Deux bottes, il y avait deux bottes qui sortaient de la vase, les semelles vers le ciel, comme deux fleurs à longues tiges. Quelle étrangeté que cela ! Quelle incongruité que cela ! Elles étaient visiblement de belles qualités. Quelle bizarrerie de les avoir jetées là ! L’homme s’approcha et voulut saisir l’une d’elle après les avoir examinées de plus près. Quelle ne fut pas sa surprise ! Il y avait la jambe dedans. « – Jésus, Marie, Joseph, qu’elle était cette diablerie ? » Il y avait même tout le corps ! « – Oh ! grand Dieu ! Qu’ai-je trouvé là ! »
Eulalie avait quitté le couvent une bonne fois pour toutes. Elle n’avait pas été malheureuse auprès des Ursulines, mais elle s’ennuyait au sein de cette communauté réglée sur des habitudes ponctuées de messes. Elle avait appris ce qu’il fallait pour être une bonne épouse et une bonne mère, c’était à son gout suffisant. La plantation, les promenades au bord du fleuve lui manquaient et puis elle voulait vivre, respirer, plaire, aimer. Ce ne sont pas les couventines qui allaient la comprendre. Ses sœurs ainées étaient richement mariées, sa cadette était faite pour rester au couvent quant à la dernière, la benjamine, il était trop tôt pour supposer.
En compagnie de sa belle-mère, Madame Trépagnier, née Renaud, était donc venue chercher sa fille au couvent de la rue de Chartre. Elle en avait profité pour embrasser ses deux cadettes et faire don de quelques vivres. Eulalie, sa mère et sa grand-mère n’avaient fait que passer à La Nouvelle-Orléans, il leur fallait rentrer avant la nuit à la plantation. Le jour sous ses latitudes tombait brutalement, et madame Trépagnier ne voulait pas se laisser surprendre par la nuit et n’avait pas prévu de dormir chez un membre de sa famille à la ville.
La berline conduite par le vieux nègre* Ezéchiel, avait pris la seule route existante, celle qui serpentait sur la Levée, nom de la digue qui retenait les humeurs du Mississippi. Eulalie avait eu plaisir à passer par le bord du fleuve qui formait devant la ville, une anse demi-circulaire, avec d’un côté le port, le long duquel venaient mouiller une multitude de bâtiments et de l’autre devant le quadrillage des rues, le marché, les maisons de négoces, les tavernes et les bâtiments officiels. Elle aimait autant cette vie industrieuse, toujours en mouvement, que le calme et la régularité de la vie à la plantation. Passant devant la place d’armes elle jeta un œil vers l’église Saint-Louis, objet de tous ses désirs, car elle espérait convoler bientôt en justes noces, bien qu’elle n’eut pas encore de prétendant.
La voiture sortie de la ville sur la route faite de coquille d’huitres, entre fleuve et plantations. Les Trépagnier connaissaient pour ainsi dire toutes les familles de la Louisiane. Certaines d’entre elles étaient des leurs, les mariages avaient noué des liens serrés entre elles. Les derniers rayons du soleil dardaient leurs dernières ardeurs quand ils pénétrèrent dans l’allée bordée de chêne balançant leurs écharpes végétales et fantomatiques au grès d’une brise annonçant la nuit. Elle menait au fronton de la demeure. Le corps de bâtiment central fait de briques avec sa façade de colonnes soutenant la véranda et la galerie de l’étage trônait entre deux autres bâtiments formant un U vers l’arrière de la demeure. La famille était très fière de sa plantation construite sur la parcelle de terrain offerte par le gouverneur espagnol, don Bernardo de Galvez, en reconnaissance des services rendus à Natchez pendant la guerre d’Indépendance américaine par son propriétaire. Pierre Trépagnier, le père d’Eulalie, y cultivait comme ses voisins l’indigo et le coton, faisant ainsi sa fortune.
*
Comme tous créoles, les Trépagnier recevaient beaucoup, seuls divertissements entre les travaux de la terre qui ponctuaient le rythme de la vie de toute plantation. C’était les derniers jours de mars, les premiers du printemps. Les arbres fruitiers étaient couverts de fleurs, la température était douce, le ramage des oiseaux ajoutait de la gaité au moment. De la fenêtre ouverte ornant la cour sur laquelle donnait sa chambre, l’oranger embaumait l’air. Cette odeur familière presque entêtante, reconnaissable entre toutes, était l’un des signes pour Eulalie de son retour chez elle. Tout en confiant ses aspirations futures à sa grand-mère, la jeune fille s’y préparait aidée en cela de sa nourrice Rosalba, une négresse* aussi large que haute et de la petite Miranda, sa chambrière. Pour son retour à la plantation ses parents avaient organisé un déjeuner champêtre. Ils avaient invité comme il se devait leurs voisins. Elle était heureuse. Sous le regard attendri de madame Trépagnier mère, elle se mirait dans la glace, elle admirait sa nouvelle robe en linon blanc resserrer sous la poitrine par des rubans de satin. Elle fit bouffer ses manches ballons ornés de broderies ton sur ton, elle remit en place le volant autour de son corsage afin de dégager son décolleté et mettre en valeur sa jeune poitrine. Eulalie avait raison, elle était belle avec ses yeux noisette brillants de vie, sa bouche pulpeuse, sa chevelure noire opulente. Elle était grande. Elle était mince. Quand elle descendit rejoindre sa famille et ses amis, les regards admirateurs la convainquirent de l’effet qu’elle produisait. Sa sœur Elizabeth de deux ans son ainée vint à elle et l’entraina au-dehors vers le jardin d’agrément que leur père avait créé sur l’un des côtés de la demeure. Là, croissaient l’azédarach avec ces grandes branches nues terminées par des ombelles de feuilles et ses grappes de fleurs lilas, le plaqueminier, le pacanier, avec leur port royal et leur vaste branchage étalé, le magnolia aux larges fleurs enivrantes et aux fruits semblables à des bouquets de corail et le chêne vert au tronc dur et tordu. Sous les chênes était dressée une table sur tréteau autour de laquelle des serviteurs plaçaient les mets. Les deux sœurs ne s’étaient vues depuis longtemps en faite depuis le mariage de l’ainée des deux. Autour d’elles des enfants couraient, se chamaillaient. Hormis la petite fille de leur sœur ainée, Hortense, c’étaient ceux des amis de la famille, des voisins pour la plupart. En ce dimanche de printemps, de nombreux voisins étaient venus. Il y avait, Jean-Noël Destréhan avec son épouse et huit de ses enfants, dont deux filles avaient été au couvent avec Eulalie, monsieur Boré et son épouse, la sœur de monsieur Destréhan, le couple Andri et leur jeune fils. Pierre-Philippe Enguerrand de Marigny accompagné de sa femme, sœur de monsieur Destréhan, séjournait chez ce dernier, aussi il s’était joint aux festivités. Leur jeune fils Bernard n’avait d’yeux que pour Eulalie et elle, elle ne voyait que le capitaine d’infanterie qui accompagnait l’époux de sa sœur, Silvain Saint-Amand. Elizabeth qui le connaissait s’empressa de le présenter à Eulalie. Il se nommait Jean Ursin de La Villebeuvre. C’était un bel homme qui de ses yeux limpides la déshabilla, la faisant rougir. Ce moment de gêne fut interrompu par madame Trépagnier mère qui fit signe à tous de se mettre à table, leur voisine la veuve Glapion, la dernière attendue, était arrivée.
Jean Ursin était sous les ordres du gouverneur Manuel Gayoso de Lemos, comme son père l’avait été sous ceux du gouverneur Miró y Sabater. C’était un homme courageux avec beaucoup d’allure à laquelle les femmes ne résistaient pas. Eulalie ne faisait pas exception, elle était troublée, jetait des regards en coulisses vers lui, ne savait comment se comporter, les ursulines n’avaient pas inclus cela dans son éducation. Le repas dominical, malgré le nombre de personnes autour de la table, avait des allures de repas familial. Chacun parlait à tout à chacun, on se donnait des nouvelles de la colonie, de la France, certains y avaient encore de la famille. Les enfants faisaient des incursions sporadiques entre la table et leurs jeux, sous l’œil conciliant de leurs nourrices. Les esclaves faisaient leur ballet autour de tout ce monde, servant, desservant les ainés, encadrants les plus jeunes. Au moment où elle s’y attendait le moins, alors que chacun sortait de table, les uns pour fumer, les autres pour se reposer, la sieste sous ces latitudes était une tradition, Eulalie fut invitée par Jean Ursin à faire une petite promenade. Son cœur se mit à battre la chamade. Elle accepta sans vraiment réfléchir. Sa sœur Élizabeth, ayant entendu l’invitation, proposa de les accompagner avec son époux qui se laissa forcer la main. Cela contraria bien Eulalie, mais elle savait qu’elle ne pouvait décemment refuser ce chaperonnage. Hortense leur sœur ainée rapatria à cette promenade impromptue madame Boré et madame Andri. Cela contraria bien Eulalie, mais qu’aurait-elle pu dire ? Le groupe ainsi formé se dirigea naturellement vers le fleuve avec en tête Eulalie et son cavalier. Celui-ci lui sourit et lui glissa une boutade pour la détendre, elle laissa échapper un gloussement. Devant le manque d’intimité, Jean Ursin se contenta de quelques banalités. Il n’était pas inconscient, on ne courtisait pas une jeune créole effrontément. Il y avait déjà eu quelques scandales dans la colonie qui avait abouti à des mariages contraints et contrariants ou pis à un confinement au couvent pour la jeune fille et à l’exil pour le prétendant. L’azur du ciel était superbe, ils ne craignaient pas quelques ondées soudaines et inattendues, fréquentes en ces cieux. Ils marchèrent sur la Levée, profitant inconsciemment du chant des oiseaux. Jean Ursin fit remarquer à la jeune fille le chant varié et harmonieux de l’aimable Moqueur au milieu de la variété de ceux du ramage. Il n’y avait encore ni maringouins ni serpents à craindre rendant ainsi ces quelques pas agréables à tous les promeneurs. L’herbe pointait avec force et formait une nappe verte, qui rafraîchissait la vue sur les deux rives du Mississippi. Le fleuve ne charriait pas, n’était pas troublé, ne débordait pas, il présentait un vaste tapis mobile qui se déroulait majestueusement sous leurs yeux. Comme madame Andri, qui attendait et commençait à fatiguer, ils firent demi-tour. Revenus à l’habitation, ils rejoignirent les autres invités et s’installèrent avec eux sous la véranda profitant des rafraichissements servis. Jean Ursin fut happé par la gent masculine ce qui ne l’empêcha pas de jeter des œillades vers Eulalie qui faisait semblant d’ignorer ses tentatives pour retenir son attention. La nuit se rapprochant, chacun jugea bon de reprendre la route vers sa plantation où vers celle où il logeait. Le cœur serré, Eulalie vit repartir son cavalier. Elle le savait, elle était amoureuse, il n’y avait aucun doute à cela.
*
Depuis le carnaval, il existait un bal public dans une des rues transversales de la ville, c’était un grand hall aménagé pour l’occasion au premier étage d’une grande demeure. Cette salle de danse était toute en longueur, elle était d’environ quatre-vingts pieds sur trente. La salle était illuminée. L’éclat et les reflets de la lumière des lustres faisaient chatoyer les tissus des robes et des costumes et briller les bijoux. Eulalie était tout excitée, c’était son premier bal. Elle arborait une robe de couleurs pastel à la dernière mode française d’après sa couturière. Sa sœur, Élizabeth, avec son époux, l’accompagnait. Toute La Nouvelle-Orléans s’y bousculait, sauf la seule personne qu’Eulalie avait espéré y rencontrer. En fait, elle l’avait su avant que de rentrer dans les lieux, Silvain Saint-Amand, son beau-frère l’en avait avisée. Jean Ursin était de service dans le nord de la colonie. Après avoir laissé sa cape au vestiaire, elle suivit sa sœur vers l’un des deux gradins ménagés sur l’un des deux côtés de la salle où des espèces de loges attendaient les mères ou les chaperons, et celles qui ne dansaient point, celles qui faisaient tapisserie. De son poste d’observation, elle examinait les couples qui dansaient au son des cinq ou six joueurs d’instruments, personnes de couleur, rangeaient en file, sur une espèce d’estrade, au milieu d’un des côtés de la salle. De son pied Eulalie battait la mesure des contredanses, elle n’avait jusque-là dansé qu’avec ses sœurs et parfois avec son frère jumeau, François, mais jamais en public. Elle s’impatientait, elle ne savait comment cela se passait. Qui allait l’inviter ? Comment ferait-il ? Elle désespérait d’aller au bas des gradins, où elle était installée, là où une rangée de bancs et chaises permettaient aux danseuses de s’y relayaient. Elle jetait un œil de temps en temps vers l’espace de deux à trois pieds de large, où entre les loges et les bancs, s’entassaient pêle-mêle les uns sur les autres, les danseurs de réserve ou les simples assistants.
Elle finit par croiser le regard d’un homme plein de charme, de type espagnol, à peine plus âgé qu’elle. Elle baissa les yeux, ce qui le fit sourire. Elle s’évertua à ne plus regarder vers lui. Tout à coup, elle sentit sur sa jambe la main de sa sœur. Surprise, elle leva ses yeux vers elle. Sa sœur lui sourit, lui faisant remarquer par un regard qu’il y avait quelqu’un à leurs côtés. Elle se retourna et découvrit le jeune homme qu’elle avait aperçu. Il se courba et tendit sa main en signe d’invitation. Ils se présentèrent, mais dans la confusion des bruits elle ne comprit pas le nom de son cavalier. Eulalie regarda sa sœur avec interrogation, cette dernière hocha la tête en signe d’acquiescement. La jeune fille suivit son cavalier qui lui ouvrait le chemin vers la piste de danse. Trouver sa place pour danser, au milieu de cette cohue où il régnait assez peu d’ordre, ne fut pas chose facile, mais Eulalie et son partenaire parvinrent à se placer dans le quadrille qui allait commencer. Après plusieurs danses, le jeune homme accompagna Eulalie jusqu’à un banc afin qu’elle puisse reprendre son souffle. Une fois assise, elle lui fit remarquer à quel point il était difficile de dénicher une place pour danser. En réponse, il lui raconta l’histoire d’une querelle violente qui avait causé la perte d’un fils unique, un jeune homme de dix-huit à vingt ans, qui nouvellement arrivé d’Europe, et assistant à l’un de ces bals, y avait été provoqué ouvertement par un individu et qui se battit le lendemain avec lui, et fut tué d’un coup d’épée. La jeune fille se demanda un instant si ce n’était point lui qui était l’autre duelliste.
Elle en était là de ses réflexions quand il l’entraina à nouveau vers la piste de danse, des contredanses françaises venaient d’être annoncées. Le fils aîné du gouverneur général, qui était lui aussi dans la salle, dansant mal les contredanses françaises, ou ne les aimant pas, mais voulant néanmoins danser, avait plusieurs fois réussi à y faire substituer les contredanses anglaises dont il s’acquittait mieux. L’assemblée avait adhéré par condescendance au goût et aux dispositions du fils du gouverneur. Ce dernier un rien capricieux se fit un titre d’abuser de sa position. Alors que les danseurs et danseuses commençaient à se mouvoir au son des instruments, Eulalie et son cavalier étaient parmi eux, le jeune arrogant sans autre préambule se mit à crier : « Contre-danses anglaises ». Les figurants choqués de sa déclaration, et qui étaient déjà en branle, crièrent à leur tour : « Contredanses françaises ». Cela fit rire Eulalie qui ne comprit pas sur l’instant ce qui se jouait. Au jeune despote se joignirent quelques-uns de ses partisans qui répétèrent avec lui : « Contre-danses anglaises ». L’orgueil de chacun était chatouillé, les danseurs et les spectateurs redoublèrent les cris de « Contre-danses françaises ». Un tumulte confus s’ensuivit, un brouhaha qui ne finissait point. Le provocateur, voyant qu’il ne pouvait en venir à ses fins, donna ordre aux ménétriers de cesser de jouer ce qu’ils firent sur-le-champ. D’un autre côté, l’officier espagnol qui était de service pour maintenir le bon ordre dans les lieux, ne songeant qu’à complaire au fils du gouverneur, fit avancer sa garde, composée de douze grenadiers. Ils entrèrent dans la salle du bal, le sabre au côté et la baïonnette au bout du fusil. D’épouvante, des femmes jetèrent de hauts cris. La fureur des hommes, dont le nombre s’augmenta rapidement par le concours de ceux qui étaient dans les salles de jeux adjacente et qui vinrent se joindre à ceux de la salle de danse, amplifia le tumulte. Au milieu de la salle et d’une foule de femmes et de jeunes filles épouvantées, dont quelques-unes tombèrent évanouies aux approches du choc, les Grenadiers d’un côté, joueurs et danseurs de l’autre, étaient sur le point d’en découdre, fusils, baïonnettes, et sabres, d’une part, épées, bancs, chaises, et tout ce qui se trouvait sous la main, de l’autre. Eulalie tremblante se retrouva dans les bras de son cavalier qui se frayant un chemin essayait de l’emporter loin de la confrontation. Du haut des gradins, Élizabeth, affolée, qui avait une vue d’ensemble sur la scène, cherchait sa sœur empêchant son époux de l’entrainer vers une sortie. La farce commencée par le fils du gouverneur tournait au drame. Ce fut au plus fort de tout ce tapage, et au moment où la scène s’apprêtait à devenir sanglante que trois jeunes Français, depuis peu arrivés, montèrent dans les loges qui bordaient la salle. Palabrant avec éloquence et fermeté, en faveur d’une accalmie, ils réussirent à pacifier les esprits, et à ramener l’ordre et l’harmonie dans les lieux. Entre temps, son cavalier avait fait sortir Eulalie de la salle. Celle-ci était complètement affolée par la tournure des évènements, elle se sentait défaillir. De toutes les portes et fenêtres de l’immeuble, des gens s’enfuyaient. Eulalie réalisa alors qu’elle était seule dans la rue avec un inconnu, ce qui était inconvenant, mais elle ne se voyait pas revenir dans la salle de bal pour rejoindre sa sœur. Elle réalisa alors qu’elle ne savait pas où était celle-ci, elle commença à s‘alarmer. Son cavalier était indécis, il ne pouvait la laisser seule pour aller voir où en était la situation et chercher la famille de la jeune fille. Il fut sorti de son embarras par l’arrivée inopinée d’Élizabeth et de son époux qui furent soulagés de retrouver la jeune fille. Élizabeth invita le jeune homme à la plantation Trépagnier afin de le remercier. Ce fut après son départ qu’Eulalie réalisa qu’elle ne connaissait pas le nom de son sauveur.
*
Les jours s’écoulaient lentement à la plantation Trépagnier. Eulalie attendait. Son sauveur ne s’était pas présenté à l’habitation pour recevoir les remerciements de ses parents. Elle avait interrogé sa sœur à sa dernière visite, mais Élizabeth n’avait pas plus de nouvelles, pas plus qu’elle ne savait qui c’était. La seule chose dont l’une et l’autre étaient sûres, cela ne faisait aucun doute, c’était un hidalgo. Eulalie dut en prendre son parti. En compensation, elle aurait aimé revoir Jean Ursin qui n’avait pas quitté ses pensées malgré les troubles causés par son sauveur. Elle était troublée par les deux hommes, elle ne savait que penser de tout cela. Elle se languissait sous le regard inquiet de sa grand-mère étonnée de son comportement. Elle, habituellement si vive et si joyeuse, se trainait de l’habitation au jardin, et vice versa. Afin de la distraire, sur les conseils de madame Trépagnier mère, ses parents l’envoyèrent passer quelques jours chez sa sœur ainée, Hortense, à La Nouvelle-Orléans. Celle-ci avait épousé l’un des cousins du Commodore Oliver Hazard Perry et habitait rue Bourbon dans une grande maison, tout en brique, avec étage et balcon en ferronnerie ouvragée donnant sur la rue. Malgré des efforts évidents, Eulalie s’ennuyait, elle passait le plus clair de son temps dans le patio intérieur à l’ombre d’un des palmiers, les yeux fixés sur la fontaine avec un ouvrage à la main qui n’avançait guère. Elle fut sortie de sa léthargie par une invitation inopinée, qui l’englobait, de Louise de la Ronde l’épouse d’un des hommes les plus riches de la colonie Don Andrés Almonaster y Rojas. Les Perry et elle même étaient conviés à un grand diner suivi d’un bal pour célébrer les fêtes de Pâques. Personne à la Louisiane n’aurait refusé une invitation aussi prestigieuse, même pas le nouveau gouverneur, don Manuel Gayoso de Lemos.
Eulalie était éblouie, il y avait foule, il y devait y avoir deux centaines de personnes autant de femmes que d’hommes dans l‘hôtel, qui donnait sur la place d’armes. Il y avait un mélange de créoles, des Françaises comme des Espagnoles, et quelques Américaines. La plupart étaient belles ou jolies, bien faites, élégantes et brillantes de parure. Les hommes circulaient à travers divers appartements dont les portes avaient été enlevées, tous les officiers des corps espagnols y étaient en uniformes. Eulalie au côté de sa sœur et de son beau-frère examinait tout ce qu’elle voyait. Acquise en contrebande, elle avait déjà comparé sa toilette, à celle des autres femmes. Elle se trouvait à son avantage dans sa robe de style néo-grec en percale des Indes, d’une extrême finesse, de couleur rose pale, décolletée et marquée sous la poitrine avec une longue jupe fluide ayant une demi-queue et brodées tout autour. Elle n’avait qu’un regret, elle ne pouvait arborer une parure de bijoux comme celle de certaines femmes, tout en brillant. Elle avait eu droit à deux peignes à l’antique dont les cintres étaient finement gravés, à défaut d’être sertis de pierres fines, et qui retenaient, relevée et faussement négligée, son opulente chevelure.
Une quantité éblouissante de bougies se reflétaient dans plusieurs miroirs et éclairaient une décoration superbe. L’arrivée du gouverneur et de son entourage permit à Madame de la Ronde de faire les honneurs de la table avec son époux, don Almonaster. Il y avait deux tables ; soixante couverts à la grande table, avec vingt-quatre à la petite et cent quarante-six sur trente-deux guéridons. Eulalie eut l’honneur d’être de la petite table, au moment de s’y rendre elle eut la surprise d’entendre : « – je pense, mademoiselle Trépagnier, que nous sommes voisins de table. » La jeune fille sursauta et se retournant elle découvrit Jean Ursin. Son cœur se mit à battre à tout rompre, mais cela ne l’empêcha de lui faire une superbe sourire. « – Monsieur de La Villebeuvre ! Je vous avais cru disparu corps et âme.
– N’exagérons rien, j’étais en service pour notre roi à la lisière de notre colonie, je vous raconterai si vous promettez le secret.
Le diner fut spectaculaire avec un menu à la française ayant pour trait caractéristique, vingt-quatre gombos, dont six ou huit à la tortue de mer. Le service était aussi à la française. Comme les règles le voulaient, le menu se structurait en services successifs chacun composés d’un ensemble de plats déposés simultanément sur la table pour être relevés par une autre série par un cortège de nègres* vêtus pour l’occasion en livrée à rayure bleue et blanche pour les hommes et en jupe, blouse et tablier blanc pour les femmes. Les invités étaient ébahis par tant d’élégance et de bon gout. Les convives picoraient dans les divers plats proches d’eux devant recourir à l’obligeance de leurs voisins pour atteindre les plats les plus éloignés. Les mets étaient très nombreux, six à sept entrées, autant de rôt et d’entremets. Eulalie ne savait quoi gouter et quand les desserts furent présentés elle ne savait plus quoi choisir sans faire mal élevée, mais les glaces, les sorbets, les croquembouches, les fleurs cristallisées en sucre à la violette ou à la rose, les fruits exotiques frais ou confits lui mettaient l’eau à la bouche. Son voisin souriait à la voir si gourmande, mais n’en faisait rien remarquer.
Le café et la liqueur furent à peine pris, que les danses, boléros, gavotes, anglaises, contredanses françaises et anglaises, et galopades se succédèrent. Les couples se formèrent et s’entrelacèrent sous un torrent de lumière. Eulalie fut aussitôt invitée et n’eut guère de temps pour reprendre son souffle. Jean Ursin, toutefois, la prit par le bras au bout d’une douzaine de contredanses et l’entraina vers un buffet abondant, de thé, de café, de chocolat et de consommés afin de se désaltérer et de reprendre quelques forces avant que de repartir vers le bal. Avant de retourner vers la piste de danse il lui fit faire un détour par les salons où les tables de jeu s’étaient élevées de toutes parts. Les jeux d’écarté, de braque, d’échecs de bête, de médiateur, de bouillotte, et de creps se disputaient dans les salons. Alors que son cavalier lui expliquait les différents jeux qui se déroulaient devant elle, levant les yeux Eulalie découvrit son sauveur appuyé sur le montant de la porte à l’autre bout de l’immense salle. L’hidalgo la dévisageait effrontément affichant un sourire narquois. Elle rougit, lui sourit. Elle ne pouvait aller vers lui sans intermédiaire pour la présenter. « – Si je puis me permettre, à qui vous souriez comme cela, mademoiselle Trépagnier ?
– À l’homme en face de nous, il m’a porté secours lors du bal qui a mal tourné rue d’Orléans.
– Celui à l’habit vert sombre ?
– Oui, celui-là même.
– Je vous conseille de ne pas le fréquenter, c’est un sbire du marquis De Casa Calvo.
Eulalie le regarda septique, ne comprenant pas très bien en quoi être un affidé du marquis De Casa Calvo, homme apparemment respecté, était suspect. Cela chatouilla son tempérament quelque peu indépendant, aussi par bravade, elle laissa son cavalier en plan et traversa la salle. Arrivée devant l’hidalgo, ce dernier se courba et lui fit un baise-main. Elle se trouva quelque peu désemparée par son propre emportement et ne savait que faire. Il lui sourit : « Je crois señorita qu’il nous faut trouver quelqu’un pour nous présenter. » Elle éclata de rire : « oui, mais à qui demander ? » Le jeune homme se retourna, chercha autour de lui et fit signe à un homme en uniforme. « Don San Rafael, auriez-vous l’amabilité de nous présenter mademoiselle et moi ? » L’homme interpellé s’amusa de la situation. « Bien sûr Juan Victor. Mademoiselle se nomme ?
– Eulalie Trépagnier.
– Alors, mademoiselle Trépagnier, je vous présente Juan Victor Pérez Alvarez de la Quintaña. Et vice versa !
À peine présenté, le jeune homme invita la jeune fille à danser. Eulalie culpabilisant quelque peu d’avoir abandonné Jean Ursin, se retourna, mais ne le vit plus, elle suivit alors son nouveau cavalier. Elle dansa durant la nuit entière, sa sœur attendit patiemment qu’elle se fatigue. Eulalie passa de Juan Victor à Jean Ursin et à d’autres cavaliers, la jeune fille avait du succès. Peu à peu, les hommes et les dames filèrent. A cinq heures néanmoins, deux contredanses restaient encore, à sept heures la danse des bateaux et la galopade survivaient. Il en était huit, quand les derniers joueurs levèrent la séance. Eulalie était rentrée depuis longtemps et rêvait de ses prétendants.
*
Les dimanches de La Nouvelle-Orléans étaient généralement fêtés. Il y avait partout beaucoup de monde et de mouvement. Les uns visitaient à dîner leurs parents à la campagne ; les autres arrangeaient des parties de plaisir aux guinguettes du Bayou. Quiconque avait un cheval ou une voiture courait les routes. Les promeneurs endimanchés étaient innombrables. Jean Ursin avait proposé après la messe de se rendre aux bords du lac Pontchartrain. Eulalie sous le chaperonnage de sa sœur Élizabeth accompagnée de son époux avait accepté. C’était donc dans le landau de Sylvain Saint-Amand qu’ils se rendirent aux abords du lac. Ils traversèrent le pont du Bayou Saint-Jean, et arrivèrent droit à la Métairie. Là, la jeunesse s’y essayait dans tous les coins aux jeux d’adresse, les uns tiraient au blanc, là à l’oiseau, mais elle servait surtout de lice aux nègres* et aux métis. Par troupe de quatre, six, huit, les uns de la ville, les autres des champs se déliaient entre eux à la raquette des sauvages. De La Nouvelle-Orléans et de ses alentours, les créoles s’y pressaient afin d’assister à une de ces luttes où il y avait 5 à 6oo piastres fortes de gageures. La route était pleine d’une file non interrompue de berlines, de cabriolets, de chevaux, de charrettes, de curieux, de joueurs. Le landau de monsieur Saint-Amand était du nombre, Eulalie qui avait entendu parler de ce jeu dangereux, tenait à voir ce dont il en retournait. Jean Ursin s’amusa à regarder la joie enfantine de la jeune fille. Devant l’action, elle avait tenu à parier sur l’un des partis, celui qui se distinguait par des rubans rouges. À sa grande joie, cela permis à la jeune fille de gagner son premier pari par l’entremise de Jean Ursin. Élizabeth avait prévenu que la violence du jeu entrainait des accidents et qu’il n’était pas rare qu’il y ait des bras ou des jambes cassées. Toute à la joie de la fête, Eulalie n’en avait cure. Elle ne voyait qu’une chose c’était qu’elle était en compagnie de Jean Ursin qui était tout de prévenance. Le jeu fini, les vainqueurs escortés se retirèrent triomphants. Les spectateurs applaudirent et encouragèrent ainsi l’adresse et le triomphe de ces athlètes. Jean Ursin ne put s’empêcher de penser que c’était bien inconséquent sachant que la plupart des planteurs redoutaient d’avoir à combattre leurs propres nègres* comme leurs confrères de Saint-Domingue. Il n’avait pas fini sa pensée qu’il vit arriver sur sa monture Juan-Victor. Il grimaça un sourire. Élizabeth qui lui savait gré d’avoir sorti Eulalie de la tourmente du bal, l’accueillit chaleureusement et l’invita à se joindre à eux pour leur déjeuner sur l’herbe, ce qu’il accepta avec un évident plaisir. Tout sourire il jaugea du regard Jean Ursin et arrêta son regard sur Eulalie toute rougissante de gêne.
*
Le printemps puis l’été s’écoulèrent pour Eulalie en bal, dîner, et promenade. Comme ses deux sœurs, Elizabeth et Hortense, elle était reconnue pour sa joliesse et sa grâce et était invitée dans toutes les maisons créoles. Elle était courtisée tour à tour par Jean Ursin et par Juan Victor. D’autres jeunes créoles avaient fait des approches, mais ils n’avaient pas retenu l’attention de la jeune fille. Entre les deux prétendants, la tension montait. Avec bienséance, l’un et l’autre faisaient ce qu’ils pouvaient pour se mettre en valeur aux yeux de la jeune fille. Lorsqu’ils se rencontraient en dehors de la présence de celle-ci ils s’ignoraient et ils restaient courtois avec froideur quand elle était là. Eulalie en était inconsciente tant elle était prisonnière de ses atermoiements. Elle ne savait lequel choisir, lequel préférer. Jean Ursin avait pour elle tout du cavalier parfait. Il était beau, élégant, rassurant et toutes ses amies le lui enviaient. Juan Victor de son côté l’amusait en plus d’être joli garçon, de plus elle ne saurait dire comment ni pourquoi, mais elle lui trouvait quelque chose de sulfureux. Il disait des choses qui ne se disaient pas dans la société policée dans laquelle ils vivaient et se comportait souvent avec audace comme si rien n’avait de l’importance. Elle ne laissait ni à l’un ni à l’autre de raison d’espérer ou de désespérer. Devant les tourments de son cœur, ses sœurs essayèrent de la ramener à une juste réalité, lui dirent qu’elle avait le temps, que de toute façon il y aurait d’autres prétendants, qu’elle n’avait pas obligation de faire un choix parmi ces deux-là même s’ils étaient quelque peu pressants et lui rappelèrent que de toute façon c’était leur père qui déciderait.
Les deux prétendants, de leur côté, s’ils les avaient connus n’auraient pas apprécié les conseils des deux sœurs, car l’un et l’autre avaient de bonnes raisons de courtiser la jolie Eulalie. Jean Ursin était notamment tombé sous le charme de la jeune fille, mais elle avait pour lui un autre atout, elle était d’une famille créole française de très bonne notoriété. Elle était pour lui l’idéal de l’épouse qu’il lui fallait dans leur société. Pour Juan Victor, l’intérêt était quelque peu différent. Eulalie l’amusait et le séduisait par sa beauté naïve et quelque peu effrontée, mais surtout sa dot pourrait effacer ses dettes de jeu tout en le faisant rentrer dans la société créole par la grande porte. Il était de bonne famille espagnole, cela lui avait permis d’approcher le marquis De Casa Calvo, mais sa famille était ruinée. Il était obligé de faire les affidés et il n’aimait pas être un sous-fifre. Il comptait sur l’appui du marquis pour obtenir la main de mademoiselle Trépagnier.
Deux autres individus s’intéressaient à ces jeux de séduction, à ces possibilités d’union. Si pour le premier, Eulalie aurait trouvé cela somme toute normal, pour le deuxième elle aurait été bien surprise si elle l’avait su. Le premier, directement concerné, était monsieur Trépagnier. Son épouse informée par ses filles aînées prévint son époux. Bien qu’il trouva cela bien rapide, voire précipité, et qu’aucun des deux n’était venu jusqu’à lui, il prit des renseignements sur les deux candidats à la main de sa fille. Il n’eut rien à redire sur le premier dont il connaissait les parents. Jean Ursin était d’excellente famille, il avait bonne réputation et avait une fortune honorable. Il aimait l’esprit de cet homme qui servait avant tout la colonie plutôt que le roi d’Espagne qui était louisianais avant que d’être français. Pour le deuxième prétendant d’Eulalie, c’était plus difficile. Il le savait de famille madrilène respectable, mais désargentée, ce qu’il n’arrivait pas à savoir c’était de quoi il vivait. Ce point-là restait obscur. Le seul élément qu’il connaissait était ses accointances avec le marquis De Casa Calvo, homme connu pour sa violence et sa nature tortueuse en quête de pouvoir, ce qui évidemment ne le rassurait pas. Le marquis était justement la deuxième personne intéressée au potentiel mariage de Juan Victor et d’Eulalie. Il l’était d’autant plus que cela lui permettrait d’avoir un redevable dans une famille créole française. Si les familles françaises et espagnoles se mélangeaient régulièrement au sein de mariage avantageux, les dirigeants n’arrivaient pas toujours à savoir ce que les uns et les autres pensaient. La famille Trépagnier avait des accointances dans toutes les grandes familles françaises de Louisiane et quelques unes en France. Le marquis avait besoin d’être le plus informé possible, il se passait des événements en France qui modifiait les pouvoirs en place et les alliances géopolitiques. De plus, l’Espagne vivait des bouleversements sous l’influence de la Révolution française. Cela faisait un an que Le Traité de San Ildefonso avait été signé, alliant son pays avec la France contre l’Angleterre. A priori, cela était pertinent, mais il soupçonnait la France d’avoir à nouveau des visées sur la Louisiane afin de pouvoir exercer une influence sur le gouvernement américain. Ces espions lui avaient fait part des vues de Talleyrand, ministre français, qui attisait les feux impérialistes français. Il avait même fallu mettre un frein dans la colonie à l’enthousiasme de certains français au point d’en bannir certains, car il n’était pas question que les colons de Louisiane fassent la même chose que leurs voisins états-uniens, créer un état démocratique.
Autour d’Eulalie, le ciel s’assombrissait, elle devenait un pion dans un jeu qu’elle ignorait. Elle était loin de s’en douter tant pour l’instant son seul vrai souci était de séduire.
*
Ce fut le décès inattendu de Don Andrés Almonaster y Rojas, au printemps suivant, qui bouscula de façon inopinée la vie d’Eulalie et de sa famille. Le plus riche notable de la colonie laissait une jeune veuve et sa fillette avec une fortune considérable. Tout ce qui comptait dans la colonie s’était retrouvé à la cathédrale Saint-Louis, tous lui étaient redevables. La communauté lui devait notamment la construction de beaucoup de bâtiments charitables ainsi que la reconstruction de la cathédrale détruite lors du premier incendie de la ville. Avec ses parents, son frère jumeau et les familles de ses deux sœurs, Eulalie était assise sur le banc familial. De là où elle était, elle voyait Jean Ursin qui était venu saluer sa famille, cela faisait désormais un an qu’il courtisait patiemment la jeune fille tout comme Juan Victor qui lui était à l’opposé de la cathédrale. La bonne société louisianaise en était à faire discrètement des paris sur celui qui emporterait la main de la jeune fille. Chaque communauté avait son poulain, chaque sourire de la jeune fille était analysé et commenté.
La cérémonie commença dès que le gouverneur fut entré et installé au côté du marquis De Casa Calvo. Celui-ci à son passage salua monsieur Trépagnier qui fut surpris de cette attention particulière. Le service religieux fut long, la chaleur dans les lieux n’était pas compensée par le mouvement régulier des éventails des dames. Quand le défunt fut enseveli dans le tombeau à l’intérieur de la cathédrale, chacun sortit dans un silence lourd et traversa la place d’armes pour se rendre dans l’hôtel du défunt ou une collation les attendait. Arrivé, chacun présenta ses condoléances à la veuve et se dispersa dans les salons où les serviteurs présentaient des boissons et des collations. Eulalie suivit sa mère et ses sœurs qui se dirigèrent vers des amies de la famille. Monsieur Trépagnier n’eut pas le temps de choisir ses accointances, il fut entrepris par le marquis De Casa Calvo qui demanda tout d’abord des nouvelles de France puis qui amena la conversation sur Eulalie. « Alors, mon ami, à qui allez-vous donner la main de votre jolie fille ? Toute La Nouvelle-Orléans parle de cela. » Ne laissant pas le temps à monsieur Trépagnier, fort surpris de cet intérêt, de lui répondre, le marquis poursuivit. « Savez-vous que les paris sont ouverts ? Aussi j’espère que vous allez choisir mon poulain. Bien sûr, ce n’est pas pour l’argent, Juan Victor Pérez Alvarez de la Quintaña est d’une très bonne famille que je soutiens. Ce jeune homme ira loin, appuyé par moi. De plus, un lien supplémentaire entre nos deux communautés serait une excellente chose. Qu’en pensez-vous ?
– J’en pense, monsieur, que ma fille est encore jeune pour se marier.
– Ah ? Je croyais que vos deux autres filles s’étaient mariées plus jeunes.
– C’est un fait, mais Eulalie n’est pas de la même nature. Elle a, dirons-nous, besoin de murir.
– Il ne faudrait pas trop la couver, il ne serait pas bon que ses élans de cœur ne l’emportent sur sa réputation.
– Monsieur, il serait bon de ne pas exagérer, la réputation de ma fille est sans taches et il serait bon que cela continue. Mais je vous sais gré de votre intérêt et de votre attention. Ne vous inquiétez pas, je saurai prendre les bonnes décisions pour ma fille.
Sur ce, monsieur Trépagnier salua le marquis et rejoignit monsieur Destrehan qui venait de rentrer avec son beau-frère, monsieur Boré.
*
Pierre Trépagnier avait entraîné sa fille dans le jardin afin de lui parler en tête à tête. Il avait en cela suivi les conseils de son épouse et de sa mère à qui il avait fait part de son entretien avec le marquis De Casa Calvo. Madame Trépagnier mère ne fut guère étonnée de ce qu’elle apprit, elle connaissait déjà l’histoire des paris, son amie madame veuve Glapion l’avait entretenue à ce sujet. Cela l’avait amusée d’autant que cela démontrait la notoriété de sa famille. Madame Trépagnier, elle, avait été plus inquiétée par des insinuations faites sous forme de mise en garde de madame Destrehan et de madame Marigny au sujet de ouï-dire sur Juan Victor dont quelques actions semblaient litigieuses et sulfureuses. Les parents et la grand-mère d’Eulalie s’entretinrent longuement sur les actions à mener pour protéger leur fille d’elle même. Madame Trépagnier mère conseilla à son fils de s’enquérir d’un supplément d’information se méfiant tout de même de la nature des ragots. Ce qu’il apprit le contraria fortement et engendra l’entretien paternel.
Monsieur Trépagnier ne savait par où commencer, autant il était de nature autoritaire quand il s’agissait de diriger ses plantations et ses affaires, autant avec ses filles, il perdait ses moyens. Cette fois-ci, c’était plus difficile, car les nouvelles n’étaient pas bonnes et il fallait qu’il se fasse obéir de sa fille, seulement Eulalie était sa préférée et la plus indomptable. C’était celle qui ressemblait le plus à sa mère.
– Eulalie, il semblerait que tu sois courtisée par deux galants… Attends ma chérie, laisse-moi finir. Je n’ai rien contre ou presque. Sache seulement qu’en aucun cas je ne te laisserai épouser don Pérez Alvarez.
– mais père !
– Non, non, attend. Laisse-moi terminer. Il faut que tu saches que cet homme s’est déjà battu en duel une dizaine de fois non pas pour l’honneur, mais pour résorber ses dettes de jeu et qu’à chaque fois il a tué son adversaire. Je ne tiens pas à ce que tu deviennes veuve et ruinée à peine mariée.
Ce que Pierre Trépagnier ne dit pas à sa fille, c’était qu’à chaque fois l’adversaire était un opposant au marquis et que c’était Juan Victor qui était le provocateur, cela ne pouvait être anodin. De plus, il avait appris par son beau fils, Monsieur Perry, qui, lui-même, le détenait de négociants avec qui il était en affaires, deux histoires étranges. La première s’était déroulée à Natchez et l’autre à Saint-Louis. L’une avait fini par la mort d’un voyageur américain et l’autre par celle d’un négociant français, mais aucune n’avait été un duel. Évidemment, Eulalie ne vit dans tout cela que le côté romanesque et Juan Victor devint à ses yeux un héros. Ne l’avait-il pas sauvé au bal de la rue d’Orléans ? Jean Ursin dans son cœur devint par trop fade et n’avait plus rien d’exceptionnel.
*
Il suffit d’interdire quelque chose pour que l’objet du désir s’intensifie. Eulalie ne faisait pas exception, Juan Victor devint une obsession. Elle cherchait un moyen de le revoir, mais son père suspicieux ne voulut pas qu’elle se rende à nouveau chez sa sœur ainée à La Nouvelle-Orléans. À nouveau, elle se morfondit, sa grand-mère conseilla à ses parents de l’envoyer à la plantation de sa sœur Elizabeth dans la paroisse de Gentilly près du lac Pontchartrain.
Le séjour approuvé par tous, Eulalie, accompagnée de madame Trépagnier mère et de sa chambrière, partit pour les hauteurs de Gentilly, le long des bords du Bayou. La jeune fille quitta la plantation familiale sans grand enthousiasme, mais soulagée d’être loin du regard de son père. Pendant qu’elle faisait le trajet, elle ignorait qu’à La Nouvelle-Orléans se tramaient des choses derrière son dos. Le marquis De Casa Calvo, utilisant ses accointances, avait envoyé Jean Ursin lutter contre la contrebande dans le nord de la colonie, éloignant ainsi le concurrent de son poulain qui le gênait quelque peu dans ses plans. Il se renseigna sur le lieu de résidence de la jeune fille afin de mettre sur sa route Juan Victor.
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Mai approchait, l’air du Nord-est avait rafraîchit l’ardeur du soleil, la journée était délicieuse. De la voiture, Eulalie laissait courir son regard vers le ciel serein. Les magnolias, les lianes, les chênes, la vigne sauvage, une foule d’arbrisseaux surchargés de leurs fruits, les uns incarnats, les autres violets, jaunes, noirs, tout cela formant un coup d’œil attrayant au sein de ces déserts et de ces forêts, parsemés de loin en loin de quelques cabanes, de quelques cultures, et presque partout animés de nombreux troupeaux et d’une multitude diversifiée d’oiseaux curieux. Eulalie, sa grand-mère, Elizabeth et son époux se rendaient à une course de chevaux, par le chemin de la Métairie, du côté de l’habitation Hazeur, détenue par trois frères, de vrais chevaliers français, dont un à marier. L’idée était de madame Trépagnier mère.
Plusieurs voisins avaient mis en lice un de leurs étalons montés par eux-mêmes ou par un membre de leur famille. La manifestation avait attiré du monde de toutes les paroisses environnantes et même de La Nouvelle-Orléans. Depuis une légère surélévation du terrain, les dames sous leurs ombrelles s’apprêtaient à suivre la course. Des serviteurs avaient installé des couvertures afin qu’elles puissent s’asseoir par terre et apportaient des rafraichissements. Madame Trépagnier mère bavardait avec ses amies pendant qu’Elizabeth admirait les étalons, ayant suivi son époux qui comptait en acquérir un. Trainant son ennui, cherchant un peu de solitude, Eulalie s’écarta de la foule et alla se promener aux abords. « – Señora Trépagnier ! » La jeune fille sursauta.
– Vous aurai-je fait peur ?
– Surprise tout au plus, Juan Victor. Je ne m’attendais pas à être interpellée.
Eulalie regardait furtivement de tous côtés. Son cœur battait la chamade. Trop heureuse de cette rencontre inopinée, elle ne voulait pas être interrompue dans son tête-à-tête. Le jeune homme doucement lui prit le bras, elle se laissa faire. L’interdit lui donnait des frissons. Il la guida vers les sous-bois, ne voulant point être vu. Il ne comptait pas faire d’esclandre. Il voulait à tout prix entrer par la grande porte des familles créoles. Il ne pouvait savoir que celle-ci lui était déjà fermée. Eulalie n’avait pas le courage de l’écarter. Elle ne s’était pas préparée à cette éventualité.
– Cela fait bien longtemps que nous ne nous sommes croisés, me bouderiez-vous ?
– Oh ! Non ! j’étais simplement dans l’habitation de mes parents.
– Ah ! je préfère. Je ne voudrai pas qu’il y ait de malentendus entre nous.
Juan Victor continua à badiner tout en entrainant le plus loin possible la jeune fille des regards gênants. Subjuguée par son soupirant, elle ne fit point attention. Il lui proposa de s’asseoir sur un tronc d’arbre couché. Avec précaution, ne voulant point tacher sa robe, elle s’exécuta. Il lui déclara sa flamme, elle se laissa embraser puis embrasser. Entendant quelqu’un venir le jeune homme la lâcha et l’écarta de lui pour plus de convenance. « – Eulalie ! Eulalie ! Ah! Grand-mère te cherche, elle est inquiète. Oh ! Don Pérez Alvarez. Excusez-moi je ne vous avais pas vu. Bonjour à vous.
– Mes hommages, doña Saint-Amand. Veuillez m’excuser, nous marchions et n’avons pas vu que nous nous éloignons. Je n’avais pas fait attention, j’espère n’avoir pas mis à mal la bienséance.
– Non, non, don Pérez Alvarez, l’honneur est sauf.
Elizabeth saisit le bras de sa sœur et la conduisit avec fermeté, loin du jeune homme, vers la course et le public.
– Eulalie, à quoi pensais-tu ? Tu n’as donc pas compris ce que père a dit ? Cet homme aussi charmant soit il est dangereux.
– Oh ! non ! Ce n’est pas possible Elizabeth. Il est bien trop gentil !
– Eulalie, je ne doute pas qu’il te trouve jolie et pleine de charme, mais c’est un coureur de dot. Il a déjà essayé avec une demoiselle Destrehan. Le scandale a été étouffé, mais il a essayé de mettre sa situation en porte à faux afin d’obliger son père à lui céder sa main. Que crois-tu qu’il essayait de faire ?
*
– Comment osez-vous monsieur m’accuser à tort !
– Je ne me permettrai pas de lancer des allégations sans avoir vérifié mes sources. Je ne vous donnerai pas la main de ma fille et je vous demande de sortir de ma maison !
– Vous entendrez parler de moi, croyez-moi ! Ceci n’est pas la fin, c’est le début !
– Je ne vous permets pas, monsieur, d’essayer de m’intimider ni de me menacer sous mon toit, sortez d’ici ou je fais appeler mes gens pour vous jeter à la rue.
Juan Victor sortit du bureau et claqua la porte.
*
Monsieur Trépagnier avait appris, quelques jours avant, ce qui s’était passé aux courses de la plantation Hazeur. Il s’était mis très en colère et avait admonesté avec force Eulalie, lui jurant que si elle ne savait se garder elle repartirait au couvent. La jeune fille s’était précipitée dans sa chambre et s’était effondrée en pleurs sur son lit. Rosalba, sa nourrice, avait cajolé la jeune fille qui restait pour elle le nourrisson qu’elle avait allaité, à qui elle avait appris à marcher et à parler et qui chaque fois qu’il se blessait ou qu’il était effrayé se précipitait dans son giron. Madame Trépagnier mère entra dans la pièce et demanda à la nourrice de sortir.
« Eulalie, bien que je comprenne les élans de ton cœur, je suis tout à fait d’accord avec ton père. Ta réputation est un bien précieux, qu’en aucun cas tu ne peux te permettre d’entacher. La moindre médisance, la moindre rumeur, dût-elle être fausse, peut te jeter en dehors de notre société. Que ferais-tu alors ?
– Je sais tout cela grand-mère, mais je n’avais pas prémédité cette entrevue. Aurais-je voulu le faire que je ne l’aurai pu ?
Madame Trépagnier mère, lui sourit avec tendresse. « Et il est beau, n’est-ce pas mon cœur. Et ce que l’on dit sur lui te fait croire que c’est un héros ? » La jeune fille baissa la tête en signe d’assentiment. « J’aurai sûrement fait comme toi à ton âge, je dois bien l’avouer. J’ai malheureusement dû beaucoup me battre dans ma vie et je sais que cet homme est dangereux. Sa réputation est une chose, mais le regard de cet homme est celui d’un prédateur. Il fera tout pour y arriver. »
Madame Trépagnier mère avait eu raison, car à la grande surprise de la famille et à la contrariété de Pierre Trépagnier, Juan Victor s’était présenté le dimanche suivant. Madame Trépagnier fort gênée avait dû accueillir le jeune homme. Elle l’avait guidé vers la galerie où sa belle-mère brodait du linge de maison. Courtoisement, l’une et l’autre avaient reçu le jeune homme en attendant la présence de monsieur Trépagnier. Après avoir échangé des propos anodins, Juan Victor s’enquit d’Eulalie. Madame Trépagnier l’excusa, arguant quelque malaise, bien évidemment, elle avait été cantonnée dans sa chambre dès l’annonce du visiteur. Monsieur Trépagnier ayant été prévenu de sa venue était arrivé sur ces entrefaites. Il avait deviné l’objet de la visite et avait trouvé le jeune homme bien outrecuidant. Les politesses à peine faites, Juan Victor lui avait demandé un tête-à-tête. Une fois dans le bureau, l’entrevue rapidement dégénéra et devint houleuse. Monsieur Trépagnier refusa de suite la demande de la main d’Eulalie. Le jeune homme aussitôt sous-entendit que l’honneur de la jeune fille pouvait être mis en faute si cela ne se faisait pas. Le père de la jeune fille remit le prétendant en place, assurant sa réputation sans tache et insinua qu’il serait prendre ses responsabilités devant toute personne voulant y porter atteinte. La colère du jeune homme déborda et l’amena à menacer le père, prétendant qu’il avait des appuis qui l’amèneraient à céder. Monsieur Trépagnier garda son sang-froid et répondit que personne ne pourrait l’obliger à céder la main de sa fille et encore moins à un vaurien. Se sentant insulté, Juan Victor monta le ton et commença à le menacer ouvertement. Monsieur Trépagnier le remit à sa place et lui fit comprendre tout ce qu’il savait sur lui. Décontenancé, amoindri, Juan Victor, après avoir insinué une vengeance future, quitta les lieux. Madame Trépagnier et sa belle-fille étaient restées stupéfaites du débordement de la situation. Eulalie qui avait été prévenue par sa chambrière de la scène qui se déroulait, avait écouté par le conduit de la cheminée dans le salon au-dessus du bureau toute la conversation entre son père et son galant et était à la galerie de l’étage quand elle vit partir son prétendant bouillant de colère. Atterrée devant la violence de la scène, elle se sentit défaillir. Elle ne savait plus que penser, tant tout ce qu’on lui avait dit semblait vrai.
*
Toute La Nouvelle-Orléans apprit ce qui s’était passé à la plantation Trépagnier. Juan Victor ivre de colère était allé se défouler dans une taverne du port, y avait bu tout son saoul et déblatéré sur le père de la jeune fille. La ville était petite, la nouvelle en fit rapidement le tour et si l’honneur de la famille Trépagnier ne fut pas entaché celui du prétendant éconduit fut fortement flétri.
Quelques jours plus tard, ayant appris la scène, Jean Ursin se présenta à l’habitation. Informé du comportement de l’éconduit, le prétendant arriva donc plein d’espoir. Ses espérances furent comblées. Il y fut reçu chaleureusement par toute la famille et retenu à manger. Monsieur Trépagnier le prit à partie et lui accorda la main d’Eulalie, il lui demanda toutefois d’attendre que la jeune fille soit prête à l’entendre. Après le repas, restant dans la galerie, les Trépagnier laissèrent les deux jeunes gens se promener dans le jardin d’agrément. Il n’eut pas le temps d’engager la conversation qu’Eulalie exprima une longue litanie d’excuses qu’il ne put réfréner. « Je suis tellement désolé de mettre prise d’engouement pour cet infatué. J’avoue, ne pas mettre comporté avec beaucoup d’intelligence et mettre laisser aveugler.
– Voyons, Eulalie, tout ceci n’est point grave, ce n’est qu’un pêcher de jeunesse.
Ils se turent et marchèrent jusqu’au fleuve. Tout à coup, les larmes dans les yeux, Eulalie se retourna vers Jean Ursin. « Jean Ursin, malgré tout cela allez-vous accepter de m’épouser ?
– Voyons Eulalie, bien sûr ! Je ne saurais vous tenir rigueur de vos hésitations. Sachez que j’ai déjà demandé votre main à votre père, qui me l’a accordé à condition que cela vous siée.
*
La nuit était tombée, un ciel étoilé faisait décor à la pleine lune qui était si grosse qu’elle donnait l’impression que l’on pouvait la toucher du doigt. Des portes ouvertes de la salle à manger donnant sur le fleuve, la famille Trépagnier pouvait entendre le concert des ouaouarons ponctué du hululement d’une chouette rayée, les maringouins, eux, étaient contenus à l’extérieur par les moustiquaires tendus devant les portes-fenêtres. Le repas du soir avait réuni autour de la table tous les membres présents dans l’habitation. François, le jumeau d’Eulalie séjournait temporairement à la plantation, et racontait à sa mère, sa grand-mère et sa sœur les derniers ragots de la ville en attendant l’arrivée de son père. Lorsque celui-ci se joignit à eux, les serviteurs servirent le gombo et le riz. Le souper fut interrompu par Ezéchiel, un garde espagnol demandait le maître. Pierre Trépagnier, intrigué, se leva afin de voir ce qui l’en retournait. Arrivé à sa porte, il trouva l’homme qui patientait. « Que puis-je pour vous, capitaine ?
– Mon supérieur demande à vous parler, monsieur.
Tout en parlant, le militaire montra la berline devant le portail de la plantation. Monsieur Trépagnier fut surpris. Pourquoi cet officiel espagnol n’avait pas fait amener la voiture jusque devant la porte de l’habitation ? Il ne se posa pas plus de questions, et suivit le capitaine jusqu’à la voiture. Celui-ci ouvrit la portière. Comme aucune lumière ne transperçait les chênes sous lesquels elle stationnait, Pierre Trépagnier ne put voir qui était assis à l’intérieur et qui lui chuchotait d’une voix éteinte de monter. Il obéit et s’assit devant l’homme emmitouflé dans une cape. À peine installé, la berline se mit en branle, surprenant monsieur Trépagnier. Le temps qu’il réalise, il découvrit devant lui Juan Victor qui le menaçait d’un couteau. Aussitôt, il voulut sortir de la voiture essayant de repousser le bras armé de l’agresseur. Surpris, Juan Victor réagit violemment, il lui planta le couteau dans le corps. Monsieur Trépagnier essaya de se dégager ce qui amena le jeune homme à enfoncer son couteau à plusieurs reprises à l’aveugle afin de l’immobiliser. La victime s’écroula sur elle même. Juan Victor était atterré, il n’avait pas voulu cela, il avait juste voulu lui faire peur, l’impressionner. Il ne savait plus que faire. Les deux hommes qui l’accompagnaient avaient entendu la bagarre aussi quand Juan Victor passa la tête par la porte de la berline, ils ne furent pas surpris de l’entendre dire. « Vite ! Vite ! Il faut vider les lieux, il est mort ! » Ils s’éloignèrent rapidement de l’habitation, dépassèrent la plantation Destrehan avant de s’arrêter loin de toute habitation. Que faire du cadavre ? Juan Victor estima que le plus simple était de le jeter dans le Mississippi, les alligators effaceraient toutes traces.
Pendant ce temps, à l’habitation, tout le monde commençait à s’inquiéter du départ soudain du maître de maison. Madame Trépagnier mère pressentit un drame, mais elle ne savait lequel. Sa belle fille décontenancée par une situation inhabituelle ne savait que faire ni comment réagir. La famille se mit à attendre. Au petit matin Pierre Trépagnier n’avait pas réapparu.
*
Qu’était devenu le maître de maison ? Toute la maisonnée était désemparée par le non-retour de Pierre Trépagnier à l’habitation. Madame Trépagnier mère fit envoyer ses contremaitres et des nègres à la recherche de ce dernier. Les voisins alertés se joignirent aux recherches. Nul n’en trouva de trace. Madame Trépagnier mère et sa belle fille se rendirent à La Nouvelle-Orléans au cas ou il serait resté chez Hortense. Comme ce n’était pas le cas, la famille inquiète décida que le plus simple était d’aller demander des comptes au gouverneur puisque c’était un officier espagnol qui était venu la veille.
Madame Trépagnier et sa belle-mère arrivées au Cabildo demandèrent une entrevue au gouverneur Manuel Gayoso de Lemos. Elles étaient préalablement passées à sa demeure, mais elles avaient été redirigées vers le bâtiment gouvernemental. Comme le gouverneur était indisponible, elles décidèrent de patienter. Après plus d’une bonne heure d’attente, elles furent reçues par le dirigeant qui était en compagnie du marquis De Casa Calvo. Il s’excusa tout d’abord d’avoir dû les faire patienter prétextant les besoins de la colonie. En faite, ayant appris l’objet de la visite, et sachant qu’il n’avait pas de réponse, il avait fait quérir le marquis. Il soupçonnait celui-ci d’avoir la réponse, il fut donc très désappointé de savoir que ce n’était pas le cas, mais il ne pouvait faire autrement que de recevoir les dames de la famille Trépagnier. Le marquis quant à lui était fort mécontent, s’il ignorait le sort du disparu, il n’en suspectait pas moins quelques erreurs fatales de son affidé.
– Bonjour señoritas, que puis-je pour vous ?
– Monsieur, avant-hier au soir, un de vos capitaines est venu chercher mon époux. Depuis nous n’avons aucune nouvelle de celui-ci.
Jetant un regard en coulisse vers le marquis qui restait stoïque, y cherchant un indice qui ne vint pas, le gouverneur répondit. « Je ne sais que vous dire, señoritas. Je n’ai point eu besoin de rencontrer monsieur Trépagnier. Je vais toutefois me renseigner et vous ferez part de mes informations.
– Je vous remercie monsieur, nous allons loger chez mon beau-fils monsieur Perry.
Sur ce, elles quittèrent les lieux désappointés.
*
Dans La Nouvelle-Orléans, la nouvelle se propagea de façon fulgurante, monsieur Trépagnier était sorti de chez lui et n’y avait plus reparu. Il s’était envolé, il avait disparu, il n’y avait plus de trace de lui. Chacun tirait sa conclusion, personne n’en trouvait de convaincante. La demeure d’Hortense Perry ne désemplissait pas, chacun tenait à venir porter son soutien à la famille et à soutirer quelques renseignements qui enrichiraient la rumeur. Une autre histoire se propagea dans les rues puis entra dans les demeures louisianaises. Au petit matin de ce jour là, avait été retrouvé dans la rue, complètement saoul, presque inconscient et couvert de sang, le jeune don Pérez Alvarez de la Quintaña. Personne ne fit le rapprochement entre ces deux histoires, sauf le marquis De Casa Calvo.
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Les jours passaient sans plus de nouvelles, la famille Trépagnier était en plein désarroi. L’épouse inconsolable était rentrée à la plantation accompagnée de sa belle-mère et de ses filles, les deux ainées n’avaient pas voulu laisser leur mère seule et désemparée. Petit à petit les amis espacèrent leurs visites hormis Jean Ursin qui se démenait auprès de l’administration espagnole. Personne ne savait que faire, ne savait où chercher. Plus le temps passait, plus le mystère s’épaississait.
Une seule personne avait fait le rapprochement entre l’état de Juan Victor et la disparition de Pierre Trépagnier. Dès la nouvelle apprise, il avait discrètement fait chercher Juan Victor et l’avait fait amener devant lui à la nuit. Sans préambule, le désarçonnant, le marquis lui demanda ce qu’il avait fait de Pierre Trépagnier. L’agresseur ne put faire autrement que de raconter ce qui s’était passé. Le marquis bouillait intérieurement, d’un ton froid et sans nuance, il lui ordonna de continuer ses habitudes et de garder pour lui ses agissements. Il supposait que le corps ne reparaitrait pas. Jeté dans le Mississippi, ce serait un miracle s’il réapparaissait.
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Ils étaient partis, le soleil à peine levé. Les grandes chaleurs avaient commencé vers la mi-juin, avec des matinées assommantes, des orages l’après-midi, faisant apprécier la fraîcheur salvatrice du soir. Les deux nègres* avaient été autorisés à aller pêcher comme chaque dimanche. Firmin et Adam, deux frères, aussi noir l’un que l’autre, deux forces de la nature, espéraient faire une pêche suffisante pour pouvoir aller vendre leur surplus à La Nouvelle-Orléans comme le leur permettait leur maître. Pendant la morte-saison, Jean-Noël Destrehan leur laissait une quantité considérable de temps pour produire de la nourriture, du travail pour eux-mêmes, et leur commerce. Les deux hommes laissaient à leurs compagnes et leurs progénitures le soin d’entretenir le jardin accolé à leur case et de leur côté ils partaient pêcher des poissons-chats. Si la pêche n’était pas bonne, il se retournerait vers les Chevrettes, des petites écrevisses, qu’ils pêcheraient à la nasse depuis le ponton de la plantation. Ils avançaient sur la levée, se ventant tour à tour de la taille de leur future pêche, vers une courbe du fleuve qui lentement coulait devant les plantations qui toutes regardaient vers lui. Sous le pic du soleil dont les ardeurs ne semblaient pas les gêner, ils s’assirent au bout du ponton qui surplombait le fleuve coulant majestueusement et paisiblement à leurs pieds. Ses bords s’élevaient en talus, ici à pic, ils apercevaient à découvert, sans plus y prêter attention, ses battures. De leur emplacement, le beau fleuve présentait une nappe d’eau circulaire, qu’agitaient mollement les souffles d’un vent de Nord léger et dont les reflets mouvants variaient avec la couleur du ciel. Au-delà apparaissaient d’immenses prairies, bornaient comme un rempart par de hauts cyprès, et qu’animaient des troupeaux sans nombre de bœufs, de vaches, de chevaux et de moutons, errants tout le long du jour sur leur surface. Adam pêcha son premier poisson. Rien de bien impressionnant, mais il fanfaronna tout de même, ce qui agaça Firmin. Ce dernier ne mit guère de temps à en sortir un de l’eau. Comme il était plus gros, de sa voix de basse, il se gaussa de son frère, ce qui agaça ce dernier. Comme il se renfrognait, Firmin se moqua de plus belle. Agacé Adam lui donna un coup d’épaule, Firmin le lui rendit lui faisant perdre l’équilibre. Ni une ni deux, Adam chuta dans le fleuve qui à ce niveau n’était guère haut. Il n’avait de l’eau qu’à mi-cuisse. Firmin s’esclaffa de rire. Il ne pouvait plus s’arrêter. Se remettant debout, invectivant son frère, Adam s’apprêta à remonter sur la levée quand il remarqua quelque chose d’incongru qui étrangla tout net ses acrimonies contre son frère. Une jambe jaillissait de la boue du fleuve. Il s’approcha de cette scène inattendue, accompagné d’un flot de questions de la part de son frère intrigué par sa soudaine réaction. Il y avait un corps tête-bêche, les jambes en l’air. Adam appela son frère à la rejoindre et avec lui ils dégagèrent le corps. Qu’elle ne fut pas leur stupeur quand ils dégagèrent le corps de monsieur Trépagnier, leur voisin, que l’on cherchait depuis des semaines !
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Eulalie se réveilla en sursaut, elle était sûre qu’il y avait quelqu’un dans la chambre. Elle s’assit sur le lit et crut voir son père. Elle tendit la main vers la silhouette familière qui s’effaça. Encore embrumée de sommeil, elle se leva, ouvrit sa porte-fenêtre donnant sur le fleuve, et alla jusqu’à la rambarde de la galerie. « Va au plus vite jusqu’au fleuve après la plantation Destrehan ! » Elle sursauta, se retourna, une nouvelle fois elle fut persuadée de voir dans un brouillard, au sein d’une épaisseur de l’air, son père. Cette fois-ci, elle n’avait pas rêvé. Elle se précipita dans sa chambre, enfila un manteau sur sa chemise de nuit et descendit deux à deux les marches de l’escalier qui menait vers les pièces du bas. Elle entra brutalement dans le salon dont la porte était ouverte, y trouvant sa mère et sa grand-mère discutant de façon animée avec leur sœur Élizabeth devant son frère et Jean Ursin, qui tous séjournaient à l’habitation. Elle n’y prêta pas attention, tant elle était excitée par la vision qu’elle venait d’avoir. « Il faut prendre la voiture. Père m’a dit d’aller aux bords du fleuve, après les Destrehan !
– Vous voyez mère que je n’ai pas rêvé, Eulalie aussi l’a vu !
Atterré, tout le monde fixait Eulalie, elle venait de confirmer les dire d’Elizabeth. Comme tous étaient statufiés, Jean Ursin prit la parole. « Le plus simple est de le faire. Prenons la voiture et allons faire un tour jusqu’à l’endroit indiqué, bien que nous ne savons pas pourquoi votre père vous signifie d’y aller. »
Quelques instants plus tard, Ezéchiel avançait le landau devant l’habitation. Madame Trépagnier et sa belle-mère préférant attendre les nouvelles, laissèrent aller les plus jeunes. Toute cette histoire les avait bouleversées. Madame Trépagnier s’était même précipitée dans la galerie à l’étage dans l’espoir vain de voir son époux. Pourquoi pas elle ?
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La voiture prit la route qui longeait les plantations, passa devant celle des Destrehan. Personne ne savait à quoi s’attendre, chacun cherchait autour ce qu’il y avait à voir. « ma’ame, devant, y a monde ! » Eulalie se pencha pour mieux voir. Au bord du fleuve, elle reconnut monsieur Destrehan entouré de ses contremaitres et de quelques nègres*. Ils s’arrêtèrent devant le groupe. Monsieur Destrehan s’avança, visiblement mal à l’aise, la mine compassée. « Bonjour à vous, comment avez-vous su ?
– sut quoi ?
– Et bien, pour votre père ?
Ils descendirent, chacun paniqué à l’idée de ce qu’il allait découvrir. Ce fut Eulalie qui découvrit le corps en partie décomposé de son père que les hommes avaient déjà installé sur une civière pour le transporter. Elle perdit connaissance.
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Toutes les familles françaises de La Nouvelle-Orléans et quelques Espagnoles, avaient tenu à accompagner Pierre Trépagnier jusqu’à sa dernière demeure. Madame Trépagnier, enfouie sous un voile de mousseline noire jusqu’aux pieds, était soutenue par son fils, ses jambes ne la tenaient plus. De son côté, madame Trépagnier mère, entourée de ses petites filles, la tête haute, avançait au-devant du cortège qui allait de l’église Saint-Louis au cimetière du même nom. Une idée obsédante la maintenait, celle de la vengeance. Le gouverneur avait tenu à être présent pour une raison inconnue de tous, soulevant bien des questions parmi les personnes présentes. Comme le gouverneur était là, le marquis De Casa Calvo, mal à l’aise, s’était cru obligé de se joindre à la délégation espagnole. Alors que le curé donnait les derniers sacrements, Eulalie aperçut ou crut apercevoir son père, derrière un mausolée, lui désignant le marquis. Voulant s’assurer qu’elle ne rêvait pas debout, que la douleur ne l’égarait pas, elle regarda du côté d’Elizabeth qui elle ne paraissait pas troublée par quoi que ce soit. L’enterrement fini, la famille se répartit en deux voitures pour aller jusqu’à la demeure de la famille Perry. Hortense avait trouvé plus simple d’y recevoir leurs amis et tous ceux qui voudraient leur présenter leurs condoléances. À peine assise dans la voiture, Eulalie s’adressa à sa sœur Elizabeth. « As-tu vu père ? » Lasse, cette dernière regarda se sœur et lui fit signe que non. Jean Ursin qui était assis au côté de sa promise, c’était devenu officiel, lui demanda sans se décontenancer, s’il lui avait adressé un message. « Il avait l’air de m’indiquer le marquis De Casa Calvo, mais je n’ai pas compris pourquoi. »
La réponse vint par la rumeur publique qui désigna l’auteur du meurtre, car l’assassinat de monsieur Trépagnier était avéré. Ce qui n’était pas encore arrivé jusqu’à la porte des Trépagnier vint par des amis de la famille qui pointèrent du doigt Juan Victor Pérez Alvarez. Madame Marigny et madame Destrehan racontèrent que le lendemain de la fatale nuit, il avait été vu à deux ou trois heures, ses habits en désordre, échevelé, couvert de boue et de sang. Il était revenu à la ville avec un acolyte, mais n’avait pas été inquiété ni même interrogé.
Madame Trépagnier mère, qui n’avait pas dit son dernier mot, prit les choses en main. Elle réclama justice au gouverneur. Celui-ci, mis en porte à faux, fortement contrarié, se retrouva confronté à une situation, dès plus délicate et inconfortable, mettant en confrontation les communautés française et espagnole. Aidé du marquis De Casa Calvo, il trouva des personnes prouvant l’alibi de Juan Victor et décida d’omettre d’interroger des témoins, qui pourtant étaient d’une grande fiabilité mais qui auraient remis en cause leur décision de justice. Le procès fut bientôt étouffé. Cela abasourdit la famille et souleva l’indignation des voisins et plus généralement l’indignation publique. Les dirigeants espagnols, qui tout en gardant un rôle passif, cachèrent mal la leur, n’en admirent pas moins le prévenu dans leurs fêtes afin de sauvegarder la face.
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Madame Trépagnier avait plongé dans un abattement du fond duquel ses filles n’arrivaient pas à la sortir, quant à madame Trépagnier mère, elle ne décolérait pas. Comment le gouverneur avait-il pu couvrir un tel méfait ? Eulalie, elle, se sentait fautive. Pourquoi n’avait-elle pas éteint de suite l’élan de ce prétendant fallacieux ? Ses sœurs et Jean Ursin avaient en vain essayé de la déculpabiliser, lui rappelant les faits, elle n’en démordait pas. Tout ceci ne serait pas arrivé s’il ne l’avait pas courtisé.
Contre toute attente, quelqu’un d’autre vivait très mal la situation, et ce n’était pas la culpabilité qui l’étouffait. Juan Victor avait été protégé par le marquis De Casa Calvo uniquement pour ne pas se retrouver embarrassé dans ses visées, aussi rien n’avait vraiment changé dans sa vie, sauf la nuit. Il en devenait fou, il avait l’impression de ne jamais être seul. Il croyait voir une silhouette fantomatique le suivre dans chaque recoin. Il était hanté. Il pensait cela impossible, mais il soupçonnait un ange vengeur de le poursuivre pour faire justice à sa dernière victime. Il trouvait cela inconcevable, pourquoi celle-ci et pas une autre, mais il sentait cette présence continuellement. Il se mit à boire plus que de coutume pour l’oublier, tant et si bien qu’un petit matin, le soleil n’était pas encore levé, il se retrouva embrumé plus que de coutume sur la Levée, en face du marché, en bas de la place d’armes. Il marchait en maintenant un équilibre aléatoire quand devant lui, face à lui, il se trouva nez à nez avec Pierre Trépagnier. C’était impossible ! Il commença par l’agonir puis devant son impassibilité, il commença à perdre le peu de raison qui lui restait. Dans un sursaut de clarté, Il réalisa que ce n’était pas possible, que cela ne pouvait être dû qu’aux effluves d’alcool. Il fit demi-tour, mais il se retrouva à nouveau face à monsieur Trépagnier. Il fit volte-face, mais la situation se renouvela. L’ayant fait à plusieurs reprises, il finit par perdre l’équilibre et glissa le long de la digue pour chuter dans le fleuve. Il devina un alligator monstrueux nageant vers lui. Affolé, Il voulut gravir la digue, mais à chaque fois il glissait. Il appela au secours, mais levant la tête il ne trouva que Pierre Trépagnier. Lorsqu’il sentit la morsure du monstre qui le tira vers le fleuve le fantôme s’évanouit.
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Madame Trépagnier finit par vendre la plantation qui lui rappelait tant son époux. Eulalie, quant à elle, épousa Jean Ursin de La Villebeuvre, un an plus tard. Quant au fantôme de Pierre Trépagnier, il hante encore sa plantation devenue la plantation Ormond
Notes de l’auteur : j’ai brodé en utilisant plusieurs sources dont la fiabilité n’est pas toujours acquise et selon un parti pris tout en m’appuyant sur l’histoire. Aucune source ne cita le vrai nom de Juan Victor Pérez Alvarez de la Quintaña.