épisode 009
1789, la fuite
Jeanne-Louise était désormais certaine qu’elle attendait. Elle était enfin enceinte. Elle en était sûre. Cela faisait deux mois qu’elle n’avait plus ses menstruations et elle sentait en elle la vie grandir. Elle décida de l’annoncer le soir même à Horace puisqu’il rentrait de son service auprès du comte de Provence, le frère du roi. Elle commanda à Suzon un repas et demanda à Mathilde de dresser la table au salon donnant sur le jardin. Le moment voulu elle demanda à Jeanne une robe à la chemise en linon. Outre le fait que cette tenue faussement négligée mettait en valeur sa silhouette, elle avait l’avantage d’être légère et donc confortable par ce temps orageux.
Tout fut prêt à l’heure présumée de l’arrivée de son époux. La nuit était tombée. Il faisait encore très lourd, une chaleur moite emplissait l’air. Elle préféra rester à l’étage, elle s’allongea sur une méridienne, dernière mode inspirée de l’Antique, la porte-fenêtre ouverte dans l’espoir d’un peu d’air. Pour passer le temps, elle ouvrit un livre s’évertuant à le parcourir sans grande conviction. Écrit par Bernardin de Saint-Pierre, elle était peu prise par l’histoire de ces deux héros Paul et Virginie, il est vrai qu’une sourde inquiétude s’était emparée d’elle. L’orage à venir sans doute, pensa-t-elle. Elle commença à trouver le temps long, elle se leva et alla jusqu’à la fenêtre voir, si elle n’apercevait pas le carrosse. Le silence s’était installé, elle sursauta à l’envol d’un oiseau nocturne et au couinement d’un rongeur qui devait être son repas. Le château n’était pas loin, le parc était au bout de la rue d’Angiviller où s’élevait leur petit hôtel particulier. Elle supposa que son mari avait été retenu par son service, mais elle était inquiète, car d’habitude il envoyait un valet prévenir. Deux bonnes heures passèrent, égrenées par le carillon de l’horloge sur le manteau de la cheminée qui lui échauffait les nerfs. Il avait dû se passer quelque chose, elle en était sûre. Jeanne-Louise retournait des questions en tous sens sans trouver de réponse qu’il la convainc. Elle allait se décider à envoyer Gilbert, l’homme à tout faire de la demeure, quand retentit le fracas provoqué par l’arrivée d’un carrosse roulant sur les pavés de la rue. Elle se précipita à la fenêtre et de là vit descendre Horace de la berline. Elle descendit le recevoir, enfin rassurée, elle le rejoignit alors qu’il entrait au salon. Il affichait un air de grande contrariété. Elle comprit tout de suite que quelque chose allait de travers, ses craintes semblaient se confirmer. Il ôta sa veste qu’il jeta négligemment sur un fauteuil et s’assit lourdement devant la table dressée. Comme il ne disait rien, Jeanne-Louise s’installa en face de lui. Elle n’osa entamer la conversation. Le silence fut rompu par l’entrée de Mathilde demandant si elle pouvait servir. Horace sursauta, s’excusa pour son mutisme et acquiesça. Il attendit, qu’elle l’eût fait, et qu’elle fût sortie. Jeanne-Louise attendit dans l’expectative, n’osant troubler le silence de son époux. « — Jeanne-Louise, il va falloir partir au plus tôt. La reine a demandé aux membres de sa famille, à ses amis et à leur entourage de quitter au plus vite la France. Il circule, dans Paris, un livre de proscription. Les favoris de la reine y sont en bonne place et la tête de la reine elle-même est mise à prix. Je ne pense pas que ce soit aussi grave qu’elle le pense, mais toujours est-il que madame de Polignac et sa famille, ainsi que le comte d’Artois sont déjà en route. Monsieur de Provence m’a demandé de suivre l’exemple, bien que lui-même ne songe pas à le faire. Dès demain, beaucoup de gens de la cour feront de même. Le prince de Bourbon–Condé plie déjà bagage, le marquis de Bouillé suit son exemple. La cour va se vider. Nous partirons dès demain pour votre château des bords de Garonne, nous y patienterons quelque temps pour voir comment le vent tourne. Au pire, nous prendrons un navire et sortirons des frontières. Je doute que nous en venions à ces extrémités. » Jeanne-Louise se demandait si elle comprenait bien. Deux jours avant, la vindicte populaire avait ouvert les portes de la Bastille, des émeutiers avaient massacré son gouverneur pour se munir d’armes et de munitions. Les émeutiers craignaient que les troupes étrangères massées autour de la capitale depuis le mois de juin ne finissent par être utilisées contre les États-Généraux ou pour servir un hypothétique massacre de la population des « patriotes ». Lorsque la nouvelle était arrivée jusqu’à elle par une de ses amies qui tenaient l’information de l’entourage royal, elle était restée dubitative, elle avait eu du mal à croire tout cela. Et maintenant, voilà que tout s’accélérait. Fataliste, elle n’avait guère le choix, le ton d’Horace ne laissait pas de place à l’hésitation, elle répondit. « — Bien, je suppose que nous laisserons Mathilde et Gilbert ici, je m’en vais demander à Jeanne et à Oscar de préparer nos bagages. Il nous faut aller chercher Edmée, bien sûr.
— Il va nous être difficile de rentrer dans Paris avec toute cette agitation et encore plus d’en ressortir, la populace a fermé les portes de la ville, cela est trop dangereux. Il vaut mieux laisser votre nièce au couvent, qui irait s’en prendre aux ursulines ? Gilbert, après notre départ ira la prévenir de notre séjour dans vos terres.
Jeanne-Louise acquiesça et garda pour elle la nouvelle de sa grossesse, elle ne voulut pas rajouter du poids aux difficultés à venir. Horace s’inquiéterait inutilement, elle se sentait fort bien.
***
Le voyage se révéla plus long et plus fatigant que prévu. Le carrosse utilisé était très lent, la voiture était mal suspendue et marchait à petite allure, au trot des chevaux. Il fallait relayer les chevaux à plusieurs reprises pendant la durée du voyage. Cette lenteur ne fut d’ailleurs pas due exclusivement au poids de la voiture ni même au mauvais état habituel du pavé. Ils durent s’arrêter avant la tombée de la nuit dans des auberges où ils étaient, leur semblait-il, examinés avec suspicion, au mieux, avec curiosité. Les nouvelles de Paris se rependaient dans toutes les provinces. De plus, Horace, bien qu’ayant choisi l’itinéraire passant par Tours, Poitiers, Ruffec, Angoulême, préféra toutefois contourner les bourgades de grandes importances pour plus de sécurité. Ces différents détours amenèrent leur équipage à n’avancer péniblement que d’une quinzaine de lieues par jour. Le voyage dura treize jours et demi jusqu’à Bordeaux. Ils avaient suivi la « route des charrois »jusqu’à Blaye puis avaient pris un bac pour traverser la Garonne. Le temps exécrable au moment de la traversée la rendit périlleuse, sous les éclairs d’un violent orage, une pluie battante soufflait avec de fortes rafales chahutant l’embarcation, pourtant fort solide et lourdement chargée.
Jeanne-Louise arriva exsangue sans une plainte. Elle dut s’aliter à peine arrivée, et cela pendant une huitaine de jours avant que de recouvrer des forces. Ce fut comme cela qu’Horace apprit qu’il allait être père.
épisode 010
1790– 1792, quand la vérité n’a plus d’importance
Marie Catherine Amelot de Chaillou, était mère supérieure des Ursulines de la rue de Savoye depuis dix années sous le nom de dame Amelot. Parente d’un ministre du roi, elle était rentrée dans les ordres à quinze ans et grâce à sa famille, elle occupait sa charge présente.
La gestion de la maison était lourde et les évènements n’aidaient pas. Le début de l’année avait éclos avec une motion auprès de l’Assemblée constituante qui ébranlait pour la deuxième fois l’église de France après la nationalisation de ses biens pour renflouer les caisses de l’État. L’Assemblée avait voté l’abolition des vœux monastiques ainsi que la suppression des ordres et congrégations régulières autre que d’éducation publique et de charité.
Bien que contrariée, car elle avait espéré avoir du temps pour se retourner, Dame Amelot ne fut pas étonnée de voir entrer dans son bureau un représentant de la constituante, en ce matin de mars. Le fonctionnaire hautain, à l’air chafouin, petit homme coiffé d’une perruque filasse, faisant fi des présentations, tendit le document officiel de l’ordonnance. « — Ils n’auront pas attendu longtemps. » Pensa-t-elle. Elle resta impassible, son éducation l’avait gardé d’afficher ses sentiments. Sans se décontenancer, elle saisit le document et prit son temps pour rompre le cachet et en parcourir le contenu. Ce dernier était pour elle sans surprise. Le messager devant tant de sang froid devint mal à l’aise. Il ne s’attendait pas à ce manque de réaction apparent. Il était sûr de porter un coup bas. Il n’avait rien contre les ursulines ni contre leur supérieure, mais ce petit pouvoir le galvanisait. Il s’en était délecté par avance, aussi était-il fort désappointé. La dame Ursuline leva le regard vers lui et planta ses yeux dans les siens à sa grande gêne. « — Mon fils, je suppose que vous ne vous attendez pas à nous voir quitter ses lieux sur-le-champ ? » L’homme ne broncha pas, tant il était décontenancé par l’attitude pleine de dignité de la mère supérieure. « — Dans ce cas, je ne vous retiens pas, je me réserve le temps de la réflexion pour répondre à vos supérieurs. » Le petit fonctionnaire se le tint pour dit et avec un peu de hauteur se retira.
***
Le couvent fut sauvé par celui-là même qui l’avait mis en danger. Bien que cela lui fut désagréable Dame Amelot écrivit à une connaissance de jeunesse d’avant son entrée au couvent, Charles-Maurice Talleyrand, comme il se faisait appeler depuis qu’il était apostat. Elle le rappela à son bon souvenir et celui-ci avait été si agréable qu’il avait failli compromettre sa prise de voile. Elle prétexta qu’il n’y avait au sein de son couvent plus que quarante-neuf religieuses, que la majorité des pensionnaires avaient suivi leurs familles en exil, qu’il ne lui en restait qu’une dizaine, la plupart de la bourgeoisie et beaucoup d’orphelines, de plus qu’elle et ses sœurs s’occupaient essentiellement d’éducation publique, celles des filles de la paroisse et de la charité avec ce qui restait de leur moyen.
La lettre dut recevoir un bon accueil, car bien qu’elle n’eut pas de réponse, le couvent ne fut plus visité par les fonctionnaires de la Constituante.
***
Pour des raisons différentes, Sophie et Edmée étaient cantonnées au couvent où, avec leurs quatorze années, elles étaient devenues les aînées des pensionnaires. Les parents de Sophie étaient bien trop occupés chacun à leur façon pour penser à la sortir du couvent, quant à Edmée, elle avait appris le départ de son oncle et de sa tante pour le Médoc, par une lettre de cette dernière, une autre lui avait annoncé la venue d’un enfant, celle d’Auguste Vielcastel.
Les deux amies acceptaient leur sort, obtenant des nouvelles de l’extérieur par les sœurs encore présentes et encore visitées par leur famille, les lettres s’espaçant dans le temps. La petite communauté s’était recroquevillée sur elle-même, espérant se faire oublier.
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Le petit Auguste était né par une froide nuit de février, au grand bonheur de Jeanne-Louise. Lorsque les premières douleurs étaient survenues, elle était seule au château, seule en compagnie de Mirande durant la gouvernante et de sa chambrière Jeanne. Il n’y avait plus qu’elle dans la demeure. Les évènements derniers avaient fait fuir l’ensemble du personnel. Chacun avait trouvé son excuse suite à ce que l’on avait fini par appeler la Grande Peur ou la Peur anglaise. Une semaine après leur arrivée au château, Jeanne-Louise à peine remise de sa fatigue, le bruit courut que des brigands étaient recrutés par l’aristocratie pour parcourir les campagnes afin de couper les blés verts et anéantir ainsi la récolte. La peur des brigands se répandit rapidement et les révoltes éclatèrent quasi simultanément en divers lieux. Le jeudi soir à neuf heures, à la surprise de tous, le tocsin sonna dans toute les villes et villages alentour. De toute part, des milliers d’hommes se procurèrent des armes et se rendirent aux nouvelles, au cœur de leur village ou de leur ville. Les paysans, une fois armés, ne rencontrèrent pas les supposés brigands. Toujours inquiets, ils se retournèrent vers les châteaux afin de réclamer, pour les brûler, les vieilles chartes sur lesquelles étaient inscrits les droits féodaux dont ils avaient demandé la suppression dans les cahiers de doléances. Dans la colère que la crainte génère, ils allèrent jusqu’à incendier certaines vieilles demeures seigneuriales. Dans l’affolement général, Jeanne-Louise et Horace virent arriver à la nuit tombée, torches au bout des bras, ses gens, métayers, paysans des terres du château Lamothe comme celui de Vertheuil, pour demander des explications. Sans crainte, gardant son sang-froid, Jeanne-Louise se présenta à eux, sur le perron de sa demeure. Devant son calme, ils s’apaisèrent, il connaissait la vicomtesse, elle les ramena à la raison. Quand plusieurs jours plus tard, il fut évident que rien ne s’était passé dans la région et que les seuls méfaits étaient venus des paysans qui avaient brûlé devant la peur des châteaux, la culpabilité entraîna le départ des quelques derniers membres du personnel du château, le manque d’argent eut raison des autres.
Horace, de son côté, était reparti avec son valet pour Paris deux mois après leur arrivée, Jeanne-Louise n’était alors plus en état de voyager et n’avait pu le suivre. Il n’avait pu résister au rappel de la comtesse de Balbi, la maîtresse du Comte de Provence. Ce dernier lassé par sa femme qui avait manifesté quelques faiblesses pour Madame de Gourbillon, une de ses suivantes, avait décidé, pour répondre à cet affront, de prendre pour favorite Madame de Balbi, avec qui, prétendait-on, il n’avait que des jeux chastes. Il l’installa dans un appartement du Petit-Luxembourg. Aux petits soins pour elle, il obtint même du roi, son frère, un appartement au premier étage du château de Versailles. Elle devint incontournable dans la proximité du Comte, connue pour son esprit pétillant et son physique agréable, elle excellait à retenir l’attention de tous, par sa gaieté naturelle, tout comme par son goût du persiflage et ses réparties joyeuses, quoique parfois impitoyables. Cela lui avait valu tout d’abord quelques inimitiés puis au cours des ans, quelques haines solides, mais elle n’en avait cure. Jeanne-Louise n’en était pas là à son sujet, mais elle devait avouer qu’elle ne l’appréciait pas, d’autant qu’Horace répondait au doigt et à l’œil à l’intrigante. Il prétendait ne pouvoir faire autrement pour répondre aux besoins de sa charge, ce qui agaçait Jeanne-Louise.
Jeanne-Louise était donc pour ainsi dire seule au château quand l’enfant décida de venir au monde. Laissant madame Durant à son chevet, sa chambrière alla chercher en urgence l’épouse du métayer Galbois, qui elle-même avait eu six enfants. La mère Galbois était donc venue accoucher la parturiente comme elle le faisait pour toutes celles des alentours. L’accouchement se passa au mieux, la mère Galbois mit, au bout de deux heures de délivrance, un beau poupon dans les bras de Jeanne-Louise. Deux semaines plus tard, il fut baptisé Auguste Louis Marie Vielcastel par le curé du village de Lamothe.
Elle en avait instruit Edmée, et lui demanda si elle avait eu l’occasion de voir son oncle. La réponse ne la surprit point, Edmée n’avait ni vu ni eu de nouvelles du vicomte. Elle-même n’avait pas eu de réponse suite à la lettre qu’elle lui avait envoyée pour lui annoncer la naissance de leur fils, ce qui l’avait quelque peu inquiétée. Elle avait donc écrit un peu à contrecœur à la Comtesse de Balbi qui lui avait répondu de ne pas s’inquiéter que son époux était en service commandé, qu’elle lui ferait part de l’heureuse nouvelle dès que possible. Jeanne-Louise ne pouvait savoir qu’à la demande du comte de Provence, Horace était allé chercher des informations auprès du prince de Condé qui formait une armée de l’autre côté de la frontière bien que cela fut contraire aux désirs du roi.
***
Jeanne avait mal au dos, elle avait mal dormi, la pleine lune sans doute. Elle avait commencé ses taches dès l’aube. Depuis qu’il n’y avait plus qu’elle et madame Durant, elle avait l’impression que ses journées n’en finissaient plus. Il y a longtemps que l’on avait abandonné l’idée d’entretenir l’ensemble du château, mais l’état de sa maîtresse demandait beaucoup d’attention et de soins. De plus, tout manquait, argent, nourriture, produit de première nécessité, que ce soit à la gouvernante ou à elle, toutes les portes se fermaient devant elles. Lorsqu’elles demandaient de l’aide auprès des villageois alentour, elles ne recevaient que silences gênés ou des fins de non-recevoir argumentés de mille excuses, cela mettait madame Durant dans des rages impuissantes, car elle savait que tous vivaient de revenus qui de droit auraient dû revenir à sa maîtresse. Quant à elle, elle semblait ne se rendre compte de rien. Après l’avoir quittée, Jeanne se dirigea vers les pièces adjacentes à sa chambre, les seules qu’elle occupait désormais. Elle s’était décidée à ouvrir les fenêtres de l’étage afin d’aérer les pièces de devant, celles qui donnaient sur la Gironde et qui étaient, à cette heure, baignées du soleil de juillet réchauffant l’atmosphère. Elle repoussa les volets intérieurs de la première fenêtre, illuminant la pièce transformée en salon. Elle débloqua le loquet et ouvrit largement les battants. Elle réitéra l’opération avec la deuxième quand balayant machinalement l’horizon, elle réalisa ce qu’elle voyait. Appuyée sur le dormant, elle se pencha n’en croyant pas ses yeux. Un contingent de la garde nationale arrivait, avec à sa tête trois civiles, lui semblait-il. Il était encore sur la route qui longeait les champs bordant le fleuve, il s’approchait du portail d’entrée au bout de l’allée.
Jeanne se précipita dans les escaliers, courut jusqu’à la buanderie à l’arrière du château, arriva affolée, essoufflée, perturbant la tache de madame Durant qui rassemblait le linge pour la lessive. « – Madame Durant, la garde… la garde nationale…
– quoi ? La garde.
– là, devant le château !
Madame Durant aspira un grand coup, laissa le tas de linge en plan et se rendit au-devant du groupe de cavaliers. « — Jeanne, va prévenir Madame et arrange-la afin qu’elle soit présentable. » Montrant du doigt le groupe qui s’avançait, elle rajouta pour elle-même « — cela n’annonce rien de bon, il nous manquait plus que cela. » La jeune fille écouta la gouvernante et se précipita à l’intérieur du château afin de s’occuper de sa maîtresse.
Le cœur battant la chamade, madame Durant attendit sur le perron que le groupe l’atteigne et que les cavaliers descendent de leurs montures. L’un des hommes se détacha, grand, malingre, l’air maladif, il avait tout d’un rapace fondant sur sa proie. La gouvernante resta stoïque gardant au mieux sa contenance. D’une voix presque féminine, un rien grinçante et menaçante, il s’adressa à elle. « — Dutoit, représentant en mission de la Constituante, je viens chercher le citoyen Vielcastel. » Elle frémit, elle avait appris deux jours avant que le roi et la reine s’étaient enfuis du château des Tuileries et elle pressentait que cela avait un rapport plus ou moins direct avec la demande. Mais cela faisait à peine une dizaine de jours que cela était arrivé, ils ne venaient tout de même pas directement de Paris. « — Monsieur le vicomte n’est pas là. Nous ne l’avons pas vu depuis bien longtemps. » Avec aigreur, elle rajouta, qu’il n’avait pas été plus là pour la naissance de son fils pas plus que pour sa mort. En fait, cela faisait bien dix-huit mois qu’il avait quitté le château. Le représentant trouvait que la femme parlait bien facilement, cela devait cacher quelque chose. Il commençait à croire que l’on ne l’avait pas envoyé pour rien dans ce coin perdu. « — Et la citoyenne Vielcastel ? » Madame Durant tiqua. Elle n’avait jamais entendu sa maîtresse nommée ainsi. « – Madame… madame la vicomtesse est alitée, elle est à l’étage.
– Te fatigue pas avec tes vicomtes, tes vicomtesses. Cela n’existe plus. – La gouvernante ne comprit pas ce qu’il voulait dire, elle ne pouvait savoir que l’Assemblée constituante avait voté la suppression des titres de noblesse – Alors, au lieu de faire des simagrées annonce-moi. Si ta maîtresse ne peut venir à moi, j’irai à elle.
Madame Durant entra dans le vestibule suivi du commissionnaire et de ses deux acolytes. Elle fut quelque peu rassurée quand elle constata que le reste du détachement restait devant le perron. « – Jeanne, Jeanne… Madame est-elle en état de recevoir ? » La chambrière se pencha sur la rampe de pierre de l’escalier pour répondre. « – Oui, Madame, mais notre maîtresse n’a pas la force de se lever.
– Ce n’est pas grave, nous montons, coupa l’homme qui aussitôt grimpa les marches qui menaient à l’étage prenant de court la gouvernante. Contrariée, elle lui emboîta le pas, suivi par les deux affidés. Jeanne agitée s’était précipitée dans la chambre de Jeanne-Louise indiquant par son mouvement le chemin, à l’homme qui montait quatre à quatre les marches de l’escalier.
Il était venu de Paris à la demande de Brissot et il n’allait pas s’en laisser compter au fin fond de cette Province. Le nouveau groupe qui entourait Brissot à l’Assemblée voulait faire justice. Ceux que l’on nommait les brissotins n’avaient pas apprécié la fuite du roi, de sa famille et encore moins ses conséquences. La déclaration de Pillnitz qui coalisait les ennemis de la révolution avait amené la Constituante à réagir au plus vite et à chercher tous ses ennemis sur son sol. Elle voulait démasquer et frapper les traîtres. Il était là, car le Comte de Provence, lui aussi de son côté, avait quitté Paris ainsi que la France, du moins, le supposait-on. Il ne savait par quelle source, mais les espions de Brissot avaient su que la comtesse de Balbi avait organisé la fuite du frère du roi et cela avec la complicité du vicomte de Vielcastel. Ces soupçons étaient fondés, le Comte, son épouse et leurs maîtresses respectives étaient partis pour Coblence. Comme on ne savait pas où était le vicomte de Vielcastel et que l’on n’était pas sûr qu’il ait suivi les fuyards, il avait été chargé de trouver tous les éléments probants dans un sens ou dans un autre. Il le savait parti depuis longtemps de son hôtel versaillais, il avait choisi ce château des bords de la Gironde propice aux départs à l’immigration. Il avait eu d’autant le choix facile qu’avec un louis un voisin avait raconté tout ce qu’il désirait savoir.
Lorsqu’il entra dans la pièce, prêt à démontrer son autorité, il perdit de sa superbe. Dans un grand lit, une femme, qui avait sans nul doute était belle, était appuyée sur des coussins qui lui servaient visiblement plus de cales que de dossiers. Elle était exsangue, le teint cadavérique, même la mise en beauté de sa chambrière ne pouvait cacher les yeux caves, les lèvres blanchâtres et sèches. Il ne put s’empêcher d’espérer qu’elle ne fût pas contagieuse. Il prit sur lui et s’approcha raisonnablement du lit. « – Bonjour citoyenne, je viens pour rencontrer le citoyen Vielcastel. »
Jeanne-Louise fixa l’homme, avec un regard vague. Qui s’adressait à elle ? Qu’est ce qu’il lui contait là ? Elle ne douta pas un instant qu’il savait pour Horace, alors pourquoi venir jusqu’ici ? Prenant sur elle, rassemblant ses forces, elle lui grimaça un sourire de politesse. « — Il n’est pas ici, il m’a accompagné il y a un peu plus d’un an, puis il a été rappelé contre toute attente à son service…
— Auprès du comte de Provence ?
— Il n’en a pas d’autres que je sache.
— Je suppose que vous avez eu de ses nouvelles régulièrement ?
— Aucune monsieur. Je sais que cela est impensable, mais il n’a même pas su ce qui me mène au trépas. À croire qu’il m’a oublié, à moins que mes lettres n’aient pas atteint leurs destinations.
Jeanne-Louise avait deviné pourquoi il était reparti à Paris. Le comte de Provence était piégé jusqu’à peu, au Palais du Luxembourg. Horace était parti rejoindre la comtesse Balbi, elle supposait qu’il avait participé à l’évasion du Comte et qu’il l’avait suivi dans son exil, la rumeur en était parvenue jusqu’aux pieds de son lit. Madame Durant avait appris l’évasion du Roi et de son frère et les lui avait relatées. Elle disait vrai. Elle n’avait pas eu de nouvelles de sa part. Quelques anciens amis de Bordeaux venaient jusqu’à elle quand ils se rendaient dans leurs châteaux médocains et lui narraient les dernières nouvelles. Il y en avait parfois de lui, les nouvelles étaient indirectes, mais c’était toujours ça. À ce jour, elle ne savait pas où il était. Elle avait été seule dans la joie de la naissance de son fils, comme dans la souffrance de sa perte. Le nourrisson avait omis de respirer au milieu d’une nuit de printemps. Sa nourrice, qui s’était endormie, l’avait trouvé au matin gisant dans son berceau. Jeanne-Louise, bien que sachant que la pauvre femme n’y était pour rien, était rentrée dans une colère démesurée, et tout en lui jetant au visage tout ce qu’elle trouvait sur son passage, elle avait jeté la pauvre femme hors du château. La nourrice hors des murs, elle s’était affaissée sur elle même. Depuis, elle était rentrée dans une léthargie, la maladie l’emportait. Elle ne savait même pas quelle elle était, une langueur sans fin la guidait vers la tombe. Ses forces la quittaient. Comme elle avait visiblement perdu son attention, Dutoit haussa le ton. « — Si votre époux a émigré, tous ses biens seront confisqués et vous serez expulsé.
— Ne vous fatiguez pas, monsieur. Ici, rien n’est à mon époux.
— Cela ne change rien, vous l’avez épousé.
— Peut être monsieur, mais comme vous le savez, nous avons encore des lois, et je n’en ai enfreint aucune.
— Vous n’avez rien à ajouter ?
— Rien, monsieur.
— Alors adieu, tout au moins pour l’instant.
Il tourna les talons, sorti, et hurla « – fouillez tout, rien ne doit échapper à la justice. » Madame Durant s’affola, et allait se précipiter pour s’interposer quand Jeanne-Louise la retint. Elle la rassura, elle n’avait en sa possession aucune lettre ni aucun papier compromettant venant d’Horace. Elle n’était même pas sûre qu’il ait reçu ses lettres. Le seul échange, qu’elle avait eu, avait été avec madame Balbi, et de colère elle avait alors détruit la lettre. Jeanne-Louise ne pouvait savoir à quel point ce qu’elle supposait était vrai, car c’était une de ses lettres retrouvées dans un dossier au nom de Vielcastel qui avait incité l’enquête sur lui. La lettre avait intrigué Brissot puisqu’elle n’avait pas atteint son destinataire, celui-ci ne l’ayant pas récupérée à son hôtel versaillais ou visiblement son épouse le pensait.
Suite à la fouille des commissionnaires, elle envoya madame Durant à Bordeaux chez son notaire maître Collignan. Celui-ci ayant des accointances avec des représentants de l’Assemblé, notamment avec Pierre Vergniaud, elle espérait qu’il pourrait protéger ses biens et ceux de sa nièce.
***
Des coups terribles retentirent et se répercutèrent le long des couloirs silencieux du couvent. L’aube était à peine levée, sœur Antoine qui ramassait les derniers raisins de la saison sursauta. « – Qui, à cette heure, pouvait bien perturber la paix des lieux. » Elle qui aimait cette heure de tranquillité, où seule elle pouvait vaquer à ses occupations, non pas que le couvent fut un lieu très mouvementé surtout par les temps qui couraient, mais elle appréciait d’être seule. Elle posa ses outils au sol et d’un pas hâtif, autant que sa corpulence le lui permettait, elle se précipita à la porte. Elle n’avait nullement l’intention d’ouvrir, elle et sa communauté étaient encore sous le choc d’avoir échappé aux massacres qui avaient touché toute la ville. Elle n’avait pas atteint le vestibule que de toute part arrivaient ses consœurs, toutes aussi effrayées qu’elle-même. Elles entrèrent en conciliabule alors qu’à la porte les coups redoublaient. Au milieu de la confusion, dame Amelot arriva. « – Bien que je n’aime pas ça, nous pouvons ouvrir. Ils ne sont pas nombreux. Pas plus de six ou sept. Sœur Élizabeth, allez mettre en lieu sûr nos pensionnaires. » Sœur Antoine de son côté alla à la porte et ouvrit le guichet de la porte-cochère. Instinctivement, les sœurs firent corps autour de leur mère supérieure. « – Ah ! tout de même ! Marc-Antoine Montluçon, commissaire de la commune de Paris. J’ai ordre d’évacuer le couvent. » Son assertion jeta un froid sur la petite communauté. Le commissaire avait reçu l’ordre, la veille au soir, de la main même de Danton, il devait expulser en douceur les habitantes du couvent et si possible discrètement. On mettait déjà sur le dos du nouveau ministre de la Justice, les massacres qui resteraient dans les anales comme étant ceux de septembre, ce dernier ne tenait pas à un scandale supplémentaire aussi minime fût-il. En attendant plus amples informations, le commissaire devait retenir seulement trois personnes.
Les brissotins, hostiles au mouvement de foule de la commune de Paris, qu’ils ne maîtrisaient pas ou peu, avaient cherché un homme pour faire la liaison avec la Commune insurrectionnelle. Il fallait qu’il soit populaire et engagé auprès des insurgés, ils se décidèrent pour Danton, qu’ils estimaient corruptible, et ils le nommèrent au ministère de la Justice. L’homme était habile, pendant les journées des massacres de septembre, il avait adroitement réussi à faire échapper Adrien Duport, Charles de Lameth et Talleyrand. Ce dernier avait réussi à arracher un ordre de mission à son sauveur, car il ne voulait pas être considéré comme émigré. Il partit donc pour Londres sous le prétexte de travailler à l’extension du système de poids et de mesures. Danton en échange du service avait réclamé quelques informations qui pourraient lui être utiles. Talleyrand avait choisi les documents qui lui semblaient les plus anodins, les informations qu’il pensait sans conséquence. Au milieu de celles-ci, il y avait la lettre de Dame Amelot, rien de croustillant au goût du ministre qui dans un premier temps l’avait écartée puis après réflexion il avait décidé de réclamer son évacuation. Cela ne lui coûterait rien et démontrerait sa bonne volonté à mettre de l’ordre. Sur ce, il y avait sûrement une affaire immobilière à faire. De l’argent il en avait toujours besoin d’autant que la monnaie perdait de plus en plus de valeur, cela n’allait toutefois pas jusqu’à porter d’autres préjudices aux occupantes du couvent que leur expulsion.
La mère supérieure était quelque peu déconcertée, elle se doutait bien que leur paix n’allait pas durer, la plupart des maisons pieuses de son ordre avaient fermé leurs portes et leurs religieuses étaient sur les routes. D’une voix blanche, elle ne put retenir. « – Mais citoyens, où nous allons aller.
– où vous vous voulez ! Estime-toi heureuse, citoyenne, je ne retiendrai, momentanément, que toi, car je suppose que tu es la citoyenne Amelot et tes deux dernières pensionnaires que par ailleurs je ne vois pas ici…
Comme personne ne bronchait, il reprit avec un ton sardonique. « – Ne venez pas me dire que les citoyennes Dambassis et Vertheuil ne sont plus là, s’il le faut je fais fouiller le couvent de fond en comble et vous ferez toutes arrêter. » Dame Amelot comprit, qu’elle et ses filles avaient plus à perdre qu’à gagner !
– Elles sont là bien sûr, mais promettez-moi de ne leur faire aucun mal.
– Quoi que je te promette, tu ne me croiras pas, il va falloir faire confiance à ton Dieu.
– En notre Dieu citoyen. N’oubliez pas que si vous ne vous croyez pas en sa puissance, vous pouvez craindre celles de vos supérieurs, Mademoiselle Dambassis est la fille d’un de leurs banquiers et mademoiselle Vertheuil-Reysson est sous sa protection.
– Je sais tout cela, te fatigue pas… tu vois, je ne peux leur faire de mal. Fais-les donc chercher, nous gagnerons du temps.
Sœur Élizabeth, qui entre temps s’était mêlée discrètement au groupe, sur un signe de tête de la mère supérieure, était repartie. Elle revint avec Sophie et Edmée se tenant le bras, la première était visiblement inquiète, la deuxième était stoïque.
– Bien puisque tout le monde est là, nous allons pouvoir procéder à l’évacuation. Toutefois, je vous conseille de changer vos frusques, cela risque de vous empêcher de passer inaperçues.
Cela tétanisa l’ensemble de la communauté. Quitter l’habit était impensable pour elles. « – Ma Dame, nous avons les vêtements que nous gardions pour les pauvres. » Intervint Edmée d’une voix quelque peu tremblante. La mère supérieure sursauta légèrement et planta ses yeux dans ceux de la jeune fille. Celle-ci hocha la tête en signe d’assentiment à la question non formulée. Le commissaire sentit qu’il se passait quelque chose, cela le crispa, mais il resta sur sa position attendant la suite.
Dame Amelot, bien qu’elle ne fut point sûre que cela soit l’œuvre de Dieu, avait eu l’assurance du don de prémonition de la jeune fille, qui était de loin supérieur au sien tant il avait l’air précis. Les premières fois qu’il s’était exprimé, nul n’avait fait attention. Les deux amies en avaient fait un jeu loin des yeux des ursulines. Edmée tenait les mains d’une des pensionnaires, elle regardait le ciel et prétendait lui dire l’avenir. Sophie organisait et créait l’ambiance propice à ce qui pour elle était un jeu d’enfant. Au début, l’importance de la chose échappa à la jeune pythonisse. La valeur qu’elle avait prise aux yeux des autres la flattait, mais un jour, les êtres lumineux lui demandèrent de mettre en garde une de ses camarades, un voyage pourrait l’amener à la mort. Elle ne fut pas prise au sérieux, mais le voyage de départ de leur comparse quelques mois plus tard lui fut fatidique. De ce jour, ses camarades en eurent peur. Elle décida de tout arrêter, bien que certaines la sollicitèrent encore, malgré le frisson de la peur. Sophie avait regardé son amie différemment. Elle ne l’avait pas rejetée pour autant, elle avait compris la souffrance d’Edmée à défaut de comprendre son don. Elle l’avait dès lors protégée du mieux qu’elle pouvait. Elle allait jusqu’à servir d’intermédiaire quand la prémonition ou les mises en garde mystérieuses semblaient de trop grandes importances pour être gardées secrètes, elle faisait alors passer l’information sous forme de conseils aux concernés. Le don d’Edmée avait toutefois été mis à nu auprès des religieuses de la façon la plus inattendue, un peu plus d’un an plus tôt, alors que dans le réfectoire, la petite communauté soupait. Au fil du temps, celle-ci s’était fort réduite, les sœurs n’étaient pas plus de trente, beaucoup d’entre elles étaient âgées et n’avaient donc pas jugées utile d’émigrer, quant aux deux dernières, deux jeunes sœurs venant de famille noble, elles ne savaient que faire. En dehors des religieuses, il n’y avait plus que Sophie, sa mère n’avait pas toujours pas jugé utile de la sortir du couvent et Edmée, qui n’avait plus de nouvelles de sa tante. Dans un silence plus soucieux que voulu, elles ingurgitaient leur soupe. Tout à coup au-dessus des bruits des cuillères et des déglutitions, les paroles d’Edmée arrêtèrent tous les mouvements. « – Sœur Madeleine doit partir, ils vont venir la chercher demain à l’aube. » Tous les regards se tournèrent vers la jeune fille qui ne quittait pas des yeux son assiette, avec un léger tremblement dans la main. Avait-elle été visitée ? Dame Amelot leva un sourcil et sans se décontenancer, car elle pressentait déjà quelque chose d’indéfinissable, elle intervint « – sœur Madeleine, nous ne serions être trop prudente, suivez-moi. Quant à vous, mes sœurs, vous pouvez reprendre votre souper. »
Dans la nuit, sœur Madeleine, fille d’une dame d’honneur de la comtesse de Provence, qui venait de s’enfuir avec cette dernière, quittait les lieux pour passer la frontière. La prédiction d’Edmée se révéla juste, un groupe de gens d’armes accompagnant un commissaire de la commune fouillèrent en vain le couvent. Parmi les religieuses, celles qui étaient restées, septiques, pensant qu’Edmée voulait se rendre intéressante, ne surent plus quoi penser. Dame Amelot avait rendu grâce à Dieu et depuis écoutait avec plus d’attention ce que disait la jeune fille qui en fait parlait peu. Pour les vêtements destinés aux pauvres, que les sœurs avaient triés et entassés dans une pièce pour une distribution ultérieure, la mère supérieure ne réalisait que maintenant que l’idée de remettre leur distribution venait d’Edmée par l’intermédiaire de Sophie. Elle ne se souvenait même plus du prétexte. Elle supposa que c’était un bon signe. Après avoir conduit le groupe au complet à la pièce où avait été entreposée les hardes et après avoir fait juger l’inviolabilité de celle-ci, la petite communauté piocha dans le lot de quoi changer d’allure, pendant que dame Amelot maintenait le commissaire et ses hommes à l’extérieur afin de préserver leur pudeur. Les ursulines ressortirent méconnaissables, Sophie eut bien envie de rire, mais la peur avait pris le dessus. « – Bien, puisque vous voilà prêtes, vous pouvez partir, à l’exception des citoyennes Amelot, Dambassis et Vertheuil.
– Partir ! Mais pour où ? s’exclama sœur Antoine qui n’avait jamais quitté la protection d’un couvent depuis sa petite enfance et ce n’est pas le nombre des années qui lui causaient mille douleurs qui allaient la rassurer. « – On va se débrouiller ! » intervint sœur Élizabeth, qui n’avait pas l’intention de s’en laisser compter par ces hommes. D’une trentaine d’années, originaire de Normandie, elle avait tout d’une femme viking. Bien que pas désagréable physiquement, elle avait l’allure et le comportement d’un homme. Lorsqu’on avait besoin d’un peu de force, toutes allaient chercher sœur Élizabeth. Elle cumulait les rôles de dépositaire, s’occupant des provisions, gardant en dépôt les objets nécessaires à la vie quotidienne, faisant les comptes, conservant les archives du couvent, et celui de boursière, établissant les commandes et recevant l’argent nécessaire pour payer les fournisseurs. Elle avait donc l’habitude de prendre les choses en main. Dame Amelot s’adressa au commissaire « – Mais qui me dit que rien d’horrible ne va leur arriver, que rien ne les attend, citoyen Montluçon ?
– Là aussi, il va falloir faire confiance en votre Dieu, mais si vous voulez nous pouvons d’une des fenêtres de cet étage nous assurer de leur route ?
– Si elles prenaient la rue Beaubourg et que les sœurs ne quittent pas sœur Élizabeth jusqu’à son injonction, cela devrait aller ma mère, qu’en pensez-vous ?
Dame Amelot, tout comme le commissaire, fut surprise de l’intervention d’Edmée. Mais si la jeune fille irritait le commissaire, qui trouvait étrange que la mère supérieure tienne toujours compte de ses réflexions, dame Amelot, elle, s’en trouvait rassurée, car jusque là cela les avait aidées. « – Edmée doit avoir raison, mes filles. » Du moins l’espérait-elle. Après des adieux quelque peu déchirants, la mère supérieure, suivis du commissaire et des deux dernières pensionnaires retenues dans les lieux, se mit à l’une des larges et hautes fenêtres de l’étage, pour voir partir ses filles. Elle avait la boule au ventre, elle était rongée d’inquiétude et appelait de toutes ses forces l’aide de Dieu. Qu’allaient-elles devenir ? Pouvait-elle avoir confiance dans la prédiction voilée d’Edmée ? Elle qui doutait de ses propres intuitions. La rue était vide, le groupe sorti avec sœur Élizabeth qui la tête haute les guidait, sa charge lui donnant le courage dont elle avait peur de manquer. Les moniales serrées les unes contre les autres, tel un troupeau allant à l’abattoir, levèrent les yeux vers la fenêtre de laquelle leur mère supérieure les bénissait. Comme convenu, au bout de la rue Geoffroy l’Angevin, elles prirent la rue Beaubourg, disparaissant aux yeux de celles qui restaient au couvent. La mère supérieure laissa échapper un soupir de soulagement, ce n’était pas un piège, elle mit alors tous ses espoirs dans son seigneur pour leur survie. « – Bien, je vous conduis au parloir, citoyenne, en attendant des nouvelles de mes supérieurs. »
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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