De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 015

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épisode 015

Mai 1794. Quand la vérité ne sert à rien

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Dans l’ancienne église du couvent des Carmes devenu le vestibule de la prison, l’appel funeste était clos. Un silence lugubre comme à chaque fois tomba sur la triste assemblée telle une chape de plomb puis de façon sporadique les sanglots éclatèrent tout d’abord doucement, discrètement, puis ce ne fut que gémissements et cris déchirants. À chaque fois, c’était les mêmes scènes. Parmi les partants pour la Conciergerie, fatalistes, certains gardaient leur dignité, d’autres s’effondraient, la tension cédait sous le coup de l’annonce, l’attente était finie. Ceux qui voyaient l’un des leurs partir, se précipitaient dans leurs bras criant à l’injustice ou simplement les serraient une dernière fois de tout leur amour exacerbé par la fin de leur destin. Quant aux autres, ceux pour qui ce n’était pas pour cette fois, soulagés, ils essuyaient une larme et gardaient par-devers eux cette chance qui ne durerait peut-être qu’une journée de plus, car le lendemain, ce serait, peut être leur tour d’aller au-devant de la guillotine.

Rose était de ces derniers, elle ne partirait pas pour l’antichambre de la mort, elle ne subirait pas pour cette fois un procès de mascarade qui bien souvent menait directement à la guillotine et très exceptionnellement à la liberté. Après avoir consolé, soutenu, encouragé ceux qui partaient, l’ensemble des prisonniers reprit le reste de leur vie. Ils échangèrent les souvenirs qu’ils avaient de ceux qui demain ne seraient plus. Ils n’avaient pas le courage d’envisager l’avenir. Rose prit le bras de Térésa et ensemble elles se dirigèrent vers la cour, lieu de vie pour la journée. L’une et l’autre étaient là depuis peu.

térésa cabarrusTérésa était la ci-devant marquise Devin de Fontenay née Cabarrus. Elle était là, car à Bordeaux où elle s’était réfugiée, elle était devenue la maîtresse de Jean-Lambert Tallien, le conventionnel chargé de mettre au pas la ville. La liaison d’un conventionnel avec une riche aristocrate avait fait scandale, d’autant que l’on soupçonnait la jeune femme de profiter de sa situation pour écarter de la justice des dissidents, ce qui lui avait fait une auréole de bienfaitrice. Robespierre qui ne pouvait tolérer ces manquements avait fait revenir à Paris Tallien pour se justifier. Térésa Cabarrus l’y avait rejoint. À la suite d’un ordre du Comité de salut public signé Robespierre, Collot d’Herbois et Prieur de la Côte-d’Or, elle avait été à nouveau arrêtée et enfermée à la prison de la Force, puis à la prison des Carmes. Quant à Rose, ci-devant vicomtesse Tascher de La Pagerie, originaire des Trois-Ilets, à la Martinique, elle avait été arrêtée avec Madame de Hosten-Lamothe, Martiniquaise comme elle, chez qui elle logeait, pour s’être exposée assez naïvement pour sauver des royalistes. En France depuis quinze ans, elle avait fait un mariage malheureux avec le vicomte Alexandre de Beauharnais, qui avait tout de même donné deux beaux enfants Hortense et Eugène. Térésa et Rose étaient voisines de dortoir, dans l’ancienne salle à manger de l’hôtel particulier. L’une et l’autre étaient reconnues pour être de jolies femmes, mais si Térésa était intrépide Rose était plutôt émotive et avait une propension à se livrer aux confidences. Elles devinrent rapidement des compagnes, puis des amies. Au seuil de la mort, tout se construisait vite, amitié et amour y naissaient de façon fulgurante.

La scène matinale avait été violente pour tous. Elles avaient le cœur gros, bien sûr, mais il fallait bien continuer à vivre puisque cela était décidé. Elles reprirent le cours de leur vie où la lourdeur de l’épée de Damoclès que représentait la mort qui les guettait alourdissait chaque mouvement, chaque émotion. Elles s’apprêtaient à rejoindre madame de Hosten-Lamothe dont la fille et le gendre venaient d’être incarcérés avec elles, quand passant devant le sas du geôlier, elles furent interpellées par sa femme. Rose sentit ses tripes se crisper d’effroi. « – Citoyenne Beauharnais, excuse-moi de t’interpeller, mais nous venons de faire entrer dans ta geôle une jeunette grosse jusqu’aux amygdales. Si elle a besoin de quoi que ce soit, faites-moi prévenir. »

Les deux jeunes femmes se regardèrent et sans se concerter dirigèrent leurs pas vers leur geôle. Bien qu’elles ne fussent pas autorisées à y résider dans la journée, elles ne trouvèrent personne pour leur barrer le chemin. C’était étonnant, car leurs faits et gestes étaient espionnés à longueur de temps par les gardes. Elles étaient curieuses de voir qui était cette nouvelle prisonnière qui avait, semble-t-il, les faveurs et attentions de la femme du concierge de la prison. De caractère plus volontaire, Térésa poussa la porte de leur geôle, dans laquelle elle et ses compagnes s’entassaient. Bien que ce fut le milieu de la matinée, et que le soleil du début du mois de mai l’éclaira déjà avec vigueur, la cellule était sombre. Rose suivit son amie, mais l’une comme l’autre devinait à peine la forme recroquevillée sur la paillasse placée le long du mur opposé. Elles s’approchèrent et découvrirent une femme qui semblait jeune, vêtue de loque et visiblement enceinte. Rose se pencha pour mieux voir la nouvelle prisonnière, le mouvement fut perçu par celle-ci et tout en se soulevant péniblement elle ouvrit les yeux. « – Mon Dieu, mais je vous connais. Vous êtes la compagne de la fille de Madame de Saint-Martin. » Edmée regarda Rose, la reconnut, elle oscilla la tête, en signe d’acquiescement, mais resta muette. « – Que vous ont-ils fait, mon petit ? Vous êtes dans un triste état. Ne vous inquiétez pas nous allons faire de notre mieux pour vous aider, n’est-ce pas Térésa ?

– Bien sûr, bien sûr, en attendant continuez à vous reposer, vous semblez en avoir bien besoin, nous viendrons vous chercher pour le déjeuner.

Les deux amies quittèrent les lieux, laissant Edmée se rendormir. « – Tu la connais Rose ?

– Oui, j’ai fait la connaissance de cette fille chez ma tante Fanny, elle accompagnait Sophie Dambassis. Elle est créole tout comme moi, de Saint-Domingue si je me souviens bien. Par contre, elle n’était pas mariée alors.

– Elle ne l’est, peut-être, toujours pas ? Ce n’est pas par ce qu’elle est enceinte que c’est le cas.

– Oui, c’est vrai.

***

CarmesConventDoorstep.jpgPourquoi Edmée avait-elle été transférée aux Carmes ? Elle n’avait pas très bien compris les raisons, grâce à un ami à elle, semblait-il. Mais qui pouvait savoir qu’elle était là ? La citoyenne Bault, bien que restant mystérieuse, l’avait rassurée tant bien que mal, cela ne changerait pas grand-chose pour elle, sa sœur était mariée avec le concierge des Carmes, maître Boisloux, elle aurait l’œil sur elle. À l’aube, une voiture l’avait emmenée jusqu’à la prison des Carmes. L’ancien couvent avait perdu son lustre sous les coups de semonce de la révolution. Ces bâtiments situés rue de Vaugirard étaient relativement confortables par rapport à la prison de la Petite-Force. Afin de la rassurer, la citoyenne Bault lui avait assuré que l’on y entassait l’élite de l’aristocratie.

Edmée s’était adossée contre le mur qui portait en négatif la trace des tableaux qui les avaient ornés. Elle découvrait le dortoir dans lequel elle était logée. Cela avait dû être la cellule de quelques couventines. Sur les lambris, elle remarqua, et cela, elle en était certaine, la trace du sang versé lors des massacres de septembre. Elle en eut un frisson de dégoût, son cauchemar n’aurait donc pas de fin. Elle fut sortie de ses sombres réflexions par un coup de pied dans le ventre que lui donna son fils, car elle ne doutait pas que ce fut d’un garçon dont elle allait accoucher. Elle se releva péniblement, elle voulait voir de la fenêtre le décor environnant. Elle découvrit une vaste cour prolongée par un jardin, assez bien tenu, dans lequel déambulait une foule de prévenus, sous le regard circonspect des gardiens. Cela faisait si longtemps qu’elle était seule avec elle-même et son enfant qui croissait en elle, tout ce monde auquel elle allait être confrontée lui faisait peur. Elle se retourna au son de la voix de Rose et de Térésa qui tenaient leur promesse et venaient la chercher. Elles n’étaient pas seules. Il y avait avec elle une femme mûre ayant beaucoup d’allure, et que ses nouvelles compagnes lui présentèrent comme étant Marie Hosten-Lamothe. Elle n’eut pas le temps d’échanger des civilités, une douleur violente venant de son bassin, irradia son dos et ses jambes. Elle blêmit, se mordit les lèvres, elle chercha à s’accrocher. Madame Hosten-Lamothe comprit de suite, elle se précipita et la soutint. « – Rose ! Térésa ! Elle va accoucher ! Vite !

– Térésa va chercher la citoyenne Boisloux, je reste aider Marie.

Quand la femme du geôlier arriva, maintenue par Rose et Madame Hosten-Lamothe, Edmée accroupie avait perdu les eaux et la douleur des contractions était dépassée par une envie irrépressible de pousser. Cela surprit les femmes qui l’entouraient tant l’accouchement se déroulait avec rapidité. Edmée n’avait plus de pensées cohérentes, il n’y avait que la douleur. Cette sensation puissante, aiguë atteignit son paroxysme au moment du dégagement de la tête du nouveau-né. Une perception d’écartement, de déchirure surpassa ses pensées, sa raison et pourtant à leur surprise, nul son ne sortait de sa gorge. La jeune mère était livide, les larmes coulaient sans s’interrompre sur ses joues, parfois ses yeux devenaient vides de ses pupilles, blancs comme ceux d’un aveugle. C’était terrible à voir. Quand la citoyenne Boisloux attrapa presque au vol l’enfant qui s’avérait être effectivement un garçon, une heure ne s’était pas écoulée. Edmée s’écroula, Rose et Marie eurent peine à la retenir. Aidées de Térésa, elles la couchèrent sur sa paillasse logée contre le mur.

***

La citoyenne Boisloux se faisait passer pour ce qu’elle n’était pas. Sa sœur et elle-même étaient les filles du concierge Dumont de la Conciergerie et avaient été élevées au couvent avec une très bonne éducation. Elles étaient sorties, l’une et l’autre, de ce monde policé pour épouser chacune à leur tour le concierge d’une prison de Paris. Le monde des concierges était une vraie corporation qui s’entraidait. Elle avait découvert réellement ce monde en entrant dans le mariage, elle avait été fort choquée à son arrivée par son nouveau lieu de vie qui faisait partie intégrante de la prison des Carmes. Elle y étouffait. Pour survivre à sa nouvelle vie, la fragile jeune fille qu’elle avait été, était devenue une femme mure caparaçonnée d’une apparente dureté que les siens savaient factice. Afin de s’assurer la considération qui lui était dévolue, elle s’était, avec le temps, transformée en femme autoritaire. Entourée qu’elle était d’hommes plutôt grossiers et violents, elle savait se faire respecter et rappeler à tout moment la distance qui lui était due.

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Elle avait demandé à son mari l’autorisation d’installer momentanément Edmée à l’infirmerie de la prison. Le concierge ne s’y était pas opposé, il savait faire plaisir à sa femme et donc à son beau-frère et par les temps qui courraient il valait mieux se serrer les coudes. Ne voulant pas mêler le chirurgien de la prison, qui, il le savait, informait le Comité de tous ses faits et gestes, il fit venir à la nuit le médecin de famille en qui il avait toute confiance. Il serait toujours à temps de dire, s’il venait à l’apprendre, qu’il n’avait point voulu l’importuner si tard. Le médecin de la famille Boisloux et Bault vint donc ausculter la mère et l’enfant. Il put rassurer la citoyenne Boisloux, les deux se portaient bien, ce qui était un miracle au vu des circonstances. Il conseilla un bain pour la mère, son état de crasse pouvant engendrer quelques infections, et préconisa une nourrice pour l’enfant, la mère était trop faible pour l’allaiter. La citoyenne Boisloux, sur ce dernier point avait déjà fait le nécessaire, plus exactement, c’était sa sœur la citoyenne Bault qui avait trouvé une jeune mère dans le quartier qui avait accepté l’office. Il n’était pas question d’envoyer à l’hospice le nourrisson que la mère avait aussitôt prénommé Hippolyte. C’était le premier son qui était sorti à nouveau de sa gorge.

Retirer l’enfant à la mère fut un déchirement. Cela se fit au petit matin avant que la prison ne reprenne vie. La citoyenne Bault ayant appris la nouvelle par sa sœur, se présenta avec la nourrice à l’infirmerie. Il fallut rassurer Edmée, la raisonner avec mille précautions pour lui enlever son nouveau-né des bras. L’enfant avait faim, il n’avait pas été nourri depuis sa naissance. Il finit par brayer tout ce qu’il pouvait, réclamant sa pitance et surprenant tous ceux qui l’entendaient. Un cri d’enfant dans la prison, il y avait de quoi étonner. Edmée céda devant le besoin de son fils. La nourrice le prit et dégageant sa blouse lui donna le sein, sur lequel il tira séance tenante avec virulence tant il était affamé. Quand il fut sustenté et endormi, madame Bault et la nourrice, l’enfant dans les bras, quittèrent les lieux, laissant un vide viscéral à l’intérieur de la jeune mère. La citoyenne Boisloux assura à Edmée que dès le lendemain la nourrice viendrait la visiter avec le nourrisson et ainsi tous les jours, jusqu’à sa sortie. La femme du tenancier de la prison ne doutait pas d’une possible délivrance.

***

Deux jours plus tard, raccompagnée par la citoyenne Boisloux, après l’avoir vêtue de propre, d’une jupe et d’un corsage, Edmée retrouva Térésa et Rose qui aussitôt la prirent en main. Avec elles, elle découvrit les nouveaux lieux dans lesquels elle allait devoir vivre. Elles lui expliquèrent qu’il y avait deux sortes de prisonniers, ceux à la pistole et les autres ; la première catégorie dont elles ne faisaient pas partie, était la plus chanceuse, car la plus riche. Ses membres avaient droit à des chambres à quatre lits, dont certaines avaient une cheminée. Mais comme il y avait de plus en plus de prisonniers, ils perdaient petit à petit leurs avantages. Quant aux autres, ils occupaient des dortoirs dont les lits, de simples matelas équipés, d’un traversin et d’une couverture, étaient relevés dans la journée. Chaque section avait sa cour et son préau pour permettre la promenade en tout temps, ainsi qu’une fontaine. La prison possédait deux chapelles et, pour ne pas mélanger hommes et femmes, deux infirmeries, ce qu’Edmée avait pu constater.

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Sous leur préau, Térésa lui présenta les princes de Montbazon et de Salm, le marquis de Gramont, les comtes de Champagnetz et d’Autichamp, ce dernier frère d’un chef vendéen insurgé, et quelques dames de la haute société. Entre son récent accouchement et la foule qui l’entourait, Edmée fatigua vite. Elle réclama à s’asseoir. Rose s’excusa de ne pas y avoir pensé plutôt, toute contente de la voir à nouveau sur pied. Elle la dirigea vers un banc installé à l’ombre d’un châtaigner lui expliquant qu’il était encore inoccupé, car la soupe du matin allait être servie, et tous étaient sous le préau à attendre sa venue. Térésa était partie au-devant chercher leurs pitances. Edmée sourit pour toute réponse. Elle se mit à observer ce qui l’entourait. Une foule de prisonniers se croisait dans les cours et jardins de la prison sous l’œil suspicieux des gardes. Elle ne sentait pas ces derniers spécialement malveillants, mais plutôt à l’affût de tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire. Elle remarqua que certains prisonniers semblaient même en bons rapports avec certains. Elle devina quelques trafics. Elle était intriguée par ce qu’elle remarquait. Mise au secret à la Petite-Force, elle n’avait pas encore connu ce côté du milieu carcéral. Térésa qui était arrivée avec les bols de soupe se mit à commenter avec humour. « – Vous savez Edmée, la plupart de ces personnes sont des aristocrates, le débraillé semble être désormais de mise. Je suppose que le manque d’intérêt pour le paraître vient de la perspective d’avoir bientôt à affronter l’accusateur public ? Il faut reconnaître qu’il est difficile de se tenir un tant soit peu propre. Je les ai pour beaucoup connus auparavant et je peux dire que le vernis original s’est quelque peu écaillé. La peur a pris le dessus. Presque tous, du prince au baron, y compris les dames, font fi de leur tenue et de l’hygiène la plus élémentaire. Certains sentent le renard et vivent dans la crasse, sans souci de dignité, ils semblent avoir abandonnés, ce qui n’est pas excusable, encore moins le laisser-aller général. Beaucoup s’expriment désormais en langage vulgaire, s’enivrent et se ruinent aux cartes. Ils sont évidemment quelque peu excusables, beaucoup pensent n’avoir plus rien à perdre.

– Et, avez-vous parlé des relations charnelles à l’avenant ? Avez-vous prévenu votre nouvelle amie que certains profitent de la relative liberté qui nous est consentie pour donner libre cours aux instincts les plus bas et que la nuit venue, ils ne daignent même pas se cacher ?

Portrait_of_Mlle_Lenormand_from_The_Court_of_Napoleon.jpgL’interpellation faite sur le ton de la moquerie venait d’une jeune femme assez jolie. Edmée l’avait sentie venir avant que de la voir. Ce fut Rose qui lui répondit en riant. « – Voyons Marie-Anne, vous allez offusquer notre amie. Mais commençons par le début, Edmée, je vous présente mademoiselle Lenormand, une cartomancienne de renommée. Ses prédictions font parfois grand bien. Enfin pour Térésa comme pour moi-même elles sont très encourageantes, même si certains jours il faut beaucoup de conviction pour s’y accrocher. » Marie-Anne ressentit en se plongeant dans les yeux translucides d’Edmée une onde de douleur et à sa surprise, elle comprit qu’elle avait en elle une consœur. Elle ne le fit pas remarquer, mais elle lui fit une prédiction « – Soyez rassuré, dès demain, un ami viendra à vous, il vous aidera, un jour il vous emmènera très loin au-delà des mers. Vos luttes ne sont pas finies, vos souffrances non plus, mais elles vous amènent vers la lumière. » Comme elle était interpellée et qu’il lui fallait finir, elle rajouta « – N’oubliez pas, vous n’êtes pas seule. Votre aïeule avait raison. » Edmée sursauta, avait-elle vu l’Éthiopienne ? Ou bien l’avait-elle juste sentie ? Elle n’eut pas le temps de réfléchir, Marie Hosten-Lamothe arrivait avec une toute jeune fille, qui s’avérait être la sienne, et qui se nommait Désirée. En compagnie de son époux Jean-Henri de Croisoeuil, elle avait été arrêtée dans leur maison de campagne de Croissy. Edmée la trouvant touchante, elle devait avoir à peine quinze ans, elle était d’autant plus attendrissante qu’elle était manifestement enceinte. Les présentations étaient à peine faites que le mari de Rose, lui-même interné, vint les saluer, coupant court à ses réflexions. Il avait à son bras une charmante jeune femme, Delphine de Custine, sa maîtresse. Une fois partie, Rose se retourna vers Edmée « – Elle est charmante. Non, Edmée, je ne suis pas choqué, ni même jalouse. Il y a bien longtemps que mon époux s’occupe en dehors de mon lit. J’en ai pris mon parti.

– Et puis il y a le général Hoche ! Rajouta Térésa avec un sourire espiègle.

Edmée n’osa pas poser de questions, mais son regard fut éloquent. Rose ne put s’empêcher de se confier. « – Oui, il y a le général, je n’ai pas honte. Je n’ai jamais vu un homme aussi grand et aussi athlétique. J’ai fait sa connaissance en arrivant ici, il venait lui aussi d’être incarcéré. Il a été enlevé à l’armée de la Moselle dont il avait le commandement en chef. Il a été jeté en prisons pour trahison, sous prétexte qu’il est membre du club des Cordeliers. Il paraît que c’est Robespierre. Mon mari dit que ce dernier brigue la dictature. J’espère que Marie-Anne à raison. Elle assure que la fatalité se retournera contre lui, et que bientôt, les assassins d’aujourd’hui seront les assassinés de demain.

– Tiens quand on parle du loup, on en voit la queue. Coupa Térésa, espiègle.

Droit vers elle, un homme à l’allure martial se dirigeait. Ce que Rose n’avait pas exprimé c’est qu’après une semaine aux Carmes, elle avait perdu le peu d’espoir qu’elle avait eu, de voir Hoche l’aider à sortir de prison. Le général continuait à jouir de privilèges exceptionnels dus à la peur de ceux qui l’avaient incarcéré de voir son armée se retourner contre eux, mais si ses appuis l’empêchaient de passer à la conciergerie, il n’en était pas moins encore là. Il se plia devant elles pour les saluer. « – Mesdames, nous sommes attendus. »

Portrait d'Alexandre de Beauharnais .jpgEn compagnie du général, elles rendirent dans le plus vaste des deux réfectoires du couvent, elles trouvèrent Alexandre de Beauharnais au milieu d’un groupe de prisonniers auquel elles se joignirent. Dans cet univers irréel, tout le monde semblait ami. L’ambition et la vanité n’y ayant plus cours, les rapports entre les êtres étaient simples et spontanés. Tous attendaient que le gardien vînt faire l’appel de ceux qui seraient transférés à la Conciergerie. Aux quatre coins de l’espace, les gardes s’étaient placés en faction, prêts à passer l’action s’il prenait au groupe de prisonniers l’idée de quelques débordements. La peur était palpable. Edmée remarqua que le mari de Rose était hagard, mal rasé et d’une tenue des plus négligés. Il avait de toute évidence cédé au désespoir, contrairement à sa première impression. La jeune femme blonde, pendue à son bras, mademoiselle de Custine était angoissée, cela était visible. Est-ce que Rose, plongée dans son propre désarroi, s’en était rendu compte ? Le concierge entouré de gardes vint lire la sinistre liste. Pour la première fois, Edmée vivait la scène, l’air était empli d’angoisse, de morts et d’ombres funestes. Plusieurs fois par semaine, la charrette de Sanson venait prélever son contingent de victimes. Edmée étouffa et perdit connaissance. Elle fut rattrapée de justesse par le général qui la déposa sur un banc contre le mur et la laissa là le temps que l’annonce des futurs partant fut finie.

***

L’aube se levait, Edmée avait peu dormi. Son sommeil était peu régénérateur, comme d’habitude ses nuits étaient pleines de rêves, certains étaient prémonitoires, d’autres étaient simplement une épuration de son âme, mais tous en ces temps étaient confus. Il y avait longtemps qu’elle n’en avait pas fait qui ne fut pas si près d’être des cauchemars. Elle ne se défaisait pas du souvenir de ce rat se noyant dans une flaque de sang, elle ne comprenait pas ce que cela voulait dire ni ce que cela présageait, car elle était sûre que cela annonçait quelque chose, mais quoi ? Ses comparses, comme elle, étaient rongées par l’inquiétude de leur avenir. Elles gémissaient dans leur sommeil, au milieu de leurs cauchemars. Elle en entendait une qui doucement pleurait, mais elle ne savait laquelle ? Était-ce la jeune Désirée de Croisoeuil ? Le faisait-elle en dormant ? Edmée ne savait. Elle, elle attendait que le jour soit là et qu’à nouveau son enfant soit dans ses bras. Dans le dortoir, petit à petit chacune se réveillait, sortant de leurs rêves torturés. Chuchotant à sa voisine, Rose interpella Térésa, l’une et l’autre avaient les yeux ouverts ; cela donna le départ du lever.

CC25-w.jpgEdmée dut attendre que la matinée se fût écoulée avant que de voir son fils dans les bras de sa nourrice. Derrière les grilles qui cloisonnaient le grand préau dévolu aux visites, elle fut rapidement rejointe de femmes désireuses de voir le nourrisson. Quel plus doux calmant pouvaient-elles avoir que cet enfant, cette promesse d’avenir ? Bien sûr, beaucoup pensaient qu’il serait bientôt orphelin, et elles compatissaient, mais personne ne le formulait, pas plus que l’on ne demandait où était le père. Personne ne voulait entendre qu’il était allé voir la « veuve » comme l’on surnommait la guillotine. Désirée s’était approchée d’elle et regardait le nourrisson, aussi attendrie qu’apeurée. Mademoiselle Lenormand, comme une fée bienfaitrice, vint caresser la joue d’Hippolyte. Tout le monde attendait, l’oracle ne se fit pas attendre. « – Lui comme vous vivrez au bord de l’eau toute votre vie. » Bien que certaines fussent septiques, voire déçues, parfois par jalousie, elles acceptèrent la prévision. L’effet de la nouveauté passé, la plupart repartirent vers leurs activités ou errances, d’autres voyaient arriver leurs visites. Rose était de ceux-là. Ses deux enfants Hortense et Eugène se précipitèrent dans les bras de leur mère, ils avaient dû laisser, madame Lannoy, leur gouvernante devant les portes de la prison, le nombre de visiteurs étant limité. Après les effusions de tendresse, ils se mirent à rapporter tout ce qu’ils savaient de l’extérieur. Ils donnèrent des nouvelles des autres enfants de Madame Hosten-Lamothe qui vivaient encore avec eux dans l’hôtel de la rue Saint-Dominique et qui n’avaient pu venir. Chaque visiteur faisait de même, les nouvelles entraient dans les murs notamment comme cela. Ensuite, elles s’échangeaient, elles se commentaient, certaines donnaient de l’espoir d’autres de la désespérance, aucune ne laissait indifférente ; chacun y cherchait son avenir. La nourrice du petit Hippolyte ne pouvait guère rester, il lui fallait retourner à ses autres activités. Elle n’avait pas repris l’enfant à sa mère, qu’un nouveau visiteur se présenta. Ils furent aussi surpris autant l’un que l’autre. « – Monsieur de Laussat ! Mais que faites-vous là ?

– Mon Dieu ! Mais vous n’avez que la peau sur les os… Excusez-moi Edmée, je vous ai coupé. Je suis là pour vous, j’ai fini par vous trouver non sans mal.

– Pour moi !

– Bien sûr Edmée. J’ai appris ce que Joseph vous avez fait, qu’il vous avait fait arrêter et enfermée à la Petite-Force. J’étais moi-même en prison à cause de lui. C’est pour cela que je n’arrive que maintenant.

– Et Joseph ?…

– Lui ? Il est mort, il s’est noyé dans la Seine.

– Ah…

Edmée ne ressentait pas de soulagement. Sa haine s’était enfouie en elle, lui laissant une sorte de paix, d’indifférence où le malheur, que lui avait causé celui qui était devenu le père de son enfant, le baume de ses douleurs, la force contre ses peurs, était enterré.

– Et à qui est ce chérubin ?

– C’est le mien monsieur de Laussat. Je vous présente Hippolyte. Il a trois jours.

– Trois jours ? Le vôtre ?

Pierre-Clément regarda la jeune fille septique, qui sans ciller plongea ses yeux limpides dans les siens. Il y perçut tant de désarroi qu’il ne demanda pas qui était le père. Son désir de l’aider n’en devint que plus exacerbé.

– Mais vous le gardez avec vous ? Ici ?

– Non, c’est Berthe qui le garde. C’est un arrangement avec les citoyennes Boisloux et Bault. Elle doit d’ailleurs nous quitter, Hippolyte n’est pas le seul de ses pensionnaires.

Vrouw geeft borstvoeding, anoniem, 1765 - 1772.jpgSur ses paroles, la nourrice prit délicatement le nourrisson et quitta les lieux sous le regard éploré de la jeune mère. Pierre-Clément, sentant la détresse d’Edmée, reprit la conversation, lui demandant ce qui s’était passé depuis leur dernière rencontre. Pendant deux bonnes heures, elle lui raconta son départ de l’hôtel Dambassis, son séjour à Versailles et son arrestation. Elle ne dit mot sur son séjour en prison. Il n’était pas question qu’elle fasse ressurgir cet enfer enseveli dans ses souvenirs, obstrués dans sa mémoire. Pierre-Clément se garda bien de lui faire remarquer qu’il manquait un chapitre à tout cela dont le résultat était l’enfant. Il refusait de croire à ce qu’il devinait, Joseph devait être le père.

L’heure des visites se terminant, Térésa et Rose vinrent chercher leur nouvelle protégée. Edmée leur présenta Pierre-Clément, qui assura revenir le lendemain afin de voir comment il pouvait pourvoir à son mieux-être. Les deux compagnes de la jeune fille lui firent quelques commentaires suggestifs, celle-ci qui pour la première fois depuis bien longtemps se mit à rire écarta les suppositions d’attachements énamourés de Pierre-Clément.

***

Pierre-Clément, comme promis, revint le lendemain. À défaut de pouvoir faire entrer Edmée dans la Maison Coignard ou à la pension Belhomme, lieu où l’on envoyait les riches prisonniers qui contre une forte pension pouvait vivre cette épreuve aussi confortablement que possible, il chercha des ressources pour lui obtenir, la « pistole ». Sa sagesse avait arrêté sa compassion, il aurait dû remuer ciel et terre au Comité de Salut Public pour obtenir une autorisation vers ses hospices de luxe, mais Edmée n’avait pas d’acte d’accusation, donc pas de dossier. Elle était juste inscrite sur les registres de la prison. Il lui fallait donc juste influencer le geôlier Boisloux, trouver un argument qui le décide à la faire sortir. En attendant, il s’était mis en quête d’une marchande de mode, car à la vue de la jeune fille, il avait tout de suite pensé à la pauvreté de sa mise et à son manque évident de garde-robe.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 015

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