épisode 005
Été 1783, la vérité
C’était la période de la roulaison et le labeur s’intensifiait. Les tâches étaient particulièrement pénibles. Il fallait couper, empaqueter et amarrer les cannes sur les cabrouets, pour mettre la bagasse à sécher, puis les entasser près de la case qui servait de magasin de combustible. Ensuite, il fallait alimenter les fourneaux de la sucrerie et remuer sans interruption dans les cuves le jus des cannes, le vesou. Le fourneau pendant des jours et des nuits, sans interruption, transformait la canne en sucre. L’or du maître.
Le soleil déclinait déjà, Thésus, comme ses comparses, était épuisé et savait que la journée de travail finirait quand la lune serait à son zénith. La nuit serait illuminée alors par le disque lunaire en son entier qui éclairerait les champs et permettrait la continuation de la coupe. Rythmé au son des coups des machettes tranchant la tige des cannes et scandaient par les lamentations de leur souffrance, la masse servile sous l’œil vigilant des commandeurs avançait pied par pied. Derrière les hommes, les femmes rassemblaient et portaient jusqu’à la charrette les tiges gorgées de sucre. Sans réfléchir, ils répétaient les gestes. Au milieu de ce rythme harassant de régularité, un serpent jaillit de la canne et sauta sur une des ramasseuses, un hurlement vrilla l’air. Thésus sursauta et s’entailla la cheville. Le commandeur fit emporter la femme vers l’hospice de la plantation, puis examinant la blessure de Thésus, il décida de le remettre au travail jugeant l’entaille bénigne. Il ne pouvait se passer de la moindre main-d’œuvre.
Thésus était de tous les esclaves de Bellaponté le plus vieux. Il était le fils d’un griot et avait été vendu par un négrier à une habitation de Saint-Domingue. Bellaponté était la troisième. Il n’était pas si vieux qu’il y paraissait, mais les nègres ne vivaient pas longtemps sur une habitation, blessures, maladies, malnutrition, faim écourtaient leur existence. Thésus était un miraculé, l’épuisement avait prématurément blanchi sa tignasse crépue et ralentit ses gestes. Sans qu’il le veuille, les autres lui prêtaient la sagesse et l’autorité, ce qui implicitement lui déféra le statut de chef du village des esclaves. Au fil des heures Thésus s’affaiblit, ses compagnons conscients de cela essayèrent de le cacher aux yeux du commandeur, afin de lui permettre de prendre quelques repos. Ce fut peine perdue, l’homme blanc réalisa le procédé, lui aussi été fatigué, la chaleur était intense, il la supportait mal, cela le rendait irascible, il s’approcha du blessé et le houspilla. Comme il ne réagissait pas, il lui donna un coup de fouet, n’obtenant guère plus de réaction, il réitéra avec plus de violence. Ce qui se passa ensuite fut impensable. Pourquoi Thésus, tout à coup, fut fatigué de cette violence gratuite, il n’aurait su le dire, la colère déchira le voile de sa résignation. Tous furent surpris, quand d’un coup prompt, il saisit la lanière de cuir huilée dans son envolée, l’enroula autour de son poignet et tira d’un coup brusque faisant perdre l’équilibre au commandeur saisi d’effroi. L’homme n’avait pas atteint le sol que Thésus était sur lui et à coup de machette lui fendait le crâne. Ce fut un déclic général, tous les autres se ruèrent sur le cadavre le mutilant le dépeçant. Le calme revenu, ils décidèrent de ne pas en rester là, leur âme guerrière avait repris le dessus, de toute façon les blancs allaient les poursuivre, et les occire, alors autant aller au-devant. Sans prêter attention aux coupures faites par les feuilles des cannes, ils traversèrent les champs. Seule la vague que créait leur passage les rendait visibles. Ils rejoignirent l’autre équipe, désarçonnèrent l’autre commandeur et le massacrèrent de la même façon. Il restait encore un commandeur et le maître bien sûr. Ils étaient sur la caféière sur le morne à une heure de là. Thésus décida qu’il valait mieux l’attendre. Ils cachèrent de leur mieux la dépouille du commandeur dans les cannes, attachèrent sa monture sous un arbre qui bordait le champ. Ils se remirent au travail tout au moins le simulèrent. Le soleil était bas et allait se coucher quand le maître arriva au-devant des nègres employés à la caféière. Les révoltés faisaient comme si de rien étaient. Philippe de Belpont remarqua le cheval attaché à la branche basse d’un tulipier. « – le contremaître, où est-il ? eh ! toi, je te parle ! » Thésus se retourna alors que le maître intrigué s’approchait de lui toujours en selle. « – alors, il est où le contremaître ? » Thésus, tête baissée, lui répondit « – moi pas savoi’ mait’e. mett’e son cheval là, moi pas savoi’ plus.
– Oh, tu m’agaces !
Philippe de Belpont tourna la tête, oubliant le nègre à ses pieds, cherchant en vain aux alentours l’absent. Thésus d’un coup souleva le pied du cavalier, le désarçonnant par surprise. Sa monture effrayée s’éloigna, celui-ci se retrouva entouré de ses esclaves, machette à la main. Il n’avait plus qu’un couteau à la ceinture, son fusil était resté dans l’une des sacoches accrochées au cheval. Il se remit sur ses deux pieds et toisa ses nègres. « – S’il y en a un seul qui s’approche, je le trucide ! » Thésus s’avança, Philippe de Belpont voulut le taillader avec l’intention de lui infliger une blessure handicapante pour l’exemple, mais l’esclave arrêta le geste du maître dans son élan, lui tordit le bras, lui prit son arme, lui enfonça dans l’abdomen et d’un geste sec l’éventra. Ahuri, Philippe de Belpont, écarquilla les yeux d’étonnement, ne comprit pas ce qui se passait tant il fut surpris. Ce fut le signal du massacre.
Deux personnes de loin remarquèrent la scène macabre, le dernier commandeur qui suivait le troupeau d’esclaves lambinant à son goût et qui prit ses jambes à son cou et l’Éthiopienne. Zaïde, sans vraiment y croire, sans vraiment comprendre, avait rapporté à la gouvernante la scène que lui avaient décrite les êtres lumineux, aussi elle veillait depuis le matin, attendant, car elle ne doutait pas de la véracité de la prémonition. Depuis la galerie, elle considérait la situation, elle leva les yeux vers la lune qui venait brusquement de remplacer le soleil comme toujours sous ses latitudes. L’astre avait des lueurs rouges annonciatrices de drame. Tout en montrant d’un doigt accusateur le groupe qui s’acharnait sur leur victime, elle interpella sa fille qui entrait dans la galerie « – Noisette ! Noisette ! vite prend la petite, dépêche-toi ! » Au ton, celle-ci ne réfléchit pas, elle se précipita chercher Zaïde qu’elle venait de coucher. L’Éthiopienne enveloppa la fillette dans une couverture sombre, la rassurant et lui intimant des conseils d’obéissance. « – Noisette, ils vont arriver, ils vont nous faire le même sort qu’au maître. Part pour la grotte du morne, je vais les entraîner vers l’autre côté de la rivière. Allez, dépêche-toi ! » Elles dévalèrent l’escalier de la maison et se précipitèrent sous les premiers arbres. Elles devinaient au loin la masse sombre du groupe qui s’approchait. L’éclat lunaire faisait miroiter leurs yeux et leurs machettes d’un éclat sinistre. Zaïde, affolée, serrait à l’étouffer Noisette qui marmonnait tout bas des paroles apaisantes. L’Éthiopienne, qui avait saisi promptement sur son passage un coussin, de couleur claire, le maintenait dans ses bras comme on tient un enfant et sciemment elle s’éclairait à l’aide d’un lumignon pour que l’on la devine de loin. Elle regarda Noisette s’enfoncer dans le bosquet derrière la Grand-Case. Zaïde ne disait rien, elle pleurait en silence, dans les bras de Noisette qui courait de son mieux s’éloignant le plus possible. Quand le chemin se mit à grimper, exténuée, la nourrice posa la fillette, mais elle ne pouvait s’arrêter là. Elle lui prit la main jeta un regard inquiet derrière elle, puis elle avança à marche forcée, la fillette docile ne disait rien, elle suivait à petits pas précipités.
De son côté, l’Éthiopienne, assurée d’être suivie par le groupe assoiffé de sang, s’était précipitée vers la rivière en direction du guet. Elle savait que les émeutiers se fieraient à la lueur de sa faible lampe, et la poursuivraient persuadés qu’elle s’enfuyait avec dans les bras la fille du maître. Au bord de la rivière, elle jeta le lumignon à l’eau ainsi que le coussin. elle traversa le gué et se précipita dans les caféières. Elle s’enfonça dans les profondeurs de la végétation, grimpa la côte du morne. Elle se fondait dans les arbustes. Les insurgés, arrivés sur les rives du cours d’eau, dépités, ne distinguant plus la fuyarde, abandonnèrent leur poursuite devenue inutile. Ils se retournèrent vers la Grand-Case et y mirent le feu après l’avoir saccagée.
***
Noisette, au son des lugubres aboiements, poussa Zaïde dans un arbre. Derrière elle, elle se hissa esquivant de justesse la gueule du premier molosse à les avoir atteints. Il s’en était fallu de peu, le chien avait mal assuré sa prise lui permettant d’un mouvement brusque de dégager sa cheville. Il l’aurait déchiquetée s’il en avait été autrement, ils étaient dressés à cela. Noisette obligea la fillette à grimper le plus haut possible, l’animal, qui faisait de bons surprenants, risquait de l’atteindre. Depuis l’ombre du feuillage, terrorisées elles regardaient la meute hargneuse qui s’attroupait au pied de l’arbre. La lune, jusque-là maîtresse du ciel, était sur l’instant voilée de nuages sombres annonciateurs d’orage. Lorsque les chasseurs d’esclaves, guidés par les aboiements agressifs, se trouvèrent eux aussi au pied de l’arbre protecteur, ils ne distinguèrent qu’une masse sombre. « – Descendez de là ! ou on vous tire à vue, on sait que vous êtes là ! » Noisette reconnut dans le cavalier, Pinchinat le voisin mulâtre de l’habitation. « – c’est Noisette, missie’ Pinchinat, je suis avec la fille du maît’e. j’ai t’op peur, alors j’ai caché la petiote. » Un autre cavalier, un autre voisin, monsieur Séguigneau s’alarmât. Si c’était la fille de Belpont, il ne fallait pas que les chiens aillent la blesser. Il intima l’ordre de les faire rappeler et de les mettre en laisse. Pinchinat de mauvaise grâce obtempéra. Noisette, tremblante de crainte, sauta et quand elle fut sûre de leur sécurité, elle fit descendre Zaïde le visage sale balafré par les traces de larmes.
***
Les yeux plissés par l’éclat du soleil matinal qui l’aveuglait, le conducteur de la charrette faisait avancer ses chevaux sur la route caillouteuse de Saint-Marc. Zaïde dans les bras de Noisette se laissait bringuebaler par les soubresauts de la charrette qui transportait la cage qui les retenait prisonnières. Épouvantée, elle se pelotonnait contre le sein de sa nourrice, elle ne comprenait pas ce qui se passait. Leur voiture faisait partie du convoi qui amenait les esclaves de Philippe de Belpont aux ventes enchères de Saint Marc. Comment avait-il fait ? et pourquoi ? Noisette ne le savait pas, Pinchinat avait réussi à faire inclure Zaïde dans le cheptel des dissidents. Noisette s’était révoltée, avait vitupéré, mais en vain. Elle avait rappelé au voisin mulâtre que la petite était comme lui, qu’elle avait du sang noir et du sang blanc. Mais cela n’avait rien changé, elle ne pouvait savoir à quel point Pinchinat était honteux de son sang entaché et jaloux de la fillette dont aucune trace de la race rejetée par lui n’était visible. Il s’était si bien débrouillé qu’aucun blanc n’avait voulu intervenir, aussi, elles étaient coincées au fond de la cage depuis l’aube, Zaïde ne parlait pas, ne demandait rien, elle était prostrée. Tout était incompréhensible pour elle. Les autres nègres les regardaient à la dérobée suspicieux, ils ne comprenaient pas pourquoi la fille du maître partageait leur sort. Noisette les fixait l’œil mauvais. « – Qu’est-ce que vous avez à nous regarder comme ça ! » Leurs compagnons de cellule gênés baissèrent leurs yeux. « – vous quoi c’oire ? parce que nous êt’e à la Grand-Case, nous êt’e heureuses ? que Thaïs parce que le maître la chevaucher avoi » elle la vie plus facile que vous ? elle en mourir ! et c’est pour cela que vous vouloi » nous fai’e la peau ! fai’e comme au maître ! eh bien vous voir, vous êt’e content, nous êt’e là comme vous ! » Alors qu’elle ne s’y attendait pas, Zaïde intervint « – Noisette, c’est qui Thaïs ?
– C’est ta mère !
La fillette repoussa sa nourrice. « – c’est pas possible ! » elle se mit à pleurer, à marteler Noisette qui essayait de la reprendre dans ses bras. Elle se mordit l’intérieur de la bouche, elle réalisait que sous le coup de la colère, elle en avait trop dit. Elle voulut se reprendre et répondre que ce n’était personne, mais il fallait bien que Zaïde sache, sache pourquoi elle était là. « – Mon poussin… Thaïs, êt’e ta maman, êt’e aussi ma grande sœur, êt’e la fille de l’Éthiopienne…
– Mais ce n’est pas possible, je suis blanche ! » S’écria la fillette révoltée tout en repoussant à nouveau sa nourrice. Le cri de Zaïde fit se retourner le conducteur et sursauter les nègres. Pinchinat alerté s’approcha de la voiture et d’un coup de fouet accompagné d’une injonction réclama le calme. Noisette les larmes aux yeux poursuivit « – Thaïs êt’e la plus belle femme que moi voir, même à Saint-Marc et mère dire la même chose… Ton père acheter nous à cause d’elle… Elle, morte en mettant au monde toi, enfin p’esque, elle pas êt’e pa’tie de suite. Alors toi vouloir ou pas, toi avoir du sang noir, même si toi pas voir. L’Éthiopienne pensait êt’e ta chance, que toi êt’e libre ap’ès… Elle tromper. » Zaïde était abasourdie, elle qui avait tant voulu savoir, c’était donc cela le secret. Elle n’était pas sûre d’être contente de le savoir. Elle trouvait cela injuste. Elle se recroquevilla dans un coin de la cellule ambulante. Elle refusa toute marque d’affection de Noisette, elle se sentait trahie, elle s’enferma dans un profond mutisme, elle s’enfonça dans une profonde tristesse.
***
De ce troupeau humain ayant participé au massacre, sur les quatre-vingts esclaves de monsieur de Belpont, une vingtaine avait été tirée à vue ou pendu sur place. Ce que ne savaient pas les chasseurs d’esclaves, c’est que le meneur, Thésus, avait disparu dans les mornes. Quant à l’Éthiopienne personne ne s’était vraiment soucié ou ne voulait se soucier de sa disparition.
Arrivé à Saint-Marc, le convoi avait conduit son chargement à la salle des ventes qui détenait les cellules adéquates à son hébergement. Zaïde avait été séparée de Noisette. Il y avait peu d’enfants sur la plantation de Bellaponté, et tous avaient été vendus avec leur mère. Noisette, elle, avait fait partie d’un lot qui partait pour une habitation dans la région de Port-Au-Prince, et avait été vendue dès le premier jour.
Le négrier était quelque peu gêné à cause de Zaïde, car si elle était blanche, ce qui au premier abord aurait pu être un avantage, elle était trop jeune pour être mise sur le marché. Cette caractéristique était problématique, il ne savait qu’en faire. Peut-être la proposer comme jouet pour quelques enfants créoles, mais les mères allaient se méfier de ce qu’elle allait devenir. Elle présageait d’être belle en grandissant, c’était déjà une jolie fillette même sous la crasse. Ou alors, il allait la proposer à quelques bordels de Cap-Français.
épisode 006
Été 1783, un deuxième mensonge.
À l’aube, sans se retourner, monsieur Vertheuil-Reysson avait quitté sa maison de la rue d’Anjou à Cap-Français pour se rendre à Saint-Marc. Son chagrin était tel qu’il ne pouvait plus supporter les murs qui avaient connu son bonheur. Il avait fui le lieu de son martyr espérant oublier, être soulagé de ce terrible poids qui écrasait sa poitrine et qui l’empêchait de respirer.
Il était venu s’installer dans la colonie avec sa jeune épouse neuf ans auparavant, deux ans après leur installation, trop faible pour supporter le climat, elle était morte des fièvres lui laissant une petite fille, Edmée. Le nourrisson avait été sa compensation face à ce malheur précoce. Elle était devenue son salut salvateur, l’objet de toutes ses attentions, et avait rempli d’amour le vide qu’avait laissé la jeune mère. Seulement l’épidémie, qui s’était abattue en cet été insupportable de chaleur et d’humidité, avait emporté le petit être fragile qu’était Edmée, laissant un vide incommensurable à la place. Il avait donc décidé de partir avec pour seule compagnie deux serviteurs. Il n’avait pas d’aspiration précise, seulement fuir le plus loin possible de ses souvenirs, de ses jours lugubres. Il avait choisi de se rendre chez Monsieur Terrien le jeune. Devenus amis depuis qu’ils avaient fait ensemble la traversée de la France à Saint-Domingue, ils se recevaient l’un l’autre. Il mit plusieurs jours pour se rendre chez son ami, lieu où il savait être accueilli chaleureusement.À l’aube, sans se retourner, monsieur Vertheuil-Reysson avait quitté sa maison de la rue d’Anjou à Cap-Français pour se rendre à Saint-Marc. Son chagrin était tel qu’il ne pouvait plus supporter les murs qui avaient connu son bonheur. Il avait fui le lieu de son martyr espérant oublier, être soulagé de ce terrible poids qui écrasait sa poitrine et qui l’empêchait de respirer.
Le lendemain de son arrivée sur la rade de Saint-Marc, afin de le distraire, il fut invité par son hôte à l’accompagner à une vente aux enchères de bois d’ébène fait par le « Marquis ». Le hall de la salle de ventes était bondé. À sa surprise, il y avait même plusieurs femmes pavoisant avec élégance. Peu de colons étaient là pour acquérir une nouvelle main-d’œuvre, une curiosité morbide les avait attirés, ils voulaient voir de plus près les esclaves que l’on allait disséminer dans la colonie, voire en dehors, pour s’être révoltés contre leur maître jusqu’à l’occire. Terrien le jeune avant de s’y rendre avait narré le drame survenu à une de leurs connaissances communes, monsieur de Belpont, et ses sinistres conséquences. L’habitation de Bellaponté allait être vendue et les esclaves restants dispersés, car en aucun cas la justice ne pouvait permettre de les laisser dans le domaine, lieu de la révolte. Terrien le jeune était donc là pour en acquérir pour les différentes habitations qu’il gérait.
La vente prit la matinée, monsieur Vertheuil-Reysson s’était installé dans un angle de la salle, espace où avaient été rassemblées tables et chaises pour pouvoir se désaltérer en patientant. Il était là comme spectateur, Terrien le jeune l’avait laissé à sa méditation, et avait rejoint quelques clients avec lesquels il était en affaires. Un serviteur lui avait servi un rhum qu’il sirota alternant sa dégustation avec le plaisir de tirer sur un cigarillo. De temps en temps, il était rejoint par une connaissance avec laquelle il partageait quelques nouvelles, mais la plupart du temps, seul, il laissait courir un regard indifférent sur la scène face à lui. Du fond, séparés du reste de la salle par une grille, encastrée entre les voûtes du haut plafond et le sol, les esclaves avaient été installés dans des stalles identiques aux enclos utilisés pour le bétail. Pour réserver un effet de surprise, le négrier avait mis un rideau, juste un drap sur le devant de chaque stalle, ainsi les enchérisseurs ne pouvaient pas voir le lot trop tôt. Ensuite, l’encanteur et ses hommes, comme au spectacle, tiraient le rideau vers le haut et les enchérisseurs s’entassaient autour. Ceux qui étaient derrière ne pouvant pas voir, le suppléant du « Marquis », un fouet comme un grand serpent noir et une corne à poudre pour son pistolet à la ceinture, les sortait et les poussait vers les marches de l‘estrade tout en clamant l’âge des esclaves et ce qu’ils savaient faire. Les derniers de la journée étaient un homme et sa femme avec un enfant dans chaque bras. Comme pour tous les autres, il répéta la même comédie, il proposa des gants blancs à un des enchérisseurs qui les enfila et qui ensuite frottait ses doigts sur les dents de l’homme. Et à chaque fois, le client se retournait vers le « Marquis ». « – Vous dites que ce baudet a vingt ans ? Ses dents sont usées comme s’il en avait quarante. » Car comme pour tout marchandage, il fallait faire ajuster le prix. En réponse le négrier hurlait « – le nègre, montre à monsieur comment tu marches ». L’esclave traversait l’estrade et les enchères commençaient. Le prix montait d’un client à un autre, un fut arrêté, concluant l’affaire. Le négrier fit descendre l’homme et monter à sa place la femme avec ses enfants, mettant en avant l’affaire à faire avec le lot.
Au fil de la matinée, les curieux et les acheteurs avaient quitté les lieux. Petit à petit la salle s’était vidée. Nonchalamment, las d’attendre, monsieur Vertheuil-Reysson rejoignit son compagnon visiblement encore en pourparlers avec le « Marquis ». Ce dernier à l’aide de grands gestes mettant surtout en évidence ses manchettes de dentelles, ce qui semblait être le dessein de sa gesticulation, essayait de convaincre son interlocuteur en lui en imposant. Monsieur Vertheuil-Reysson traversa le hall dans lequel seul résonnait la tractation pourtant faite à voix basse et ses pas sur les pavés qui constituaient le sol. Passant devant les grilles des geôles qu’il pensait vide, son regard fut arrêté par le mouvement d’une forme recroquevillée dans le coin le plus obscur. Curieux, car il pensait les stalles vides, il s’avança pour mieux voir, son cœur se serra, son estomac se crispa, il y avait un enfant blotti contre le mur de pierre. Il crut un instant voir sa petite fille. Cela ne pouvait être qu’un tour de son imagination ou un fantôme qui le torturait. Il s’approcha. L’attention de l’homme pesant sur elle, l’enfant qui était bien une petite fille leva ses yeux limpides attirant le peu de lumière vers eux, ils se mirent à briller comme deux pierres précieuses dans l’ombre du lieu. Si la vente des nègres l’avait laissé indifférent, ayant admis tout de suite l’utilité de cette institution particulière, la vue de l’enfant fit vibrer la corde sensible de sa compassion. Il accéléra le pas en direction du « Marquis » et de Terrien le jeune. Il coupa la parole à l’encanteur, interrompant la conversation sans s’en rendre compte tant sa préoccupation soudaine lui était devenue primordiale. « – le Marquis ! pourquoi cet enfant reste dans la geôle ? » les deux hommes surpris arrêtèrent leurs négoces, ils étaient habitués l’un comme l’autre à la morgue des planteurs. « – la négresse ? elle est inutile, trop jeune, si elle a six années c’est le bout du monde ! on ne peut rien en faire. Je ne peux même pas la proposer en jouet à quelques familles créoles, elle est trop blanche, les dames n’en voudront pas. En plus si ce que l’on m’a dit est vrai, c’est la fille de Belpont, alors elle me reste sur les bras, je ne peux pas la vendre.
– Je vous l’achète !
Le marquis resta bouche bée, il ne s’y attendait pas, vraiment pas. Terrien le jeune prit aussitôt la négociation en main. Il avait compris au ton de son ami l’importance que la chose prenait pour celui-ci. Il savait aussi que la petite finirait ou aux requins ou dans un bordel pour colon aimant la chair fraîche. Il ne laissa pas « le Marquis « se ressaisir. « – Vous pourriez, le Marquis, pour 500 livres la joindre à mon lot ? » Le négrier fit la grimace, il n’aimait pas que l’on lui force la main. D’un autre côté il ne pouvait se permettre de contrarier le négociant, il était son meilleur client. Ce dernier ne chipotait pas le prix de la marchandise à partir du moment où il l’estimait de qualité, il se devait donc d’être conciliant. « – bien sûr. Je ferai selon votre bon plaisir. » Monsieur Vertheuil-Reysson intervint alors « – je vous prierai de faire disparaître cette enfant des listes, je vous ferai parvenir le double de la somme dans la soirée. » La demande était illégale, nul n’avait le droit d’émanciper un esclave sans passer par un juge, et l’enfant était née de mère esclave donc elle était esclave. Le Marquis, que les scrupules n’étouffaient pas, jeta un regard interrogateur vers Terrien le jeune qui confirma d’un hochement de tête. Ce fut ainsi que Zaïde de Bellaponté disparue des listes d’esclaves, à côté de son nom, il fut rajouté trépassé.
Le « Marquis « se retourna vers son aide « – Mettez la négresse avec ceux de monsieur Terrien !
– Non ! non, je la prends tout de suite.
Le Marquis fut surpris, mais avant qu’il ne réagisse Terrien le jeune plantât ses yeux dans les siens coupant toute remarque. Le négociant en avait vu d’autres. Des hommes installaient leurs concubines mulâtresses et leur progéniture dans des maisons de ville et laissaient leurs propres familles sur les habitations, dans des lieux désertiques de toute civilisation. Dans certains cas, ils n’hésitaient pas à renvoyer femme et enfants en France afin de se consacrer à leur famille illégitime. Leurs rejetons mulâtres réclamant même une partie de l’héritage paternel et l’obtenant lorsque celui-ci avait laissé une trace dans son testament. Alors que monsieur de Vertheuil-Reysson pour cinq cents livres s’octroie une consolation à son malheur, c’était peu de chose.
D’un geste le négrier donna l’ordre d’ouvrir la grille de la geôle. André Vertheuil-reysson s’approcha de la forme blottie qui se recroquevillait autant qu’elle le pouvait, essayant de se fondre dans le mur à son approche. Il s’accroupit devant elle et de la voix plus douce possible, il chuchota « – tu n’as plus rien à craindre mon petit, plus personne ne te fera de mal, je vais t’emmener avec moi. » Il lui tendit la main, elle se retourna vers lui, plongea ses grands yeux translucides dans les siens. Pouvait-elle le croire ? ni voyant que douceur, que compassion, elle grimaça un sourire. Elle réalisa la large main rassurante, protectrice. Elle déplia son bras crispé par la peur, comme tout le reste de son corps, et lui livra la sienne. « – n’aie pas peur mon petit oiseau, je vais te sortir de ta cage et plus personne ne pourra te faire de mal, je te protégerai. » il l’attrapa par les aisselles et la souleva. Elle était légère comme une plume. Il la prit dans ses bras, elle se blottit instinctivement contre son cou, comme elle l’avait toujours fait à celui de son père.
***
Zaïde fut remise entre les mains du couple de servantes de Terrien le jeune. Elle fut lavée, coiffée, changée avec douceur par les deux femmes. Elles ne firent aucune réflexion, ni au maître, ni à la petite fille. La plus âgée des deux savait très bien qui était l’enfant. Elle avait beau être blanche comme l’albâtre, d’autant qu’elle avait le teint un peu maladif, et ressembler à une blanche avec sa chevelure de jais brillante dont chaque mèche finissait par une torsade naturelle, son petit nez droit et surtout ses yeux que l’on avait du mal à fixer tant ils étaient limpides, elle avait tout de suite deviné. Elles avaient affaire à la petite de Belpont, ce blanc qui s’était fait trucider par ses nègres. Les maîtres ne pouvaient rien cacher à leurs serviteurs, et tous les nègres et mulâtres de la ville, esclaves ou libres connaissaient l’histoire de la révolte. Elle faisait peur autant que rêver, elle devenait la source de fantasmes brodant une légende où la révolte était libératrice, car cela ne faisait aucun doute, il y avait des marrons parmi les révoltés, des esclaves s’étaient enfuis vers les mornes. Elle savait que son maître était allé acheter le matin même des esclaves venants de cette habitation et avait connaissance de la présence de l‘enfant au milieu du troupeau humain mis en vente. Au vu de l’état de la petite fille à son arrivée, cela avait été une évidence pour elle, d’autant que sa blancheur et la couleur de ses yeux faisait déjà partie du mythe, elle était une des héroïnes de la tragédie, son cœur s’était serré à sa vue, aucun enfant ne méritait ce sort.
***
Monsieur Vertheuil-Reysson vint voir la petite fille une fois qu’elle eut mangé, et qu’elle fut prête à aller se coucher. Il entra dans la chambre qui lui avait été octroyé sans sourciller, en hôte délicat, par le maître de maison, à la satisfaction de celui-ci. Les servantes avaient tiré les rideaux, c’était l’heure de la sieste, l’heure la plus chaude de la journée. Lorsqu’il entra, il trouva Zaïde assise sur son lit, flottant dans une chemise d’homme adulte bien trop grande pour elle, bien que ce fût un don de leur hôte plus menu que lui-même. Malgré la pénombre, il sentit aussitôt son regard fixé sur lui. « – Ne t’inquiète pas petit oiseau, tu es en sécurité ici, je viens voir si tout va bien. » Zaïde, bien qu’épuisée, n’arrivait pas à relâcher la tension que les derniers jours avaient construite. Trop de choses avaient bouleversé sa vie. Elle ne comprenait pas toutes les pièces du puzzle qui l’avaient menée dans cette chambre grande et confortable, aux meubles d’acajou et aux étoffes soyeuses. « – Mon petit oiseau, nous allons faire un jeu, et afin que plus jamais personne ne te fasse de mal, nous allons l’un et l’autre garder le secret. » Zaïde regardait avec interrogation l’homme, tout de bienveillance, assis au bord du lit. Elle le trouvait gentil et lui était reconnaissant de l’avoir sorti de cette immonde prison, mais elle ne savait toujours pas si elle pouvait, devait, lui faire confiance. Tout ce en quoi elle croyait, c’était écroulé avec fracas et violence et elle n’avait pas compris pourquoi. Tout cela était encore confus dans sa tête. Comme elle ne pouvait que l’écouter, elle lui sourit pour lui montrer qu’elle était attentive. « – désormais tu vas t’appeler Edmée… Edmée Vertheuil-Reysson et devant tout le monde, tu devras m’appeler père. » Zaïde était incrédule, c’était un drôle de jeu, mais comme elle ne voulait pas souffrir, elle était prête à accepter. De toute façon, visiblement pour les adultes rien n’avait besoin d’être vrai, bien qu’ils lui demandassent de ne pas mentir. Elle ne trouvait pas cela très logique mais visiblement ils étaient tous comme cela, au moins les blancs. Par ailleurs, elle avait appris par Noisette que son père avait été tué par ses nègres, ce que tout le monde avait l‘air de croire, alors que celui-ci veuille prendre sa place, pourquoi pas ? de toute façon la vérité ne semblait pas avoir de place dans sa vie, elle était elle-même une négresse alors que jusque-là tout le monde la prenait pour une blanche même son reflet dans la glace. En elle cela faisait écho, elle sentait que tout ce que lui avait dit Noisette sur sa mère et sa famille noire était vraie, mais c’était bien complexe à son entendement. Elle était donc prête à jouer si cela devait l’empêcher de retourner dans cette geôle, si cela devait la refaire devenir blanche aux yeux de tous, cela lui convenait, car elle avait compris que pour ne plus souffrir elle devait être blanche comme avant. Alors que cet homme qui l’avait sauvé des négriers lui demanda de devenir son père, c’était, de toute évidence, salvateur. « – mon petit oiseau, il faut vraiment que ce soit un secret, il ne faut le dire à personne, même si ce sont des gens que tu aimes. Il ne faut plus jamais que l’on sache ce que tu étais avant d’être ma fille, car des êtres méchants pourraient te renvoyer dans l’enfer dont je viens te sortir. » elle hocha la tête en signe d’assentiment. Elle savait que tout le monde avait des secrets, elle-même avait été le centre de l’un d’eux et une fois révélé tout le monde lui avait voulu du mal. Elle se souvenait de la fois où l’Éthiopienne lui avait expliqué pourquoi il ne fallait pas répéter, pour cela elle lui avait compté des histoires terribles où ceux qui avaient trahi des secrets étaient morts dans d’atroces souffrances. Elle se souvenait encore de la négresse morte sous les coups de fouet parce qu’une autre avait rapporté au contremaître que chaque nuit, elle quittait l’habitation. Plusieurs jours après, celle qui avait trop parlé était morte piqué par des serpents qui s’étaient lovés dans sa paillasse. Elle avait eu terriblement peur, car elle-même avait aperçu l’Éthiopienne sortir en catimini de la Grand-Case en direction des mornes. Elle avait alors même pensé qu’elle ne reviendrait plus, mais à son soulagement, elle avait été là le lendemain. Quand elle lui avait demandé ce qu’elle faisait la nuit, elle ne s’était pas fâché, mais ce fut ce jour-là qu’elle lui compta des histoires du pays de Pount où une reine légendaire avait vécu il y a fort longtemps. Ce souvenir lui fit venir les larmes aux yeux. Elle plongea ses yeux dans ceux plein de bonté de son bienfaiteur, elle sembla y chercher son âme, puis elle dit oui.
***
Quelques jours plus tard, monsieur Vertheuil-Reysson rentrait à Cap-Français avec sa fille Edmée alias Zaïde à bord d’un navire marchand.
Ils furent reçus de façon mitigée par les serviteurs de la rue d’Anjou. Edmée fut présentée à tous comme sa nouvelle petite fille, l’enfant d’un ami qui l’avait adoptée. Bien qu’ils comprirent qu’ils n’avaient pas d’avis à donner quant à la nouvelle venue de la petite fille et qu’aucune réflexion ne saurait être tolérée, mille questions se posaient derrière le dos du maître. Qui était-elle ? N’était-elle pas la fille d’une maîtresse ? La plus virulente de toutes était celle qui avait été la chambrière de la maîtresse de maison puis la gouvernante de la véritable Edmée, et de par ce statut, elle pensait pouvoir donner son avis afin de rendre justice au souvenir de ses maîtresses. Elle clama haut et fort qu’elle ne voulait rien entendre quant à ce subterfuge, cette substitution. Ces atermoiements agacèrent le maître de maison et sans aucun remords, il la renvoya dans son habitation de la plaine du nord, ce à quoi elle ne s’attendait pas. Les autres serviteurs, que la lubie du maître avait quelque peu surpris, se le tinrent pour dit et plus un n’émit un seul mot de curiosité. Tous se mirent à considérer Zaïde comme la remplaçante de la fille du maître. De ce jour, elle fut véritablement Edmée Vertheuil-Reysson.
La nouvelle Edmée accepta tout ce que Zaïde de Bellaponté avait rejeté sans en comprendre l’importance. Elle se mit à porter corselets, jupons et robes encombrants, chapeaux et accessoires incontournables de la mise d’une petite Créole. Ce qu’elle avait rejeté à l’habitation était désormais une carapace, une protection contre sa négritude. Malgré son jeune âge, elle se mit à considérer sa mise comme un élément important faisant partie de son identité. Elle harcelait sa chambrière noire, du double de son âge, mise à sa disposition, lui faisant vérifier les détails de sa vêture à longueur de temps, craignant continuellement d’être négligée, c’était devenu une obsession qui faisait sourire son nouveau père. Pour les bonnes manières, elle eut une gouvernante blanche qu’elle écoutait à la lettre. Malgré cela, elle n’était à son aise ni avec la servante ni avec la gouvernante, elle avait continuellement peur d’être mise à jour. Elle cauchemardait, son père n’avait pas assez de mots rassurants pour la soulager de ses peurs, rien n’y faisait, elle avançait chaque jour dans la crainte irrationnelle d’être reconnue, tant et si bien qu’elle tomba malade. Le mal eut beau être bénin, il n’en inquiéta pas moins André Vertheuil-Reysson, qui revivait dans cette affliction les affres du souvenir terrible de ses deuils. Edmée se remit, mais son père y voyant un avertissement du destin, il ferma la maison et décida de repartir en France afin d’y élever sa fille en toute sérénité.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
Est ce que le 7 bis est disponible ? Je suis impatiente de le lire
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