornements de fer forgé, par contre l’intérieur, prévu pour de grandes festivités, se révélait d’un luxe extravagant.
Ce fut à cette période, que j’arrivai dans cette maison, avec deux autres compagnes, dont l’une était une de mes sœurs, pour remplacer des chambrières qui quittaient la maison. Ces dernières suivaient leurs maîtresses, elles faisaient partie des cadeaux de mariage. Borquita, la première fille de ma maîtresse, épousa Placide Forstall, membre d’une famille distinguée de Louisiane, et Jeanne, une autre de ses filles, épousa Charles Auguste de Lassus, seul enfant de Don Carle de Lassus, ancien gouverneur de la Haute Louisiane, et plus tard gouverneur du poste de Bâton Rouge et de l’Ouest de la Floride quand nous étions encore sous la domination espagnole.
La première chose que je vis, ce furent les grilles de fer ouvragées à l’entrée de l’immeuble, puis une porte sculptée avec une image de Phœbus sur son char orné de guirlandes de fleurs. À l’intérieur, le sol du vestibule était en marbre noir et blanc, moi qui n’avais connu que des planchers, je n’osai marcher dessus. On me fit gravir un escalier en acajou avec une rampe en fer forgé que se déroulait sur les trois étages. Au deuxième étage, les portes d’acajou sculptées de motifs floraux et de visages humains ouvraient sur des salons brillants, illuminés par la flamme de centaines de bougies dans des lustres gigantesques. Les trois grands salons étaient reliés par des portes coulissantes ornées, les murs étaient décorés de rosaces en plâtre, de boiseries sculptées et les manteaux de cheminée étaient de marbre noir avec des pilastres cannelés. L’ensemble était meublé de la plus exquise des manières, les invités dînaient dans de la porcelaine européenne et évoluaient au milieu de tissus orientaux importés à grands frais. Les portes et les fenêtres étaient plaquées d’or et des peintures d’artistes célèbres décoraient les murs.
J’arrivai de la plantation dont ma maîtresse avait hérité de ses parents, j’étais ébloui d’autant que je devenais une esclave de maison, je n’irai jamais dans les champs. J’allais devenir une des chambrières de Madame LaLaurie. J’étais très fière, car celle-ci était connue comme la créole française la plus influente de la ville, à la tête des affaires de la famille et menant grand train. Ses filles étaient reconnues comme les mieux habillées de La Nouvelle-Orléans. Ma maîtresse était considérée comme une des femmes les plus intelligentes et les plus belles de la ville. Elle était recherchée pour ses bals et ses galas grandioses, qu’elle organisait régulièrement. Ses soirées étaient fréquentées par tous les notables de La Nouvelle-Orléans, y compris par le juge Caponage, un ami très cher de celle-ci. Les invités de sa maison étaient choyés, leur hôtesse veillant au moindre de leur besoin. Ceux qui avaient son attention lors de ses merveilleuses soirées n’avaient de mots que pour elle. Elle était, selon leurs dires, une femme intelligente, douce, captivante, charmante et charmeuse. Ses manières raffinées et ses gestes gracieux étaient fréquemment soulignés.
Mais ce clinquant n’était que la face visible de ma maîtresse. Au-dessous de cette apparence délicate et raffinée, se cachait une femme cruelle, froide et probablement folle… et de cela, je devais en subir les affres.
Si l’hospitalité de ma maîtresse permettait de détourner l’attention de ses invités, cela n’empêchait pas certains de s’inquiéter de l’état de ses esclaves. Parmi ses hôtes les moins aveuglés, certains les trouvaient émaciés, faibles et visiblement en très mauvaise santé, ils allaient jusqu’à dire qu’ils faisaient peine à voir. Mais ceux qui ne voulaient pas voir, mettaient ces dires sur le compte de la jalousie et tenaient à faire remarquer qu’elle se montrait soucieuse de la santé de ses esclaves et tous ceux qui la visitaient pouvaient affirmer qu’elle était d’une gentillesse rare à leurs égards. De plus dès que ma maîtresse avait connaissance de médisances la concernant, les critiques étaient rayés de la liste des d’invités.
Parmi les serviteurs des maisons de la ville, un bruit fini par se propager, qui tout d’abord paru absurde, puis qui fut relayé par des témoignages et fini par atteindre les maîtres de ces derniers. Tout le monde savait que ma maîtresse faisait souvent venir notre reine du vaudou, Marie Laveau, aussi, on prétendit, que né des expériences de ma maîtresse et de son mari, la célèbre sorcière les aurait aidés dans une funeste tâche, celle de mettre au monde un enfant du Diable. Ma maîtresse ne sachant comment le maîtriser, elle l’aurait gardait enfermée dans une chambre au deuxième étage de sa maison rue Royale et ses cris sauvages et démoniaques pouvaient être entendus à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Lors d’une nuit particulièrement sombre, alors qu’une pluie violente s’abattait sur la ville, l’enfant du Diable aurait brisé ses lourdes chaînes avec ses dents et il aurait couru se cacher dans les bâtiments de la rue Bourbon, où il serait encore aujourd’hui. De tout cela, une partie était vraie, du dernier étage de la maison, on pouvait entendre des cris et des gémissements à donner des sueurs froides mêmes lors des plus grosses chaleurs dont nous pourvoyait notre pays. Ces plaintes ne venaient pas d’un enfant du diable enfermé dans le grenier de la maison, mais c’était sans aucun doute l’atelier du diable lui-même qui s’y était installé.
Les rumeurs étaient tenaces, et continuaient à se propager, plusieurs personnes étaient persuadées que Madame LaLaurie maltraitait ses esclaves. Elles soutenaient qu’elle se montrait dédaigneuse, cruelle et qu’elle abusait fréquemment de son autorité. Des voisins avaient remarqué à plusieurs reprises que ma maîtresse était sujette à de violentes colères, surtout lorsque ses serviteurs, et quelques fois ses filles, ne répondaient pas assez rapidement à ses directives. Cela était vrai, puisque ce fut comme cela, qu’un jour, elle m’envoya un vase à travers la figure et que pour l’avoir évité, je fus fouetté dans le patio devant les autres serviteurs de la maison.
Le temps vint, où les autorités ne purent, malgré la notoriété de ma maitresse, ignorer la persistante rumeur, aussi un avocat fut envoyé chez elle pour enquêter. Une loi, en vigueur à La Nouvelle-Orléans, interdisait le traitement cruel des esclaves. Bien sûr, il ne trouva aucune preuve tangible pouvant confirmer tous ses dires. Comme lors de toutes ses apparitions publiques, ma maîtresse prit grand soin d’être polie avec ses serviteurs et quand l’un d’eux sursauta au son de sa voix en la présence de l’avocat, elle le rassura le plus naturellement du monde afin de l’apaiser. Elle fit même remarquer à son invité, qu’elle avait déjà émancipé deux d’entre eux, Jean-Louis, en 1819 et, Devince, en 1832. Il rappela toutefois à ma maîtresse les lois sur l’esclavage. Il déclara par la suite n’avoir trouvé aucune preuve de méfaits ou de maltraitance et qu’en fait, il avait même trouvé Madame LaLaurie tout à fait charmante.
Malgré cette visite, les histoires sur les mauvais traitements que ma maîtresse infligeait à ses esclaves continuèrent à se propager et bientôt, nul ne put l’ignorer dans la ville. Il fut tenu pour certain qu’elle gardait une femme, une esclave très âgée, attachée aux fourneaux de sa cuisine. L’on racontait également, qu’elle était entrée dans une rage folle et qu’elle avait battu ses filles lorsqu’elle les avait surprises en train de nourrir ses esclaves affamés. Mais, où était la vérité?
Un incident survint après la visite de l’avocat, qui permit cependant de confirmer les rumeurs. Ce jour-là, une des voisines des LaLaurie fut témoin d’un terrible événement dont la rue se fit l’écho. Elle était en train de gravir ses escaliers quand soudain, elle entendit un cri perçant. Cherchant l’origine de ce cri, elle aperçut alors Mme LaLaurie, en train de poursuivre l’une de ses esclaves, une petite fille âgée d’environ douze ans. En fait cette scène, dont j’étais l’objet, avait commencé de façon anodine. Ce jour-là, je remplaçai, auprès de ma maîtresse, une de mes aînées soi-disant souffrante. En fait, elle l’avait contrarié, aussi l’avait-elle enfermé dans le grenier, et nous savions tous, que ceux qui y entraient n’en ressortaient pas. J’étais tremblante de crainte, comme tous ceux d’entre nous qui s’approchaient de notre bourreau, car tout ce qui n’était que bavardage en dehors des murs de l’immeuble LaLaurie était vécu à l’intérieur. Nous ne pouvions nous plaindre des maltraitances que nous subissions, qui étions-nous face à une Macarty dont un des membres de la famille était maire de la ville. Nous avions bien espéré avec la venue de l’avocat que notre sort en serait modifié, mais rien. J’étais en train de brosser les cheveux de ma maîtresse lorsque je tombais sur un nœud. Irritée par le peu de considération que j’apportai à son délicat cuir chevelu, ma maîtresse rentra dans une colère folle. Elle saisit son fouet. Prise de panique, je m’enfuie de la chambre et me précipitai dans les escaliers. Ma maîtresse me poursuivit à la vue de tous, jusque dans la cour. Terrifiée, je montais alors par l’escalier en colimaçon extérieur de galerie en galerie, suivie par ma maîtresse plus que jamais en furie. Je me précipitai hors du belvédère et jaillit sur le toit, ma maîtresse toujours sur mes talons, lorsqu’elle s’approcha de moi, affolée, je reculai voulant échapper à sa punition. Je tombai du toit avec un bruit sourd dans la cour en dessous, sous l’œil effaré de la voisine. Je fus soulevé et porté dans la maison. Je n’étais qu’une masse inerte, disloquée, silencieuse, un reste épars de l’humanité. À la nuit tombée, à la lueur des flambeaux, mon corps fut discrètement enterré dans un puits condamné, une simple fosse, juste au-dessous des cyprès de la cour, quant à mon âme cela devint une autre histoire. Je n’allai plus laissé en paix, ni ma maîtresse, ni quiconque dans cette maison et en cela j’allais être aidé des autres martyrs de ma maîtresse.
Tout d’abord, je vins visiter la voisine de ma maîtresse, et afin qu’elle n’oublie pas ce qui s’était passé, je parcourais la galerie chaque fois qu’elle sortait de chez elle. Son malaise fut si grand, qui lui fallu peu de temps pour aller voir les autorités. Elle affirma qu’à la nuit, une jeune fille était tombée morte, et qu’elle avait été enterrée dans un puits, en cela elle avait été appuyée par son époux et son fils qui avait vu la scène, le simagrée d’enterrement. Ils auraient bien voulu passer outre, porter plainte contre leurs illustres voisins les gênaient terriblement, mais leur épouse et mère ne l’entendait pas ainsi. C’était trop pour elle.
La rumeur de ma mort, moi, une jeune esclave, incita les autorités à lancer une nouvelle enquête sur la façon dont madame LaLaurie traitait ses esclaves. Cette fois, grâce au témoignage de sa voisine, il y eut suffisamment de preuves pour la condamner, même si la sentence fut dès plus légère. Ma maîtresse reçut une amende de 300 $ et elle dut renoncer à neuf de ses esclaves. Elle déclara à ses proches qu’elle n’était pour rien dans cette malheureuse affaire, qu’elle devait tout cela à la jalousie de sa voisine. Même si on l’accablait, elle n’était pas responsable de la mort de cette enfant. Elle réussit à convaincre un membre de sa famille de sa bonne foi et, par son intermédiaire, elle racheta ses anciens esclaves qui rejoignirent dès le lendemain leurs quartiers de la résidence rue Royale, eux qui pensaient être enfin sortis de ce cauchemar.
Je rentrai dans une colère noire, je traversais régulièrement la maison, renversant tout sur mon passage, faisant sursauter mes anciens compagnons d’infortune. Je fis tant et si bien que mon maître passa le plus clair de son temps en dehors de la maison au grand dédain de ma maîtresse. Comme rien ne se passait, je décidai de pousser la cuisinière à un geste extrême, alors que mes maîtres étaient l’un et l’autre absents. Je l’amenai à un geste désespéré. Celle-ci, pauvre femme, de soixante-dix ans, qui avait connu ma maîtresse, enfant, était enchaînée à son poste de travail depuis bien longtemps, pour la punir d’une faute dont plus personne ne se souvenait. Ce jour-là, elle en avait fait une autre, elle avait par trop sucré un gâteau. En fait, j’avais versé à son corps défendant tout un pot de sucre. Anodine, la faute, me diriez-vous ? Vous n’auriez pas tord. Mais ma maîtresse s’était mise en colère juste au moment de partir, sous-entendant des représailles. Jouant sur cette peur, je renversai un pot, puis pendant que la pauvre vieille ramassait les morceaux, tout en maugréant, se demandant bien comment elle allait pouvoir expliquer cela, je renversai le pot au lait, puis je fis tomber un chiffon dans le foyer qui s’embrasa. Épuisée, la cuisinière décida de mettre le feu à la maison. Elle avait tellement peur d’être punie par sa Maîtresse et d’être envoyée dans ce maudit grenier, dont personne ne revenait, qu’elle préférait mourir.
À la vue des flammes, les voisins se précipitèrent dans la maison pour combattre l’incendie et tenter de sauver les meubles et autres objets de valeur. Il ne faut pas oublier que les incendies étaient la terreur de la ville. La Nouvelle-Orléans avait par deux fois était en partie détruite par cette catastrophe, aussi le rassemblement fut rapidement grand afin de porter de l’aide. Les secours, surpris, trouvèrent, alors que le feu faisait rage, ma maîtresse faisant tout son possible pour sauver ses bijoux et ses fourrures, poussant les gens qui lui demandaient où étaient ses gens, pourquoi ses esclaves ne l’aidaient pas. En plus d’ignorer la question, elle refusa de donner les clés des chambres des esclaves, poussant les gens à défoncer les portes de sa maison pour sauver les pauvres esclaves enfermés. C’est alors qu’en entrant dans le grenier, ils trouvèrent un spectacle digne de l’atelier du diable. Certains des pauvres malheureux étaient attachés à des tables d’opération de fortune, certains étaient enfermés dans des cages faites pour les chiens, d’autres enchaînés aux murs ou suspendus. Des morceaux de corps humains étaient dispersés tout autour de la pièce et des têtes et des organes étaient entassés dans des seaux. Des restes immondes étaient empilés sur des planches et à côté d’eux une collection de fouets et de battoirs. Des récipients étaient remplis de sang. De mémoire d’homme, on avait rarement vu plus horrible… Toutes les victimes étaient nues et celles qui n’étaient pas sur les tables étaient enchaînées au mur. Tous semblaient avoir subi des tortures et des expérimentations médicales démentielles. Certaines des femmes avaient eu leurs estomacs ouverts et leurs viscères étaient enroulés autour de leur taille. Une femme avait eu la bouche bourrée d’excréments animaux puis ses lèvres avaient été fermées et cousues.
Les hommes étaient dans un état tout aussi horrible. Certains avaient eu leurs ongles arrachés, un autre avait subi un changement de sexe « artisanal », deux autres avaient leurs langues cousues ensemble et certains avaient eu leurs parties génitales tranchées et avaient été énucléés afin que leurs orbites servent de chandelier. Un homme enchaîné avait un morceau de bois qui dépassait d’un trou, qui avait était percé au sommet de son crâne. On l’avait utilisé pour « remuer » son intelligence.
Certains pompiers s’évanouirent à cette vue. Les autres, horrifiés, s’enfuirent de la scène du drame et les médecins d’un hôpital voisin furent appelés. On ne sait pas exactement combien d’esclaves furent trouvés dans la « chambre des horreurs », le chiffre officiel fut de sept. Les tortures avaient été administrées de façon à ce que le décès ne soit pas rapide. Malgré tout, beaucoup d’entre eux étaient déjà morts depuis quelque temps. Quelques autres s’accrochaient toujours à la vie… Comme une femme dont les bras et les jambes avaient été amputés et la peau scarifiée pour ressembler à une monstrueuse chenille ou une autre qui avait été forcée dans une cage minuscule avec tous ses membres cassés et repositionnés avec des angles étranges comme ceux d’un crabe. Ceux-là étaient seulement inconscients ou pleuraient de douleur, suppliant d’être achevés afin de mettre un terme à leur misère. Tous les survivants moururent peu après.
Force fut de constater que les malheureux étaient confinés là depuis plusieurs mois, et que leurs existences étaient prolongées uniquement pour leur faire goûter les souffrances qu’une cruauté des plus raffinées pouvait leur infliger.
L’indignation fut à son comble. L’un des hommes, qui s’était précipité pour sauver les esclaves était le juge Jean-François Canonge, quand il interrogea mon maître sur l’état de ses esclaves, il eut pour toute réponse : « — certaines personnes feraient mieux de rester chez elles plutôt que de venir dans les maisons des autres pour dicter des lois et ses mêler de leurs affaires. »
Jérôme Bayon de l’abeille, témoin de tout cela, publia un compte rendu de l’événement et cita ceux qui avaient découvert le quartier des esclaves LaLaurie. Cet article de journal réveilla l’indignation publique. D’autres journaux titrèrent « Criminelle et coupable » et « Le démon, dans le corps d’une femme ». Étrangement, Il fut convenu par tous, que Madame LaLaurie, ma maîtresse seule, était responsable de ces horreurs et que son mari devait savoir, mais avait joué les aveugles. Bien que cela fut incohérent, elle seule catalysait les accusations, la jalousie larvée de tous sembla fondre sur elle comme la foudre. Ne pensez pas que je veuille l’excuser, mais malgré l’horreur, il ne faut pas oublier la justice.
Le lendemain matin de la parution, de nombreux habitants de La Nouvelle-Orléans commencèrent à se rassembler devant le manoir de la rue Royale. Au bout de quelques heures, la foule était si dense qu’il était impossible de se tenir debout sur le trottoir d’en face. Les gens sifflaient et huaient Mme LaLaurie, qui cherchaient à l’apercevoir. Certains demandaient son scalp et d’autres portaient à la main une corde pour la pendre. Au moment de sa promenade quotidienne, Delphine, imperturbable et tout en élégance, comme à son habitude, sortit sur le trottoir, et avec son mari, monta dans sa berline. Leur fidèle cocher, un créole noir, nommé Bastien, sur le siège, hué par la populace, fouetta les chevaux, les mena au grand galop, faisant son chemin hors de la ville. le temps que la foule ne réalise la voiture était trop loin pour être rattrapée.
Frustrés et ivres de rage, les citoyens s’attaquèrent alors au manoir, et tout ce qui pouvait être détruit le fut. Un shérif et ses officiers arrivèrent rapidement sur les lieux pour disperser la foule, mais c’était trop tard. La propriété de la rue Royal avait subi d’importants dommages, et il en restait presque rien que les murs. Quelques jours plus tard, les forces de police, se souvenant de mon histoire, creusèrent la cour de la maison LaLaurie et de nombreux cadavres humains furent exhumés. D’autres furent également découverts dans le parc, dont celui d’un enfant.
Pendant ce temps, mes maîtres atteignirent, le Bayou Saint-Jean, où une goélette les attendait près de la rive, le capitaine fut payé d’une poignée d’or. Mes maîtres se rendirent à Mandeville, sur le lac Pontchartrain, à la maison de Louis Coquillon. Là, ma maîtresse signa un sous seing à un avocat pour donner ses droits à son beau-fils Placide Forstall responsable de ses affaires, tandis que son mari signait un document similaire en faveur d’un autre beau-fils de sa femme, Auguste de Lassus. De Mandeville mes maîtres firent leur chemin jusqu’à Mobile, où un navire les emporta en France.
Ne croyez pas que je les ai laissés en paix… et si elle mourut en France, personne ne peut dire comment, quant à mon maître il fut tout autant puni.
Quant à moi, je m’installai au 1140 rue Royale, avec l’ensemble des victimes de Marie Delphine Macarty, plus connue sous le nom de Delphine LaLaurie. Tous ceux qui prétendirent s’installer dans les lieux reconstruits, n’y restèrent pas longtemps, amplifiants les fantasmes sur la cruauté de mon ancienne maîtresse. Dieu sait, que ce qu’elle avait fait était suffisant, mais que voulez-vous, à croire que l’horreur n’est jamais assez grande, tout du moins pour ceux qui ne l’ont pas subite.
Certains diront que c’est un conte, une histoire qui a gagné en férocité à travers ses innombrables redites et qu’il y a de grandes probabilités pour que l’histoire originale de plus d’un siècle soit devenue avec le temps une grossière exagération. Certains prétendent que ma maîtresse a été la première victime du journalisme à scandale dans ce pays et qu’elle a été diffamée. Il y a ceux qui dénoncent l’exactitude historique, ceux qui prétendent qu’une bonne histoire ne doit jamais être sacrifiée et crucifiée sur la croix de la vérité.
Toujours est-il, qu’il y a quelques années, les nouveaux propriétaires de la maison, en la restaurant, trouvèrent une tombe hâtivement creusée cachée à l’arrière de la maison au-dessous du plancher en bois. Des restes humains avaient été déposés là, sans soin, ni cérémonie et l’enquête, qui fut menée à l’époque, conclut à l’origine récente des corps. Était-ce le cimetière privé de Madame LaLaurie, comme le pensèrent certains, ou un vieux cimetière indien comme le déclara le propriétaire de l’immeuble, dans une tentative désespérée de sauver la réputation des lieux? Marie Delphine LaLaurie avait-elle démonté des sections du plancher de la maison afin d’enterrer rapidement des cadavres et ainsi éviter de sortir et être remarquée ? La découverte des corps explique t’elle le mystère de la disparition fréquente des esclaves de ma maîtresse… reste à savoir combien de victimes celle-ci a bien pu tuer !… Et combien d’elles continuent à errer dans ce monde ?
Tout ceci n’empêche pas les cris perçants, les gémissements et les hurlements lugubres qui retentissent encore dans la maison toutes les nuits.
Notes de l’auteur : j’ai brodé en utilisant plusieurs sources dont la fiabilité n’est pas toujours acquise et selon un parti pris tout en m’appuyant sur l’histoire.
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