23 août 1792, Saint-Domingue s’enflamme.
L’embarcation pénétra dans le lagon d’une des îles des sept frères. Sur sa surface aride sans arbres, émergeant à peine de l’eau, Roberta vit des camps de fortune installés. Les abords de l’île n’avaient jamais vu autant de navires croiser ni déverser autant de passagers. Avec Amanda, elle sauta dans l’eau et aida le pêcheur à tirer l’embarcation sur la plage. Elles soutinrent ensuite Maminetta afin de mettre pied à terre.
Du campement, inquiètes, elles virent venir à elles, un homme en uniforme qui se présenta. Il se nommait César Galbaud-du-Fort, cela Roberta le savait. Elle l’avait déjà croisé au théâtre, au bal et autre lieu festif. Elle fut tout aussi surprise que lui de le rencontrer dans ce lieu perdu. Il était venu jusqu’à elle s’enquérir de leurs besoins, et leur dire de surtout ne pas hésiter à faire appel à lui. Il rajouta, qu’il n’était là que peu de temps, il repartait à Cap-Français pour défendre la ville. Roberta le regarda, elle était décontenancée, il ne lui avait jamais adressé la parole. Il était aussi attentionné envers elle qu’envers une créole. Elle lui demanda simplement où elle pouvait s’installer avec sa famille sans mettre de trouble. Il lui conseilla un endroit légèrement surélevé et la rassura, il demanderait à son subordonné restant sur l’île de s’occuper de leur sécurité. Elle le remercia à nouveau. Il la salua et repartit vers le camp de réfugiés. Roberta le suivit du regard intriguée, elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle était sûre qu’il venait de se passer quelque chose d’important. Elle fut sortie de sa réflexion par une question d’Ana-Filipa qu’elle ne comprit pas et à laquelle elle ne répondit pas.
César Galbaud-du-Fort n’était pas ce que l’on appelle un coureur de jupons, et n’avait pas l’attrait de ses pères pour les quarteronnes ; son mariage avait été avant tout une alliance de famille et de fortune et avait fini par être un mariage harmonieux bien que sans passion. Il avait été envoyé à Saint-Domingue par Paris, il s’était installé rue Saint-Jacques près des nouvelles casernes dans la ville de Cap-Français. Il avait été incité par des amis à aller au théâtre pour y écouter une cantatrice, dont il ne se souvenait plus tant il avait été subjugué par l’arrivée de Roberta. Elle était ce soir-là au bras d’un planteur et avait arrêté les conversations tant son entrée avait surpris. Habillée d’une robe-fourreau de soie crème au décolleté garni de chantilly et coiffée d’un tignon de couleur identique, n’affichant aucun bijou, elle s’était installée sur le devant du deuxième balcon. Avec sa peau d’ambre, elle ressemblait à la reine de Saba. Entre deux battements de son éventail, elle laissait errer son regard de félin sur l’assemblée, cherchant sa prochaine proie. Elle avait croisé le sien, lui avait souri, mais il n’y avait pas eu de suite. Depuis lors, il l’avait cherché dans les soirées qu’il fréquentait, l’avait croisée, toujours accompagnée, mais il ne l’avait pas abordée. Aussi lorsqu’il l’avait vu débarquer sur la plage, les cheveux défaits tombant en cascade jusqu’à la taille, la chemise collant son buste, la jupe alourdie par l’eau, son sang n’avait fait qu’un tour et il n’avait pu s’empêcher d’aller à elle.
Roberta et sa famille restèrent, comme presque tous, une bonne semaine dans l’île à l’abri du soleil sous une voile tendue, attendant des nouvelles de Cap-Français. Le pécheur d’Amanda les ravitaillait en nourriture, il allait régulièrement jusqu’à la côte et rapportait fruits et légumes en plus du résultat de sa pêche. Si elles ne fréquentèrent pas leurs voisins, elles ne manquèrent de rien. Ana-Filipa s’approcha bien une fois de la colonie provisoire, mais elle n’alla plus jamais vers elle après cette visite, ni sa mère ni sa grand-mère ne surent ce qui s’y était passé. Avec Amanda, elle préféra parcourir la plage ramassant des coquillages, se baignant. Sa nourrice lui racontait des histoires de monstres marins avec des mâchoires aussi grandes qu’elle. Ana-Filipa ne l’avait pas vraiment cru jusqu’au jour où elle en avait trouvé un échoué sur le sable, et s’il n’était pas aussi grand que dans l’histoire il faisait très peur avec ses petits yeux et ses dents aussi longues que ses mains.
Puis un matin arriva une petite armada avec à son bord César Galbaud-du-Fort, la ville était sûre, la flotte venait rechercher les exilés. Il vint personnellement prévenir Roberta de plus en plus déconcertée par ses attentions. Depuis leur dernière rencontre, pas un jour ne s’était écoulé sans qu’elle songeât à lui et cela l’agaçait. Elle avait bien essayé de le rejeter de ses pensées, mais en vain.
Tous rentrèrent dans la ville qui avait subi pléthores de dégradation, une partie avait même été incendiée. La maison de Roberta si elle avait été investie et fouillée n’avait pas essuyé trop de dommages. Elle supposa que c’étaient ses esclaves qui avaient dû profiter de son absence pour la voler, mais elles n’avaient pas trouvé ce qu’elles cherchaient, son argent et ses bijoux étaient en lieu sûr. Elles se réinstallèrent. Dans les jours qui suivirent, Maminetta décida d’affranchir Amanda afin qu’elle puisse épouser son pêcheur. Roberta l’avait déjà remercié par cinq louis. Le drame pour elles finissait bien.
*
Roberta n’eut pas beaucoup de temps à attendre avant de voir sur le pas de sa porte César Galbaud-du-Fort. Elle n’était pas sortie de sa maison depuis son retour, elle n’avait pas repris le chemin de la société, aussi avait-il dû venir à elle. Elle n’aurait pu avancer avec certitude que cela se ferait, mais elle avait pressenti sa venue, aussi ne fut-elle pas surprise quand Amanda, restée à leur service, annonça sa présence. Elle le reçut à l’ombre de la véranda embaumée de senteur fleurie. Il prétendit être venu prendre de ses nouvelles et rapporta celles de la colonie. Ces dernières n’étaient pas bonnes. Pendant leur absence, le sang humain avait coulé à torrents. César avança le chiffre effarant de plus de deux mille blancs de tout rang et de tout âge massacrés pendant cette courte période. En fait cent quatre-vingts plantations de sucre, et environ neuf cents de café, de coton et d’indigo avaient été détruites et douze cents familles chrétiennes, naguère dans l’opulence, se trouvaient réduites à une telle pauvreté, qu’elles avaient recours pour subsister à la charité publique et aux aumônes particulières. Roberta l’écoutait avec attention bien qu’elle fût indifférente au sort des Créoles. Elle profitait de sa compagnie. Entre eux, ce jour-là, il ne se passa rien de plus, si ce n’est qu’il s’engagea à revenir régulièrement. Ce qu’il fit. Elle attendait chaque fois sa venue et se languissait entre-deux. Elle apprit ainsi que la révolte qui jusque-là ne s’était guère manifestée que, dans le Nord, avait éclaté dans les provinces de l’Ouest. Bien qu’elle n’y fût pas indifférente, ce n’était pas des comptes-rendus de la colonie qu’elle attendait de lui. Les jours défilaient, la tension du désir était palpable autour d’eux. Elle s’impatientait, il n’osait faire un geste vers elle. Elle le trouvait par trop respectueux de sa personne, elle finit par se déclarer, elle voulait être dans ses bras, elle avait besoin de lui. Elle ne s’y était pas attendue, mais elle était amoureuse du militaire, il devint son amant, elle ne lui demanda rien en échange. Abandonnant son logement, il vint s’installer dans sa maison. Il apprivoisa Ana-Filipa et Maminetta, portant à l’une gourmandise et cadeau, et couvrant d’attentions la seconde. À la surprise de tous, ils se créèrent une vie de famille. Ce que Roberta avait rejeté depuis la mort d’Alphonse avec naturel s’était recréé.
L’équilibre fragile de la colonie commença à vaciller avec l’arrivée à l’automne des commissaires Sonthonax, Polverel et Aillaud. Leur venue fut accueillie de façon mitigée, chacun trouvait des raisons de se méfier. Se voulant rassurants, les trois hommes prirent d’abord position pour le maintien de l’esclavage, car la conviction générale allait vers une abolition graduelle évitant l’anarchie. Roberta écoutait imperturbable son amant lui expliquer avec fougue ses craintes, sans toutefois lui faire remarquer qu’il piétinait inconsciemment ses droits et ceux des siens. Elle ne comprenait rien à la politique et ne s’en mêlait pas, elle avait juste compris que, quelles que soient les idées des hommes, qu’elle fut noire, mais blanche de peau ou presque leur plaisait à tous.
Dans les jours qui suivirent, les nouveaux commissaires décrétèrent qu’il fallait leur fournir des forces suffisantes pour établir leur autorité et mettre promptement fin aux dissensions. Tous acquiescèrent et concédèrent huit mille hommes d’élite choisis parmi la garde nationale, auxquels, on donna pour chefs des militaires connus par leurs bons principes. Mais la confiance entre les commissaires et les colons se lézarda quand les premiers constatèrent de la mésintelligence entre monsieur Blanchelande et l’assemblée coloniale. À la surprise de tous, ils supprimèrent l’assemblée et firent arrêter le gouverneur, qui fut envoyé en France. Ce jour-là, César déboula dans le salon où Roberta se tirait les cartes, y cherchant l’avenir. Il bouillait de rage. Alors qu’il lui expliquait, arpentant la pièce de long en large, les sujets de sa colère, elle retourna la carte du tarot représentant la maison de Dieu. Elle arrêta son jeu, le rassembla impavide et regarda son amant dans les yeux. Elle lui sourit tristement, elle savait que ce qu’il lui narrait était le début de la fin. Ses larmes montèrent aux yeux, il crut et il n’avait pas tort, qu’elle s’inquiétait pour lui, pour eux. Il tomba à ses genoux, la prit dans ses bras. Il la berça comme un enfant et la rassura, s’excusant de l’inquiétude qu’il lui portait. Mais comme dans la maison, la terreur se répandit dans toute la colonie, on soupçonna l’Assemblée Nationale de projeter l’affranchissement général des nègres, provocant ainsi l’anarchie, tous les partis laissèrent éclater aussitôt leur mécontentement. Chaque soir, César rapportait les nouvelles du jour dans son nouveau foyer, sans se rendre compte de l’incongruité de sa vision. Roberta comme Maminetta se gardait bien de le lui faire remarquer. Si pour lui c’était le risque de voir son monde s’écrouler, pour elles, mulâtres libres, c’était le début d’un Nouveau Monde, aussi, bien souvent, les réflexions de l’homme allaient à l’encontre de celles des deux femmes.
Mais la situation générale se compliqua, du haut de leur position, les commissaires dissimulèrent. Ils déclarèrent sous la pression des colons inquiets qu’ils avaient seulement en vue de donner une force convenable au décret en faveur des hommes de couleur libres et de réduire les esclaves rebelles à l’obéissance, ceci afin d’asseoir sur une base solide le gouvernement de la Colonie. Tous se méfiaient et avec raison. Des Créoles apprirent que les commissaires entretenaient une correspondance secrète avec les chefs des mulâtres insurgés de Saint-Domingue. Cela souleva l’indignation, la colère des Créoles. Les commissaires finirent par se déclarer ouvertement les protecteurs des nègres libres et des mulâtres et arrêtèrent toutes les personnes qui s’opposaient à leurs mesures, les envoyant en France après avoir saisi leurs effets. Les commissaires allèrent jusqu’à déporter les officiers supérieurs du régiment du Cap et à les remplacer par des mulâtres. Cela ne s’était jamais vu, des noirs allaient commander à des blancs. Ce fut juste avant ces multiples décisions arbitraires que François-Xavier Dupouilh vint annoncer à Maminetta et à sa demi-sœur qu’il partait définitivement de l’île. Il avait réussi à vendre à un prix convenable ses biens à l’un des commissaires qui avait cru faire une affaire en or. Il en avait apprécié l’ironie. L’acquéreur avait juste oublié d’aller voir l’état de l’habitation et s’était fié aux comptes du vendeur. François-Xavier dit adieu à sa famille de la main gauche, il immigrait avec les siens pour Cuba.
Quant à César, il échappa à tout ceci, la position des siens en France le mettait à l’abri des exactions arbitraires des autorités, mais il était d’une colère sans bornes. Roberta et Maminetta se gardèrent bien de faire remarquer que ces commissaires n’avaient peut-être pas tort. Les blancs demandèrent une nouvelle assemblée coloniale, mais n’obtinrent pour les calmer, qu’un pis-aller nommé « Commission intermédiaire « composée de six blancs et six mulâtres. Elle était spécialement chargée de l’administration des finances. Dans le même temps, monsieur d’Esparbès, devenu gouverneur, eut le tort de se plaindre du mépris que l’on portait à son autorité. Il fut mis en arrestation et envoyé en France comme son prédécesseur. Dans l’élan, quatre membres de la « commission intermédiaire « subirent le même traitement. Ils avaient émis, en discutant une mesure relative aux finances, des opinions contraires à celles de monsieur Sonthonax. Celui-ci se comportait de plus en plus comme un tyran, il les avait lâchement fait saisir au sortir d’un souper auquel il les avait invités, et les avait envoyés, comme prisonniers, à bord d’un vaisseau. Cela avait fait scandale parmi les Créoles, d’autant que cette nouvelle insécurité était ressentie comme de trop, puisqu’elle venait de ceux venus les protéger. Dès ce moment, la discorde s’introduisit parmi les commissaires. Au commencement de l’année, Sonthonax et Polverel se débarrassèrent d’Aillaud, distribuèrent de l’argent aux troupes, et se positionnèrent à l’aide de leurs intrigues, maîtres absolus de la Colonie. Les Créoles blancs, ainsi que leurs propriétés, se trouvèrent, par conséquent, à la merci de ces hommes.
César tenait un salon de séditieux dans la maison de Roberta. S’y rendaient discrètement tous ceux qui se rebellaient contre ce régime tyrannique, ils échangeaient des propos rageurs imaginant diverses façons de se débarrasser des commissaires et de leurs sous-fifres. Complotant, ils en appelèrent à Paris. Ils eurent la consolation d’obtenir pour gouverneur François Galbaud-du-Fort le frère de César. Dès que celui-ci le sut, il l’annonça avec joie à sa maîtresse, pour lui, pour eux, tout allait changer. Roberta, septique, sourit, son amant était heureux et seul, cela comptait. Cela faisait des jours qu’elle le voyait s’enfoncer dans une vaine dépression, seule la colère l’interrompait. Si cela pouvait le consoler de voir son frère gouverneur, cela était au mieux. Cet officier d’artillerie, qui jouissait d’une excellente réputation, avait été envoyé à Saint-Domingue sur une des frégates nationales, avec ordre de mettre la Colonie dans un bon état de défense, parce que la guerre venait d’être déclarée à la Grande-Bretagne et à la Hollande.
Comme neuf ans plus tôt, mais avec moins de panache, les habitants de la ville du Cap vinrent attendre leur nouveau gouverneur. Roberta était parmi eux s’abritant du soleil de mai sous une ombrelle, elle était accompagnée d’Ana-Filipa qui, appuyée sur la rambarde de pierre, guettait le navire du gouverneur. Elle se souvenait de l’enthousiasme de cette journée lointaine qui avait été aussi le jour de naissance de la petite fille. C’était aujourd’hui pour beaucoup l’espoir d’un retour à la paix et elle y aspirait. Elle était à nouveau enceinte, elle ne l’avait pas encore dit à César. Elle ne savait pas comment il prendrait cette nouvelle.
Les commissaires étaient dans la province de l’Ouest, où ils cherchaient à apaiser une nouvelle insurrection. Le nouveau gouverneur, après avoir reçu les félicitations et les soumissions de la municipalité de la ville du Cap, prêta le serment voulu par la loi, et entra en fonction. Ce fut un soulagement pour beaucoup qui croyaient en l’éclaircie. César s’était occupé de tout pour son accueil. Pendant quelques jours, Roberta ne vit guère son amant trop occupé à aider son frère, le gouverneur, à s’installer dans ses nouvelles fonctions. Lors d’un dîner officieux, il présenta Roberta à celui-ci. Elle sut tout de suite que cela avait déplu à ce dernier. Elle présuma que ce n’était pas de bon augure pour l’avenir, malgré les négations rassurantes de César. Elle n’en fut guère étonnée et ne s’était point choquée. Elle ne connaissait que trop bien les effets secondaires de sa position dans les familles créoles. C’était un triste souvenir du temps d’Alphonse.
Dans le courant du mois de juin, les commissaires civils étaient parvenus à réduire à l’obéissance Port-au-Prince et Jacmel. Ils revinrent à Cap-Français au moment où s’élevait une vive altercation. L’Assemblée nationale avait rendu un décret stipulant qu’aucun des propriétaires des Indes occidentales ne pourrait posséder le gouvernement de la Colonie, dans laquelle ses biens seraient situés. Le nouveau gouverneur avait une plantation de café dans l’île. Comme il avait immédiatement pris le parti des planteurs contre les mulâtres et avait excité les petits blancs et les royalistes contre les commissaires français, ceux-ci exigèrent qu’il quittât sa nouvelle charge. Il reçut l’ordre de s’embarquer sur-le-champ à bord de la frégate « la belle Normande « pour retourner en France. En même temps, la dignité de gouverneur de la Colonie fut conférée à monsieur de la Salle, qui commandait à Port-au-Prince. Le voyant récalcitrant, les commissaires Sonthonax et Polverel tentèrent de le forcer à partir et tout se dégrada.
Les choses s’envenimèrent, une colère sourde s’empara des Créoles. César comme beaucoup d’autres ne se résolut pas à obéir, les soirées chez Roberta reprirent de plus belle, tous complotaient. Ils décidèrent de soulever la ville contre les commissaires. Ce qu’elle entendait inquiétait Roberta. Elle se demandait où tout cela allait les mener. César prévint Roberta qu’il allait devoir s’absenter quelques jours, mais qu’il viendrait la chercher avec les siens pour la mettre à l’abri des agitations à venir. Elle ne put rien faire pour le retenir, elle sentait venir la catastrophe. Meneur d’hommes, avec quelques-uns de ses amis, il agita les esprits du peuple contre ceux qu’il considérait comme de nouveaux tyrans. Il trouva, tant dans la ville que parmi les soldats du Cap et les marins, un grand nombre d’hommes de bonne volonté. Les commissaires ne comprirent pas tout de suite le danger de ses actions larvées. Sept jours après, quand César fut prêt pour l’action, il vint à la nuit et expliqua à Roberta ses plans. Affolée, elle apprit le projet de l’insurrection. Elle essaya en vain de les lui faire changer. Il essaya de la rassurer, dans ce tumulte passionnel, ils passèrent la nuit ensemble. Au petit matin, il alla rejoindre ses hommes et son frère. Il lui ordonna de se barricader, il reviendrait très vite pour l’emmener sur le « grand Pompée « mouillant au large de Cap-Français. Deux heures plus tard, le soleil balayait de ses rayons les façades du port, les navires, mouillant à ses abords, étaient chargés de plus d’un millier de prisonniers envoyés là par le gouvernement et devant partir vers les prisons de la métropole. Les deux frères commencèrent par briser leurs chaînes. Ils en formèrent un parti pour soutenir l’autorité du gouverneur répudié. Ils débarquèrent à la tête de mille deux cents marins ; ils furent rejoints par un corps de nombreux volontaires, et se dirigèrent aussitôt, en bon ordre, vers la maison du gouverneur où logeaient les commissaires. Les gardes nationaux et les insurgés remontés contre les commissaires rejoignirent les partisans de Galbaud. Les troupes étaient restées dans leur quartier, ne sachant pas, dans la lutte des autorités, entre le gouverneur et les commissaires, ce qui était légitime. Quand les commissaires virent approcher Galbaud avec un corps aussi considérable de marins, ils envoyèrent demander du secours aux nègres révoltés cachés dans les mornes alentour. Dans leur peur, ils leur offrirent le pardon de tout le passé, une entière liberté pour l’avenir, et le pillage de la ville. Mais les généraux rebelles, Jean-François et Biassou, hésitèrent et rejetèrent la proposition. Les commissaires avaient toutefois à leurs côtés les gens de couleur, un corps de troupe réglé et une pièce de canon. Le combat fut sanglant et opiniâtre. Les volontaires déployèrent beaucoup d’intrépidité, mais les marins s’étant emparés d’une cave remplie de vin, s’enivrèrent, dès lors personne ne put les soumettre à aucune discipline. Les combats eurent lieu dans les rues, la fureur fut arrêtée par la nuit. La colonne se retira à l’arsenal, où elle passa tranquillement celle-ci. César ne put rejoindre Roberta qui de son côté était pleine d’inquiétude pour lui. Elle se morfondait cloîtrée dans sa maison guettant les sons furieux de la guerre qui se propageaient dans les rues de la ville. Ils se turent avec l’avancée de la nuit aussi quand on frappa à la porte, Roberta se précipita pensant découvrir sur son perron son amant. Elle resta déconcertée à la vue de Félicia Ducreil, la sœur d’Alphonse. Ahurie, la mise en désordre, elle était devant elle, les bras ballants, muette. Roberta regarda machinalement à droite et à gauche et la tira à l’intérieur de la maison. « – Mon Dieu ! Félicia, mais que vous est-il arrivé ? »
La jeune femme la regardait avec un air hébété. Comme elle n’en tirait rien, elle l’entraîna vers le salon, appelant au passage le reste de la maisonnée. À peu près du même âge que Roberta, elle obéit mécaniquement à l’invitation à s’asseoir. Amanda courut chercher de quoi la substanter, elle semblait n’avoir ni mangé ni bu depuis longtemps. Ana-Filipa resta dans un coin de la pièce, méfiante devant cette femme blanche hagarde. Maminetta s’installa à leurs côtés, elle aussi était circonspecte, elle n’aimait pas ce rappel des heures sombres. Roberta tout en l’aidant se questionnait : « – Pourquoi était-elle venue ici ? Elle la connaissait bien sûr, mais de loin. Elles n’avaient jamais eu de contact direct. Tout ce qu’elles savaient sur elle venait pour l’essentiel des dires de son frère Alphonse. Sa venue n’était pas un bon présage. » Elle l’interrogea et lui demanda ce qui lui était arrivé. Félicia d’un regard absent fixa celui de son investigatrice puis commença sa narration. Cela faisait une semaine, peut-être plus qu’elle fuyait ses agresseurs, à travers bois, terrorisé de les rencontrer à nouveau. Un silence s’installa, elle reprit son histoire chaotique que ses auditrices n’entrecoupaient pas de peur de la rendre muette. Un soir, elle avait vu s’approcher de façon menaçante un groupe de nègres. Elle avait voulu faire fermer la Grand-Case, mais aucun de ses gens n’avait obéi. Certains avaient déjà fui, les autres avaient suivi. Seule, elle allait les imiter, mais elle avait été rattrapée. Ils s’y étaient mis à plusieurs.
Ces bêtes avaient commencé par lui arracher les quelques bijoux qu’elle portait ; ensuite, ils s’étaient révélés eux-mêmes pour satisfaire leur luxure brutale. Quelle horrible scène d’horreur et de cruauté ! elle était allongée parmi les débris humains, pâle, immobile. Ces Africains excités se disputaient le droit d’être le premier. Les monstres ! Leur désir ressemblait à de la rage, avec leurs dents brillantes et leurs expressions sauvages, ils l’avaient violée à tour de rôle. Heureusement, elle avait fini par perdre connaissance, il l’avait laissée pour morte, un miracle. Ce fut la chaleur des flammes rongeant les murs de la demeure qui l’avait réveillée. Elle s’était enfuie dans la nuit et depuis cherchait son chemin vers la ville. Elle avait cru mourir plusieurs fois, elle s’était nourrie des restes dans les habitations dévastées qu’elle avait croisées. Un silence pesant s’installa, Félicité qui s’était animée pendant son récit replongea dans son apathie. Puis tout à coup un éclair sorti de ses jupes à même temps qu’elle hurlait : « – C’est de votre faute, tout ! Alphonse ! les nègres ! tout ! » L’éclair s’enfonça dans le corsage de Roberta tétanisé par l’accès de violence soudain. Elle l’avait poignardée. Ana-Filipa ouvrit la bouche sans qu’aucun son ne sorte. Maminetta s’écria : « – Qu’est-ce qui se passe, mon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? » Amanda revint à cet instant, juste le temps de voir la jeune femme s’enfuir et le sang coulait sur le corsage de Roberta. « – Mon Dieu ! Mon Dieu ! Roberta, oh ! non ! non ! c’est pas Dieu possible ! » Maminetta se jeta sur le corps inerte de sa fille, elle était sans vie. Ana-Filipa n’avait pas bougé du coin de la pièce tétanisé par l‘horreur.
Deux heures plus tard, César les trouva pleurants autour du corps de sa maîtresse. Le choc comme une vague élimina tout sentiment, il n’était qu’un gouffre sans fond. Il était vide de tout, il n’avait pas mal, il était dépouillé de tout ressenti. Il donna des ordres à Amanda, fit préparer Maminetta pour un voyage définitif, fit grimer en garçon Ana-Filipa pour plus de prudence et une fois prête, il les emmena au port. Il les laissa sur le navire dans les mains du capitaine, leur promettant de revenir. Il leur assura de s’occuper du corps de Roberta gisant sur son lit à l’étage de la maison de la rue d’Anjou. Maminetta et Ana-Filipa restèrent seules, Amanda avait rejoint son pécheur, elle ne voulait pas quitter l’île. La grand-mère et la petite-fille n’avaient pas le choix, elles s’étaient remises dans les mains du protecteur de Roberta.
Le lendemain, les deux partis se battirent longtemps dans les rues, et eurent tour à tour l’avantage. Dans une de ces escarmouches, César de Galbaud fut fait prisonnier par les troupes des commissaires et, dans une autre, les marins, qui combattaient pour Galbaud, se saisirent du fils de Polverel. Le gouverneur fit proposer par un parlementaire d’échanger le fils du commissaire contre son frère ; mais Polverel rejeta cette offre avec indignation, disant que son fils connaissait son devoir, et qu’il était prêt à mourir pour la république. Puis le parti des commissaires sembla perdre du terrain. Ils ouvrirent les prisons et les chaînes des noirs furent brisées. Se répandant, ces captifs se montrèrent dignes de la liberté qu’ils venaient de recevoir. Les commissaires réinvitèrent les rebelles tapis dans les mornes alentours. Pierrot et Macaya, deux chefs noirs des nègres insurgés sur les collines du Cap, répondirent à l’invitation. Depuis le sommet des montagnes jusqu’aux routes de la plaine vinrent d’immenses hordes d’Africains. Ils entrèrent dans la ville avec plus de trois mille esclaves révoltés. Ils arrivaient avec des torches et des couteaux et plongèrent sur la ville. « Assassinez tout le monde, massacrez chacun comme vous le feriez avec un porc ; n’écoutez aucun cri de pitié ! » Après cette harangue, les Congos répondirent avec d’horribles cris. Ensuite, vomissant des milliers d’imprécations contre les blancs, ils s’élancèrent dans toutes les directions, frappant, massacrant tout ce qu’ils pouvaient atteindre. L’horreur devint indicible, ce fut un massacre général de la population. De toutes parts, des flammes étaient portées comme par un tourbillon et se répandaient partout. Les habitants, démunis, en fuite, à moitié nus, traînaient dans les rues, dans la brume des débris accumulés, les corps mutilés de leurs parents ou de leurs amis. Un grand nombre d’entre eux fut massacré. D’autres se réunirent au bord de l’eau, déplorant leur malheur, sans refuge, sans vêtement et sans nourriture, afin de se réfugier avec le gouverneur, à bord des vaisseaux. La ville entière fut rapidement en feu. La ville florissante allait être réduite en cendres.
Des ponts des navires, les rescapés observaient l’horrible spectacle sans pouvoir venir en aide aux victimes. Maminetta se faisait décrire par sa petite fille, ce qu’elle voyait, l’une et l’autre laissaient leurs larmes couler ; d’autres femmes sur le pont priaient pour le retour des hommes de leur famille. Le « Grand Pompée « et ses voisins n’étaient que lamentations. Les commissaires eux-mêmes furent épouvantés de tant d’horreurs et se mirent en sûreté sur un vaisseau de ligne, d’où ils contemplèrent avec terreur cet affreux spectacle qu’ils avaient engendré et qu’ils n’avaient pu canaliser.
Le gouverneur Galbaud défait, avec l’aide de quelques-uns de ses hommes, retrouva ses navires. Il y entraîna les derniers rescapés afin de quitter le pays. Ils étaient plus de dix mille réfugiés de toutes teintes. Ils étaient montés à bord des navires, de toutes les manières possibles, comme ils le pouvaient. La détresse était générale. Tout le monde tentait sa chance, certains durent s’échapper à la nage afin d’atteindre les embarcations. Beaucoup quittèrent l’île uniquement avec les vêtements qu’ils portaient. La confusion générale était telle qu’un mari pouvait se trouver sur un bateau, sa femme sur un autre, et leurs enfants sur un troisième. Devant l’indicible, et malgré son frère César emprisonné, le gouverneur décida de partir pour les États-Unis. Il craignait que les rebelles n’essaient de détruire la flotte par le feu. L’amiral donna le signal à tous les bateaux de quitter le port. À l’aube se levèrent plus de cent voiles qui gagnèrent le large. Après quelques jours de mer, les navires s’envoyèrent les uns aux autres la liste générale des passagers présents dans chacun d’entre eux, ce qui leur permit de rassembler les familles. Maminetta et Ana-Filipa étaient elles seules au monde, une aveugle et une enfant. César encore emprisonné ne pouvait les aider. Le peu de bien qu’elles avaient emporté leur fut volé. Maminetta n’osa faire de réclamation de peur de lasser la mansuétude du capitaine.
Fin
les placées de Saint-Domingue, extrait de « la Palmeraie » de tempête en tempête.
Un jour peut être saurez vous ce que sont devenus tous ses personnages dont l’histoire est au fond de l’ordinateur et qu’il faudra éditer.
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