Le drame de Natchez ou Jeanne Peydédau 010 et 011

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épisode 010

Le drame

Vicomte de Castelnau.jpg

Le vicomte de Castelnau invitait ses voisins à une battue aux sangliers. Depuis le début de l’automne, une harde détériorait des champs et avait ravagé en dernier un champ de blé. Philippe-Amédée avait donc décidé que cela ne pouvait plus durer et comme le troupeau comptait une dizaine de bêtes, il fallait donc être plusieurs chasseurs. Il avait donc organisé une chasse à courre qui débuterait par un déjeuner matinal en fait aux aurores et un dîner roboratif au retour. Comme il faisait encore très beau malgré les brumes matinales, il s’en faisait une joie.

Depuis deux jours, La Lesbats cuisinait du matin jusqu’au soir, aidée en cela de Madeleine et de Bernardine, qui était restée au service de la demeure, bien que son rôle de nourrice n’ait plus lieu d’être, et avait épousé le Martin. Jeanne supervisait, vérifiait, que la chambre d’apparat était à la hauteur de l’événement. Le feu dans l’immense cheminée en marbre des Pyrénées sculpté de rinceaux et de guirlandes attendait d’être allumé. Elle avait fait dresser, sur des tréteaux, une table recouverte d’une nappe damassée pour une vingtaine de personnes. Elle connaissait la plupart des chasseurs, mais aucune de leurs épouses ; tous, devant elles, l’acceptaient. Elle était angoissée par la venue des dames, qui ne participant pas à la chasse, arriveraient en fin d’après midi. Blanche-Marie de son côté boudait enfermée dans la bibliothèque, son père lui avait refusé la chasse sous prétexte qu’elle était trop jeune. Elle venait d’avoir treize ans. Elle avait décoché tout un bataillon d’arguments pour justifier sa présence à la chasse, mais rien n’y avait fait. Elle était autorisée à paraître au dîner, ce qui était déjà exceptionnel. Elle n’en avait cure de ces simagrées de femmes. Elle, elle voulait sentir sa monture réagir à chacun de ses désirs et non, parader en chignon, déguisée en fille. Cela amusait Philippe-Amédée qui aimait voir le caractère bien trempé de sa fille.

Avant que le soleil ne vienne de rose et d’or teinter de son liseré le début du jour, tous étaient levés dans la demeure et à l’ouvrage. Philippe-Amédée, une fois prêt, sortit de son coffret recouvert de cuir de Cordoue, une étrange machine de guerre, un pistolet à deux canons en parallèle, cela afin de remédier au principal problème des armes à poudre noire, leur cadence de tir étant limitée. Ce n’était pas une arme réglementaire, mais plutôt un accessoire susceptible d’être adopté par un officier fortuné. L’arme possédait deux détentes, une par canon permettant ainsi de tirer ses coups consécutivement. Il avait été conçu au couvent des minimes de la place royale de Paris et il l’avait gagné lors d’une partie de cartes lors de laquelle il avait failli tout perdre. Un revers de fortune l’avait bien servi et une fois son jeu étalé sur la table, le sors était à son avantage. Le marquis contre lequel il avait gagné, bon perdant, lui avait offert ce joyau de technicité pour le plaisir que lui avait donné cette partie de reversis. Il lui avait montré comment l’armer et s’en servir. La mécanique, fort sensible, demandait autant de minutie qu’elle était précise au tir. Il avait promis de montrer le fabuleux objet et de démontrer ses capacités à monsieur de Tallais, son voisin, à qui, il en avait vanté les mérites. En attendant ses premiers invités, il nettoya le mécanisme soigneusement, puis y inclut la poudre, comme il avait peur qu’il ne soit grippé, il ouvrit la fenêtre afin de tirer en l’air. Son premier essai déclencha un bruit sourd et humide, la poudre devait être défectueuse. Il regarda de plus près ce qui pouvait empêcher le bon fonctionnement, il ne vit rien. Il alluma la mèche. Il réitéra l’essai et obtint le même résultat. Impatienté, il rapprocha l’arme de ses yeux, le manque de lumière devait l’empêcher de percevoir le problème. Au même moment qu’il se penchait vers l’arme, une déflagration retentit, l’objet éclata en mille morceaux, Philippe-Amédée  tomba, s’écroulant sur lui-même. Robe à la Française, ca. 1750 French Baroque and Rococo Fashions Coloring Page 3.jpgDans la garde-robe, Jeanne finissait de se préparer et se battait avec les nœuds de son corsage. Au son funeste, son cœur manqua un battement puis s’emballa. Elle savait, mais ce n’était pas possible. « Oh non ! Mon Dieu ce n’est pas possible ! » Elle s’engouffra en quelques enjambées dans leur chambre. Elle vit le corps avachi sur le sol. Elle se jeta sur lui, le retourna. L’indicible était sous ses yeux. Son âme se déchira, un son sourd monta en elle. Comme une bête blessée, diabolique, elle hurla l’horreur. Une partie d’elle était là dans ses bras, mais sans vie. Cela ne se pouvait, il n’avait pas pu quitter ce monde sans elle, cela était impossible. Elle ne réalisait pas que de sa gorge continuait à jaillir en flot continu le son inhumain de son chagrin qui l’entraînait vers les abîmes de la folie. La première sur les lieux fut Blanche-Marie. Elle poussa violemment la porte de la chambre de ses parents pour découvrir sa mère en furie, berçant le corps ensanglanté de son père. La pièce était emplie de l’odeur de la poudre et de celle du sang. Elle sentit entre ses jambes un liquide chaud qui coulait, puis plus rien. Elle avait perdu connaissance. Les femmes, de la cuisine, se précipitèrent suivies des hommes venus de tous les coins de la demeure où ils besognaient. Toute la maisonnée, successivement, arriva essoufflée sur les lieux, la première, Madeleine laissa échapper un cri à la vision portant la main à sa bouche pour l’étouffer, tout comme elle, les autres découvrirent la vision de cauchemar. La Lesbats se cacha instinctivement les yeux. Bernardine se mit à pleurer à gros sanglots saccadés présageant une crise de nerfs, que le Martin stoppa d’une gifle dont le bruit secoua tout le monde. La Madeleine qui avait repris son sang-froid et cela malgré le choc qui lui avait coupé les jambes et secoué l’âme se retourna vers le Martin. « – Porte la petite dans sa chambre et toi, Bernardine, occupe-t’en, il semble que cela lui ait déclenché les saignements ! Lesbats, il faut s’occuper de Jeanne. Allez, viens !

— Tu as raison, Madeleine. Le Pierre va prévenir le père Guilhem et le Simon va voir le Peydédaut.

*

Pendant que le Martin, sur sa mule se rendait à la demeure de monsieur de Saint-Aubin, se demandant comment il allait présenter la mort de son maître, les femmes de la maisonnée prenaient en main la mère et la fille. La Léontine appelée à la rescousse avait administré à Jeanne un calmant à sa façon. Elle s’enfonça dans un sommeil sans rêves. Quant à La Lesbats, avec Bernardine, elle cajolait et soignait Blanche-Marie  qui oscillait entre la peur de mourir de ses premiers saignements et de sombrer dans la folie que la douleur de la perte de son père appelait.

Martin, mal remis du choc, ressassant le drame et ses conséquences, se présenta, morose, devant la gentilhommière à Cujac en fin d’après-midi, le soleil avait l’insolence de briller de tout son éclat en cette journée funeste mettant en exergue les ors et pourpres des frondaisons. Ce fut une servante entre deux âges qui ouvrit, elle lui était inconnue. Elle le toisa de la tête aux pieds, ne méritant pas à son avis la moindre déférence, elle le houspilla. « — Dia, qu’est que tu fais là, tu sais donc pas que le commun y passe derrière ! » un peu déconcerté par l’algarade, il se redressa et bomba le torse. « — Je dois parler à monsieur de Saint-Aubin, ton maître, c’est important !

— Et qui est qu’y me dit que c’est important !

— Tu Dieu, par ce que j’te le dis !

Le tapage fait par les deux domestiques attira le chevalier qui lisait dans la pièce d’à côté et que le bruit avait fini par importuner.   « — Martin ! Mais que fais-tu là ?

— Ben, monsieur le chevalier, je suis venu vous porter une mauvaise nouvelle.

— Une mauvaise nouvelle ? Quelle mauvaise nouvelle ?

— Et bein monsieur, mon maître, il est…

— Il est quoi, Martin ?

— Il est, comme dirait, mort, monsieur.

— Mort ! Comment ça mort ?

— Il est mort avec un pistolet, monsieur.

— Avec un pistolet ! Sans s’en rendre compte, monsieur de Saint-Aubin parlait de plus en plus fort. Ses jambes ramollissaient, son teint viré au vert au fur et à mesure qu’il comprenait. La servante aux côtés des deux hommes était effarée. Martin, de plus en plus gêné de voir le frère de son maître visiblement se décontenancer, se tortillait devant lui tout en continuant désespérément ses explications : « — et ben, il nettoyait un mousquet et il lui a explosé à la tête.

— Oh ! mon Dieu ce n’est pas chose possible, dites-moi que je rêve.

— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? Mon ami. Lança madame de Martignas depuis le haut de l’escalier. De l’étage, elle avait tout d’abord perçu l’échange houleux des domestiques sans discerner ce qu’ils disaient, elle s’apprêtait à descendre pour les morigéner quand elle avait entendu son époux élever la voix ce qui n’était pas dans sa nature. Elle s’était donc hâtée de venir aux nouvelles, prête à mettre de l’ordre à ce tapage. Tout en descendant les premières marches, elle vit son époux se tourner vers elle visiblement bouleversé. « — Mon frère…

— Et bien, quoi, votre frère ?

— Il est mort !

— Oh mon Dieu ! Elle porta sa main au cœur tant l’émotion avait été vive. Elle retint la joie qui montait en elle. C’était trop beau pour être vrai. Enfin ! Elle n’allait plus vivre dans la misère, elle allait avoir une vie digne de sa personne. Elle allait pouvoir renvoyer à la face du notaire ses dettes. Elle se composa une mine de circonstance et afficha un air de compassion plus adéquate à la situation présente. Elle aurait aimé trépigner de joie, hurler, crier à tue-tête à toutes ses comparses, sœurs, amies, connaissances qui la méprisaient en temps normal qu’elle allait être la vicomtesse de Castelnau de Saint-Mambert ! « — Mon Dieu ! Elle allait être la vicomtesse de Castelnau de Saint-Mambert  et elle ne pouvait le proclamer à quiconque, quelle frustration ! » Il lui fallut toute la rigueur de son éducation aux ursulines pour contenir son exultation. Quand elle s’approcha de son époux qui tout à son affliction ne se doutait pas des émotions contraires aux siennes qui secouaient l’esprit de son épouse, et qui malgré une apparente sollicitude, irradiait de bonheur. Elle prit avec douceur, mais avec fermeté le bras de son époux, qu’elle tapota affectueusement. « — Venez mon ami, il vous faut vous asseoir, vous allez défaillir tant cette nouvelle vous a secoué. » Tout en entraînant son époux vers la pièce adjacente, elle s’adressa aux domestiques « — Martin, retournez à Saint-Mambert et prévenez que l’on arrive au plus vite. Marinette apporte un verre de liqueur à monsieur, voilà les clefs ! »  Elle accompagna son époux jusqu’au fauteuil, dernier achat avant leur faillite, qu’il avait précédemment abandonné. Elle prit pour elle un tabouret et s’assit à ses côtés, pleine d’attention apparente. « — Mon ami, il vous faut vous ressaisir, nous devons nous rendre auprès de votre frère, il faut nous en occuper.

— Oui… Bien sûr.

— Ne vous inquiétez pas, je vais m’occuper de tout, mais ne plonger pas dans l’abîme de votre chagrin, vous avez des responsabilités. — Le verre de liqueur avalé puis un deuxième sembla le remettre un tant soit peu d’aplomb, elle le laissa et multiplia les ordres pour partir au plus vite. Elle fit mettre pêle-mêle dans deux coffres leur garde-robe, pour le reste, elle verrait plus tard.

*

Monsieur de Saint-Aubin et madame de Martignas arrivèrent à la nuit au château de Saint-Mambert. Ils avaient été précédés par Martin qui avait porté la nouvelle à la maisonnée et qui avait tel un glas annoncé la fin du bonheur pour tous, La Lesbats ne put s’empêcher de marmonner qu’avec le malheur les corbeaux arrivaient.

Lorsque le vieux carrosse s’arrêta devant l’escalier, Martin descendit avec un flambeau éclairé les nouveaux propriétaires. L’ensemble de la domesticité s’était rassemblé sur le perron à attendre leurs nouveaux maîtres à la grande satisfaction de madame de Martignas. Si celle-ci rayonnait de par ce retournement du destin qu’elle vivait comme une victoire, monsieur de Saint-Aubin quant à lui paraissait plus vieux de dix ans. La mort de son frère, dernier membre de sa famille, était pour lui une catastrophe. Il n’avait jamais eu grande ambition. Sa vie de petits nobliaux de campagne le satisfaisait, protégé jusque-là par son frère des coups du destin comme au temps de leur enfance, sa vie lui convenait parfaitement. GNACIO DE LEON Y ESCOSURA (SPANISH, 1834-1901) - ‘The Courtship’..jpgLa seule ombre au tableau avait été l’aigreur d’une femme dont il s’était épris pour sa beauté et sa force de caractère évidente et dont le temps avait changé ce dernier en celui d’une mégère. À la vue de son ancienne nourrice, La Lesbats, il s’effondra dans son giron comme, lorsqu’il était enfant, à la grande déconvenue de son épouse. Cet étalage d’émotion était pour elle des plus déplacés. Elle lui prit le bras afin qu’il se reprenne, mais tout à son accablement, il ne s’en préoccupa pas. « — Oh ! ma Lesbats, c’est tragique. Qu’allons-nous faire ?

— Vivre mon petit, vivre. Dieu en a voulu ainsi. — Il sourit tristement. Sa nourrice avait raison. Que faire d’autre ? – où est-il ?

— Dans sa chambre, monsieur, nous lui avons fait sa toilette et avons nettoyé la pièce.

— C’est bien.

Madame de Martignas, qui commençait à s’impatienter devant ses jérémiades qui se prolongeaient, brusqua un peu son époux. « — Mon ami, il nous faut aller le voir. Lesbats préparez-nous une collation roborative. Monsieur le vicomte a besoin de se remettre. – le titre de vicomte fit sursauter tout le monde, même celui pour qui il était destiné, ils trouvèrent déplacé d’utiliser ce titre alors que le précédent n’était pas encore en terre. Mais madame de Martignas ne se souciait pas de ce genre de sensiblerie. – faites aussi préparer la chambre de feu la vicomtesse afin que je puisse m’y reposer rapidement.

— Mais madame, elle n’a pas été occupée depuis si longtemps ! rétorqua La Lesbats choquée de toute cette urgence qu’elle trouvait déplacée en des temps de deuil.

— Justement, il faut que ça change, le plus tôt sera le mieux, et puis cela fera diversion à vos idées.

Son époux ayant pris les devants, elle rajouta avec acidité : « — la catin et sa bâtarde ? Elles ne sont pas à son chevet au moins !

— Non, madame, Jeanne et Blanche-Marie ont été très choquées, Léontine leur a donné de quoi dormir. Elles sont dans les chambres du dernier étage.

— Pour l’instant qu’elles y restent tant que je n’ai pas décidé de leur sort.

*

 Madame de Martignas avait passé une excellente nuit, et la journée commençait sous les meilleurs auspices. Elle avait demandé à Madeleine de venir l’aider à s’habiller et finissait son déjeuner dont elle avait commandité le détail la veille. Sa chambre n’avait pas été occupée depuis la mort de la dernière vicomtesse et était quelque peu défraîchie et encore imprégnée d‘un relent de renfermé un peu âcre qu’elle avait essayé de masquer par celle du parfum. Elle était aussi grande que celle du vicomte et comme elle, elle avait son antichambre, sa garde-robe et ses lieux d’aisances. Trônait face aux deux fenêtres un superbe lit d’acajou dont il lui faudrait changer les rideaux du baldaquin bien trop fanés à son goût. Elle alla s’asseoir devant une table où reposait un miroir, au passage, elle examina chaque recoin et détail de la pièce qu’elle avait découverte à la lueur des chandelles au moment de se coucher et dont le décor était désormais le sien. Elle se mira contrariée de ce qu’elle voyait et pensa qu’elle aurait dû confisquer la garde-robe de Jeanne, dont la plupart des robes n’étaient pas dignes de celle-ci et plus en accord avec son rang, d’autant que ce qu’elle portait était quelque peu démodé. De toute façon, ces vêtements ne pouvaient appartenir à une servante, mais elle décida de remettre cela à plus tard. Elle ne voulait pas paraître mesquine et encore moins que l’on pense qu’elle porte la vêture d’une domestique, même s’il fallait bien avouer que quelques-unes de ses robes étaient de toute beauté et lui faisait envie. Elle repoussa l’idée momentanément et comme Madeleine venait d’entrer dans la chambre, sans prendre la peine de se retourner, d’un ton sec elle s’adressa à elle. « – Ma fille, peux-tu, me dire où se trouve monsieur mon époux ? 

— Monsieur est dans le cabinet de monsieur le vicomte.

— Madeleine, tâchez de vous rappeler que monsieur le vicomte, c’est désormais mon époux. Que je n’ai pas à vous le rappeler !

— Bien madame.

Exaspérée, madame de Martignas se leva, lissa et remit en place l’un des plis du manteau de sa robe, sortit et descendit jusqu’au cabinet au pas de charge. « — Décidément ces domestiques ! Il fallait tout leur dire ! »

*

Elle trouva monsieur de Saint-Aubin, pour elle le nouveau vicomte de Castelnau, attablé dans le cabinet, le regard dans le vague, fixant au loin devant lui, elle ne savait trop quoi. Il semblait rêvasser, cela l’irrita un peu plus. Elle se dirigea en geste vif vers la porte-fenêtre grande ouverte afin de la fermer. « — Mon ami, vous allez prendre froid, le soleil est là, mais nous sommes à la Toussaint et ses brouillards matinaux vont s’insinuer dans vos os, cela n’est pas raisonnable. » Elle allait continuer à vitupérer, quand elle remarqua, étalé devant lui, un vélin armorié à côté de la bible familiale, grand livre ornementé d’enluminures, ouvert à l’arbre généalogique. Cela l’intrigua. « — Vous me semblez soucieux, mon ami, n’auriez-vous point trouvé un sommeil réparateur ?

— Non, madame, le chagrin qui me touche ne peut s’effacer en une nuit malheureusement. 

Ne relevant pas le propos, pour elle sans intérêt, elle reprit sur le sujet qui l’intéressait. « — Si je puis me permettre le document, que vous avez sous les yeux, semble rajouter à vos soucis.

— Un tant soit peu, de plus il va fort vous contrarier. Il m’apprend que je suis le tuteur de l’héritière de mon frère.

Madame de Martignas réprima un haut-le-cœur devant la surprise.

— Qu’est-ce que vous racontez là ?

— Mon frère a reconnu sa fille.

— Montrez-moi ça ! — Sans aucune délicatesse, elle lui arracha le document des mains, plus elle le parcourait plus sa colère grandissait. — Ce document n’a pas eu de témoin, et encore moins de notaires. Donc, il n’existe pas ! Cette bâtarde ne nous enlèvera pas ce qui nous revient de droit ! — Et avant qu’il n’ait pu réagir, elle l’avait déchiré et jeté au feu. Elle attrapa ensuite la Bible familiale, examina la page où chaque génération y avait inscrit ses naissances et ses décès. À l’aide d’une calligraphie élégante de la main de Philippe-Amédée, vicomte de Castelnau de Saint-Mambert, les dernières lignes révélaient, la naissance de Blanche-Marie et le décès de celui-ci, par son frère. C’est comme cela que monsieur de Saint-Aubin avait découvert le début de la teneur du testament.   D’un geste sec, elle empoigna la feuille et la tira, mais cette fois-ci l’étau de la poigne de son époux arrêta madame de Martignas au milieu de l’action. Il referma le livre saint la page aux trois quarts détachée. « – Non, madame, cela c’est de trop ! » Il comprenait son épouse et adhérait mollement à la négation du testament de son frère, mais il ne se résignait pas à nier par un geste si symbolique la vie de celui-ci. Il prit la Bible et la rangea dans le cabinet dont il ferma soigneusement la porte et mit dans la foulée la clef dans sa poche prévoyant d’emblée de la placer en lieu plus sûr, sa confiance en sa femme était depuis longtemps révolue. Il était trop abattu pour faire plus, encore eut-il fallu qu’il en ait envie, car après tout être le nouveau vicomte lui convenait. Elle haussa les épaules, elle se débarrasserait plus tard de la trace encombrante, elle n’avait pas dit son dernier mot. « — Mon ami, ce détail étant réglé, j’espère que nous n’y reviendrons plus. Il faut maintenant se préparer, car le voisinage va venir nous présenter ses condoléances. »

Madame de Martignas n’avait pas tort. Ceux qui étaient venus pour la chasse étaient repartis avec la nouvelle et l’avaient propagée.   Quant à elle, elle en avait fait part à sa famille. Elle avait pour cela envoyé le Martin jusqu’à Bordeaux, car il fallait que l’on sache qu’elle était devenue désormais l’égale de sa mère et de sa sœur puisqu’elle aussi était vicomtesse.

*

Toute la noblesse et les notables du district vinrent compatir au malheur du nouveau vicomte et de la nouvelle vicomtesse de Castelnau de Saint-Mambert. De Bordeaux étaient venus le vicomte et la vicomtesse de Pémollier pour soutenir leur fille, ce qui donnait du lustre à la cérémonie. Tous étaient réunis dans la petite église du père Guilhem. Au premier rang, monsieur de Saint-Aubin, abattu, qui ne se relevait pas du poids de son deuil, se tenait courbé au côté de madame de Martignas droite et fière, coiffée d’une fontange de guipure noire saisie dans la garde-robe de la précédente vicomtesse. Au fond se tenait serré le petit peuple du domaine sincèrement affligé par la mort d’un maître attentif à leur bien-être, et sur la mezzanine les uns contre les autres la maisonnée du château, dont le désarroi, semblait sans fond. Y étaient absents, Jeanne, qui ne sortait pas de son apathie et paraissait vivre dans un autre monde, ainsi que Blanche-Marie que le père Guilhem cachait dans la sacristie, madame de Martignas les ayant interdites dans les lieux pendant la cérémonie. La fillette ne pouvait étancher ses pleurs tant son tourment, sa douleur étaient grands.

Raimundo Madrazo Princess in the gardens of Versailles..jpgMadame de Martignas avait organisé suite à la mise en terre, de feu le vicomte de Saint-Mambert, une collation dans la galerie du château afin de montrer à tous qui était le nouveau tenant du titre et surtout la maîtresse de la demeure. Une vingtaine de chaises, fauteuils et tabourets avaient été rassemblés. Monsieur de Saint-Aubin abasourdi par l’émotion, il était avachi près de la cheminée, son épouse se tenant droite derrière lui appuyée sur le dossier de son fauteuil. Leurs voisins passèrent les uns après les autres présentant leurs condoléances, trouvant sublime le courage de la nouvelle vicomtesse devant le drame et pensant qu’au contraire le nouveau vicomte manquait de tenue dans l’affliction. Les derniers passés, Madame de Martignas passa ensuite entre ses invités, vérifiant qu’il ne leur manquait rien, d’un signe signalant à Madeleine ou à Bernardine un manque ou un besoin, puis elle invita monsieur de Pémollier, son père, à la suivre dans le cabinet désormais de son époux. Elle lui proposa de s’asseoir, mais en homme d’action, il préféra la station debout, madame de Martignas prit un siège. « — Alors ma fille vous voila satisfaite, je suppose ? » Il reconnaissait en sa fille, malgré une soudaine humilité affichée, son ambition, qu’aucun de ses autres enfants n’avait. « — Oui, bien sûr…

— Il semblerait que vous ne soyez pas comblée par votre nouvelle situation, qui pourtant est inattendue et fort enviable. Je ne vois pas ce que vous pourriez avoir à redire ou vouloir d’autres !

— Rien, enfin, presque rien. J’ai un souci. Une épine dans le pied, dirons-nous, et je ne sais comment m’en défaire.

— Expliquez-moi cela, ma fille.

— Mon époux à trouver dans son cabinet, celui qui est derrière vous, dans la Bible familiale, une reconnaissance en paternité et un testament faisant de sa bâtarde, son héritière. J’ai bien sûr détruit ce dernier.

— Et vous pensez qu’il en existe un autre chez un notaire ?

— À vrai dire, non, mais mon mari est par trop sentimental et je ne suis pas à l’abri que dans un élan puéril de nostalgie, de culpabilité ou je ne sais quoi d’autre, il ne se décida à mettre au jour le fait. Je refuse de vivre avec cette épée de Damoclès. Je voudrais me débarrasser de la putain et de sa bâtarde. – même s’il tiqua, monsieur de Pémollier ne releva pas les termes. — Les chasser du château et du domaine ne suffira pas à ma tranquillité d’esprit.

— Je vous comprends bien. – le vicomte de Pémollier se mit à arpenter le cabinet de long en large, manie qu’il avait lors d’une intense réflexion. – Si j’ai bien compris, votre beau-frère est mort en nettoyant une arme ? Et cela sans témoin ?

— Oui, oui, il était seul dans sa chambre

— Bien, et c’est cette fille qui est arrivée la première ?

— Oui, c’est Jeanne.

— Bien ! Le reste des domestiques est bien arrivé ensuite ?

— Oui ! – madame de Martignas essayait en vain de suivre le cheminement de réflexion de son père, du moins elle n’osait pas croire où il menait. « — Ma fille, vous allez rentrer avec moi dès ce soir sous prétexte que tout ceci vous bouleverse et que vous avez besoin de l’affection de votre mère. Dès demain, nous allons demander, plus exactement vous allez demander une audience au marquis de Lacaze. Celui-ci ne peut rien me refuser, tout au moins pas cela. Lors de celle-ci, vous allez émettre des doutes quant à l’accident qui a provoqué la mort de votre beau-frère, et le désarroi dans lequel cela vous jette.

 

épisode 011

L’accusation et la sentence

 Madame de Martignas (Marie-Caroline de Habsbourg-Lorraine (1752-1814), soeur de Marie Antoinette.jpg

Joseph de Gillet, marquis de la Lacaze, Président à la première chambre des enquêtes du Parlement, avait accepté la demande d’audience de Madame de Martignas. Étant un ami de son père et en affaires avec lui, il n’avait aucune raison de la lui refuser, il l’attendait en début d’après-midi dans son hôtel particulier de la rue du Loup.

Pour l’occasion, ayant sans remords, confisqué toutes ses robes, jupes et jupons de qualité à Jeanne, elle s’était revêtue de l’une de ses robes volantes à dos ample de soie à motif rayé, dernière mode parisienne. Le carrosse du vicomte de Pémollier qui pour l’occasion la portait vers le lieu de son rendez-vous passa sous la galerie à ciel ouvert ornée d’un balcon de fer forgé qui permettait de circuler d’une aile à l’autre de l’hôtel et de pénétrer dans sa cour. Pendant qu’un laquais l’aidait à descendre de sa voiture, un autre se précipitait prévenir son maître. Les quelques pas, qui la menaient à la volée de marches, lui permirent de remarquer le décor de façade inspiré de motifs Renaissances sculptés de têtes de lions, de grappes de fruits et de fleurs, ainsi que de volutes autour des fenêtres et frontons, couronnés de pots à fleurs et à fruits. Cela la laissa sur l’instant indifférente tant elle était préoccupée par sa future audience. Passant devant le grand escalier conduisant aux appartements privés, elle fut guidée jusqu’à la grande salle de réception dans le corps de bâtiment principal.

Près de la cheminée attendaient deux fauteuils à accotoirs et une table d’acajou sur laquelle étaient disposés deux verres et une carafe de vin. N’osant s’y asseoir, elle se mit à admirer les tableaux mis à disposition pour l’attrait des visiteurs. « — Je vois, madame, que vous admirez mon saint Jean-Baptiste, je dois dire que j’en suis assez fier. » Le marquis de la Lacaze restait intrigué par la demande d’audience. Il connaissait madame de Martignas pour l’avoir croisée chez son père, il la trouvait assez belle femme bien que sa froideur naturelle lui fît garder ses distances. Il la recevait, car il ne voulait pas froisser son père, mais se serait bien gardé de cette perte de temps. Elle était toute de modestie, ce qui alerta le marquis. « — Quelle rouerie était-ce là ? Quel rôle voulait-on le voir jouer ? » D’un geste de la main, il lui désigna les fauteuils qui les attendaient. « — Je vous en prie madame, asseyez-vous. Comment se porte votre père ?

— Bien, fort bien à vrai dire, il me charge de vous porter ses sincères salutations.

— C’est aimable à vous. Il m’a semblé comprendre que vous veniez me voir, car vous aviez quelques préoccupations familiales. — Madame de Martignas était restée très vague quant à la teneur du sujet de son audience de peur qu’il ne la lui refuse.

 — Monsieur, je ne sais comment l’exprimer, je suis en plein désarroi quant à une affaire de famille récente. Je suis venue à vous pour vous demander conseil.

— Et quel en est le sujet ?

— Cela concerne le décès de mon beau-frère dont vous avez dû entendre parler.

— Oui fait. Mais, comment ce fait il, madame, que ce ne soit pas votre époux qui fasse la démarche ?

— Plongé dans l’affliction et prenant en charge les biens de sa famille sur ses épaules, je n’ai pas osé le chargé du poids de mes doutes, d’autant que son malheur ne lui permet pas de prendre un recul impartial sur la situation.

— Bien, bien, pouvez-vous, madame, exprimer cette suspicion qui vous ronge ? 

— Je ne sais monsieur le marquis, comment la formuler sans porter de terribles accusations et si je me trompais cela serait catastrophique.

— Ne vous inquiétez pas, madame, notre entretien est informel et restera entre nous.

— Je vous en sais gré, monsieur. Voilà, comme vous le savez, mon beau-frère, le vicomte de Castelnau, militaire qui a participé avant de se marier à la guerre de la Ligue d’Augsbourg et chasseur aguerri, c’est occis chez lui en nettoyant l’une de ses armes.

— Oui, il m’a été rapporté l’accident comme il se doit.

— Quand il m’a été rapporté le fait à notre arrivée au château, ceci par son valet de chambre, je dois dire que j’ai été surprise et vaguement intriguée, qu’un homme d’armes ait pu par maladresse se donner la mort. Mais l’affliction qui nous touchait balaya sur l’instant mes pensées.

— Et puis-je savoir ce qui les a ravivées ?

— Deux choses monsieur le marquis, qui l’une sans l’autre ne portent pas à méfiance, mais qui réunies, ont commencé à me miner.

— Lesquelles sont-elles ? – le marquis commençait à s’impatienter de ses louvoiements.

— Tout d’abord, c’est que la première personne sur les lieux de l’incident fut Jeanne, une servante sans fonction définie, enfin officielle. Comment dire ça ?… Ma condition m’empêche de trouver le terme exact.

— Sa maîtresse peut-être ?

— Oui, c’est exactement ça ! Quant à la deuxième information, j’ai ouï-dire, vous savez comme nous sommes nous les femmes, enfin j’ai ouïe dire que mon beau-frère avait l’intention de demander en mariage la fille d’un de ses voisins, mademoiselle Beychevelle. – Tiens ? La famille de Saint Julien, dont elle était, était de ses connaissances, on pouvait même dire de ses intimes, et il n’avait pas entendu parler dudit projet. Mais il se méfiait des femmes et de ce qu’elles pouvaient ourdir derrière le dos des hommes. Préparer les mariages était de leurs occupations favorites. – Donc madame, vous en avez déduit que par jalousie la maîtresse de votre beau-frère aurait pu le trucider. 

— Vous voyez, monsieur, que vous tirez les mêmes conclusions. D’autant que celle-ci a une bâtarde qu’elle prétend être de mon beau-frère.

Tout en servant un verre de vin qu’il tendit à sa visiteuse, il se mit à réfléchir. Il but le sien à petites gorgées pour se laisser le temps de la réflexion. Voilà donc le nœud du problème, cette enfant pouvait être en droit de réclamer une part voire l’héritage en son entier. Si elle était bâtarde, il ne voyait pas trop comment. Toutefois pour plus d’assurance monsieur de Pémollier par l’intermédiaire de sa fille voulait écarter ce danger potentiel. De son côté, il ne pouvait rejeter l’étrangeté, l’incongruité de cet accident.

— Madame, je vous remercie de m’avoir relatée vos doutes, ne vous inquiétez plus, j’ai parfaitement compris tous vos soucis. Je prends l’affaire en main et vais de ce pas quémander à qui de droit d’examiner de plus près les causes de cet accident.

Madame de Martignas remercia le marquis, en partie satisfaite, elle aurait apprécié une solution plus expéditive. La justice, enfin sa justice, était en marche. En posant son pied sur le marchepied du carrosse, une violente douleur au sein lui coupa le souffle. Elle passa, elle continua à monter tout en songeant qu’une des baleines de son corset avait dû crever le tissu protecteur.

*

Un huissier était allé au-devant du marquis de Lacaze annoncer sa venue au Marquis de Landiras de Montferrand, Grand Sénéchal de Guyenne et de Libourne. Après avoir traversé d’un bout à l’autre le palais de l’ombrière, le marquis de Lacaze se présenta et fut invité aussitôt à suivre le valet du sénéchal jusqu’au cabinet de celui-ci. Le Marquis de Landiras de Montferrand, qui avait récemment repris la charge de son père, l’attendait au coin du feu, malgré son jeune âge, il n’avait pas atteint sa trentième année, il craignait les premiers frimas de l’automne. Les politesses de courtoisies accomplies, les deux hommes en vinrent au vif du sujet, la préoccupation du marquis de Lacaze. « — Je suis venu à vous, monsieur, afin que vous puissiez me rendre un service pour lequel je vous serais redevable. » Voilà qui était nouveau, le marquis de Lacaze, homme du Parlement, venant lui demander de l’aide. Quelle était cette entourloupe ? « — Je vous suis tout ouïe, monsieur.

— Vous avez dû recevoir dernièrement un rapport sur l’étrange accident du vicomte de Castelnau de Saint-Mambert.

 john hoppnerLe sénéchal acquiesça, bien qu’il fût surpris par l’assertion, n’ayant rien vu de particulièrement singulier dans ce rapport. « — Oui, fais, mais je dois dire, n’avoir remarqué aucune anomalie qui puisse porter à suspicion.

— À vrai dire sur l’instant, moi aussi. Comme vous devez le savoir, le vicomte était par alliance attaché à monsieur de Pémollier. – Bien sûr, il le savait. Il était, à cause des poudreries royales installées dans ses terres, en affaires régulières avec ce dernier, qu’au demeurant, il appréciait. Quant au vicomte de Castelnau, il voyait vaguement qui c’était, mais comme ce dernier ne frayait pas dans la vie mondaine bordelaise, il n’y avait jamais porté grand intérêt, d’autant qu’il ne se faisait remarquer en rien. Il se demandait donc où voulait en venir le marquis – j’ai reçu la visite de madame de Martignas, sa fille, qui ayant épousé le frère cadet est désormais la nouvelle vicomtesse de Castelnau. Elle a soulevé un point auquel je n’avais point fait attention, mais feu le vicomte de Castelnau, homme d’armes reconnu, est mort en nettoyant son arme. Je dois dire que ce fait ne cesse de m’intriguer. Aussi si vous pouviez demander à votre capitaine de la maréchaussée du district d’y regarder de plus près, cela soulagerait ma conscience qui ne serait alors plus titillée par le doute.

— Si ce n’est que cela, je vais diligenter un complément d’enquête, afin de vous agréer. —, mais le sénéchal n’était pas dupe, il savait que tout ce fatras n’était pas le vrai sujet, il y avait anguille sous roche, il attendit la suite, la dernière salve. 

— En fait ce qui soucie le plus la fille de notre ami, c’est celle qui pourrait être soupçonnée. Le vicomte avait sur place une fille, une dénommée Jeanne Peydédaut qui pourrait être d’une façon ou d’une autre la cause de la mort. Il serait bon, si cela vous est possible, quel que soit le résultat de l’enquête de l’éloigner définitivement, elle et sa fille Blanche-Marie du même nom, qu’elle fait passer pour la progéniture du vicomte.

Voilà donc le fin mot, pensa le sénéchal, il savait déjà qu’il allait rendre ce service. Aussi infimes fussent-ils, le roi n’avait nul besoin que des problèmes viennent s’immiscer dans les bonnes relations avec ses parlements. Le début du précédent règne avait eu assez à souffrir avec cette Fronde qui avait obligé le roi à rénover le Château-Trompette qui depuis avait ses canons tournés vers la ville en signe d’avertissement. Alors ce n’était pas une gourgandine qui allait déclencher la discorde. « — Monsieur le marquis, ne vous tourmentez plus, je vais justement à Pauillac puis à Blaye dans les jours qui viennent, je ferai un arrêt au château de Saint-Mambert, résoudre ce problème, somme toute assez mineur. »

*

Le capitaine de la maréchaussée avait atteint au petit matin le château de Saint-Mambert. Il était là pour organiser la visite du sénéchal de Guyenne. La veille, un de ses sergents était arrivé en éclaireur l’informer de sa venue et de son objet. Il comprit tout de suite que la raison de l’accident ne pouvait être la seule cause de son arrêt dans ce château. Il avait lui-même, le jour de l‘événement, enquêté sur les lieux et rien ne pouvait laisser supposer que c’était autre chose qu’un accident. Mais puisqu’il avait reçu des ordres, il obtempérait.

Monsieur de Saint-Aubin, qui traînait son accablement, le reçut mollement, très étonné par sa demande et contrarié d’avance par l’effort qu’il allait devoir fournir. Il était très ennuyé, son épouse n’était pas là et c’était le genre de situation où elle prenait les choses en main. Il laissa donc le capitaine faire à sa guise, indifférent lui-même à tout cela. L’officier réclama le regroupement de la domesticité présente le jour de l’incident, notamment les femmes Jeanne et Blanche-Marie Peydédaut ainsi que leur famille. Cela mit en émoi tout les concernés. La Lesbats tout en servant son vin à son maître et à son invité se demandait bien pourquoi le capitaine avait tant insisté sur la présence des petites. Jeanne ne tenait pas debout, ses nerfs étaient si fragiles que la Léontine lui administrait ses potions qui la maintenaient dans un repos relatif. Et la petiote, qu’est-ce qu’il pouvait bien lui vouloir à Blanche-Marie ? Pendant que toute la domesticité se rassemblait dans la cuisine, échafaudant des histoires que leur imagination inquiète brodait de drame, le Martin était parti quérir la famille Peydédaut.

Le messager fut reçu à la métairie par le souffle colérique de la Berthe. « — Je savais bien moi qu’elle allait nous amener des ennuis cette catin. Tu vas voir le Peydédaut, ils vont nous mettre dehors, on va crever de misère.

— Calme-toi la Berthe ! Le vicomte y va pas nous mettre à la porte. Mes vieux y sont arrivés avec les siens et les tiens y étaient déjà là. Alors pourquoi veux-tu qui change ça !

— Lui peut-être ! Mais elle va savoir ?

*

Le cortège du sénéchal fit une entrée magistrale dans l’allée du château. Le Marquis de Landiras de Montferrand était venu avec deux carrosses, dont le sien à ses armoiries qu’il occupait, son valet de chambre, son secrétaire personnel qui lui servait de greffier et quinze gens d’armes.

Les gens de maison de la galerie observaient, inquiets, cette arrivée quelque peu intempestive, n’avaient jamais vu autant de militaires. Entre ceux de la maréchaussée et ceux du sénéchal, ils se seraient crus en temps de guerre. La Lesbats grommela : « — faut pas que tous ces bougres pensent à manger. Elle avait pas de quoi !  Il avait déjà fallu avec la Madeleine et la Bernardine préparer en dernière minute un repas digne de ce sénéchal, alors il ne fallait pas penser qu’elle ferait plus ! »

Le sénéchal n’avait pas touché le sol que le capitaine et monsieur de Saint-Aubin étaient au bas des marches pour l’accueillir. Le sénéchal secoua son juste au corps afin de redonner forme à ses bas volets. « — Monsieur le Sénéchal, c’est un honneur que de vous recevoir, il y a bien longtemps que l‘humble demeure de mes ancêtres n’a pas eu la visite d’un homme de votre qualité. » Soulagé, le capitaine apprécia le compliment du maître de maison qui paraissait être sorti enfin de sa torpeur, cela balaya ses craintes quant à la qualité de la réception du représentant du roi. « — C’est aimable à vous, monsieur. Je suis ma foi, fort désolé de venir m’immiscer dans votre deuil dans ces moments difficiles qui vous touchent, mais comme le capitaine a dû vous l’expliquer, il a été mis à mon attention, les causes du décès de feu le vicomte de Castelnau, votre frère. Je suis donc venu me rendre compte par moi-même du déroulement de ce drame.

— J’entends bien, monseigneur, et vous remercie de l’attention que vous portez à ma famille. J’ai mis à cet effet, à votre disposition le cabinet de mon défunt frère, et les personnes que vous désirez entendre attendent dans la galerie.

Chevalier Saint-Aubin de Cujac (Tilly Kettle Young Man in a Fawn Coat .jpgLe sénéchal remarqua que monsieur de Saint-Aubin ne s’était pas encore glissé dans les chausses de son frère, à moins que ce ne fût une ruse à son intention, il allait voir de quoi il en retournait. Il suivit son hôte, traversa l’antichambre, la chambre d’apparat, et pénétra dans le cabinet. Il constata qu’il était modestement meublé, non pas par la qualité, mais en quantité. Il y avait pour tout mobilier un très beau cabinet en noyer, avec un tiroir central en façade et incrusté de nacres, lui sembla-t-il ; ce beau meuble reposait sur un piètement à colonnettes torsadées. Au centre de la pièce, une table de même essence avec pied en balustre, qui devait servir de bureau, et une très belle cheminée, qui si elle n’était pas un meuble n’en était pas moins remarquable avec son tablier de bois sculpté de moulures importantes et ses jambages formés de pieds « en gaines ». Il avait été installé pour sa venue, face à la porte, un fauteuil avec accotoir au dossier haut, légèrement incliné entièrement recouvert d’étoffe[] et de chaque côté  et de chaque côté des sièges plus modestes. Face à cet ensemble, monsieur de Saint-Aubin avait fait placer deux tabourets pour les témoins en pensant à Jeanne que ses jambes ne portaient pour ainsi dire pas. Le sénéchal ne fit aucun commentaire quant à l’installation et alla droit au fauteuil dans lequel il s’installa. Il laissa promener son regard sur les tableaux de famille accrochés aux murs, et s’arrêta sur celui de la défunte vicomtesse qui l’émut, car il se souvenait l’avoir connue alors qu’ils étaient enfants. Tout en faisant la remarque à monsieur de Saint-Aubin, il l’invita à prendre place à ses côtés et fit signe au capitaine de faire de même. S’adressant à ce dernier, il lui demanda de lui relater ce qu’il avait constaté le jour de l’accident, s’excusant de raviver par ce témoignage la douleur du maître de maison, ce dernier écarta le propos d’un geste fataliste.

 — Ce jour-là, monseigneur, le valet de chambre de feu le vicomte, le dénommé Martin Bujeau, est venu au petit matin me prévenir de l’accident mortel. Il avait été commandité par le père Guilhem, qui avait été au préalable appelé sur les lieux. Lorsque j’arrivai une heure plus tard, après avoir rassemblé quelques-uns de mes hommes, rien n’avait été déplacé sur les lieux, à la demande toujours du père Guilhem. Je trouvai sur place la maisonnée en grand émoi, les femmes en pleurs et les hommes très agités par ce qu’ils avaient vu. – d’un geste de la main balayant l’air, le sénéchal lui fit comprendre que l’on pouvait se passer de ce genre de détail. – Lors de mon entrée dans la chambre, devant le lit sur le sol, face à la fenêtre encore ouverte, le corps du vicomte était allongé, les pieds vers la fenêtre et la tête vers la porte. Il avait été un peu déplacé par la femme qui l’avait découvert, la dénommée Jeanne Peydédaut. Elle l’avait retourné, mais rien de conséquent, le corps ayant retrouvé sa place quand ses comparses lui firent lâcher. — Comme le Sénéchal soulevait un sourcil interrogatif, le capitaine se crut obligé de rajouter. — Elle avait, semble-t-il, été prise, sous le choc, d’une crise de démence. — Comme l’explication avait éclairé le sénéchal, le capitaine reprit le déroulement de sa narration. — Le vicomte avait la moitié du visage enlevé, le crâne déchiqueté, le cerveau à jour, et dans sa main, il tenait encore serrée la crosse de l’arme. Nul n’a pu lui mettre post mortem. Les morceaux de l’arme, un mousquet à deux canons, éclatés étaient éparpillés dans la pièce. L’arme n’était pas conventionnelle et avait été gagnée au jeu. Cela, je le tiens de monsieur de Tallais, à qui le mort devait en faire une démonstration. À l’avis de tous, il semble qu’il soit mort sur le coup, car tous sont arrivés dans les minutes qui ont suivi la déflagration et les cris de la femme, Jeanne Peydédaut. Après l’audition de toutes les personnes présentes à ce moment-là, comme vous avez pu le lire dans mon rapport, je n’ai pu que conclure à l’accident. Rien. Aucun détail n’est venu éveiller ma suspicion. » Le rapport, le sénéchal l’avait parcouru dans son entier pendant son trajet, lorsqu’il l’avait reçu, il s’était contenté de la conclusion, puisque rien ne paraissait étrange. Aucun doute ne transparaissait quant à la thèse de l’accident. Il était bien là pour autre chose et supposait que tout comme lui, le marquis de Lacaze avait été manipulé et pris dans les rouages et responsabilités de leurs charges. Il n’aimait pas cela et serait s’en souvenir quand il aurait affaire à monsieur de Pémollier ou à sa fille, conscients qu’ils s’étaient servis de leur obligation en confrontant les deux pouvoirs qu’étaient le roi et le Parlement pour les utiliser. Il verrait plus tard, comment il retournerait cette situation. Il demanda à son valet de chambre de lui porter un coffret, qu’il ouvrit devant lui, y extirpant une bouteille de vin du château et des verres de cristal. « — Vous voyez, monsieur, j’ai trouvé dans ma cave des bouteilles de votre domaine que votre père avait offertes au mien. — Il tendit son verre pour en contempler la couleur dans la lumière. — Voyez comme sa couleur est belle, le temps l’a rendu rubis avec des nuances ambrées. – Versant un verre à chacun de ses comparses, il leur fit remarquer les odeurs de fruits rouges épicées de vanille, de réglisse et de boisé. Au goût, il leur fit remarquer qu’il le trouvait charpenté et puissant, mais aussi fin et délicat au niveau aromatique. Les deux hommes déconcertaient par la dérive de la conversation, se demandaient où voulait en venir le sénéchal et s’il se rappelait pourquoi il était là. La tirade permettait à ce dernier de réfléchir, d’analyser et de synthétiser toute cette histoire. Pendant qu’ils dégustaient leur verre, un silence s’abattit dans la pièce, personne n’osa interrompre la réflexion du sénéchal, ils attendaient qu’il reprenne le cours des choses. « — Et vous, monsieur de Saint-Aubin, où étiez-vous au moment de l’accident ?

— Mon épouse et moi-même étions dans notre demeure de Cujac.

— Oui bien sûr. Et vous connaissiez l’arme en question ?

— Je ne l’avais jamais vu, mais il me semble bien avoir entendu mon frère en parler. Je ne savais d’ailleurs pas qu’il s’agissait de celle-ci.

— Oui bien évidemment… nous devrions poursuivre par la femme Jeanne Peydédaut, puisqu’elle est arrivée la première sur les lieux. 

*

Le secrétaire du sénéchal à petits pas nerveux traversa l’enfilade de pièces et entra dans la galerie où tous s’arrêtèrent de parler et instinctivement se serrèrent les uns contre les autres, comme un troupeau prêt pour l’abattoir. « — Je viens chercher Jeanne Peydédaut. – La Lesbats et Léontine s’approchèrent de la jeune femme avachie dans un fauteuil. Elles lui parlèrent doucement comme à un enfant que l’on rassure et elles la saisirent chacune par un bras pour l’aider à se lever. Ils l’avaient descendue dans le fauteuil tant ses jambes ne la soutenaient plus ou peu. Elle ne se remettait pas du choc, son sommeil n’était que cauchemar, son éveil n’était qu’angoisse du vide de la présence de Philippe-Amédée. Ses nerfs lâchaient dès qu’elle était lucide ; Léontine lui faisait boire potion calmante sur potion soporifique. — et elle ne peut pas marcher toute seule, celle-là ?

— Non ! Mais si tu veux, tu peux la porter. Répliqua La Lesbats énervée. L’homme rabroué ravala sa morgue et laissa faire. Elles portèrent la jeune femme plus qu’elles ne l’aidèrent à marcher jusqu’au cabinet.

*

Le sénéchal vit entrer les trois femmes. Il avait continué à boire son vin dans un profond silence, et ne quitta pas son mutisme à leur entrée. Il examinait la plus jeune, celle qui de toute évidence sans leur soutien se serait effondrée. Bien qu’elle ait la mine défaite et les yeux hagards, le sénéchal la trouva d’une grande beauté et comprenait feu le vicomte. Malgré son accablement, elle était vêtue et coiffée avec soin, mais ce devait être dû à ses compagnes, pensa-t-il, mais cela devait refléter son goût ou celui de son protecteur. Le capitaine à ses côtés était crispé, quant à monsieur de Saint-Aubin, il essayait de rester de marbre bien qu’un léger tapotement des doigts sur ses genoux retînt le mouvement nerveux de l’une de ses jambes. Le sénéchal faisait mine d’y être indifférent, de ne rien remarquer. Le capitaine, que la situation mettait mal à l’aise et qui, à défaut de pouvoir s’apitoyer, finit par s’énerver. « — Elle ne peut donc pas marcher toute seule ?

— Tu dieu ! Non, monsieur le capitaine, elle est tellement dans le malheur qu’elle peut plus. La Léontine, elle a dû lui donner de la tisane pour la calmer.

— Laissez ! Capitaine. Ce n’est pas bien grave, femmes, faites-la asseoir et sortez.

Peypédaut Jeanne (Edwin Austin Abbey- Illustration from The Deserted Village, Harper's Monthly Magazine,.jpg

Elles l’installèrent tant bien que mal sur un des tabourets espérant qu’elle n’en tombe pas aussitôt. Jeanne se retrouva donc assise. Du fond de son abattement, elle ne comprenait rien, ni ce qu’elle voyait ni où elle était. Dans le flou de sa vision, elle ne devinait pas qui elle avait devant elle. Elle essayait en vain de se concentrer, de percevoir ce qu’on lui disait, mais rien n’était intelligible à son entendement. Elle ne voulait que s’allonger, rester droite, lui demandait un effort considérable, elle était tellement fatiguée. Elle se sentait dans une sorte d’ouate, et tout ce qui venait à elle n’était que fantomatique, étouffé, brouillé. Elle voulait dormir, seulement s’allonger et dormir. « — Mademoiselle, je vous parle ! Êtes-vous bien Jeanne Peydédaut ? — se retournant vers ses comparses, le sénéchal conclu — je crois bien que nous n’en tirerons rien messieurs. » Il n’avait pas fini sa phrase que la jeune femme s’écroula sur le sol. Personne n’eut le temps de s’empresser pour amortir le choc. Le secrétaire se précipita et rattrapa La Lesbats et Léontine qui revinrent chercher Jeanne que le capitaine et le valet du sénéchal avaient remise avec quelques difficultés sur ses jambes. Le sénéchal était décontenancé. Si cette femme ne jouait pas la comédie, c’était un bien grand malheur l’avenir qu’il lui préparait. Il eut préféré sentir en elle un fond mauvais, machiavélique, mais il ne percevait que désarroi. Il ne pouvait en être autrement et prendre le risque de mettre en péril l’équilibre précaire du royaume pour sauver cette femme. Il avait commis l’erreur de donner son accord tacite au président du Parlement, qui lui-même, l’avait donné sans savoir de quoi il en retournait, faisant confiance à son solliciteur, enfin à sa fille. Il était pris dans un engrenage et allait être obligé d’aller jusqu’au bout.

Ce fut Blanche-Marie qui se présenta ensuite, le teint pâle d’émotion, le sang, avait quitté son visage à la vue de sa mère évanouie. Rassurée de la savoir entre les mains des deux matrones, la peur au ventre, elle s’était avancée courageusement vers le cabinet. Que pouvaient bien lui vouloir ses hommes, son malheur n’était-il pas assez grand ? Elle redressa ses épaules et poussa la porte avec un pincement de cœur. Son père n’était pas derrière. Le sénéchal ne put que constater l’évidence, Blanche-Marie était une Castelnau de Saint-Mambert. À sa gauche, monsieur de Saint-Aubin de moins en moins à son aise s’agitait sur sa chaise, triturait sa cravate et se mordillait l’intérieur de sa bouche, conjecturant les pensées du sénéchal, il détournait son regard. Bien que plus fins et plus énergiques, les traits de la jeune fille étaient ceux de l’homme qui était sans aucun doute son oncle. Le sénéchal avait un vague souvenir du père présumé, mais pour avoir rencontré feu le vicomte de Castelnau et monsieur de Saint-Aubin ensemble, force pour lui avait été de constater la ressemblance entre les deux frères. Et s’il était resté, un doute, l’opulente chevelure fauve retenue dans une tresse et ses grands yeux verts, l’aurait levé. Elle était grande, du moins le paraissait elle, car elle n’était pas très épaisse, son corsage n’avait pas encore rempli les promesses de la féminité. Un vrai échalas, ne put s’empêcher de penser le sénéchal. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Elle ne semblait plus être une fillette, son air grave, son maintien et sa taille la rangeaient déjà parmi les jeunes filles, il remarqua au passage la qualité de ses vêtements dont le bruissement de la criarde sous une jupe de grosse soie attestait. Pendant qu’elle était observée, Blanche-Marie priait, elle demandait de l’aide. Elle avait entendu toute son enfance qu’elle était née coiffée par la chance, elle espérait ardemment que ce fut vrai et souhaitait en voir les bienfaits le plus vite possible. La mort de son père l’avait anéantie, la prostration de sa mère la déconcertait, elle ne savait que faire. Elle n’avait plus la force de se révolter, et là elle pressentait que ces hommes décidaient de son sort, de son destin, et qu’elle allait devoir subir. L’installation de son oncle et de sa tante n’avait rien présagé ni porté de bon. Le père Guilhem avait eu beau lui dire de ne pas s’inquiéter, que son père avait préparé son devenir en cas de malheur, sans par ailleurs lui, dire ce qu’il en retournait, cette fois-ci elle comprenait bien que sa vie allait irrémédiablement changer et que lutter ne servirait de rien.

Le sénéchal lui posa deux trois questions sur le jour de l’accident, mais comme cela n’apportait pas un nouvel éclairage, il la congédia. Elle se retira, désemparée ne comprenant pas ce que cet homme cherchait, il avait été aimable avec elle ce qui l’avait rassurée, mais elle restait inquiète.

Pendant qu’il interrogeait les autres serviteurs de la maison qui corroboraient la thèse de l’accident, ses pensées revenaient vers Jeanne et Blanche-Marie. Qu’allait-il en faire ? Il ne pouvait les envoyer dans un hospice, bien que l’état de Jeanne eût pu le justifier, ni dans un couvent pas plus que dans quelques cachots. La raison d’État qui n’était soulevée que par la collision des personnes mises en cause ne pouvait aller jusqu’à autant d’injustice. Elles n’avaient rien fait de répréhensible hormis être dans les filets d’une situation inattendue et du coup pris dans un engrenage dans lequel elles pouvaient faire gripper la machine de la fortune. Toujours est-il, qu’il annonça sur un ton qui ne permettait aucune remarque, ni ne soulevait aucune question, qu’il emmenait la femme Peydédaut et sa fille jusqu’à la conclusion de l’enquête. À l’annonce, tous restèrent abasourdis. Le capitaine jeta un regard en coulisses vers monsieur de Saint-Aubin, comprenant désormais le pourquoi de cette mise en scène, mais quand il vit sa mine décomposée, il comprit que l‘homme n’était pas plus au fait que lui. Cela l’intrigua. Pourquoi alors ? Il sentait bien qu’il n’aurait pas la réponse.

Jean Baptiste Greuze - Draped female figureÀ leur départ incompréhensible ou presque pour tous, l’émoi fut à son comble. Jeanne ne comprenait pas ce qui se passait et se laissait faire. Blanche-Marie résignée restait aux côtés de sa mère sans rien dire. Elle avait embrassé tout le monde, persuadé que c’était la dernière fois qu’elle les voyait. Elle avait compris que c’était elle qui dérangeait dans l’ordonnancement qui suivait la mort de son père et elle ne pouvait rien faire pour changer le cours des choses. Monsieur de Saint-Aubin s’était réfugié dans sa chambre, et suivait la scène depuis sa fenêtre. Il culpabilisait, car il était devenu évident pour lui que tout ceci était l’œuvre de son épouse. Dans la galerie, où elle s’était réfugiée avec les autres, La Lesbats s’accrochait à la Léontine, les larmes lui venaient, elle commençait à renifler. « — Léontine ? Tu crois que nous reverrons les petites ?

— Non. Enfin pas Jeanne. Elle ne passera pas la ligne imaginaire. Quant à Blanche-Marie, peut-être moi, mais toi je ne pense pas.

Tout cela était, incompréhensible, nébuleux, mais tout à la douleur de la séparation La Lesbats qui ne sentait plus ses jambes s’affaissa lourdement dans un fauteuil. Le silence de la tristesse s’abattit sur la maisonnée.

*

Il ne pouvait ad vitam æternam les laisser dans un cachot du fort du Hâ, Jeanne et Blanche-Marie étaient déjà dans l’ancienne forteresse depuis plus de trois semaines, Noël approchait. Le sénéchal les avait fait installer dans l’une des meilleures geôles de la prison, une à la pistole qu’il payait sur sa cassette, mais il ne pouvait les laisser au secret bien longtemps. Cela finirait par se savoir et par soulever des questions. De plus, rien ne justifiait cet état, mais il ne savait que faire des deux femmes. Il devait trouver un consensus qui ne froisse ni les instances royales ni le Parlement et pour cela il se devait de ménager monsieur de Pémollier et sa fille. Il avait pourtant des soucis autres et c’était justement celui-là qui n’avait guère d’importance, mais qui s’il devenait public ferait bien des vagues, qui monopolisait son attention. Il en était là dans le cours de sa réflexion lorsque son secrétaire lui annonça madame de Martignas et son père, monsieur de Pémollier. Il les avait lui-même invités afin de les rencontrer en son particulier au moins une fois pour cette affaire que le marquis de Lacaze lui avait mise entre les mains.

Rayonnante, sûre de sa victoire sur les événements, Madame de Martignas entra dans le large bureau aux murs de boiseries sombres, dans un souffle parfumé, un rien entêtant. Elle avait appris par son époux puis par un message du marquis de Lacaze, le résultat de la visite du sénéchal. Pour elle cette visite à ce dernier n’était faite que pour la courtoisie. Elle pavoisait dans une robe flottante, pastel, venue tout droit de Paris et que son père lui avait offerte pour l’occasion. Lui-même suivait sa fille, mi-amusé mi-sérieux devant son attitude. Le sénéchal les installa près de la cheminée et leur fit servir de quoi boire. Il ne savait comment commencer. Il s’adressa directement à monsieur de Pémollier, évitant délibérément la femme dont la suffisance titillait désagréablement son ego. Sa vanité avait été mal menée dans cette histoire et il lui en gardait rancune.

— Comment vont nos affaires, monsieur de Pémollier ? Nos prochaines livraisons de poudre pourront-elles être assurées ?

— Ma foi, monseigneur sans problème, rien ne devrait entraver la satisfaction des besoins royaux.

 — Bien, voilà une bonne chose. Pour l’autre affaire qui nous lie, je tiens à vous faire savoir que j’ai clos l’enquête sur le décès du beau-frère de madame de Martignas. Rien ne vient mettre en doute le fait que ce fut un regrettable accident.

— Je vous remercie d’avoir éclairé les doutes qui encombraient les pensées de ma fille, elle va pouvoir apaiser son âme et faire son deuil en toute sérénité. J’ai appris que lors de votre enquête, vous aviez été amené à mettre en détention provisoire, bien sûr, deux femmes du domaine. Puis-je savoir ce qu’il va advenir de celles-ci ?

— En tout état de cause, je vais être amené à les libérer… Il n’eut pas le temps de dire que l’état de la mère était tel qu’il songeait à la mettre dans un hospice et qu’il valait mieux pour son bien-être faire entrer la fille aux ursulines. Madame de Martignas d’un geste théâtral l’arrêta. Elle les voyait déjà revenir au château. « — Vous n’y pensez pas. Cette grue ne mérite qu’une chose. Être enfermée à la salpêtrière, ou mieux être déportée pour conduite infamante en Louisiane et sa fille de même. » Elle aimait bien cette idée de la Louisiane. C’était un juste retour des choses. Bien qu’outré par cette répartie, il trouva dans cette invective sa solution même si elle était un peu bancale. « — Madame, je retiendrai une partie de votre idée, bien que je ne pense pas que Jeanne Peydédaut rentre dans la catégorie que vous citez, et sa fille encore moins. – il en était même sûr pour avoir revu celle-ci dans l’enceinte où elle était enfermée. —, mais effectivement, la Louisiane, c’est envisageable, une nouvelle vie serait le mieux pour elles et pour vous, cela va de soi.

Avant que sa fille ne rajoute quoi que ce soit, il trouvait que la solution apportée était à prendre sans condition, il prit la parole. « — Ma foi, cette solution nous agrée et permettra d’éviter bien des déboires à venir. – laissant à chacun comprendre tout ce que cela pouvait sous-entendre. – je vous remercie monsieur le sénéchal de votre prompte sollicitude et vous suis redevable des attentions que vous avez portées à notre famille. »

Madame de Martignas ne rajouta rien qu’un sourire contraint. Les civilités terminées, ils se levèrent. C’est alors qu’elle défaillit, une douleur fulgurante traversa son sein.

Jean Baptiste Greuze - Young Woman Sitting in an Armchair

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “Le drame de Natchez ou Jeanne Peydédau 010 et 011

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