épisode 010 bis
1790– 1792, quand la vérité n’a plus d’importance
Le parloir depuis longtemps n’avait plus cette fonction. Il servait d’immense vestibule. Il était sombre faiblement éclairé par des fenêtres très hautes placées. Il y avait pour tout mobilier que des bancs de bois de chêne cirés qui, accolés aux murs, faisaient son pourtour et n’avait pour décoration que d’immenses tableaux. Il y’en avait un sur chaque mur représentant la vie de la vierge. Dame Amelot s’était aussitôt mise en prière, dialoguant avec la vierge, elle lui réclamait la protection de ses filles.
Les malles des deux pensionnaires avaient été abandonnées au milieu de la pièce par les hommes du commissaire. Trônaient sur elles un pichet d’eau et des gobelets, c’était tout ce qu’on leur avait laissé pour se sustenter. Les jeunes filles s’étaient installées tant bien que mal sur un des bancs dont l’assise était suffisamment large pour permettre à Sophie de s’y allonger. Elle avait posé sa tête sur les genoux de son amie qui, appuyée sur le mur, laissait vagabonder ses pensées. Seul le frémissement du murmure des prières de Dame Amelot habitait le lieu. La salle était humide et l’odeur de moisi avait ramené Edmée sur le navire qui l’avait amenée en France. De là, son introspection l’avait ramenée dans le désordre à Cap-Français et au jardin de la demeure. Sa rêverie la porta sans plus de logique à Bellaponté et aux champs de cannes, puis elle se vit parcourant les rangs de vigne du château Lamothe avec Madame de Cissac à ses côtés. Tout cela l’amena à penser à Jeanne-Louise, sa tante, dont elle n’avait plus de nouvelles depuis longtemps. Elle songea que si elle était ramenée à l’hôtel de Versailles personne ne l’y attendrait. Sophie se mit à gémir dans son sommeil, un mauvais rêve sans doute, songea Edmée. Comment ne pas cauchemarder ? Même protégées par ses murs, les nouvelles de l’extérieur leur parvenaient, et que d’horreurs leur avaient-elles apportées. Si certaines de leurs compagnes avaient passé les frontières, d’autres avaient été massacrées, à Nantes, Paris ou ailleurs, ou alors elles croupissaient dans quelques prisons. Ces pensées funestes ramenèrent Edmée vers sa tante. Qu’avait-il bien pu arriver au château Lamothe ? Les dernières nouvelles remontaient à plusieurs semaines voire désormais plusieurs mois, et encore étaient elles de la main de madame Durant. Qu’allait-elle devenir ? Était-elle seule ?
Dans la pénombre du jour tombant au fil des heures angoissantes d’attente, Edmée entra dans un état semi-second. Tout à coup, elle devina un halot tremblant. Celle qu’elle n’avait pas vue, depuis quelques années, en fait depuis sa fuite dans les jardins de la Folie-Titon, lui apparut. L’Éthiopienne était là devant elle. Affolée, elle se tourna de tous côtés pour s’assurer que personne ne voyait l’apparition, Sophie somnolait toujours et seule la mère supérieure devina son agitation, mais elle ne broncha pas. Elle lui jeta un regard interrogateur, Edmée lui répondit avec un petit sourire. « – Ne t’inquiètes pas Zaïde, il n’y a que toi qui me vois et qui m’entends.
– Je te croyais disparu à jamais !
– Surtout, ne parle pas à voix haute. Non, Zaïde, mais tu n’avais pas besoin de moi et cela me demande beaucoup d’énergie. Écoute-moi. Les jours à venir vont être difficiles, des hommes et des femmes vont te vouloir du mal, d’autres du bien. Je serai toujours là pour t’aider, mais il te faudra beaucoup de courage, tu vas être entraîné dans beaucoup de tourmentes, mais après tout ira pour le mieux. Fais confiance en ton amie…
Edmée sursauta au bruit terrible dans le silence que fit la clef dans la serrure lorsque le commissaire ouvrit la lourde porte. La forme s’évanouit. La mère supérieure se rapprocha d’elle, affolée, et tout en chuchotant elle lui intima l’ordre de ne rien dire. Elle avait vu Edmée parler à quelqu’un qu’elle-même ne voyait pas. « – Surtout, mon petit, ne dites rien de votre apparition, la dernière sœur qui a prétendu voir la vierge a été emmenée tout droit à la guillotine de peur que cela ne donne de l’espoir… » Elle n’eut pas le temps de poursuivre. Le capitaine se rapprocha d’elles et les interpella. « – Laquelle de vous deux est la citoyenne Dambassis ? » À l’annonce de son nom, Sophie sursauta « – c’est moi monsieur !
– Mais pourquoi venez-vous la chercher ? Interrogea Dame Amelot, inquiète.
– pour la renvoyer chez elle bien sûr, la voiture qui doit la ramener est arrivée
– Mais… Et mademoiselle Vertheuil ?
– pour la citoyenne Vertheuil, j’attends encore des informations.
Edmée resta impassible, bien que son estomac se noua. Les deux jeunes filles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. « – Ne t’inquiètes pas Edmée, mon père viendra te chercher. » La mère supérieure intervint et avec douceur les sépara. Elle ne voulait pas que le capitaine s’impatiente, car elle supposait que ce serait au détriment d’Edmée. Sophie se retournant avec aplomb vers le commissaire tout en continuant à priori à parler à son amie « – je préviens mon père, et nous revenons te chercher. » Le commissaire s’impatienta « – citoyennes trêve de pleurnicheries. »
Le nouveau régime était bienveillant envers monsieur Dambassis comme l’avait été l’ancien, car ils avaient besoin de sa banque. Dame Amelot savait aussi que le commissaire faisait montre d’autorité sur les deux jeunes filles, juste pour montrer sa puissance, ce qu’elle trouvait ridicule, mais qu’il ne leur ferait aucun mal, car dans le cas contraire les foudres de ses supérieurs lui tomberaient dessus. Elle supposait que le capitaine faisait une différence de régime, car Edmée était une ci-devant, alors que Sophie Dambassis était une citoyenne presque comme les autres à ses yeux. Avec la hauteur d’une reine, bien que les jambes tremblantes, Sophie passa devant le commissaire et franchit la porte. Le geôlier ferma derrière lui. La mère supérieure et Edmée se retrouvèrent seules. « – Ne vous inquiétez pas, ma fille, ils ne vous feront rien de peur de fâcher Monsieur Dambassis.
– je suppose ma mère.
Le temps s’écoula à nouveau plongeant le parloir dans la pénombre. Personne ne prit la peine de faire de la lumière et lorsque Dame Amelot appela, nul ne répondit. Elles se crurent seules, voire oubliées. Pour rassurer la jeune fille, la supérieure fit remarquer que les gardes devaient être trop loin pour les entendre. Elle proposa un gobelet d’eau à Edmée que la faim tenaillait. Elles n’avaient eu que ce breuvage pour emplir leurs estomacs, mais jusque-là l’inquiétude de leur sort leur avait fait oublier leurs besoins naturels. Dame Amelot se remit en prière et Edmée s’installa à nouveau sur un des bancs. Elle frissonna, l’humidité du lieu lui donnait froid, elle s’emmitoufla dans son manteau. Les heures d’angoisse s’écoulèrent à nouveau dans un état semi-second. Ce fut une nouvelle fois le bruit de la clef dans la serrure qui la sortit de sa torpeur. Elle réalisa que le jour était tombé, le flambeau du garde qui suivait le commissaire l’aveugla momentanément et éclaira de façon lugubre le centre de la pièce, l’espace étant trop grand pour l‘illuminer complètement. Le commissaire venait chercher Edmée, Dame Amelot ne put s’empêcher de serrer contre elle la jeune fille. Elle lui glissa quelques mots affectueux et la bénit. La jeune fille en fut émue et lui assura qu’elles se révéraient, ce dont l’ursuline était moins sûre, tout au moins sur cette terre. Elle retint ses larmes pour ne pas l’inquiéter. Le commissaire et les gardes ne dirent rien, ne firent rien, attendirent. Pourquoi en rajouter ? Le commissaire obéissait à ses supérieurs, mais parfois il ne comprenait pas le but de ses ordres. Il était évident pour lui que ses femmes ne gênaient personne, voire qu’elles faisaient du bien autour d’elles, quant aux pensionnaires c’étaient des gamines inoffensives qui subissaient leur naissance. Enfin cette fois-ci les ordres étaient cléments, il devait faire reconduire chez elle la jeune citoyenne.
Le commissaire laissa passer Edmée devant lui. Quand elle sortit du côté de la rue Sainte-Avoye, elle trouva à attendre un carrosse. Dans l’obscurité éclairée par les lumignons de la voiture, elle devina un homme patientant devant sa porte, pendant que le cocher vérifiait les harnais. Quand il la vit, il lui sourit avec bonhomie. Il faisait bon père de famille, le ventre et les joues rondes, le poil poivre et sel. Cela la rassura quelque peu, d’autant que s’avançant vers lui, elle aperçut quatre hommes, des militaires tenant la bride de leur monture qui avaient plutôt l’air de brutes dans la demi-obscurité. Sans ordre, l’homme lui ouvrit la porte de la voiture, le commissaire lui sourit pour la rassurer et lui fit signe de monter. Elle aspira un grand coup et gravit le marchepied de la berline. Elle alla se blottir dans l’angle opposé et instinctivement s’enveloppa dans son manteau. L’homme faisant balancer la voiture, vint s’asseoir en face d’elle, avec sa canne, il toqua le plafond de celle-ci pour signaler qu’ils étaient prêts. Edmée entendit les hommes se mettre à cheval, l’un d’eux signala que sa malle était fixée à l’arrière et le cocher donnait ordre à ses bêtes d’avancer. La voiture se mit en branle. Edmée ostensiblement fixait la vitre pour ne pas avoir à regarder l’homme en face d’elle. Elle aperçut un des cavaliers trotter à leur côté, elle supposa que les autres encadraient le convoi, ce qui l’inquiéta. Comme si son compagnon suivait le cours de ses pensées, il lui dit tout bas « – ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas prisonnière. Je suis prié de vous conduire chez vous à Versailles. » Elle leva ses yeux translucides pleins d’interrogation, se demandant bien pourquoi quelqu’un avait décidé cela, il ne devait pas savoir que l’hôtel familial était vide. Du moins le supposait-elle. Il ne devait y avoir personne à l’attendre, dans le cas inverse elle l’aurait su. Elle ne rajouta rien, supposant que derrière cette action se cachait quelque chose, ce qui rajouta à son appréhension. Son interlocuteur semblait vouloir faire conversation et reprit « – vous allez pouvoir retrouver votre parentèle, votre tante et votre oncle, je crois.
– Oui monsieur, je suppose, bien que les dernières nouvelles, que j’ai eu de leur part venaient de notre château du côté de Bordeaux et elles n’étaient pas bonnes. Ma tante était alors très malade.
– Ah, voilà qui est fort triste et votre oncle ?
– Lui ? Je ne saurais quoi vous dire. Je ne suis même pas sûr qu’il soit auprès de ma tante.
– Ah, voilà qui est bien triste.
L’homme s’arrêta là, comme s’il n’y avait rien à ajouter. Elle fit de même se demandant pourquoi, après ce qu’elle venait de dire, l’homme n’avait pas renoncé au voyage. Elle supposa qu’il suivait des ordres.
Passée la barrière qui ouvrait la route royale de Versailles, la voiture prit une cadence régulière ralentissant à peine en traversant les faubourgs et les villages. L’homme se mit à somnoler, du moins ce fut l’impression que cela donna à Edmée. Elle laissa dès lors son regard errer sur la campagne éclairée par une lune brillante pas tout à fait pleine et un ciel étoilé. Tout respirait la paix sauf l’esprit de la jeune fille qui était plongé dans les eaux de la confusion. Elle avait dû s’endormir ou tout comme, car elle sortit de sa torpeur en traversant le village de Viroflay. Son compagnon de voyage, ou plutôt son garde, car elle ne se faisait pas d’illusions, venait d’interpeller un des gardes par la fenêtre. Il n’y en avait plus pour longtemps. Ils étaient aux abords de la ville royale. Ils pénétrèrent dans la ville par l’avenue de Paris, tournèrent dans la rue de Montbauron, puis parcoururent la rue de la Paroisse passant devant l’église Notre-Dame, puis après avoir tourné rue de réservoir, ils s’engagèrent dans la rue d’Angiviller où elle aperçut l’hôtel familial. Son cœur se mit à battre la chamade, le carrosse s’arrêta devant les grilles ouvertes de l’hôtel. L’homme descendit la précédant, il l’aida à descendre. Elle porta les yeux vers la demeure où aucune lumière ne montrait la vie. Elle semblait inhabitée. Elle se retourna vers l’homme, interrogative. Il fit celui qui ne comprenait pas. Elle passa le portail grand ouvert, elle avança sur l’allée mangée par les mauvaises herbes, elle n’était plus entretenue. La porte était entr’ouverte sur l’obscurité intérieure. Edmée frissonna, éclairée par l’astre nocturne, la scène était lugubre. Derrière elle, elle percevait les hommes déchargeant sa malle. Elle frappa tout d’abord timidement, puis réitéra plus fort, aucun bruit ne parvenait de l’intérieur. Elle revint à la charge. Rien. Elle pénétra, essayant de deviner au travers de l’obscurité ambiante quelque chose. Elle sursauta, le carrosse suivi des cavaliers s’était mis en garde. Sans mise en garde, les hommes qui l’avaient conduite la laissaient seule, sa malle abandonnée devant le portail. Elle en fut surprise, elle supposait que cela cachait quelques faits de mauvais augure. Elle revint vers sa malle, elle réalisa seulement là, que la ville n’était pas éclairée. Elle prit la malle par une des anses de cuir et essaya de la tirer vers l’intérieur. Elle était lourde, elle dut s’y reprendre à plusieurs reprises. La rage du désespoir monta, ses larmes avec. Pourquoi l’avoir menée jusque-là s’il n’y avait personne ? Pour l’y laisser seule ? Dans quel but ? C’était absurde. Elle se reprit, et se remit à tirer sa charge. « – Mademoiselle, mademoiselle, laissez, Gilbert va le faire… Gilbert… vite, c’est mademoiselle ! » Edmée sursauta, et se retournant elle vit courir à elle Mathilde la gouvernante de la demeure. Ses nerfs craquèrent. Elle tomba dans les bras charnus de la femme. « – Oh ! Mon petit, comment ses monstres ont-ils pu vous laisser là au risque d’y être seule… ce sont vraiment des bons à rien. Ils ne vous ont pas fait de mal au moins.
– Non, non, Mathilde, ils m’ont juste conduite ici.
– Je suis désolé pour cet accueil, mais la garde nationale est venue fouiller la maison dans l’après-midi. Ils ont mis tout sens dessus dessous. Nous avons cru qu’ils revenaient pour nous, alors nous nous sommes cachés.
– Mais pourquoi ont-ils fait ça ?
– Ils cherchaient monsieur le vicomte.
– Mais ma tante et lui sont partis depuis longtemps. Ils doivent bien le savoir.
– Pour ça oui. La maison est surveillée depuis un bout de temps, ils ne sont pas très discrets. Monsieur le vicomte est revenu ou une ou deux fois nuitamment, mais il y a bien longtemps que nous l’avons vu, nous-mêmes.
Edmée était surprise par ce qu’elle apprenait. Gilbert entre-temps était arrivé et avait pris en charge la malle. Mathilde entra devant la jeune fille et alluma un bougeoir et avec celui-ci un chandelier à cinq branches, éclairant la scène que l’on pouvait qualifier d’apocalyptique. Les meubles étaient renversés, les bibelots cassés jonchaient le sol. Edmée était ébahie. « – Rassurez-vous mademoiselle, nous allons tout remettre en place, évidemment pour ce qui est cassé…
– Mais Mathilde, ils ont fait cela dans tout l’hôtel ?
– Malheureusement oui… rien n’y a échappé. Ils étaient une douzaine, dirigés par un commissaire de Paris, un homme qui avait l’air bonhomme, mais ce n’était qu’une façade. Il était déjà venu dans le quartier poser des questions. Il nous a fait garder dans la cuisine. La Suzon, elle bouillait de colère, tout ça pour que l’on ne voie pas. Ils nous ont pris pour des idiots, nous avons bien compris qu’ils cherchaient des papiers. À mon avis, ils en ont été pour leurs frais.
– L’homme qui commandait, il était dégarni, sans perruque, avec une veste avachie dans les taupes, un gris sale ?
– C’est exactement cela, mademoiselle. Répondit Mathilde interloquée.
– C’est lui qui est venu me chercher au couvent. Il s’est comporté avec moi comme s’il avait été mon père. J’ai bien senti qu’il y avait quelque chose de louche. Il ne s’est même pas présenté à moi. Il m’a parlé de ma tante, du vicomte, il en a été pour son compte… Par hasard, il n’y aurait pas quelque chose pour me restaurer, je n’ai rien avalé depuis hier.
– Bien sûr que si. Mademoiselle n’a qu’à monter se reposer, en attendant que je lui prépare quelque chose.
Mathilde prit les devants vers l’étage, qui était aussi dans le plus grand désordre. Elle précéda Edmée vers sa chambre. Le lit avait été renversé, la literie était au sol. Mathilde alluma les chandeliers de la pièce après les avoir redressés, qui se retrouva dès lors baignée d’une lumière chaude. Elle tira, aidée de la jeune fille, le matelas jusque sur le sommier et refit le lit. Edmée s’y assit, elle était déboussolée, elle ne comprenait pas ce qui se passait, ce qui lui arrivait. Elle pensa tout à coup à la cachette de la garde-robe qu’elle partageait avec sa tante. Elle devint inquiète. Et si ces hommes l’avaient trouvée ? Elle patienta toutefois et attendit que Mathilde ait fait le tour de la pièce dont elle rangeait les éléments au fur et à mesure, redressant, ramassant tous les objets renversés. Mathilde se décida à la laisser pour aller aux cuisines où Suzon avait déjà dû se mettre en œuvre pour concocter un encas. Dès qu’elle fut seule, Edmée se précipita dans la petite pièce sans fenêtre. De chaque côté, les penderies avaient été vidées ou presque, les quelques robes qui y étaient s’étalaient sur le sol. Elle repoussa celles qui s’entassaient dans l’un des coins. Dans les moulures de bois décorant les murs de la pièce, elle chercha le bouton qui déclenchait le mécanisme. Deux lattes du plancher se soulevèrent accompagnant le son du déclic. Elle les souleva, visiblement la cache avait été ouverte. Sa tante lors d’une de ses dernières sorties du couvent lui avait montré la cachette et son contenu au cas où ? Elle n’avait alors pas bien compris pourquoi. Sur les cinq bourses qu’elles savaient être là, il n’en restait que deux. Elles étaient emplies de Louis d’or, il y en avait pour une somme rondelette, d’autant que les conditions politiques du moment avaient dévalué la monnaie révolutionnaire. Elle supposa que le vicomte, son oncle, s’était servi lors de ses passages. En dessous se trouvaient deux boites, deux coffrets recélant deux parures de diamants que sa tante ne voulait point transporter. Elle en vérifia le contenu, collier, broches, bracelets et bagues étaient au complet dans toute leur splendeur. Elle remit soigneusement le tout. Comme elle entendit du bruit venant de l’escalier puis dans la pièce d’à côté, elle fit semblant de remettre en place ses robes. Mathilde la cherchant passa la tête par la porte.« – Laissez mademoiselle, je vais remettre en ordre pendant que vous mangez. » Une heure plus tard, Edmée était allongée. Elle avait bien besoin de repos, les diverses émotions de la journée l’avaient épuisée, mais l’appréhension de l’avenir l’empêchait de trouver le sommeil. Elle fixait son ciel de lit que la fin de la nuit étoilée éclairait faiblement, elle avait refusé que Mathilde tire les rideaux. Elle n’aurait pas su dire pourquoi. La peur de l’enfermement sûrement. Elle se tournait, se retournait ne trouvant pas le sommeil. Ses pensées la torturaient. Elles la ramenaient toujours vers l’idée qu’elle était désormais seule ou peu s’en fallait. Le peu de parentèle, qu’elle avait, avait disparu. L’absence de nouvelles de sa tante l’inquiétait et s’était transformée en une sourde anxiété qui la rongeait. Vers qui allait-elle pouvoir se retourner pour s’occuper d’elle, pour sa sécurité ? Depuis longtemps, elle savait que tout était fragile, que rien n’était constance. Elle était passée de bras en bras attentionné et protecteur, mais le destin les avait emportés les uns après les autres et intuitivement, elle supposait que c’était la même chose pour Jeanne-Louise.
***
Le soleil était levé depuis deux bonnes heures, le temps était maussade. La brume s’accrochait au pied des vignes et enrobait le décor ambiant d’une ouate triste. Jeanne-Louise s’était levée d’elle même ce qui sortait de son ordinaire. Elle fixait la fenêtre sans porter attention à ce qu’il y avait dans l’axe de son regard. Elle n’aurait su dire ce qui l’avait attirée jusque-là. Depuis longtemps, elle était tournée vers elle-même, vers ce marasme interne qui bousculait ses idées sans suite logique, rendant ses pensées plus ternes, plus sombres les unes que les autres et la laissant le plus souvent en pleine torpeur. Elle ne sentait plus de force pour quoi que ce soit, son énergie s’était éteinte, entraînant avec elle son envie de vivre. La vie l’épuisait, elle restait allongée, les yeux hagards ou fermés vers des rêves étranges et lugubres. La gouvernante ne pouvait rien y faire, elle avait déjà beaucoup à faire en s’occupant de la santé dégradée de sa maîtresse. Elle qui avait été si belle, n’était plus que l’ombre d’elle même. Avec Jeanne, elles l’obligeaient à rester soignée, la coiffant tous les jours, l’amenant à se changer tous les jours, à se lever pour manger, pour marcher un tant soit peu. Elle espérait quelques miracles, quelques progrès, mais de jour en jour elle devait admettre que c’était de plus en plus difficile.
Madame Durant était aux cuisines quand la cloche sonna, la faisant sursauter, car c’était un appel de sa maîtresse et cela faisait bien longtemps que cela ne s’était pas produit. Qu’arrivait-il ? Elle se précipita dans les escaliers, demandant à Jeanne de la suivre. Elles arrivèrent essoufflées dans la chambre de leur maîtresse et furent surprises de la trouver à la porte-fenêtre. De là, la vue donnait sur l’allée qui menait à la route de Bordeaux. D’une voix atone, sans se retourner elle leur dit « – il revient, il y aura mis du temps, mais il vient parachever son œuvre.
– De qui parlez-vous, madame ?
– Du conventionnel !
Madame Durant s’approcha et vit arriver une troupe d’hommes armés avec à leur tête une berline. Sa maîtresse avait raison, de toute évidence à plus d’un an de distance, le citoyen Dutoit, missionné par l’assemblée, n’avait pas lâché prise, il était bien de retour. Qu’allaient-elles devenir ? Qu’allaient-ils faire de sa maîtresse ? Tant d’histoires horribles venaient de Bordeaux avec cette guillotine sur la place royale. Courageusement, elle alla à la porte, les jambes tremblantes. Elle avait bien essayé de renvoyer Jeanne, de la faire fuir par l’arrière du château, mais celle-ci avait obstinément refusé. Madame Durant et sa maîtresse étaient sa seule famille, alors pourquoi partir ? Elle préférait partager leur sort, quel qu’il fût. Ce fut donc conjointement, le cœur battant la chamade, que les deux femmes accueillirent la troupe d’hommes. Leur chef sauta de la voiture, il ne prit pas la peine de se présenter et aboya. « – Pousse-toi, femme. Nous venons arrêter ta maîtresse. Elle soutient un ennemi de la France ! » Les deux femmes restèrent ébahies autant par le comportement de l’homme que par l’explication donnée. Outrée, la gouvernante, que la colère portait, rétorqua aussitôt « – ma maîtresse ? Je ne vois pas comment elle pourrait faire dans l’état où elle est ! Elle ne se soutient pas elle-même.
– Tu me fatigues ! Ceci n’est que mensonge !
Du même élan, il la poussa. Jeanne, tout en évitant de justesse l’homme, rattrapa madame Durant, qui perdait l’équilibre sous le geste. Celle-ci se reprit et s’empressa de le suivre dans l’escalier, précédant ses hommes.
Jeanne-Louise, depuis le balcon de pierre de sa chambre situé au-dessus de la porte, avait suivi l’échange. « – Lutter, toujours lutter… Il fallait fuir… » pensa-t-elle ? Elle rassembla ses quelques forces et se précipita vers la porte opposée à celle où en toute logique son tortionnaire allait apparaître. Elle traversa les pièces suivantes, garde-robe, salle de bain et se s’élança dans l’escalier de service, mais là elle entendit des voix, celles des hommes qui s’apprêtaient à le gravir. Elle fit volte-face, monta à l’étage, traversa les pièces en enfilade et entra dans celle qui avait été dévolue à la nurserie. Là, elle s’arrêta comme foudroyée. « – Lutter ? Pourquoi ? » Elle s’approcha de la large fenêtre que le soleil inondait après avoir dissipé les brumes cotonneuses du matin. Devant elle les vignes s’étendaient jusqu’au fleuve. « – Lutter ? Pourquoi ? » Plus rien ne raisonnait en elle. Elle ouvrit la fenêtre. Aux échos de vie, elle se laissa chavirer dans le vide.
***
Edmée se réveilla en sursaut. Elle avait entendu un cri. À moins qu’elle ne l’eût rêvé ? La dernière vision de son rêve, du moins le reste de souvenir qu’elle en avait, était sa tante s’approchant, s’excusant et une lumière étincelante, comme un éclair. Pourquoi s’excusait-elle ? Qu’était-il arrivé à Jeanne-Louise ? Edmée se leva et marcha pieds nus jusqu’à la fenêtre. La sensation de sa chemise de batiste glissant sur le sol et se prenant dans ses chevilles la ramena de façon fugace à Bellaponté. Elle ouvrit la fenêtre, la matinée était avancée, le soleil illuminait le jardin faisant chatoyer les couleurs automnales des arbres et de la forêt qu’elle apercevait au loin. Tous ces bouleversements la troublaient tellement, qu’elle ne savait plus que penser. Que devait-elle faire ? Qu’allait-elle devenir ? Dépitée par toutes ses questions sans réponses, elle se sentit soudain très fatiguée. Elle alla s’asseoir à sa table de toilette. Elle tripota involontairement son nécessaire de toilette redressant son miroir sur pied, alignant ses brosses, boites et flacons. Elle se regarda sans se voir dans la glace encastrée dans un cadre enguirlandé surmonté de deux angelots qui lui souriaient. Sans réfléchir, elle prit sa brosse pour coiffer ses boucles, elle réalisa que Mathilde avait tout remis en place et qu’il ne manquait rien. Elle se rappela que celle-ci lui avait fait remarquer que l’on avait volé brosses et peignes de sa tante. Elle en était désolée, ils étaient si beaux, en ivoire incrusté de nacre. Elle revoyait sa tante se faire coiffer ses beaux cheveux blonds, elle eut un pincement au cœur. Les pensées d’Edmée n’arrivaient pas à se fixer, à rester cohérentes. Elles partaient dans tous les sens suivant le fil de ses inquiétudes. Elle commença à coiffer son opulente chevelure, lissant, enroulant en dragonnade chacune de ses mèches noires. Elle ne faisait pas vraiment attention à ce qu’elle faisait, l’habitude faisait son office. Elle était tournée vers ses pensées, se laissant porter par leurs fils, le reste n’était qu’un brouillard, aussi sursauta-t-elle quand, dans le reflet de la glace, elle croisa derrière elle l’Éthiopienne. « – Eh bien, eh bien, mon cœur voila que je te fais peur maintenant.
– Oh non ! Je ne m’y attendais pas.
– Je me doute. Prépare-toi ma jolie, ton amie sera là d’ici le début de l’après-midi. Elle va t’emmener. Soigne ta mise.
– Ah ?
– Sache que je vais avoir désormais beaucoup de mal à t’apparaître. Les nuages de la désolation fondent de toute part sur ce pays, comme sur notre île. Malgré ce que tu vas vivre, je serais toujours là pour te protéger, mais tu vas devoir lutter. Les forces du mal vont vouloir t’engloutir. N’oublie jamais que tu as plus de courage, plus de force que tu le crois et que même dans les moments les plus durs, je serais à tes côtés…
La porte de la chambre s’entrebâilla laissant passer Mathilde. « – Ah ! mademoiselle est levée… » L’image de l’Éthiopienne se dissipa laissant contrarier Edmée qui aurait aimé en savoir plus. Elle la laissait avec plus de crainte que d’assurance. Mathilde était loin des pensées de sa maîtresse, elle continuait son monologue. « – Gilbert va remplir votre baignoire, un bain vous fera le plus grand bien. J’ai rangé votre garde-robe et j’ai repassé deux de vos robes ne sachant pas ce que vous voudriez mettre. » Edmée secoua ses pensées et rassembla son attention vers la servante. « – Si l’une des deux est une de mes robes de linon, ce sera très bien. Il faudrait préparer une malle avec quelques effets, je pense que mademoiselle Dambassis va venir me chercher, du moins me l’a-t-elle promis. » Mathilde ne rajouta rien, mais, elle resta septique. Elle s’activait tout en écoutant sa maîtresse, amenant une robe blanche en linon de plusieurs épaisseurs et volantée au col et aux manches, qu’elle étala sur le lit. Elle alla ensuite chercher chemise et jupons quand elle fut arrêtée dans son élan, surpris par la réflexion d’Edmée. « – Au sujet de Sophie, son père vous donne bien vos émoluments ? Avez-vous de quoi subvenir à vos besoins ? » Mathilde trouva que la jeune fille avait mûri depuis la dernière fois où elle avait séjourné dans la demeure. « – Oui, oui, mademoiselle, il n’y a pas lieu de vous inquiéter, nous recevons nos gages régulièrement, et le secrétaire de monsieur Dambassis vient une fois le mois, au moins pour voir de quoi nous avons besoin. De plus comme il n’y a que Gilbert et moi, nos besoins sont moindres. De plus, Gilbert a toujours des liens avec le potager du roi, depuis qu’il y a travaillé en renfort, alors nous ne manquons de rien, d’autant que le château est vide et que les jardins d’apparats ont été transformés en jardin potager.
– Il n’y a plus personne ?
– Plus personne, mademoiselle. Dans un premier temps, une grande partie de la domesticité est restée, mais comme une part importante du mobilier a été mise en vente et que le château sert désormais d’entrepôt pour les biens confisqués, ils ont fini ou ont dû se disperser. De plus, il n’est pas toujours bon d’avoir servi des ci-devant, que mademoiselle m’excuse.
***
Edmée s’était préparée, elle portait la robe à la chemise préparée par Mathilde. Elle aimait beaucoup la coupe de cette robe qui ne faisait plus scandale depuis longtemps, elle lui rappelait Saint-Domingue et malgré le corset souple qu’elle portait, elle la trouvait plus confortable que ses robes fourreaux ou Anglaise. Elle la ceintura haut avec une large ceinture de satin assorti à la couleur de la veste courte de ton chocolat en shantung qu’elle prévoyait de porter, car la température était clémente, mais pas au point de se contenter d’une étole. Mathilde souriait la voyant mettre en ordre sa chevelure dont les mèches tombaient jusqu’au bas de son dos en dragonnes. Elle était attendrie par l’attention que portait la jeune fille à sa toilette malgré les difficultés qui l’entouraient. C’était bon signe, elle ne se laissait pas abattre.
La jeune fille était quelque peu inquiète, Sophie allait elle vraiment venir, comme l’avait certifié l’Éthiopienne ? Elle accepta le déjeuner que Suzon lui avait préparé au milieu de la journée, bien que la faim ne la taraudait pas. La brave femme, mère de Mathilde, avait mis tout son cœur dans un déjeuner roboratif. Tout en la regardant manger, dans le salon donnant sur le devant de l’hôtel où Mathilde l’avait installée, la Suzon lui narrait tout ce qui s’était passé sur Versailles pendant son absence. Elle passa du départ du roi et de la reine aux massacres de septembre qui avaient lieu dans la ville tout comme à paris. Mathilde n’arrivait pas à faire taire la vieille femme qui à son goût mettait trop de détail sanguinolent dans sa narration. Cela fit sourire la jeune fille qui appréciait l’animation la détournant de ses préoccupations. Elle triturait sa nourriture sans grande conviction écoutant sans grande attention le babillage de Suzon. Celui-ci fut interrompu par le bruit des roues d’un carrosse sur le pavage de la rue. Dans le même temps alors qu’elle ne s’y attendait pas, un être lumineux s’interposa entre elle et la porte-fenêtre. « – Dites à votre amie d’accepter le 3ème parti. » Elle n’eut pas à réfléchir bien longtemps, la porte s’ouvrit d’un coup sur la tornade qu’était Sophie. Les deux jeunes filles tombèrent dans les bras l’une de l’autre. « – Mon père n’était pas là quand je suis rentrée. Quant à ma mère, je te laisse deviner… dès que mon père est rentré, il s’est soucié de toi, mais le couvent était vide. Il a remué ciel et terre pour finir par savoir que l’on t’avait reconduite ici. C’est idiot ! Enfin dès que j’ai pu mon père m’a envoyée… enfin, il m’a permis d’accompagner monsieur Ducasse, son secrétaire. » Edmée se mit à rire de soulagement et du comportement toujours aussi survolté de son amie, qui avait sorti sa tirade tout à trac sans préambule. Elle fut calmée par l’arrivée du secrétaire de monsieur Dambassis, appuyé sur sa canne et à la démarche difficile. Edmée lui fit une révérence. Le vieil homme sourit devant le tableau que faisaient les jeunes filles. Il rappela tout de même qu’il ne pouvait s’attarder, il leur fallait rentrer à Paris.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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