Le carton d’invitation qui trônait sur mon bureau était au nom de monsieur et madame Pierre-Clément de Laussat préfet de la Louisiane.
Le reflet dans la glace était à ma convenance. J’arborai une robe inspirée des tuniques gréco-romaines. De mousseline blanche, à taille haute et décolleté, elle avait une demi-queue et était brodée tout autour. Pour parachever le tout, j’avais fait de mon opulente chevelure, je n’avais pas cédé à cette mode qui avait fait couper à plus d’une de mes amies la leur, une coiffure bouclée retenue par un bandeau de même matière que ma robe. La fin du mois novembre rendait utile la dernière mode des châles orientaux, je couvris donc ma robe légère du châle de Cachemire très coûteux que mon époux m’avait offert et que l’on se devait de porter à l’Orientale, sur les bras. Pierre-Clément s’impatientait, il faisait les cent pas dans le vestibule, nous étions attendus au palais des Tuileries. Napoléon nous avait conviés afin de fêter la nomination de mon époux comme Préfet colonial de la Louisiane. Bien évidemment, la soirée n’était pas organisée à notre unique intention. Le nouveau premier consul voulait surtout fêter le retour de notre colonie, qu’il avait par une entourloupe reprise aux Espagnols lors d’un traité qui n’avait plus rien de secret, celui de Saint-Ildefonse. Ce secret, dévoilé, devait permettre aux troupes françaises de s’installer en Louisiane avant toute réaction américaine ou anglaise. Mais ce soir-là, la seule chose qui m’intéressait était de savoir qui serait à la fête. Nous fûmes annoncés par l’aboyeur en haut de l’escalier. Soutenue d’une colonnade sur tout son pourtour, la salle de réception était déjà empli d’une foule élégante. Vint à nous aussitôt Joséphine qui nous accueillit sous les ors du palais. Toujours aussi gracieuse, élégante et aimable, elle excusa son époux, le premier consul, qui était encore en conciliabule avec ses ministres, mais qui ne saurait tarder. Je remarquais au passage sa superbe parure d’améthyste qui mettait en valeur sa robe de coupe identique à la mienne en voile de soie brodé d’or. Dans la salle, toutes les femmes, à quelques variantes près, étaient habillées tout comme moi, seules les parures, et les broderies des robes faisaient la différence. Les hommes de leur côté, du moins ceux qui n’étaient pas en uniforme militaire, portaient haut la cravate blanche et à nœuds très affilés en queues-de-rat, engonçant leurs cous jusqu’aux oreilles, à travers la large échancrure du gilet on voyait leurs chemises plissées en fine batiste. Leur habit était pour la plupart brun foncé, à collet noir ou violet, croisé avec boutons de métal uni. Un orchestre jouait en sourdine pendant que des serviteurs proposaient des boissons dans des verres de cristal tenus en équilibre sur des plateaux d’argent. J’aperçus les sœurs du Consul, Élisa, Caroline et Pauline accompagnées d’Hortense de Beauharnais qui venait d’épouser Louis Bonaparte. Celui-ci avec les époux de ses sœurs, Murat et le général Leclerc, ce dernier partant pour Saint-Domingue pour mater la révolution, étaient au conseil. Claude Perrin Victor, dit Victor qui avait été nommé le capitaine général de la Louisiane et serait donc le pouvoir militaire en place, était déjà là et déjà fort entouré. Après l’avoir salué, je fus présenté à Joseph de Pontalba, natif de Louisiane qui avait écrit pour le Consul un mémoire politique, géographique et économique sur l’immense territoire qu’allait administrer Pierre-Clément. Celui-ci avait été dithyrambique à son sujet et n’avait pas tari d’éloges sur le rapport. Je n’avais pas la tête à tout ça, je voulais m’amuser, me distraire. Ce voyage me faisait peur, l’idée de partir si loin de chez moi, de traverser ce terrible océan m’effrayait. Je ne le montrais point à mon époux qui ne se faisait pas d’illusion, je le voyais à la façon dont il m’entourait et me rassurait en tous points. Je fus sorti de la mauvaise tournure de mes pensées par l’arrivée du premier Consul. Je constatai que c’était surtout dans le commandement que le Premier Consul était à son avantage, c’était là qu’il avait du naturel et de la dignité. J’avais été impressionnée lors des parades militaires auxquelles j’avais été invitée, comme beaucoup de dames, sur la place du Carrousel. Il était visiblement plus à l’aise en uniforme, à la tête d’une troupe, à une revue. Toutefois, il était imposant en toute occasion et savait très bien rabaisser à sa petite taille un homme de cinq pieds huit pouces qui ne s’y rabaissait pas de lui-même, ou se grandir à la hauteur des tailles les plus élevées. Il avait rarement de longues conversations avec les femmes. Un aussi grand caractère ne pouvait descendre à la galanterie. Il y en avait qu’il prenait en aversion, quelques-unes avec raison, d’autres sans aucun autre motif, sinon qu’elles lui déplaisaient. Il leur faisait alors de mauvais compliments sur leur toilette ou sur leurs aventures ; c’était sa manière de censurer les mœurs. Contrairement à madame de Staël ou madame Tallien qui en avaient fait les frais, j’avais de la chance, il me respectait, je n’avais jamais eu droit à une seule réflexion désagréable.
Avec son arrivée, nous passâmes à table. Il régnait moins de liberté qu’à la Malmaison, l’étiquette s’était augmentée en proportion de la grandeur de la résidence. Il y eut un souper inoubliable. Il comportait de nombreux plats salés et sucrés. Nous avions démarré par un potage de tortue et un relevé de potage : truite à la Génoise. Nous eûmes six entrées, suprême de volaille à la Chingara, sautée de lapereaux aux concombres, pâté chaud à la financière, côtelettes de pigeons, côtelettes d’agneau à la purée de champignons, poularde à la saint Cloud. Nous poursuivîmes par deux plats de rôts, poulets en piqué et tourtereaux. Il y eut ensuite six entremets, beignets de blanc-manger, gâteau à l’Italienne, gelée de citron, petits pois à la crème, asperges au beurre, consommé d’épinards. Pour finir les desserts, je me suis régalé avec les madeleines glacées au gros sucre, la crème de vanille, le soufflé glacé, le Baba au rhum, le gâteau des îles. Le tout était arrosé de vins de Bourgogne, de Bordeaux, du Rhin et de Hongrie. J’étais assise entre messieurs de Talleyrand et Eugène de Beauharnais, le fils de notre hôtesse. C’était un insigne honneur. L’un et l’autre avaient chacun leur charme, le ministre du consul n’était pas celui qui en avait le moins. J’avais en face de moi la belle Catherine Noël Worlee, l’ex-madame Grand, que l’on disait la future épouse de Talleyrand, une chose était sûre, elle était sa maîtresse. La soirée fut exquise, elle se termina par un bal magnifique. Le temps de cette soirée j’oubliai la peur que me faisait ce départ.
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Nous partîmes de Paris, le 1er décembre, pour Rochefort, avec nos trois filles, notre garçon étant resté en pension. J’avais passé les quelques mois qui séparaient l’annonce de la nomination à notre départ à préparer notre voyage. Mon mari me demanda de me faire faire une garde-robe en adéquation avec mon nouveau statut de représentation, le Consul à cet effet avait fourni une somme rondelette. J’habillais mes filles et moi-même chez les fournisseurs de la rue Saint-honoré. Ce fut une maigre compensation à ce qui m’attendait. Je renvoyais dans le Béarn tout ce qui ne nous serait pas utile dans les tropiques et fit empaqueter le reste pour le voyage.
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L’expédition française, dont mon mari était le précurseur, devait faire voile d’Helvoet-Sluys, en Hollande. Le brick « le Surveillant », notre navire, était de son côté envoyé de l’Orient pour nous prendre à son bord. Il tarda. Nous attendîmes quarante jours. Si cela parut excessivement long à Pierre-Clément, malgré l’ennui, je préférais avoir les pieds sur la terre ferme. Mon mari tous les jours se rendait à l’arsenal, il était curieux de ce théâtre maritime et à chaque retour me racontait avec enthousiasme tout ce qu’il avait vu. De mon côté, bien que je me languissais quelque peu, je profitais de la jolie maison que l’on avait mise à notre disposition et je m’occupais de mes filles. Nous fûmes prévenus, le 10 janvier 1803, que le « Surveillant » avait achevé ses préparatifs, et mouillait dans la rade des Basques afin de nous attendre. Il fallait bien m’y résoudre, il nous fallait partir.
Une goélette nous y transporta, ce fut la première fois que je mettais les pieds sur une embarcation flottante voguant aussi loin des terres. Ce fut le capitaine de frégate commandant Girardias qui nous accueillit, l’homme était charmant et chaleureux, mais ne m’empêcha pas de ressentir un malaise dû au balancement du navire, je suppose. Mon mari, plus enthousiaste, exultait de ce nouveau départ, de cette nouvelle aventure, qu’il estimait entreprendre un peu vieux, mais je savais que ce n’était qu’une certaine forme de coquetterie. Ce petit brick de 3 canons contenait en outre, sous les ordres de notre capitaine, 3 officiers d’état-major, 3 élèves, un officier de santé, un capitaine de port et 80 hommes d’équipage. Je me demandais comment nous allions tous rentrer sur un bâtiment qui me paraissait bien petit, d’autant que vingt et un passagers nous suivaient. Comment mon époux avait-il pu nous entraîner dans cette galère, si je puis dire ? Bien sûr, malgré toutes mes appréhensions, à aucun moment il ne m’était venu à l’idée qu’il puisse partir sans nous, la période de séparation pendant la Terreur m’avait suffi. Tant qu’à faire me ronger les sangs autant être auprès de lui. Je rassemblais mon courage, chassant mes mauvaises pensées, je me retournais vers la nourrice qui avait ma petite Camille. Avec ses cinq ans, elle ne tenait pas en place. J’avais plus de chance avec Zoé qui du haut de ses onze ans se pensait une adulte et chaperonnait Sophie de deux ans plus jeune avec sérieux et sans difficulté tant cette dernière était d’un naturel placide.
À notre petite famille, le commandant céda poliment sa chambre. Nous nous y entassâmes, je pris la couchette, mon époux eut droit à un hamac anglais et nos enfants obtinrent des matelas. Partout ailleurs, chaque nuit, on suspendait, deux rangs de hamacs dans une hauteur de six pieds. Il n’y avait pas un recoin où l’on ne fut tassé l’un sur l’autre comme des harengs. Il n’y avait pas le plus petit asile afin de s’y retirer pour jouir un peu de soi-même ou pour méditer seul. Je dois dire que tout ceci n’eut pas le temps de me préoccuper. Nous étions encore en vue de l’île d’Aix que le mal de mer me tourmenta plus que personne et cela fut presque le cas tout le temps de la traversée. Mon époux prétendit y échapper, mais au moindre symptôme, aussi léger fût-il, il courait sur le pont et ne cessait, de se promener au grand air à pas précipités, quel que fût le temps . Mon aînée me le rapporta, tant cela la faisait rire. Aucune de mes filles ne souffrit de ce mal, pas plus que la nourrice, fort heureusement.
Au bout de cinq jours, nous atteignîmes le port de Saint-Ander, notre première escale. Mon époux devait y embarquer six cent mille piastres fortes afin de les laisser en passant au Cap Français à Saint-Domingue. Nous y mouillâmes le 15 janvier. Cette ville maritime d’Asturies sur les frontières de la Biscaye était fort commerçante. Elle était si ancienne, qu’on en ignorait l’origine. Situé sur une petite péninsule, son port avait une très bonne situation. Nous mouillèrent en face.
Le temps, pendant la nuit, était devenu très mauvais et les vagues étaient extraordinairement agitées ce qui n’avait pas amélioré mon état. Je me sentais très faible. Le commissaire des relations commerciales français, M. Ranchoud, avait invité mon époux et moi même à dîner. Je n’étais pas en état d’y aller, je me levais tout de même afin de voir Pierre-Clément partir. Le petit canot de bord fut jeté à l’eau. Il heurta le long du brick contre une cheville de fer, cela fit grand bruit. Ses compagnons et lui s’élancèrent vite dedans et le poussèrent en avant. L’enseigne de vaisseau, accompagnant mon époux, s’écria : « – grande voie d’eau ; le canot s’emplit : du bord, une amarre, une amarre ! » Mon cœur flancha, je sentis mes jambes fléchir, je m’appuyais sur la rambarde. Heureusement, le grand canot, descendu le matin même, était à l’arrière. Les hommes dans le canot le laissèrent dériver au courant des flots. Le canot, bordé à clin comme les ardoises d’un toit, quoique comblé d’eau et couvrant les genoux des hommes, surnageait. Mon cœur battait la chamade, j’étais prête à défaillir. Il s’en fallut de peu, mais mon époux et ses compagnons gagnèrent leur planche de salut et réchappèrent du naufrage. Dans l’état où était la mer même ceux qui savaient nager auraient péri. L’alarme avait été grande à bord, je perdis connaissance.
Quand je revins à moi, mon époux était à mes côtés. Il était remonté à bord, le capitaine inquiet l’avait appelé. Pierre-Clément me rassura et me fit sentir qu’il serait d’un mauvais effet à bord que, pour si peu de chose, il parût s’effrayer et qu’il recula pour si peu. J’acquiesçais, qu’aurais-je pu rajouter? Il rembarqua et parvint à terre, non sans avoir auparavant lutté une demi-heure contre les vents. Le chargement de piastres nous retint huit à dix jours aux abords du port espagnol, je pus accompagner Pierre-Clément à terre. Cela fit grand bien à ma santé. Nous reçûmes un accueil empressé. Mon époux revit des Français riches, qu’il avait connus à Bilbao jeunes. Festins, bals, amusements nous furent prodigués.
Deux militaires, le commandant de la ville et son beau-frère Monsieur de Miranda, chef de bataillon, donnaient le ton à la société. Monsieur de Miranda était le type du vrai militaire espagnol. Le matin, il faisait sa ronde de visites aux belles dames. On le disait épris de Madame « P… » Je l’ignore, mais force fut de constater que si elle jouait du piano, il l’accompagnait de la guitare ; si elle chantait, il l’accompagnait encore ; si elle dansait, il pinçait sa guitare, qu’il quittait pour passer de l’orchestre au rang des danseurs. Il mettait, dans la société des femmes, une grande importance à des riens, aussi était-il proclamé à l’unanimité un homme charmant. Cela me divertit beaucoup.
Pendant notre court séjour, je n’ai rencontré qu’un homme de désagréable, Dieu m’en excuse, mais c’était l’évêque Don Raphaël Mendés de Loarca. Les espagnols des classes moyennes dissimulaient à peine leur mécontentement du gouvernement et leurs vœux pour une révolution ne se contenaient pas. Cela n’était point de la faute de cet évêque qui n’aimait ni n’approuvait la nôtre et nous le fit savoir. Il passait sa sainte vie dans la retraite, l’étude, sa correspondance et la société très bornée de quelques dévots obscurs. Ses discours habituels roulaient sur la religion. Il n’était pas de paroisse dans son diocèse dont il ne connut les plus petits détails domestiques. Il était ennemi des jeux et des plaisirs. Au fond, c’était un esprit minutieux et un prêtre fanatique, plus propre à être moine dans le 14ème siècle qu’évêque de notre temps. Il avait auprès de lui un prêtre son confident, celui-ci me guida dans Saint-Ander pendant que mon époux vaquait à ses obligations. Contrairement à son supérieur, il était agréable et ouvert et se confia beaucoup. Il m’expliqua que vingt ans avant ce n’était qu’un misérable bourg. Le commerce de l’exportation des laines se faisait alors par Bilbao, qu’il enrichissait. Pour punir cette ville de son attachement à ses franchises et libertés, la Cour imposa de forts droits de douane aux frontières de la Biscaye et allégea ceux de Saint-Ander, dont elle fit en même temps un port affecté par privilège aux échanges entre la métropole et ses colonies. Bientôt, cette ville en sentit les avantages, elle s’agrandit et s’embellit. Elle était très vivante et, parait-il, gagnait chaque jour du terrain sur la baie. Ces promenades et observations distrayaient nos loisirs, sans affaiblir l’ardente impatience de mon époux de poursuivre notre voyage.
*
Mon époux avait ramené à bord le trésor qu’il était venu quérir, et nous pûmes reprendre notre route. Nous étions le 22 janvier, le temps était mauvais, les vents étaient contraires. Ils soufflaient tour à tour du Sud-ouest et de l’Est et nous tenaient impitoyablement enchaînés, nous ballottant sans fin. Je dus à nouveau me tenir couché tant j’étais mal. Le 25, nous pûmes enfin lever l’ancre, nous étions encore fortement ballottés, mais au moins nous voguions. Il restait encore quelques passagers en arrière, trois coups de canon les pressèrent. Ils nous rejoignirent à l’entrée de la passe. À midi, le Cap-Mayor était dépassé, nous nous éloignâmes des côtes espagnoles. Au bout de quatre jours, nous saluions le Cap Ortegal, dernières terres d’Europe.
Avec les petites, je vins tenir compagnie à Pierre-Clément sur le pont afin de voir la terre s’éloigner et dire adieu à nos côtes. Nous étions tous debout, nous respirions. Le froid était encore pénétrant, les filles admiraient les légions de marsouins qui nous escortaient. Nous vîmes au loin quelques voiles. Nous étions en route, la terre disparue.
Nous avons atteint les Açores, la plus méridionale de ces îles, Sainte-Marie, le 2 février. La mer était tantôt houleuse, tantôt superbe, elle nous conduisit en quatre jours aux Poissons volants et à la température des Tropiques. J’en fus ravie. Je passais un peu plus de temps sur le pont à observer la vie à bord et à échanger avec les autres passagers qui nous accompagnaient. Mais, le 8 février et les jours suivants, l’Océan se figea comme une glace sous un ciel d’azur, pas le moindre souffle d’un zéphyr. Le gouvernail semblait à l’abandon. Le bâtiment pirouettait sur lui-même. Chacun d’entre nous parcourait l’horizon y cherchant quelque nuée naissante, le présage d’un grain qui nous ferait bouger. Tout le monde soupirait d’impatience, moi la première, car si ce calme me permettait de me sentir mieux, j’eus préféré arriver rapidement à bon port. Ce vœu était le sujet sans cesse renaissant des conversations. L’air était chaud, le lever et le coucher du soleil éclatant, le clair de lune ravissant, les heures éternelles et la lecture la plus douce des consolations. Il faut se faire marin dès l’enfance pour s’accoutumer aux caprices de l’Océan, à cette vie de bord toujours monotone et toujours mêlée avec la vie des autres. On ne peut rien faire qui ne soit sous le regard des autres, l’intimité n’existe pas à bord. Au milieu de ces déserts, au milieu des eaux et des cieux, quel plaisir de s’entourer du souvenir des êtres, qui, de leur côté, nous suivent de la pensée et nous cherchent dans l’espace ! Car je ne doutais pas un instant qu’au pays nous fûmes le sujet de toutes les spéculations et de toutes les inquiétudes.
Cet ennui fut interrompu le 10 février quand on vint nous imposer la rançon et la plate gaieté du baptême du Tropique, tradition maritime qui fit beaucoup rire mes filles. Les déguisements de l’équipage et le bain forcé de la plupart des passagers, elles les premières, les amusa beaucoup.
Deux semaines plus tard, le 24 février, au matin, nous avons découvert les côtes de l’île Saint-Domingue. La traversée ne fut pas mauvaise. Nous avons mouillé, le 27 de bonne heure, en rade du Cap, non loin de l’amiral Latouche-Tréville.
Ce fut devant Saint-Domingue que je réalisai pour la première fois le climat des tropiques, il y faisait très chaud et humide, Pierre-Clément restait en chemise et moi j’avais depuis quelque temps adopté tout comme mes fillettes les robes en linon de ma garde-robe. Saint-Domingue était un amas de montagnes. En arrière de la première ligne, on apercevait, comme un nuage, la montagne de Cibao, mon époux m’expliqua que c’était de là que Colomb rapporta, la première paillette d’or, qui depuis coûta si cher aux peuples du Nouveau Monde. Au-delà de la Grange, on entrevoyait aussi Monte-Christo, l’un des établissements de Colomb.
Sous aucun prétexte, nous eûmes le droit de descendre à terre, la situation de notre armée sur l’île était déplorable. En compensation, le préfet colonial Daure nous envoya des oranges, des sapotilles, des mangues, des bananes fruits de l’Équateur avec lesquels nous fîmes connaissance, et qui pour ma part ne valaient pas les pêches, les poires, les pommes de mon cru, mais qui nous firent grands bien ; il y avait longtemps que nous n’avions pas mangé quelque chose de frais. Il vint nous visiter et il nous expliqua que Saint-Domingue reconnaissait pour maîtres les nègres* jusqu’aux portes de la ville. Il nous fit remarquer tout autour leurs camps, leurs feux, leurs signaux sur les habitations Duplàa, Vaudreuil, etc., converties en ruines. Ils pillaient depuis 48 heures , égorgeaient, dévastaient la petite île de la Tortue et y massacraient son propriétaire Labatut, de la famille des concessionnaires primitifs. J’étais horrifié, d’autant que nous sortions en métropole de situations tout aussi tragiques. Les villes de Nantes et de Lyon notamment mettraient du temps à faire leur deuil des horreurs qu’elles avaient vécu au nom de la liberté.
Nous quittâmes, le 27 février, ces bords désolés. Nous côtoyâmes l’île avec lenteur, au bruit des coups de fusil et de canon, et à la lueur d’énormes bûchers, d’où s’élevait, çà et là, sur la côte, une épaisse fumée.
Nous nous engageâmes ensuite tout le long de l’île de Cuba, nous étions assez proches de ses côtes pour distinguer ses rares cultures et ses vastes bois. Des calmes fréquents nous contrariaient et nous empêchaient d’avancer. La chaleur des jours était insupportable nous faisant envier les nuits délicieuses. Les astres avaient là bas plus d’éclat qu’en Europe, la lune plus de blancheur, les étoiles plus de brillant et leur scintillante lumière ajoutait un nouveau charme à la fraîcheur de l’air, si doux à respirer après une journée embrasée. À ces calmes sans fin, succéda une brise caractéristique, qui nous donna l’espérance de sortir enfin de cet interminable canal entre Cuba et la Jamaïque. Notre lente marche avait épuisé les viandes fraîches, non de notre table, mais de la table de l’état-major, et corrompu totalement notre provision d’eau. Mon époux avait emporté avec lui deux bidons épuratoires de Smith et Cuchet qui servirent à la table du capitaine, mais perdirent leur vertu au bout de trois semaines. Notre chimiste Blanquet et l’ingénieur Vinache essayèrent de trouver une solution, mais échouèrent dans un premier temps. Le chimiste rebuté par les contradictions et les plaisanteries qu’il essuyait se rebuta ; l’ingénieur persista seul. Il tira de son filtre de l’eau d’abord supportable et enfin très bonne. Nous cessâmes de boire de l’eau trouble et sentant le soufre. Le fortuné tonneau fut placé avec honneur sur le pont ; chacun vint y puiser de l’eau et tous chantèrent les louanges de Vinache. Ce procédé de clarification de l’eau et celui de la désinfection de l’air par les fumigations, suivant la méthode de Guyton de Morveau, sont deux traits marquants de notre navigation. L’un et l’autre furent couronnés par le succès, j’en saluais les effets bénéfiques sur notre vie et notre santé.
Dans la nuit du 6 au 7 mars 1803, nous doublâmes le Cap Saint-Antoine sans en avoir connaissance. Il formait l’extrémité occidentale de l’île de Cuba, nous entrâmes dans le golfe du Mexique. Ses vagues creuses et courtes nous le signalèrent, je dus m’allonger tant ces mouvements marins m’étaient insupportables. Les mouvements du navire y étaient plus brusques et fatiguèrent davantage les passagers. Le mauvais temps y était rare, mais les calmes et les orages y étaient fréquents dans les mois d’été. Nous nous approchions enfin de notre destination.
texte délicieux . Disponible en librairie ?
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bonsoir, je n’ai pas encore fait cette démarche… je vous remercie pour votre compliment.
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