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épisode 14
1793, quand le mensonge à le pouvoir
Une semaine s’était écoulée depuis l’esclandre à l’hôtel Dambassis. Edmée, abattue, tuait le temps comme elle le pouvait. Elle errait de pièce en pièce, s’installait dans l’une, s’affalait sur un fauteuil, amorphe, vide d’espoir, puis elle passait dans une autre essayant de chercher une activité. Elle se sentait perdue, elle ne voyait plus quel pouvait être son devenir. Elle ne désirait que dormir et ne plus se réveiller. Mais là encore, ce n’était pas simple, chaque nuit elle rêvait qu’un loup aux yeux injectés de sang ou quelques autres prédateurs rodait devant sa porte. Elle se réveillait en sursaut, des sueurs froides dégoulinant sur sa colonne vertébrale. De quoi ses rêves voulaient-ils la prévenir ? Plus les jours passaient, plus elle désespérait d’un retour en arrière, elle ne voyait pas d’échappatoires à sa situation. Elle n’avait aucune nouvelle des Dambassis et n’avait aucun moyen d’en demander. Elle avait bien pensé envoyer Gilbert avec une lettre pour Sophie, mais elle avait abandonné l’idée. Si son amie avait pu faire quelque chose, cela serait fait. Elle n’était même pas sûre qu’elle fut à nouveau sur pied. Quant à monsieur Ducasse, avait-il été entendu ? Elle ne doutait pas qu’il ait essayé de plaider sa cause. Il avait dû se passer quelque chose qui dépassait sa mésaventure. Elle était consciente que depuis le retour de la famille royale suite à leur arrestation à Varennes et le procès du roi qui avait abouti à son exécution, la situation de monsieur Dambassis était des plus précaires. Elle désespérait. Mathilde essayait de la distraire, elle l’avait incité à suivre Gilbert jusqu’au jardin de Versailles, ce qui l’avait à peine détournée de ses sombres pensées. Elle l’avait accompagnée dans un hôtel voisin dont les propriétaires étaient absents et dont elle connaissait les serviteurs restés en place. Leur bibliothèque était fournie, mais elle avait, à peine, détourné les pensées de la jeune fille. Edmée avait fini par se réfugier au jardin, bien que la saison ne soit guère propice aux floraisons. Elle binait et désherbait malgré le frimas de l’hiver lorsque Mathilde arriva essoufflée annonçant un secrétaire de monsieur Dambassis. Edmée en lâcha son outil, et se précipita à l’intérieur, prenant à peine le temps d’enlever ses gants et sa redingote. Elle surgit dans le salon et s’arrêta net dans son élan. Elle perdit ses couleurs, ses yeux devinrent si limpides sous la colère qu’on les aurait crus translucides. « – Vous ! » Sa voix était devenue stridente à la vue du jeune homme. Mathilde qui la suivait n’avait pas pris la peine de lui dire que c’était Joseph qui était là. La servante ne connaissait pas l’incident qui avait entraîné le retour de la jeune fille et ne pouvait présager de l’importance du visiteur. Monsieur Ducasse lui avait juste demandé de faire attention à celle-ci, car elle avait subi un choc, et avait au passage laissé une bourse, au cas où ? Mathilde était donc très surprise de la réaction de sa maîtresse.
– eh oui citoyenne, vous vous attendiez à qui ? Malgré la mode du tutoiement, qui était presque obligatoire si l’on ne voulait pas passer pour contre révolutionnaire, il ne pouvait s’empêcher de la vouvoyer. Il la mettait sur un piédestal et malgré sa froideur, il ne se résolvait pas à l’en faire descendre.
– sûrement pas à vous ! Comment osez-vous vous présenter à moi après votre comportement et ses suites ?
– ne vous fatiguez pas, de toute façon il n’y a plus que moi pour vous porter ces missives. Alors vous les voulez ou pas ?
Joseph dans le même temps lui tendait une liasse de lettres. Edmée la regardait, indécise. Elle ne pouvait qu’être de mauvais augure, tout au moins pour elle. Elle finit par la lui arracher des mains. Sans plus prêter attention à lui, elle regarda les noms inscrits dessus. Deux lettres étaient de Sophie, une de monsieur Dambassis et une de monsieur Ducasse. Comme Joseph était toujours là, figé devant elle, elle leva les yeux sur lui et avec hauteur lui lança « – vous pouvez disposer. » En une enjambée, il fut sur elle, lui tordit le bras lui faisant lâcher les lettres. « – Comment ça, je peux disposer, vous vous croyez qui ? » Mathilde se précipita sur le couple, appelant son époux à la rescousse. Joseph la repoussa violemment, la faisant chuter. Il continua à tordre le bras de la jeune fille jusqu’à ce qu’elle soit obligée de se mettre à genoux. Il ne put finir. Un coup violent à la mâchoire lui fit lâcher la prise et le fit tomber à la renverse. Gilbert venant d’arriver et ne voyant que la lutte l’avait interrompu à sa façon. Joseph se releva. De colère quitta les lieux tout en leur jurant qu’il y aurait une suite. Mathilde aida Edmée à se relever. La jeune fille leva ses yeux pleins de larmes vers elle. Elle l’a pris dans ses bras essayant de la consoler. « – Mathilde c’est un monstre, il a essayé de me violenter à l’hôtel Dambassis…
– Oh ! Mon petit, mon tout petit. Que ne l’ai-je su ? Il est parti, n’ayez crainte, venez vous allonger, je vais demander à Suzon de vous faire quelque chose de chaud.
Gilbert laissa partir les deux femmes et alla voir si Joseph avait bien quitté les lieux. Ayant vérifié la chose, il ferma la porte derrière lui. Il marmonna que tout ceci n’allait rien amener de bon. Mathilde qui venait de descendre l’entendit. Elle grimaça, elle pensait comme lui.
***
Gilbert, cette nuit-là veilla de peur de voir revenir Joseph ou la garde nationale, les délations étaient courantes et entraînaient sans coup férir une arrestation. Mais il ne se passa rien. Il fit le gué les jours suivants, mais rien. Il était septique. Il dut se rendre à l’évidence, le jeune homme n’avait fait que des fanfaronnades. Bien qu’ils restassent sur la défensive, les habitants en furent soulagés.
Edmée, atterrée, découvrit dans la lettre de son amie qu’elle et ses parents étaient partis, qu’ils avaient quitté Paris et la France. Elle lui apprit qu’elle avait accepté d’épouser Frantz Agus, son père avait agréé à la demande. Il ne s’était passé que huit jours, tout s’était précipité. En ces temps, tout allait vite. Dans les lettres de monsieur Ducasse et de monsieur Dambassis, elle découvrit que personne n’avait pu contrecarrer l’alliance de Madame de Saint-Martin et de Joseph. Monsieur Dambassis, lui assurait n’avoir pas cru l’histoire du divan et avoir deviné ce qui avait pu se passer, ce que son secrétaire était venu confirmer, seulement son urgence, qui était de faire immigrer sa famille, ne lui permettait pas de compliquer la situation. Il s’en excusait et en était confus. Il avait donc vu avec monsieur Ducasse comment faire parvenir de l’argent à la jeune fille et comment lui faire rejoindre sa tante, mais là aussi ils avaient besoin de Joseph. Edmée se sentait impuissante, l’idée de la faire aller au château familial sur les bords de la Gironde n’avait aucun sens, encore plus par l’intermédiaire de Joseph. Elle ne se faisait pas d’illusion, monsieur Dambassis en émettant cette idée n’avait fait que soulager sa conscience.
***
Joseph de son côté, toujours au service de Pierre Joseph Cambon, se faisait discret. Le départ de la famille Dambassis avait fait du bruit au comité des finances, d’autant qu’il avait fallu admettre que le banquier avait bien fait les choses, à part son hôtel particulier, rien ne pouvait être récupéré. Il fallut donc se contenter du non-remboursement des dettes contractées par la convention, ce qui n’était pas rien. De plus, la guerre en Vendée, le soulèvement de Lyon et la coalition des alliés aux frontières étaient déjà suffisamment préoccupants pour ne pas s’attarder sur le cas de monsieur Dambassis, pour lequel l’on ne pouvait rien faire.
Pour compliquer les choses, l’arrestation des membres du parti des brissotins, tout au début du mois de juin, mit en porte à faux Joseph par rapport à ses supérieurs, mais contre toute attente son double jeu perpétuel lui permit de contourner cette situation épineuse. Il avait appris que les domestiques de monsieur Dambassis avaient été payés pour leur silence, celui-ci était donc arrivé à destination, il n’avait donc plus rien à craindre de ce côté-là. Avec le Début de la Convention montagnarde, il se fit remarquer le moins possible. Il effaça au mieux toutes ses anciennes accointances. Le Triumvirat ; Robespierre, Couthon, Saint-Just et leur entourage, arrivés au pouvoir, n’avaient jamais été de ses Alliés.
***
Août 1793.
Le loup grognait, il grattait à la porte. Ses yeux brillaient de façon lugubre dans la nuit. Edmée se tournait et se retournait dans son lit, elle tremblait de peur.
C’était encore le milieu de la nuit, la lune était là comme un lampadaire au-dessus de la ville, elle éclairait de façon crue et lugubre la scène d’épouvante que vivait Edmée. Ils étaient venus la chercher alors que le quartier dormait. Après avoir tenu surveillée chaque entrée pour éviter toute fuite, la garde avait tambouriné à la porte, réveillant Gilbert et Mathilde, les bousculant, renversant tout sur leur passage, surgissant dans sa chambre et tirant la jeune fille de son lit, juste couvert de sa chemise de linon fin. Ils ne lui avaient pas laissé le temps de comprendre. Elle avait, à peine, réalisé le bruit et sa violence au travers de son sommeil qu’ils étaient sur elle. Ils avaient rejeté son couvre-lit espérant sûrement la découvrir nu, elle avait instinctivement protégé sa pudeur. Ils l’avaient précipitée hors de son lit. Elle perdit l’équilibre, tomba à terre, ils la relevèrent avec brutalité. Mathilde avait crié devant le rudoiement, un des hommes la repoussa en lui assignant une gifle. Comme ils entraînaient Edmée à travers les pièces dans le dessein évident de l’emmener, Mathilde qui s’était ressaisie leur courut derrière avec un manteau qu’elle avait attrapé au passage. Comment s’était-il retrouvé sur les épaules d’Edmée ? Elle ne savait pas. Les gardes l’avaient jetée comme du linge sale dans la voiture qui attendait devant le seuil de l’hôtel. Elle s’était pelotonnée dans un angle, serrant son manteau contre elle, deux hommes s’assirent devant elle avec un sourire sardonique. Le carrosse noir et grillagé s’ébranla dans les rues de Versailles et prit la route de Paris. Le son des roues sur les pavés lui semblait assourdissant. Personne n’avait dit un mot, du moins, elle n’en avait aucun souvenir, tout était allé très vite, elle était apeurée. Elle ne comprenait pas ; pas plus qu’elle n’avait compris, quand, enfant, elle s’était retrouvée écrouée parmi les esclaves de son père. Elle réalisa où elle était emmenée quand elle découvrit, descendant de la voiture pénitentiaire, les murs de pierre des deux prisons qu’étaient la Grande-Force et la Petite-Force qui avait remplacé l’hôtel de Brienne quelques décennies plutôt. Elle sentit ses forces s’enfuir, son esprit était empli de confusion. Les hommes la bousculèrent, la poussant vers la porte à double battant renforcé d’entrelacs de métal. L’un d’eux tambourina, une porte-guichet incrusté dans l’un des battants s’ouvrit sur un homme aussi large que haut qui visiblement avait été réveillé. Elle pénétra dans ce qui semblait être une cour intérieure, serrant plus que jamais autour d’elle son manteau, elle était dans un état second entre cauchemar et réalité. Que faisait-elle là ? Les lieux avaient été ravagés par un incendie dont ils portaient encore les traces, murs noircis, amas de gravats, parquets brûlés, avec une puissante odeur de cendres froides. Les hommes qui l’avaient conduite étaient échauffés par l’alcool, ils l’avaient poussée dans un cabinet faisant office de greffe, une opération qu’ils appelaient en riant le « rapiotage » pour la fouiller, comme elle n’avait pas de bagages, ils avaient prétendu vouloir la fouiller à nu. Un voile se déchira, elle protesta, elle se débattit, sans pouvoir les empêcher de mener à bien leurs investigations. Elle était humiliée et terrorisée, elle craignait que cela ne se terminât par un viol collectif. Ils s’en étaient abstenus, de crainte d’avoir des comptes à rendre d’autant que l’arrivée de la femme du concierge y mit le holà.
***
Edmée était recroquevillée, dans un coin de sa geôle sur sa paillasse, seul meuble en dehors d’une chaise branlante, d’une caisse en guise de table et d’un cuveau pour les nécessités. La peur s’était lovée au fond de son estomac, elle ne comprenait pas pourquoi elle avait été arrêtée et emmenée jusque-là. Lorsque les gardes l’avaient enregistrée au guichet de la prison, ils n’avaient décliné que son identité. Le père Bault avait réclamé l’accusation qui justifiait cet enfermement. Le capitaine lui avait signifié que l’on verrait ça plus tard. Elle savait bien que par ces temps de terreurs il n’y avait besoin d’aucune justification hormis la peur, la convoitise, pour faire arrêter quelqu’un et le faire guillotiner. Mais qui pouvait-elle inquiéter ? À qui pouvait-elle faire peur ? Il se passa deux jours sans qu’elle ne vît personne hormis la femme du père Bault qui avait pour instruction de s’occuper d’elle. Deux fois par jour, celle-ci lui présentait une soupe claire et un trognon de pain. Si le premier jour elle repoussa la nourriture, faisant le bonheur des rats, son estomac trop noué n’en voulait pas, le deuxième jour, tout en faisant la grimace elle finit par l’ingurgiter. Ce soir-là à la nuit tombée les verrous de sa porte s’ouvrirent sur Joseph. Ce fut un soulagement. Elle crut dans sa candeur qu’il venait la chercher. « – Dites-moi que vous venez m’extirper de cela !
– Cela dépend de vous !
Edmée sentit le froid de la terreur tomber sur ses épaules. Elle pressentait que toutes ses appréhensions, vis-à-vis du jeune homme depuis la première fois où elle l’avait vu, allaient se justifier. Elle qui s’était levée à sa venue recula spontanément au fond de la petite geôle. Elle le repoussait instinctivement encore une fois. Cela exaspéra le jeune homme qui de colère, en deux enjambées s’approcha d’elle et lui saisit les mains. Elle se débattit, mais l’homme était trop fort. Elle sentit ses forces céder. Son regard se révulsa, ses yeux devinrent blancs. Une multitude d’images plus effroyables les unes que les autres se bousculèrent dans ses pensées plus terrorisantes les unes que les autres. Il la saisit par les épaules, la secoua, persuadé qu’elle lui faisait de la comédie. Elle perdit connaissance.
Quand elle ouvrit les yeux, sa mise était défaite et relevée sur ses cuisses. Elle avait l’intérieur des jambes sanguinolentes. Sa raison se fracassa, elle se mit à hurler à la mort comme une louve au clair de lune. Elle se mit à griffer les murs de pierre. Cela attroupa les gardiens qui, désemparés, allèrent chercher l’épouse du concierge que tous appelaient la citoyenne Bault. Elle se précipita auprès de la jeune fille, elle comprit tout de suite. « Le monstre ! » s’exclama-t-elle. Elle consola comme elle pût Edmée « – tu vas oublier petite, tu vas oublier. » Elle la prit dans ses bras, la berça tout en lui caressant les cheveux. Désemparée par la situation, au bout d’un certain temps, ne pouvant rien faire de plus, elle la laissa seule avec son désarroi et la peur chevillée au ventre. Allait-il revenir ?
Deux jours passèrent sans qu’il réapparaisse, mais à la tombée du jour du troisième, le verrou de la porte s’ouvrit et il fut de nouveau là. Edmée se leva d’un bon et s’accola au mur du fond de sa prison. Il eut un sourire mauvais et avec un ton sardonique s’adressa à elle « – alors, vous avez réfléchi ? » Il ne pouvait s’empêcher de la vouvoyer et cela l’agaçait, mais c’était plus fort que lui. Il se sentait inférieur à la jeune fille, cela amplifia sa colère qui s’était enflammée à la vue évidente de la réticence de celle-ci. Il s’approcha d’elle en une enjambée. Elle mit ses bras devant elle, cela déclencha un nouvel accès de violence. D’un revers de main, il la gifla lui faisant perdre l’équilibre. Elle se retrouva renversée sur sa paillasse, il lui tomba dessus de tout son poids, la forçant à l’embrasser. Elle tourna vainement la tête, il la couvrait de baisers, elle se tortillait en vain sous lui pour se dégager. Il devint plus furieux. Elle commença à perdre connaissance, il ne s’en rendit pas compte. Quand il la força, elle était inconsciente. Quand elle revint à elle, il n’était plus là, à ses côtés la citoyenne Bault lui parlait doucement. La pauvre femme n’y pouvait rien, elle était impuissante devant l’homme qui avait fait cloîtrer Edmée. Suite au choc, celle-ci perdit la parole, aucun son ne sortait de sa bouche, ses yeux parlaient pour elle. Le soir même, le bourreau revint. Elle n’avait plus d’énergie pour se débattre pour se défendre. Amorphe, elle se laissa faire accentuant la frustration de Joseph. Il n’était pas arrivé au bout de son acte terrible qu’elle était à nouveau inconsciente, c’était sa seule défense. Il ne revint pas de plusieurs jours. Quand il se représenta, la scène recommença, pathétique et terrible, mais le bourreau frustré de l’apathie de sa victime en devint plus violent couvrant le corps inconscient d’ecchymoses. Cela dura plus de deux mois, les visites finirent par s’espacer, devant l’inertie et l’absence de conscience de sa victime, les viols s’interrompirent. Joseph n’avait pas voulu cela, il voulait être aimé. Contre toute attente, il ne se représenta plus. Ultime punition, il sembla avoir abandonné sa victime au fond de sa prison.
***
Edmée tomba malade, du moins le crut-elle. Elle était prise de nausées tous les matins, la citoyenne Bault s’en aperçut, elle qui n’avait pas eu d’enfant comprit de suite que la jeune fille était enceinte de son bourreau. C’était un grand malheur, mais il fallait s’occuper de la parturiente. Elle la rassura, la cajola, la materna, améliora ses repas et l’obligea chaque jour à se promener dans la cour qui lui était dévolue. Edmée ne parlait plus, elle semblait avoir perdu à jamais la parole. Elle avait compris elle aussi, qu’à l’intérieur d’elle croissait le produit de ses viols, mais instinctivement, l’enfant qui venait, était comme elle une victime qu’il fallait protéger. À longueur de journée dans sa solitude, elle dialoguait intérieurement avec lui.
Le temps passait, son isolement se prolongeait et si elle ne s’en préoccupait pas, ce n’était pas le cas du père Bault. Il se retrouvait avec une prisonnière à l’isolement dont il ne savait que faire. Celui qui l’avait fait enfermer ne donnait plus de nouvelles. Il n’osait demander quoi en faire au comité de salut public, cela se retournerait sûrement contre lui. Il avait accepté de l’enfermer sans explication, sans acte d’accusation. Régulièrement, il retournait en tout sens cette question, mais la seule solution, qui venait à lui, était de la garder là. Bien qu’elle fut enceinte, compliquant le problème, il ne se sentait pas de faire une déclaration de grossesse à l’Évêché. Il n’aimait pas la citoyenne Prioux. Cette sage-femme dressait un procès-verbal dont les conclusions étaient soumises à l’accusateur public. Si elles étaient défavorables, on passait outre, et le bourreau remplissait son office. Et dans le cas contraire, l’enfant à peine dans les langes était envoyé à l’hospice, et la mère, toute chancelante encore, à l’échafaud. Sa prisonnière ne méritait point cela. D’un autre côté, il ne pouvait même pas la libérer discrètement, Joseph pouvait revenir la chercher et il le savait bien placé dans les méandres du pouvoir. La solution vint toute seule à même temps qu’une venue inattendue.
***
Marie-la-noire était de Saint-Domingue. Elle avait été affranchie par son amant une fois en France. Celui-ci l’avait toutefois abandonnée dans la nuit qui suivit pour une autre. N’ayant que sa beauté comme bien, elle avait rejoint la cohorte des filles de haut vol qui occupait les jardins du Palais-Royal. Joseph ne savait pas pourquoi, car il n’y avait pas de similitude physique, mais sa beauté sombre lui rappelait Edmée. Ce soir-là, elle avait entraîné Joseph au café de Chartres, ils devaient être rejoints par un de ses amis, ce que le jeune homme ne savait pas. La jeune femme l’avait ensorcelé et l’avait fait boire plus que de mesure, c’était ce qui lui avait été demandé. Elle était sûre de cela, elle obéissait à des raisons occultes, elle avait de tout temps eu des messages de l’au-delà, des fulgurances sous forme d’images. Elle ne connaissait pas la raison de cette demande, mais pour rien au monde elle n’aurait osé ne pas y satisfaire. Cela faisait déjà quelque temps qu’elle était la maîtresse de Joseph, elle avait compris qu’il se consolait auprès d’elle du refus d’une autre. Elle subissait parfois ses violentes colères, mais il ne l’avait jamais battu. Elle ne savait pas d’où il sortait l’argent, mais il la couvrait de cadeaux onéreux et cela suffisait à sa satisfaction.
La soirée était déjà fort avancée lorsqu’entra dans les lieux Pierre-Clément de Laussat. Le café de Chartres était déjà bondé. Sous les ors des moulures illuminés par des lustres en cristal se trouvaient des représentants du nouveau pouvoir, des profiteurs en tous genres qui leur tournaient autour, des conspirateurs, des espions de tous bords et des débauchés, car même dans les temps les plus tumultueux et les moins propices cette engeance était toujours existante, aussi au milieu de cette foule masculine, évoluaient des femmes aux appâts avantageux. Pierre-Clément était sorti de prison, aucune charge accusatrice n’avait tenu devant ses juges, qui l’avaient relaxé. Contre toute attente, ce fut Jean-Baptiste Benoît Monestier et non Joseph qui l’avait aidé à sortir des griffes du comité de salut public.
À l’été précédent, Monestier avait été envoyé en mission dans les Hautes-Pyrénées. À Tarbes, il avait sévèrement fait appliquer la Terreur révolutionnaire. Très vite, il s’était heurté dans sa mission aux partisans de Bertrand Barère, député du lieu et puissant membre du Comité de salut public. Malgré cela, à la demande de la famille de Laussat, il avait tout mis en œuvre pour aider Pierre-Clément. En échange de ce service, ce dernier lui avait demandé de rédiger un texte contre le fanatisme et la superstition, sujet mis à l’ordre du jour de la société populaire, nouvellement réorganisée. Pour ce faire, il rentra dans sa famille rongée d’inquiétude. Son texte terminé, imprimé à Pau chez Daumon, et prononcé à la société populaire de cette même ville, il tint à en apporter une impression à son libérateur et commanditaire. Il était donc revenu à Paris où celui-ci séjournait temporairement. À son arrivée, il apprit par hasard que la famille Dambassis avait immigré, il en avait déduit qu’Edmée était partie avec eux. Cette information entendue dans une conversation ramena à son souvenir Joseph et son inertie au moment de son arrestation. Il en avait quelques aigreurs, aussi ne voulant pas en rester là, curieux, il s’était mis en devoir de le revoir.
Ce soir-là, il venait demander des comptes à ce soi-disant ami pour l’avoir laissé moisir des mois au fond d’un cachot de la Grande-Force. Il le trouva, dans une alcôve faisant office de salon, au fond du café, en compagnie d’une beauté métisse à la mise désordonnée mettant en avant ses avantages. Il semblait déjà embrumé par l’alcool. Il se campa devant eux, faisant lever le regard de Joseph de toute évidence surpris de le voir. « – Alors Joseph, tu as oublié ce qu’est l’amitié ?
– Pierre-Clément ! Mais où étais-tu pendant tout ce temps ?
– Voyons, Joseph, ne dis pas que tu ne savais pas que j’avais été arrêté ?
– Comment veux-tu que je le sache ? Allez, arrêtons là, prend donc plutôt un verre que nous fêtions ton retour.
Pierre-Clément, bien que ne s’en laissant pas conter, se laissa faire et s’installa à la table. Il refusa la compagnie d’une amie de Marie-la-noire, mais accepta le souper très arrosé. Joseph dont la langue était déliée par le vin raconta à sa façon le départ de la famille Dambassis, le sujet ayant été mis sur la table par son convive. Comme il avait le verbe haut, Pierre-Clément lui conseilla de baisser d’un ton pour plus de sécurité, mais Joseph le prit mal. Il fanfaronna, qu’il n’avait pas besoin de se cacher. Quelques têtes se tournèrent vers eux, certaines avec indifférences, d’autres avec un intérêt camouflé. Inquiète de cette agitation, sa maîtresse le calma. Ayant détourné son attention, leur conversation put reprendre avec plus de calme, mais elle changea de cours. Tout à coup, Pierre-Clément réalisa qu’il n’avait pas entendu parler d’Edmée dans la narration de ce départ précité, mais il préféra remettre à plus tard et dans d’autres lieux sa question, car intuitivement il pressentait que Joseph s’énerverait à nouveau. Le reste du dîner se déroula sans accrocs, chacun racontant ce qu’il avait fait pendant leur séparation et ce qu’il savait des coulisses du pouvoir. Bien sûr, chacun mit quelques réserves dans les informations qu’il donnait et ne se faisait pas d’illusion sur ce que l’autre laissait filtrer au fil de l’échange. Le milieu de la nuit venant, Pierre-Clément décida de rentrer à son logement, il lui fallait retourner à Saint-Germain. Joseph, l’alcool aidant, ne voulait plus le quitter, il décida d’abandonner sa maîtresse pour le reste de la soirée. Cela laissa apparemment Marie-la-noire indifférente. Elle regarda partir les deux hommes, jusqu’à ne plus les voir. Ses pas, à elle, l’amenèrent jusqu’à sa mansarde, logement qu’elle avait à deux pas de là. Elle se dévêtit et tomba à genoux au pied de son lit. Elle se mit à prier tout en pleurant.
***
Les deux hommes quittèrent le jardin du palais royal, bras dessus bras dessous, l’équilibre, de l’un et de l’autre, n’étant pas très assuré. Ils contournèrent le Louvre et se dirigèrent vers le pont Royal. L’endroit était désert, du moins en apparence.
– dis donc, Edmée, qu’est-elle devenue. Elle est partie avec les Dambassis ?
Joseph s’arrêta net au nom de la jeune fille, interrompant leur course au milieu du pont. Son cœur se mit à battre la chamade. Cet intérêt pour sa prisonnière, incarnation de sa culpabilité, raviva sa jalousie. Il s’échauffa aussitôt. « – En quoi ça t’intéresse ? » Pierre-Clément fut surpris par l’agressivité de la réponse, intrigué, il insista. « – Mais enfin Joseph, c’est une amie, il est tout à fait normal que je m’intéresse à son devenir.
– une amie ? Une gamine tu veux dire ! Qu’as-tu à faire de cette garce, elle ne s’intéresse pas à toi !
– voyons, pourquoi t’énerves-tu ainsi ?
– ça ne te regarde pas ! De toute façon, j’ai trouvé les arguments pour la faire céder !
Joseph, malgré la fraîcheur de la nuit, suait à grosse goutte. Pierre-Clément, en dépit du manque de lumière, il y a longtemps que la ville n’était plus éclairée de façon probante, voyait celui qui pensait être un ami sous un autre jour. Il le trouvait très changé, lui qui avait été si réservé, si discret, semblait très tourmenté, de plus il ne comprenait pas ce qu’il disait, ce qu’il avait laissé échapper. Il n’aimait pas ce qu’il y avait de sous-jacent dans ses propos. « – Qu’entends-tu, par la faire céder ?
– Ah ! Ah ! ça t’intéresserait de savoir, hein ? Et bien ça ne te regarde pas !
– voyons Joseph ! Qu’est-ce que c’est que tout ce charabia ? Pourquoi tous ces mystères ?
– je t’ai dit que ça ne te regardait pas !
– Joseph ! Qu’est-ce qu’y est arrivé à Edmée ? Qu’est-ce que tu as fait ?
La remarque accusatrice de Pierre-Clément n’était pas finie que Joseph se jeta sur lui, le poussant contre le parapet du pont, essayant de le faire passer par-dessus. Interloqué, surpris par la soudaineté du geste, Pierre-Clément eut le souffle coupé, mais instinctivement essaya de repousser son agresseur. Il se débattit. Il se dégagea, mais Joseph lui envoya son poing dans la figure le faisant tomber. Il se releva quelque peu étourdi, le sang dégoulinant de la commissure de ses lèvres. Il allait raisonner Joseph, quand il perçut l’éclat d’une lame de couteau. Il ne savait pas d’où il l’avait fait jaillir. La dispute prenait une tournure aussi inattendue que mortelle. Pierre-Clément recula, regardant de toute part, cherchant de l’aide. Le regard de Joseph était rempli de folie, il était aveuglé par une colère, que la jalousie et la peur d’être découvert rendaient haineuse. Il cherchait par où attaquer. Il n’avait qu’un objectif, faire taire Pierre-Clément. Il se jeta au débotté sur sa victime qui esquiva de justesse la lame meurtrière, n’écopant que d’une estafilade. Il réussit à saisir le poignet de son agresseur, maintenant de son mieux le bras armé. De nouveau collé contre la rambarde de pierre, il ne savait comment se dégager. Il essayait en vain de le faire reculer avec l’autre main, le repoussant de tout son corps arc-bouté, la peur au ventre. Il sentait l’haleine alcoolisée contre sa figure. L’assaillant faiblit quelque peu, Pierre-Clément en profita pour retourner la situation, collant à son tour Joseph contre le pont, ce dernier le menaçant toujours de son arme, il n’avait pas réussi à lui faire lâcher. Voulant le forcer, ils se retrouvèrent penchés la moitié du corps dans le vide, leurs pieds effleurant à peine le sol. Joseph, se sentant sans équilibre, eut un sursaut qui repoussa Pierre-Clément, mais lui fit perdre toutes accroches. Il chuta la tête la première dans la Seine. Pierre-Clément désemparé, affolé, eut pour premier réflexe de s’enfuir des lieux.
Sa course le mena chez lui, derrière l’église de Saint-Germain. Il regardait derrière lui pour s’assurer que son agresseur ne le suivait pas. Arrivé, rue du colombier, il se précipita à l’intérieur de son immeuble, il monta deux par deux les marches de son escalier. Essoufflé, il s’engouffra dans sa chambre qu’il referma derrière lui à double tour. Il resta accolé contre sa porte, écoutant le moindre son. Avait-il été suivi ? Il n’eut pas le temps de s’en rendre compte, il s’effondra sur lui-même, perdant connaissance.
***
Pierre-Clément fut réveillé par le rayon de soleil qui chauffait son visage. Les idées embrumées, il se demanda tout d’abord ce qu’il faisait allongé au pied de son lit. Il se releva, son corps courbaturé, moulu par les coups de l’affrontement. Les douleurs lancinantes ramenèrent à sa conscience l’agression de la veille. Qu’est-ce qui avait bien pu prendre à Joseph pour qu’il réagisse comme ça ? L’alcool sûrement. Qu’était-il devenu après leur dispute ? Avait-il pu rejoindre la rive du fleuve ? Sûrement. Toutefois, inquiet, il décida de se rendre chez son agresseur voir s’il avait retrouvé ses esprits. Il ne doutait pas que la dispute n’était due qu’à un égarement passager. Il se débarbouilla à la cuvette posée sur la commode. Remettant de l’ordre dans sa mise, il découvrit une déchirure dans sa veste causée par la lame du couteau et qui lui avait par ailleurs occasionné une légère estafilade sur le torse. Il en changea. Fin prêt, il se mit en route, Joseph habitait à quelques minutes de chez lui. Arrivé sur les lieux, il trouva porte close. Il en déduit que Joseph était au Comité de Salut Public.
***
Il se rendit au palais des Tuileries devenu palais national, la Convention s’était installée dans la galerie des Machines. Il espérait y rencontrer Joseph, les services du comité des finances y étaient hébergés. Comme d’habitude, il y avait foule dans les salons, lieu d’attente des plaignants, solliciteurs et curieux en tous genres. Il se fraya un chemin vers les bureaux dans lesquels était supposé travailler celui qu’il cherchait. Dans les lieux, il s’enquit de Joseph auprès d’un commis-coursier. Le gamin répondit par la négative, accompagné d’un haussement d’épaule fataliste accentuant son ignorance. Il se rendit au Comité de salut public qui occupait la Petite-Galerie, mais là aussi, il lui fut fait la même réponse. Joseph ne s’était pas présenté dans les lieux. Malgré l’heure avancée, cela ne l’étonnait guère au vu de ses activités de l’ombre, mais au regard de leur altercation de la veille, de sa fin périlleuse, il s’inquiéta tout de même. Peut-être était-il retourné auprès de sa maîtresse ? Comme il avait rendez-vous avec Monestier au Comité de sûreté générale qui siégeait dans des locaux au sein de l’hôtel de Brionne, relié par un couloir au pavillon de Marsan, il se remit en route devant traverser plus ou moins le palais dans toute sa longueur. Il n’aimait pas l’idée de s’y rendre, le lieu était un véritable ministère de la Terreur. Pourquoi Monestier était-il là-bas ? Pourquoi y avait-il rendez-vous ? Il n’aurait su le dire. Il s’était bien posé la question lorsqu’il avait reçu l’invitation pour parler de son libelle, mais nulle réponse logique ne l’avait éclairée. Entre ce rendez-vous, l’absence de Joseph et son comportement irrationnel ayant entraîné leur dispute, et pour finir les multiples questions quant au devenir d’Edmée, sa tête fourmillait cherchant en vain des réponses. Les sous-entendus de Joseph quant à Edmée l’avaient surpris, d’autant qu’il n’avait jamais soupçonné cet engouement pour la jeune fille. Sa tête allait éclater sous toutes ses interrogations.
Il n’eut pas le temps de se perdre en conjecture, à peine dans les salons où Monestier l’attendait, il fut happé par ce dernier. « – Mon ami te voila enfin, je n’ai que peu de temps à t’accorder, j’attends d’être reçu par Robespierre pour régler un différend avec Barère. Ce dernier me met encore les bâtons dans les roues. » Pierre-Clément ne releva pas. Il comprenait désormais pourquoi il avait eu rendez-vous au Comité de sûreté générale, cela ne le concernait pas. Il ne rajouta rien, il savait les deux hommes à couteaux tirés, d’autant qu’il avait appris par les bruits de couloirs que son interlocuteur avait fait arrêter le cousin de Barère et que bien évidemment ce dernier n’avait point dit son dernier mot. Pierre-Clément aurait préféré ne pas se retrouver entre les deux hommes, mais c’était trop tard. Sa famille en demandant de l’aide à Monestier avait fait le jeu et par ailleurs il n’avait pu que s’en féliciter. Combien de temps serait-il resté encore en prison sans son intervention ? D’un autre côté, il attendait de Barère son rétablissement dans ses fonctions concernant l’armée des Pyrénées. Sa position était aussi délicate qu’inconfortable, mais les fluctuations du pouvoir mettaient tout un chacun dans des positions périlleuses. Monestier, dont il n’écoutait pas vraiment le monologue sur son ennemi, attira à nouveau son attention. « – Je t’ai fait venir, tout d’abord pour te féliciter pour ton libelle qui m’a enthousiasmé. Je l’ai trouvé tellement en accord avec mes idées, ma façon de penser que j’ai décidé d’en faire imprimer six mille exemplaires afin de les faire distribuer dans les départements et dans l’armée. C’est une excellente propagande contre la tyrannie et le fanatisme. » Pierre-Clément en resta béat. Il n’aurait jamais pensé que ce texte écrit sur commande et qu’il avait conçu avec facilité tant le contenu lui paraissait évident et naturel, puisse atteindre une quelconque notoriété. Il ne le trouvait pas parfait, il le trouvait ambigu par rapport au pouvoir qui se dessinait avec à sa tête Robespierre. Monestier en était-il conscient ? Se servait-il de lui ? Où était-il si enthousiaste qu’il n’en voyait pas le danger sous-jacent ? Évidemment, il eut tout d’abord un sentiment de fierté, mais il ne put s’empêcher de penser qu’à long terme ce texte pouvait lui porter préjudice. Son impression en devint mitigée, il ne pouvait rien faire, c’était dans les mains de Monestier qui exultait. C’était le prix de sa libération. Il n’eut pas le temps de s’appesantir, un greffier vint chercher Monestier, Robespierre l’attendait.
***
Pierre-Clément quitta les lieux, l’esprit empli de confusion. Il sortit de l’hôtel de Brionne, traversa à nouveau le pavillon Marsan et reprit le chemin de l’aller en sens inverse. Les questions sans réponses se bousculaient, il n’arrivait pas se concentrer. Traversant la galerie qui menait vers la sortie du palais, il fut interpellé. « – Citoyen ! Citoyen ! Attends ! » Pierre-Clément se retournant vit arriver à lui, fendant la foule, un des deux commis-coursiers à qui il s’était adressé à l’aller, au Comité des finances. « – Excuse-moi, citoyen, je ne pensais pas te revoir.
– Qu’y a-t-il mon garçon ?
– Le citoyen que tu cherchais, Joseph Froebel, on vient d’apprendre qu’il a été retrouvé noyé sur le quai de la Grenouillère.
– Joseph ?
– Oui, aucun doute, c’est une lavandière qui l’a retrouvé. Il a été amené au Châtelet, où il a été reconnu. Un garde est venu informer le citoyen Cambon. Excuse-moi, j’ai d’autres citoyens à prévenir.
Pierre-Clément en avait les jambes flageolantes. Les battements de son cœur l’assourdissaient. Il n’avait pas voulu cela. Il ne pouvait rester là. Il sortit du palais déboussolé, ne sachant que faire. Il traversa la cour comme un somnambule, évitant les cavaliers, les carrosses sans vraiment le réaliser. Il s’arrêta devant les grilles, sa tête était vide, il avait par accident tué un homme. Que devait-il faire ?
***
Marie-la-noire l’attendait depuis une bonne heure à l’angle de la rue du manège. De là, elle guettait le portail monumental du palais sur la place du Carrousel par lequel Pierre-Clément allait sortir. Dès qu’elle le vit, elle se précipita vers lui. « – Citoyen ! Citoyen ! » Pierre-Clément sursauta à cet appel. Il fut surpris de voir devant lui la jolie maîtresse de Joseph, vêtue modestement d’une robe à l’anglaise de couleur brune. « – Oh ! Marie. Vous venez aux nouvelles.
– Non, je sais ce qui s’est passé. Je viens pour la jeune fille.
– Vous… vous nous avez suivis ? Quelle jeune fille ?
– Non, je ne vous ai pas suivi, mais c’est tout comme, je sais. Et je sais que ce n’est pas de votre faute. Mais de toute façon, je ne suis pas là pour cela. Il faut trouver la fille.
– Edmée ?
– Je ne sais pas son nom. Je sais seulement qu’elle est en danger. Il faut aller chez Joseph.
– elle est là-bas !
– Non, mais il y a des papiers qui la concernent, enfin, je crois.
Elle eut à peine fini sa tirade qu’elle tourna les talons tout en continuant. « – Venez, on va finir par s’aviser de notre présence. » Il restait bouche bée se demandant s’il rêvait. Il se secoua et suivit la silhouette énergique de la jolie métisse. Elle avait raison, il fallait sauver Edmée. Après tout, ce drame avait commencé avec les interrogations à son sujet. Il hâta le pas et rejoignit la jeune femme. Comme elle se dirigeait vers le pont royal, il la retint, lui indiquant le pont neuf. Elle ne fit aucune objection bien que cela fit faire un détour. Ils se retrouvèrent au pied de l’immeuble de la rue Saint-Dominique. L’élégant immeuble de trois étages, encadré par les jardins des hôtels particuliers avoisinants, semblait sans vie, comme beaucoup il s’était vidé des riches propriétaires qui avaient immigré. Pierre-Clément s’apprêtait à passer le pas de la porte principale, mais Marie-la-noire le retint. « – Non ! par-derrière, par l’escalier de l’office. De ce côté, nous ne pourrons pas rentrer. Nous allons nous faire remarquer, l’immeuble est plus habité qu’il n’y paraît. La concierge est une vraie harpie ! » Il acquiesça et suivit la jeune femme qui visiblement connaissait les lieux. Ils contournèrent l’immeuble et le pâté de maisons. Ils s’engagèrent dans une ruelle qui longeait les hauts murs des jardins et l’immeuble par-derrière. Ils pénétrèrent dans le bâtiment par l’entrée de service puis montèrent l’étroit escalier jusqu’à l’étage précédent les combles. Marie-la-noire se dirigea directement vers l’une des deux portes du palier. Sur la pointe des pieds, elle tâta le dessus du chambranle et y attrapa une clef. Une fois à l’intérieur, Marie-la-noire se dirigea vers une porte-fenêtre et entrouvrit le volet laissant entrer de la lumière. Pierre-Clément l’a mis en garde, on pouvait relever le fait. Elle le rassura, il n’y avait pas de vis-à-vis de ce côté. Elle était visiblement familière des lieux. Pierre-Clément de son côté n’était venu qu’une fois dans l’appartement, il ne se souvenait pas de l’ordre maniaque presque militaire de l’appartement. Les trois pièces décorées avec goût par madame Dambassis semblait ne jamais avoir été habité tant il était ordonnancé. Pierre-Clément ne savait où chercher ni quoi chercher. Il fit le tour des pièces, l’appartement était constitué d’un salon, d’un bureau avec bibliothèque et d’une chambre conjointe à une minuscule pièce servant de garde-robe et de salle de bain. Il était quelque peu désemparé. « – Je ne sais pas lire, citoyen. Ou, tout du moins, très peu, mais Joseph a dans son bureau des dossiers qu’il essayait de cacher même à moi, enfin dans les premiers temps. Un jour qu’il avait bu, il s’est laissé à me dire qu’il y avait tous ses secrets à l’intérieur. À mon avis, c’est là qu’il y a la solution, enfin, je pense. » Elle le guida dans le bureau et déclencha l’armoire secrète cachée derrière une partie en trompe-l’œil de la bibliothèque. Il fut surpris par l’astuce. Décidément, Joseph était un simulateur. Il commença par ouvrir le premier dossier à portée de main. Les premières feuilles étaient une suite de noms accolés avec des faits devant servir d’accusation, cela le mit mal à l’aise. Il y avait aussi des dossiers au nom de personnes, il commença par lire les intitulés quand il en lâcha un. « – Mais c’est mon nom !
– Tu voies, pour Joseph, ne culpabilise pas, c’était un monstre, un démon sous sa face d’ange. C’était le diable ! Certains soirs, il me lisait la liste de ceux qui avaient monté les marches de la guillotine à cause de lui. Tu sais, j’avais très peur de lui. Le plus important maintenant c’est de sauver cette innocente.
Il reprit le dossier et l’ouvrit. À sa stupeur, toute sa vie et celle des siens y étaient décrites avec force de détails. Chaque information était annotée de ses sources, personnes qui avaient donné les renseignements, certaine sans se douter qu’ils les fournissaient au détour d’une conversation. C’était effarant de méthode. Mais plus que tout, il y découvrit la copie de son acte d’accusation. Il comprit à quel point, celui-ci n’avait pas été anonyme. Qu’avait-il fait à Joseph pour qu’il en arrive à le dénoncer au Comité de Salut Public ? Pourquoi avoir été si jaloux de l’affection toute paternelle qu’il portait à Edmée ? Marie-la-noire avait donc raison, le jeune homme était un démon.
Il poursuivit la lecture des dossiers, il y en avait tellement qu’il se demandait s’il aurait le temps de découvrir ce qu’il cherchait. Il en survolait certains, et en consultait d’autres avec attention, voire avec application. Petit à petit, une pile se constitua sur le sol, il mettait de côté ce qui avait pour lui un intérêt. Il était impressionné par ce qu’il découvrait sur les sujets de ces rapports, mais aussi sur la personnalité machiavélique de leur auteur. Quand il arriva à celui de la famille Dambassis, dans lequel il espérait trouver une information sur le lieu de détention d’Edmée, car il n’avait plus aucun doute sur cela, il fut stupéfait de voir à quel point il avait manipulé les uns et les autres. C’était d’une perversité sans limites. Comment avait-il pu se fourvoyer à ce point sur Joseph ? Il n’en revenait pas. Après avoir épluché le dossier Dambassis, il resta soucieux, il n’y avait pas de trace d’Edmée. Il continua à feuilleter les autres dossiers sous le regard ensommeillé et impatient d’inquiétude de Marie-la-noire allongée sur un petit canapé. Il finit par tomber sur un dossier sans titre qui le laissa perplexe. Il contenait tout d’abord un portrait d’Edmée, à la mine-graphite, portrait qui ne pouvait avoir été fait par Joseph, tant il était réussi. Il aurait pu être fait par madame Vigée Le Brun, mais ce ne pouvait être le cas, bien sûr. Il avait visiblement été beaucoup manipulé, les bords étaient abîmés par le gras des mains. Il y avait ensuite un passeport, au nom de la jeune fille, signé par Bertrand Barère. Qui l’avait demandé ? Monsieur Dambassis ? Joseph ? Et pourquoi à Barère ? Par ailleurs, il n’avait jamais été utilisé. Tout cela lui paraissait étrange. Il y avait aussi un laissez-passer anonyme pour la prison de la Petite-Force, signé lui aussi de Barère. Edmée devait y être !
Le jour se levait à peine, il était las, dégoûté de tout ce qu’il lisait et ce qu’il en déduisait. Alors qu’il réfléchissait, se demandant comment procéder pour faire sortir Edmée de cette souricière, Marie-la-noire l’interpella. De la fenêtre elle regardait la rue. « – La garde ! La garde nationale ! Elle est dans la rue ! Il faut partir, prenez les dossiers, vite ! » Pierre-Clément voulut se saisir des dossiers qu’il ne voulait pas laisser en de mauvaises mains, mais il fut désemparé, il y en avait trop. Marie-la-noire saisissant son désarroi en prit sous ses bras et lui dit d’abandonner les autres. Il n’avait pas le choix, il céda par la force des choses. Ils se précipitèrent vers l’escalier de service, fermant derrière eux la porte à clef, espérant ainsi freiner la garde s’il lui prenait l’idée de les suivre. Peut-être, ne réaliseraient-ils pas que peu avant leur arrivée, il y avait eu des visiteurs dans l’appartement ? Ils prirent la ruelle, puis les jardins des propriétés adjacentes jusqu’à la rue des Saints-Pères. Afin de ne pas être vus depuis la rue Saint-Dominique, ils s’engagèrent dans la rue Taranne et rejoignirent l’église Saint-Germain-des-Prés.
***
Marie-la-noire était repartie vers sa vie, emportant avec elle ses mystères, elle ne pouvait rien faire de plus. Pierre-Clément lui avait fait promettre de revenir vers lui si elle avait quelques soucis ou besoins. Après son départ, il avait choisi d’aller avec le laissez-passer à la prison de la Petite-Force. Il avait hésité, dans un premier temps, à aller voir Bertrand Barère, au vu des signatures sur le laissez-passer et le passeport. Après réflexion, il avait rejeté cette idée, il était lui-même en porte-à-faux avec l’homme. De plus, il ne savait pas comment celui-ci prendrait cela. Il ne savait peut-être pas comment ses signatures avaient été utilisées. Il savait Barère humain et droit, mais il découvrait tellement de choses inconnues sortant de l’ombre qu’il ne savait plus à qui se fier.
***
Il se présenta devant le guichet de la prison, au milieu de la matinée. Il eut un frisson malgré la douceur de ce mois de mai, il avait encore souvenance, et cela de façon trop vive, de son propre internement. Un gardien bougon, ventripotent, se présenta à la porte. « – Qu’est-ce qu’il veut, le citoyen ? » Pierre-Clément garda son calme, il ne tenait pas à braquer le gardien. « – Je veux voir le concierge, maître Bault.
– ché pas ! S’il a le temps.
– peux-tu aller voir citoyen ? Voilà mon laissez-passer. Le gardien regarda le papier tendu devant lui avec suspicion. Visiblement, il ne savait pas lire. Là encore, Pierre-Clément ne fit pas de remarques. La présentation du document officiel fit toutefois réagir l’homme, qui le fit rentrer au sein du guichet de la prison.
Les murs de la pièce, qui était le vestibule de l’ancien hôtel particulier, étaient lépreux et suintaient d’humidité. Pierre-Clément remarqua qu’il y avait des traces de giclure, du sang de toute évidence. Tout, transpirait la tristesse. Il y avait comme une odeur de peur, de mort. Le visiteur était mal à l’aise, il aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs, mais il y avait Edmée. Sa conscience l’empêchait de l’abandonner, maintenant qu’il la supposait là. Il était plongé dans ses pensées, lorsque maître Bault entra dans la pièce. Il ne ressemblait en rien à l’idée que se faisait son visiteur d’un geôlier de prison. Il se souvenait encore de celui de la grande force, un être bourru et violent. Étranglé dans sa redingote, l’homme ressemblait à un bon bourgeois. Le cheveu blanc et dru, visiblement bon vivant. « – Que puis-je pour toi, citoyen ! » Pierre-Clément lui tendit le laissez-passer. Le concierge perplexe inspecta le document qu’il reconnut. Il était pensif. « – Suivez-moi dans mon bureau citoyen. Excuse-moi, mais je n’ai pas retenu ton nom.
– Laussat, citoyen Bault.
Passant devant lui, maître Bault lui fit parcourir étages et couloirs. Pierre-Clément en perdit le sens de l’orientation ce qui l’inquiéta. Il était anxieux, il n’aimait décidément pas l’idée d’être à nouveau dans les murs d’une prison. Au fond d’un couloir du premier étage, maître Bault ouvrit l’un des battants d’une double porte. Ils pénétrèrent dans une pièce qui avait déjà dû être un bureau ou tout au moins une bibliothèque au vu des étagères et des boiseries ouvragées qui couvraient trois murs. Le quatrième mur encadrait une porte-fenêtre qui ouvrait sur un balcon. Comme il n’était pas visible depuis la rue, Pierre-Clément en déduit que la pièce donnait sur ce qui avait été le jardin. « – Assieds-toi, citoyen. » Pierre-Clément obtempéra. « – Comment se fait-il que tu aies en mains ce papier ? Et qui viens-tu visiter ? » Cela avait été dit sans animosité, c’était de toute évidence de la curiosité. Le concierge était intrigué, inquiet, qui était cet homme ? Il entrevoyait les problèmes tant redoutés. « – Je le détiens de Joseph Froebel, citoyen Bault. » Celui-ci sourcilla. « – Et pourquoi n’est-il pas là ? » Pierre-Clément décida de jouer franc-jeu. L’homme lui paraissait être de confiance. « – Le citoyen s’est noyé. Personne ne sait ce qui est arrivé.
– Ah.
Maître Bault ne savait que penser. Il se sentait soulagé d’un côté, mais ne comprenait toujours pas ni pourquoi son visiteur détenait ce papier ni pourquoi il était là. Il était d’autant plus alarmé par cette visite inopinée qu’il avait projeté de sortir la prisonnière, liée à ce laissez-passer, de sa cellule d’isolement. Depuis la suppression des tribunaux révolutionnaires de province, les prévenus arrêtés étaient déférés à Paris. La recrudescence des ordres d’arrestation lancés par le Comité de sûreté générale et les lenteurs administratives du tribunal révolutionnaire débordé par les dossiers et la nécessité d’argumenter les accusations avaient rempli les prisons au maximum de leur capacité. Ce qui avait décidé de déplacer sa prisonnière vers les Carmes c’était la réflexion de Bertrand Barère à la Convention « le comité a pris ses mesures et dans deux mois les prisons seront évacuées ». Son beau-frère qui avait des accointances auprès du conventionnel avait appris que certaines prisons, dont la grande et petite force, étaient sujettes à de prétendues conspirations. Et lui-même comme son beau-frère savait ce que cela sous-entendait, cela ne désignait ni une rébellion, ni une mutinerie, mais un plan concerté d’élimination physique des prisonniers. Il ne pouvait se permettre que l’on découvre qu’il avait des prisonniers qui ne devraient pas être dans ses murs. Il n’avait toujours rien qui puisse justifier la présence de la prisonnière de ce Froebel. Cependant, il ne comprenait pas pourquoi ce citoyen était là. Pierre-Clément qui devinait les réflexions du concierge demanda. « – Je viens pour savoir si vous détenez la citoyenne Vertheuil ?
– C’est un fait, elle est encore dans ses murs, tout au moins pour l’instant.
Pierre-Clément eut un frisson d’effroi. « – Serait-elle passée en jugement ? » Maître Bault trouva étrange la réflexion. Que voulait donc son interlocuteur ? « – Qu’est-ce que vous voulez à cette citoyenne ? Qui êtes-vous pour elle ? » Pierre-Clément fut décontenancé par le ton soudainement autoritaire et suspicieux du concierge. Il marchait sur des charbons ardents. Où mettait-il les pieds ? « – Je suis un ami d’Edmée Vertheuil-Reysson. Je dois avouer que je ne connais pas les raisons pour lesquelles le citoyen Froebel l’a fait interner, enfin je suppose que c’est lui qui l’a fait enfermer.
– Oui, c’est lui et sans acte d’accusation, donc elle ne peut passer en jugement.
Le concierge avait laissé ses paroles dépasser sa pensée. Il craignit un instant en avoir trop dit. L’homme n’était-il pas un homme du Comité qui enquêtait sur lui ? La citoyenne n’était peut-être qu’un prétexte. Mais, si enquête, il y avait, était-elle sur lui ou sur Froebel ?
– mais alors vous pouvez la libérer ?
Le concierge fut décontenancé par la réponse. Ce citoyen était donc bien là pour la jeune fille, il s’en inquiétait vraiment. Il n’était pas fier de ce qu’avait subi la prisonnière, il n’avait pu rien faire, tout au moins il n’en avait pas eu le courage. C’était plus fort que lui, son épouse y avait contribué, il culpabilisait et la réaction de son interlocuteur avait ravivé ce sentiment.
– ce n’est pas aussi simple citoyen. Je suppose que vous avez remarqué la signature du laissez-passer. Je n’ai pour l’instant trouvé qu’une solution, celle de l’envoyer aux Carmes.
– pourquoi aux Carmes ?
– c’est mon beau-frère qui y est concierge. Ici, sa présence va soulever des questions. De toute façon, je n’avais pas le choix, aussi est-elle inscrite sur la liste des prisonniers qui sont déplacés aux Carmes.
Pierre-Clément était quelque peu désemparé. Que pouvait-il faire pour aider la jeune fille ? « – Allez voir mon beau-frère de ma part, c’est la seule chose que je peux faire pour vous. »
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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