épisode 018
1796 Où est le mensonge ?
Janvier 1796 ou Nivôse an 4.
Après avoir attendu plusieurs mois, tout cela alla très vite pour Théophile. Alors qu’il était à Paris, il reçut une invitation de la part de Paul Barras. Lors de leur entretien, ce dernier lui remit les documents de restitution du « Matador ». Lorsqu’il sortit de la Convention, il était euphorique, il n’en croyait pas ses yeux, son navire était à nouveau en sa possession. Six mois s’étaient écoulés. Il rentra au plus vite rue Saint-Dominique, trop heureux d’annoncer la nouvelle. Essoufflé, il surgit dans le salon et se jeta aux pieds d’Edmée. Ahurie, elle le vit tomber à ses genoux. Elle se demanda ce qui amenait ses débordements guère naturels dans le tempérament de l’homme qu’elle connaissait de nature pondérée. « – Edmée, ils m’ont rendu mon navire ! Voulez-vous m’épouser ? » Interloquée, incrédule, la jeune femme le regarda. Elle était bouche bée devant ce débordement d’émotions et cette demande qu’elle ne pensait pas entendre, du moins comme cela. Elle était quelque peu déstabilisée, elle avait pourtant longuement réfléchi à cette éventualité. « – Mais… je…
– S’il vous plait, Edmée, ne me dites pas non, réfléchissez, je ne vous demande pas de m’aimer, un peu d’affection sincère suffira à mon bonheur. Laissez-moi m’occuper de vous.
– Mais Théophile, cela vous suffira-t-il ? Et combien de temps ? Aucun de nous ne le sait. De l’affection pour vous ? Bien sûr que j’en ai, mais cela, vous le savez déjà.
– alors, épousez-moi !
***
Née, Henriette Espierre, Madame Lhotte, comme chaque jour depuis qu’elle savait marcher, se trouvait dans le bureau. Elle avait toujours été attirée par cette pièce immense de l’entresol où son père passait de longues heures entouré de ses commis. Dès qu’elle avait su tenir une plume, elle avait voulu faire comme son père, celui-ci lui avait donné du papier. Au grand désarroi de sa nourrice et de sa mère, elle s’installait dans un coin de la pièce et ne voulait pas en sortir, ce qui amusait son père. Cela avait décidé ce dernier à lui donner une gouvernante pour son instruction au lieu de l’envoyer au couvent comme toute autre jeune fille de bonne famille. En grandissant, s’intéressant au travail de son père, elle fit des écritures comptables et des comptes rendus, tout comme les commis. Henriette étant faite pour cela, son père lui délégua petit à petit des responsabilités. Aussi si Théophile, son benjamin apprit son métier lors d’un apprentissage dans une maison de négoce et lors de voyages commerciaux, Henriette, elle, apprit tout ce qu’il fallait savoir dans les registres de la maison. Lorsque le temps vint rappeler à son père, comme à elle-même, qu’elle était avant tout une femme, elle épousa naturellement Paul Amédée Lhotte, apprenti dans la maison, benjamin d’une autre maison de négoce. Avec l’apport de chais situés rue de la Rousselle dans le contrat de mariage, il devint un associé de la maison.
Petit à petit, elle devint, dans l’ombre, le pivot de la maison. Depuis la mort de leur père, Théophile se reposait entièrement sur sa sœur. Sa décision d’épouser fut la première et elle espérait la seule fois, où il s’affranchissait de son avis. Elle avait tout d’abord reçu une lettre lui confiant sa rencontre. Décelant un engouement, elle y avait mis de suite un bémol. Elle essaya de réfréner l’élan amoureux, l’amenuisant et le ramenant à une simple passade. Mais cette fille, qu’elle ne connaissait pas et qui mettait de l’ombre à l’emprise qu’elle avait sur son frère, lui parut être une manipulatrice, du moins la considéra-t-elle comme cela. Elle n’avait pas réussi à avoir d’enfant, elle avait eu deux fausses couches qui lui avaient enlevé tout espoir d’en avoir et elle ne voulait pas qu’une autre vienne lui prendre ce qu’elle estimait être son dû. Elle essaya, au fil des aller-retour de son frère, de le dissuader de cette passion soudaine. Ne voulant pas céder, il dissimula son amour sous la forme de l’intérêt, argument qu’il savait sensible à sa sœur. Il prétendit vouloir l’épouser, car elle était l’héritière potentielle des châteaux Lamothe-Cissac et Vertheuil ainsi que de plusieurs biens immobiliers. Henriette n’eut pas le temps de contrecarrer les arguments que Théophile avait épousé Edmée.
Henriette savait le « matador » remontant la Gironde. Elle tenait à être dans les lieux quand cette femme arriverait. Elle était la maîtresse de maison, elle tenait à le faire voir. Paul Amédée Lhotte était ce matin-là à la Bourse. Henriette avait décidé exceptionnellement de ne pas s’y rendre préférant attendre l’arrivée de son frère prévu pour ce jour-là. Elle était une des rares femmes à se rendre à la Bourse et la seule à y faire affaire, bien sûr par l’intermédiaire d’un homme. Elle préférait prendre elle-même la température du marché, d’autant que celui-ci commençait à reprendre, la Terreur ayant mis un point mort à l’économie, déclenchant une récession et une inflation monétaire d’envergure. Par l’intermédiaire de son époux ou de son frère, elle procédait aux achats et aux ventes de produits sur « montres », échantillons permettant de simplifier les opérations commerciales, ainsi qu’aux opérations sur lettres de change, l’achat ou la vente de papiers négociables était encore plus important à la Bourse. Les déplacements dans les châteaux et les exploitations voire dans les colonies n’étaient pas pour elle, monsieur Lhotte ou Théophile s’en chargeaient.
Les commis avaient déserté la grande table des écritures, où, juchés sur de lourds tabourets toute la journée durant, ils effectuaient leur besogne consignant et copiant les lettres sur les lourds registres de la besogne. Les évènements les avaient menés vers la capitale pour y participer ou ils étaient rentrés auprès de la famille. Ne venait désormais qu’un neveu de la famille Cabarrus. Henriette faisait les cent pas dans le bureau désormais vide, et par les fenêtres elle guettait dans le port l’arrivée du « Matador ». Elle n’arrivait pas à se fixer sur sa tâche.
***
Février 1796 ou pluviôse an 4
Edmée, avant que de pénétrer dans sa nouvelle maison, jeta un œil sur sa façade. Dernière maison du nouveau quartier des Chartrons, la maison de négoce Espierre, de façade étroite était un bâtiment en pierre de taille blonde de Saint-Émilion à l’angle des quais et de la rue Barreyre, avec une cour intérieure et quatre étages de trois travées chacune. Derrière Gérôme, le valet de Théophile, un homme grand et sec avec un sourire grave, Edmée gravit le magnifique escalier de pierre qui menait aux étages supérieurs. Elle entra dans le grand salon situé au-dessus de l’entresol. Théophile n’avait pas jugé bon de commencer la visite par les bureaux, il voulait que sa jeune épouse soit tout d’abord émerveillée. La pièce était claire, trois portes-fenêtres sur un balcon étroit dominaient les quais. Elle rappela à la jeune femme l’hôtel versaillais de sa tante. Le décor était simple, le mobilier sobre. Les lignes des sièges étaient droites et géométriques, les fauteuils à cabriolet étaient recouverts de tapisserie à rayures dans des tons pastel. Elle passa inconsciemment la main sur les moulures du dossier le plus près d’elle. Tout en admirant le lieu, Edmée ouvrit son manteau et l’ôta, le déposant sur la bergère à sa portée. Elle remarque les deux commodes jumelles en demi-lune qui se faisaient face de chaque côté de la pièce. Elle apprécia le magnifique bouquet de fleurs dans le grand vase de porcelaine peinte sur le guéridon à quatre pieds et dessus de marbre, inspiré de l’antique, et finit par poser ses gants sur la table d’acajou entouré de chaises, qui complétait le mobilier. Une cheminée de marbre blanc supportait un trumeau en boiserie avec glace qui reflétait sa silhouette encadrée des portes-fenêtres. Elle en était là de ses constatations quand arrivèrent deux servantes que Théophile lui présenta. La première d’âge mûr, tout en rondeur et en sourire s’appelait Benoîte. La deuxième, une métisse, quelque peu hautaine, d’une trentaine d’années se prénommait Rosa. Elles accueillirent, celle qui était leur nouvelle maîtresse avec une réserve évidente. Edmée présuma qu’elles ne savaient comment se comporter vis-à-vis d’elle. Avec amabilité, elle leur rendit leur accueil et leur présenta Louison qui tant bien que mal contenait les ardeurs d’Hippolyte. Le chérubin commençait à marcher et se préférait les pieds sur le sol. Il réclamait déjà son indépendance.
Sur ces entrefaites, Henriette prévenue par l’intendant entra dans le grand salon. Dans sa robe sombre encore à l’ancienne mode, elle était à l’opposé de la grâce d’Edmée. La tension se fit sentir aussitôt, Edmée pressentit instinctivement l’animosité de sa belle-sœur. Elle fut de suite sur ses gardes sans savoir où était le danger ni comprendre pourquoi il y en avait un. L’imaginait-elle ? Théophile inconscient de tout cela la lui présenta. Henriette ressemblait à son frère, grande, blonde et très mince. Elle avait de l’allure, mais elle n’était pas belle, son charisme tenait à son autorité naturelle, à l’intelligence que son visage dégageait, ce qui n’attirait ni les femmes ni les hommes, mais tous admettaient qu’elle était remarquable. Si la plupart admiraient sa perspicacité, tous s’en méfiaient, mais de cela, Théophile n’en était pas conscient, du moins refusait-il de l’être. Quant à Henriette, elle n’en avait cure, sachant manipuler tout un chacun quand elle désirait atteindre un but.
***
« Elle est méchante, madame, cela se voit à cent pas et elle ne vous aime pas.
– Louison, voyons, il faut lui laisser une chance. Elle ne me connaît pas et nous venons bousculer sa vie. Nous voilà chez elle, cela a toujours été sa maison et son frère y installe une famille.
– Madame est trop gentille, trop charitable, il faut vous en méfier.
Edmée était d’accord avec Louison, mais elle ne pouvait le lui dire. Elle ne savait pas pourquoi, mais de toute évidence sa belle-sœur la détestait. Aussi improbable que cela soit, elle ressentait un sentiment de cet ordre-là.
Pendant que ses pensées tournoyaient dans sa tête, elle prenait ses marques dans sa nouvelle maison. Hippolyte, dans les jambes, il ne quittait pas les jupes de sa mère ou les bras de sa nourrice, inquiets de toute cette nouveauté, Edmée visitait la maison de négoce, se familiarisant avec les lieux. Au troisième étage, au-dessus du grand salon, Théophile et elle avaient investi une vaste chambre, antérieurement celle de monsieur et madame Espierre. Les deux hautes fenêtres donnaient sur la courbe du fleuve. La vue était étendue, la jeune femme pouvait contempler tous les quais de Bordeaux, des Chartrons à ceux du quartier Sainte-Croix où se trouvait les chantiers navals. À côté jouxtait un salon, qui donnait sur la cour et sur la rue adjacente. Il y avait ensuite une petite chambre dévolue au petit garçon et à sa nourrice. Le temps venu, Louison irait prendre ses quartiers dans les pièces au-dessus de la cuisine de l’autre côté de la cour. Chacun prenait sa place.
***
Le soir venu, tous se retrouvèrent dans la salle à manger à côté du grand salon. Tout en longueur, la pièce donnait par deux hautes fenêtres sur la rue Barreyre qui longeait l’immeuble et au-delà sur la campagne. Le mobilier était de manufacture récente, la table était de chêne sombre et pouvait réunir plus d’une douzaine de personnes. Sur le mur entourant le vaisselier des tableaux représentant des scènes champêtres décoraient le tout. Edmée s’était habillée avec modestie, ne voulant pas froisser sa belle-sœur par un étalage qu’elle pourrait considérer comme ostentatoire car à la dernière mode, alors qu’à Paris sa vêture était jugée comme bien modeste. Elle arborait une robe en linon retenue sous la poitrine de couleur puce rappelant par sa coupe les robes à la chemise, mais c’était déjà trop pour Henriette, elle qui arborait une robe de couleur gris foncé encore appuyée sur le buste et la taille. Si jusque-là cette dernière n’avait fait que peu attention à ce qu’elle considérait comme des frivolités, elle était, sur l’instant, jalouse de cette grâce affichée par sa belle-sœur qui était d’autant plus enviable qu’elle était naturelle. L’une ressemblait à une nymphe et l’autre à un parangon de vertu. Henriette décida une bonne fois pour toutes que sa belle-sœur n’avait rien dans la tête. Son jugement faussé par sa jalousie mettait pour une fois en défaut sa propre intelligence. Elle bouillait de l’intérieur. Comment son frère avait-il pu ramener cette femme ? Elle était trop belle pour être honnête. Son frère ne saurait jamais tenir son épouse. De plus, quelle idée d’avoir pris femme avec enfant, un petit démon qui ne devait pas tenir en place, sans nul doute, et qu’elle avait essayé d’écarter de sa table ! Un enfant à la table des adultes ! Cette femme était sûrement inconséquente. Seulement Théophile avait changé, lui qui jusque-là l’écoutait au doigt et à l’œil, il s’affranchissait. Elle était consciente qu’il avait louvoyé pour l’épouser et son excuse donnée d’héritière potentielle ne l’avait pas convaincu. Elle comptait bien mettre cela au clair. Elle était sûre que cette femme avait mis le grappin sur son frère pour sa fortune. Elle ne se laisserait pas dépouiller impunément sans combattre. Elle n’avait pas hérité de la maison de négoce uniquement, car elle était une fille, bien que son père la crût plus capable que son frère, de cela elle était certaine, il n’en avait pas moins suivi la tradition. Il avait fait hériter son fils unique tout en protégeant sa fille. Henriette avait hérité d’une partie de la maison et de ses actifs suffisamment conséquents pour que le frère et la sœur ne songent pas à se séparer.
Le premier souper de la nouvelle famille de la maison de négoce Espierre, bien que tendu, se passa sans heurts. Edmée fit la connaissance de son beau-frère, monsieur Lhotte. Le mari d’Henriette faisait insipide à côté d’elle. À première vue, il était affable, voire bonasse et bien, que visiblement sous la coupe de sa femme, il se montrât aimable vis-à-vis d’Edmée. Henriette était un peu crispée, mais cela servait ses visées. Elle laissait donc son mari tout en bonhomie faire la conversation à leur belle-sœur, espérant que celle-ci dévoile quelques pans de sa vie voire quelques contradictions. Sous ses paupières lourdes, l’air de ne pas y toucher, il se renseignait. « Chère belle-sœur, il m’a semblé comprendre que vous étiez de la région ?
– Oui, les familles de mes parents sont du Médoc, mon père était le châtelain du château Vertheuil.
– vous êtes une Vertheuil ! Ne put s’empêcher de s’exclamer son interlocuteur. Edmée comprit alors à quel point, il n’avait pas été renseigné sur elle, ce qui la surprit, tout comme Théophile, qui jeta un regard interrogatif à sa sœur. Avait-elle tellement été assurée que ce mariage ne se ferait pas qu’elle n’en avait pas parlé à son époux ?
– mais enfin Paul-Amédée, je vous l’ai dit, la tante d’Edmée est la dernière représentante du château Lamothe Cissac !
Monsieur Lhotte s’excusa de son inadvertance, comprenant qu’il avait commis un impair. « Je suis désolé, chère belle-sœur. Tout à la joie de ce mariage inattendu, j’en ai oublié votre parentèle. De plus, je suis tellement préoccupé par les derniers évènements qui influent sur la Bourse que j’ai du mal à me concentrer sur le reste. Vous ne m’en voulez pas, j’espère ?
– Non, non bien sûr, vous êtes tout pardonné !
– Avez-vous vécu longtemps au château Vertheuil ?
– En fait, jamais. J’ai été élevé au château Lamothe. Mon père est décédé sur le navire qui nous menait de Saint-Domingue.
– Il vous a mené à Saint-Domingue !
– Non, non, je suis née à Cap-Français, mon père y avait des biens.
– Une plantation, je suppose ?
– Je crois, j’étais une enfant, je ne me souviens que de la maison de ville.
Comprenant ce qu’il cherchait à savoir, elle lui coupa l’herbe sous les pieds. Tout en souriant, elle rajouta. : « – Il m’a semblé comprendre que nous n’avions plus rien dans cette colonie.
– Ce n’est pas plus mal au vu des révoltes des nègres.
Rosa qui servait à table resta impassible, mais Edmée sentit sa crispation, elle lui sourit en croisant son regard.
Monsieur Lhotte sentant que la conversation ressemblait trop à un interrogatoire, s’en excusa, mettant cela sur le compte de la curiosité. « Ce n’est rien, monsieur Lhotte, il faut bien apprendre à nous connaître. » Edmée posa alors quelques questions sur la maison et le travail qu’elle demandait. Monsieur Lhotte apprécia cet intérêt. De leur côté, Henriette et Théophile intervinrent très peu, laissant leurs pensées cheminer.
***
La vie dans la maison de négoce s’installa. Edmée prit son rôle de maîtresse de maison en main, celui qu’Henriette voulut bien lui laisser. Elle s’occupa de la maison et du confort de chacun. Benoîte et Rosa vinrent désormais chercher la plupart du temps leur ordre auprès d’elle et s’en trouvaient mieux, d’autant qu’Edmée participait aux tâches. Elle aimait cuisiner, notamment les desserts, et elle appréciait aller faire le marché. Cela déconcerta quelque peu Henriette qui prenait sa belle-sœur pour une poupée, mais n’y trouvant rien à redire, elle laissa faire. Théophile quant à lui était heureux de cette implication dans la vie domestique d’autant que lui-même était happé par la vie de la maison de négoce et n’avait guère de temps à lui accorder. Il n’était pas question pour lui de compter son temps. La journée d’un commissionnaire ou d’un armateur, à la différence de celle d’un magistrat, commençait tôt et se terminait tard. Elle se partageait entre les magasins, les chais, les entrepôts des Douanes, et le comptoir. La seule rupture de sa journée se faisait en fin de matinée. Il se rendait alors avec Henriette ou son époux à la Bourse pour y prendre la température du commerce, y procéder aux achats et aux ventes de produits sur échantillons ou spéculer sur les lettres de change.
Si Edmée s’adaptait à cette nouvelle vie, le comportement d’Henriette la laissait mal à l’aise. De plus, une chose la taraudait, elle pensait plus que jamais à sa tante. Elle ne doutait pas de sa disparition, mais qu’était-il arrivé à Jeanne-Louise ? Elle avait demandé de l’aide à Tallien pour savoir ce qu’il était advenu. Térésa avait pesé de tout son poids sur celui qui était devenu son époux, mais la seule chose qu’Edmée put obtenir, ce fut que Jeanne Louise était décédée au château Lamothe. Elle ne savait pas pourquoi, mais cela l’avait laissée insatisfaite. Elle finit par se confier à Théophile. Il ne comprenait pas très bien ce qu’il pouvait y avoir à rajouter, mais, conciliant et un peu par curiosité, il lui proposa de l’accompagner au château. Cela la calma.
***
À la demande de Théophile, Edmée avait patienté jusqu’aux premiers beaux jours. L’ancienne route romaine qui menait jusqu’au Médoc souffrait de vétusté et par mauvais temps sa pratique était difficile. Comme il n’y avait pas d’urgence, ils attendirent l’approche des fêtes de Pâques pour s’y rendre. À eux se joignit le couple Lhotte. Henriette s’était imposée avec son mari sous prétexte de curiosité, prétendant que cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas éloignés de Bordeaux.
Le voyage jusqu’au château Lamothe prit trois bonnes heures. En dépit des soubresauts de la berline donnant un inconfort aux voyageurs, la route ne fut pas désagréable. La nature s’éveillait, plantes et oiseaux l’annonçaient. Jonquilles, pâquerettes, pervenches, crocus, arbres fruitiers coloraient plaisamment le bord des routes. Les oiseaux piaillaient de joie sous les rayons du soleil. Edmée rêveuse ne quittait pas des yeux le décor environnant. Elle était, encore embuée d’un mauvais rêve dans lequel un rapace et un rongeur la guettaient, elle ne doutait pas, qu’il y ait une signification à cela, mais elle ne savait laquelle. Ils traversèrent le village du Bouscat, de Blanquefort et puis de Margaux et de Pauillac. Après avoir longé, sous la frondaison des platanes, la Garonne miroitant sous les ardeurs du jour, ils s’enfoncèrent entre les champs de vignes vers Cissac. Ils arrivèrent devant les grilles du château Lamothe-Cissac en fin de matinée. Le soleil inondait sa façade. À sa vue, le cœur d’Edmée se contracta. Elle était oppressée par l’inconnu. Que s’y était-il passé ? Elle descendit de la berline, franchit le portail entrouvert bloqué par la rouille, cet état empêchant son ouverture complète. Théophile lui avait bien expliqué que visiblement il n’y avait personne, mais elle n’avait rien voulu entendre. Des images du passé se présentèrent à sa pensée. Revinrent à sa souvenance les fausses gronderies de sa tante quant à ses fugues de la bibliothèque où elle était supposée étudier. Elle se revit tenant la main de madame Cissac qui lui expliquait ce qui les entourait. La tristesse la submergea. Partout où elle regardait, ce n’était que désolation. Le château n’était visiblement plus entretenu, ses volets intérieurs étaient fermés, la cour pavée était envahie de mauvaises herbes, les parterres n’étaient plus que broussailles, le jardin d’agrément était à l’abandon comme tout le reste. Edmée en avait les larmes aux yeux. Suivie de son époux, elle s’avança vers le perron, le gravit et ne put s’empêcher d’essayer d’ouvrir la porte. Celle-ci sous scellés était close, bien entendu Edmée le savait, mais cela avait été plus fort qu’elle. Théophile attendait en bas des marches, ému de la tristesse évidente de son épouse. Il la regarda se diriger vers l’une des portes d’un des corps latéraux, ce fut le même constat. Les larmes coulaient le long de ses joues. Elle regardait autour d’elle, elle rageait, personne ne s’adressait à elle, aucun Être de lumière pour lui montrer la voie, pas une apparition pour lui donner une réponse. Il y avait tant de questions derrière ces portes fermées. Elle se retourna, Théophile, solide, l’attendait. Il la prit dans ses bras, elle se laissa aller contre l’homme qui l’aimait plus qu’elle ne réussissait à lui rendre. Elle était glacée, blanche malgré la douceur des températures. Théophile craignit un instant qu’elle ne perde connaissance. Ils revinrent vers la berline, Henriette en était descendue, elle se dégourdissait les jambes. Ce fut elle qui fit remarquer que les vignes avaient été entretenues récemment. Cela éveilla leur curiosité et donna de l’espoir à Edmée. Paul-Amédée proposa d’aller jusqu’au village, quelqu’un pourrait peut-être les renseigner. Les métayers bien sûr ! Eux devaient savoir quelque chose. Ils remontèrent dans la berline et partirent pour le village de Cissac qui était entre eux et le château de Vertheuil. Théophile n’était pas très à l’aise à l’idée de s’arrêter au village. Si la Terreur s’était interrompue un peu moins d’un an auparavant, il n’en restait pas moins que la paix n’était pas assurée entre les différents membres de la nouvelle société qui émergeait. Edmée était déçue. Elle avait espéré quelques signes en venant au château, apercevoir le fantôme de madame de Cissac comme dans son enfance, mais il n’y avait même pas eu un frémissement dans l’air. Aussi, s’accrocha-t-elle à l’espoir de rencontrer quelqu’un qui puisse les renseigner. Elle laissait courir son regard sur le décor environnant sans vraiment s’arrêter sur quelque chose. Ce fut Paul Amédée qui fit remarquer qu’il y avait trois hommes dans les rangs de vigne sur leur gauche. Cela interrompit la rêvasserie d’Edmée qui fixa son attention dans la direction indiquée. « Théophile, arrêtons-nous, je crois que je connais un de ses hommes ! » Il fit arrêter la berline le long du vignoble et descendit. Il fit signe aux hommes. L’un d’eux le remarqua et après un conciliabule avec ses comparses il s’approcha. Des trois hommes, il était le plus âgé. « Bonjour, excuse-nous de te déranger, mais mon épouse aimerait un renseignement. » L’homme intrigué releva la tête et croisant le regard d’Edmée il s’en détourna ostensiblement, du moins ce fut l’impression qu’elle eut. Elle descendit de la voiture et examina l’homme. Elle n’était pas bien sûr de le reconnaître, mais sa réaction lui laissa supposer que lui l’avait reconnu. « Bonjour citoyen, je ne sais si tu me reconnais, mais je suis la nièce de madame Lamothe-Cissac et j’aurai aimé savoir ce qui est advenu d’elle.
– Ah ? Vous êtes la petiote ? On vous croyait morte. Pour madame la comtesse, elle est morte comme toute sa famille, c’est pas un secret.
Théophile reprit l’entretien, l’homme quelque peu effronté semblait ne pas vouloir tout dire.
– Et que lui est-il arrivé ?
– Elle est morte au château, citoyen, de maladie, je crois bien. Ça s’est passé quand la garde nationale est venue l’arrêter. C’est tout ce que je sais.
– Et tu l’as su comment ?
– Par le capitaine qui est venu l’arrêter, il pestait, car il était arrivé trop tard !
– Elle était seule au château.
– Bien sûr que non, citoyen. Elle était avec la Jeanne et la Mirande. La garde a embarqué tout ce petit monde.
Après quelques questions supplémentaires, ne pouvant rien en tirer de plus, ils le saluèrent. Edmée qui voulait en avoir le cœur net le quitta en lui demandant s’il était bien un des métayers du château. L’homme pris de court par cette requête de dernière minute acquiesça et tourna le dos. Visiblement, il ne voulait rien rajouter d’autre. Revenus vers les deux hommes qui travaillaient avec lui, il se contenta de répondre à leur questionnement mué que c’était une folle à la recherche de fantômes.
Dans la berline qui repartait vers le village de Cissac, Edmée fort désappointée prit la main de son époux pour se rassurer. Henriette qui de la voiture avait tout entendu et écouté demanda à sa belle-sœur comment il se faisait que le métayer ne l’eût point reconnu. « C’est somme toute normal, j’ai quitté le château enfant et n’y suis revenu par la suite que de façon sporadique avec ma tante. De plus, il ne m’a vu que de loin, je n’avais guère de rapport avec les serviteurs extérieurs au château. »
Henriette ne rajouta rien et laissa faire le rouage de ses pensées échafaudant une possible imposture d’Edmée. Ce qui lui convenait parfaitement.
***
Les jours, les semaines, les mois passèrent, Edmée trouva sa place au sein de la maison de négoce et dans la communauté des Chartrons. Comme elle ne s’occupait en rien des affaires de son époux, Henriette l’ignorait la plupart du temps, respectant un statu quo. La paix régnait donc au quai des Chartrons, tout au moins selon le point de vue de Théophile et de son beau-frère. C’était assez vrai. Bien qu’Edmée restait sur ses gardes et qu’Henriette réfléchissait et tramait, essayant de manipuler son frère.
Théophile avait présenté à tous ses amis, à toute la société bordelaise, son épouse. Edmée avait séduit et était invitée chez tous ceux qui comptaient dans le négoce bordelais, les Gradis, les Bethmann, les Imbert, les Van Beynum, les Barton et bien sûr les Cabarrus. Plus elle était appréciée par leur entourage, plus Théophile était fier, plus il le montrait. Sa sœur, quant à elle, était de plus en plus jalouse et le cachait de moins en moins bien.
Tous affectionnaient la compagnie de la jeune femme. Dans le cercle restreint qu’elle fréquentait, elle était reconnue autant pour sa beauté que pour son discernement. Toute de modestie, elle faisait des recommandations venues tout droit des êtres de lumières qui avaient repris leur place autour d’elle. Ceux qui suivaient ses conseils devenaient des amis, la trouvant très sage et bonne conseillère. Ceux qui ne s’en laissaient pas compter découvraient trop tard qu’elle avait raison, certains, obtus, ne l’admettaient pas. Avec le temps, Edmée faisait passer ses prédictions pour des conseils. Elle avait gagné en sagesse et elle ne voulait pas que sa vie soit perturbée par la peur des uns pour ses dons et par le désir des autres de connaître leur avenir. En plus de ses qualités naturelles, elle avait un atout majeur. Par les Cabarrus, tous surent qu’elle était dans les bonnes de grâce de Paris, et ce n’était pas rien. Entretenant une correspondance avec Rose, Térésa, madame Hosten-Lamothe et Pierre-Clément, elle était au fait de tout ce qui se tramait au sein du gouvernement du Directoire. Rose était devenue Joséphine en épousant un jeune général Corse, dénommait Bonaparte, qui allait de victoire en victoire. Térésa avait remplacé Rose auprès de Barras abandonnant Tallien à son sort. Quant à Pierre-Clément, il était entre l’Espagne et le Béarn.
Dans le confort de sa nouvelle vie, Edmée n’avait pas oublié ni madame Mirande ni Jeanne ? Elle n’arrivait pas à faire son deuil, elle avait encore perdu une famille. Son sort serait-il d’être toujours en quête d’une parenté ? Même l’Éthiopienne ne faisait plus d’apparition malgré ses prières. Ses accointances parisiennes n’arrivaient pas à lui fournir d’information sur le devenir de la gouvernante et de la chambrière de sa tante. Restée sur le constat que si le château n’était pas entretenu, les terres, elles, l’étaient, elle chercha à savoir qui pouvait bien administrer les biens de sa tante. Elle avait essayé vainement de joindre monsieur Dambassis. Pas plus que Joséphine en son temps, Térésa n’avait réussi à obtenir de Barras l’identité de celui qui avait fait mettre les scellés sur les biens d’Edmée. Ce fut par l’entremise de Pierre-Clément, à qui elle écrivait sa frustration de ne pouvoir retrouver ses biens, alors qu’une loi était passée, rendant leurs biens à plus d’un héritier des victimes de la terreur, qu’elle apprit le nom du notaire de sa tante à bordeaux. Il ne s’était pas résolu à lui dire que l’information était dans le dossier qu’avait constitué son tortionnaire, Joseph.
***
Maître Collignan. Rue Judaïque. Allait-elle savoir ? Edmée s’était préparée avec soin. Elle avait misé sur la sobriété. Elle était venue seule. Elle n’en avait pas parlé à Théophile, il aurait tenu à l’accompagner pour l’aider à gérer ses affaires, elle n’aurait pas su comment le lui refuser. Elle avait demandé à Gérôme de faire atteler la voiture, car elle sortait. Cela ne le surprit pas, et n’aurait étonné personne dans la maison. Edmée visitait régulièrement ses nouveaux amis et bien sûr elle ne pouvait s’y rendre à pied. Elle annonça au cocher sa destination qu’au dernier moment. Arrivée devant l’hôtel particulier du notaire, elle aspira un grand coup et monta les trois marches qui menaient à la porte. Un valet lui ouvrit et ayant pris sa carte, il la guida jusque dans un salon élégamment meublé afin de patienter.
Le notaire était dans la force de l’âge, il avait tout d’un notable. Élégamment habillé, les binocles au bout du nez, il y avait dans sa physionomie quelque chose de rassurant qu’appréciaient ses clients. Quand son valet lui donna le carton et qu’il lut le nom, il passa sa main dans son opulente chevelure blanche comme neige, et fronça les sourcils. Il n’était pas vraiment surpris par la venue de sa visiteuse, il pensait même savoir quel était le sujet de sa venue, mais il ne s’attendait pas à la voir se présenter seule. Cela annonçait une certaine détermination. Décidément, il y avait de l’orage dans l’air. Bien entendu, il savait qui était madame Espierre. Elle ne lui avait pas été encore présentée depuis son arrivée à Bordeaux, mais il avait eu beaucoup de retours quant à la beauté de la dame qui avait l’air d’égaler sa bonté. En fait, il n’avait qu’un retour négatif et quelque peu suspicieux quant à son honnêteté et celui-ci était justement venu à lui deux jours auparavant par une personne assurée de son imposture et désirant se renseigner sur celle-ci. Il allait devoir se faire son propre avis. Il descendit recevoir sa visiteuse.
Le notaire ne fut pas déçu par la beauté de sa cliente, elle était à la hauteur de sa réputation. Il avait découvert la jeune femme à la fenêtre du salon regardant ostensiblement dans le jardin. Se retournant à son entrée, elle souleva la voilette de son chapeau et elle l’avait transpercé ses yeux translucides. Tout en étirant un sourire gracieux, avec élégance elle lui tendit sa main qu’il serra à l’anglaise. Il apprécia sa silhouette élégamment vêtue et sa démarche souple. Tout en se présentant, il la guida jusqu’à son bureau. Elle s’assit sur l’un des fauteuils à cabriolet avec dossier en médaillon. Elle remarqua l’élégance de leur facture, tout comme les murs recouverts de boiseries moulurées incluant les étagères des bibliothèques. Maître Collignan s’installa face à elle avec pour décor la porte-fenêtre qui semblait donner sur le jardin. Derrière son bureau plat, au-dessus de cuir vert, vide de tout ou presque, il n’y avait que son encrier et ses plumes, il la jaugeait. Edmée était impressionnée par la pièce, mais l’homme avait quelque chose de paternel qui l’a mis en confiance. « – Avant toute chose, je suppose madame que vous savez que je suis le notaire de la maison Espierre ? » Edmée fut surprise, elle l’ignorait, dans son for intérieur elle pensa qu’elle n’avait aucune raison d’en être instruite. « – À vrai dire non. Je ne le savais pas, mais ce pour quoi je suis venue n’a rien à voir avec mon mari ou ses biens. De toute façon comme vous devez le savoir, nous nous sommes mariés sous contrat avec séparation des biens. » Effectivement son mariage avec Théophile s’étant précipité après sa demande, il s’était déroulé dans l’intimité. Il n’avait eu pour témoin que l’entourage de la jeune femme. Rose et Térésa avaient servi de témoin à Edmée, et à la grande surprise de Théophile, Tallien et Barras s’étaient proposés pour être les siens. Il avait naturellement accepté l’offre, n’ayant personne d’autre pour tenir ses rôles. Outre la signature du mariage à l’hôtel de ville, un contrat de mariage avait été effectué chez un notaire, maître Vaullois. Cela avait surpris l’entourage de la jeune mariée d’autant qu’elle avait accepté la séparation de biens. Personne, même pas la mariée, n’avait alors pu imaginer que cette condition avait été fortement conseillée par la sœur de Théophile, déjà suspicieuse et doutant de l’éventuelle fortune de sa future belle-sœur. Sans en donner les détails, elle expliqua tout ceci à maître Collignan. Bien qu’il n’en laissa rien paraître, il fut étonné et impressionné par le nom des témoins de ce mariage précipité, tous étant de notoriété publique. Sa précédente visite avait omis de lui faire part de tout ceci, peut-être était-ce inconnu d’elle ? « Je ne sais si vous le savez, mais je suis née Vertheuil-Reysson et je suis la nièce de Jeanne Louise Lamothe-Cissac dont je pense être la seule héritière. J’ai appris par un ami que pour mes biens bordelais vous étiez le notaire de famille.
Le notaire ne nia pas, il connaissait déjà l’identité supposée de sa visiteuse. Suspicieuse, sa précédente visite était venue chercher des preuves, preuves qu’il n’avait pu fournir. L’aurait-il pu qu’il ne l’aurait pas fait, le secret professionnel faisant loi.
– C’est exact, je suis le notaire de ces deux familles et je suppose que vous désirez vous appuyer sur le décret voté suite à la proposition du citoyen Boissy d’Anglas ?
– C’est un fait, mais je suis tout d’abord là pour ma tante ayant été son notaire, vous savez peut-être comment elle est décédée.
Maître Collignan fut désarçonné par la demande. Il avait pour habitude l’intéressement matériel de ses clients et voilà que celle-ci venait pour des renseignements tout autres. Renseignements fort délicats, au demeurant. « Vous n’allez pas trouver de satisfaction dans ma réponse. La dernière fois que j’ai eu affaire avec madame Lamothe-Cissac, elle était très mal en point. Elle m’avait fait venir auprès d’elle, elle ne pouvait déjà plus se déplacer, afin de mettre en place un testament qui faisait de sa nièce sa légataire universelle. Il m’a semblé comprendre, par une information que je détiens de sa gouvernante, qu’après la mort de son enfant et le départ de son époux, elle s’est laissée, comment dire… mourir. Mais je n’en sais pas plus. Les dernières nouvelles que je détiens sont venues par la rumeur, elle serait décédée le jour de son arrestation. » Edmée était déçue, l’information était toujours la même, mais en fait qu’aurait-elle voulu savoir de plus ? Que cherchait-elle ? « Au sujet de sa gouvernante, madame Durant, et de sa chambrière, savez-vous ce qu’elles sont devenues ?
– Toujours par la rumeur, je sais qu’elles ont été arrêtées ce jour-là. Par contre, je ne saurai pas vous dire ce qu’elles sont devenues. Cette période a été sombre et mouvementée pour tous. Personne ne voulait se faire remarquer et n’osait quémander quoi que ce soit. De plus, si je ne m’abuse, l’une comme l’autre n’avait pas de famille, donc personne n’a dû s’en préoccuper. La seule chose que je sache, c’est que l’ordre venait de Paris. Si je puis me permettre, cela devait être lié avec votre oncle. En avez-vous des nouvelles ?
– Non ! Aucune. Et je n’y tiens pas. Vous savez s’il y a des registres ou tout du moins où je pourrais m’adresser pour avoir ces renseignements.
– Avec la fin de la terreur, beaucoup de dossiers ont mystérieusement été détruits ou ont disparu. Je crains que vous n’obteniez guère plus de réponses. Je puis toutefois vous faire une lettre d’introduction, auprès de notre maire, monsieur Jean Ferrière.
– Je vous remercie. Et pour mes biens, que dois-je faire ?
– Tout d’abord, il va me falloir des lettres attestées par notaire comme quoi vous êtes bien mademoiselle Vertheuil-Reysson.
– Pourquoi ! Vous en doutez ? Vous pensez bien que les personnes qui ont signé mon acte de mariage connaissaient mon identité. Rose de Beauharnais a fait ma connaissance alors que ma tante était encore en vie.
– Madame, ne vous offusquez pas, là n’est pas la question, mais j’ai besoin de ces assurances pour faire avancer votre dossier. Vous n’êtes pas sans savoir que ces biens sont sous séquestres et il va m’être demandé toute une multitude de documents pour monter un dossier.
– Bien sûr, excusez-moi. Je n’ai pas de nouvelles de monsieur Dambassis qui est supposé gérer mes biens parisiens qui sont eux-mêmes sous scellés. Il est immigré en Suisse. Par contre, je peux demander à Pierre-Clément de Laussat et bien sûr à Rose pour les attestations. Autre chose, je me suis rendu jusqu’au château Lamothe, et force m’a été de constater que si le château n’est pas entretenu, les vignes, elles, elles le sont.
– Ah ! Voilà qui est curieux, je vais me renseigner, mais ne soyez pas pressé, cela risque d’être long. Et par vos amis, avez-vous la possibilité d’obtenir quelque avancement dans vos affaires ?
– Ils essaient, mais je ne sais pas où est le problème. Malgré leurs positions, cela ne bouge pas.
Après quelques politesses, Edmée quitta le notaire. Celui-ci se demandait bien sur quoi reposaient les suspicions d’Henriette Lhotte, car c’était elle qui deux jours avant était venue chercher des renseignements pouvant mettre en porte à faux l’identité de sa visiteuse.
***
Novembre 1797.
Il était près de minuit quand les deux sages-femmes arrivèrent à l’hôtel Espierre. La nature avait décidé qu’Henriette et Edmée accoucheraient au même moment. Si pour Edmée l’accouchement fut rapide et se fit avec facilité, pour Henriette dont cette naissance tenait du miracle après plusieurs fausses couches, la venue de l’enfant fut beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile. On crut la perdre, ainsi que le nouveau-né. Elle ressortit exsangue de cette épreuve et mit plusieurs semaines à retrouver la santé.
Henriette remise sur pied, les deux enfants furent baptisés à la maison commune puisque l’église ne pouvait plus le faire. La fille d’Edmée fut prénommée Louise et le fils d’Henriette fut prénommé Théodore. Ils furent présentés aux amis de la famille dans la maison de négoce, où fut donné un banquet pour l’occasion. Henriette présentait son fils avec fierté, répétant à qui voulait l’entendre que son héritier était magnifique. Tout le monde comprenait la joie de la mère, bien que certains pensaient qu’elle en faisait trop. Théophile était quelque peu gêné, quant à Edmée compréhensive, elle ne faisait pas attention aux dires répétés de sa belle-sœur. Elle se préoccupait de tisser les liens entre son petit Hippolyte et sa petite sœur que Louison tenait délicatement dans ses bras. La maison de négoce entra dans une période de béatitude, où les nouvelles naissances étaient souvent le centre d’intérêt de tous, tout au moins le sujet de la plupart des conversations. Malgré son nouveau statut de mère, Henriette ne négligea en rien ses responsabilités au sein de la maison de négoce. Et elle, comme Edmée ne pouvant allaiter, il fut engagé une nourrice qui s’occupa des deux nourrissons.
***
La grossesse d’Edmée ne l’avait pas empêché de demander un rendez-vous auprès de monsieur Jean Ferrière, le maire de la ville. En fait, elle connaissait le maire et son épouse, que l’on surnommait la belle Ferrière. Elle avait donc été reçue au sein de la maison de négoce Ferrière-Colck, au 70, quais des Chartrons, soit un pâté de maisons de la sienne. Madame Ferrière, née O’quin, avait la première fois été fort curieuse de rencontrer Edmée, sa réputation de beauté étant venue jusqu’à elle. Elle n’était pas jalouse, mais curieuse, elle avait eu son temps de gloire et en gardait toujours la réputation. La modestie de la jeune femme l’avait conquise, aussi avait-elle toujours du plaisir à la recevoir. Ce jour-là, elle était simplement surprise de la demande formelle de rencontrer son époux. Comme Edmée devait patienter, elle l’a reçue dans son salon. « Je suis désolé, Edmée, Jean n’a pas fini son entretien avec des membres de la municipalité.
– Ce n’est pas grave, j’ai comme ça le plaisir de vous voir.
– Vous prendrez bien quelque chose en attendant, on va nous apporter des rafraichissements.
– Avec plaisir.
S’en suivit une conversation sur les enfants et la grossesse en cours d’Edmée qui était alors avancée, mais à peine visible. Le temps passant madame Ferrière ne résista guère longtemps à la curiosité. « Si je ne suis pas trop indiscrète, vous venez voir mon époux pour obtenir quelques conseils ou informations, je suppose ?
– Oh ! Ce n’est pas un secret, j’aurai aimé savoir s’il avait un moyen de connaître la destinée de la gouvernante et de la chambrière de ma tante. Mon notaire m’a dit que j’avais une petite chance qu’il puisse faire quelque chose pour moi.
– C’était une madame Durant, si je ne m’abuse ?
– Oui, c’est cela.
– Lorsque la garde nationale à la demande du comité de salut public est allée arrêter votre tante, mon époux était lui-même emprisonné. La période a été pénible pour tous, nous étions terrorisés. Quand il a été relâché, les choses avaient bien changé, Tallien était à Paris et Térésa avait fait ouvrir les portes des prisons. Ici, ce que l’on pourrait appeler une purge a été effectué, les uns ont été arrêtés, les autres ont pris la fuite à leur tour et au milieu de tout ça il semblerait que des dossiers aient disparu. Mon mari a supposé que ce fût pour éviter de faire des liens.
– monsieur Collignan m’en a dit deux mots. C’est au cas où ?
– Je comprends Edmée, mais n’espérez pas trop.
Maître Collignan comme madame Ferrière avaient eu raison, il ne fut pas possible d’en savoir plus.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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