Chapitre I de 1719 à 1739
Habitation Guimbelot, Été 1729.
Le soleil était à son zénith et inondait de sa lumière l’immonde spectacle. Debout figée au milieu des autres, ses grands yeux verts fixés sur l’horreur, la petite fille essayait de comprendre le pourquoi d’une telle scène. Elle n’osait bouger. Face à elle, de l’autre côté de la place du village des esclaves, la nouvelle maîtresse donnait des ordres aux contremaîtres. Les instruments de torture de la maîtresse de l’habitation étaient d’ordinaire le fouet à lanières ou un faisceau de pousses de noyer séchées dans le feu et liées ensemble. Un simple regard, un mot, un mouvement, une erreur, un accident ou un semblant de prise de pouvoir, lui suffisait pour faire fouetter un esclave. Un esclave avait l’air mécontent ? Elle prétendait qu’il avait le diable en lui et qu’il devait être corrigé aussitôt. L’esclave parlait trop fort à son goût ou avait oublié de baisser la tête devant une personne blanche, c’était un manque de respect, il devait être châtié pour cela. Son ardeur était si énergique pour infliger ces actes barbares qu’elle n’avait aucun mal à choisir l’instrument pour infliger la torture. Elle prenait un plaisir évident à frapper. N’importe quels objets faisaient son affaire, une chaise, un balai, des fers à friser, une pelle, des cisailles, le manche d’un couteau, le lourd talon de son escarpin ou un trousseau de clefs, tout était bon pour infliger sa peine, tout était bon pour soulager sa colère. Ce jour-là, c’était pire que tout, le maître était à Port-au-Prince, il n’y avait personne pour la modérer.
Après le dîner, la maîtresse avait fait extirper de sa cabane en rondins Alban. Elle l’avait accusé de la mort de sa jument qui venait de mettre bas. Elle le fit traîner et déshabiller presque entièrement sur la place devant tous les esclaves, elle voulait faire un exemple digne de ce nom. Elle le fit fermement amener sous un barreau très haut maintenu entre deux poteaux et fit attacher ses mains au barreau, lui fit lier les pieds ensemble, et lui fit mettre un barreau entre les pieds. L’homme était affolé, il suait à grosse goutte. Ses yeux exorbités de terreur cherchaient en vain un secours. Elle se tint debout sur l’un des bouts de la barre pour maintenir le supplicié et demanda à ses deux fils de son précédent mariage, à peine âgés d’une dizaine d’années, de lui donner cinquante coups de fouet, puis elle demanda aux deux contremaîtres d’en faire autant trouvant que la force des enfants n’était pas à la hauteur de la correction désirée. Le sang giclait sur sa robe à chaque coup de fouet, elle l’ignorait, elle ne bougeait pas. Lorsque des éclaboussures atteignirent son visage, elle ne prit pas la peine de s’essuyer. Autour du supplicié, le troupeau servile ne savait où regarder pour ne pas voir. La petite fille au premier rang était hypnotisée par la monstruosité de l’acte. Des ruisseaux rouge sombre dégoulinaient le long des plaies comme les centaines de rivières de sa souffrance. Le supplicié perdit connaissance. Tous serraient les dents, Jeanne sentait des filets de sueur brûlants ruisseler sur sa peau qui pourtant lui paraissait glacée. Pour finir, la maîtresse fit verser du goudron sur la tête du malheureux, lui en barbouilla tout le visage, s’empara d’un flambeau dont la mèche était allumée et y mit le feu. Son regard sadique contempla le supplice. Elle le fit éteindre avant qu’il ne soit trop gravement blessé. Personne ne broncha, les esclaves côtoyaient la mort tous les jours, elle leur était devenue si familière qu’ils ne la craignaient plus, tout au moins ils allaient au supplice avec joie et le supportaient sans crier, car ils pensaient trouver dans la mort un autre monde, une vie plus heureuse, une vie sans tourments. Pour leur bourreau c’était inimaginable. La maîtresse laissa glisser son regard hautain sur chacun, et s’arrêta sur la petite fille au visage baigné de larmes qui baissa d’instinct la tête. La maîtresse n’aimait pas la fillette, elle n’était pas assez noire. Il y avait trop de blanc en elle. Elle était quarteronne. Madeleine Sarrazin, veuve Barry, la nouvelle épouse de Jacques Guimbelot, comme beaucoup de femmes propriétaires d’esclaves, haïssait et essayait d’accabler de mauvais traitements particulièrement les esclaves qui avait du sang blanc et Jeanne avait du sang de son époux dans les veines. Il n’y avait pas d’esclaves qui étaient traités de façon aussi dure que ceux qui étaient apparentés à des proches des femmes ou des enfants de leur propre mari ; il semblait bien qu’elles n’eussent de cesse de haïr ceux-ci totalement. Geneviève Guimbelot, la sœur de Jacques Guimbelot, veillait. Elle avait de tout temps protégé celle qui était sa nièce par le sang. Après la mort de sa ménagère, nom courant que l’on donnait aux concubines noires des planteurs, son frère l’avait remis dans les bras de la nourrice de la jeune fille alors une fillette, la Nonon. Le bébé que Jeanne était alors avait aussitôt été adopté par Geneviève comme on adopte un animal familier. La nouvelle épouse du maître de l’habitation n’avait aucun droit sur elle malgré ses velléités.
Geneviève était restée dans la Grand-Case, elle avait refusé d’être spectatrice de l’infâme punition. Son frère n’avait jamais été jusque-là pour punir un de ses esclaves, même ceux qui essayaient de s’enfuir. Il avait toujours respecté le code Noir qui permettait déjà beaucoup, ou tout au moins, faisait-il attention à la préservation de ses biens. Sa belle sœur avait été trop loin et elle ne doutait pas de la colère de son frère. Son palefrenier était l’un des esclaves qui lui avaient coûté le plus cher, car il faisait aussi de l’élevage. Comme elle n’entendait plus les coups de fouet, elle sortit sous la profonde véranda qui faisait le tour de la Grand-Case. Elle se tenait à l’étage, et de là avait une vue sur le village et ses environs. Elle devina, plus qu’elle ne perçut, l’intention mauvaise de Madeleine. Elle descendit le plus rapidement possible et arriva presque en courant sur les lieux : « – Nonon, Jeanne, c’est fini. J’ai besoin de vous. » Sa belle-sœur fut surprise par l’intervention tant elle était dans ses mauvaises pensées. Elle ne dit rien, elle laissa faire.
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Jacques Guimbelot originaire de Saint-Barthélemy de La Rochelle était propriétaire d’une grande habitation à la Croix-des-Bouquets aux abords de la grande Rivière. La plus grande partie de sa culture était le sucre après avoir été l’indigo. Comme toute habitation, comme l’on nommait les plantations de Saint-Domingue, la partie habitée avait pour centre la « Grand-Case », la maison du colon. Jacques Guimbelot l’avait fait construire en position dominante pour mieux surveiller et au vent des bâtiments d’exploitation pour éviter tous les risques et désagréments tels que bruits, odeurs, incendies. Elle était en bois sur socle de maçonne, les murs étaient bousillés entre poteaux, et elle avait un étage, entouré d’une galerie. Le toit était en tuiles, le sol du rez-de-chaussée était carrelé et celui de l’étage avait un parquet. La cuisine, sommaire, était à l’écart pour éviter les risques d’incendie. Il avait fait tous ses efforts dès son installation, car il avait toujours eu pour projet d’épouser, même s’il n’y avait pas mis de hâte, et voulait assurer un confort certain à celle qu’il choisirait. À ce bâtiment, il avait ajouté le dispensaire, qui suivait le modèle traditionnel en trois parties : chambres pour hommes et femmes séparées par une salle de consultations et équipées d’une barre et d’organeaux pour immobiliser les malades. Le bâtiment comme tous les bâtiments principaux était en bois, poteaux en terre, murs clissés et bousillés, carrelés au sol et couvert de paille et d’essentes pour la toiture. Des cases séparées servaient à l’isolement des malades contagieux. À proximité se trouvaient les logements de l’hospitalière, des domestiques, du cuisinier et une case pour le logement des hôtes ; un poulailler, un colombier, des magasins et entrepôts, les logements des économes et guildiviers blancs, le clocher pour appeler les esclaves au travail, un cachot voûté en maçonne, un four à chaux, des bâtiments abritant machoquèterie (forge), tonnelleries et charronnerie, des parcs à bêtes, puits, abreuvoirs… et pour finir le quartier des esclaves, à bonne distance sous le vent, constitué d’un alignement symétrique de cases en torchis. Une Grande Allée bordée d’arbres menait à un portail aux pilastres monumentaux fermé par une grille en fer forgé. Comme tout colon, Jacques Guimbelot mettait sa fierté dans la beauté de cette entrée.
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Habitation Guimbelot, 1719.
Pénélope n’avait pas eu le choix, le maître avait posé les yeux sur elle. Qu’aurait-elle pu faire ? Elle logeait dans une cabane en rondins où le sol était de terre battue. Le plancher était un luxe inconnu pour les siens, enfin ceux qui étaient comme elle, rien ou pas grand-chose, assimilés à des meubles à peine égaux aux bêtes de somme. Dans une seule pièce, étaient entassés comme du bétail, dix ou douze personnes, hommes, femmes et enfants. Les lits étaient des paillasses constituées de vieilles loques retenues par des planches ; une seule couverture pour les nuits froides. Dans ces taudis miséreux, insalubres, mortifère, ils étaient parqués pour la nuit et le jour elle portait des seaux d’eau aux hommes au travail et arracher les plantes avec leurs racines à la main. Les mauvaises herbes, qui grandissaient avec les pluies, menaçaient d’étouffer les jeunes plantes. Elle faisait partie des esclaves nés sur le sol que l’on nommait les créoles, une minorité par rapport aux Congos venus d’Afrique. Entre eux, ils se comprenaient à peine, elle restait le plus souvent avec ceux qu’elle avait toujours connus. Les jours passaient sans espoir avec la crainte d’une punition plus ou moins atroce, le labeur journalier les épuisait, le désir de vivre était des plus fugaces. Tous comme les autres, elle était une ombre et elle se croyait invisible, tout au moins l’espérait-elle, le désirait-elle. Le maître l’avait remarqué avant que les économes n’abusent d’elle, car elle avait déjà pressenti les regards lourds d’envie. Il l’avait mis entre les mains de la Nonon, et l’avait de ce fait inclus dans la caste des esclaves de maison. Elle avait vite compris quels étaient les avantages à ne pas faire partie des nègres de culture qui travaillaient la canne sous la conduite de commandeurs au pouvoir discrétionnaire. Divisés en « grand » et « petit atelier » selon les travaux, plantations, coupes et roulaison – passage au moulin à cannes –, sarclages, fouille des vivres… Ils besognaient du lever du soleil à son coucher sous la menace du fouet et souvent le ventre vide, malgré son jeune âge elle connaissait que trop bien tout cela.
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Pénélope était à peine sortie de l’enfance, Jacques Guimbelot l’avait acheté dans un lot alors qu’elle était à la mamelle de sa mère. Son précédent propriétaire, qui de toute évidence devait être son père vu la couleur de sa peau, s’était séparé de la mère et du nourrisson. Il ne pensait même pas qu’elle survivrait, ne s’en était pas soucié, et l’avait quelque peu oublié jusqu’à ce jour. Contre toute attente, l’enfant avait survécu alors que la mère avait été victime de maladie. La Nonon la prit en main, la nourrit un peu mieux, l’habilla décemment, la forma aux tâches ménagères et comme elle était la nourrice de la jeune sœur du maître, elle fit de Pénélope la compagne de jeu de cette dernière. La petite fille était née d’une deuxième union et n’avait plus de parents, elle avait donc été élevée par son frère aîné. Comme toute esclave de maison, La Nonon, Misa la cuisinière, Rosa et Pénélope vivaient dans une grande promiscuité avec leurs maîtres qu’elles devaient laver, habiller et accompagner en toutes circonstances. Il advint ce qui devait advenir, Jacques Guimbelot fit venir tardivement Pénélope à son chevet et elle devint sa nouvelle ménagère après une scène qui tenait du viol. La victime devint consentante, elle n’avait pas d’autre choix. La Nonon trouvait bien que la petite était trop jeune pour être sa concubine, mais qu’aurait-elle pu dire ? Une esclave était obligée de céder aux désirs libidineux de son maître pour ne pas s’exposer, si elle refusait, à toutes sortes de châtiments. Elle lui donna tous les conseils possibles pour répondre aux désirs du maître et surtout pour ne pas engendrer. Avortements et infanticides étaient chose courante parmi les esclaves. Il leur fallait briser le cycle héréditaire de l’esclavage par tous les moyens. Pourquoi engendrer un être servile, un être sans âme ? Pourquoi fonder une famille, risquer la séparation et la dispersion par la vente d’un ou de plusieurs de ses membres ? Vivre avec une épée de Damoclès en permanence ? Il aurait fallu tout d’abord vivre avec un espoir. L’espoir leur était interdit. Contre toute attente, Pénélope se retrouva grosse et quand son maître s’en rendit compte, il se détourna de sa ménagère. Elle ne sut que faire. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Elle essaya bien d’avorter, mais elle n’y arriva pas la première fois et eut peur de réitérer. Elle se mit à vivre dans la crainte d’être rejetée de la Grand-Case, les jours, les semaines passèrent dans la terreur de la mise à la porte, du retour aux champs, jusqu’à ce que Jacques Guimbelot ramène celle qui de toute évidence allait être une nouvelle ménagère. Terrorisée, elle se jeta de l’étage, mais ne réussit qu’une chose, déclencher son accouchement. L’hospitalière et la Nonon mirent au monde un nourrisson prématuré, c’était une fille. La Nonon n’avait pas eu le courage d’enlever ce jeune être à un honteux esclavage d’autant qu’elle avait peu de chance de vivre, elle avait empêché l’hospitalière de lui plonger à l’instant de sa naissance une épingle dans son cerveau par la fontanelle comme cela se pratiquait le plus souvent pour enlever cette nouvelle vie aux maîtres. Elle fut inscrite dans la colonne des naissances sous le patronyme de Jeanne et dans la colonne des pertes Jacques Guimbelot inscrivit Pénélope. Après un accouchement terrible de douleur et sans fin, elle avait quitté la vie. Elle avait avalé sa langue et s’était étouffée. Elle avait par cela achevé son suicide abandonnant son enfant à sa destinée. Jacques Guimbelot, peu intéressé par cette naissance, laissa la Nonon s’en débrouiller et comme Geneviève du haut de ses cinq ans s’était entichée du bébé, il resta à la Grand-Case.
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Jeanne fut un nourrisson silencieux puis une petite fille discrète à la silhouette fluette comme si elle avait compris le danger qui la guettait. Geneviève, pour qui elle avait d’abord été un jouet, s’était mise à l’aimer sincèrement et à la protéger de tout et de tous. Contre toute attente, son père fit de même. Après l’avoir ignoré, il s’était mis à avoir de la tendresse pour la petite fille et laissa Geneviève faire à sa guise. Tout alla bien pour la fillette jusqu’à l’arrivée de celle que son père et maître avait épousée, Madeleine Sarrazin, accompagnée de ses deux fils. Jacques Guimbelot leur donna pour consigne de ne pas s’occuper de la fillette. Ayant compris de suite qui était la fillette, son incarnation de couleur caramel identifiait avec certitude son sang blanc, la nouvelle épouse, bien qu’elle ne l’entendit pas comme cela, acquiesça comme si cela l’indifférait.
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Habitation Guimbelot, 1729.
Madeleine Sarrazin était la veuve de monsieur Barry, négociant au Petit-Goâve. Il était décédé un an auparavant des fièvres, la laissant seule avec ses deux fils, des jumeaux âgés de neuf ans et le fils d’un premier mariage d’une vingtaine d’années. Il avait laissé des biens conséquents à ses fils et une rente convenable à son épouse. Ses deux fils afin de maintenir leur fortune basée sur le négoce allaient devoir continuer à vivre à Saint-Domingue et elle ne se voyait pas repartir seule en France. Elle n’en aurait tiré aucun avantage. De plus, il lui fallait surveiller de près la maison de négoce, gérée par le fils aîné de son défunt mari, afin qu’elle revienne à ses fils en bonne condition. À vingt-sept ans, elle avait encore suffisamment d’avantages pour se remarier, et en fut certaine lorsque Jacques Guimbelot commença à lui tourner autour. Elle connaissait la nature et la valeur de ses biens, il était en affaires avec son défunt époux. Contre toute attente, au lieu de se tourner vers quelques jeunes héritières, il lui demanda sa main. Deux éléments avaient déterminé son choix, le premier, il n’avait guère plus d’accointances en France pour prospecter pour lui, et deuxièmement, un besoin urgent de fond lui avait fait porter son choix sur la négociante.
Pour maintenir et développer son habitation, Jacques Guimbelot avait besoin de nouveaux nègres. Les mauvais traitements et les maladies, dues à l’affaiblissement, avaient ravagé les ateliers, il devait donc réapprovisionner sa main d’œuvre. Son choix s’était porté sur Madeleine. Elle était encore assez jeune pour engendrer et avait bonne présentation, de plus sa fortune et sa position au sein des maisons de négoce pouvaient l’aider.
L’arrivée de Madeleine à l’habitation bouleversa les habitudes. Pour Jeanne ce fut le début d’un martyr silencieux, malgré la vigilance de Geneviève et de la Nonon, chaque fois qu’elle le pouvait, pour la moindre raison, Madeleine giflait, pinçait, frappait d’une façon ou d’une autre la fillette. Jamais celle-ci ne se plaignait, elle essayait de l’éviter, de ne jamais rester seule, mais lorsque cela arrivait, elle subissait en silence. Les années passèrent, le long martyre insidieux perdura.
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Habitation Guimbelot, 1731.
Jacques Guimbelot avait reçu une demande en mariage pour Geneviève. Il n’avait eu aucune raison de refuser le parti fort intéressant qui se présentait en la personne de Mr Cambre, négociant à La Croix des bouquets. Geneviève l’avait donc épousé. Elle quitta l’habitation, mais elle ne put imposer Jeanne à son époux. Devant la laisser, elle se mit à craindre, à juste titre, pour son l’intégrité. Elle demanda à la Nonon de la prévenir si cela allait mal pour la fillette et elle partit de la Grand-Case le cœur lourd.
De ce jour, Madeleine se sentit libre de faire ce qu’elle voulait, elle n’avait plus le regard suspicieux de sa belle-sœur. Malgré une grossesse en cours qui si elle la rendait agressive la ralentissait, car elle l’épuisait bien qu’elle ne fut guère avancée, elle n’en martyrisait pas moins son entourage et chaque fois qu’elle le pouvait Jeanne. Plus le temps avançait, plus elle accusait la fillette de mille exactions voire même de l’amener à perdre son enfant. Jacques Guimbelot qui mettait cela sur le compte des humeurs fluctuantes de son épouse dues à sa grossesse refusait de voir où elle voulait en venir. La Nonon, elle, finit par s’en apercevoir, elle prit la seule décision possible à sa portée, il fallait protéger la fillette, elle l’amena une nuit voir la Mansar.
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Le seul espoir qu’avait la masse servile c’était la religion. Comme tous ceux qui souffrent Dieu, les dieux, les saints sont le dernier refuge. Contrairement à ce que pensaient leurs maîtres qui s’étaient empressés de les baptiser avant que de les asservir définitivement soulageant ainsi quelque peu leur conscience, ce n’était pas la religion chrétienne qui prévalait. C’était un panaché de celle-ci et de leurs croyances ancestrales, c’était le Vaudou. La Nonon amenait au milieu de la nuit Jeanne voir la Mambo, prêtresse pour les uns, sorcière pour les autres. Comme toute religion, elle avait son temple, et dans les conditions dans lesquelles ils étaient, la nature en faisait office. La Nonon et Jeanne sous l’éclairage de la lune suivirent la Grande Rivière jusqu’à la mer. Jeanne était apeurée autant par le voyage que par son but. Elle marchait droite la tête haute au côté de la Nonon qui ruminait sa rancœur envers leur maîtresse et tous les maîtres en général. La fillette n’écoutait pas vraiment, elle connaissait par cœur les récriminations et ne les comprenait que trop bien. Ses pensées étaient emplies de la crainte de l’avenir proche et lointain. Sa maîtresse était pour elle l’équivalent du diable, malgré les explications de la nourrice, elle ne comprenait pas la haine de sa maîtresse à son encontre. Perdue dans ses pensées, elle avançait comme une somnambule tout en sursautant au moindre bruit caché dans l’ombre. La lune était à son zénith quand elles arrivèrent aux abords d’une crique éloignée de tout, a l’abri du regard des maîtres.
La Mansar était connue de tous comme étant l’hospitalière de la plantation voisine à celle de l’habitation Guimbelot. Elle avait des dons de guérisseuse reconnue même des maîtres qui la faisaient venir quand ils désespéraient de leur propre chirurgien. Bien qu’elle en eût sauvé plus d’un, aucun n’aurait admis que ces miracles étaient son œuvre et pourtant son maître s’enrichissait avec ses dons. Mais pour les créoles comme pour les Congos, elle était la mambo, leur Mambo, celle qui leur donnait encore de l’espoir, celle qui préservait le lien avec leurs ancêtres. Cette nuit-là, elle attendait l’instant. Le moment propice où les Loas pourraient être en lien avec elle. Elle avait choisi comme Hounfor, le temple vaudou, un bosquet d’arbres sur une petite falaise surplombant l’onde miroitante de la mer. Elle avait tracé les Vévés, les dessins rituels étaient exécutés à même la terre battue avec de la fécule de maïs. En sa compagnie elle avait un petit groupe d’initiés, qui respectueusement attendaient. L’un des hommes allait taper sur le tamtam, les femmes allaient danser jusqu’à être en connexion avec la déesse Erzulie. Jeanne et la Nonon attendaient sur le péristyle en terre battue comportant une colonne, en fait un jeune arbre dénudé de ses branches et servant de poteau-mitan, symbolisant le chemin de la descente des esprits. Derrière un bosquet, la mambo priait devant l’autel bricolé dans l’espace transformé en chambre sacrée. La cérémonie commença par l’appel des Loas. L’une des initiées commença à taper du pied, scandant ses premiers pas de danse, puis son compagnon prit le relais sur son tamtam. La mambo sacralisa l’espace de culte par un jeté d’eau (jétédlo), puis les offrandes apportées par la Nonon furent rassemblées au pied du poteau-mitan. Elle disposa ensuite les objets sacrés aux points cardinaux et sur le poteau. L’initiée puis la mambo engagea alors les danses rituelles aux battements du tambour. Le son obsédant entraîna La Nonon suivie de Jeanne et établit le contact entre les deux mondes. Jeanne hypnotisée par le rythme sentit son âme sortir de son corps. Elle se mit à survoler la scène. Elle ne comprenait pas ce qu’elle ressentait, ni en elle ni autour d’elle. Elle se laissa transporter, planer. Pour protéger la fillette, la Mansar avait décidé de faire un sacrifice sanglant, les « mangers secs », comme s’appelaient les offrandes d’aliments appréciés par les Loas que l’on honorait, ne suffiraient pas. Elle avait fait préparer, nourrir, décorer trois pigeons. Le tambour battait avec frénésie pendant que la Mambo les égorgeait en répandant leur sang sur le sol de terre battue. Le cadavre fut ensuite offert aux quatre points cardinaux. Les initiés mouillèrent de sang leurs mains puis, avec des chants et des danses, ils appelèrent la descente des Loas. La Mambo entra en transe et se mit à danser de façon frénétique. Jeanne se vit faire la même chose et sentit en elle l’esprit prendre possession d’elle. La transe devint alors si intense que les yeux de la femme et de la fillette se révulsèrent. L’initiée et la Nonon s’arrêtèrent et attendirent la révélation à venir. Lorsque la Loa entra dans le corps de la fillette, la transe devint spectaculaire. Elle perdit connaissance, et fut rattrapée de justesse par la Nonon avant qu’elle ne tombe. Quand la Mansar revint à elle, elle annonça que la fillette avait été chevauchée par Erzulie qu’elle était donc sous sa protection que le lien subsisterait sa vie entière. La fillette ne se souvenait que d’une chose, c’était d’avoir vu une belle femme richement habillée, poudrée, parfumée, et portant, aux doigts, trois bagues somptueuses.
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La Mansar et Erzulie tinrent leur promesse, Jeanne put avancer dans la vie sous leur protection. Chaque fois que Madeleine voulut punir Jeanne pour une quelconque raison, elle-même fut sanctionnée. Lors des huit années qui suivirent Madeleine tomba enceinte autant de fois qu’il y eût d’année et perdit à chaque fois, pendant ou juste après sa grossesse, l’enfant. Elle devint de plus en faible, laissant ainsi du répit à ses esclaves. Dans le même temps, Jeanne devint une jeune femme avec beaucoup d’attraits, tant et si bien que son géniteur se mit à la regarder différemment. La lubricité vint remplir l’affection qu’il avait pour la jeune fille qui n’avait plus rien d’une fillette. Lorsque son comportement commença à changer à son égard, il tomba malade, son corps se couvrit de pustule. De peur d’attraper la petite vérole, car c’était l’ignoble maladie, Madeleine s’enfuit au « Petit-Goâve » chez ses fils qui avaient repris tant bien que mal la maison de négoce auprès de leur frère aîné. Jacques Guimbelot lentement mourut de sa maladie ainsi que plusieurs de ses économes et plusieurs dizaines de ses esclaves. Jeanne et la Nonon en sortirent indemnes.
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La Croix des bouquets, 1739.
Madeleine était ruinée ou peu s’en fallait. L’habitation Guimbelot avait perdu une grande partie de ses nègres et avait déjà des dettes envers au moins deux négociants. Ne voulant pas s’encombrer de l’habitation et des ennuis qui en découleraient, elle décida de vendre. Elle commença par les esclaves de maison soit La Nonon, Misa la cuisinière, Rosa et Jeanne. Elle les céda à un planteur de Montrouis qui venait de s’installer comme négociant à Port-au-Prince, anciennement Hôpital, et qui allait avoir besoin de personnel pour entretenir sa maison de ville. Il était l’un des deux négociants auprès de qui Jacques Guimbelot s’était endetté, cette vente lui permettait d’en rembourser une partie. Elle ne savait pas qu’ayant refusé Jeanne et la Nonon à Geneviève, sous prétexte qu’elles n’étaient pas sa possession, cette dernière s’en était ouverte à son époux. Il lui avait proposé de les racheter, mais il doutait que sa belle-sœur se laissât faire. Avec son accord, il décida de contourner la chose et demanda à un de ses amis de le faire pour lui. Madeleine, sans le savoir, était tombée dans le piège, et noyé au milieu des autres serviteurs, avant que notaire et avocat n’interviennent et ne révèlent la fraude, Jeanne n’était plus en sa possession. Elle était tout de même satisfaite, car elle espérait bien que cela tourne au désavantage de Jeanne ayant vu le regard inquisiteur de son nouveau propriétaire.
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Port-au-Prince, 1740.
Aimé-Benjamin Fleuriau était issu d’une famille commerçante de La Rochelle. Il avait dû faire face au décès de son père et à la faillite de l’entreprise de raffinerie familiale qui avait provoqué une dette de 124 409 livres ! Il avait tout d’abord rejoint son oncle à Saint-Domingue au sein de son habitation de Montrouis. Dix ans plus tard, il avait acquis des terrains en plein centre de Port-au-Prince, sur lesquels il avait fait construire tout d’abord un magasin où mettre les esclaves puis des boutiques qu’il loua à des bijoutiers et autres artisants. L’administration coloniale s’était convaincue de la nécessité d’établir une capitale, afin de mieux diriger la partie française de Saint-Domingue. Le Petit Goâve et Léogane prétendirent bien quelque temps à cette fonction, mais elles ne furent pas retenues. En effet, elles ne se trouvaient pas en position centrale dans la colonie, le climat du Petit-Goâve était trop sujet au paludisme, enfin la topographie de Léogane rendait sa défense difficile. Une nouvelle capitale, siège du conseil supérieur de la colonie, devait être construite, le but étant qu’elle remplaça le Cap-Français comme capitale de la colonie de Saint-Domingue. Aimé-Benjamin Fleuriau avait donc saisi l’opportunité et s’en portait bien.
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Jeanne n’avait jamais quitté l’habitation, tout comme ses trois compagnes. Elle découvrit la ville dominicaine aussi inquiète qu’émerveillée. Port-au-Prince était d’abord un port, au départ simple entrepôt de denrées coloniales pour les « retours » en France et réceptacle des « expéditions » métropolitaines, dont les maisons, vouées au commerce maritime s’alignaient en « bord de mer ». Elle découvrit, ébahie, la rade encombrée de plus d’une centaine de navires et défendue par les redoutables forteresses contrôlant l’unique passe, puis ce fut les quais du « bord de mer » et leur foule bigarrée, leur activité débordante et désordonnée, derrière lesquels s’étendaient le damier bien régulier des rues qui se coupaient à angles droits. La carriole pénétra dans l’une d’elles bordée de maisons solides aux murs de pierres de taille et aux toits couverts d’ardoises, de tuiles ou d’essentes. Elles étaient sobres, assez riantes et bâties pour la fraîcheur et la commodité du commerce. Au détour d’une rue, ils arrivèrent sur une place et sa fontaine. La carriole qui les amenait s’arrêta devant un immeuble avec un étage encadré par la place et deux rues. La maison personnelle d’Aimé-Benjamin Fleuriau n’en occupait qu’une partie, le reste du bâtiment était occupé par des boutiques et des entrepôts qu’il louait. Sa demeure n’en était pas moins vaste et confortable bien que meublée sommairement. Il avait avant tout envisagé la ville coloniale comme un lieu de transition, un lieu d’affectation temporaire, une cité portuaire ouverte sur le monde, lieu d’échanges commerciaux où il pourrait remettre à flot la fortune familiale.
La Nonon, Misa, Rosa et Jeanne furent descendues de la carriole par le contremaître qui les avait amenés. Ce fut Josefus, un grand nègre, qui vint en prendre possession pour son maître, ce dernier était occupé sur le port avec l’arrivée d’un navire. Les quatre femmes entrèrent suivant celui qui servait d’homme à tout faire à son maître. Elles traversèrent un couloir qui de chaque côté desservait, leur sembla-t-il, des pièces. Elles en sortirent pour entrer dans un patio assez vaste garni de deux palmiers en son centre, de pots de fleurs et d’un puits, ce qui était un luxe. Sur tout son tour, une galerie au rez-de-chaussée comme à l’étage soutenue par des arcades en pierre s’ouvrait visiblement sur les différentes pièces de la maison. Elles étaient impressionnées. Josefus après leur avoir expliqué que l’étage était réservé au maître et que le rez-de-chaussée servait pour son commerce et ses dépendances, les amena jusqu’à leur logement de l’autre côté du patio. La pièce qui leur était réservée était accolée à la cuisine et était bien plus vaste que ce qu’elles avaient déjà connu. Dès qu’elles furent seules, elles s’assirent sur les paillasses qui avaient été installées à leur usage et échangèrent leurs impressions. Jeanne ne leur dit pas qu’en entrant dans le patio, au pied du premier palmier, elle avait eu la fugace impression de voir la Loa Erzulie lui sourire. Elle avait pris ce message énigmatique comme étant rassurant, elle en avait été soulagée.
Dans les jours qui suivirent, au grand soulagement de Josefus, Misa se mit en cuisine et les autres femmes prirent en charge le nettoyage des lieux et l’entretien du linge. De loin, le maître se montrait satisfait de sa nouvelle main d’œuvre et laissait à son nègre, dans une moindre mesure, la gestion de la maison. Il avait toutefois expliqué à ce dernier de faire attention à la plus jeune, démontrant par là son intérêt pour celle-ci. Il avait été touché par la joliesse et l’aura de Jeanne au point d’expliquer à Geneviève et à son époux que contre toute attente il avait l’intention de la garder. Geneviève qui l’avait appris par son mari était entrée dans une grande colère et le fait qu’elle puisse récupérer la Nonon ne la calma guère. Mr Cambre lui expliqua qu’il ne pouvait rien faire, Jeanne était sa propriété, et bien qu’il devina pourquoi son ami voulait garder la jeune fille, il ne comptait pas se le mettre à dos en insistant.
Jeanne ne sut rien de tout cela. Elle se trouvait bien au sein de la maison Fleuriau, d’autant que ni son maître ni son majordome ne semblaient s’intéresser à elle. Elle était libérée des regards lourds de danger des contremaîtres, des économes et de son maître et père. Elle besognait du matin au soir comme ses comparses sans le poids d’un quelconque sévisse.
Hormis sa nouvelle maison, enfin celle de son maître, elle découvrit la ville, la vie à la ville. Chaque jour, elle accompagnait Misa, la cuisinière, et Josefus au marché de la ville. Elle avait été étonnée par les rues pour la plupart pavées avec des trottoirs de briques ou de pierres. Évidemment elle préférait ne pas voir les rigoles du milieu de la rue comblées d’une boue noire et puante que l’on négligeait de nettoyer, les dépôts d’immondices accumulés que l’on entrevoyait entre deux façades. En traversant la ville elle avait été étonnée par le mélange des races et des couleurs, par la mise de certains maîtres qui portaient des perruques poudrées et souvent portait l’habit et l’épée alors que pour la plupart la mise habituelle était bien plus simple et adaptée au climat tropical : habit léger de drap fin, baptiste écrue ou basin, chemise blanche à dentelles, larges pantalons, bas de soie, fil ou coton, mouchoirs ou foulards de cou ou de tête et l’indispensable chapeau à larges bords pour se protéger de la chaleur. Simplicité et commodité étaient sans surprise pour Jeanne les premières règles. Elle remarqua que certains petits blancs allaient même pieds nus comme les esclaves. Les femmes, quel que soit leur rang, de l’esclave à la maîtresse, mais surtout les mulâtresses poussaient le luxe et la recherche de l’apparat au plus haut point : broderies, galons, dentelles, taffetas, bijoux multiples, pendants d’oreilles d’or, colliers à grains d’or et de grenat, bagues, corset, casaquin, chapeau à ruban de soie, mouchoir de tête ou madras, profusion de mousseline et de riches étoffes. Jeanne estimait que c’était parfois poussé au ridicule, elle n’avait pas à se plaindre, elle même, comme tous les serviteurs de la maison Fleuriau, était correctement vêtue et chaussée, leur maître estimait que cela démontrait son niveau de richesse et donc sa place dans la société coloniale.
Après un apprentissage d’une dizaine d’années en tant qu’économe et gérant d’une habitation, auprès de son oncle lors duquel Aimé-Benjamin avait appris à commander cent cinquante esclaves, à maitriser le travail de chacun, à tout savoir sur le raffinage du sucre, à gérer la vente et les achats pour la rentabilité de l’habitation, il était devenu négociant à la Croix des Bouquets. Il s’était affranchi de la tutelle de son oncle et avait traité seul ses affaires. Elles consistaient à réceptionner et à charger les navires, à vendre les cargaisons de bois d’ébène sous-entendu des esclaves et à négocier le sucre, l’or de Saint-Domingue. Commissionnaire, pour le compte d’armateurs, de négociants métropolitains et de grands colons, il était en charge de nourrir et de loger les esclaves, jusqu’à leurs ventes, ainsi de que de l’entretien des navires et de leurs équipages tant qu’ils étaient au port, et de leur réapprovisionnement en denrées pour le commerce et en vivre pour l’équipage. Toutes les commissions tirées de ses différentes affaires étaient fort substantielles et faisaient de lui un homme riche, ce qui lui permettait de commencer à rembourser les dettes de sa famille auprès des créanciers rochelais.
La vie quotidienne du colon aux iles différait bien évidemment par de nombreux côtés de celle que l’on peut mener dans la métropole. Même si Aimé Benjamin n’avait pas réfléchi à cela, certaines divergences, normales et attendues sous un climat éloigné, portant sur le plan matériel, étaient immédiatement visibles, d’autres, plus profondes et subtiles, affectaient la psychologie et le moral. Contrairement à beaucoup d’idées reçues sur l’indolence créole, la vie quotidienne était essentiellement occupée par le travail, on partait aux iles avant tout pour gagner de l’argent, il ne faisait pas exception. Force avait été de constater qu’à Saint-Domingue surtout, les longues journées de labeur harassantes sur les plantations isolées laissaient peu de temps au loisir, à la distraction. La plupart des colons essayaient d’accumuler en dix ou vingt ans le plus de revenus possibles pour aller ensuite en jouir en France. Les colons étaient plus intéressés à leurs cultures qu’à la vie sociale qui se réduisait essentiellement à des visites de voisinage ou de grands festins suivis de bal et de jeu à l’occasion d’événements familiaux. Les plus chanceux, ceux qui habitaient en ville ou tout près, pouvaient profiter du théâtre. Les « redoutes », bals organisés par des mulâtresses, étaient fort fréquentées et d’une manière générale, c’était vers les femmes de couleur que se tournaient les colons lorsqu’ils recherchaient le délassement. La double vie était la règle commune et les commérages étaient, avec les incontournables discussions d’affaires, l’essentiel des échanges. Aimé Benjamin ne faisait pas exception et partageait comme ses comparses ce style de vie, si ce n’est qu’il n’avait pas eu l’occasion d’officialiser une ménagère. Il en avait bien eu une ou deux sur la plantation de son oncle, mais y avait accordé peu d’importance. Il était donc fort déstabilisé par ce qu’il ressentait pour Jeanne.
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Dans ces existences mornes, l’arrivée d’un « étranger », d’un nouveau, était toujours un grand moment et la célèbre hospitalité créole qui lui était partout largement accordée n’était pas exempte d’une bonne dose de curiosité.
Jacques Rasteau armateur et directeur de la Chambre de commerce de La Rochelle avait envoyé son fils Gabriel à Saint-Domingue afin d’y installer un comptoir. Il arriva à même temps qu’un des navires de l’entreprise familiale, « La Victoire », pour laquelle il fallait procéder à la vente de la cargaison humaine. Les chirurgiens avaient procédé à sa « réfection », quelques jours avant l’entrée au port et dans le port même. Les captifs prenaient l’air, ils étaient mieux nourris afin de les rendre présentables. À l’arrivée, comme commissionnaire, Aimé Benjamin était monté à bord pour aider aux transactions ; il touchait 1,5 % sur les ventes, mais c’était le capitaine qui vendait lui-même la cargaison. Il devrait de son côté faire charger les retours, marchandises en tout genre. Le négrier se transformerait en roulier, chargeant du coton brut, du cacao, du tabac, du café, du sucre brut, parfois du bois précieux et des produits tinctoriaux comme l’indigo, du fret divers, sur lequel il toucherait là aussi sa commission. Comme à chaque fois il recevait le capitaine du navire et ses officiers voire ses passagers. Cette fois-ci, il avait convié Gabriel Rasteau chez lui ainsi que le capitaine de « La Victoire » et son second.
Tout se passait fort bien, le repas était fort arrosé, de vins de Bordeaux essentiellement, et la nourriture était abondante et fort bien préparée. Misa était une très bonne cuisinière, donnant à la table de Aimé Benjamin une certaine notoriété. Ce dernier avait surtout échangé avec Gabriel Rasteau dont le père faisait partie des créanciers de son père et avec le capitaine du négrier qui leur racontait ses aventures sur les côtes africaines. Une chose avait fini par déranger Aimé Benjamin, ce fut le comportement du second. Après avoir constaté la tournure de Jeanne, qu’il trouvait gironde selon son dire, il n’arrêta pas de lui faire des réflexions voire de la tripoter à chacun de ses passages sans que son capitaine ne le reprenne. Las de ce comportement, qui le mettait mal à l’aise, il avait fini par renvoyer la jeune fille a d’autres activités pour l’éloigner du malotru. Josefus et Rosa continuèrent le service au grand regret du second.
Cela aurait pu s’arrêter là, mais l’homme enivré, alors que tout le monde s’était retiré, était resté fumer dans l’ombre profonde de la galerie de l’étage. Il aperçut dans le patio Jeanne qui finissait de ranger. Il l’interpella, lui demanda de lui apporter de quoi se désaltérer. Elle se retrouva prise au dépourvu et dut obéir, son statut ne lui permettait pas de faire autrement. Elle attrapa une carafe et un verre dans la cuisine et lui monta. Elle était à peine arrivée à l’étage, qu’il la saisit à bras le corps, lui faisant choir son plateau. Elle ne put retenir le cri de surprise qui se transforma en effroi quand elle saisit ce qui allait lui arriver. Elle savait qu’elle ne devait pas se défendre, qu’elle n’était qu’une négresse, un objet pour cet homme. Malgré cela, instinctivement, n’écoutant que sa peur, elle résista, se défendit attirant ainsi son maître. Surpris de l’arrivée d’Aimé Benjamin, le second lâcha sa prise. Jeanne tomba à genoux. « – Pardon ! Pardon maître ! Je sais, je n’aurais pas dû !
– Tu n’y es pour rien, Jeanne. Quant à vous, monsieur, veuillez quitter cette demeure puisque vous ne savez pas vous tenir, j’expliquerai à votre capitaine mon point de vue.
– Mais c’est une négresse !
– Oui ! Mais c’est la mienne, vous n’êtes pas dans un bordel !
L’homme ne demanda pas son reste et tourna les talons. Jeanne se mit à ramasser les débris de la carafe et du verre. Aimé Benjamin se pencha et releva la jeune fille. Elle n’osait lever les yeux. Il lui prit le menton et releva son visage vers lui. Ses yeux se plantèrent dans le regard limpide, ce qui l’émut au plus haut point et sans plus réfléchir l’embrassa. La jeune fille, bien que surprise, se laissa faire et aller. Réalisant ce qu’il venait de faire, il s’écarta d’elle. « – Excuse-moi Jeanne, je te sors des pattes de ce monstre et je ne fais pas mieux !
– Oh ! Non maître, tout va bien.
Et afin de le lui prouver, elle se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa à son tour.
Suite au prochain épisode
Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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