Un Béarnais gouverneur de Louisiane V

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Pierre-Narcisse-GUERIN-AMotherandChild-3102014T223931 2C’était les derniers jours de mai, la température était douce et agréable, l’air exhalait les senteurs fleuries des magnolias. Je m’étais installée avec mes filles et leur gouvernante dans la véranda face au jardin et au fleuve. Je tournais machinalement ma cuillère dans ma tasse de café brulant et odorant y mêlant le sucre, un plaisir simple, mais un plaisir tout de même. Camille, ma petite dernière, du haut de ses six ans, me récitait avec grand sérieux sa première poésie, enfin son premier quatrain de Jean de La Fontaine. Arriva sur ces entrefaites Pierre-Clément visiblement nerveux. Celui-ci, malgré une grande agitation, attendit patiemment que notre petite fille finisse de s’exécuter et après l’avoir félicitée et remis nos filles entre les mains de leur gouvernante, il se confia à moi. Le courrier était arrivé et avec lui les premiers bruits de mésintelligence entre Londres et Paris. L’ambassadeur britannique avait eu de vives explications à une audience du premier consul. Suite à cela, des pièces officielles avaient été mises sous les yeux du parlement à Londres et du corps législatif à Paris. Les discours avaient été jusqu’aux menaces. L’Angleterre avait découvert que nous nous installions à nouveau sur le sol américain, aussi faisait-elle de grands préparatifs. J’essayais de calmer mon époux, mais qui étais-je, moi, Marie Anne Josèphe Paule de Peborde, pour trouver les arguments adéquats. Toutefois, mon époux de gouverneur m’écouta et s’apaisa. Le fait de m’expliquer et de trouver les réponses à mes questions lui permit de remettre de l’ordre dans toutes ses nouvelles. Dans les jours qui suivirent, ces rumeurs, prenant plus ou moins de gravité selon les dispositions des esprits, ne rendirent pas la position de Pierre-Clément des plus confortables. Pour calmer le jeu, il prit le parti de l’isolement et du silence.

Mais cette agitation en souleva d’autres, et celles-ci vinrent jusqu’à notre table par l’intermédiaire du jeune général américain Dayton, du New Jersey. Le général était grand, sec, d’une contenance froide et réservée, il n’en restait pas moins agréable. Nous avions déjà eu l’occasion de dîner ensemble chez le gouverneur espagnol. Ayant recherché la conversation de mon mari celui-ci l’avait invité dans notre demeure.

jonathan dayton

Lors de ce diner, il avoua qu’il avait entrepris une tournée pour connaître un pays qui était d’un grand intérêt aux États-Unis et dont on parlait beaucoup dans leurs deux chambres, sans en avoir de véritable notion. D’un naturel franc, comme beaucoup d’Américains que nous avions déjà rencontrés, il ne dissimula pas les motifs pour lesquels ils voyaient avec inquiétude les Français en devenir possesseurs. Les Américains redoutaient les vues ambitieuses et le génie entreprenant de notre nation. Le général expliqua qu’il craignait des frictions entre les différentes nations qui se côtoyaient sur le continent. Enfin, ils se méfiaient surtout que nous ne cherchions à fomenter des guerres de division, à entretenir parmi eux des idées de séparation, à travailler les Indiens, à susciter sourdement à leur gouvernement des ennemis et des affaires. Mon époux s’évertua pendant tout le diner à rassurer notre hôte, lui assurant qu’il avait pour mission de nourrir la meilleure intelligence entre nous et le gouvernement des États-Unis.

Ce fut à ce moment-là, il me semble que vint à nous les bruits de la cession de la Louisiane aux États unis et qu’ils prirent de la consistance. Pierre-Clément ne voulait pas y croire. Dans ce même temps, l’attention publique fut distraite un instant par un épisode inattendu.

William Augustus Bowles

William Augustus Bowles

William Augustus Bowles avait été amené, par une escorte de sauvages, dans les prisons espagnoles de notre ville. Cet aventurier anglais et organisateur de tentatives américaines autochtones pour créer leur propre État en dehors du contrôle euro-américain en avait fait bien voir à tous. Il avait été reçu par George III comme chef de l’ambassade des Nations creek et Cherokee et ce fut avec le soutien britannique qu’il retourna en Floride. Il avait déclaré la guerre à l’Espagne. Furieuse, elle avait offert 6000 $ et 1500 barils de rhum pour sa capture. Une fois chose faite, il avait été transporté à Madrid, où il avait été insensible aux tentatives par le roi Carlos IV de lui faire changer de camp. Il avait échappé aux griffes espagnoles et avait repris ses faits de guerre dès qu’il fut dans les eaux du golfe du Mexique puis suite à une trahison il s’était retrouvé à nouveau entre les mains des Espagnols.

Tout ceci coïncida avec l’arrivée des grandes chaleurs, nous étions à la mi-juin. Nous subissions des matinées assommantes de chaleur, nous avions des orages l’après-midi, heureusement les soirées étaient d’autant plus appréciées qu’elles étaient fraîches. Notre entourage prétendit que l’été de cette année-là était moins insupportable qu’il ne l’était communément. Je restais septique tant je trouvais cette météo désagréable. Nous en souffrions tous. Avec le mois d’aoJoseph_Rusling_Meeker_-_Louisiana_Bayouût, nous eûmes des journées plus sombres, mêlées d’air, mais le soleil était toujours brûlant. Le thermomètre, à l’ombre, dans le cabinet de mon époux, alla jusqu’à marquer un jour 30 degrés ; son terme moyen étant de 28 et 29. Quelques journées furent insupportables au point que l’on n’entendait plus le ramage des oiseaux, on en voyait à peine quelques-uns voltiger. Un coup de vent du Nord annonça, à la mi-septembre, l’adoucissement de la température. II fut précédé par un déluge de pluies, sans gros vent ni tempête. L’eau se précipitait de tous les points du firmament comme d’autant de grosses sources et fuyait de toutes parts en torrents sur le sol.

La saison de la canicule était celle aussi de la fièvre jaune. Elle était ici fameuse par les ravages qu’elle y exerçait sur les étrangers. Je n’eus pas le temps de m’en inquiéter que Pierre-Clément en fut atteint. Il demanda d’office le docteur Blanquet-Ducaila qui nous avait accompagné comme curieux, naturaliste et savant. La nature sauva mon époux par une prompte crise. Une hémorragie abondante de nez, survenue le troisième jour, le tint plusieurs heures sur le carreau. On vint de toute la ville me féliciter tant c’était bon signe. Cependant, le climat et les chaleurs excessives retardèrent et prolongèrent sa convalescence. Il fut vingt-cinq jours sur le grabat et ne reprit son état naturel qu’au bout de quatre mois. Tous eurent beau me rassurer, je n’en fus pas moins continuellement inquiète. De la famille, il fut le seul à être touché. Pendant qu’il était alité, nous reçûmes la confirmation de la guerre déclarée entre la France et l’Angleterre. La santé de Pierre-Clément n’en fut pas embellie tant cela le contraria. Il passa les derniers jours du mois de juillet à se soigner espérant sa guérison totale, avalant son quinquina, aspirant après le retour de ses forces. Sa porte était fermée, sa santé le commandait.

Il utilisait son rétablissement à des fins diplomatiques. Il ne pouvait s’afficher et faire acte de représentation, alors que la guerre rendait son existence précaire et son rang équivoque. Il ne pouvait se compromettre auprès d’un gouvernement auquel il pouvait faire ombrage tant qu’il n’aurait pas acquis la certitude du cap d’un potentiel changement. L’attente du dénouement paraissait rompre les liens entre la Louisiane et le futur poste de mon époux, cela l’isola sensiblement des habitants.

Constable John (1776-1837) 006Notre train de vie devint monotone. Nous parlions fréquemment de la France. Devant cette réclusion nous ne devenions encore plus nostalgiques. Nos heures s’écoulaient et se ressemblaient. Nous nous levions à 6 heures, déjeunions à 7 et dînions de 2 à 3. Après dîner, nous tournions autour des galeries, y causions, y recevions quelques visites, et régulièrement à 10 heures nous nous couchions, non sans avoir maudit cent fois les myriades de tribus de moustiques et de maringouins dont nous sommes dévorés.

Pierre-Clément à nouveau en santé se mit à remplir ses jours à visiter les colons français les plus fidèles à la terre de leur ancêtre, cherchant à s’instruire à fond de tout ce qui touchait la colonie fondée un siècle auparavant, et que la France allait plonger dans l’océan des états américains. Nous attendions impatiemment d’acquérir la certitude de cette nouvelle trop universellement répandue et indiquée par trop de signes pour n’être désormais point vraie. Nous reprîmes nos tables ouvertes en semaine ralliant à celles-ci les Français que notre expédition avait jetés dans notre orbite. Le peu d’étrangers qui nous visitaient criait haro sur la cession faite par la France. Nous repassions entre nous les désagréments de notre course dans ces rivages lointains et les plaisirs du retour.

Louisiana Purchase

Le verdict tomba le 18 août 1803, la France avait cédé la Louisiane aux jeunes États-Unis pour 75 millions de francs, cette information nous vint par M. Pichon chargé d’affaires à Washington. Si mon époux ne fit rien voir, je fus pour ma part fort déconfite. Il n’en restait pas moins que mon époux voyait s’évanouir ses projets, son bonheur et son ambition à marquer six ou huit années de la vie de cette colonie par une administration qui aurait doublé au moins la population et la culture du pays. Il aurait pu tripler voire quadrupler son commerce, laissant ainsi de lui de longs et honorables souvenirs. Il ne lui restait que le regret d’une année d’oisiveté, d’une inutile transmigration de famille vers un Nouveau Monde, de beaucoup de dépenses et de tracas et de dérangement sans nul fruit. Mon époux m’expliqua qu’il eut été difficile de garder la Louisiane des attaques et des intrigues de cette Angleterre avec laquelle nous avions recommencé une guerre implacable. Il essaya de me convaincre que par ce stratagème nous fortifions, avec cette colonie, les États-Unis, rivaux déjà redoutables de l’Empire britannique. Nous ajoutions le plus beau de ses fleurons à la couronne de la confédération américaine. Soit ! Mais avoir fait ce voyage si lointain pour rien me contraria fortement. Bien évidemment, je pris sur moi en public d’autant que je ne pouvais me plaindre de l’accueil qui m’y avait été fait.

Il ne restait plus qu’à attendre les ordres ultérieurs de notre gouvernement. Lassé de La Nouvelle-Orléans, Pierre-Clément m’entraina dans les différentes paroisses environnantes et nous rendîmes visite à tous les créoles français du lieu.

*

Un vaisseau français venant de Bordeaux mouilla à la Nouvelle-Orléans apportant enfin à Pierre-Clément les pouvoirs de gouverneur qui lui étaient nécessaires pour accepter légalement du roi d’Espagne la Louisiane, afin de la remettre à la France, pour aussitôt la transmettre aux États-Unis.

Après avoir tant attendu, les faits s’accélérèrent. Le soir du même jour, le 24 novembre 1803, mon époux dut entrer en scène. Nous reçûmes le général Wilkinson, commissaire nommé pour s’adjoindre à M. Claiborne afin de recevoir des mains de mon époux la colonie. Il venait de La Mobile, et passait par La Nouvelle-Orléans pour se rendre au fort Adams. Il était trapu, gai, bavard, sa physionomie était ouverte, il entendait et parlait à peine le français. Je le tConstable John 002rouvais très sympathique. Il s’entendit fort bien avec mon époux dont il comprenait la situation inconfortable et ambiguë. Il était à peine parti ; j’allais me coucher ; que M. Landais arriva afin de remettre des lettres de France à Pierre-Clément. Comprenant que cela pouvait être important, je m’assurais du couchage de mes filles et j’allais leur raconter quelques histoires, en attendant que fût reçu monsieur Landais. Je n’eus pas le temps de m’informer de ces annonces que Monsieur Lyons, entrepreneur de la Gazette gouvernementale de La Nouvelle-Orléans, vint porter à mon époux des dépêches de France. Attendant son départ je me glissais dans son bureau. Je le trouvais abattu. Il m’apprit qu’il était destiné à la Préfecture coloniale de la Martinique sans avoir été consulté. Il était entre l’abattement et la colère de n’avoir été qu’une marionnette.

*

Dans les jours qui suivirent, je vis peu Pierre-Clément qui dut organiser la passation entre la France et l’Espagne. Mon mari entra dans un bras de fer avec le marquis de Casa-Calvo et le secrétaire du gouvernement espagnol Don Andrés Lopez de Armesto. Il imposa sa propre milice à la tête de qui il nomma Monsieur Deville-Depontin-Bellechasse, et un nouveau maire au Cabildo, Monsieur Boré, l’un et l’autre ayant toujours tenu tête aux Espagnols. Il composa un conseil municipal constitué de négociants, des gens accoutumés aux affaires, il trouvait cela profitable à la colonie. Sa première action envers les colons fut de proposer un souvenir et un hommage à la mémoire des Français sacrifiés sous O’Reilly, le deuxième gouverneur espagnol qui avait endigué le refus des colons français à être géré par un gouvernement espagnol en fusillant les réfractaires. Cette histoire m’avait été racontée à plusieurs reprises, elle avait laissé une plaie béante parmi les Français, plaie que mon époux voulait panser.

*

Empire H2La passation de pouvoir eut lieu le 30 novembre 1803. Escorté d’une soixantaine de Français, Pierre – Clément, revêtu de son superbe uniforme vert avec le haut col brodé, coiffé d’un bicorne à plume blanche, se rendit à pied au Cabildo. Le brick l’Argo le salua à son passage. De mon côté, entourée comme une reine des plus grandes dames de la colonie, toutes habillées et coiffées à la dernière mode, je le regardais venir depuis les balcons du palais du gouvernement. J’avais privilégié moi-même une robe et cape turquoise. La foule y était considérable. Les troupes espagnoles s’y tenaient sous les armes d’un côté, et les milices françaises de l’autre. Les tambours battirent, les clairons sonnèrent aux champs quand mon époux passa. Le marquis de Casa-Calvo était là pour remettre dans les règles à Don de Salcedo, de plus en plus impotent et malade, ses pouvoirs, ainsi que la lettre du Premier Consul Bonaparte et l’ordre de Sa Majesté catholique. Dans la salle de cérémonie, Pierre-Clément et le marquis de Casa-Calvo échangèrent leurs pouvoirs, les signèrent et apposèrent leurs sceaux. Ils allèrent ensuite sur le balcon central et quant à moi sur un des balcons latéraux. À leur apparition fut baissé le drapeau espagnol, qui était au haut d’un mat ; et en même temps fut hissé le drapeau français. La compagnie de grenadiers du régiment espagnol de la Louisiane alla prendre le drapeau espagnol, et les troupes espagnoles défilèrent après lui, au pas de charge. Mon mari remit alors leurs pouvoirs à ses hommes. Pendant cette cérémonie, le canon tonnait de toutes parts. Quel dommage que ce ne fut qu’une passation momentanée !

Ce jour-là, il n’y eut pas d’autres manifestations, j’avais juste organisé un repas avec quelques fidèles, dont les familles de Monsieur de Boré et de monsieur Deville-Depontin-Bellechasse. Suite à cela, nous restâmes entre dames pendant que mon époux commençait la mise en place de ses fonctions officielles.

*

La journée du lendemain fut une fête continuelle. Nous eûmes soixante-quinze
FREDERIK HENDRIK KAEMMERER (1839-1902) | Danse dans le personnes à diner, tant Espagnols qu’Américains et français, commencèrent le jeu avant dîner et ne le discontinuèrent pas sans grosses pertes, sans folies, jusqu’au lendemain huit heures du matin. Deux tables magnifiquement servies furent interrompues par trois toasts : le premier, au vin de Champagne blanc, à la République française et à Bonaparte ; le second, au vin de Champagne rose, à Charles IV et à l’Espagne ; le troisième, au vin de Champagne blanc, aux États-Unis et à Jefferson. À chacun de ces toasts correspondaient trois salves de 21 coups de canon.

Le café était à peine pris, qu’il commença à entrer du monde. Le temps qui était brouillé la veille s’était remis et un coup de vent du nord, le plus piquant de l’hiver, avait desséché la terre et étoilé le ciel. Le vent soufflait avec force. Il dérangeait les illuminations, autour du Cabildo. Néanmoins, les gros pots à feu éclairaient d’une lumière éclatante et les abords et les façades de la maison.

Cent femmes, la plupart belles ou jolies, toutes bien faites, élégantes, brillantes de parure, cent cinquante à deux cents hommes circulant à travers divers appartements, dont j’avais enlevé les portes, s’entrelaçaient dans un torrent de lumière, en trois contredanses animées, tandis que des tables de jeu s’élevaient de toutes parts. Les contredanses anglaises interrompaient, d’une sur trois, les contredanses françaises. Le marquis de Casa-Calvo ouvrit le bal par un menuet avec madame Almonaster. Des danses de caractère par M. Folck, M. Dugay, de Bordeaux, se succédèrent. Enfin, l’on entremêla les valses. Madame Livaudais et Madame Boré, qui avaient renoncé aux bals, depuis de longues années, en reprirent le goût dans cette circonstance.

On soupa à trois heures du matin. Il y avait deux tables ; la grande avait 54 couverts ; la petite en avait 20. On y fit honneur. Les danses recommencèrent.

Peu à peu, les hommes et les dames filèrent. À cinq heures néanmoins, deux contredanses restaient encore, à sept heures la danse des bateaux et la galopade survivaient. Il en était huit, quand les derniers joueurs levèrent la séance.

Le lendemain matin, tous les joyeux participants au bal avaient la gueule de bois, malgré cela tous vinrent à la grande grand-messe solennelle, à laquelle nous assistions et où le Domine salvamfac Rempublicam, Domine salvos fac consules fut chantés selon le concordat. Comme l’évêque, au nom de Sa Majesté catholique, avait refusé tout net, ce fut le père Donat, un jésuite français, un de ces missionnaires n’ayant peur de rien, pas même du Diable, qui officia en l’honneur de la République française.

Franz Xaver SimmLe marquis de Casa-Calvo nous dédia un bal. Il y avait au moins 150 femmes, belles de leur beauté naturelle et de leur parure. C’était un mélange de Louisianaises, de Françaises, d’Américaines, d’Espagnoles et de celles-ci en très grand nombre. Tous les officiers des corps espagnols y étaient en uniformes. Outre quatre maîtres de cérémonie, M. de Casa-Calvo en fit lui-même les honneurs avec autant d’attentions que de grâces. Il vint, à la tête de son état-major, me recevoir à la descente de sa voiture. Une loge, gardée toute la nuit par un grenadier du régiment de la Louisiane, m’était réservée ainsi qu’à ma société. Le concert et les danses se partagèrent la soirée. À deux heures après-minuit, fut servi un ambigu de la plus grande magnificence et où tout était en profusion. Une quantité éblouissante de bougies éclairaient une décoration superbe. Nous nous quittâmes à huit heures du matin. Il n’eût pas été Français que mon époux demeurât en reste.

Nous le rendîmes le 16. Cette fois-ci, nous eûmes plus de cinq cents invités qui se pressèrent au palais du gouvernement. La soirée prévoyait d’être somptueuse, éclairée par deux cent vingt bougies sur les candélabres. Les tables des buffets ployaient sous les pâtés et rôtis. Le vin était prévu à profusion.

L’harmonie en fut toutefois troublée par un incendie qui éclata entre huit et neuf heures du soir. Le feu prit à une maison appartenant à une mulâtresse libre. Un vent du nord assez impétueux soufflait. Heureusement qu’un grand jardin la séparait, dans cette direction, d’autres bâtiments construits en bois comme elle. Il n’a pas été difficile d’en concentrer le foyer et d’en surveiller les flammèches qui allaient tomber sur les toits couverts, la plupart en bardeaux. Aux souvenirs de 1788 et de 1794 et des huit millions de piastres fortes que cette ville brûlée perdit, il est pardonnable aux Louisianais de frémir lorsqu’ils voient des flammes.

C’était un spectacle à serrer le cœur. La panique avait pris le dessus, au sortir de chez moi, éploré et poussant des cris, des pères de famille et des femmes s’enfuyaient à la hâte ; d’autre part, des esclaves chargés et suivis de leurs maîtres prenaient la direction du port, tandis qu’au port même des navires effrayés coupaient leurs câbles et se mettaient en dérive. Au bout d’une heure, le toit de la maison s’est affaissé, et le feu a jeté moins de cendres embrasées. Le feu fut maîtrisé et presque éteint, le marquis de Casa-Calvo et mon époux vinrent rejoindre la bonne compagnie.

La gaieté reprit ses droits dans toutes les salles. Les amusements durèrent douze heures. Boléros, gavotes, anglaises, contredanses françaises et anglaises et galopades se succédèrent. Huit tables de jeu et de gros jeux furent mises en place. Avaient été installés vingt quinquets, deux cent vingt bougies, soixante couverts à la grande table, avec vingt-quatre à la petite et cent quarante-six sur trente-deux guéridons de restaurateurs. Des centaines de personnes mangeaient debout çà et là, piochant dans les vingt-quatre gombos, dont six ou huit à la tortue de mer, mis à leur disposition.

Outre, durant la nuit entière, un buffet abondant de Bavaroises, de thé, de café, de chocolat et de consommés… mon époux avait rendu au commandant espagnol une revanche qui a été admirée. Nous nous sommes séparés à huit heures du matin. Ce troisième bal avait duré toute la nuit et marqué définitivement, dans les rires, les danses et les chants, le véritable enterrement, à jamais, de la Louisiane française.

*

Le lendemain matin des festivités, les commissaires américains arrivèrent. Le général Wilkinson, avec le général Claiborne, suivis de cinq cents hommes, et du major Wadsworth voulurent rencontrer mon époux au plus tôt. Il fallait bien l’admettre, mon époux se rendit assez vaseux à sa réunion et pour cause. Les commissaires américains furent accueillis au Cabildo par dix-neuf coups de canon. Lors de cet entretien, Pierre-Clément et les États-Uniens convinrent qu’ils suivraient  les formes protocolaires déjà suivies avec les Espagnols.

Frederic Soulacroix (EleganteLe jour qui devait être le premier d’une ère vraiment nouvelle pour les rives du Mississippi, mon époux et moi même fûmes entourés à la maison de tous les officiers municipaux, de l’état-major, d’un grand nombre d’officiers, d’un plus grand nombre de citoyens français de tout rang et de tout état. Nous nous rendîmes à pied, avec ce cortège, à l’Hôtel de Ville. Le jour était beau et la température douce comme au mois de mai. Les onze galeries de l’hôtel de ville et tous les balcons de la place étaient pleins d’élégantes de la ville. Les officiers espagnols se distinguaient dans la foule par leurs plumages. À aucune des cérémonies précédentes, il n’y avait eu pareille quantité de curieux.

Les troupes anglo-américaines ont enfin paru. Elles ont débouché par pelotons, battant aux champs, le long du fleuve sur la place et, faisant front aux milices adossées à l’hôtel de ville, elles s’y sont formées en ordre de bataille. Les commissaires, MM. Claiborne et Wilkinson, ont été reçus au bas de l’escalier de l’hôtel de ville, par le chef, de bataillon du génie Vinache, le major des milices Livaudais, et le secrétaire de la commission française Daugerot. Mon époux reprit le relais et l’échange des pouvoirs s’effectua. Il remit les clefs de la ville, entrelacées de rubans tricolores, à M. Wilkinson, et de suite il a délié de leur serment de fidélité envers la France les habitants qui voudraient rester sous la domination des États-Unis.

Ils se transportèrent au principal balcon du Cabildo. À leur apparition, le pavillon français fut descendu ; le pavillon américain fut monté : ils se sont arrêtés à la même hauteur. Un coup de canon a été le signal des salves des forts et des batteries.

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Mon époux invita tous les participants à une fête le soir même. Le corps des officiers des milices accourut. Ils avaient les larmes aux yeux en remerciant Pierre-Clément et moi même de notre venue et des espoirs qu’elle avait fait entrevoir. Nous ne nous étions pas cuirassés pour les actes de cette journée, et nous ne nous attendions pas à ses effusions. J’ai rassemblé le peu qui me restait de forces pour leur répondre deux mots et je me suis enfui momentanément, mon époux sur les talons, tant l’émotion était présente.

La fête se termina par un diner et une soirée auquel la société tout entière a pris part sans distinction d’Espagnols, d’Américains, de français. Nous avons porté solennellement le toast aux trois nations, et les avons tous salués au bruit des canons.

*

Le 20 avril, nous regardâmes avec une certaine nostalgie et avec amertume s’éloigner le port de La Nouvelle-Orléans depuis le bastingage du Natchez. Les rêves de mon mari s’envolaient, et mes angoisses face à ce nouveau voyage me mettaient déjà à mal.

Constable John (1776-1837) 002

Fin

Sources :

Pierre-Clément de Laussat (Mémoires sur ma vie à mon fils :

https://archive.org/details/mmoiressurmavie00lausgoog

Vue de la colonie espagnole du Mississippi par un observateur résident sur ​​les lieux :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k213553v/f9.image.r=Basse-louisiane.langFR

3 réflexions sur “Un Béarnais gouverneur de Louisiane V

  1. Pingback: un Béarnais gouverneur de Louisiane IV | franz von hierf

  2. j’aime énormément ce que vous avez écrit, d’autant plus que Marie Anne de Péborde est mon aïeule directe via le mariage de sa petite fille Clémence avec mon arrière grand père Jules du pré de saint maur…. J’ai écrit récemment une biographie de PC de Laussat qui va sortir ces jours – ci. Je serais intéressé a un contact avec vous . Je dois dédicacer mon livre au château de Bernadets même le samedi 19 NOVEMBRE prochain. Je peux vous y faire inviter par les nouveaux propriétaires que je connais A bientôt peut être

    Bertrand de saint maur

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    • Bonjour à vous,
      Je suis agréablement surpris par votre message et vous en remercie. Je ne pourrais être en Béarn ce weekend-là, je vis à Paris et c’est trop juste pour m’organiser, mais je vous sais gré pour votre invitation. J’apprécierai de vous rendre la pareille en lisant votre biographie de monsieur de Laussat. Pouvez-vous me dire comment l’obtenir ? C’est avec plaisir que je me tiens à votre disposition.
      Cordialement votre, au plaisir de vous rencontrer.

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