1781 à 1793. Les Placées de Saint-Domingue, Roberta
La journée était douce, Roberta profitait de la douceur de la brise venant de l’océan. Toute la ville du Cap semblait être rassemblée sur son port devant le cours « le Brasseur » . Appuyée à la balustrade du quai, près des colonnes rostrales, abritée du soleil de midi par son ombrelle, elle laissait glisser son regard de sphinx sur la flotte qui s’approchait. Alphonse se pencha vers elle afin de savoir si tout allait. Elle le rassura, le laissa caresser de sa main son ventre, promesse du fruit à venir. Son inquiétude venait du fait qu’elle avait déjà fait deux fausses couches. Mais cette fois-ci, elle était sûre de la venue de l’enfant, elle n’aurait su l’expliquer. Elle était radieuse. Cela faisait déjà trois ans que son Alphonse l’avait installée rue d’Anjou, près de la place de Clugny, dans une maison en pierre coiffée d’une toiture en ardoise. Elle avait huit pièces et était ornée d’un patio luxuriant. De la plantation, il lui avait offert deux esclaves pour tenir son train de maison. Elle avait passé les deux premières années, en son sein, cachée de tous, occupés de longues heures par cet amour tout neuf qui les sortait peu du lit, quand il habitait à la ville. L’habitation le retenait régulièrement, mais pas assez pour qu’à brides abattues il ne la rejoignît, en manque de son corps aux odeurs de vanilles et de cannelle. La troisième année, elle l’incita à l’amener au théâtre, au bal, elle y eut un grand succès, Alphonse fit plus d’un envieux. Depuis elle désirait être de toutes les manifestations. Il fit de la maison de la rue d’Anjou son pied-à-terre à Cap-Français et y reçut tous ses amis à la grande joie de la belle.
Ce jour-là, César Henri de la Luzerne, le nouveau gouverneur de l’île envoyé par Versailles arrivait et celui qu’il remplaçait était là sous un dais à l’attendre. Guillaume Léonard de Bellecombe s’était déplacé de Port-Au-Prince pour l’accueillir. Tous les Créoles de la plaine du Nord étaient là avec leur famille. Les femmes y affichaient leurs plus belles robes et portaient si possible de beaux bijoux, les enfants couraient sous l’œil complaisant de leurs nounous noires. En marge se trouvaient leurs familles mulâtres. Les femmes avaient fait comme les Créoles blanches. C’étaient à celles qui portaient les couleurs les plus chatoyantes, les tignons les plus hauts. Quant à leurs enfants, ressemblant souvent à leurs frères et sœurs blancs, ils faisaient comme eux sous l’œil dédaigneux des épouses légitimes et l’œil goguenard des Créoles noires, les mulâtresses placées. La mère d’Alphonse, malade, était restée à l’habitation obligeant sa fille à son grand dépit à lui tenir compagnie, aussi Alphonse Ducreil pouvait jouir pleinement de sa maîtresse. Il s’affichait avec elle sans gêne.
L’attente depuis le matin durait. Des barques, chargées de jeunes Créoles impatients, naviguaient entre les navires ancrés dans la rade au-devant du navire annoncé. Mais il était très loin et avançait lentement au sein d’une flottille, aussi malgré le spectacle donné par la foule, le temps semblait long à Roberta. Malgré le terme proche de sa grossesse, elle se savait l’une des plus belles femmes de l’assemblée. Elle avait toutefois vérifié, balayant chaque femme sortant du lot d’un regard impitoyable ; elle en enviait bien quelques-unes, mais c’était plus pour leurs robes ou leurs bijoux, qu’elles fussent blanches ou de couleurs peu avaient son pouvoir d’attraction. Elle ne savait si c’était le poids de sa grossesse ou l’attente, mais elle commençait à fatiguer. Des cris venus des barques annoncèrent le navire « la Belle Pourpre « . Cela électrisa la foule. Le vaisseau de ligne de 118 canons, pavoisant fleurs de lys, majestueusement s’avançait sous les cris enthousiastes de la foule amassée sur le front de mer. Tout à coup, une douleur fulgurante jaillit du tréfonds du corps de Roberta l’obligeant à s’agripper au bras d’Alphonse, le faisant sursauter. Elle le regarda, désarmée, sur son front perlait de la sueur, elle avait les larmes aux yeux tant elle souffrait. Elle allait perdre les eaux, c’était sûr, elle ne pouvait le faire au milieu de la foule. Elle maudit, sans réfléchir, l’enfant qui avait décidé de venir au monde à cette heure. Elle se mordait l’intérieur de la bouche pour ne pas hurler. Le supplice s’arrêta aussi vite qu’il avait surgi en elle. Elle demanda à Alphonse de la reconduire tout de suite, elle allait accoucher, cela était sûr. Tout en la soutenant, il joua des coudes pour la sortir de la foule qui s’était amassée contre la balustrade du quai pour apercevoir le trois-mâts. Non, sans mal, ils rejoignirent le carrosse, mais celui-ci n’avait plus de cocher. Ce dernier s’était absenté pour profiter comme tous du spectacle. Alphonse jura entre ses dents qu’il ne perdait rien pour attendre. Il installa Roberta dans la voiture et alla prendre les rênes se substituant à son cocher. À peine à l’intérieur de sa maison, remise entre les mains de ses esclaves, les douleurs reprirent, le travail commença. Il partit en courant chercher Maminetta.
Tout se passa bien et très vite, Roberta mit au monde un joli nourrisson. À la surprise de tous, elle refusa de le voir, et pourtant tous savaient qu’elle attendait avec empressement d’être mère. Et voilà que ce bonheur, tant désiré, arrivé, elle ne voulait plus en entendre parler. Maminetta rassura Alphonse, ce fait était coutumier et le plus souvent passager. Elle allait trouver une nourrice pour l’enfant. Personne ne semblait vouloir le prénommer, la grand-mère décida que ce serait Ana-Filipa et elle alla la faire ondoyer à l’église paroissiale, rue des religieuses. Contre toute attente Roberta continua à refuser de s’occuper de son enfant et le laissa dans les mains de sa mère attristée par sa réaction.
*
De ce jour les relations entre Roberta et Alphonse devinrent orageuses. Elle fut plus distante, il devint plus jaloux et cela l’agaçait. Elle ne se comprenait pas, elle était malheureuse et culpabilisait de ne rien ressentir pour cet enfant. Elle lui en voulait et pour éviter de retomber enceinte, elle avait demandé à sa mère un remède. Elle se mit à boire tous les jours une décoction contraceptive. Elle devint irascible, battait ses esclaves à la moindre contrariété, elle ne se reconnaissait plus, elle gardait rancune à la terre entière. Son humeur était fluctuante, elle s’ennuyait facilement et était submergée d’idées noires. Elle reprocha à Alphonse de ne pas la comprendre. Elle se mit en tête qu’il voulait la cloîtrer. Il ne savait plus quoi faire pour la contenter. Elle lui demanda de l’emmener en France tout comme madame Nana. Il refusa, l’habitation ne pouvait se passer de lui. Elle lui fit des scènes, lui criant qu’il ne l’aimait plus, il perdait pied. Il prolongeait ses séjours dans ses terres, mais son amour pour elle était trop fort. Il revenait plein de désir, elle se refusait, il lui faisait une scène, elle finissait par céder, il lui offrait des cadeaux pour se faire pardonner, mais cela ne suffisait pas à ramener le calme.
Jeanne-Marie Marsan, la cantatrice venue quelques années plus tôt de Bordeaux, avait été merveilleuse dans “Orphée et Eurydice“ de Gluck. Sa voix l’avait transportée, elle en était encore emplie quand Roberta rentra chez elle. Elle s’était rendue seule à la salle d’opéra de la rue d’Espagne tenue par Monsieur Le Sueur. Elle savait pouvoir trouver une place au deuxième balcon ainsi que de la compagnie ; Alphonse était sur son habitation et elle s’ennuyait comme chaque fois qu’elle était seule. La salle était comble, il devait y avoir au bas mot plus d’un millier de spectateurs entassés dans la salle surchauffée. En plus de madame Marsan, il y avait ce soir-là les sœurs Minette et Lise deux jeunes créoles de couleur, qui faisaient la joie du public dominiquois. Elle avait comme de coutume soignée sa mise et arborait une robe-fourreau de couleurs vert amande, hormis ses créoles, elle ne portait aucun bijou. Roberta venait d’avoir vingt ans, sa beauté faisait tourner plus que jamais les têtes, et malgré les fréquentes disputes entre elle et Alphonse, elle restait fidèle à son amant et protecteur.
*
La nuit était tombée, un brouillard venu de l’océan avait envahi les rues en une espèce de coton ouateux. Alberto Casamajor, un ami d’Alphonse, s’était proposé pour la raccompagner. Ce fut en riant d’un compliment qu’il lui faisait qu’elle le quitta. En passant la porte, une sourde inquiétude la prit à l’estomac, la brume sur sa peau la fit frissonner. Elle vit alors la lumière d’un chandelier dans le patio. Alphonse était entré pendant son absence. Elle n’avait pas atteint l’halot de lumière que la voix rageuse de l’homme s’en prit à elle. Il commença par lui reprocher ses sorties, s’enquit de ses mouvements et de sa compagnie. Elle s’en agaça et lui répondit qu’elle converserait avec lui quand il aurait moins de hargne et d’alcool dans le sang. Elle lui tourna le dos et revint dans la maison. Il la rattrapa alors qu’elle traversait le salon. Il lui saisit le poignet, lui tordit le bras tout en exigeant des réponses. Elle se plaignit de sa brutalité et exigea qu’il la lâchât. La peur la saisit. Il refusa l’obligeant à s’agenouiller devant lui et lui prit alors la masse de ses cheveux et s’apprêta à la tirer telle une bête. Elle se débattait de son mieux. Elle réussit à se relever, attrapa ce qu’elle trouva à sa portée pour se défendre. Elle était terrorisée, c’était la première fois qu’elle le voyait dans cet état. Avec l’objet saisi, elle le frappa. Plus surpris qu’atteint, il partit à la renverse ; il heurta le coin de marbre de la cheminée et s’écroula. Elle lâcha le timonier de ses mains, il tomba lourdement sur le tapis. Elle le regarda interrogative, se demandant ce qu’il faisait dans ses mains. Elle lissa le désordre de sa jupe, ramena sa chevelure en arrière et s’approcha du corps. « – C’est bien fait ! et j’espère que tu t’es fait mal, abruti. On n’a pas idée de se mettre dans ses états. » Elle le poussa de son pied, il ne réagit pas. « – Alphonse ne fait pas l’idiot, c’est assez pour ce soir, je suis lasse et je veux me coucher… Alphonse, allez, lève-toi maintenant, assez joué. » Comme il ne bougea pas, son estomac se serra, elle se pencha. Elle le secoua, rien. Elle commença à s’affoler. Une de ses esclaves surgit alors et trouva la jeune femme accroupie devant le corps inerte de son amant, elle s’apprêtait à crier d’effroi. Roberta l’arrêta net dans son élan, la prit par l’épaule, la secoua : « – Au lieu de te mettre à hurler, va chercher ma mère, dépêche-toi !
– mais fait nuit maît’esse
– Et, alors ! dépêche-toi, monsieur Alphonse a besoin des soins de ma mère !
L’esclave, peu rassurée, s’exécuta, ayant plus peur du châtiment que de l’obscurité et de ses pièges. Roberta ne pensait pas qu’il eut trépassé, inconscient, oui ! Sûrement. Il ne pouvait la laisser seule. Mais il ne se réveillait pas. Elle commença à s’inquiéter, et s’il était mort. Mon Dieu s’il était mort. Qu’allait-elle faire ? Maminetta arriva alors que ses premières larmes coulaient. En un bref coup d’œil, elle comprit le tragique de la situation. Elle renvoya l’esclave se coucher, lui certifiant que ce n’était pas grave que Monsieur avait eu un malaise. Une fois seule, elle admonesta Roberta, il n’était plus temps de larmoyer. Maminetta prit les choses en main, elle refusa de penser à l’acte pour l’instant, il fallait se débarrasser du cadavre, car Alphonse était bien mort. Elles le roulèrent dans le tapis natté et le traînèrent vers le fond du patio dans l’écurie. Il y avait une mule, elles la sellèrent et non sans difficulté, mirent le corps en travers de la selle. C’était le milieu de la nuit, le ciel était heureusement couvert et les nuages couvraient le peu de lumière donnée par le quartier de lune. Elles menèrent la mule le plus rapidement possible tout du long de la rue d’Anjou. Le son du trot de l’animal était étouffé par la brume qui enveloppait tout. Arrivées à la rue Saint-Nicolas, elles prirent peur, il fallait la traverser, mais elle donnait sur la place Royale tout comme la rue de Rohan sa suivante. Elles risquaient de tomber sur une patrouille ou être aperçues par des gardes. Mais le temps ne s’y prêtait pas, tous étaient calfeutrés. Elles pénétrèrent, sans s’être fait remarquer, dans les « cinquante pas du roi » un espace sauvage assez marécageux, qui longeait la côte. Elles s’éloignèrent le plus possible de la ville, traversèrent le pont qui traversait l’embouchure de la rivière du « haut du cap ». Elles rejoignirent le chemin du fort Dauphin et là le jetèrent à l’océan. Elles regardèrent son corps flotter, au fil du courant et pour finir, couler. Roberta s’effondra dans les bras de sa mère, elle se confessa et raconta enfin ce qui s’était passé ce soir-là.
*
Deux semaines s’écoulèrent avant que ne vienne de l’habitation un valet pour s’enquérir d’Alphonse. Roberta joua alors la surprise, assura ne pas avoir vu son amant pendant ce laps de temps. Trois jours plus tard, ce fut un policier enquêteur qui vint avec une batterie de questions. Elle tint le choc, mais l’homme remarqua sa mine défaite et l’inquiétude de celle-ci. Il avait été averti par madame Ducreil mère. Elle était arrivée l’avant-veille, et avec tout le poids de sa dignité et de son statut, elle avait exigé des réponses rapidement. Son fils avait disparu et cela était anormal. Il avait fait le tour de tous les gens connus par lui et dans sa liste, il y avait en tout premier sa placée. Il connaissait de réputation la belle, ainsi que son protecteur. Mais voilà, après une enquête sommaire rien n’apportait d’indices ni de pistes. Il ne savait où chercher. Il allait, à contrecœur, en faire part à madame Ducreil et il savait déjà sa réaction, quand un suppléant l’avertit de la remontée d’un cadavre venu de la mer. C’était sûrement Alphonse Ducreil, du moins le supposa-t-il à sa vêture quand il examina le corps. Son séjour dans l’eau avait beaucoup altéré sa dépouille. Il alla donc prévenir sa mère. Elle logeait chez monsieur Davezac de Castera, dont la notoriété et la richesse n’allaient pas arranger son affaire. Le riche propriétaire de La Plaine des Cayes séjournait dans sa maison du Cap et allait peser de toute son autorité, de cela, il ne doutait pas. Il fut reçu dans le bureau du maître de maison. Il patienta le temps d’attendre madame Ducreil. Elle prit la parole avec hauteur lui laissant à peine le temps de faire ses salutations : « – tout de même, je pensais ne pas vous revoir ! vous en avez mis du temps. Je suppose que vous avez des nouvelles de mon fils ? » Tout de go, agacé par ce mépris, il répondit : « – oui, Madame, il semblerait que nous ayons retrouvé son corps. »
La femme sentit ses jambes se dérober, monsieur Davezac de Castera la soutint et l’aida à s’asseoir. D’un air sombre, il prit la parole : « – vous auriez pu y mettre les formes, Monsieur. Êtes-vous sûr que c’est lui ?
– Tout le laisse à penser, voici une chevalière qu’il avait encore au doigt, il se serait noyé. Une chute accidentelle, semble-t-il.
– Sûrement pas, coupa madame Ducreil, c’est elle qui l’a tué, de cela, je suis sûre !
– Puis-je savoir à qui vous pensez, Madame ?
– À sa catin, bien évidemment !
– Je ne peux m’en prendre à celle-ci sur de simples allégations.
– Monsieur, faites attention à vos dires, intervint monsieur Davezac de Castera.
– Je voulais dire par là que sans témoignage ou preuve, je ne peux rien faire contre la dame.
– D’abord, ce n’est pas une dame, de plus vous n’avez qu’à interroger son personnel. Coupa madame Ducreil.
Il avait bien pensé à cette solution, mais on ne pouvait prendre en compte la déposition d’un esclave que sous la torture. Cela lui répugnait, d’autant que rien sur le corps ne laissait supposer que c’était un homicide. Il quitta la demeure très contrarié et remit au lendemain sa visite à Roberta.
De ce jour, il vint l’interroger régulièrement. Cela ne portait pas ses fruits, il menaça d’interroger ses esclaves. Roberta s’affola, elle ne savait plus quoi faire, elle demanda de l’aide à sa mère. Maminetta ne réfléchit pas, elle ne voyait qu’une solution, faire appel au « baron samedi » le chef des Gédés, les Loas de la mort, soit faire intervenir une reine du vaudou.
*
Maminetta, à la nuit, enfouie sous un châle de couleur sombre, sortit de la ville par le Sud en traversant le » champ de Mars « vide. Elle passa la ravine des Casernes puis prit le chemin de « la bande du Nord » qui menait au cimetière. Le chemin caillouteux n’était pas facile malgré la lune qui l’éclairait. Elle dépassa le lieu sinistre en hâtant le pas, le moindre bruit l’inquiétait. Elle poursuivit son chemin en montant le morne, elle longea la ravine de « la belle hôtesse » et enfin grimpa une colline boisée. Fatiguée, elle s’arrêta un instant pour reprendre son souffle, elle se retourna, la ville était loin, elle en apercevait quelques lumières. Le chemin de terre était plus agréable, mais la futaie cachait la lumière, et les obstacles ralentissaient sa marche. Comme elle butait sur la paroi du morne, elle trouva le lieu recherché. Elle découvrit une grotte cachée par des buissons et des plantes grimpantes. Elle toussota, héla tout en chuchotant pour faire connaître sa présence. Elle sursauta. De derrière elle, une voix lui répondit : « – fatigue pas, moi savoi’ toi veni’. Suiv’ moi ! ». Une femme courbée, aussi large que haute, coiffée d’un tignon douteux, la précéda, et repoussant le feuillage, qui camouflait l’entrée de la grotte, y entra. La vieille s’assit sur un tapis dont l’éclairage ne permettait pas de voir les couleurs. La chandelle posée sur la table basse devant elle ne laissait distinguer du décor que peu de choses, et celles-ci donnaient des frissons de dégoût et de peur à Maminetta. La sorcière lui tendit un bol et d’un geste l’incita à boire le contenu. L’effet désiré voulu, elle prit lentement la parole d’une voix caverneuse : « – alo’ ta fille avoi’ p’oblème ? êt’e sa faute, pou’quoi toi veni’ à sa place ? Elle pas cou’ageuse. Son p’oblème pouvoi’ êt’e ‘églé à la lune ‘onde. Toi et elle veni’ au cimetiè’ alo’. Mais attention toi payé au ba’on Samedi plus que toi c’oi’, toi êt’ p’ète ? aut’ement moi ‘ien pouvoi’ fai’e ! » Maminetta était prise de vertige, comment la sorcière pouvait-elle savoir ? Elle en avait des frissons. Elle acquiesça et demanda ce qu’elle devait porter. « – toi et elle s’habiller de noi’et violet et appo’ter de l’a’gent, elle fe’ait le’este, elle les attend’e au cimetiè’ dans t’ois nuits ».
Maminetta repartit, elle était comme saoule, elle n’avait pas compris ce qui s’était passé, le jour allait se lever et elle croyait être restée que quelques instants dans la grotte. Elle savait déjà qu’elle ferait ce que la sorcière avait demandé.
*
Maminetta avait laissé Ana-Filipa dans les bras de sa nourrice. Elle avait attendu l’extinction des bruits de la ville. La lune d’ici une heure ou deux allait être à son zénith. Elle avait revêtu une robe noire et avait jeté sur ses épaules une étole d’un violet sombre. Roberta, tout comme elle, était prête. La jeune femme était terrorisée, mais elle aurait fait n’importe quoi pour se débarrasser de ses accusateurs. Elle ne doutait pas des soupçons de l’enquêteur et de la mère d’Alphonse quant à la meurtrière de ce dernier. Elle avait imaginé les pires supplices dont elle aurait à souffrir s’ils le prouvaient, et elle trouvait injuste d’être punie. Elle n’avait fait que se défendre, mais qui la croirait. Elle avait donc accepté la décision de sa mère, que faire d’autre ? Le moment venu, elle suivit sa mère. Elles refirent le trajet de Maminetta, mais s’arrêtèrent devant le cimetière surplombant la ville. Les tombes étaient cachées des rayons de la lune par les futaies serrées des chênes qui occupaient le lieu, car trop gros pour être coupés et déracinés. Elles furent surprises par la voix éraillée de la sorcière : « – vous pas ‘ster là, voi’ vous à des milles à la ‘onde. Suiv’e moi ! » Les deux femmes marchèrent dans les traces de la Mambo qui tenait dans chacune de ses mains un ballot, celui de droite semblait être vivant. Roberta frissonna. Elles s’enfoncèrent dans le cimetière. Elles étaient attendues, il y avait un homme maintenant un bouc et deux autres femmes sortirent de la pénombre. Le globe lunaire était, au-dessus de la scène éclairant de son étrange lumière sur le sol les dessins tracés avec de la farine et du marc de café, les symboles des Loas : Les Vèvè. La Mambo prit la bourse des mains de Maminetta, ensuite elle jeta de l’eau pour sacraliser l’espace. La cérémonie commençait sous les yeux subjugués de la mère et de la fille. La sorcière sortit de ses jupes un large couteau et de son sac un coq aux plumes luisantes et noires. L’animal n’eut pas le temps de comprendre, elle l’égorgea et aspergea les deux femmes surprises par le jet de sang. Elle arracha les ongles de la volaille, les jeta dans un feu qu’une de ses comparses avait préparé. Roberta et Maminetta étaient pétrifiées. L’homme trancha le cou du bouc et remplit un bol de son sang, la sorcière le tendit aux deux commanditaires et le leur fit boire. Malgré leur dégoût, elles obéirent, aucun retour en arrière n’était possible. L’homme commença à frapper lentement sur un tambour et les deux femmes psalmodièrent une incantation gutturale et lugubre. La sorcière extirpa de son sac cette fois-ci des poissons, elle les jeta dans le feu. Elle s’approcha de Roberta, qui esquissa un mouvement de recul, et avec son couteau, elle coupa une de ses mèches, elle se retourna vers Maminetta et fit de même.
Elle les envoya dans les flammes, une odeur nauséabonde se dégagea. Tout en invoquant Baron-Samedi, elle leur coupa des ongles et sans se retourner elle les jeta, ils suivirent les mèches de cheveux. Les complaintes des aides s’intensifièrent. La Mambo fit coucher Roberta sur les Vèvè, inscrivit son nom dans un cahier, puis fit de même avec Maminetta. « – vous êt’e à lui ! vous êt’e à lui ! ba’on-Samedi p’end les ! » Un souffle soudain balaya l’espace, il s’empara tout d’abord du corps de la vieille puis du corps de ses fidèles, le tambour battit plus fort, à l’unisson des cœurs des initiés et des Loas, les deux mondes entrèrent alors en contact par les prières, les danses, la musique et les libations. Une calebasse passait entre les femmes qui dansaient. Les deux aides et la sorcière furent prises de frénésie, de leurs bouches sortirent des chants obscènes, elles se mirent à gesticuler tout en dansant d’une façon lascive, accompagnées de violents déhanchements. Le cœur de la mère et de la fille paraissait vouloir exploser. Puis d’un seul coup, le tambour s’arrêta, les trois femmes s’écroulèrent. Maminetta et Roberta toujours allongées, terrifiées, n’osaient se relever. Une
odeur de soufre empestait le lieu. La cérémonie était achevée.
*
Félicia Ducreil n’avait pas vingt ans, elle était de santé fragile, et s’inquiétait pour un rien. Elle sursautait au moindre bruit, elle était épouvantée à l’idée d’être seule, aussi était-elle continuellement accompagnée par sa chambrière. Elle aurait dû être mariée, mais son fiancé était mort des fièvres quelques jours avant leur mariage. Il n’en fallut pas tant pour qu’elle devienne neurasthénique. Tyrannisée, rabaissée par sa mère, elle ressemblait à un oiseau affolé dans sa cage. Tant que son frère Alphonse avait été là, elle s’était sentie protégée. Depuis sa mort, sa mère avait beaucoup changé, elle était irascible et se plaignait de différents maux, ce qui était inhabituel. Ce soir-là, elle commença lors du dîner à se plaindre de la chaleur, les esclaves avec diligence avaient ouvert les portes-fenêtres donnant sur la galerie. Elle souffrait depuis des années de l’estomac, mais ce soir-là alors qu’elle n’avait guère mangé, elle précipita l’heure de son coucher. Elle était extrêmement fatiguée. Elle demanda à sa fille de vérifier exceptionnellement l’achèvement du travail des domestiques avant la nuit. Félicia fut surprise, il fallait qu’elle soit bien mal en point, car sa mère ne lui faisait guère confiance. Elle obéit. Madame Ducreil allait monter dans sa chambre, quand une brûlure, plus douloureuse que d’habitude, dans la partie supérieure de l’abdomen, l’arrêta au milieu de son ascension dans l’escalier. Elle ne pouvait plus bouger tant la souffrance était violente. Elle se tenait le ventre, la douleur la courbait en deux, elle avait du mal à parler. Ce fut l’affolement, sa fille la rejoignit aussitôt, avec l’aide de sa chambrière, elles l’aidèrent à rejoindre sa chambre. Sa servante se joignit à elles, madame Ducreil était livide, elle réclama une bassine, elle y vomit un liquide de couleur café, mêlé de sang. Elle fut un instant soulagée, elle s’allongea et ferma les yeux. Moins d’une heure plus tard, des nausées la reprirent, elle s’épuisait sous l’effort, retombait sur ses oreillers, anéantie. Félicia ne quitta plus son chevet. Elle envoya chercher le médecin à Cap français. Lorsqu’il arriva, il annonça que cela était trop tard, le ventre était dur comme du bois, l’estomac était percé, le sang se propageait. Madame Ducreil souffrait le martyre, sous les yeux affolés de sa fille. La nuit s’écoula ainsi, au petit matin Félicia était seule au monde, quand sa mère fut morte, elle perdit connaissance.
*
Ce jour-là, une chape de plomb était tombée sur Cap-Français, Maminetta ne se souvenait pas avoir eu si chaud, même à cette saison. Cela n’annonçait rien de bon, l’orage allait venir, des nuages noirs s’amoncelaient sur l’océan, l’air était électrique. Ana-Filipa s’était réveillée après une sieste agitée. Maminetta avait préparé dans une cuve, dans l’ombre de la galerie, un bain pour rafraîchir l’enfant. Pendant qu’elle jouait avec celle-ci, à l’autre bout de la ville, un drame commençait son premier acte.
Il y avait à l’intersection de la rue Neuve et de la rue Saint-Joseph, un bouge dans lequel s’agglutinaient, pour boire du tafia, tous les marins en mal d’emploi ou simplement désœuvrés. Et en cette fin d’après-midi, la bagarre éclata pour des raisons assez floues, comme c’était souvent le cas dans les lieux fournissant de l’alcool. Au milieu des rires des filles de joie et du chahut des joueurs de tous poils, un grand nègre commença à sérieusement s’énerver sous les verbes colorés dont l’assaillait un adversaire aviné. Quand celui-ci perdit aux cartes face au géant, il redonna l’assaut à coups d’insultes. Il l’accusa d’avoir triché, et exprima sa désapprobation à propos de son haleine, et de son odeur puis s’en prit à sa couleur de peau. Il l’accusa, de mauvaise foi, d’avoir triché, car un nègre n’avait aucune chance de gagner face à un blanc. Le goliath, qu’un trop-plein de colère faisait devenir gris, laissa tomber son poing tel un marteau de forge sur la table, la fendant en deux d’un seul coup. Les gobelets pleins de tafia finirent leur course sur la paille couvrant le sol de leur liquide. Ce qui aurait arrêté n’importe quel individu lucide n’effraya pas le marin pris d’alcool. Il sortit un poignard, le silence tomba dans l’auberge. Les filles s’esquivèrent discrètement, elles ne voulaient pas à être mêlées à la rixe qui se préparait. La situation tournant au drame, l’aubergiste envoya un de ses valets chercher la troupe. Les clients se scindèrent en deux groupes, d’un côté les marins du navire de l’agresseur et de l’autre tous les mulâtres qui fréquentaient l’établissement. L’affaire dégénéra rapidement. Moins de dix secondes plus tard, toute la partie gauche de la taverne se tapait dessus avec enthousiasme. Et comme dans toute bagarre qui se respecte, les objets commencèrent à voler. Une chopine en bois traversa les airs et vint rouler sur une table occupée dans la partie encore calme de la salle, entraînant dans la rixe ceux qui jusqu’alors n’avaient pas bougé.
Quand arriva la garde, la bataille était générale, le mobilier n’en était plus un, des auberges avoisinantes, étaient venus des hommes de tous bords avec pour seule envie de se taper dessus. Le chef de la garde qui rentra avant ses hommes essaya de ramener le calme, nul ne l’entendit. L’orage commença à gronder à l’extérieur zébrant l’horizon d’éclats orange dans un ciel devenu violacé. Il se mit à hurler, essayant de couvrir le tumulte. Son cri fut arrêté dans un gargouillis, un couteau avait traversé la pièce et c’était figé dans son cœur.
Rue du Hazard, Maminetta essuyait Ana-Filipa qui se débattait en riant et faisait semblant de vouloir fuir les bras de sa grand-mère. Il commença à pleuvoir, la fillette se précipita sur ses petites jambes dans le patio quand un grondement se fit entendre. Maminetta accourut : « – Ana-Filipa ! non ! pas sous l’orage ! » Elle attrapa la petite fille au moment où l’éclair tombait sur le tulipier du patio ; elle cacha les yeux de la fillette de l’éclat destructeur de la lumière. Mais les siens furent brûlés par l’intensité de la foudre. Elle se mit à pleurer, elle savait qu’elle avait été exaucée par le baron samedi, elle payait sa dette.
Pingback: Haïti à l’heure de l’esclavage. III (1ère partie) | franz von hierf
Pingback: Haïti à l’heure de l’esclavage. I | franz von hierf