Le salon était baigné par la lumière de fin d’après-midi de l’automne. Il rasait de ses rayons les moulures blanches de l’appartement, faisant ressortir la couleur vert tendre des murs. Assise dans mon fauteuil-cabriolet favori, en bois naturel mouluré et sculpté d’un écusson stylisé, que j’appréciais, bien qu’il fût passé de mode, j’écoutais, stoïque, mon époux, Pierre-Clément de Laussat. La seule chose qui montrait ma nervosité était la façon dont je lissais les plis de ma robe de mousseline. Je n’arrivais pas à me contrôler. De l’extérieur, je semblais imperturbable. Mon reflet dans la glace du trumeau au-dessus de la cheminée en faisait foi. Rien ne paraissait me toucher, pendant que mon époux, debout devant moi, comme un maître d’école, placé entre la fenêtre et moi-même, auréolé de soleil, m’expliquait avec fierté qu’il était nommé Préfet colonial de la Louisiane. Qu’aurais-je eu à rajouter, c’était la carrière de mon mari et notre fortune avait bien besoin d’être redorée. Il avait pourtant été, tout d’abord grâce à la duchesse de Gramont, Receveur des Finances de l’Intendance de Pau et de Bayonne, puis par l’intermédiaire de son père, alors président du Tiers Etat du Béarn et maire de Morlaàs, dont il héritera de la charge, il s’était fait nommer député aux Etats Généraux. Participant activement à l’élaboration des cahiers de doléances, il devint dans la foulée député aux Etats-Généraux à Paris. Il fut ensuite trésorier-payeur des Hautes puis des Basses-Pyrénées, et enfin, obtint le poste de contrôleur de l’Armée des Pyrénées Occidentales, mais la révolution nous amena près de la ruine, mais cela ne découragea jamais mon époux que les dettes n’inquiétaient guère. Par nature, il n’aimait dans les problèmes que les solutions et si nous avons parfois approché dangereusement du précipice, la tête haute il nous en a toujours éloignés.
Je ne me suis pas présentée, veuillez m’en excuser. Je suis Marie Anne Josèphe Paule de Peborde, et tout comme mon époux je suis née en Béarn. Si lui est né au Château de Bernadets à Morlaàs, moi, c’est à Pardies, entre le gave de Pau et son affluent, la Bayse, que j’ai vu le jour.
Pierre-Clément m’a été présenté par une de mes amies, à Pau dans le salon de sa mère la comtesse d’Echaux. C’était à la l’orée de la Révolution. Celui qui devint mon époux s’avérait être apparenté à ma famille par le méandre des branches de notre arbre généalogique. L’homme rassurant et attentionné qu’il était alors et qu’il est resté malgré son impétuosité permanente m’a d’emblée plu. Malgré les évènements qui bouleversèrent notre vie à tous, nous nous sommes assidûment fréquentés et nous nous sommes promis fidélité et amour en septembre 1790 à Cardesse. Je venais d’avoir vingt-deux ans.
La Révolution déstabilisa tout de suite notre jeune vie de couple. Nous en connûmes les tourments, les emprisonnements, nous en avons réchappé. Nous avons quatre enfants, trois filles et un garçon.
Après avoir été installé à Bayonne, où j’ai donné naissance à notre fils Lysis Baure pendant que Pierre-Clément, lui, participait activement aux manœuvres de l’Armée des Pyrénées Occidentales dans le nord-ouest de l’Espagne, sous la direction de celui qui allait devenir le général Harispe, je suis venu m’installer à Paris pour suivre mon époux avec nos deux aînées. Cela fait maintenant trois ans. En mai, nous avons dû regagner le Béarn, le père de mon époux venait de mourir. Nous y avons passé l’été, la campagne m’a fait le plus grand bien. Le bruit permanent de la ville, qui après le laisser-aller de la période tumultueuse que nous venons de vivre, est à nouveau en chantier, me fatigue énormément. Nous venons à peine de rentrer de Bernadets et de notre douce campagne, avec nos deux plus jeunes enfants, que voilà Pierre-Clément m’annonçant que nous allons partir à l’autre bout du monde, moi qui viens à peine de me faire à la vie parisienne. J’avais déjà eu beaucoup de mal à quitter notre pays de Gascogne avec ses collines vertes et sa vue sur nos majestueuses Pyrénées depuis notre vallée du gave de Pau. Voilà qu’il m’annonçait que l’on allait traverser cet immense océan qui m’avait toujours impressionné. Mon époux m’y avait conduite plusieurs fois, m’expliquant l’Amérique qui l’avait tant fait rêver et surtout sa révolution qui l’avait tant passionné plus jeune. La révolution d’Amérique avait suscité son intérêt au point de parfaire son anglais et de lire Robertson, Hume, Ferguson et Gibbon. Tout cela m’avait semblé alors si loin, au point d’écouter distraitement mon époux, plus attentionné par mes filles courant sur la plage, poursuivi par leur frère et ma petite dernière marchant maladroitement dans le sable, sa nourrice sur les talons. Le tableau était si attendrissant.
La dernière ascension de mon époux avait commencé quelque temps auparavant. Promu, membre de la commission législative des Anciens, mon époux avait été chargé de rédiger la constitution du 13 décembre 1799, consacrant le désir d’ordre de la bourgeoisie, celui de pouvoir personnel de Napoléon Bonaparte et donnant vie au Consulat. Mon époux aimait écrire. Il avait, jeune homme, commencé par une première version du « Discours sur l’abbé Suger et son siècle ». Mécontent de cette publication précipitée, conscient de ses lacunes, il avait retravaillé son texte, et y avait ajouté une longue dédicace aux États-Généraux de la province de Béarn. Il imaginait alors pouvoir verser dans la carrière littéraire et avait projeté « une Histoire du cardinal de Richelieu » et « un Discours sur chaque siècle de la monarchie française », mais les évènements avaient changé le cours de sa carrière. Cela n’avait pas interrompu ses velléités à écrire même si cela lui avait parfois porté préjudice, bien que la fois à laquelle je pense, il n’avait pas eu le choix. Il l’avait fait à la demande de Monestier, député du Puy-de-Dôme, représentant en mission, qui lui avait sauvé la mise non sans difficulté, l’extirpant de prison pendant la Terreur. Ce dernier lui avait alors demandé en remerciement de rédiger un texte contre le fanatisme et la superstition, thème mis à l’ordre du jour de la société populaire, nouvellement réorganisée. Il y en eut six mille exemplaires distribués dans les départements et dans l’armée, de sorte qu’il en résulta une vogue et un éclat extraordinaire. On aurait pu penser que cela était flatteur, ce qui au premier abord avait été le cas, mais la hardiesse des propos tenus lui valut quelques désagréments, et durant le temps de sa carrière parisienne, ses détracteurs s’ingénièrent à lui porter tort en brandissant à la tribune un exemplaire du discours. La famille et moi-même avons fait tout ce que nous pouvions pour en détruire un maximum d’exemplaires. Fort heureusement, cela n’alla pas plus loin que la peur et la contrariété. Évidemment pour la rédaction de la constitution qui installa le Consulat, ce fut autre chose et plus bénéfique pour mon époux.
Pour cela, il s’était rendu journellement au petit Luxembourg dans le cabinet du général, le nouvel homme fort du régime. Il s’en était rapproché quelque temps auparavant. Au mois d’octobre, en compagnie de Cornudet, président du Conseil des Anciens, il s’était rendu rue des Victoires au petit hôtel qu’habitait Bonaparte, récemment revenu d’Égypte. Pierre-Clément en était revenu enthousiasmé par l’homme et me résuma l’entrevue « – De quels yeux avides je l’observais ! De quelles oreilles attentives je l’écoutais. Il ne parla que de choses vagues. Ce qu’il disait me semblait des merveilles. »
Il dut y avoir réciprocité car nous fumes reçus par Joséphine Bonaparte, ci-devant comtesse de Beauharnais, à la Malmaison pour dîner. Elle était belle, gracieuse et d’une élégance exemplaire. De mon côté, Je n’avais guère à me plaindre, blonde, un teint clair, après quatre grossesses j’avais gardé ma ligne et mon époux sans me couvrir de cadeaux me permettait toute fois de tenir mon rang aussi ma garde robe, sans être ostentatoire, était à la hauteur de ma vie parisienne. Nous fîmes bon effet, car avec ou sans moi, Pierre-Clément y revint à plusieurs reprises. J’étais alors loin de penser que mon époux gravissait les marches du pouvoir dans le sillon du premier Consul.
Favorable au Coup d’État du 18 brumaire, Pierre-Clément était entré au Tribunat à sa création, le 25 décembre 1799. Le temps venant, bien que Napoléon Bonaparte l’impressionnait énormément, mon époux projeta de quitter le tribunat qui tombait en déliquescence. En tête à tête, il m’expliquait que le tribunat ne consistait plus qu’à délibérer sur les projets de loi avant leur adoption par le Corps législatif, l’initiative des lois relevant du Conseil d’État. Je ne comprenais pas tout, car chaque jour amenait son lot de plaintes sur les méandres de l’institution et les manipulations de ses membres. Une chose est sûre, cela le lassait et allait à l’encontre de ce qu’il pensait de cette institution. De plus, le Tribunat devenait un foyer d’opposition au régime que le Premier consul était en train de mettre en place. Cela le peinait, tiraillé entre l’admiration qu’il avait pour l’homme et les vérités qu’il entendait. Il se rendait donc au Palais-Royal où siégeait l’institution en traînant les pieds, ce qui n’était pas dans sa nature. Ce qui lui fit entrevoir une solution opportune fut la lecture de la gazette, Bonaparte s’était fait rétrocéder la Louisiane par l’Espagne. Pierre-Clément rendit visite à son ami Jean-Baptiste Bernadotte, béarnais tout comme nous. Celui-ci était pressenti comme gouverneur de cette colonie par le premier Consul, mais il n’était pas intéressé. Pierre-Clément le savait, aussi n’hésita-t-il pas à lui confier son intérêt pour ce poste. Soutenu par le commandant de l’armée de l’Ouest, il présenta sa requête sous forme d’un simple billet manuscrit :
Mon époux attendit avec impatience pendant deux mois sa réponse. Je l’avoue, je n’étais pas pressée, espérant intérieurement pour ma part une réponse négative. Mais que voulez-vous, cela n’était pas mon destin. Il fut convoqué par le premier consul. Il revint euphorique et me résuma sa réponse ; elle lui avait été faite lors d’un entretien bref et concis comme les aime Bonaparte.
« – Eh bien ! Êtes-vous toujours décidé à aller à la Louisiane ? Est-ce un parti pris avec réflexion et y tenez-vous ?
– Oui, général : je n’ai pas fait légèrement une pareille démarche.
– Puisque vous le voulez, vous irez à la Louisiane. »
Je n’avais pour ma part rien à rajouter, je n’avais plus qu’à préparer notre départ. Nous étions le 28 août 1802, et mon époux avait obtenu le nouveau poste de Préfet colonial de la Louisiane. Notre départ était toutefois prévu pour le début du mois de janvier. Il y avait tant à préparer pour embarquer pour ces terres lointaines en compagnie de mon époux et de nos trois filles. Pierre-Clément avait décidé pour notre fils Lysis, qui venait de fêter son septième anniversaire, de le confier au collège de Juilly. C’était un déchirement pour moi.
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