Le jour pénétrait à peine dans les cachots où s’entassaient, de plus en plus nombreux, les prisonniers du comité de salut public. Les paillasses des détenus étaient corrompues par le défaut d’air et par la puanteur des seaux, où ils faisaient leurs besoins. L’infection exhalait, elle s’infiltrait par tout, elle incommodait tout le monde. Les prisonniers avaient des régimes différents selon leurs moyens ou leur acte d’accusation. Il y en avait à la pistole, les régimes de faveurs, à la paille, le tout un chacun, et dans les cachots, ceux qui étaient frappés d’ostracisme. Marie-Anne eut tout d’abord droit au cachot que les gardiens n’ouvraient que pour donner la nourriture, faire les visites et vider les griaches, les seaux d’aisances. Elle n’en connaissait pas la raison à part la peur de Robespierre en ses prédictions. Elle n’y resta pas longtemps. Elle fut installée, si l’on puit dire, dans les chambres de la paille qui ne différaient des cachots qu’en ce que leurs malheureux habitants étaient tenus d’en sortir entre huit et neuf heures du matin, les gardiens les faisant rentrer environ une heure avant le soleil couché. Pendant la journée, les portes de leurs cachots étaient fermées, et ils étaient obligés de se morfondre dans la cour, ou de s’entasser, s’il pleuvait, dans les galeries qui l’entouraient, où ils étaient infectés de l’odeur âcre des urines, etc… Du reste, les détenus subissaient les mêmes incommodités dans leurs hideuses demeures : point d’air, des pailles pourries. Entassés jusqu’à cinquante dans un même trou, le nez sur leurs ordures, ils se communiquaient les maladies, les malpropretés dont ils étaient accablés.
« – Moi, Ariel son ange gardien, qui la protégeait de mon mieux, souffrait de ce qu’elle vivait. Ne croyez pas que les incommodités du logement soient les seules que les prisonniers aient à supporter ; il faudrait pour juger voir jusqu’à quelle humiliation, jusqu’à quelle dégradation on peut réduire les hommes, il faudrait assister à la fermeture des portes et à l’appel nominal qui la précède. Figurez-vous trois ou quatre guichetiers ivres, avec une demi-douzaine de chiens en arrêt, tenant en main une liste incorrecte qu’ils ne peuvent lire. Ils appellent un nom, personne ne se reconnaît : ils jurent, tempêtent, menacent ; ils appellent de nouveau : on s’explique, on les aide, on parvient enfin à comprendre qui ils ont voulu nommer. Ils font entrer en comptant le troupeau ; ils se trompent ; alors, avec une colère toujours croissante, ils ordonnent de sortir : on sort, on rentre, on se trompe encore, et ce n’est quelquefois qu’après trois ou quatre épreuves que leur vue brouillée parvient enfin à s’assurer que le nombre est complet. »
Marie-Anne, confiante en son destin, descendait des chambres avec ses comparses dans la cour qui leur était dévolue. Elles venaient dans cette cour commencer ou achever leur toilette, elles lavaient, elles savonnaient leur linge fin, leurs robes légères, bien vite, de manière à être prêtes pour midi, l’heure du repas, où les hommes commençaient à circuler de ce côté et à venir faire leur cour. On tenait, autant qu’à Versailles ou à la ville, à ne pas paraître avec une robe malpropre ou avec une mise trop désavantageuse. Femmes et hommes dînaient ensemble, sans autre séparation que celle de la grille, des hommes assis à des tables rangées du côté du vestibule, les femmes assises dans le préau. Le temps passait en entretiens tantôt enjoués, tantôt sérieux, en badinages et en gais propos. Le soir, les chuchotements et les baisers s’entendaient parfois le long de la grille… Évidemment rien n’était léger, tous vivaient dans l’urgence. Marie-Anne, de son côté, soutenait ses comparses emprisonnées en leur prédisant une délivrance prochaine ou en donnant des nouvelles de leurs êtres aimés.
Elle y retrouva Mademoiselle Montansier, la reine incontestée du théâtre qui avait dirigé en son temps la troupe de Marie-Antoinette et qui l’avait protégée et épaulée. Il y avait aussi la belle Térésa Cabarrus, la future Madame Tallien, passionnée comme toutes ses amies par les arts divinatoires. Les trois femmes devinrent inséparables. Elle avait pu prédire à l’une comme à l’autre qu’elle sortirait vivante de cet enfer, la première grâce à une femme, la deuxième grâce à un homme et que suite à cette libération tous l’encenseraient.
Pour Mademoiselle Montansier qui avait été arrêtée sous prétexte d’avoir reçu des fonds des Anglais et de la Reine ou d’avoir voulu mettre le feu à la Bibliothèque nationale voisine, la délation d’un concurrent n’avait pas été très claire, il y eut urgence. Un soir, Marie-Anne eut une vision, le nom de la Montansier allait être sur la liste qui menait à la guillotine, il fallait faire vite. Elle recevait régulièrement la visite de Flammermont, son associé qui avec le temps s’était énamouré d’elle. Elle lui demanda d’obtenir de sa cousine, Louise Gilbert, une certaine poudre. Avec diligence, il la ramena. Le jour même, elle expliqua à sa protectrice, que si elle voulait sauver son existence, il fallait qu’elle se fasse passer pour morte. Bien que réticente, elle accepta le plan audacieux, qui ressemblait à un tour de magie. La boisson ingurgitée, elle tomba dans un semi-coma, qui ralentit si bien les battements de son cœur et roidit tellement son corps, que lorsque Marie-Anne appela un gardien, elle n’eut aucun mal à faire croire en la mort de son amie. De peur d’une épidémie, le corps, de la pseudo-défunte, fut mis dans un sac et transporté à l’extérieur. Là, Flammermont, qui avait soudoyé deux des hommes qui transportaient les morts au cimetière du Père-Lachaise, récupéra discrètement le sac contenant Mademoiselle Montansier, qui fut ainsi sauvée d’un destin qui n’était pas pour elle.
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Un matin, Marie-Anne fut interpellée, par deux hommes, transférés des Carmes, qui venaient de rentrer dans la prison. Le plus jeune était porteur d’un billet pour une voyante qui se trouverait enfermée là. Le billet venait du Luxembourg, d’une dame Beauharnais qui s’inquiétait du sort de son époux dont elle était sans nouvelles. Elle avait joint sa date, son lieu de naissance ainsi que son identité. C’était Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, comtesse de Beauharnais. Marie-Anne se concentra sur l’écriture, la prédiction soulevait certaines difficultés en raison de l’absence de contact physique entre les deux femmes et de toute conversation préalable. La prédiction toutefois tomba : « – Celui dont on me parle va mourir, un second mariage est annoncé à cette dame avec un jeune officier, que son étoile appelle à de hautes destinées et elle connaîtra la plus haute gloire. » Troublée, elle ajouta qu’elle lui voyait une couronne de reine et plus encore. À cet instant, la sibylle sut que, grâce à ce billet, elle était entrée en relation avec celle qui lui apporterait la célébrité et dont elle serait la plus fidèle de ses confidentes. Quand la réponse parvint à madame de Beauharnais, elle était elle-même emprisonnée. La première sombre prédiction se réalisa, le mari de Rose fut guillotiné. Elle ne pouvait que croire aux prédictions de Marie-Anne, car dans sa Martinique natale, une prêtresse vaudou lui avait fait les mêmes, aussi était-elle persuadée de son oracle.
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Le 9 thermidor an II (27 juillet 1794) voit la réalisation d’une autre des prédictions de Marie-Anne, celle qu’elle avait faite à Térésa Cabarrus. Celle qui était la maîtresse de Tallien, depuis qu’il l’avait sortie de la prison de fort du Hâ à Bordeaux, au pied de la guillotine avait fait un ultime appel au secours. Elle avait fait passer par le biais de Rose de Beauharnais un mot : « Je meurs d’appartenir à un lâche. » Cette missive fut un électrochoc pour l’amant de la belle qui le détermina à entrer dans la conjuration contre Robespierre et à s’illustrer le 9 Thermidor à la Convention, où il empêcha Saint-Just de prendre la parole. le lendemain Robespierre fut exécuté et les portes des prisons furent ouvertes. Libérée, Thérésa fut surnommée Notre-Dame de Thermidor, car la révolution thermidorienne, qu’elle influença, sauva de nombreuses vies.
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Sortie des prisons de la Terreur, la persécution que Marie-Anne venait de subir contribua à étendre sa renommée, car avec elle, étaient sorties Rose de Beauharnais et bien sûr Térésa Cabarrus, ainsi que bien d’autres survivantes à qui elle avait affirmé cette fin heureuse et qui lui en furent grées. Elle rouvrit son cabinet et bientôt elle se vit consulter en grand nombre par tous ceux qui désiraient connaître leur destinée et savoir au juste s’ils devaient compter sur la stabilité de la fortune.
Rose de Beauharnais, qui était de nature superstitieuse et qui avait besoin d’être rassurée en cette période difficile, fut la première à revenir la voir. Elle ne pouvait plus se passer de sa tarologue et la consultait presque tous les jours et lui faisait moult confidences. Elle entraîna dans son sillage toutes les merveilleuses que cette nouvelle liberté faisait vivre de plus belle.
À cette même période, et il n’y a pas de hasard tout au plus des coïncidences, le jeune général qui était venu la consulter pendant la Terreur, revint la solliciter, il était quelque peu impatient, son ascension n’avançait pas assez vite. Il songeait à entrer au service du sultan, elle réitéra sa prédiction, la précisant quelque peu :
« Vous n’obtiendrez point de passeport ; vous êtes appelé à jouer un grand rôle en France. Une dame veuve fera votre bonheur et vous parviendrez à un rang très élevé par son influence. Vous serez couronné, vous allez baigner dans la gloire et le luxe, mais à votre quarantième année vous oublierez que votre compagne vous a été envoyée par la Providence elle-même, et vous l’abandonnerez. Ceci sera le début de votre fin. Vous mourrez dans la misère et la solitude, tout le monde vous reniera. » Cette version, tout au moins sa fin, agaça le jeune officier d’artillerie qu’était Napoléon Bonaparte. Quelques jours plus tard, Térésa Cabarrus devenue madame Tallien ainsi que la maîtresse de Barras présentait le jeune officier à Rose de Beauharnais.
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Surdouée et cultivée, Marie-Anne, reconnu par tous sous le nom de Mademoiselle Lenormand, joua sur tous les registres, usant de toutes les techniques de la divination, inventant au besoin de nouvelles mancies. Elle étudia la mythologie grecque et égyptienne, l’astrologie, l’alchimie et la Kabbale. Elle commença à utiliser toutes sortes de techniques de divination. Elle avait assimilé les méthodes du sieur Alliette, elle étudia les anciens grimoires, et fréquenta la Bontemps et Mademoiselle de Cruzols, maniant les cartes avec adresse, lisant dans les lignes de la main ou le marc de café, jetant les aiguilles, consultant le plomb fondu, le vif argent, les blancs d’œufs jetés dans l’eau claire, les miroirs brisés, le cristal de roche ou les cendres soufflées !. Toutes les mancies étaient bonnes pour Marie-Anne qui en devint encore plus célèbre.
L’espace de temps qui s’écoula sous le Directoire à l’Empire, époque où la confiance que lui témoignait celle qui était devenue l’impératrice Joséphine avait contribué à la mettre à la mode, fut l’âge d’or de notre devineresse. Marie-Anne reçut de nouveaux consultants : Barras, Tallien, Talma, David, le chanteur Garat, Juliette Récamier, les premiers émigrés revenus en France, les acquéreurs de biens nationaux…
Ayant acquis plus d’aisance financière, elle déménagea au numéro cinq de la même rue, la rue de Tournon, pour un loyer de 900 francs par an, où elle ouvrit, au rez-de-chaussée, un « Bureau d’écrivain public », avec sur une plaque l’indication « Cabinet de correspondance ». Marie-Anne avait senti que ce qui inspirerait le plus de foi en elle serait un intérieur assez confortable, pour faire bien présumer d’avance aux consultants des produits antérieurs de ses talents en nécromancie.
Elle avait maintenant un logis confortable et profita de son argent pour aménager un cabinet de consultation, au sein même de sa demeure. L’entrée de son appartement donnait sur la cour de l’immeuble, et l’on y accédait par un perron de trois marches. Vingt équipages, plus brillants les uns que les autres, stationnaient dans la rue, amplifiant sa renommée. La clientèle était reçue par un valet de pied, le fidèle Flammermont, à qui l’on donnait son nom. Comme il y avait beaucoup de monde, ce n’était généralement qu’à la deuxième ou la troisième visite qu’on obtenait séance. Après l’antichambre se situait un salon orné de colonnades de stuc avec quatre bustes représentant Jupiter, Saturne, Mars et Mercure. Il était décoré d’un grand nombre de gravures et de tableaux, parmi lesquels « les Adieux de Louis XVI à sa famille » ainsi qu’un portrait en pied de la sibylle peinte par David. Ce salon, où régnait une sorte de désordre artistique assez remarquable, avec des vases de porcelaine de grand prix côtoyant d’exquis bibelots offerts par ses riches clientes, voyait défiler tour à tour, hommes politiques, banquiers, duchesses, femmes du monde ou du demi-monde, actrices en vogue, disposés à payer très cher les paroles sibyllines qu’elle distillait avec parcimonie. C’est à cet endroit même que les gens attendaient leur tour avant d’être introduits par ordre de préséance dans le cabinet de consultation qui n’était autre que sa chambre à coucher. Évidemment les mauvaises langues prétendirent que d’une pièce voisine, séparée du salon par une glace sans tain, une confidente de Marie-Anne observait et écoutait les bavardages, lui rapportant tous les petits potins qui pouvaient aider ses dons de voyance.
C’était donc dans son bel appartement du faubourg Saint-Germain que notre pythonisse dans un vaste fauteuil, devant un guéridon chargé de jeux de cartes et de lames de tarots, les mains couvertes de bagues, la tête coiffée d’une sorte de turban oriental, rendait ses oracles au Tout-Paris de l’époque. Marie-Anne reçut pendant de longues années les visites d’une foule de dames et de bon nombre d’hommes, tant de la moyenne que de la haute classe, magistrats, militaires, grands seigneurs, etc., qui se pressèrent plus d’une fois pour lui faire agréer leurs offrandes. Il fallait s’inscrire des semaines à l’avance pour un rendez-vous et attendre son tour deux heures dans l’antichambre. Outre les tarots et le marc de café, elle avait éventuellement recours à d’autres méthodes : eau réfléchie dans un miroir, plomb fondu, blancs d’œufs, mèche de chandelle, feu, fumée, eau, laurier et sel… À elle seule, elle était une usine à voyance, bien que désappointée, le public ne démordait pas du côté spectacle de la divination. Elle n’hésitait pas, si le consultant était de qualité, en cas de difficultés dans l’élaboration de la synthèse, de faire grimper ses honoraires jusqu’à 500 francs. Elle travaillait tout de même pour toutes les bourses, disant la bonne aventure à de simples domestiques, valets, femme de chambre, habilleuses, midinettes ou cousettes. Certains prétendirent, qu’elle les faisait payer vingt sous ses oracles de quatre sous et qu’ils lui procuraient en échange de cet insigne honneur, des « tuyaux » inestimables sur les grands de ce monde au service desquels ils se trouvaient. comme si cela suffisait à prédire l’avenir!
En dehors de sa pratique, elle menait une vie mondaine, elle allait au théâtre, où des loges lui étaient réservées par ses consultants, le théâtre était toujours une de ses passions. Tout allait pour le mieux ou presque…
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