épisode 003
Juillet 1776, une vérité admise.
Thaïs se mourrait, le maître ne décolérait pas. Cela dura trois semaines pendant lesquelles la fièvre ne quitta pas le corps de la jeune mère. L’infection se propagea dans toute sa chair, la rongea, la consuma, altéra la moindre de ses pensées. Elle délirait nuit et jour. À la tombée du jour de la nouvelle lune la jeune mère laissa son âme quitter son corps. Elle n’avait pas voulu voir ou toucher le nouveau-né. Elle avait refusé tout contact, elle ne l’avait jamais voulu ou si peu, il lui avait pris la vie. Celui-ci fut mis d’office dans les bras de Noisette. La jeune fille qui venait à son tour de devenir femme devint la nourrice attitrée de l’enfant, l’Éthiopienne en avait décidé ainsi. Noisette fut surprise par cette nouvelle tache, mais sa mère savait ce qu’elle faisait, elle savait sa benjamine prête à aimer corps et âme. De plus, il n’y avait aucune femme dans la possibilité d’allaiter sur l’habitation, cela ne l’avait pas inquiétée, l’enfant serait nourri avec une bouillie fort liquide de sa composition ayant déjà fait ses preuves.
Noisette inquiète sur ses talons, l’Éthiopienne sans crainte monta voir le maître, le nourrisson dans les bras, car comme sa mère, il ne s’était pas plus inquiété de celui-ci. « – Maître la Thaïs, elle est plus.
– Foutre Dieu ! il manquait plus que ça et tout ça pour un nègre de lardon !
– Il est pas nègre maître, il est plus blanc que toi. J’ai jamais vu de blanc si blanc. Et il faut lui donner un nom maître, c’est une fille.
Intrigué, Philippe de Belpont daigna jeter un œil sur le paquet informe que formait le linge autour de l’enfant. Il resta ahuri, c’était bien vrai, l’enfant était blanc et avec cela une jolie frimousse. Il ne put s’empêcher de s’attendrir devant ses grands yeux ouverts qui semblaient le fixer et attendre son jugement. C’était sa fille, et contre toute attente il fut envahi par un sentiment de protection. Il ne l’avait pas désirée, et pourtant la découvrant il aurait tout donné pour cette nouvelle vie. Il se sentait fier de ce nourrisson, si petit, si fragile, pour la première fois, quelque chose, quelqu’un était vraiment à lui, lié à lui sans que personne ne puisse y redire, une vague d’émotion l’envahi lui amenant les larmes aux yeux. « – Elle s’appellera Zaïde ! » Il ne savait pas d’où lui venait cette idée, il avait sûrement entendu le prénom, cela faisait cultivé. Sans songer aux conséquences, il inscrivit sur le registre de l’habitation « Zaïde de Bellaponté, fille de Thaïs. » Malgré cela, il exigea que l’enfant soit élevé dans la Grand-Case puisque c’était sa fille, Noisette ne la quitterait plus et vivrait aussi dans la maison, une chambre allait être installée pour cela.
***
Noisette n’était pas laide. Elle n’était pas belle et à côté de sa sœur et de sa mère personne ne lui prêtait attention. Elle s’y était habituée, n’en avait porté nulle aversion ni envie, envers elles. Toute sa jeune vie, elle s’était contentée de faire ce qu’on lui demandait. Passer inaperçu, lui donnait une liberté dont personne ne se doutait. Elle parlait peu et regardait les autres évoluer et agir, elle était souvent sceptique, mais gardait ses pensées pour elle. Cette enfant qui lui tombait du ciel et qui aussitôt dans ses bras s’accrocha à elle consuma son cœur et fit d’elle une lionne. Elle, qui avait toujours été indifférente aux autres, concentra la moindre de ses attentions vers la petite fille. Ses pensées ses gestes se trouvèrent tous dirigés vers le bien-être de l’enfant. Zaïde grandit sous le regard énamouré de Noisette inquiète de chacune de ses contrariétés, l’aidant à faire ses premiers mots, ses premiers pas, lui passant ses caprices, la consolant de ses malheurs d’enfant. Elle remplaça la mère que l’enfant n’avait pas connue sous le regard complice de l’Éthiopienne.
épisode 004
1782, la vérité non dite
Elle s’était perdue dans les cannes, elle se faufilait entre les tiges, les mains devant le visage pour se protéger de la coupure des feuilles. Elle s’arrêta, leva les yeux essayant d’apercevoir le ciel au travers des feuillages serrés. Le silence était total, oppressant. Sa respiration s’accélérait, son cœur tambourinait jusque dans ses tempes. Les feuilles se mirent à bruire. Était-ce le vent qui s’infiltrait dans la forêt de cannes ? non ! c’était, ce ne pouvait être que la bête. Elle se mit à courir, fuyant devant elle, sans savoir dans quelle direction elle allait. Sa chemise de linon la gênait, elle était trop longue, elle s’enroulait dans ses jambes lui faisant perdre l’équilibre. Ses cheveux s’accrochaient aux feuilles, la bête allait la rattraper. Elle n’arrivait plus à respirer tant elle était oppressée. Elle trébucha, elle tomba, la bête allait lui sauter dessus, elle hurla !
« – Tout doux, tout doux mon petit agneau. Zaïde réveille-toi. Là ce n’est rien, tu es tombé du lit mon petit ange. » La petite fille entoura le cou de son père et se blottit dans les bras protecteurs tout en sanglotant. « – Mais où est donc Noisette ? Noisette ! Noisette ! » Philippe de Belpont berçait son enfant, la consolant de mots tendres, du cauchemar qu’il supposait qu’elle avait fait. Il caressait la chevelure de jais de sa petite fille au moment où Noisette surgissait dans la pièce tout essoufflée d’avoir couru, car elle aussi avait entendu les cris de la fillette. À sa vue la colère du maître enfla. « – Mais où étais-tu donc ? Tu ne dois jamais la quitter. Combien de fois faudra-t-il, le dire ? encore une fois et je t’envoie aux champs.
– Oh non maît’e ! pitié ! j’étais pa’ti lui che’cher à boire, elle n’avait plus d’eau.
– Tu aurais dû prévoir. Elle est petite, elle ne doit pas rester seule, quelle qu’en soit la raison. Il pourrait lui arriver quelque chose et si tel était le cas, je te fouetterai jusqu’à qu’il n’y ait plus de peau sur ton dos.
***
Les sept premières années de Zaïde furent celles d’une enfance heureuse et insouciante, protégée par l’attention de sa nourrice et celle de la gouvernante de la Grand-Case. Elle était choyée, le moindre de ses désirs était exaucé, chacune de ses contrariétés était consolée par quelque gâterie. Tous veillaient à ce qu’elle grandisse dans les meilleures conditions. Elle était protégée de tous dangers, de toutes promiscuités jugées mauvaises. Son père surveillait le bien-être de son enfant comme sa plantation. Personne n’aurait pu reconnaître dans ce père inquiet et protecteur le maître impitoyable de Bellaponté. La chair de sa chair le subjuguait, il lui trouvait toutes les qualités, à la satisfaction de l’Éthiopienne qui y voyait de bons augures. Il était fier de sa beauté, de son intelligence. Il s’éloignait de moins en moins de l’habitation et encore avec moult recommandations. Philippe de Belpont était excessif et l’amour qu’il éprouvait pour sa fille en était le meilleur exemple. Il était à son encontre possessif et exclusif au point de ne pas envisager de se marier et d’avoir d’enfants légitimes. Quand il était à l’habitation, il lui faisait partager ses soupers allant jusqu’à l’imposer aux invités de passage que cela amusait, et qui ironisaient derrière son dos. Zaïde, malgré le petit nombre de ses années, comprenait beaucoup de choses et suivant les conseils de Noisette, elle savait adapter son comportement aux situations. Elle restait réservée en présence de son père, écoutant ses soliloques ou entretiens avec un tiers sans intervenir, se contentant de répondre aux questions que l’on lui posait, et destinait ses réflexions éveillées par la curiosité à l’Éthiopienne ou à Noisette, amusant l’une et l’autre par sa perspicacité.
Tout aurait pu aller pour le mieux encore longtemps si une curiosité bien naturelle ne vint tarauder Zaïde. Elle advint avec la naissance d’un négrillon qui avait entraîné la mort de la mère. Son père se mit dans une de ses colères qui faisait fuir tout le monde tant elles étaient tonitruantes et pouvaient entraîner des gestes violents. La petite fille n’avait rien dit sur l’instant, puis elle s’était mise à poser des questions. Tous les nouveaux nés avaient-ils une mère ? Comme il lui fut répondu que c’était évident, elle demanda où était la sienne. Il fut répondu avec les ancêtres. La réponse ne lui suffit pas, aussi une litanie de questions s’ensuivit. Et pourquoi elle était avec les ancêtres ? Comment elle était ? Est-ce qu’elle était belle ? Comment se nommait-elle ? Elle n’obtenait pas d’éclaircissement, elle se faisait rabrouer par tous chaque fois qu’elle questionnait. Elle soupçonnait un secret dont elle n’arrivait pas à soulever le voile et ce fut à cause de celui-ci qu’elle provoqua la seule colère de son père à son encontre. Comme elle s’obstinait, désirant savoir, pourquoi personne ne voulait lui parler de sa mère, l’instinct de son père fut plus fort que lui, la colère le submergea et afin de la faire taire, il lui appliqua deux gifles qui la renversèrent sous le choc, mettant fin aux questions. En tombant, elle heurta le bord d’une table et perdit connaissance.
***
La chute déclencha un cri de bête blessée à Noisette qui se précipita vers l’enfant inconsciente. Philippe de Belpont regretta tout de suite son geste mais c’était trop tard. Il repoussa la nourrice et prit son enfant dans ses bras, la berçant, lui parlant doucement, lui demandant d’ouvrir les yeux, de se réveiller mais rien n’y fit. La voix sombre de l’Ethiopienne jaillit alors au-dessus du désarroi du père ordonnant de coucher l’enfant sur son lit, elle allait s’en occuper. Philippe de Belpont ne broncha pas, il savait qu’il avait fauté et la peur que Zaïde ne trépasse l’amena à obéir.
L’enfant fut allongé sur son lit, l’Ethiopienne déroula les stores de bambou afin d’empêcher la lumière de pénétrer. Elle fit sortir le père et envoya Noisette chercher de l’eau afin de rafraîchir le visage et les bras. Une fois seule elle commença à psalmodier tout en allumant les bougies dont elles avaient besoin pour son office. Elle invoqua les dieux de ses ancêtres, commença par Papa Legba, qui, à la tête des loas, incarnait celui qui indique la voie à suivre afin de ramener l’enfant dans le monde des vivants. Zaïde semblait ne plus respirer. Elle supplia les loas des morts, les Gédés, de ne pas l’emmener, puis Erzulie d’intercéder auprès d’eux. Elle invoqua les loas en jouant du tambour, en dansant et en chantant. Toute l’habitation fut alertée, tous comprirent que les mystères étaient en chemin, que l’Ethiopienne appelait les ancêtres.
***
Zaïde flottait dans quelque chose de moelleux, elle se laissait porter, virevoltant, sautant, plongeant sans crainte dans le vide éthéré. Elle se demandait bien où elle était, mais la réponse ne l’intéressait pas, tant en toute quiétude, elle se prélassait dans cette insouciante béatitude. Rien ne l’inquiétait, elle était heureuse. Elle se sentit glisser vers un sol herbeux où ses pieds nus vinrent se poser délicatement dans le doux tapis. Une espèce de sentier se dessina devant elle semblant lui indiquer la voie à suivre. Elle releva le devant de sa longue chemise de linon et se mit en route sans effort. elle entendit le son d’une mélodie enivrante, elle la connaissait, elle avait toujours été en elle. Elle se mit à la chantonner. Le chant la submergea, elle était euphorique. Dans la douce lumière, elle perçut un éclat plus fort, le chemin l’y menait. C’était hypnotique, elle n’avait aucune volonté, elle se dirigeait vers lui le sourire aux lèvres, elle était heureuse comme jamais elle ne l’avait été. La lumière était de plus en plus forte. Tout ce qui l’entourait s’assombrissait devenant une nuit profonde ou rien ne l’inquiétait, le décor s’effaçait tout simplement. Elle accélérait le pas tant elle était pressée d’aller vers le faisceau de lumière. Le chant alors s’estompa, puis disparu, et des voix pleines de chaleur, de douceur, le remplacèrent. Apparurent alors des êtres lumineux, de longues silhouettes aux contours incertains, leurs regards doux immenses plongèrent dans le sien. Ils l’entourèrent, lui coupant le chemin. Cela l’inquiéta, pourquoi l’en empêchait ? elle s’affola, voulut les contourner, les repousser mais rien n’y faisait. « – non mon enfant cela n’est pas ta voie, cela n’est pas ton jour, il faut t’en retourner vers la vie, mais ne t’inquiète pas, nous serons toujours là, autour de toi, nous te guiderons désormais, allez ! allez ! mon petit, il te faut ouvrir les yeux. Ne t’inquiètes pas, nous serons toujours là à ton réveil. »
***
Un spasme la secoua, elle chercha l’air, elle ouvrit les yeux. Penchée sur elle, l’Ethiopienne l’examinait et lui souriait. « – Cela va mon tout petit ? » Zaïde se demandait ce qui s’était passée, elle ne comprenait pas, elle rendit son sourire à la sorcière. Que faisait-elle dans sa chambre ? « – qu’est-ce que je fais là, et qui est-ce ? » la sorcière sursauta, la petite fille montrait le vide derrière elle. « – tu vois quelqu’un ? mon Dieu, tu n’es pas revenu seule ! » à cette observation, Zaïde se souvint, la colère de son père, la douleur, le voyage et les êtres lumineux. Ils étaient là, la regardant avec douceur.
***
Zaïde s’enfonça dans un mutisme que tous prirent tout d’abord pour un caprice. Ne comprenant pas, trouvant injuste l’ire de son père, elle se referma sur sa douleur, sur ce manque, cette partie d’elle-même, et de ce jour, elle devint une enfant renfermée, silencieuse, craintive. Elle était jusque-là une enfant entourée d’adultes aux liens compliqués, qu’elle n’avait pas cherché à comprendre, elle se savait jusque-là aimée d’eux, et pour un enfant, c’était la seule certitude dont il avait besoin pour grandir. Mais suite à cette algarade, elle devint une enfant méfiante souffrant de solitude. Une profonde tristesse l’envahit. Elle se mit à passer ses journées à rêvasser, à parler à des amis imaginaires, du moins pour ceux qui l’entouraient, le regard perdu dans le vide, assise sur les marches de l’escalier de la Grand-Case, répondant évasivement et nonchalamment aux appels. Philippe de Belpont avec désinvolture prenait cela pour des bouderies et présumait que cela lui passerait, mais l’Éthiopienne savait qu’elle attendait. Zaïde attendait de grandir, car quand elle serait grande, une adulte, elle pourrait savoir, exiger une réponse ou bien partir. Elle aspirait à autre chose qu’errer sur la galerie d’où elle scrutait à longueur de journée l’étendue de l’habitation. Elle s’ennuyait et rien y faisait.
Passées les grosses chaleurs du jour, elle s’assoyait sur les marches et y attendait le retour de son père. Non pas qu’elle ressentît le besoin de sa présence, mais son retour signifiait la fin d’une nouvelle journée. Ce soir-là, ce fut l’Éthiopienne qu’elle vit sur le chemin qui menait au village des esclaves. Elle se leva, descendit l’escalier de bois et s’avança pieds nus, tenant le bas de sa chemise d’une main, sur le chemin traçait entre orangers et bananiers. Elle arriva à la barrière qui séparait le jardin de la Grand-Case, son monde, et le reste du domaine, l’inconnu ou presque. Elle n’avait jamais dépassé cette limite, tout au moins sans son père, cela lui était interdit, cela ne lui avait jamais été dit, elle le supposait, mais elle avait toujours été attirée par l’autre côté. Noisette allait la chercher mais l’Éthiopienne était devant et allait atteindre les premiers ajoupas. Une brise vint de derrière elle et semblait la pousser vers l’avant. Comme à chaque fois qu’elle en avait besoin, les êtres lumineux n’étaient pas là, ils venaient sans qu’elle ne le demande pour lui dire des choses qui ne la concernaient pas mais qui arrivaient à d’autres. Hormis l’Éthiopienne personne ne la croyait lorsqu’elle rapportait ce qu’ils lui avaient confié. Alors tant pis, sa curiosité était trop forte. Elle décida de franchir la limite, elle voulait voir ce monde mystérieux qui l’hypnotisait à longueur de jour. Et puis pourquoi hésiter plus longtemps, son père était parti pour la ville et elle savait avoir plus de liberté pendant ses absences, preuve en était, ces jours-là, elle pouvait déambuler en chemise et pieds nus. Elle se décida et poussa le portillon. Son cœur battait la chamade à l’idée de cette aventure.
Elle pénétra dans le monde merveilleux de l’inconnu, celui qui était sans limites. Au loin, elle apercevait la silhouette ondoyante de l’Éthiopienne. Zaïde se retourna et regarda une dernière fois avec une once de culpabilité vers la Grand-Case puis se décida. De son petit pas, elle s’élança et s’approcha des premières cases puis pénétra dans l’allée du village que le soleil inondé encore. Tout était nouveau pour elle, il n’était venu à personne l’idée de l’y amener, bien qu’impensable, tous craignaient qu’un esclave ne puisse faire deviner ses origines à la fillette. De toute façon la fille du maître ne devait pas être en contact avec les esclaves des champs. Des masures sortirent, harassés, efflanqués, le ventre gonflé par la faim, les esclaves. Des galeries branlantes, ils regardèrent le passage incongru de la petite fille, de la fille du maître. Le silence s’installa au fil de l’avancée de Zaïde. Elle leur souriait timidement mais devina dans le regard des nègres, la haine. Elle ne comprenait pas, pour la première fois, elle se sentait, se savait rejetée. Ses yeux se remplirent de larmes, elle finit par ressentir la peur, la crainte d’un danger indéfinissable. Le mur de silence, qui petit à petit gagnait une à une les cases remplissant l’espace d’une sourde angoisse, tel les prémices d’une catastrophe, fit s’arrêter puis se retourner l’Éthiopienne. Elle était dans les lieux comme docteur feuille, un remplaçant tacite au chirurgien que le maître ne pouvait s’attacher à demeure. Ce jour-là, elle avait été appelée par un des deux économes, l’une des cueilleuses s’était vilainement entaillé une jambe. Elle était devant la cabane où la blessée attendait d’être soulagée quand elle découvrit plus loin la silhouette fluette de la petite fille. Cela la fit sourire, mais elle saisit tout de suite le malaise que sa présence engendrait. Elle lui fit signe de s’approcher. Zaïde hâta le pas un sourire contrit sur les lèvres. « – Zaïde ! Noisette va s’inquiéter quand elle ne va pas te trouver. Tu sais que tu ne dois pas t’éloigner de la Grand-Case. Enfin puisque tu es là, suis-moi. » Comme à chaque fois que la fillette était sermonnée elle se mâchouilla la lèvre inférieure et se mit à enrouler dans ses doigts une de ses mèches de jais resserrant ainsi l’une des anglaises naturelles de sa chevelure. Comme l’Éthiopienne n’avait pas l’air plus en colère que cela, elle prit sa main et monta les marches qui menaient à la galerie chancelante de la cabane. Le petit escalier craqua sous leur poids dans un bruit qui parut assourdissant à la fillette dans le silence absolu de la pièce. Les esclaves s’écartèrent, ils ne savaient pas de l’Éthiopienne ou de la fille du maître, celle qui les apeurait le plus, mais ils étaient sur d’une chose, la blancheur de peau de la fillette les dégoûtait tant ils en étaient jaloux. Tous savaient qu’elle était la fille de Thaïs, ils ne supportaient pas l’injustice de sa couleur de peau qui l’extirpait de sa condition, de leur condition.
L’Éthiopienne avec Zaïde dans ses jambes s’approcha de la paillasse où la négresse estropiée était alitée. Le haut de sa cuisse saignait, des lambeaux de peau pendouillaient. La fillette eut un haut-le-cœur qu’elle retint. La guérisseuse ne doutait pas que la cueilleuse se fût infligé la blessure, beaucoup d’esclaves se mutilaient pour ne pas travailler tant ils étaient à bout. Ils mangeaient peu, dormaient peu et travaillaient de l’aube à la tombée de la nuit lorsque ce n’était pas plus. Sous le pic du soleil sous la pluie rien n’arrêtait les maîtres ou presque, alors ils n’avaient que cette solution. Lorsque la blessée au travers des affres de la fièvre découvrit se découpant dans l’encadrement de la porte, unique source de lumière de la pièce, les nouvelles venues, elle se mit à hurler. Elle prit la silhouette devenue floue de Zaïde pour quelques génies malfaisants accompagnants celle qu’elle considérait comme une sorcière. La petite fille commença à paniquer, l’Éthiopienne lui serra la main, tout en rassurant l’invalide d’une voix calme et profonde. La cueilleuse à peu près calmée, elle soigna la jambe abîmée, y apposa un cataplasme de sa composition. Une fois le soin achevé, elle donna ordre de la porter au dispensaire de la plantation, elle était momentanément invalide. Sur un brancard de fortune porté par deux esclaves et encadrés des commandeurs, l’éclopée fut emmenée.
Sur le chemin du retour Zaïde ne put s’empêcher de questionner la guérisseuse. « – Dit l’Éthiopienne, pourquoi ils ne m’aiment pas ? » l’interpellée ne niât pas et lui répondit. « – C’est êt’e à cause de ta peau Zaïde ! les nèg’es n’aiment pas les blancs.
– Et pourquoi ?
– Pa’ce qu’ils sont les maît’es.
– Mais t’es pas un maître, toi ! c’est mon père, et t’es presque blanche.
– P’esque Zaïde et cela fait une éno’me différence, et pour eux je suis noi’e, ma mè’e était noi’e.
– Ah bon, mais alors comment t’es presque blanche ?
– Parce que mon pè’e était blanc
– Ah ? mais toi tu m’aimes et Noisette aussi ?
– Bien sû’ mon petit, nous c’est pas la même chose.
La fillette se tut tout en continuant à ruminer cette impression de haine à son encontre.
– Et si j’étais noire, ils m’aimeraient ?
– Peut-être, mais tu se’ais malheu’euse, car êt’e noi’e c’est êt’e ‘ien.
– Ah ? – sautant du coq à l’âne elle poursuivit. – mais père ? il est si méchant que cela ?
– Il est le maît’e Zaïde, il ne peut pas êt’e gentil, c’est comme ça.
– Ah ? mais…
– Zaïde, chacun a une place, tu es blanche, tu es au dessus des aut’es ! ici, c’est comme ça !
Zaïde ne rajouta plus rien, elle conclut seulement en son for intérieur qu’ailleurs c’était autrement.
***
De ce jour Zaïde n’eut plus de velléité à quitter la Grand-Case. En elle avait grandi la peur de l’extérieur, la peur des autres. Elle était triste de ne pas être aimée de tous et se sentait bien seule. Elle se mit à réclamer plus d’attention à ceux qui l’entouraient, si Noisette apprécia, cela contraria l’Éthiopienne qui s’inquiéta de ce revirement. Elle n’aimait pas l’idée que la peur devienne la guide de l’enfant. Pourtant, cette crainte grandit, Zaïde, de façon régulière, se mit à faire des cauchemars qui la laissaient pantelante. L’Éthiopienne fit des cérémonies incantatoires réclamant de l’aide aux anciens afin de donner du courage à la fillette, mais rien n’y fit. Elle ne reçut en réponse de leur part qu’une recommandation « – écoute-la. » Les rêves de Zaïde devinrent de plus en plus précis et quand elle les rapportait, l’Éthiopienne savait qu’ils étaient prémonitoires et que ce qu’ils racontaient, se rapprochaient. Elle rassurait du mieux qu’elle pouvait la petite fille.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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