épisode 007
1717, La Compagnie du Mississippi
Quatre ans après la mort de Louis le grand, la France vivait une régence qui déliait bien des langues. Philippe d’Orléans avait récusé le testament de son oncle et avait pris en main les destinées du pays et cela avec plus de sérieux que les commérages propagés sur ses dîners fins laissaient en espérer.
Comme de coutume lors de ses séjours à Bordeaux, le chevalier de Saint-Aubin logeait avec sa femme chez son beau-père dans son hôtel du quartier de la Rousselle. Cadet du vicomte de Castelnau, de santé fragile, il n’avait pu rejoindre les rangs de l’armée comme le voulait sa position. Il vivait de l’usufruit des terres de Saint-Aubin et de Cujac qu’avait bien voulu lui concéder son aîné à la mort de leur père. Son mariage avec madame de Martignas, troisième fille du vicomte de Pémollier de Saint-Médard de Saint-Martin de Jalez, avait peu consolidé et amélioré son train de vie.
Pour les fêtes pascales, le couple séjournait donc chez le vicomte de Pémollier donnant sur la place sainte Colombe tout près du palais de l’Ombrière. De par son aisance, dû aux poudreries royales installées dans ses terres, ainsi que du moulin de Gajac et des deux péages sur les routes qui traversaient son domaine pour aller vers l’océan, le maître des lieux pouvait se permettre de donner des dîners somptueux lors desquels une vingtaine de convives se retrouvaient autour de sa table. La chair y était bonne, chaque produit venait de ses métairies et son cuisinier était reconnu pour ses recettes, aussi personne n’aurait songé à se soustraire à son invitation. Ce fut lors d’un de ses dîners que monsieur de Saint-Aubin entendit parler de la Compagnie du Mississippi. La conversation commença avec l’arrivée des entremets, Monsieur Jean d’Abzac de Falgueyrac, qui revenait de Paris, s’entretenait avec sa voisine et était volubile sur le sujet. Ce qui attira l’attention des autres convives, pris dans d’autres cercles de conversation, fut une remarque qu’il fit et qui déclencha une exclamation d’étonnement de son auditrice : « — si, si madame, je vous assure certains multiplient leur fortune par quatre ou cinq ! Et cela sans rien faire d’autre…
— Excusez-moi, monsieur d’Abzac, mais je n’ai point entendu le début de votre fabuleuse histoire. Intervint madame de Martignas assise dans la diagonale qui subissait de la part de son voisin des interférences dont elle n’avait cure. L’épouse de monsieur de Saint-Aubin était une femme d’une grande froideur aux traits réguliers et hautains, que sa blondeur accentuée, et que ses yeux métalliques presque bridés confirmaient tout autant que sa bouche dédaigneuse à la lippe prononcée. Elle n’était pas laide et aurait pu passer pour une belle femme si son mépris affiché n’était une barrière infranchissable pour l’agrément. Monsieur d’Abzac flatté par cette intervention qui avait attiré sur lui toute l’attention, lui sourit en hochant la tête. Il se mit donc à raconter après avoir fait patienter son auditoire en réclamant un verre de vin au laquais posté derrière lui : « — ne vous inquiétez pas, je vais vous faire l’histoire de ce miracle qui pourtant est bien terrestre. Vous avez tous bien entendu parlé de ce fabuleux pays qu’est la Louisiane et que monsieur Cavalier de la Salle à découvert pour feu notre roi. Ce pays est lié à un personnage fascinant, un Écossais dénommé John Law. L’homme est parvenu à convaincre notre Régent, Philippe d’Orléans, d’accepter un système qui remplirait les caisses de l’État considérablement endetté par les nombreuses guerres menées lors du règne précédent. Ce monsieur a converti les créances de dettes en actions de la Compagnie d’Occident, appelée également « du Mississippi ». Ces actions s’arrachent rue Quincampoix à Paris. Il a lancé une vaste opération de propagande en faveur de la colonisation et il a lui-même investi dans un immense domaine dans ce pays, pour vous dire si l’on peut avoir confiance en cet homme. Le système inventé par monsieur Law est si pertinent que la banque générale, qu’il a créée, est devenue Banque Royale, garantie par le roi. Pour parachever son œuvre, la Compagnie d’Occident a absorbé d’autres Compagnies coloniales, dont la Compagnie du Sénégal, la Compagnie de Chine et la Compagnie française des Indes orientales, et est devenue la Compagnie perpétuelle des Indes. Pour parachever son œuvre, et c’est là, à mon avis, le plus grand de tous ces miracles, il a transformé notre monnaie métallique par de la monnaie papier, bien plus pratique et de plus ayant plus de valeur ! »
Les « oh ! » et « les ah ! » de l’assemblée montraient au narrateur à quel point son explication avait effaré son auditoire. Monsieur de Saint-Aubin avait écouté dubitatif. Madame de Martignas, au contraire de son époux, enthousiaste, coupa à deux reprises monsieur d’Abzac pour demander un éclaircissement puis un supplément d’information. Pendant ce temps, sans interrompre l’intérêt général, les plats continuaient à défiler, pigeons, ortolans, grives, guignards et perdreaux rouges. Quand se présentèrent les petits entremets, crème à l’infusion de café, cardes à l’essence, choux-fleurs au parmesan, œufs au jus de perdreaux, truffes à la cendre, épinards au jus, haricots verts au verjus, omelettes au jambon, pattes de dindons, profiteroles de chocolat, petites jalousies et crèmes à la Genest, chacun s’imaginait riche comme Crésus. Les blancs-mangers, les pralines, les pains aux amandes et autres desserts n’étaient pas encore ingérés que la fièvre spéculative avait gangrené tous les cerveaux. Quand vint le moment pour le maître de maison de convier ses invités à le suivre dans le vestibule, seule pièce de l’hôtel assez vaste pour accueillir un orchestre et son public, les uns et les autres commentaient avec enthousiasme leur sentiment quant à cette aventure à laquelle beaucoup d’entre eux avaient l’intention de participer. Sur les marches de l’escalier d’apparat, quatre premiers violons, trois seconds violons, deux altos, deux violoncelles, une contrebasse et une cantatrice s’apprêtaient à offrir un récital de cantates de Rameau. Les invités se trouvèrent confortablement installés dans des fauteuils ou chaises pendant que des laquais et une servante leur proposeraient des rafraîchissements. Il fallut l’arrivée de la cantatrice et ses premières vocalises pour que tous se taisent. Le concert fut un succès peut-être à cause des rêves déjà ancrés en chacun et qui rendaient leurs esprits euphoriques. L’assistance fut enthousiaste et dithyrambique, les éloges pleuvaient, notamment sur la cantatrice dont la voix de mezzo-soprano avait fait merveille. Après moult félicitations et remerciements à leurs hôtes, les convives se retirèrent petit à petit laissant le calme et le silence derrière eux. Les membres de la famille retrouvèrent leurs appartements pour un repos bien mérité.
Madame de Martignas, qui se faisait dévêtir par la femme de chambre que sa mère avait bien voulu lui céder, interpella son époux qui essayait de se dérober. « — Je suppose monsieur que vous n’avez pas ignoré mon intérêt pour cette Compagnie de Louisiane. Il serait peut-être opportun que vous vous y intéressiez de plus près. Cet investissement me paraît digne d’attention.
— Madame, y apporter attention est une chose, mais trouver les liquidités en est une autre.
— Monsieur notre notaire est là pour cela ! Entre ma dot et les revenus de nos terres, ce serait le diable s’il ne vous en fournissait pas pour en multiplier la valeur.
Monsieur de Saint-Aubin allait répondre que ce miracle tant vanté lui semblait bien suspect, mais son épouse ne lui en laissa pas le temps. « — De plus le secrétaire de mon père se rendant à Paris sous huitaine, il serait bon que vous puissiez faire le voyage en sa Compagnie pour aller quérir quelques actions de ce Paradis. » Monsieur de Saint-Aubin, devant sa femme, battit en retraite, de toute façon il savait qu’elle insisterait jusqu’à épuiser toutes ses résolutions de résistance. Quant à céder, autant le faire de suite. De plus, son beau-père était favorable à ce projet, lui-même comptait bien se pourvoir de ces actions. Pourquoi vouloir se buter ?
épisode 008
L’acquisition ou les débuts de la fortune
L’ancien palais ducal, que l’on avait renommé palais de l’Ombrière, était un ensemble disparate de rajouts fait au fil du temps, un labyrinthe peu pratique dans lequel officiait la justice du roi. Dès la Saint-Martin, le parlement de Bordeaux et l’amirauté de Guyenne y tenaient leurs audiences, autant dire que tout ce qui comptait dans la capitale de la région s’y trouvait. Ce matin-là, monsieur de Saint-Aubin sous le regard pesant et insistant de la demande muette renouvelée de son épouse se décida, lui aussi à s’y rendre. Il savait pouvoir y retrouver le notaire de famille, Léon Barberet. Comme il était à deux pas, il ne demanda pas de chaise à porteurs, c’était pour lui une économie non négligeable. Il descendit sous le soleil clément de l’automne la rue Sainte-Colombe, tourna rue Saint-Jean, évitant les déchets qui jonchaient le sol et, le nez dans son mouchoir parfumé, les odeurs nauséabondes. Au bout de la rue, il se trouva face à l’ensemble des bâtiments médiévaux qui constituait le Palais. Il pénétra dans les lieux par la porte magistrale digne d’un château fort et entra dans la grande salle aux piliers titanesques de pierre. Elle était foisonnante d’un peuple de magistrats affairé. Où allait-il trouver son homme ? Il le savait là, comme tous les matins, mais comment au milieu de cette foule allait-il le repérer ? Il s’approcha d’un huissier et le lui demanda. L’homme imperturbable le toisa septique et lui fit remarquer la densité des personnes dans la salle. Monsieur de Saint-Aubin ne se laissa pas décontenancer et sortit de sa poche quelques liards qui firent un petit miracle. L’homme lui laissa entendre, tout en glissant avec dextérité les piécettes de cuivre dans sa poche, que si l’homme n’était pas là, il y avait de grandes chances qu’il soit au Salon ou à la buvette de la Tournelle, pour cela il devait prendre le couloir de gauche, monter l’escalier qu’il verrait sur sa droite et là il lui conseilla de demander son chemin à l’huissier sur place, mais il serait pour ainsi dire sur les lieux. Cela agaça un tant soit peu le chevalier, mais fataliste, il suivit les conseils. Le deuxième huissier, après avoir obtenu lui aussi quelques pièces, le fit tourner à nouveau et descendre par un autre escalier, mais la chance étant avec lui, il se cassa le nez sur monsieur Barberet en grande conversation avec un de ses collègues. Dès qu’il fut aperçu par celui-ci, reconnaissant son client et très surpris de le voir en ces lieux, il s’interrompit, s’excusant auprès de son confrère et salua monsieur de Saint-Aubin. « — Je puis vous entretenir un instant maître ?
— Bien sûr, que puis-je pour vous ?
— Lors d’un dîner chez mon beau-père, monsieur d’Abzac, de retour d’un séjour à Paris, nous à régaler avec la Compagnie de Louisiane, dont vous avez dû entendre parler ?
— Oui bien entendu voilà un beau système.
— Il nous a fait comprendre que l’on pouvait faire fructifier ses revenus en acquérant des actions de cette Compagnie. Comme vous vous en doutez, mon épouse et moi-même serions intéressés.
Le notaire se mordit la langue afin de réprimer un sourire narquois, car il savait et c’était de notoriété publique que son épouse le menait par le bout du nez, ce ne pouvait donc être que l’âpreté de madame de Martignas qui avait poussé son époux, plutôt timoré, à venir jusqu’à lui. « — Il est vrai que cette Compagnie appuyée par la Banque Royale est une manne providentielle à laquelle tous veulent puiser.
— Oui, providentiel semble bien le mot. Pour cela, il me faudrait obtenir des liquidités.
— C’est évident et vous aimeriez les obtenir de quelle façon.
Le notaire savait bien que monsieur de Saint-Aubin et son épouse, et cela malgré la position respective de leur famille, faisaient partie de la petite noblesse, la preuve en était le montant de leur capitation qui ne s’élevait pas à plus de vingt livres. Il était donc surpris de la tournure de l’entretien, sachant que par nature le chevalier en homme scrupuleux évitait toutes dépenses ostentatoires pour éviter l’endettement. Madame de Martignas avait dû être bien convaincante. « — Il me semble que si vous pouviez mettre une hypothèque sur la dot de mon épouse ou obtenir une avance sur les revenus de mes terres de Saint-Aubin et de Cujac, voire les deux, ce serait à la hauteur de nos espoirs. Il me faudrait rassembler des subsides afin d’acheter une vingtaine d’actions soit dix mille livres. » La somme était tellement aberrante pour lui qu’il eut du mal à la prononcer, en accord avec son épouse, il suivait les conseils de son beau-père. Malgré un montant considérable, il semblait que tant à tenter l’aventure il fallait que cela en vaille la peine. « – Ah ! Je vous sens très convaincu par cette belle aventure. La somme est coquette, mais je pense que cela peut se faire et je vais m’en occuper au plus vite. Vous auriez besoin de cette somme pour… ?
— Si possible sous huit jours, je pense pouvoir faire patienter le départ du secrétaire de mon beau-père avec lequel je compte faire le voyage.
— Je vais donc faire diligence !
*
En compagnie du secrétaire de son beau-père, le chevalier de Saint-Aubin, depuis Blaye, se mit en route pour Paris et cela par la diligence. Les deux hommes ne se portaient pas grande estime. Monsieur Maurois, secrétaire du vicomte de Pémollier, jugeait son compagnon sans envergure, indigne du sang qui coulait dans ses veines. Mais celui-ci, parfaitement conscient de ce jugement, n’en avait cure, et le prenait pour ce que c’était, le mépris d’une caste inférieure, monsieur Maurois n’était ni plus ni moins qu’un comptable. Durant le voyage, ils s’en tinrent à une courtoisie policée de bon aloi et s’en trouvèrent bien. Le périple dura dix jours, secoué sur de mauvaises routes, l’avancée entre deux étapes dépendant de la qualité des chemins qui s’avérèrent loin de l’idéal auquel les voyageurs aspiraient. Il leur fallut parfois quatre heures pour faire une lieue, les obligeant à descendre pour alléger la voiture. La route s’interrompait à cause des cours d’eau qu’il fallait franchir en bac. Ils s’arrêtèrent au sein d’auberges souvent inconfortables qu’il valait mieux souvent oublier, si ce n’est que de par son statut et l’argent octroyé par son beau-père, monsieur de Saint-Aubin dormait toujours seul et avait parfois une chambre pour lui seul.
Arrivé à Paris, monsieur de Saint-Aubin s’en remit à monsieur Maurois qui, des deux, était le seul à être déjà venu dans la ville. Ils louèrent une chaise qui les mena chez monsieur d’Andrevin, ami de son beau-père. Celui-ci vivait avec une de ses filles, que la guerre avait rendue veuve, dans un petit hôtel particulier de la rue Montorgueil. Il reçut les deux hommes chaleureusement d’autant qu’il avait été prévenu par un courrier les précédents et qu’il connaissait très bien monsieur Maurois. L’heure approchante, il les guida jusqu’à sa chambre où l’on avait dressé le couvert afin de dîner. À la déconvenue de monsieur Maurois, monsieur d’Andrevin reconnut en monsieur de Saint-Aubin un érudit à sa hauteur ou presque puisqu’il était de province. Oubliant, le secrétaire qui de toute façon n’avait d’yeux que pour la veuve, monsieur d’Andrevin et le chevalier échangeaient et confrontaient leurs idées sur les sujets les plus divers et souvent s’accordaient. « — Si je comprends bien vous voilà dans notre bonne ville pour cette merveilleuse aventure, la Louisiane, ce pays aux mille beautés et vertus que peu ont entrevues. Je vous chine mon ami ! Et ne veux vous inquiéter. Ce pays est un miracle financier dont avaient bien besoin les caisses vides de notre pays. Vous savez que la Banque Royale qui garantit l’ensemble des transactions a regroupé et absorbé en une seule Compagnie toutes les autres et a pour nom de la Compagnie d’Occident. Et bien aux dernières nouvelles, la Banque Royale et cette Compagnie ont fusionné, et monsieur Law après avoir été nommé Contrôleur général des finances est devenu surintendant général des Finances. Assuré de tout cela, j’ai vendu un bien que je détenais en Chalosse, ma goutte ne me permettait plus d’en profiter étant à l’autre bout du royaume, j’ai donc pu acquérir avec le bénéfice de la vente une trentaine de ces actions. Eh bien vous ne me croirez peut-être pas, mais depuis, elles ont doublé de valeur ! »
Ces propos gonflèrent les espoirs forts tenus de monsieur de Saint-Aubin. « — Alors c’était vrai, il allait pouvoir accéder à la richesse ! »
*
Le cocher avait dû laisser les deux hommes près de la rue Quincampoix, car elle était inaccessible à toutes voitures. Monsieur d’Andrevin leur avait gracieusement prêté son carrosse pour faire le court trajet qui séparait son hôtel de la fameuse rue, car le moindre trajet dans Paris pouvait être dangereux ne serait-ce que pour sa mise.
Monsieur de Saint-Aubin n’avait jamais vu cela et défiait quiconque de l’avoir vu ailleurs. La Banque Royale s’élevait dans la rue sombre et étroite qu’était la rue Quincampoix. Elle se situait dans l’un des quartiers les plus populaires de la ville, le quartier Saint-Martin. La rue était envahie de cavaliers, de chaises, de carrosses bloqués de la noblesse ou de la bourgeoisie, de la piétaille et de la valetaille qui étaient là en tant que spéculateurs, coursiers ou simples spectateurs avec en plus tout ce que cette foule attirait de marchands ambulants et de tire-laine qui devaient y faire fortune. Pour traverser et atteindre l’immeuble de l’établissement, il fallait la fendre en jouant des coudes à moins de se faire ouvrir le chemin par une cohorte de laquais ; monsieur de Saint-Aubin n’avait que le secrétaire de son beau-père et il ne lui serait pas venu à l’idée de le lui demander.
S’étant frayé tant bien que mal un accès jusqu’aux portes de la banque, ils pénétrèrent dans le Saint des Saints dont le vestibule était tout aussi encombré que la rue d’une presse désirant devenir actionnaire. La Louisiane était devenue l’engouement du moment et quel engouement ! Puisqu’il permettait de devenir riche à millions. Deux bonnes heures s’étaient écoulées quand ils atteignirent le guichet. Monsieur de Saint-Aubin laissa le secrétaire présenter leur requête, c’était de son ressort, de plus il était naturel qu’il introduise son maître, puisque le chevalier tenait légitimement cette place.
L’homme qui enregistra la demande dans un grand livre de banque appela un secrétaire qui les guida à l’étage compartimenté en bureaux et les fit s’installer dans l’un d’eux austèrement meublé. Monsieur de Saint-Aubin, bien qu’il n’y crut guère, fut tout de même un peu désappointé de ne pas être reçu par monsieur Law. Il aurait aimé rencontrer et voir à quoi ressemblait le célèbre financier. La tractation fut rondement menée, les deux hommes se retrouvèrent chacun en possession d’une vingtaine d’actions de la Compagnie et d’une liasse de papiers-monnaies de trois fois la valeur de l’or. Monsieur de Saint-Aubin ne l’aurait pas admis, mais il ne comprenait pas vraiment ce tour de passe-passe.
Euphorique, le mot était faible, la terre ne le portait plus. Il était riche ! Il n’y avait pas d’autres mots. Monsieur Maurois le prit par le bras et l’entraîna dans la rue, ce ne fut pas sans difficulté qu’il le tira jusqu’à la rue Rambuteau, où stationnait comme beaucoup d’autres leur carrosse. Monsieur de Saint-Aubin doucement sortit de ses rêves de fortune et décida qu’il ne risquait rien à les concrétiser en dépensant un peu de celle-ci. « — Monsieur Maurois, savez-vous où je pourrais me rendre pour me procurer de quoi faire plaisir à mon épouse ? » Le secrétaire fut un peu surpris par la requête, car s’il dédaignait le chevalier, il méprisait bien plus madame de Martignas. Il trouvait bien sot de la part de son comparse de penser à obtenir quelques cadeaux pour cette harpie. Toutefois avec toute l’amabilité possible saupoudrée de condescendance, il répondit. « — Rue Saint-Honoré, Monsieur, il n’y a pas d’erreur possible ! Joailliers, tailleurs, merciers, épiciers, vous permettront de contenter largement madame de Martignas.
— Cela vous ennuie-t-il de m’y accompagner ? Je n’ai guère l’habitude de tout cela ainsi que des lieux bien entendu.
En l’espace de quelques heures, les boutiques de la rue le lestèrent de la moitié de sa liasse. Il acheta un manteau, à la dernière mode, qu’il trouvait très beau, foison de rubans, des parfums et des crèmes qu’une charmante boutiquière lui vanta comme incontournable. Pour finir, il s’occupa de lui. Il entra chez un tailleur de renommée installé au fond d’une cour. Maître Delmas, homme affable, de petite taille et visiblement arrogant comme un coq, le reçut dès qu’il eut passé la porte. « — Que puis-je pour Votre Seigneurie ?
— J’aurais désiré un juste au corps, mais je ne sais si vous pouvez me pourvoir, car je quitte Paris d’ici quatre à cinq jours.
— La maison ne peut l’impossible, Monseigneur, mais par un concours de circonstances, un de mes clients, un fat, a eu la mauvaise idée de se faire occire en duel et m’a laissé sur les bras un très beau juste au corps qui devrait peu s’en faut être de votre taille. Il claqua des mains, faisant venir un de ses ouvriers qui s’empressa de le contenter et revint avec le vêtement. Le juste au corps était de soie épaisse de couleurs café, rebrodé sur son tour et ses parements de broderies chocolat et crème. Le maître tailleur l’aida à passer le vêtement qui dès qu’il le vit fut à la convenance du client et bien que celui-ci essayait de cacher son enthousiasme afin de ne pas faire monter le prix, maître Delmas avait reconnu la lumière d’intérêt dans les yeux de monsieur de Saint-Aubin. De toute façon, c’était inutile dès son entrée et sa demande formulée, le boutiquier avait fixé le prix du vêtement, reconnaissant sans aucun doute le nobliau de province autant dire le pigeon à plumer. Aussi, sans être excessif, le prix était supérieur à ce qu’un équivalent parisien aurait accepté de payer connaissant la pratique. « — Avec une légère retouche dans le dos, il sera parfait, il sied parfaitement à la silhouette de Votre Seigneurie. » Il est vrai qu’il avait encore sa silhouette de jeune homme malgré un embonpoint qui pointait son nez. « — Si Votre Seigneurie le désire, j’ai le gilet et la culotte assortie. Si cela était à votre convenance, je vous fais un prix, d’autant que vous me soulageriez et je serais très flatté de vous le voir porter. Vous me feriez une excellente réclame. » Monsieur de Saint-Aubin ne pouvait savoir que le propos cachait de l’ironie, et se trouva flatté de la remarque. Il acquiesça, essaya, visiblement le commanditaire était plus grand que lui, lui qui était déjà d’une bonne taille. Maître Delmas avança que d’ici deux jours, il ferait livrer l’ensemble à l’adresse de son choix, et pendant que monsieur de Saint-Aubin sortait sa liasse, le boutiquier prit l’adresse. Une fois son client parti, le maître tailleur rouspéta contre cette monnaie papier, il ne s’y faisait pas et comme chaque fois irait la changer le lendemain dès l’ouverture de la Banque.
*
Le chevalier de Saint-Aubin retrouva sa demeure de Cujac à la Toussaint. Le retour s’était fait sans encombre, monsieur Maurois et lui-même avaient même gagné un jour. La dernière partie avait été faite dans le carrosse et la compagnie de son beau-frère et de sa belle-sœur qui rentraient dans leurs terres voisines, et qui bien entendu n’avaient pas le temps de s’attarder. Le confort sommaire de la gentilhommière devait y être pour quelque chose. Quand il mit les pieds sur le seuil de sa demeure, son absence avait duré trois semaines.
Ayant perçu quelque remue-ménage au rez-de-chaussée, madame de Martignas descendit prête à houspiller sa servante qui avait dû briser quelque chose pour que cela fît autant de bruit. C’est donc avec surprise qu’elle découvrit son époux ouvrant le cadenas de sa malle dans la chambre d’apparat qui servait à recevoir les visiteurs éventuels. La pièce à elle seule détenait les plus beaux meubles d’acajou en leur possession. « — Monsieur ! Vous voilà de retour, votre voyage s’est-il bien passé ? » Elle ne s’était nullement inquiétée de la santé de son époux, ni de son confort, la seule chose qui la souciait : « avait-il bien acheté des actions ? » Elle craignait qu’il ne se fût rétracté par une prudence de mauvais aloi. Dans sa candeur, monsieur de Saint-Aubin pensa qu’elle avait craint pour sa vie. Dans un élan d’affection, il s’apprêta à la prendre dans ses bras, ce qu’elle ne comprit pas, le repoussa pour inquisitionner sa malle. Avant qu’elle ne désordonne l’ensemble, il lui tendit un maroquin qui détenait les vingt actions de la Compagnie et de l’autre main une liasse de billets, la moitié de la somme qu’il ramenait. Il garda par-devers soi le restant. Les yeux de sa femme s’illuminèrent, il lui expliqua leur valeur, elle dépensait en mille calculs le montant qu’elle estimait. Les choses allaient changer ! Puis sa curiosité partiellement assouvie, elle replongea dans le coffre de voyage et en extirpa un manteau de femme. Un manteau de soie épaisse bleu roi à dos flottant et manche large. Elle poussa son époux, sans même le remercier, se mit devant l’unique miroir conséquent en leur possession, se revêtit de ce qui pour elle était une merveille. Elle tâta, caressa l’étoffe avec satisfaction. Elle envisageait déjà toutes les possibilités du porté, manches retroussées, manches maintenus par un ruban, corps large flottant ou resserré à la taille. On pouvait passer une ceinture par les ouvertures donnant accès aux poches de la jupe, et avoir tout à la fois le devant resserré et le dos ample, elle pouvait même trousser le manteau dans les poches de la jupe. Que de possibilités pouvant renouveler le port du manteau, elle en aurait défailli de plaisir. Son époux lui présenta une multitude de rubans de matières, de contextures et de couleurs différentes. Il sortit un coffret dans lequel avaient été empaquetés fioles de parfum et pots de crème de différentes utilités. Il s’excusa du choix, il avait suivi les recommandations de l’épicière dont c’était la pratique. Tout à ses découvertes, elle omit de le remercier, il ne s’en formalisa pas, sa satisfaction lui suffisait.
épisode 009
La fin du rêve
Le pactole de madame de Martignas fondit comme neige au soleil en linge et meubles d’acajou. Sous couvert d’un séjour chez son père, elle se rendit donc chez maître Barberet dans l’espoir de retrouver quelques crédits. La visite se voulant discrète, elle s’y rendit à la tombée du jour, ce qui en ce début d’année arrivait assez tôt. Prétextant une visite chez l’une de ses amies, elle avait emprunté la vinaigrette de son père. Installée dans la chaise, elle se mit à ressasser les différentes façons de faire sa demande à son notaire. À peine présentée, la servante qui lui ouvrit la guida dans l’étude jusqu’à la chambre où son maître officiait. À son annonce, maître Barberet se leva et présenta une chaise à accoudoirs pour plus de confort. Il s’assit à ses côtés évitant la barrière d’une table. La pièce, éclairée par le feu de cheminée et deux superbes candélabres, privilégiait une atmosphère ouverte à la confidence. Il la complimenta sur sa toilette et lui demanda des nouvelles des siens. Bien qu’impatiente d’en venir au fait, mais ne voulant pas paraître aux abois ni froisser le notaire, elle capitulât au protocole de la bienséance. Pendant ce temps, maître Barberet étudiait le comportement de sa visiteuse, soupçonnant une agitation retenue, donc, une urgence, il commença à deviner le but de sa visite. L’ayant assez fait mijoter, il lui demanda ce qui lui valait le plaisir de sa présence. Madame de Martignas rassembla ses idées et mesurant ses paroles, elle se lança. « — Maître, comme vous le savez, tout ce que nous possédons, mon époux et moi-même, est géré par votre étude. — dans les pensées du notaire, cela se traduisait par des dettes et des hypothèques. — … donc, je n’ai pas besoin de vous dire que nous détenons vingt actions de la Compagnie-Occidentale qui valent aujourd’hui trente mille livres, soient trois fois plus que lors de notre achat, de plus leur valeur ne cesse d’augmenter.
— Il est vrai, madame, que cette Compagnie a le vent en poupe et que cette Louisiane fait encore rêver. Cela n’a de cesse de me surprendre.
— Je voudrais donc profiter de cet acquis pour obtenir une somme de deux cents livres.
Le notaire ne broncha pas. Pourquoi refuser ? Le mari ou tout au moins le père couvrirait la somme le cas échéant. Il prépara une reconnaissance de dettes, bien que l’acte n’ait en soi que peu de valeur, puisque juridiquement l’emprunteuse ne possédait rien, même pas sa dot qui était passée dans les biens du mari et qui de toute façon avait fondu dans lesdites actions, mais au moins il pourrait s’en prévaloir.
La chose étant facile, madame de Martignas réitéra par cinq fois la démarche, bien que monsieur Barberet se fît tirer les oreilles lors des deux dernières visites.
*
Dans sa chambre, madame de Martignas donnait des ordres à sa servante tout en comptant draps et serviettes que le ménage de printemps avait permis de laver dans son entier. À cette période, l’approche des fêtes de Pâques, la maîtresse de maison, faisait venir du domaine des servantes supplémentaires pour nettoyer de fond en comble la demeure. On avait, même cette année, décroché les tapisseries de la chambre d’apparats pourtant nouvellement posés et pas encore payés. Cela permettait de les mettre à la vue de tous. Pour la deuxième fois, devant la servante, tout en rouspétant Madame de Martignas recomptait les piles de linge, n’en trouvant pas le bon compte. Elle fut distraite par l’arrivée d’un carrosse s’engageant dans la petite allée menant à la porte de devant. « — Qui peut bien venir ? » Elle s’approcha d’une des fenêtres de façade. De là, elle aperçut le secrétaire de son père descendre de la voiture. Elle houspilla sa servante afin de lui faire passer rapidement un manteau de robe plus présentable sur sa jupe. Le temps qu’elle fut à sa convenance, et qu’elle descendit, elle trouva monsieur Maurois dans la chambre de réception dont elle était de plus en plus fière surtout depuis qu’elle avait acquis cette représentation de la vierge qui trônait entre les deux fenêtres. Elle entra, un air distant sur sa face, dissimulant sa curiosité qui aurait pu paraître inconvenante et alla se poster devant l’objet de sa fierté afin d’attirer le regard du secrétaire dessus. À son attente, il se retourna vers elle dès son entrée, elle réalisa alors son époux assis devant lui, effondré se tenant la tête à deux mains. « — Serait-il arrivé quelques malheurs ? » Monsieur de Saint-Aubin releva la tête. « — Plus que vous ne pourriez le penser madame mon épouse. La banque de monsieur Law a fait faillite et la Compagnie d’Occident de même, tout au moins ses actions ne valent plus rien ! C’est la banqueroute, nous sommes ruinés ! » Madame de Martignas resta dubitative, elle se tourna interrogative vers monsieur Maurois. « — Madame, ce que dit votre époux est exact. Monsieur votre père m’a mandé vous porter la nouvelle ainsi que vous faire savoir que maître Barberet se tient à votre disposition pour la suite des opérations.
— Quelle suite des opérations ? Le secrétaire essaya de cacher sa joie et répondit du ton le plus neutre possible : « — mais, madame, votre faillite. » Madame de Martignas oscillait entre la colère et l’effondrement, sa vanité lui fit reprendre le dessus. « — Bien, monsieur Maurois, nous voilà au fait. Veuillez remercier mon père pour sa sollicitude et présenter nos respects à maître Barberet ainsi que le prévenir que nous le joindrons prochainement. » Les deux hommes la regardaient consternés, se demandant si elle avait compris. Elle les considérait le menton relevé, elle n’allait pas s’en faire compter par un sous-fifre ! Monsieur Maurois n’ayant rien à rajouter s’excusa et se retira, il était attendu par le vicomte de Pémollier.
Une fois seul, le couple se retrouva en tête à tête. Madame de Martignas s’assit pesamment, le regard dans le vide. Elle réfléchissait cherchant le moyen de se sortir de cette situation, car il n’était pas question de vivre dans la misère, alors qu’enfin elle commençait à pouvoir tenir son rang. Elle pesait le pour et le contre, se devait de contrôler ses sentiments pour pouvoir raisonner judicieusement, elle ne devait pas paniquer. Elle n’entrevoyait qu’une solution. Son père ne les aiderait pas. De par sa place de cadette, elle aurait dû finir au couvent, et pour s’éviter cela, elle avait séduit le chevalier, seul homme à accepter sa dot fort modeste. Son père avait accepté ce mariage à la condition qu’il n’entendrait jamais parler du couple, il avait mis un peu d’eau dans son vin et les invitait régulièrement chez lui, mais il ne fallait pas attendre plus du vicomte de Pémollier « — Monsieur, il nous faut aller voir votre frère, vous êtes son seul héritier, il ne peut vous laisser dans l’indigence. » Sous-entendu la laissait manquer de tout. « — C’est un fait, madame, nous n’avons guère d’autres possibilités. Mais vous sentez-vous prête à aller vivre au château de Saint-Mambert ? À accepter l’hospitalité de mon frère, car je tiens à vous remémorer que, lorsque nous avions détaillé notre projet d’achat, il n’était guère enthousiaste alors je ne pense pas qu’il soit prêt à réparer une bévue qu’il prévoyait. » Monsieur de Saint-Aubin se souvenait encore de ce repas où la fatuité et la suffisance de son épouse, sur de la réussite de leur projet, avaient dans l’esprit de son frère détruit tous les arguments appuyant sa démarche d’adhérer à l’idée d’acheter des actions de la Compagnie. Elle avait alors conclu qu’il était idiot, que ce devait être un trait de famille. « — Allez vivre chez votre frère ! Avec sa putain ! Mais vous rêvez, mon ami. Je ne serai entacher ma réputation. Et puis trêve de divagation, de toute façon par le sang il vous doit bien cela !
— Je vous rappelle, madame, que mon frère ne me doit rien du tout et encore moins votre inconséquence à laquelle ma faiblesse m’a fait adhérer. De plus, je ne suis pas sûr que les revenus du domaine permettent à mon frère de régler nos dettes. Donc, madame, je vous prierai de modérer vos propos à défaut de vos pensées. Et nous serons bien aises s’il nous accueille et ne nous laisse pas dans le dénuement.
Sa tirade achevée, il se leva et sortit de la pièce bouillonnant encore du courroux que la mauvaise foi de son épouse avait provoqué. Stupéfiée par autant de vigueur à laquelle elle n’était pas habituée, elle resta un instant dubitative. Mais vexée de s’être fait rabrouer, ce dont elle n’était pas coutumière, elle se remit aussi vite et se précipita à sa suite et le rejoignant au bas de l’escalier de colère, elle cria : « — vous êtes son héritier, il se doit de vous aider !
— Madame, taisez-vous et si vous tenez à m’accompagner demain, tôt nous partirons.
*
Comme convenu, le chevalier et son épouse se retrouvèrent dans le vieux carrosse concédé par le vicomte de Castelnau. Madame de Martignas avait soigné sa mise. Elle partait du postulat, qu’elle allait rendre visite à son beau-frère, et non lui quémander une main secourable. L’équipage à peine mis en branle, elle commença un monologue agressif qui englobait son mari et son beau-frère. Elle reprochait à son époux son manque de discernement dans l’évolution de leur fortune, se plaçant comme victime, puisqu’elle était une simple femme, et occultant ses responsabilités dans toute cette affaire. Son mari n’avait pas su lui donner de quoi tenir un rang auquel sa famille l’avait accoutumée. Il les faisait vivre en exclu proche de la misère, elle qui était fille d’un vicomte qui tenait de par sa fortune un rang de comte. Quand elle eut fini ses récriminations envers son époux, elle poursuivit sur son beau-frère. « — Vous rendez-vous compte à quel point c’est un déshonneur pour notre famille, vivre avec cette fille et sa bâtarde, une paysanne qui plus est noire qu’un pruneau. Et sa fille ! Rien ne dit que c’est celle de votre frère. Une intrigante si vous voulez mon avis, qui a trompé la candeur de votre frère… » Monsieur de Saint-Aubin entendait sans écouter, tellement il était plongé dans des ruminations moroses. Il cherchait en vain une solution pour s’extirper de cette conjoncture désastreuse. Il ébauchait, échafaudait des plans, mais il avait beau tourner en tous sens ses idées aucune solution tangible n’émergeait, il en revenait toujours à l’aide providentielle de son frère. L’œil ouvert toute la nuit, il était épuisé, aucun miracle ne s’était manifesté. Tout à coup, il saisit le contenu de la litanie de récrimination de sa femme et toute sa mauvaise foi avec. « — … après tout, c’est vous qui nous avez ruinés, je m’y serai prise autrement, prévoyant un subside au cas où, donc ce serait la moindre des choses que ce soit votre frère qui renfloue nos caisses.
— Taisez-vous madame, vous déraisonnez et vous m’importunez. Je vous rappelle que c’est vous, portée par l’enthousiasme de votre honorable père, qui nous avait menés là où nous en sommes aujourd’hui. Et si vous n’en aviez pas souvenance, je tiens à rafraîchir vos souvenirs, c’est aussi vous, qui derrière mon dos, avez creusé notre dette auprès de notre notaire et je ne suis pas sûr d’en connaître la teneur exacte. De plus, la façon dont vit mon frère ne vous regarde pas ! — Comme elle allait ouvrir la bouche pour lui faire une réponse cinglante, il l’interrompit d’un geste de la main. « — Non, madame, ne rajoutez rien ou je fais arrêter la voiture et je vous descends sur le bord de la route. Un peu de marche, vous ferez le plus grand bien. » Madame de Martignas en resta coite. Décidément, son époux la surprenait, elle ne lui avait jamais connu autant d’autorités. Il avait la colère du faible, sursaut qui ne durerait pas, elle s’en doutait bien. Ils plongèrent l’un et l’autre dans un profond mutisme. L’une ruminant, vexée, omettant dans ses récriminations intérieures ses responsabilités que sa vénalité avait engagées, l’autre replongeant dans le marasme de sa réflexion qui ne menait à rien.
*
— Jeanne, Jeanne, il arrive un carrosse ! Martin arriva essoufflé dans la cuisine. La Lesbats releva la tête de la pâte qu’elle préparait pour un gâteau et regarda arriver le jeune homme rouge d’avoir couru. « — Bien, bien, et c’est qui donc ?
— Je crois que c’est le frère de monsieur, il me semble reconnaître le vieux carrosse !
— Ah ! Pourvu qui vienne seul, car si elle est là l’autre, on va pas s’ennuyer ! Enfin quand faut y aller, faut y aller.
À l’étage, Jeanne qui avait entendu les cris du valet de chambre se pencha à la fenêtre pour voir qui venait, car un carrosse ce n’était pas rien. Elle replaça les boucles égarées de son chignon et descendit. « — Ah ! Jeanne, c’est monsieur de Saint-Aubin.
— Il doit y avoir son épouse, Lesbats, prépare de quoi la faire manger, ça lui fermera peut-être le clapet.
— Ah ça ! Ça m’étonnerait !
— Oui, moi aussi, Martin va prévenir monsieur le vicomte, il pêche avec Blanche-Marie, ils sont au carrelet.
Pendant qu’elle donnait ses directives, le carrosse s’arrêta devant l’escalier monumental. Monsieur de Saint-Aubin aida son épouse à monter, qui retint un haut-le-cœur à la vue de Jeanne les attendant sur le pas-de-porte. Tout en l’ignorant, elle passa devant elle et pénétra dans la demeure, cela n’empêcha pas l’aigreur de monter quand elle découvrit la tenue de la jeune femme dont elle remarqua les moindres détails. Celle-ci arborait une de ces nouvelles robes flottantes dans une indienne de contrebande à motifs cachemire rose sur fond jaune, elle était aussi visiblement corsetée et le bruissement de son jupon annonçait une criarde. La jeune femme n’avait rien à envier à une aristocrate, pensa monsieur de Saint-Aubin, elle avait au contact de son amant gagné en maintien et en élocution, il y avait encore quelques mots de Gascon par-ci par-là, mais tout comme bien des nobles de la région. « — Bonjour ! monsieur, j’ai fait prévenir monsieur le vicomte, il ne saurait tarder. La Lesbats vous a préparé un encas dans la chambre de réception.
— Merci, Jeanne, c’est aimable. » Madame de Martignas ayant entendu l’information rentra dans l’antichambre dont la porte était grande ouverte afin de les accueillir qu’elle traversa d’un pas décidé et pénétra dans la chambre d’apparat. Elle s’assit près d’une table sur laquelle La Lesbats posait un plateau avec des fruits. « — Bonjour madame. Madame se porte bien ?
— Si on te pose la question, tu diras que tu n’en sais rien.
Monsieur de Saint-Aubin, arrivant, il interpella son épouse : « – voyons, Madame, ma Lesbats vous demandait des nouvelles de votre santé. Excuse mon épouse, ma Lesbats, les soucis lui causent beaucoup de fatigue.
— Monsieur, comment osez-vous me reprendre devant les domestiques !
— Premièrement, ce ne sont pas les vôtres, deuxièmement c’est ma nourrice, troisièmement vous n’avez aucune raison de vous en prendre à eux.
*
Sur le ponton qui s’avançait sur l’estuaire, Blanche-Marie attendait que le trouble causé par sa balance se dissipe avant de le remonter. Le petit filet rond suspendu au bout d’une cordelette était le sujet de tous ses espoirs. Elle espérait bien remonter un mulet ou une sole, qui sait peut-être un bar, son rêve c’eut été une lamproie. Ce poisson, anguille monstrueuse, eut été une aventure, une victoire, un véritable trophée, dont elle aurait pu parler longtemps. Elle ramena sur son oreille une de ses boucles flamboyantes qui la gênait. Elle fixait attentivement son filet à travers l’onde, elle s’apprêta à sortir sa pêche de l’eau quand un cavalier à toute trombe se signala par le fracas de son galop. Elle ne put s’empêcher de curiosité de se retourner, perdant au passage le fruit de sa patience. « — Oh ! Antigueille !
— Blanche-Marie ! Pas de juron s’il te plaît !
— Pardon père ! Mais j’ai lâché ma prise !
— C’n’est pas une raison et c’n’est pas bien grave ! Que nous veut le Martin pour avoir pris la mule jusqu’à nous ? Des ennuis, aucun doute à cela !
Le Martin, arrêta de son mieux sa monture capricieuse. Dans sa précipitation, il tomba sur le cul et se releva, vexé. « — Monsieur, c’est monsieur votre frère qui vient d’arriver au château. Il vous attend avec son épouse.
— C’est bien ce que je pensais, ce sont les ennuis qui viennent ! Allez, Blanche-Marie, il nous faut rentrer.
La toute jeune fille, fort contrariée de cette interruption, donna sa balance à Pierre avec un geste de colère qui fit sourire celui-ci. Elle alla jusqu’au tamaris auquel son cheval et celui de son père étaient attachés. Elle était très contrariée. Elle n’aimait pas sa tante tant celle-ci la méprisait. À chacune de ses venues, elle avait droit à une vexation, c’est par elle qu’elle avait appris qu’elle était bâtarde. Quand elle en avait parlé à son père, il lui avait répondu qu’elle ne savait pas de quoi elle parlait. Elle s’était alors contentée de la réponse de son père, mais avait depuis gardé rancune à celle qui était sa tante. Son père évitait leur confrontation au possible, mais refusait lors de leur venue dans sa demeure que Jeanne ou Blanche-Marie soient amenées à s’éclipser en leur présence, comme Jeanne le lui avait proposé dès la naissance de Blanche-Marie. La rencontre était pénible pour tous, malgré la gentillesse conciliatrice de monsieur de Saint-Aubin, Blanche-Marie assistait à ses réunions familiales l’air renfrogné, quant à Jeanne, elle dispensait avec réserve toute l’amabilité souhaitable. Arrivé au château, Philippe-Amédée envoya sa fille se vêtir convenablement.
*
Madame de Martignas, exaspérée par l’attente, martelait de ses longs doigts la table d’ébène qu’elle avait à ses côtés. Monsieur de Saint-Aubin rongeait son frein, irrité par le petit bruit rythmé. Il se leva de sa caquetoire, et s’approcha de la porte-fenêtre. Le jardin à la française avait repris sa forme d’origine avec ses buis soigneusement taillés, le bassin limpide brillant sous le soleil. Il revoyait sa mère marchant dans les allées, son père à ses côtés soliloquant les mains dans le dos. C’était pour lui le temps du bonheur, du possible, maintenant tout cela était fini et cela le plongeait dans un profond abattement. « — Votre frère à l’intention de nous faire attendre encore longtemps ? » Le chevalier ne l’écoutait pas, comme souvent, refusant de sortir de ses souvenirs, mais elle ne l’entendait pas comme cela. « — Monsieur, je m’adresse à vous, je ne parle pas aux murs comme vous vous en doutez.
— Oui, madame, je vous entends. Quant à mon frère, laissez-lui donc le temps de venir jusqu’à nous. Le domaine est étendu, je vous le rappelle. Profitez donc de ce moment, qui est encore plein d’espoir.
— Et de quels espoirs parlez-vous, mon frère ?
Monsieur de Saint-Aubin et madame de Martignas tressaillirent à la question. Ni l’un ni l’autre ne l’avait entendu arriver. Philippe-Amédée était passé par la cuisine, demandant au passage à Jeanne et La Lesbats, si elles savaient de quoi il en retournait. Elles avaient haussé les épaules en signe de dénégation et d’impuissance. Il était donc parti retrouver le couple, devinant qu’il allait au-devant de problèmes. Entrant dans la chambre de réception, il les avait trouvés debout devant l’une des deux portes-fenêtres de la pièce, et sa belle-sœur visiblement hargneuse, cela ne présageait rien de bon. Il remarqua sur la table à côté des chaises à accoudoirs de quoi se sustenter et se désaltérer, il y tira une troisième chaise et s’y assit. « — Alors mon frère que me vaut le plaisir de vous voir. Venez-vous prendre quelques repos dans le domaine familial ?
— J’aurai goûté avec quelques plaisirs de ce dont vous me parlez, mais malheureusement ma venue n’est pas aussi plaisante. Je suis venu à vous, car mon épouse et moi-même vivons un drame et nous venons donc remettre nos existences entre vos mains.
— Je vous vois en vie et visiblement en santé, cela ne doit donc pas être bien grave.
— Je crois mon frère que je me préférerais souffrant, au moins, il n’y aurait que moi en cause.
— Grand Dieu, vous me semblez bien alarmiste. Venez-en au fait mon frère que je puisse comprendre la teneur de vos ennuis et voir quel remède je puis y apportai, si cela est dans mes possibles.
Pendant cet échange un peu trop théâtral au goût de madame de Martignas, elle remuait sur son fauteuil se retenant d’intervenir. Elle se savait guère considérée par son beau-frère, ce qui la frustrait. Sa vanité en souffrait, car des deux frères, elle aurait préféré épouser celui-ci. De tournure et de caractère, elle le trouvait plus en phase avec l’idée qu’elle se faisait des hommes, de plus c’est lui qui avait le titre et la fortune. Sans être considérables, ses biens étaient confortables et lui aurait permis d’être plus en accord avec l’idée qu’elle se faisait de son rang. Aussi l’acrimonie qu’elle éprouvait, quant à la comparaison et le peu de considération évidente que son beau-frère éprouvait pour elle, la menait, pas loin, de l’aversion. Elle attendit donc que l’échange fût fini et que les deux frères en viennent au sujet, ce qu’ils firent. Monsieur de Saint-Aubin annonça la faillite de la banque Law, Philippe-Amédée comprit tout de suite où cela allait en venir, enfin dans une certaine limite, car même au sein de son domaine les nouvelles du pays arrivaient. Il était donc conscient de là où cela pouvait le mener. Il était d’autant plus contrarié, que toute cette histoire, de par sa facilité ne demandant aucun effort, lui avait paru dès le départ peu crédible. Il avait d’ailleurs refusé de donner du crédit à son frère sentant déjà venir la catastrophe. « — Monsieur mon frère, je vous aiderai à la hauteur des revenus de nos propriétés, mais pour le reste ne comptez pas sur moi ! » Monsieur de Saint-Aubin s’en trouva soulagé et remercia chaleureusement son frère. « — Sachez mon frère que je ne pourrai faire plus, d’autant que je ne connais pas la somme à rembourser, mais si vous me dites que vous avez hypothéqué la valeur de deux ans de revenus des terres de Saint-Aubin et de Cujac, je devrai pouvoir le faire, mais nous devrons tous faire un effort ensuite. »
Madame de Martignas s’agitant, avant qu’elle ne dise quoi que ce soit, il se retourna vers elle. « — Et votre père madame il se porte bien ? Il était, il me semble bien engagé dans les actions de la Compagnie. » Elle garda son sang-froid, lissa un pli de son manteau de taffetas et afficha un sourire que démentaient ses yeux pleins de dureté. « — La fortune de mon père est assez conséquente pour qu’elle ne soit en rien ébranlée par ce revers de fortune.
— Alors dans ce cas, tout cela ne devrait être qu’un mauvais souvenir.
Madame de Martignas était moins sûre de cela, elle ne savait pas jusqu’à quelle extrémité son père s’était engagé dans cette frénésie spéculative. De plus si son père s’en remettait, le comportement de son secrétaire laissait supposer qu’il ne lui viendrait pas en aide. Si son orgueil lui faisait garder la tête haute, elle se savait en sérieuses difficultés financières. Elle redoutait la confrontation avec le notaire qui lui annoncerait le montant de la dette, mille livres ce n’était pas rien.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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