un Béarnais gouverneur de Louisiane III

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Head of a Woman- Study for %22The Happy Mother%22 (L'Heureuse mère); Pierre-Paul Prud'hon (French, 1758 - 1823)

Mars 1803. Dire que moi, Marie Anne Josèphe Paule de Peborde, épouse de Pierre-Clément de Laussat, était là, au milieu de nulle part.

J’étais peu rassurée et pourtant quelle magnifique nuit ! Appuyée sur le bastingage du navire, Pierre-Clément me décrivait le ciel au-dessus de la mer des Caraïbes. Je m’en souviens encore comme si cela était hier, il parlait comme un poète : « Une lune entière brillante de l’éclat des perles se montrait vers l’Orient, tandis que le soleil entouré de nuages de pourpre dérobait son globe de feu à l’horizon. Une brise fraîche du Sud-ouest enflait nos voiles. Notre brigantin sillonnait rapidement les eaux, pendant les trois lieues qu’il faisait à l’heure. Sirius, Canope, l’œil du Taureau et les Gémeaux mêlaient des rayons éblouissants aux nappes de lumière dont la lune enveloppait les deux, et qui semblaient s’étendre et se balancer sur la surface de la mer. »

Nous parlions et nous reparlions sans cesse de notre prochaine entrevue avec le père des Fleuves comme il nommait le Mississippi, j’avais parfois l’impression que cela n’arriverait jamais. Mon époux avait beau être lyrique, nous n’arrivions pas à approcher l’embouchure du fleuve.

Nous fûmes informés de notre approche par deux de ces arbres, entraînés dans le golfe du Mexique, qui frisèrent un matin les bords de notre bâtiment, sans toutefois le heurter. Nous avons repassé le Tropique du Cancer mais le ciel changea. Une nuée épaisse s’élargit au loin sur le rivage et nous éloigna de la terre, à laquelle nous touchions. Quelle contrariété que de voir le port et d’en être repoussé ! Quelle infortune, pourtant des volées d’oiseaux nous invitaient vainement à aller partager la sécurité de leurs nids, des arbres gros et nombreux nous apportaient vainement des nouvelles du Mississippi. Nous reculâmes et fûmes entraînés en arrière à 25 lieues de son embouchure. Et pourtant l’on nous avait annoncé la terre et j’y avais cru.

o-TEMPETE-CINEMA-facebookLe capitaine galamment m’avait tendu sa longue vue, j’avais aperçu la Tour de la Balise, notre prochaine étape mais la couleur de la mer changea. Les courants nous gagnèrent, nous éloignant encore une fois de notre destination. Nous tombions de plus en plus sous le vent. Le temps devint très dur, la mer très grosse, l’horizon brumeux, la pluie et les rafales balayèrent le pont, les vagues hautes et mugissantes passèrent par-dessus. Il n’en fallut pas tant pour que je rejoignisse ma cabine où mes filles étaient calfeutrées avec leur nourrice. Mon époux m’expliqua que nous subissions le coup de l’équinoxe. Allongée sur ma couchette, mes filles à mes pieds sur leurs matelas, je les rassurais tant bien que mal, moi-même apeurée, bien que gardant mon sang froid. Il fut difficile de se livrer au sommeil. II était continuellement interrompu par les secousses violentes du bâtiment et par le bruit des manœuvres et de la mer. En silence, je priais tout en imaginant les pires tragédies. Je vis ma fin, notre fin, arriver. Mes filles me rejoignirent sur ma couchette, nous nous serrions les unes contre les autres. Je n’avais point émis de regret quant à ce voyage, mais à ce moment là, je n’en fus pas loin. Je ne pus m’empêcher de dire à mon époux : « – Il serait pourtant cruel, mon ami, d’être venus jusqu’ici pour y périr d’une si triste mort. »

*

Je n’étais pas la seule à souffrir du mal de mer ou d’un malaise qui en était l’équivalent. Mon époux ne désespérait pas, il m’expliquait que nous étions à l’entrée du Mississippi et que dans deux jours au plus, nous aurions oublié cette épreuve dans laquelle la fortune nous maintenait à l’autre bout de l’Océan. Par une étrange mésaventure, il n’en restait pas moins que les vents nous maintenaient toujours à la passe de l’Est entre celle de la Balise et celle de la Loutre, par conséquent au-dessous du vent. Puis le brouillard, qui jusque-là cachait tout, en un instant s’abaissa, s’éclaircit, s’éleva, et disparut, ce fut le soulagement. Nous reconnûmes le fort de la Balise, sa tour et ses bâtiments que nous désirions tant atteindre. Nous avons cinglé vers eux. Nous avons couru une nouvelle bordée. Le moindre nuage rétrécissait nos cœurs. Le soleil couchant était assez clair. Nous avons forcé les voiles. Le crépuscule allait finissant, mais nous eûmes le temps de mouiller au milieu de huit navires que nous ne percevions guère plus. Nous étions enfin arrivés à un port d’attache, nous allions mettre les pieds sur terre, enfin un sol stable.

fort la Balise-012

Je passais une bonne nuit, à peine ballottée, le mouvement du navire nous berçait. Quel sommeil tranquille ! Nous nous éveillâmes doucement et tardivement. Fin prête, je rejoignis Pierre-Clément sur le pont. Un épais brouillard nous environnait. Nous entendions les cris, les cors et les trompes des navires voisins. Des éclaircies nous en découvraient de temps en temps les mats. Les vents soufflaient nous empêchant d’entrer dans la passe. Qu’importe, l’eau du fleuve était douce à la basse mer, mon mari me fit goûter l’eau du Mississippi. En milieu de matinée, le brouillard se dissipa, nous découvrîmes nos huit compagnons d’ancrage, avec leurs pavillons flottants. Ils formaient une escadre réconfortante autour de nous. Le décor, lui était plus décourageant, les eaux jaunes et sales s’étendaient et se confondaient avec l’horizon dans un cadre étroit à peine percevable. Du haut des mats, on annonça une chaloupe, qui sondait, plaçait des bouées et s’avançait. C’était le pilote Ronquillo, pilote en chef de la Balise, qui nous envoyait chercher, pour aller prendre un logement chez lui. Avec mes filles et la nourrice, peu rassurées nous nous embarquâmes sur son canot. Mon époux, avant que de nous rejoindre, resta sur le navire afin d’être là au moment où il passerait la barre, ce qui voudrait dire qu’il serait dans le lit du fleuve.

 François-André Vincent-001Nous fûmes reçus au mieux, mais je fus heureuse de n’y passer qu’une nuit. Toutes les maisons de cet établissement étaient de bois. Nous pouvions voir le jour par les joints des planches qui servaient de murs à celle que nous occupions ce qui n’était guère rassurant quant à sa solidité. Nous étions couchés sur des matelas de barbe espagnole, je ne compris que plus tard ce qu’y se cachait derrière cette expression nommant cette matière végétale. À notre réveil nous nous plaignîmes de démangeaisons violentes dues à des brûlots, des bêtes rouges, insectes imperceptibles du genre des mites, qui nous dévorèrent. L’épouse de Monsieur Ronquillo, tous en s’excusant, nous fournit une crème avec laquelle j’enduisis le corps de mes fillettes et le mien et qui nous soulagea rapidement.

Le reste de la matinée fut occupé en une promenade sur la Balise, nous attendions le moment propice pour nous rembarquer. L’île contenait, les maisons de Ronquillo, le logement des matelots-pilotins, la douane, les casernes, un corps de garde de figure pentagone, et enfin la tour en claire-voie et grillage assez haute et que l’on apercevait en mer de 5 lieues. Mon époux m’entraîna à son sommet afin de voir le point de vue. La perspective de cette tour embrassant la mer, les îlots alentours, la barre, les brisants à droite et à gauche, les larges nappes d’eau avec leurs longs joncs noyés, et au Sud-ouest, l’ancien établissement Français, dont il restait encore des orangers, des arbres fruitiers et les ruines d’un magasin à poudre, était impressionnante.

Le sol n’avait aucune solidité, le peu qui y était capable de quelque résistance était de main d’homme. Le fleuve y rongeait et y creusait ses rives d’un côté, pendant qu’il les y formait et les y élevait de l’autre. Ses bords étaient hérissés d’arbres entraînés par les eaux et que le hasard enchevêtrait les uns aux autres. Il agrandissait ainsi annuellement et peu à peu son delta. Ce pays était vraiment étrange, rien ne semblait définitif, tout semblait mouvant.

*

James Meeker (Hi Res bayou techeNous rejoignîmes avec soulagement le « Surveillant » et le capitaine Girardias vers midi. À une heure, le vent du Sud nous permit de lever l’ancre. Le fleuve, qui avait beaucoup de sinuosités en forme de zigzag, nous amenait à avoir des vents contraires qui nous freinait à chaque détour voire nous arrêtait. Le commandant du fort de Plaquemines, M. Favrot, fit parvenir une invitation à mon mari afin d’aller prendre chez lui quelques jours de repos, et nous offrit des provisions fraîches, des gâteaux et des pommes dans un panier de sauvages. Je ne demandais pas mieux, tant j’étais lasse de ce voyage qui n’en finissait pas. J’ai beau être d’un caractère de grande patience, il n’en restait pas moins que ce fleuve, malgré sa beauté, mettait à rude à épreuve mes nerfs. Il faut dire que si le paysage était spectaculaire, dans un premier temps, sur les quinze à vingt premières lieues, il n’offrait, sur les deux rives, qu’un horizon monotone, triste, voire importun à la vue. Ce n’était que plage basse et marécageuse, en beaucoup d’endroits, noyée par le fleuve, inhabité et inhabitable, où n’existait qu’une végétation informe et sauvage, de joncs humides ou d’arbres dont les troncs croupissaient dans la bourbe, et couverte, en outre, de reptiles divers, et d’insectes désolants. Les maringouins, et ces mouches cruelles auxquelles on avait donné, sur les lieux, le nom bien significatif de « Frappe d’abord », voilà ce qui se présentait au coup d’œil, dans ce vaste espace et à l’entrée de la Colonie, échantillon sur lequel, il est vrai, il ne fallait pas juger l’ensemble.

Don Manuel Salcedo, capitaine, fils aîné du gouverneur espagnol, et Don Benino-Garcia-Calderón, sous-lieutenant des grenadiers du régiment de la Louisiane, nous furent envoyés par le gouverneur pour nous donner les secours et les renseignements dont mon mari avait besoin.

Nous mouillâmes en face du fort de Plaquemines afin de répondre à l’invitation de Monsieur Favrot. Vieux français et loyal militaire, il nous accueillit au milieu de sa famille. Il était la candeur et l’hospitalité même. En nous voyant, la joie se peignit sur le front de cet homme visiblement bon. Cela me fit chaud au cœur.

Plaquemines était comme une île au milieu des marais. La charmante maison du commandant était assez commode, voire agréable à vivre. Monsieur Favrot tint à nous faire visiter les lieux. Nous fûmes, là aussi, dévorés par les brûlots, les moustiques, les maringouins, je compris qu’il allait falloir s’y habituer, c’était le mal du pays. Le commandant et les soldats entretenaient sur les lieux un potager, dans lequel ils luttaient perpétuellement contre les eaux, les herbes et les insectes. De là, on apercevait de l’autre côté de la rivière, le fort Bourbon, armé de quelques canons de fer, dont les feux se croisaient avec ceux du fort Saint-Philippe. Nous fîmes un dîner excellent et plein de gaieté et de convivialité chaleureuse, nous eûmes droit à des santés sans nombre au bruit de l’artillerie, des chansons françaises à refrains, exprimant en chorus le vin et l’amour. Nous eûmes une petite représentation de la vie des colonies. À 5 ou 6 heures du soir, nous prîmes congé et retournâmes à bord.

Joseph Rusling Meeker (The Athenaeum - Achafalaya RiverC’est à environ quinze lieues au-dessous de La Nouvelle-Orléans que Pierre-Clément me fit remarquer les premiers établissements de la Colonie. Ils étaient bien peu de choses, ils ne présentaient qu’une langue de terre cultivable entre le fleuve et les marécages. C’était un espace tellement resserré, que, des bords du fleuve, l’on avait l’impression de pouvoir toucher les premiers cyprès qui jaillissaient dans ces marais telles les colonnes d’un temple. Comme j’en faisais la remarque, un jeune officier, bel homme et d’une tournure agréable, ayant une épaulette de sous-lieutenant, créole bien né, officier du régiment de la Louisiane, me dit que l’expression consacrée dans la région était : « cracher dans la cyprière ». Je me souviens que cela me fit rire. Après quoi, confusément et sans suite, au-delà de ce coude que forme le fleuve, appelé le Détour des Anglais, si difficiles à doubler, nous vîmes un petit nombre de moulins à scier le bois, quelques sucreries, et des places où l’on cultive des légumes et des vivres, le tout disposé de file, et l’un après l’autre, le long des rives du fleuve. Nous pouvions distinguer aisément, et sans se fatiguer la vue, les limites et extrémités des établissements dans toute cette longue et étroite lisière de terre, attenante au fleuve, de part et d’autre. Ce fut le début d’une succession d’invitations auxquelles avec plaisir nous répondirent.

moulin de gentilly guadeloupeNous avons abordé à 4 heures de l’après-midi à l’habitation Gentilly. Nous y avons été traités avec une magnifique générosité. Monsieur Gentilly est renommé pour son humeur hospitalière. C’était une belle habitation entre La Nouvelle-Orléans et la mer. On y cultivait le sucre et le coton, et l’on y entretenait un moulin à scie. Nous avons dîné et couché sur place.

Rembarqués à 3 heures du matin, nous nous sommes arrêtés à 9 heures pour déjeuner, sur l’habitation Sancier. Ils sont sept frères. Deux d’entre eux y résidaient. Celui qui nous a reçus était marié avec une jeune cousine fort charmante, ils avaient deux enfants, des demi-sauvages élevés en toute liberté sans soucis des conventions. Leur teint était olivâtre, leur stature était frêle, mais ils étaient tout de nerfs. Ils décontenancèrent mes filles habituées aux manières policées. Afin de se mettre en valeur, monsieur Sancier eut soin de nous attester qu’il descendait d’un des premiers immigrants français à La Mobile, mais il ne put nous dire de quelle région de France sa famille venait. Il ne connaissait que de façon générale l’Europe ou la France. S’il était mauvais géographe, il était excellent chasseur. D’après Pierre-Clément, il ne manquait pas un chevreuil à cent pas. Il était pauvre et nourrissait une meute, je devais constater que comme beaucoup de colons, il donnait de bon cœur tout ce qu’il avait. Il nous servit du café au lait préparé devant nous par son épouse. Cela me rappela quand, enfant, ma nourrice me faisait collationner chez nos métayers.

Nous avons repris nos canots et sommes descendus à midi sur l’habitation Sibben, à 3 ou 4 lieues de La Nouvelle-Orléans. Madame Siben était la sœur de madame de Livaudais. L’une et l’autre appartenaient aux plus riches familles de la colonie, elle donna un splendide dîner en l’honneur de mon époux.

*

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Des voitures avaient été envoyées pour nous prendre à l’habitation. Enfin, nous quittions définitivement le navire. Nous évitions, ainsi, les dernières journées de navigation lors desquelles le bâtiment aurait avancé lentement, tantôt à la voile, tantôt à la toue (faire avancer un navire en tirant sur une chaîne immergée).

Nous nous sommes installés à trois heures de l’après-midi dans la berline. Je découvris la levée, digue qui empêche le fleuve de déborder, et sur laquelle une route, couverte de coquilles d’huîtres brisées, se déroulait sous les chênes supportant une étrange végétation des bayous que les locaux appelaient « la mousse espagnole » et qui pendait au fil de la brise. Il y avait trente-quatre plantations entre la maison de madame Sibben et la ville, toutes appartenant à des familles distinguées. Je pris beaucoup de plaisir à les observer. Il ne fallut pas plus d’une heure avant que d’être devant la porte du gouverneur. Nous fûmes reçus au bruit des salves d’artillerie des forts et accueillis par le gouverneur, entouré des commandants des corps, des principaux officiers de la garnison et des chefs de l’autorité civile.

Pierre-Clément salua aimablement la population massée pour l’accueillir, je m’attendais à une ovation, mais il n’y eut ni huées ni applaudissements. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, à rien de particulier à vrai dire, mais sûrement pas au silence glacé des Louisianais. Cela, me mit fort mal à l’aise. Je gardais toutefois un sourire figé sur la face et essayais de rester gracieuse.

Johann Friedrich August Tischbein (1750-1812), 1796Le gouverneur Don Juan de Salcedo, était un homme très âgé, ne pouvant plus marcher, ni même parfois parler, il déléguait ses pouvoirs à son jeune fils, Don Manuel, un homme charmant et chaleureux. La cérémonie des présentations fut écourtée par le fils du gouverneur prétextant la fatigue de notre voyage, mais je supposais qu’il préférait nous éloigner de cet accueil pour le moins gênant. Nous nous sommes ensuite retirés dans la maison qu’on avait arrêtée pour notre famille, c’était celle de Bernard de Marigny, à la porte orientale de la ville. Le gouverneur, accompagné de ses officiers, vint peu après nous rendre visite, nous pûmes le remercier. Nous étions enfin arrivés.

suite au prochain épisode.

2 réflexions sur “un Béarnais gouverneur de Louisiane III

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