Vous vous souvenez de moi, l’archange Ariel, le protecteur de Marie-Anne-Adélaïde Lenormand. Je reviens vous parler de ma protégée. Sa situation est désormais enviable, mais par contre coup attire les problèmes… La jalousie. Réussir entraîne automatiquement dans son sillage la convoitise. Marie-Anne la suscita, parfois la provoqua et voulut s’en justifier plus d’une fois en écrivant des livres dans lesquels elle étaya ses prédictions. Elle n’aurait pas dû, cela amplifia l’acrimonie de beaucoup, mais en même temps cela ancra sa notoriété dans le temps puisqu’aujourd’hui encore vous parlez d’elle.
La pratique de la voyance pour notre sibylle était un métier respectable, qui s’avérait très rentable et trouvait parfaitement sa place dans la société dans laquelle elle vivait, car pleine de bouleversements. Ce commerce des visions divinatoires attirait, comme aujourd’hui, un grand nombre de clients et de pratiquants, mais la plupart de ces derniers étaient des charlatans avides d’argent qui mettaient à profit la crédulité et la faiblesse de la nature humaine. Marie-Anne le savait et était consciente que pour beaucoup de gens, qui se classaient dans les biens pensants, elle y était amalgamée.
Nombreux étaient ceux qui payaient les services d’un voyant pour prendre une décision d’ordre capital, pour résoudre des conflits ou pour d’autres détails plus futiles. Mais sans le savoir, ces consultants ne recherchaient en fait qu’un peu de confiance en soi ainsi que des conseils judicieux que leurs proches ne préconisaient pas. Tout cela, elle le savait, la plupart de ses consultants ne voulaient qu’une confirmation de leur choix et de leurs espérances. Ils estimaient, chose surprenante, que les vérités ou les conseils qu’ils craignaient d’accepter étaient plus véridiques plus fiables quand ils sortaient de la bouche d’un ésotérique. Évidemment, le public et même les pratiquants confondaient l’ésotérisme et l’occultisme et en arrivaient à les associer. L’un et l’autre diffèrent selon que les pratiquants, du premier ils se basent sur une étude préalable très approfondie et une déduction divinatoire presque scientifique, tandis que les deuxième, les sciences occultes ne sont que de la magie noire dont la pratique se transmet de génération en génération. Marie-Anne pratiquait les deux.
De toute façon, il est difficile de contenter tout le monde, car vous ne voulez pas tout entendre et parfois, même ce qui est favorable, mais reprenons le cours de l’histoire de ma protégée.
Le 2 mai 1801, elle fut invitée à La Malmaison, domaine de prédilection de l’épouse du premier consul, Marie Josèphe Rose Tascher de La Pagerie, comtesse Beauharnais, désormais connue sous le nom de Joséphine Bonaparte. Ce n’était évidemment pas la première fois. Installées dans le salon donnant sur la roseraie, Marie-Anne lui fit un tirage qui ne fit que confirmer l’annonce de sa première prédiction, « Vous serez plus que reine… » Il faut dire que l’on se rapprochait de la date de la réalisation, ce dont elle lui fit part. Cette visite déplut au Premier Consul, qui n’était pas à une contradiction près. Quand son épouse lui narra sa séance, il se moqua d’elle, de son goût ou plutôt sa passion pour tout ce qui était divination. Il s’en était d’abord amusé, puis il s’était gaussé de ce qu’il nommait « ses manies » et enfin il avait décidé que rien n’était plus en opposition avec la majesté que ces doutes, ces inquiétudes dévoilées à tous. Conclusion, il trancha, il fallait arrêter ses niaiseries.
Joséphine due lui promettre, promesse qu’elle était incapable de tenir, de ne plus faire venir notre demoiselle Lenormand. En toute discrétion, l’épouse du Consul continua à faire venir Marie-Anne, l’admettant toujours chez elle, dans son intimité, et la comblant de présents.
Si napoléon se gaussa en public des pratiques divinatoires, Marie-Anne, dans l’intimité se moqua de ce dernier, elle était bien placée pour savoir que le débineur prenait très au sérieux, comme beaucoup d’hommes au pouvoir, tout les arts divinatoires. Il lui arrivait même de pratiquer l’astrologie de salon ou la chiromancie, il s’était même exclamé un jour en regardant la main de Talleyrand, le plus sérieusement du monde : « Mon génie étonné tremble devant le sien ! ». Il était par ailleurs très superstitieux, il se méfiait du chiffre 13 comme de la peste, il avait même retardé son coup d’État prévu pour le 17 Brumaire, quand il s’était rendu compte que ce jour coïncidait avec un vendredi 13 dans le calendrier grégorien. À ceux qui osèrent ironiser devant lui de cette pusillanimité superstitieuse, il avait rétorqué : « il n’y a que les sots qui défient l’inconnu ! » De plus il n’hésitait pas à la consulter, elle ou quelques-uns de ses concurrents, à la veille d’une bataille, cherchant à découvrir la marche des planètes dans le ciel afin de prévoir l’issue des combats.
En fait, il craignait les informations et les confidences de Joséphine à notre devineresse et les indiscrétions qui pouvaient en découler, d’autant que certaines prédictions étaient le reflet de son ambition et préférait ne pas les dévoiler trop tôt. Il la mit sous surveillance comme beaucoup de monde. Elle se retrouva surveillée par les services de Fouché qui reçurent des rapports de police parfois assez extravagants.
« Une demoiselle Lenormand, se disant cousine de Charlotte Corday (!), habitant rue de Tournon, fait métier de tireuse de cartes. Les imbéciles de première classe vont la consulter en voiture. Les femmes surtout y affluent. J’ai entendu faire contre cette intrigante des plaintes en escroquerie qui prouvent son adresse ; on assure que la femme d’un capitaine de la gendarmerie d’élite nommé Bloum y a été faite de plus de quatre mille francs depuis dix-huit mois ; cette femme s’était tellement endettée à l’insu de son mari qu’elle en est morte de chagrin en quatre jours ».
Les policiers étaient toujours là, à l’écoute. Ils décrivaient tous les mouvements, toutes les visites de Marie-Anne, autant à Fouché qu’à Talleyrand avec qui elle avait des relations privilégiées, jusqu’aux amants qu’elle avait. Si Flammermont, fidèle, était toujours là, d’autres passaient, certains dans l’espoir d’y gagner une bonne étoile et beaucoup de chance. Elle ne se faisait pas d’illusion et de toute façon elle ne tenait pas à s’engager.
Les rapports de police prétendaient dévoiler son astucieux système de renseignement qui tissait un véritable réseau d’espions, à travers la capitale : concierges, valets, danseuses, laquais, courtisanes, cochers et grisettes, habilement soudoyés, lui faisaient parvenir au jour le jour des rapports confidentiels venant étayer et conforter ses « voyances ». Tout cela n’était que billevesées, mais la police se fit plus hargneuse et rajouta dans les pratiques de Marie-Anne en plus de la cartomancie, la chiromancie, la géomancie et tant d’autres arts occultes de semblables désinences, des pratiques qui n’étaient pas les siennes. On l’accusa de faire comparaître du fin fond des enfers Belzébuth, Léviathan, et entre beaucoup d’autres, Béhémoth membre de la huaille noire des royaumes infernaux, procédés qui auraient expliqué la conversion de la parole en oracles et les oracles en bel et bon or.
Tout ce ceci n’aurait eu guère d’importance si la jalousie suspicieuse du Consul n’entrait pas en jeu et malgré toutes ces hautes protections, elle devait connaître à nouveau la prison à plusieurs reprises.
En 1803, elle fut accusée d’avoir prédit une conspiration. En fait, elle reçut dans son cabinet la générale Moreau, riche créole de l’entourage de l’impératrice. Au cours de la séance, elle lui annonça qu’un voile allait être levé sur un projet et que cela allait entraîner l’arrestation imminente de son mari. La générale se précipita alors chez chacun de ses amis faisant partie d’une conspiration rassemblant les opposants à la montée du pouvoir de Napoléon, afin de leur annoncer ce qu’elle venait d’apprendre. Revenu aux oreilles de l’empereur par l’intermédiaire du ministre de la police Fouché, celui-ci entra dans une colère folle, d’autant que les rapports prétendaient que cela venait d’une indiscrétion de Joséphine.
Mais ce qui fit sortir de ses gonds le Premier consul fut sa prophétie faite à Joséphine devant ses dames et annonçant l’échec d’une tentative de débarquement en Angleterre, d’autant qu’elle se réalisa. Il fit accentuer la surveillance sur Marie-Anne, ce qui lui permit de savoir qu’elle avait reçu à plusieurs reprises l’ambassadeur de Perse, qui vint avec toute sa suite ! Malgré le manque de discrétion, il eut peur d’un nouveau complot, resserra l’étau autour de la prophétesse tout cela pour apprendre la préoccupation de l’ambassadeur, ce dernier voulait savoir ce qui se passait dans son harem resté à Ispahan…
De suspicion en suspicion, il finit par faire arrêter Marie-Anne qui fut emprisonnée, le 16 décembre 1803, aux Madelonnettes. Les chefs d’accusation tombèrent les uns après les autres, aussi fut elle libérée le 1er janvier 1804. Marie-Anne laissa croire à Joséphine que c’était grâce à son intervention, en fait elle avait adressé au préfet de police, un petit quatrain qu’elle avait voulu prophétique et eut pour effet sa libération immédiate : « Si le préfet voulait, dans ce moment, par un bienfait commencer cette année, donner congé de mon appartement… Je lui prédis d’heureuses destinées ! »
*
Quelques années passèrent sans que Marie-Anne ne fût inquiétée outre mesure. Il y avait bien sûr des rapports de police réguliers comme celui du 5 mars 1808, qui précisait :
« Il y a foule chez la Lenormand… M. de Metternich y a été vendredi, à trois heures. On lui a dit des choses assez relatives à sa situation, à son caractère et à ses affaires pour le surprendre. Mme Junot, qui se trouvait présente, a appliqué les dires de la tireuse de cartes à quelques paroles que S.M. l’Impératrice a adressées, sous le masque, à M. de Metternich, au bal donné par S.A.I. la princesse Caroline. Mme Junot a entendu aussi sa bonne aventure. Elle y avait déjà été la semaine dernière avec Mme Lallemand, Grandseigne et M. Caillé ; tous quatre étaient revenus très étonnés des particularités que leur avait dites la sorcière… ».
Tout ceci aurait pu perdurer si Marie-Anne n’avait eu pour meilleure consultante, l’impératrice.
Joséphine aimait la consulter à la moindre inquiétude. Sa position dans la famille Bonaparte était tellement inconfortable et pleine de trappes, car celle-ci voulait s’en débarrasser et chercher tous les moyens possibles pour le faire, l’impératrice était rongée par les suspicions. Marie-Anne ne pouvait pas faire grand-chose, si ce n’est prévenir l’impératrice des dangers qu’elle pouvait amoindrir à défaut de les annihiler.
En octobre 1808, après le congrès d’Erfurt, Joséphine répéta à l’Empereur ses propos, qui déconseillaient la politique impériale vis-à-vis de Rome et du Saint-Père. Napoléon en fut fort mécontent il n’aimait pas être conseillé quand il ne l’avait pas demandé, mais, en homme pragmatique, il mesura l’utilité politique de la sibylle. Il demanda à Fouché et à Talleyrand de recueillir toutes les informations possibles. Ce que Joséphine n’avait pas dit, c’était qu’elle savait que l’on préparait un mariage à l’empereur alors qu’ils n’avaient pas divorcé. Marie-Anne n’avait pas osé lui dire que c’était inéluctable, mais à la fin de l’année 1809, la question du divorce impérial souleva des difficultés. Comme il n’était pas besoin d’être devin pour savoir que les démarches du divorce étaient en route, la famille impériale s’était chargée de faire passer l’information, Marie-Anne fut conviée à l’hôtel de la reine Hortense, rue Cerutti, malgré l’interdiction de l’Empereur qui redoutait son influence, où elle eut avec Joséphine une conversation intime de plus de deux heures sur le divorce et ses perspectives.
Pour contrer l’agitation qui mettait en émoi Joséphine, ses enfants, et beaucoup de membres de la cour qui voulaient savoir avant tout le monde, le pouvoir impérial réagit. Le 11 décembre, dans la matinée, notre Mademoiselle Lenormand fut arrêtée chez elle et conduite à la Préfecture de Police. Le commissaire, accompagné de quatre agents de police, perquisitionna rue de Tournon : il emporta les jeux de cartes, les tarots, les baguettes, les cartons, les dossiers et les fiches des clients. Selon son rapport : « On a arrêté la femme Lenormand qui faisait le métier de devineresse. Presque toute la cour la consultait sur les circonstances actuelles (le divorce). Elle tirait l’horoscope des plus hauts personnages et gagnait à ce métier plus de 20 000 francs par an ».
Marie-Anne avait appris à se défendre. À la Préfecture, elle asphyxia les policiers par son langage ésotérique, le récit de ses prophéties et sa mégalomanie. Elle comparut devant Fouché qui lui dit :
« – je suppose que vos tarots vous avaient avisés de ma convocation
– Je le savais, Monsieur le Préfet. Pas par mes tarots, mais par mon horoscope qui se trouve dans l’un des cartons que vous avez saisis chez moi. Vous pouvez vous en assurer. »
Le Préfet fit rechercher le carton en question, brisa les scellés et lut l’horoscope. L’arrestation était effectivement décrite sans aucune ambiguïté.
– Trêves de raillerie, Mademoiselle. La prison vous rendra sans doute moins agressive. Et, grâce à moi, vous pourrez y rester longtemps.
– Non, pas très longtemps, car j’ai tiré au grand jeu l’as de trèfle.
– Et que représente l’as de trèfle ?
– Votre imminent successeur, Excellence, le duc de Rovigo ».
Fouché fit la grimace, il ne connaissait que trop bien la perspicacité des prédictions de la voyante. Marie-Anne était certainement, avec Fouché, la personne la mieux informée de Paris.
Ce dernier avait compris très tôt l’intérêt qu’il pouvait tirer des rapports intimes qu’il entretenait avec elle. C’était avec elle un jeu d’échecs permanent entre séduction et chantage, grâce auquel il apprit beaucoup plus de petits secrets sur ses administrés que des rapports de ses limiers. Marie-Anne et le ministre étaient souvent de mèche, voire complices, dans nombre de petites intrigues ourdies dans l’ombre. C’était pour elle le moyen de n’être pas trop souvent importuné par ses services. Il la mettait à l’abri, tout comme Talleyrand, des ires de l’empereur et l’un comme l’autre n’avaient pas peur d’écouter ses dires qui souvent leur donnaient un autre angle de perspective.
Son influence sur Joséphine permit à Fouché de lui dicter plusieurs soi-disant secrets que l’Impératrice se chargea innocemment de souffler à l’oreille de son auguste époux ! Marie-Anne acceptait du moment que cela ne portait pas préjudice à sa prestigieuse amie.
Cette fois-ci, elle refusa de collaborer avec la police, le divorce allait se faire, Fouché qui collaborait avec l’Angleterre allait être disgracié et bientôt l’empire s’écroulerait, donc même par opportunisme elle n’avait aucune raison d’être conciliante. Elle fut libérée douze jours plus tard, le 23 décembre 1809. L’empereur avait donné l’ordre de ne la relâcher qu’après le divorce.
Napoléon la fit venir une dernière fois à la cour, mais dans le plus grand secret, sous prétexte de la mettre en garde contre sa vindicte. De cet entretien, elle ne lui laissa que le rappel de l’avertissement qu’elle lui avait déjà fait des années auparavant. Il avait choisi de tourner le dos à la Providence, elle n’y pouvait rien. Pris dans la piège de la curiosité, il insista pour savoir ce qu’il allait lui advenir. Elle lui dessina une île qui se nommait Longwood et elle lui décrit aussi un homme, un certain sir Hudson Lowe… L’empereur au faîte de la puissance n’y attacha pas foi. C’était pourtant son premier lieu d’exil et le début de sa fin. Il la qualifia de défaitiste et l’accusa d’être à la solde de ses ennemis et lui intima l’ordre de ne plus paraître ni devant lui ni à la cour. Qui y aurait-elle fait ? Joséphine n’y était plus. Cette dernière, peu rancunière, rapporta à l’empereur, alors qu’il la visitait à la Malmaison, une dernière mise en garde de Marie-Anne qui avait vu l’invincible armée française vaincue par les troupes russes, et lui-même attendre une fin honteuse, solitaire et une mort douloureuse. Mais que peut-on quand cela est écrit ?
Malgré ces déboires, et la perte de statut de sa protectrice, elle ne perdit point sa notoriété. Elle reçut la visite d’une jeune femme, Dorothée, fille de la princesse de Courlande, qui venait d’épouser le comte Edmond de Talleyrand-Périgord, neveu de Talleyrand. La jeune femme fut surprise par sa consultation. Elle sortit septique de sa visite, que lui avait conseillé une de ses amies, car notre cartomancienne lui avait prédit sa séparation d’avec son mari et, ensuite, une vie mondaine éclatante auprès d’un homme d’État particulièrement en vue, c’était Talleyrand, son oncle par alliance. Marie-Anne avait déjà prédit à ce dernier cet ultime amour inattendu.
*
Ce que Marie-Anne avait prédit, à Napoléon, arriva ! Il fut destitué et exilé sur une île britannique. Talleyrand, qui protégeait depuis toujours notre pythonisse surtout depuis qu’elle lui avait assuré que jamais Napoléon ne le ferait arrêter, que son entourage féminin serait son meilleur soutien, ce dont il avait eu la confirmation en 1809 contrairement à Fouché jeté en disgrâce, diplomate hors pair, avait su négocier le tournant de la fin de l’empire. Dès la catastrophique retraite de Russie en cours, il s’éloigna de l’empereur refusant tous les postes qu’il lui proposa et se retourna vers le futur Louis XVIII afin de préparer le futur gouvernement. Il manœuvra pour rester dans Paris alors que le conseil de Régence fuyait devant les alliés qui menaçaient la ville et la leur livra et ouvrit la porte aux Bourbons.
Pour Marie-Anne, le succès ne se démentit pas. Le retour des Émigrés développa encore sa clientèle. La vieille noblesse royaliste rescapée du naufrage, accourut rue de Tournon où elle remplaça celle de l’Empire.
Talleyrand et Fouché ayant une fois encore tourné leur veste puisèrent dans ses fichiers nombre de petits secrets d’alcôve pouvant les aider à gouverner !
Le retour momentané de Napoléon, qui s’était évadé de son exil, ne la perturba pas, pas plus que ses protecteurs. Tous savaient d’après ses prédictions que ce n’était que pour cent jours.
Avec le retour des Bourbons et de Louis XVIII, le régime politique changea, notre sibylle resta. Royaliste, Marie-Anne vit revenir les Bourbons avec joie, la période qui restera sous le nom de la Restauration lui permit d’étendre son empire, elle parcourut toute l’Europe non sans connaître ici et là quelques démêlés avec la justice.
Marie-Anne décida de se rendre au congrès d’Aix-la-Chapelle où se trouvait le tsar Alexandre, grand ami de Joséphine. Elle voulait lui proposer la rédaction de son plus bel hommage à sa bienfaitrice en publiant des Mémoires à son sujet. Dans une grosse berline noire, elle entassa ses ouvrages, ses cartes, bref tout un attirail dont elle pensait avoir absolument besoin. Ses ennuis commencèrent à Mons.
Les douaniers trouvèrent louche cette voyageuse avec tous ces bagages entassés à l’intérieur de la berline. Cela ne leur disait rien qui vaille. Ils firent déballer ses affaires, ses livres, ses cartes, et les confisquèrent soupçonnant quelques étrangetés. Marie-Anne eut beau hurler et tempêter, que le tsar Alexandre en personne l’attendait, rien n’y fit. Il lui fallut trois jours entiers de marchandage pour récupérer son bien. Arrivée enfin à destination, elle s’installa dans un très bel hôtel d’où elle écrivit au tsar Alexandre pour lui proposer son écrit, hommage à la mémoire de l’illustre impératrice « Les Mémoires de sa vie ». Elle insista sur le fait que ses mémoires étaient rédigés en grande partie par elle-même, c’était la raison qui la déterminait à les placer sous la protection particulière de sa Majesté. Le tsar accepta. Dès leur parution en 1821, la presse se déchaîna contre la sibylle. Mademoiselle d’Avrillion, première femme de chambre de Joséphine, déclara haut et fort que ce livre était destiné aux imbéciles. La jalousie sûrement.
Elle obtint toutefois la protection de la princesse Bagration. Louis XVIII voulut la voir, mais il n’apprécia pas ce qu’elle lui dit. Il aurait aimé qu’elle lui annonçât des actes flamboyants ce qui n’était pas dans son caractère. Si elle le prévint d’une longue maladie, qui visiblement avait déjà commencé, elle omit de lui dire qu’il allait mourir impotent et dans d’affreuses conditions. Elle ne le confia qu’à ses protecteurs.
Un matin, un courrier, du roi Carl XIV Johan, lui apporta un cadeau. C’était une belle boite sculptée, dans laquelle elle découvrit une élégante bague en diamant. Le général Bernadotte, car c’était lui, remerciait à sa façon la voyante, car il avait obtenu, comme cela lui avait été prédit au début de la révolution, le trône suédois.
L’assassinat, le 14 février 1820, du duc de Berry, héritier du trône, entraîna des changements de politique conséquents, qui rendirent mécontents, elle et beaucoup d’autres Français, qui émigrèrent à Bruxelles, en Belgique. Marie-Anne décida de se rendre à Bruxelles et de descendre à l’hôtel Bellevue. Là aussi, des consultants avides de se faire dire l’avenir par cette sibylle vinrent de Paris la consulter.
Elle fut arrêtée à Louvain, en 1821, sur des accusations d’espionnage pour avoir énoncé dans son livre, la « Sibylle au congrès d’Aix-la-Chapelle », quelques idées peu conformes à la politique nouvelle des cabinets de l’Europe. La nouvelle de cette arrestation fit grand bruit. Les journaux s’emparèrent de l’affaire. Ses appels étant toujours rejetés, ce ne fut que lorsque certains de ses partisans eurent exercé une pression publique, qu’elle eut droit à un nouveau procès, cette fois ce fut pour être en possession d’une loupe magique, d’une flèche des « Abacts » et « autre talisman de sorcière ». L’accusation précisa en outre que « la susdite demoiselle avait des entretiens particuliers avec un génie nommé Ariel ». Le procureur du roi la poursuivit pour escroquerie. Le procès qui s’ensuivi se révéla tragi-comique, comme une vulgaire bohémienne, elle fut condamnée par le tribunal de Louvain à un an de prison. Elle fit appel. Elle dut se justifier, elle répondit point par point à toutes les questions, récusa toutes les accusations. Elle affirma à ses accusateurs que Ptolémée, Platon, Galien, et dans les temps modernes, Lavater, considéraient la chiromancie comme une science exacte, et l’avaient même étayé dans des traités. Elle admit avoir décidé d’adopter la divination et les sciences occultes comme une profession. Elle avait adopté, comme pratiques régulières et avouables, l’hypnose, le magnétisme, l’astrologie, la chiromancie, et la physionomie. Elle rejeta les accusations de pratiques du blanc d’œuf, même si c’était, selon Suétone, d’origine romaine ; le marc de café ; la baguette de sourcier, même si c’était une tradition séculaire, datant de Circé et Médée ; et elle écarta de nombreuses autres pratiques qu’elle jugeait dégradantes et basées sur la superstition. Elle modéra l’utilisation de la cartomancie, car elle utilisait les cartes, simplement cabalistiquement, pour l’amour des chiffres, et leur aide dans les processus numériques.
Rien n’y fit, la sentence tomba : un an d’emprisonnement assorti d’une amende de cinquante florins plus les frais de procédure. Outrée Marie-Anne fit appel de ce jugement inique. Le 26 juillet 1821, à neuf heures du matin, une nouvelle audience eut lieu où par un coup funeste du sort, les témoins à décharge ne se présentèrent pas. Dehors, devant la porte du tribunal, la foule manifestait son soutien à la prévenue en scandant :
– Vive la Sibylle française ! Libérez la Dame aux oracles !
Dans la salle du tribunal, le président hurla :
– Avouez que vous êtes une protégée de Belzébuth !
Marie-Anne ne se laissa pas démonter.
– mais quelle meilleure preuve pouvait elle avoir du contraire puisqu’elle se trouvait présentement dans le box des accusés. Dans la salle, des applaudissements crépitèrent. La séance fut ajournée et reportée au lendemain où la même mascarade reprit sous les huées. À la fin d’une journée harassante pour tous, la Dame aux oracles se vit condamner à une amende de sept florins et huit cents. Dans sa grande mansuétude, le tribunal lui laissait quarante-huit heures pour quitter le pays. Elle ne partit que le 15 août.
Soulagée, elle revint à Paris, rue de Tournon. À peine de retour, la prophétesse fit imprimer « Souvenirs de la Belgique« . La presse se déchaîna à nouveau : « Cet ouvrage de 400 pages est la véritable vengeance de Mademoiselle Lenormand sur les Belges, si toutefois ils li lisent. »
En 1830, après la Révolution de juillet, Marie-Anne décida de retourner à la vie privée, ne plaçant ses talents qu’au service de ses amis et ne se déplaçant qu’à une invitation, allant à Vienne, Genève, Saint-Pétersbourg et Venise. En politique, Marie-Anne qui avait des idées arrêtées n’approuva pas la Monarchie de juillet, elle resta carliste. En 1840, elle quitta la rue de Tournon et s’installa rue de la Santé.
Pour conjurer le sort, elle avait dit autour d’elle qu’elle mourrait en l’an de grâce 1896. Mais le ciel ne tint pas compte de sa prédiction ou de ses espoirs. Elle mourut, le 25 juin 1843, à 71 ans, à la suite d’une crise cardiaque, sa prédiction de mourir à 115 ans ne se réalisa pas.
Malheureusement, l’infaillibilité des jeunes comme des vieilles sorcières est, ainsi que toutes les autres, fort sujette à variations et à mécomptes… Il faut le dire en gémissant, le monde n’a eu le bonheur de posséder notre Sibylle que 74 ans 9 mois et 9 jours ! Au reste, il pourrait bien en être des sorcières se trompant dans les oracles qui les concernent, comme des médecins, des avocats et des prêtres, qui lorsqu’il s’agit de leur métier dans leurs propres affaires, ont peur les uns de mourir, les autres de perdre leur procès, et les derniers d’aller au diable, tous gens fort savants, mais peu sûrs de leur fait.
Même si certains prétendirent à un crime abominable, elle s’éteignit donc en toute simplicité à 71 ans, confits en dévotions, ayant abjuré ses pratiques magiques et reconnues, soi-disant à l’abbé Migne, la vanité de ses travaux. Toutefois, en souvenir de son amie Joséphine, elle prédit à son petit fils le prince Louis Napoléon, encore emprisonné au fort de Ham, par le biais de l’un de ses amis :
« Descendant du grand aigle, prends patience. Tes fers tomberont. Le royaume deviendra une seconde fois un empire. Mais l’épée sera trop lourde dans ta main ».
Ses obsèques furent célébrées le 27 juin 1843. Une foule immense se pressa aux portes de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. L’église était tendue de blanc. De nombreuses pleureuses étaient là, tenant chacune, un cierge à la main. Après le service religieux, le corbillard fut traîné par quatre chevaux, suivis d’un long cortège, où il y avait beaucoup de femmes, mais aussi des personnalités, des habitués de la voyante comme Guizot, alors ministre des Affaires étrangères. Le cortège prit lentement le chemin du cimetière du Père-Lachaise. Elle fut inhumée dans la 3e division, allée principale, 4e ligne. Jusqu’à nos jours, sa tombe a toujours été fleurie.
Elle laissa, la postérité, derrière elle une œuvre importante. Elle s’était lancée dans l’édition qui comprenait les ouvrages : L’Oracle sibyllin, Les Souvenirs prophétiques d’une Sibylle, l’Ange protecteur de la France au tombeau de Louis XVIII, Le petit Homme rouge au Château des Tuileries, etc.
À son neveu, officier à l’Armée d’Afrique, elle légua ses biens, estimés au total à près d’un million de francs. Ses ressources lui avaient permis d’acheter des immeubles à Alençon, où elle se rendait plusieurs fois par an pour revoir sa famille, à Paris son appartement rue de la Santé, des terres labourables et des vignes à l’ouest de la commune de Poissy, enfin, une maison de campagne le château de la Coudraie, près de Paris.
Fin
Notes de l’auteur : j’ai brodé en utilisant plusieurs sources dont la fiabilité n’est pas toujours acquise et selon un parti pris tout en m’appuyant sur l’histoire.
Biographie :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie-Anne_Lenormand
http://www.science-et-magie.com/archives02num/sm49/4907lenorm.html
http://wiki.sorcellerie.net/Lenormand-Marie-Anne-Adelaide.ashx
http://autorbis.net/marie-anne-adelaide-lenormand
http://www.faust.com/legend/marie-anne-lenormand/
http://www.astroesotericpro.com/index.php/fr/info/16-tarot-info/18-marie-lenormand-et-son-oracle
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