Je suis la vice-reine du Mexique. (4ème partie)

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Chapitre III : De 1780 à 1783

 Le 24 août 1780,

Eleanor Francis Grant - De Arndilly.pngLa chaleur était telle que Marie-Félicité s’était installée pour quelques jours chez ses parents sur la crête de Gentilly. Si à La Nouvelle-Orléans l’air était étouffant, la brise venue des bords du lac Pontchartrain était salvatrice. Ses filles jouaient toute la journée avec leurs oncles et tantes à peine plus âgés, courant chahutant dehors comme dedans, donnant quelques sueurs à leurs nourrices et servantes. Quant à elle, elle profitait de ses parents et de ses frères et sœurs, les deux aînées parlant déjà de mariages tout en touillant leur café dans leurs tasses de porcelaine.

Marie-Félicité prenait son mal en patience, elle n’avait pas revu son époux depuis l’hiver. Les dernières nouvelles qu’elle avait eues de lui l’avaient laissé dans le golfe du Mexique en partance pour La Havane à moins qu’il ne fût dans l’autre sens allant vers Pensacola. Malgré son inquiétude, contenant avec peine son impatience, son dépit et sa colère, elle s’était partagée entre son rôle de mère et son rôle d’épouse du gouverneur. Sa table ne désemplissait pas, permettant à don Navarro de tenir son rôle d’administrateur de la colonie sans faire d’ombre au gouverneur absent. Quand le repas se faisait entre elle et ses filles ou avec les membres de sa famille, il se joignait à eux. Il lui tenait compagnie, lui donnant des nouvelles de la colonie partageant ses soucis. Elle appréciait ces moments qui lui permettaient d’oublier quelque peu ses craintes et de ne pas se retrouver désœuvrée. Tout ce qu’elle entendait lui permettait de donner conseil, voire d’agir de son côté par elle même ou au travers de toutes ses accointances constituées de l’élite de la colonie. Il avait bien fallu expliquer à Matilda que don Navarro n’était pas son père, elle avait en fait peu vu le sien, mais le problème avait été contourné à l’aide d’un tableau représentant Bernardo. De plus, l’intendant venait régulièrement accompagné d’Adélaïde de Blanco, fillette d’une dizaine d’années que Marie-Félicité soupçonnait d’être sa fille.

***

Elle s’était levée souffrant d’un mal de tête, la chaleur sûrement, elle était, ce jour-là, déjà très élevée. Amanda lui porta de suite une décoction pour la soulager. Elle se leva péniblement et enfila son manteau en indienne à motif floral sur sa chemise de nuit. Elle sortit sur la véranda et machinalement regarda le ciel qui de ce côté de la demeure était limpide. Elle ne fit pas attention au décor qui s’étalait devant elle et ne profita pas de la vue sur le lac. Les reflets sur l’eau accentuaient son début de migraine.
« Tu regardes le temps qu’il fera ? Mama Talla a dit que la fureur du ciel vient à nous. Et ce n’est pas bon…

– Encore ! Cela ne va pas encore recommencer. Pourvu que Mama Talla se trompe !IMG_5138.JPG

L’une et l’autre savaient que la nourrice d’Elizabeth de Saint-Maxent ne se trompait jamais. De tout temps, les ancêtres l’avaient guidée sans faillir. Ils se servaient d’elle pour relier le ciel et la terre, par elle passait l’énergie mystique. À l’annonce de la mise en garde, les habitants frémirent de crainte. Pour tous, dans la maison, l’attente commença. Les enfants ne furent pas autorisés à s’éloigner de l’habitation et les contremaîtres n’envoyèrent pas les esclaves aux champs. Elizabeth et Marie-Félicité s’inquiétaient aussi pour la nouvelle Orléans d’autant que Gilbert Antoine était à la maison de négoce.

Le ciel resta limpide une partie de la journée. Il semblait vouloir prendre le contre-pied des dires de Mama Talla. La nature semblait s’être figée, rien ne semblait vouloir même frémir. Les prémices de la tempête commencèrent par des coups de vent venus du haut de la crête qui amenèrent de gros nuages noirs puis ce fut le lac Pontchartrain qui se démonta et qui se transforma en mer déchaînée mettant à mal les embarcations qui s’y étaient aventurées. La famille et les esclaves de maison se réfugièrent dans l’habitation dès les premiers symptômes. Ils barricadèrent de leur mieux la demeure. Les esclaves des champs quant à eux furent cantonnés dans les écuries, les bâtiments étant plus solides que leurs cases. La pluie se mit à tomber tout d’abord doucement puis de plus en plus abondamment. Le vent s’en mêla et l’ensemble se fit avec de plus en plus de violence. Dans la demeure, les aînés, de leur mieux, essayaient de rassurer les plus jeunes. Avec angoisse, Marie-Félicité faisait l’aller-retour de ses filles et leur nourrice à la porte-fenêtre d’où depuis un interstice entre les volets elle guettait le haut de la crête. Ce dont elle avait peur arriva, l’eau se mit à tout d’abord par ruisseler sur les pentes de la crête puis elle déferla telle une chute d’eau. Le Mississippi avait donc débordé, inondé La Nouvelle-Orléans et avait fini par rejoindre les marais. Elle n’eut pas le temps de vraiment y penser, la demeure gémissait. Elle semblait vouloir quitter le sol. Instinctivement tous fixaient le plafond se demandant si le toit allait s’envoler. Les murs tremblaient, vacillaient, tous étaient terrorisés. Les bourrasques se succédaient, la pluie tombait en trombe. Les plus jeunes des enfants pleuraient doucement dans le giron de leur mère ou de leur nourrice. Elizabeth rassurait tout son monde, la maison était solide. Marie-Félicité quant à elle n’avait d’yeux que pour les grands cyprès en haut de la côte qui se balançaient au point de se déraciner. Comment cela allait-il finir ? L’eau atteignit le soubassement de la maison et commença à lécher les portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Aidés des serviteurs, les habitants commencèrent à remonter à l’étage tout ce qu’ils pouvaient.

***

IMG_4789.JPGL’ouragan, beaucoup plus furieux que celui qui avait prévalu l’année précédente balaya la province. Il détruisit toutes les récoltes, déchira les bâtiments et enfonça tous les navires ou bateaux qui flottaient sur le Mississippi ou les lacs. Le désastre fut si étendu que Don Martin Navarro, l’intendant, qui, en l’absence du gouverneur, était chargé de l’administration civile de la Louisiane, adressa aux colons une circulaire imprimée par l’imprimeur du roi, Antoine Boudousquié, et dans laquelle la force de la patience était recommandée à ceux que la colère du ciel et de l’homme avait tant affligés. Il avait assuré à tous son aide assurant de l’étendue de ses pouvoirs et des moyens qu’il allait mettre en œuvre afin de soulager les angoisses des Louisianais et de remédier autant que possible aux nécessités de tous. Il avait fait pour s’en assurer un rapport détaillé au roi qui était déjà parti afin de demander le plus de moyens possibles.

Marie-Félicité revenue seule au sein de la maison du gouverneur, avec quelques difficultés au cours du voyage, fut là pour accueillir les habitants de La Nouvelle‑Orléans et de son voisinage qui vinrent remercier don Navarro et, à travers lui, leur gouverneur de la consolation qu’il s’efforçait de leur rendre. Toutes les conversations roulaient sur la misère qui se propageait. À cause d’une combinaison de circonstances défavorables, comme la guerre, deux ouragans, des inondations, des contagions, un été plus pluvieux et un hiver plus rigoureux qu’on ne l’avait jamais connue, la stagnation du commerce, la ruine de l’agriculture, le manque de capitaux, force était de constater qu’ils avaient éprouvé, en moins de deux ans, plus de détresse que cela était supportable.

***

Outlander -005.JPGLes jours, les semaines et les mois passèrent apportant quelques nouvelles, mais aucune n’annonçait le retour de Bernardo. Puis l’un des courriers fit part du débarquement des Espagnols à l’île de Sainte-Rose. Ils s’apprêtaient à mettre le siège devant Pensacola. C’était la fin de l’hiver, le mois de mars venait de commencer. Bien qu’inquiète, Marie-Félicité reprit espoir en la fin des conflits. Le gouverneur étant plus près de La Nouvelle-Orléans, les nouvelles étaient plus fréquentes. Celles-ci étaient commentées avec force de convictions et de certitudes par ceux qui vivaient de loin la campagne militaire.

– Ma chère, l’amiral Irazabal, a absolument refusé à tenter de forcer la passe, aussi notre cher gouverneur, après deux mois de siège, n’a pas obtenu le succès qui l’escomptait.

– Il est tout de même parvenu à faire entrer dans la baie quelques petits navires.

– Vous vous doutez bien que cela ne suffit point.

– Je fais confiance en mon époux, il doit nous réserver une surprise.

Marie-Félicité défendait de son mieux son époux auprès de toutes les personnes qui insinuaient que celui-ci s’enlisait aux pieds de la forteresse anglaise. Ce qui de fait était vrai et cela commençaient à faire des ravages dans l’opinion si facilement versatile. Ces changements aléatoires de point de vue firent un bon dans l’autre sens quand on apprit l’exploit du gouverneur à bord du brick Galveston. Suivi d’une goélette et de deux canonnières, qui constituaient toutes les forces navales appartenant à son gouvernement de Louisiane, il passa la barre tant redoutée de la baie de Pensacola qui ouvrait sur le golfe du Mexique entrainant ainsi, l’amiral Irazabal qui ne pouvait tergiverser. Et si sur terre, les forces espagnoles étaient dressées en bataille, et le battement de leurs tambours, avec les notes d’autres instruments martiaux, flottait sur les vagues bleues jusqu’au fort britannique, le gouverneur, lui, plastronnait sur le pont sous le large drapeau de Castille fièrement affiché au mât principal.

– Oh ! señora. Si vous aviez pu voir notre gouverneur. Il s’est avancé dans un canot et il est passé devant le fort au milieu d’une pluie de boulets qui se répandaient autour de lui. De la même manière, il est repassé à la tête des navires dont il a, par son héroïsme, obligé les commandants à entrer dans la baie.

Marie-Félicité écoutait sans broncher le sergent Ignacio de Balderes qui régulièrement faisait l’aller-retour entre elle et son époux pour la pourvoir en nouvelles.

Quand, en tête à tête, elle rapporta ces dernières nouvelles à sa mère, elle était aussi fière qu’en colère. « C’est à croire qu’il veut que je sois veuve une deuxième fois ! 

– Voyons Félicité, vous savez bien qu’il doit se montrer courageux, il doit montrer l’exemple pour donner du courage à ses troupes.

– Je sais cela, mère, mais cela ne me rassure nullement !

Elle espérait seulement que cela accélèrerait les échéances vers la fin de ce conflit.


Mercredi 9 mai 1781

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La nouvelle de la prise héroïque du fort de Pensacola arriva trois jours plus tard à La Nouvelle-Orléans et dans la salle à manger de Marie-Félicité qui avait une vingtaine de personnes à sa table. Tout le monde se complimenta et congratula la maîtresse de maison pour la réussite de son époux. Chacun se gargarisa de l’anecdote dont les faits avaient changé le cours des évènements. Un projectile avait fait sauter la poudrière anglaise et le fort s’était vu contraint d’ouvrir ses portes.

La conquête fut rapidement connue dans l’empire espagnol, les cloches sonnèrent à la Nouvelle Orléans, La Havane, Mexico, Madrid et bien sûr dans les colonies rebelles qui pouvaient enfin lutter sans crainte d’être attaqués sur deux fronts.

Mais dans le même temps don Navarro apprenait la perte de Fort Panmure, dans le district de Natchez. Les habitants du district avaient vu avec beaucoup de regret le drapeau espagnol succéder à celui des Britanniques. Quand ils entendirent que don Gálvez avait osé envahir la Floride, leur patriotisme ne douta pas de sa défaite, et, dans l’excès de leur zèle, ils résolurent de donner une preuve de leur loyauté envers leur souverain. Ils formèrent secrètement le projet de chasser les Espagnols, engagèrent la plupart des autres habitants dans la conspiration et s’assurèrent la coopération de quelques‑uns des tribus indiennes voisines. Entre la faiblesse du fort et l’apparition d’une puissante flotte britannique dans le golfe, qui laissa penser aux insurgés qu’elle couperait le retour de Gálvez en Louisiane, ils prirent le fort et dans leur euphorie ils se sentirent autorisés à marcher sur Bâton Rouge.

barry lindon-003.JPGCe fut cette dernière information qui amena don Navarro à demander à Marie-Félicité de rester au sein de la demeure du gouverneur. Il fut en cela appuyé par monsieur de Saint-Maxent qui expliqua à sa fille qu’ils risquaient affronter la peur ou l’envie de changement de certains colons. « Vous savez, Félicité, certains d’entre nous rêvent encore d’un retour au sein du royaume français, voire de mimer les Patriotes, aussi nous pouvons nous retrouver dans une situation similaire à celle de notre entrée au sein du Royaume d’Espagne. Il ne faut pas en arriver à ce que nous connûmes avec le gouverneur O’Reilly et monsieur Lafreniere. »

Marie-Félicité entendit les conseils donnés. Elle invita systématiquement sa famille aux diners qu’elle se devait de continuer à donner. Lors de ceux-ci, elle ne donnait jamais son avis sur cette rébellion ouverte. Elle laissait parler ses invités, devinant ainsi le sens du vent. Il n’eut pas le temps de souffler bien longtemps. Ayant appris la nouvelle de la prise du fort de Pensacola, résolus à ne pas s’exposer au ressentiment espagnol, les insurgés décidèrent de cheminer vers Savannah en Géorgie, qui était le point le plus proche occupé par les Britanniques. Les rebelles se trouvèrent alors confrontés à la traversée d’un immense désert habité par des Indiens hostiles. Comme ils étaient loyalistes, ils durent poursuivre par des routes détournées, afin d’éviter de tomber entre les mains des bandes armées des patriotes. 8b929b084dbc97af2db87c854f22d0c4.jpgLeur périple les amena à se frayer un chemin au travers de forêts interminables pour nager à travers un nombre infini de ruisseaux, profonds et larges, pour escalader des montagnes escarpées et hautes qui semblaient se dresser comme des barrières infranchissables devant eux. Ils risquèrent leur vie dans les méandres de nombreux marais, firent de longs et fastidieux circuits afin d’éviter Espagnols et Patriotes. Ils souffrirent de désespoir au sein de sauvages déserts, de la soif, de la famine, de la maladie et de la tempête. Ils avaient les sens constamment en éveil de peur de croiser l’ennemi indien, qui, ils le savaient, menaçait autour d’eux.

Si les chefs des séditieux s’en tirèrent ou disparurent corps et âme pendant leurs fuites, les Patriotes trouvèrent des familles qui avaient eu le malheur d’écouter les chefs belligérants et qui avaient cru en eux. Ils les livrèrent aux Espagnols. Des orphelins, des veuves, de pauvres ères en proie aux maladies, à la faim furent rapatriés à La Nouvelle-Orléans. Marie-Félicité se fit un devoir de s’occuper d’eux personnellement organisant leur hébergement, leur fit prodiguer les soins dont ils avaient besoin et leur fit fournir la nourriture dont ils manquaient et cela afin de montrer par ses actes la mansuétude de son époux. Elle se fit accompagner, par sa mère, ses belles sœurs Marguerite Marie de Boré de Mauléon et Jeanne Marie de Marigny ainsi que de Céleste Éléonore Miro y Sabater afin de montrer l’exemple et de rassurer la communauté française que les souvenirs rendaient craintive ou colérique.

***

Septembre 1781

Le repas s’écoulait au fil d’une conversation entre don Navarro et don Gálvez qui était rentré depuis deux semaines. La conquête de Pensacola par le gouverneur de Louisiane fut entièrement récompensée. Distingué de Charles III, il fut promu au grade de lieutenant‑général, décoré de la croix de chevalier, pensionné de l’ordre royal, fait comte et il reçut la Commission du capitaine général des provinces de la Louisiane et de la Floride.

Pompeo Batoni Portrait of a Gentleman, 1762..jpgMarie-Félicité heureuse de ce retour au calme écoutait sans broncher les deux hommes, car ce soir-là, ils n’y avaient qu’eux et ses parents à sa table. « Vous pensez bien, don Gálvez, que tandis que nos opérations militaires étaient en cours, le commerce et l’agriculture de la province ont été complètement ruinés, de sorte que les habitants ont été presque mis au désespoir. Sans oublier ce maudit ouragan beaucoup plus furieux que celui qui avait prévalu l’année précédente et que vous avez vécu avec nous.

– Je sais tout cela, mais nous n’avons pas eu le choix comme vous le savez mon ami. De plus, je vous sais gré de la façon dont vous l’avez traité, mais je pense avoir fait ce que je pouvais.

– Si fait. Mais la guerre avec l’Angleterre et la prise des forts britanniques sur le Mississippi ont privé les planteurs de Louisiane des grands avantages qu’ils tiraient du commerce illicite des commerçants britanniques.

– Bien que je ne puisse être d’accord avec le système de la contrebande, je ne puis qu’appuyer ce que dit don Navarro.

– je me doute bien, monsieur. Bernardo savait pertinemment que son beau père était le premier à faire ce type de commerce si cela devait lui rapporter. Je vais voir ce que je peux faire de plus pour aider nos colons.

***

Février 1782

Après avoir laissé son état-major, Bernardo Gálvez avait réuni dans son bureau Estéban Rodriguez Miro y Sabater et don Navarro. Les deux hommes, bien qu’un peu surpris de ce tête-à-tête, s’assirent face à leur gouverneur et attendirent son bon vouloir. Plongé dans sa réflexion, ce dernier leur tournait le dos, il regardait sans vraiment faire attention la vue sur la place d’armes. Il réfléchissait puis semblant s’être décidé, il se retourna. « – Messieurs, je désire profiter de la perte des Bahamas par l’Angleterre, pour organiser rapiidement une opération pour prendre l’île de la Jamaïque. Avec les Français, nous avons planifié une attaque conjointe contre l’île et pour cela je vais prendre le commandement de notre armée. » Ses deux comparses ne furent pas surpris par l’information, c’était la suite logique, l’Espagne avait l’intention de remettre la main sur le golfe du Mexique. « – Comme nous ne sommes pas assurés des évènements futurs, j’ai décidé de confier temporairement le gouvernement de la Louisiane au colonel Miró. Bien évidemment, notre roi est déjà informé de ce choix ou tout au moins il le sera bientôt. »

En fait, il avait été demandé à Bernardo de nommer son successeur, car il était convié à rentrer, dès sa campagne terminée, à Madrid pour recevoir ses titres de vicomte de Galveston et comte de Gálvez avec blason armorié. Il ne voulait point l’annoncer maintenant, il voulait en garder la primeur à Marie-Félicité, mais il ne voulait pas le lui dire avant d’avoir mené cette dernière campagne.

***

img_4875Quand Bernardo rejoignit son épouse, elle s’était installée dans son salon, où exceptionnellement, elle avait fait mettre la table pour un diner en tête à tête. Il la trouva particulièrement en beauté. Assise dans un fauteuil près de la porte-fenêtre ouverte sur la galerie, avec langueur elle s’éventait tout en rêvant devant le coucher de soleil sur la ville. Elle arborait une robe à la polonaise en soie peinte de Chine à dominante de rose qui mettait en valeur son teint. L’entendant arriver, elle se retourna et tout en remettant en ordre une de ses dragonnes dans sa coiffure savamment élaborée avec naturel.  Elle lui sourit et se leva. « – Vous voilà enfin, je me languissais.

– Oh ! mon ange, il ne fallait pas. Que puis-je faire pour obtenir votre pardon ?

– Vous asseoir à notre table et rester en ma compagnie, j’ai tant de choses à vous dire.

– Tant que cela, Felicidad ? Alors j’obéis, mais laissez-moi d’abord vous donner quelques nouvelles.

Elle acquiesça, lui servit elle-même un verre de vin, le lui tendit et s’installa à la table tout en mettant de l’ordre dans les plis de sa robe. Bernardo, quant à lui, ne sachant pas comment annoncer son prochain départ, se mit à arpenter la pièce de long en large, laissant ainsi deviner à sa jeune femme l’agitation qui le rongeait. D’un coup, il s’arrêta et lui annonça sa prochaine campagne et son départ imminent. Elle fut désappointée, mais elle ne fut guère surprise. Elle commençait à se faire à l’idée qu’elle avait épousé un militaire avant tout. « – Si je puis me permettre mon époux, ma nouvelle vaut la vôtre, mais elle est plus heureuse et va aussi changer notre vie. » Intrigué, il se décida à s’asseoir et à écouter la nouvelle. « – Mon ami il n’y a aucun doute, je suis à nouveau enceinte. » Il se leva d’un bond et tomba à ses genoux. « – Mon Dieu ! quel bonheur vous me faites, vous me comblez en tout point. » Réfléchissant avec promptitude, il décida de changer ses plans. « – Felicidad, il faut que vous sachiez aussi que nous sommes attendus à Madrid pour fêter mon triomphe, si vous le voulez je vous amène au Cap pendant ma campagne, puis de là nous partirons vers l’Espagne, comme cela, nous resterons ensemble. »

***

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Mai 1782

Le soleil s’était levé depuis deux bonnes heures quand le capitaine de la frégate « El Volante » fit savoir à Marie-Félicité qu’ils venaient d’entrer dans la rade de Cap-Français. Laissant Matilda à sa nourrice, elle monta sur le pont avec Faustina surveillée par Amanda. Elle avait quitté avec peine La Nouvelle-Orléans, mais elle était curieuse de découvrir cette nouvelle contrée où elle n’allait être que de passage. Sur le pont, ses deux jeunes sœurs, Maria-Victoria et Antoinette-Marie, admiraient, sous leurs ombrelles, la rade du port encombrée au bas mot de plus d’une centaine de navires. Elle était entourée des plantations les plus importantes de l’île et était défendue par de redoutables forteresses qui contrôlaient l’unique passe dans lequel leur navire s’était engagé. Avec leurs époux, les deux jeunes filles, fraichement mariées, avaient accompagné leur sœur ce qui lui avait mis du baume au cœur. Leurs époux, don Riaño y Barcena et don Manuel de Flon, Comte de Cadena, l’un et l’autre officiers du gouverneur, profitaient du voyage pour rejoindre leurs services. Marie-Félicité n’avait pu partir à même temps que son époux, comme elle le désirait. Son début de grossesse l’avait épuisé et ne lui avait pas permis de faire le voyage avec lui. Elle était donc, deux mois plus tard, venue avec ses soeurs.

Devant Marie-Félicité s’étalait la ville du Cap, le « Paris des Antilles », comme disaient les autochtones. Ses quais du « bord de mer » malgré l’heure matinale étaient déjà encombrés d’une foule bigarrée, d’une activité débordante et désordonnée. Derrière cette scène s’étendait le damier régulier des rues. Bernardo lui en avait fait la réclame. La ville pouvait se targuer d’une quinzaine de milliers d’habitants et d’être le centre économique de l’île. Elle s’enorgueillissait comme les grandes villes européennes ou hispano-américaines, de quelques grands édifices, dont l’église paroissiale ou les casernes, mais elle était surtout riche de solides maisons aux murs de pierres de taille et aux toits couverts d’ardoises, de tuiles ou d’essentes, surmontées de belles cheminées ouvragées. Bien que sobres, elles étaient assez riantes et bâties pour la fraîcheur et la commodité du commerce, comme Marie-Félicité s’en rendit compte lors de son parcours jusqu’à l’hôtel particulier qui lui était dédié.

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Les deux voitures, transportant Marie-Félicité et sa famille, s’arrêtèrent à l’angle de la rue Rohan et de la place Royale. Ils descendirent devant un hôtel de trois étages avec toit mansardé. Marie-Félicité, levant la tête, découvrit une vaste demeure en pierre avec ses six travées par étage, des balcons en fer forgé, un perron de trois marches devant la porte à double battant. Au pied du marchepied de la voiture, les trois jeunes femmes remettaient de l’ordre dans l’ordonnancement des plis de leurs robes quand la porte s’ouvrit sur Bernardo suivi d’une armada de serviteur noir. « – Felicidad ! Enfin vous voilà ! » Il accueillit avec chaleur les autres membres de sa famille et fit rentrer tout son monde à l’intérieur de la demeure dont la décoration n’avait rien à envier aux demeures du même type en Europe.

L’hôtel était confortable et construit au centre des quartiers élégants où un théâtre avait été édifié et dans lequel on jouait des pièces récentes, venues d’Europe. Les rues étaient pavées jusqu’au port et dans la Rue du Gouvernement, il y avait des boutiques où l’on trouvait les dernières marchandises arrivées d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. Marie-Félicité, comme ses sœurs, était fort satisfaite de son aménagement. Tous les soirs, la table du gouverneur de Louisiane était à nouveau ouverte et les riches autochtones s’y pressaient. La table comme la conversation attiraient tout un chacun, le gouverneur Guillaume Léonard de Bellecombe en premier.

Tout aurait pu aller pour le mieux si ce n’était les contrariétés de Bernardo. Il était venu à Saint‑Domingue, où les forces combinées entre la France et l’Espagne devaient se rassembler. Tout avait mal commencé. À la bataille des Saintes, au début du mois d’avril, le comte de Grasse avait trouvé le moyen de perdre devant la flotte britannique. Le reste de la flotte française venait de rejoindre la flotte d’invasion près du Cap-Français. Bien qu’elle fût composée d’un total de 40 vaisseaux de ligne, l’invasion de la Jamaïque ne pouvait avoir lieu. La perte du commandant en chef, prisonnier des Anglais, et les maladies parmi les équipages avaient mis la campagne en péril.

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Pour parachever le tout, Don Cagigal y Montserrat avait désobéi ! Malgré ses ordres d’abandonner la campagne d’expédition vers les Bahamas afin que ses forces puissent être utilisées pour l’invasion de la Jamaïque, il avait poursuivi son projet et avait navigué jusqu’à La Havane. Et au lieu d’envoyer ses deux mille cinq cents hommes de troupe pour soutenir l’expédition jamaïcaine, il avait quitté la garnison de La Havane en direction de New Providence. Heureusement, une fois arrivé, il avait convaincu le commandant britannique, le vice-amiral John Maxwell, de se rendre sans avoir besoin de faire le siège de la ville de Nassau. Il était fortement tout de même en colère que don Cagigal n’ait pas suivi ses ordres, lui qui l’avait couvert lorsqu’il avait maltraité plus que de mesure un général britannique, après le siège de Pensacola. Suite à cela, il avait dû le renvoyer en Espagne où il serait sûrement emprisonné au moins pendant un certain temps. Tout cela l’avait frustré parce que la victoire navale britannique à la Bataille des Saintes l’avait forcé à momentanément abandonner l’invasion franco-espagnole prévue de la Jamaïque. Obstiné, Bernardo continuait toutefois les préparatifs pour sa campagne militaire.  Il avait besoin de plus de subsides et cela lui provoquait beaucoup de soucis. Cette campagne, bien qu’elle lui tînt à cœur, l’obligeait à rester à Saint-Domingue où de toute façon, l’été venant et l’accouchement de Marie-Félicité s’approchant, il se sentait de plus en plus bloqué.

***

Il manquait plus que cela ! Une estafette venait d’apporter un courrier annonçant une nouvelle catastrophe qu’il allait lui falloir annoncer à Marie-Félicité. Celle-ci s’était installée dans le jardin, où elle se reposait. Elle y était seule, ses sœurs faisaient les boutiques de la rue du gouvernement, il y avait eu de nouveaux arrivages de France.   Bernardo estimait que c’était une bonne chose, cela éviterait bien des débats. « – Felicidad, excusez-moi de troubler votre repos, mais j’ai des nouvelles de votre père et elles ne sont pas bonnes.

– Mon Dieu, il est arrivé un drame ?

– Rien qui ne puisse se résoudre, je vous assure.

– Ah ! Vous m’avez fait peur, mon ami. Alors que se passe-t-il ?

– Votre père est emprisonné à Kingston en Jamaïque.

– Grands dieux ! Qu’est-il arrivé ? Vous allez pouvoir l’aider ?

– Je vais faire de mon mieux, Felicidad. Sur sa route de retour, ses deux navires, La Margarita et la Felicidad, ainsi que leur équipage ont été capturés par les Britanniques. Ses navires et leurs cargaisons ont été réquisitionnés et vendus comme récompense de guerre. Il est tenu en résidence surveillée et ses hommes sont en prison.

– mais vous allez pouvoir faire quelque chose ?

– Je vais faire tout ce que je peux, j’ai quelque levier possible même dans cette situation. Rassurez-vous. De plus, votre père est un homme avec des ressources. Il a déjà réussi à obtenir un prêt d’un Anglais pour pourvoir aux besoins de ses officiers espagnols pendant cette épreuve.

***

Ce soir-là, on jouait Irène, une pièce de théâtre de Voltaire. Elle avait été représentée pour la première fois au Théâtre-Français à Paris quatre ans plus tôt et attisait la curiosité de la société dominicaine. C’était une tragédie en 5 actes et en vers, à laquelle Marie-Félicité désirait se rendre malgré l’état avancé de sa grossesse. Malgré l’attention de tous, elle se morfondait en attendant sa délivrance. Bien qu’il trouvât cela quelque peu inconvenant, Don Gálvez avait cédé au désir de son épouse. Il l’avait conduite, accompagné de ses sœurs et de leurs maris, au théâtre, à l’angle des rues Vaudreuil et Saint-Pierre. Le théâtre avait trouvé à se loger dans une grande et belle maison à étage où l’on pouvait assoir jusqu’à mille cinq cents personnes. Ils y étaient venus régulièrement parfois même pour des soirées privées comme celle du gouverneur donné en leur honneur et qui avait fort impressionné les habitants du Cap et des environs.

La salle était comble, la chaleur était lourde, et bien que satisfaite d’être là, Marie-Félicité était lasse. Sa grossesse touchait à son terme. L’enfant qu’elle attendait donnait régulièrement des coups de pieds, elle en avait déduit qu’il était pressé. Elle ne demandait qu’à le délivrer. Alors que le troisième acte commençait, sans prévenir une violente douleur irradia sa colonne vertébrale. Lâchant son éventail, elle s’accrocha à la rambarde de la loge. Elle avait l’impression que quelque chose cédait en elle. À partir de ce moment-là, les premières contractions la prirent. Tout en faisant la grimace, elle mit la main sur le bras de son époux. « – Bernardo, il faut rentrer !

– Maintenant, Felicidad ?

– Oui mon ami, ton héritier a décidé de faire son entrée.

Bernardo blêmit, il se leva et aida Marie-Félicité à se lever et à sortir de la loge. La salle frémit, plusieurs personnes ayant perçu le départ inopiné du couple. Il guida son épouse vers la sortie, don Manuel de Flon avait pris les devants faisant appeler la voiture, Antoinette-Marie et Maria-Victoria aidèrent leur beau-frère à soutenir la parturiente dont les contractions se multipliaient. Don Riaño y Barcena, derrière eux, rassurait les personnes qui se précipitaient pour avoir des nouvelles de sa belle-sœur.

L’arrivée de Marie-Félicité à leur demeure affola tout le monde sauf Amanda qui de suite prit les choses en main. Elle fit prévenir par Jésus la sage-femme qui lui avait été recommandée. Pour Bernardo, ce fut le début de l’attente, de la tourmente, l’inquiétude s’enracina en lui, malgré les discours rassurants de ses deux belles sœurs. Ne pouvant rien faire, bien qu’ils aient annulé tous les invités du souper, qui devait suivre le spectacle, auprès desquels ils s’étaient fait excuser, ils passèrent à table. Maria-Victoria et Antoinette-Marie essayèrent de divertir Bernardo et invitèrent leurs époux à en faire de même, mais rien n’y faisait. De son côté, malgré la terrible douleur, le déchirement soudain ressenti, Marie-Félicité mettait au monde un petit garçon avec autant de facilité que les fois précédentes.
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Il fut baptisé à l’entrée de l’automne, les parents le prénommèrent Miguel. L’enfant faisait l’admiration de son père qui était déjà empli de bonheur par ses filles Matilda et Faustina, même si cette dernière n’était pas de lui. Il était comblé par sa famille, mais était fort déçu par sa gouvernance. La campagne contre la Jamaïque n’avançait pas. Elle s’embourbait, le projet était très coûteux et voilà que maintenant l’Espagne entamait les négociations de paix qui allait mettre fin à la guerre avec les Anglais. Il s’attendait d’un jour à l’autre à l’annonce de la signature, et il ne pourrait plus repousser son retour à Madrid. Il ne pouvait s’y résoudre pour l’instant à cause de Marie-Félicité et des enfants. Cela était trop périlleux pour eux, trop de maladies emportaient les marins, alors des enfants en bas âges.

***

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Septembre 1783

Le voyage avait été long. Ils avaient tout d’abord vogué de Saint-Domingue à Cuba où ils étaient restés quelque temps. Puis il y avait eu la traversée de l’Atlantique, cinq semaines d’ennui avaient mené la flotte au sein de laquelle se trouvait le navire du gouverneur de Louisiane et de sa famille, à bon port, sans tempête ni manque de vent. Ils avaient accosté au port de Cadix, situé au bord d’une baie ouvrant sur l’océan atlantique et bâti sur un rocher qui était relié au continent par une chaussée étroite. Bien qu’elle ait trouvé le temps long, Marie-Félicité admettait qu’elle avait voyagé dans un confort acceptable. Elle n’avait pas souffert du mal de mer, à contrario, de sa sœur Antoinette-Marie qui avait été alitée presque tout le voyage et, malgré les craintes, personne ne tomba malade au sein de sa famille. Aucun de ses enfants n’en avait pâti. Ils étaient arrivés à Cadix, juste avant le lundi de Pâques. Ils furent reçus avec tous les honneurs et logés à côté de la Plaza San Martín dans le Barrio del Pópulo dans La Casa del Almirante, une somptueuse maison à la façade de marbre, construite un siècle avant avec le produit du commerce des Amériques. Les différents appartements étaient distribués autour du patio où tous se retrouvaient pour partager repas et agréments, profitant de la fraicheur de la fontaine et de la luxuriance de la végétation. Bernardo ne se lassait pas de jouer les pères au grand amusement de ses filles et de Marie-Félicité. Honorés, invités par tous, ils ne purent faire autrement que rester pour les fêtes de Pâques avant que de prendre les routes poussiéreuses et de rejoindre Madrid par Séville et Mérida où ils avaient été annoncés et à nouveau fêtés.

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Les trois berlines entourées de gens d’armes qui transportaient la famille Gálvez et leurs serviteurs entrèrent dans Madrid en fin d’après-midi par la calle de Atocha sous un soleil chatoyant. Marie-Félicité, qui avait été en admiration devant Cadix et Séville, fut fortement impressionnée par la ville et le tumulte évident de sa vie. Charles III, qui s’était rendu compte que sa ville ne brillait pas autant que d’autres villes européennes telles que Paris, Rome et Londres, avait décidé d’étendre la ville au barrio Huertas. Il avait fait étirer le large Paseo del Prado de la Plaza de Cibeles à la Puerta de Atocha et projeté de construire un musée des sciences naturelles, un observatoire astronomique et un Jardin botanique. Il avait doté sa capitale de parcs, de jardins et de promenades publics. La noblesse, qui avait tout d’abord été réticente, avait fini par s’y presser avec sa nombreuse domesticité, le pouvoir surplombant  la ville au sein du palais royal.

IMG_5126.JPGAprès tant de jours de voyages sur les mers et sur les routes, Marie-Félicité allait enfin pouvoir se poser quelque temps avec toute sa famille. Si le voyage avait beaucoup amusé par ses péripéties Faustina et Matilda, dont l’âge ignorait les peurs, il n’en était pas de même de leur mère, elle était soulagée à l’idée de prendre repos et de se fixer quelque temps. Elle savait déjà que ce n’était pas leur destination finale puisqu’il faudrait faire le voyage retour. Et bien qu’elle aimât l’idée de revenir chez elle, en Louisiane, à la pensée du voyage et des craintes que cela générait en elle, elle abandonnerait bien ce désir. Reçue par José Bernardo de Gálvez y Gallardo, marquis de Sonora, oncle de Bernardo, avec les siens elle fut invitée à loger sur la calle de Toledo près de la plaza Mayor. Ils découvrirent le lieu de leur villégiature, une maison, bâtie sur un vaste terrain, avec porte-cochère de bois sculpté, encadrements des portes et fenêtres, balcons en fer forgé et cheminées construits à la française. La demeure, haute de trois vastes étages et composée de trois corps de logis, donnait sur une cour pavée qui servait de séparation entre la demeure et les écuries. À peine descendus de leurs berlines, ils furent reçus par une armada de serviteurs et des maîtres de maison. Bernardo était heureux de revoir son oncle, ministre des Indes, il lui devait son poste et sa fortune en Louisiane. Marie-Félicité et ses sœurs furent conduites avec leurs époux dans leurs appartements richement décorés et meublés comme l’ensemble de la demeure, ce qu’elles découvrirent par la suite. Elles furent fortement impressionnées par le bâtiment principal qui comprenait un vaste rez-de-chaussée divisé en quatre pièces et par les trois salles de réception de l’étage auquel on accédait par un grand escalier en pierre de taille. Il y avait aussi sept pièces de fonction au dernier niveau. Don de Sonora, qui était très fier de son neveu, avec son épouse, Concepción Valenzuela de Fuentes, fit tout ce qu’il put pour assurer le plus de confort possible à leurs invités.

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À peine installé à Madrid, Bernardo fut rattrapé par les nouvelles de son beau-père. Il n’était parti pas de Saint-Domingue qu’il avait obtenu la libération de tous les prisonniers espagnols dont Gilbert Antoine de Saint-Maxent. Alors qu’il pensait être en paix de ce côté-là, voilà qu’il y avait des rebondissements. Il avait su par son oncle que le contrat de Saint-Maxent avec Carlos III était arrivé à terme échu et que le congrès, qu’il avait organisé avec les nations indiennes, était désormais reporté au printemps 1784 et les marchandises qu’il avait si difficilement obtenues étaient aux mains des Britanniques. Son beau-père était dans une mauvaise passe et celle-ci n’allait pas en s’améliorant. Il s’était mis en devoir d’obtenir d’autres prêts pour racheter ses navires et une partie de la cargaison, mais voilà que son bienfaiteur anglais avait été arrêté à La Havane. Ce dernier avait été accusé de contrebande d’espèce et n’avait pas hésité à impliquer de Saint-Maxent, aussi une ordonnance royale espagnole avait été délivrée pour son arrestation et un embargo fut mis sur ses actifs et ses propriétés.

Sans en parler à Marie-Félicité, il décida de faire son possible pour aider son beau-père avec l’aide de son oncle.

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La soirée de présentation ! Pour l’occasion Marie-Félicité s’était fait faire une robe à la française à petits paniers de pékin rayé à dominance de couleur crème, broché de soie et de lame d’argent. Heureusement, le roi Charles III d’Espagne leur avait laissé le temps de se retourner avant de les recevoir à la cour, cela lui avait permis, comme à ses sœurs, de rafraichir sa garde-robe et de se faire confectionner pour cette circonstance exceptionnelle la robe de son choix. Elle s’admirait devant sa glace faisant bouffer ses engageantes de fil d’or. Amanda finalisait sa coiffure mettant de l’ordre dans ses dragonnes blanchies de poudre, Marie-Félicité n’avait pas voulu du coiffeur en vogue à Madrid, elle ne faisait confiance qu’en son ancienne nourrice. Cela avait beaucoup perturbé et froissé le personnel de l’hôtel de Sonora, à qui Marie-Félicité avait vite fait comprendre qu’il n’y avait qu’elle et son époux qui pouvaient donner des ordres à ses serviteurs, ce en quoi Amanda, Jésus, Paloma et Perrine, spécialement acquise à Saint-Domingue pour servir de nourrice au petit Miguel, lui étaient reconnaissants. Leur place était des plus inconfortable au sein des serviteurs espagnols qui ne voyaient en eux que des esclaves, même si pour Marie-Félicité c’était une partie de la famille. Comme elle tardait, Bernardo entra dans sa chambre en habit à la française ajusté, au col droit, dont les pans de devant glissaient vers l’arrière, elle félicita de son choix vestimentaire avant qu’il ne lui reprochât son retard, devinant que c’était le sujet de son intrusion. Il rit à la ruse, mais joua le jeu et lui fit remarquer la qualité de la matière de couleur chocolat et les broderies au point lancé dans les tons crème qui ornaient les bords du gilet et de l’habit. L’un et l’autre tenaient à être à la hauteur de la situation, ce n’était pas tous les jours que l’on recevait les honneurs de son roi devant toutes la cour.

***

Le Palais royal surplombait de sa magnificence la ville de Madrid. Il s’organisait autour d’une vaste cour entourée de bâtiments de pierres blanches ainsi que d’une place d’armes où les deux berlines qui les transportaient s’arrêtèrent. Un bataillon de valets se précipita pour les aider à descendre. Ils découvrirent le bâtiment de granit, en pierre blanche de Colmenar et en marbre reliéfé. Tout en pénétrant à l’intérieur du palais par un imposant escalier, ils rassasièrent leur curiosité, admirant au passage la façade de la cour sur trois niveaux, remarquant son niveau inférieur avec un appareil en bossage, et ses deux niveaux de fenêtres, reliés par un ordre ionique colossal. Sur le perron les attendait le majordome qui les guida au fil des salles richement ornées de marbres espagnols, de stucs et de bois précieux pour les portes et les fenêtres, le tout amplifié par une décoration intérieure où trônaient des tapis, du mobilier et de l’argenterie de toute beauté. Ils étaient ébahis par la magnificence des lieux. Arrivés dans la salle de porcelaine dont les murs et le plafond étaient entièrement recouverts de porcelaine de la manufacture de Buen Retiro, ce qui était une curiosité en soi, le majordome leur demanda de patienter, le roi, son fils et son épouse n’étaient pas encore dans la salle du trône.

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La famille royale fin prête, Marie-Félicité et Bernardo purent entrer dans la salle du trône. Le roi entouré de ses ministres, le comte D’Aranda et le comte de Florida Blanca, les attendait tout en discutant avec ce dernier. Ils traversèrent la salle, encadrés par la foule des courtisans venus saluer le héros auxquels s’étaient mêlés les sœurs de Marie-Félicité et leurs époux. Après la révérence de Marie-Félicité et le salut courbé de Bernardo, le roi entama son discours le remerciant et le félicitant pour ses actes héroïques qui avaient apporté à l’Espagne une gloire fort appréciée. Il conclut ses propos par la remise des armoiries annoncées à celui qui devenait le vicomte de Galveston et comte de Gálvez. Un diner somptueux suivit cette cérémonie, chacun essayant de s’approcher du héros.

Quelques jours plus tard, le roi, en compagnie de ses deux ministres, le convia avec son oncle à une entrevue plus intime afin de lui faire raconter ses exploits. Impressionné, le roi le fit revenir à plusieurs reprises pour poursuivre cette narration. Le couple Gálvez fut dès lors invité à toutes les festivités de la cour ainsi que par toute la noblesse espagnole. Pas un souper, pas un bal ne pouvaient se faire sans qu’ils ne fussent présents. Marie-Félicité exultait et se laissait porter par ce tourbillon de fêtes profitant de son époux et de ses enfants sans qu’aucune inquiétude ne vienne assombrir le tableau.

Chaque jour ou presque, Marie-Félicité, Antoinette-Marie et Maria-Victoria avec les enfants arpentaient en berline décapotable la promenade du Prado de San Jeronimo, plantée d’arbres, ornée de fontaines et de statues, abondamment fleurie, et qui était devenue le lieu le plus fréquenté de la capitale. Les badauds allaient y admirer les défilés des carrosses commentant les personnages influents qui s’y pavanaient. De son côté, avec plus de temps libre, Bernardo s’intéressa à l’aérostatique et ayant entendu parler du premier vol habité par des humains effectué, à la manufacture de Jean-Baptiste Réveillon à la Folie Titon, avec un ballon captif, il chercha à faire de même. Au printemps suivant, il essaya un système de direction pour les ballons aux abords de la rivière Manzanares à Madrid, mais il eut peu de succès. Il en fut fort déconfit, cela le conforta dans l’idée qu’il n’était pas fait pour cela, bien qu’il fût captivé par toutes les nouvelles technologies. Il était persuadé qu’elles pouvaient aider le monde. cd3c146f72a3766caa4a0b821a54250eLes beaux jours venant, comme beaucoup de Madrilènes, Bernardo et sa famille partirent pour les abords d’Aranjuez ou la famille royale passait le printemps. Il acquit une maison de campagne au bord du Tage et alla s’y installer avec sa famille pour la belle saison. Ils firent ce que beaucoup d’aristocrates font, ils profitèrent de leur oisiveté, de promenades en diners, de théâtre en bal. L’été arrivant, ils firent comme tous. Ils partirent pour San Ildefonso où le roi et sa famille séjournaient l’été. Là-bas, ils furent invités dans la demeure de François Cabarrus, le conseiller du roi Charles III d’Espagne et le fondateur de la banque San Carlos, qui tenait à avoir dans son cercle tous les ressortissants de son pays d’origine, la France. Il tomba, comme son épouse, sous le charme du couple Gálvez, d’autant qu’ils attiraient à eux toute l’aristocratie espagnole. Marie-Félicité et Bernardo continuèrent leur rythme de vie, assistant aux invitations du roi participant aux spectacles et bals qu’il offrait à une poignée d’aristocrates. Après Bernardo, Marie-Félicité prit le flambeau de la renommée, elle séduisait comme elle l’avait fait à La Nouvelle-Orléans tous ceux qu’elle rencontrait.

Tout cela aurait pu durer, mais le comte de Florida Blanca commençait à trouver que Bernardo prenait un peu trop de place dans l’attention du roi. Il avait bien proposé au roi Charles de l’envoyer aux Pays-Bas, mais ce dernier n’avait pas voulu se passer de lui. Il profita du retour de la cour à Madrid pour rappeler au roi qu’il fallait nommer un nouveau commandant en chef des Florides et de la Louisiane et qu’il allait falloir proposer le poste à quelqu’un. Bien sûr, le ministre savait que le roi avait pensé à Bernardo, c’était la moindre des choses après son poste de gouverneur de Louisiane, mais il ne le lui rappela pas. L’automne passa sans que le roi se décidât. Pour accélérer les choses, il proposa des noms sans jamais nommer don Gálvez. Ce fut son ennemi juré, le comte D’Aranda, qui le fit pour lui.

***

Janvier 1785

Outlander -010.JPGLa neige avait recouvert Madrid, Marie-Félicité s’était installé avec ses enfants dans le salon donnant sur le jardin. La cheminée crépitait du feu qui la réchauffait. Elle n’avait pas l’habitude, elle ne se faisait pas au froid et au gris du ciel qui perdurait. Attendrie, elle écoutait la lecture appliquée de Matilda qui montrait ses progrès à sa sœur Faustina, celle-ci la corrigeant quand le besoin s’en faisait sentir.   Bercé par Perrine, Miguel babillait. Ce fut au sein de ce charme familial que Bernardo arriva. « – Felicidad, soyez heureuse, je vais vous sortir de votre ennui, nous venons de recevoir une invitation du palais pour le bal des rois mages. » Marie-Félicité prit l’invitation réfléchissant déjà à ce qu’elle allait mettre. Elle s’excusa auprès de son époux et se précipita porter la nouvelle à ses sœurs à l’étage supérieur.

Toute l’aristocratie madrilène était là, pas une famille d’hidalgo ne manquait à l’invitation. Les salons étaient emplis de femmes et d’hommes paradant dans leurs plus beaux habits. Les gorges des femmes exposaient des fortunes de pierres précieuses gage de la fortune et de la position de leur famille. Monsieur et madame Cabarrus avaient retrouvé les Gálvez dans la chambre Gasparini, l’une des plus belles salles du palais. Bernardo et Marie-Félicité étaient accompagnés du marquis de Sonora et de son épouse ainsi que de Maria Victoria et Antoinette Marie de Saint-Maxent et de leurs maris respectifs. Comme tous ils attendaient l’entrée de la famille royale. Un bruit courait, le retard était dû à Marie-Louise de Parme qui faisait une scène à son époux Charles l’héritier du trône. Elle n’était pas un scandale près, le roi Charles III d’Espagne avait dû exiler un certain Manuel Godoy de la cour pour des avances qu’il aurait faites à la princesse des Asturies. Bien qu’elle ne portât pas dans son cœur la princesse, Marie-Félicité admettait que le dauphin n’y mettait pas du sien et récoltait un juste retour de son indifférence. Ils parlaient de tout et de rien quand le comte D’Aranda vint chercher Bernardo, le roi désirait le voir en aparté. Cela devait être d’importance pour que le comte se déplaça lui-même pour venir le quérir.

***

« – Don Gálvez je vous ai fait venir aujourd’hui pour que vous ayez la primeur de votre nouveau poste dans mon gouvernement. »

Bernardo était quelque peu surpris par cette entrevue avec le roi, juste avant le bal. Marie-Félicité l’avait regardé partir sans se faire d’illusion, la douceur de leur vie allait être bouleversée. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce qui allait être annoncé à Bernardo, mais cela ne pouvait être qu’un nouveau poste. Poste qu’il ne pouvait refuser. Il ne pouvait en être autrement, ils étaient à Madrid depuis plus d’un an. Elle espérait qu’ils allaient rentrer à La Nouvelle-Orléans, mais il en doutait. Elle prit patience, attendant son retour et les nouvelles. Quand il revint, ce fut pour lui apprendre que le roi l’avait nommé commandant en chef des Florides et de la Louisiane en plus du poste d’inspecteur général des troupes de l’Amérique. Il devait partir pour La Havane, pour Cuba. Il allait falloir refaire les bagages et retraverser l’océan. Elle garda son quant-à-soi et elle fit bonne mine, car la nouvelle fusa, le bal faisant à peine tinter ses premières notes et ses premiers quadrilles. Tous vinrent les féliciter, et gracieusement elle remercia chacun pour ce qui était un honneur. Elle n’était pas sûre dans son for intérieur qu’elle s’en réjouissait contrairement à son époux qui irradiait de fierté.

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épisode suivant

Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

sources: http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Gazetteer/Places/America/United_States/Louisiana/_Texts/GAYHLA/4/3*.html

2 réflexions sur “Je suis la vice-reine du Mexique. (4ème partie)

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