Le drame de Natchez ou Jeanne Peydédau 012

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épisode 012

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Juin 1722, une triste traversée

 

Une chape de nuages depuis le matin recouvrait le ciel d’une tristesse infinie. L’été approchait, mais la bruine grisait pourtant les façades des quartiers de la Rousselle et de Saint-Pierre, où les chais étaient réservés au commerce des îles. Le port était encombré de moult embarcations allant de la gabarre au navire effectuant des voyages en droiture pour les îles ou pour les pays du nord de l’Europe. Les navires mouillaient sur trois rangs parallèles à la rive ; la ligne de terre, la plus rapprochée du bord disposait de plus grandes profondeurs, aussi était-elle réservée aux bâtiments au plus fort tirant d’eau. Tous les navires restaient mouillés sur leurs ancres et une noria de gabarres assurait les opérations de déchargement et de chargement. Les flottes s’étiraient sur plusieurs kilomètres du sud au nord de la ville, car il fallait laisser entre les navires l’espace nécessaire à l’évitage en fonction des courants et des marées. L’activité incessante, entre les marchandises venant de l’intérieur du pays et partant vers les villes hanséatiques, la Hollande, l’Angleterre voire encore plus au Nord ou bien vers les Antilles et recevant en retour celles de ces destinations, faisait que le port et la ville étaient en pleins essors.

embarquement des filles à la cassette-002Au milieu du tumulte, tenant serrés leurs ballots, un groupe d’une dizaine de femmes, encadrées des gens d’armes de la maréchaussée, attendait d’être embarqué dans une chaloupe puis sur l’un des grands navires à doubles ponts et trois-mâts en partance pour l’autre côté de l’océan. Le Régent n’avait pas perdu l’idée de peupler la Louisiane, et y envoyait tout ce que lui ou sa justice ne voulaient plus sur le sol du royaume. Au milieu du groupe de ribaudes qui n’en menaient pas large malgré l’arrogance affichait de certaines qui racolaient sans vergogne, deux femmes se détachaient du groupement par leur mise et leur maintien, Jeanne et Blanche-Marie y avaient été intégrées. Afin qu’elles ne subissent pas l’infamie, qui allait jusqu’à la fleur de lys marquée au fer rouge sur l’épaule pour la plupart de leurs compagnes de voyage, elles ne faisaient pas partie de la liste des mauvaises filles. Elles partaient, à charge du capitaine de retirer de trois années de servitudes le montant de leur passage.   Le sénéchal avait réussi à faire signer un contrat d’engagement comme domestique, à Jeanne, appelé couramment les « trente-six mois « qui les engageaient, elle et sa fille, à travailler trois années pour payer leur voyage. C’était le secrétaire du sénéchal qui avait expliqué la particularité du passage des deux femmes sans rentrer dans les détails de leur identité, il désirait être le plus discret possible. Cela avait été d’autant plus facile que l’explication avait été agrémentée d’une bourse de plusieurs dizaines de louis, ce qui avait permis de les inclure au troupeau que constituaient les ribaudes qui avaient été ramassées dans la ville pour grossir la colonie.

Jeanne ne comprenait pas la situation, dans son marasme, elle s’était isolée, si son corps avait retrouvé toutes ses forces, son esprit refusait la réalité et s’accrochait aux détails de la vie ; les soins à la toilette et au comportement obnubilaient chacune de ses pensées. Blanche-Marie soutenait et protégeait de son mieux sa mère. Elle avait compris que son esprit occultait l’impensable et ce n’était pas le départ pour son exil, c’était l’absence définitive de Philippe-Amédée qu’elle n’admettait pas. Malgré la peur, l’angoisse de l’avenir, la jeune fille se tenait la tête haute, mais refusait d’adresser la parole à qui que ce fut.

La bruine se transforma en pluie plus soutenue lorsqu’elles montèrent dans la chaloupe à l’aide d’une planche jetée entre la pente du quai et le bord de l’embarcation. Les marins les examinaient d’un air goguenard pendant qu’avec un équilibre aléatoire, elles passaient à son bord en laissant échapper des petits cris chaque fois qu’elles croyaient tomber à l’eau. Jeanne tenait serrée sa fille, elles s’étaient assises sur le premier banc à la proue, elles ressentaient le ballottement subit par l’embarcation. Un marin avait déjà jeté leur coffre au fond de l’embarcation détenant le trousseau qu’avait exigé le sénéchal à monsieur de Saint-Aubin pendant leur incarcération, qui avait duré plus de six mois, car aucun navire dans ce laps de temps n’allait vers la Louisiane. Une fois toutes les femmes chargées, l’embarcation se faufila entre les grands navires et descendit le fleuve jusqu’aux derniers faubourgs de la ville. Le galion sur lequel elles allaient faire la traversée se trouvait devant Bacalan, ses quatre cents tonneaux et l’encombrement dans le port, ne lui avait pas permis d’aller plus avant. Comme tout navire de commerce, il était construit sur les mêmes principes qu’un navire de guerre, il était simplement allégé d’une grande partie de son artillerie pour faire place à la cargaison et utilisait un équipage plus restreint. La frêle embarcation s’approcha au plus près de celui-ci et à l’aide de l‘échelle de corde et de bois qui ressemblait à un escalier collé à la coque, elles montèrent, les unes affolées par le vide et les flots clapotants et les autres terrorisées regardaient au loin la terre, car elles savaient ne jamais y revenir. Jeanne gravissait derrière Blanche-Marie l’escalier mouvant, lui donnant mille conseils pour ne pas perdre l’équilibre. Le pont atteint, elles découvrirent des familles déjà embarquées, prêtes à faire le voyage. Des enfants pleuraient dans les bras de leurs mères, d’autres couraient déjà pleins de curiosité pour ce nouvel univers. Un patriarche donna de la voix pour rassembler son monde, offensé qu’il était de voir les nouvelles arrivantes. Les deux groupes s’examinaient, pour les filles avec affront et pour les différents membres des familles l’œil en coin. Jeanne et Blanche-Marie, légèrement en retrait, se tenaient isolées. La jeune fille croisa le sourire inattendu d’un mousse. Elle rougit gênée et baissa les yeux.

Jean Étienne Liotard (Swiss, Geneva 1702–1789 Geneva).jpgEn haut de la dunette, le Capitaine Dumoulin examinait son monde. C’était avant tout un homme froid, glacial. Il était de toute évidence l’orgueil même, les traits impénétrables, toujours impassibles, il impressionnait son entourage. Il était d’une stature imposante, le corps épais, il dégageait un air de solidité. Il donnait ses ordres d’une voix caverneuse qui inquiétait d’autant, que plus d’une fois son tempérament sanguin, caractère ombrageux et agressif, avait pris le dessus et s’était exprimé de façon violente. Ses petits yeux sévères, scrutateurs faisaient baisser ceux des plus téméraires. La bouche étroite le plus souvent pincée, le nez camus, un front ample, des cheveux abondants, épais, coiffés en catogan, il ne portait jamais de perruque, une barbe courte, toujours soigneusement taillée, et avait des gestes lents posés. Il ressemblait à ce qu’il était, l’autorité à bord. Il n’appréciait pas que les événements lui en remontrent, alors les hommes, c’était peu dire.

Tous sursautèrent, le capitaine du « Vénus » donna ses ordres, brefs courts et relayés par un de ses seconds pendant qu’un deuxième entraînait vers l’entrepont, près de la Sainte-Barbe, les familles, une vingtaine d’individus qui y logeraient pendant le voyage d’une dizaine de semaines. Quant aux filles, elles furent poussées vers une autre partie où avait été construit un faux-pont à cet effet. La mère et la fille faisaient partie du lot et comme le Capitaine Dumoulin ne voulait pas d’embrouille entre les femmes et les hommes, il les fit enfermer.

Le capitaine avait été informé de la teneur de sa cargaison humaine une huitaine de jours auparavant, il avait été reçu au siège de la Compagnie face à la Garonne par Isaac Delorthe, un de ses représentants dans la ville. Il n’avait pas eu le choix, mais il n’avait pas apprécié de transporter autant de passagers, ce qui pour lui était, de toute évidence, source à problème, notamment ces ribaudes à la morale douteuse. Lorsque le secrétaire du sénéchal qui était de l’entretien lui avait expliqué la présence de Jeanne et de Blanche-Marie, cela l’avait laissé indifférent, car cela ne changeait rien au problème. Il lui faudrait accentuer la discipline, pour tenir ses hommes en présence de ces créatures de malheur. Et dès leur arrivée, il sut qu’il avait eu raison.

Elles s’étaient retrouvées enfermées avec pour seule lumière celle qui filtrait des claires-voies de l’écoutille et par lesquelles passait aussi la pluie qui s’était mise à tomber en trombe. Les femmes, désorientées par toute cette nouveauté et le manque de lumière de l’espace, pénétrèrent avec maladresse dans l’intérieur du faux-pont. Elles étaient déconcertées par l’exiguïté de l’espace. Y avaient été suspendus en double rang des cadres, qui devaient servir de lits superposés aux infortunées passagères, elles choisirent chacune une couche. Jeanne guida Blanche-Marie vers l’un des angles obscurs, avec le roulis, elles ne purent s’y rendre sans se heurter la tête et les jambes. Elles posèrent le peu d’affaires qu’elles possédaient, la malle ne leur ayant pas été remise, pour marquer leur espace. Dans un premier temps, chacune garda le silence, abasourdie, qu’elles étaient de se retrouver pressées comme des sardines dans une barrique, dans ce lieu obscur et infect. Inquiètes, elles écoutaient les bruits du navire, grincement du bois, martèlement du pas des hommes sur le tillac, cris divers.

*

Les ordres fusèrent, passant d’un homme à l’autre, du capitaine au second, du second au maître d’équipage, de celui-ci aux gabiers. Les manœuvres de l’appareillage déclenchèrent un boucan à travers le plancher au-dessus des prisonnières. Les chants qui scandaient les gestes du mousse au marin le plus aguerri fusèrent dans l’air. L’ancre fut ramenée. Le navire bougea au son du claquement des voiles que le vent gonflait et du craquement de la mâture. Le cœur de Jeanne se comprima dans sa tête, quelque chose céda, elle se mit à hurler de panique, elle réalisa tout à coup ce qui se passait. Blanche-Marie essaya de toutes ses forces de la maintenir sur sa couche, de la calmer, de l’apaiser, mais rien n’y fit. L’hystérie avait envahi Jeanne, elle ne reconnaissait plus personne, elle sentait le danger avec l’instinct d’un animal pris au piège, elle repoussa sa fille, elle se précipita sur l’escalier qui menait vers le pont, elle secoua le caillebotis qui le clôturait. Blanche-Marie l’inondait de mots pour la ramener à la raison, elle n’y parvenait pas. Deux des filles vinrent à son secours. L’une, la plus âgée de toutes, prit les choses en main, d’une voix basse presque gutturale, elle calma Jeanne. Avec poigne, tout en lui parlant, elle la ramena vers sa couche. « — Chut ! Chut ! ma belle, ça va aller, calme-toi.

— Non, non, je vais mourir, je suis sûr que je vais mourir.

— Chut, chut, ma belle, ça va aller, calme-toi. – et telle une litanie, elle répéta sa phrase, elle en devint hypnotique. Jeanne se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter, la femme la berçait. Blanche-Marie, découragée, regardait la scène, elle perdait pied. Qu’allaient-elles devenir ? Les larmes coulèrent sur ses joues. Un vide angoissant prenait place en elle. Douloureux, diffus, il l’envahissait. Elle se mit à renifler, essuya ses yeux embués d’un revers de la main. Assise à côté de sa mère, elle était perdue. « — Je suis Graciane, et toi petite ? – Blanche-Marie regarda la femme ne réalisant pas vraiment sa question. — Quel est ton prénom, drôlesse ?

— Blanche-Marie et ma mère, c’est Jeanne.

— Et, bien, moi, c’est Graciane.

— Moi, c’est Marie.

— Et moi, Toinette !

— Moi, c’est Paulette.

— Moi, on m’appelle Boubou parce que je suis gironde

— Tu veux dire : grosse ! — Cela fit s’esclaffer le groupe des ribaudes, la tension tomba un peu. Celle, qui avait dit cela, une blondinette, était toute menue, le geste vif et toujours en sa compagnie. Elles étaient toujours collées l’une à l’autre, elle se nomma, c’était Amandine. Puis les autres suivirent, Henriette, Martha, Marguerite, Louise… cela calma Jeanne, Blanche-Marie sourit à cette chaleureuse marque d’affection dont la soudaineté était une bénédiction. Chacune des filles se redressa, le courage semblait revenir à toutes. La pluie s’arrêta. Au milieu du tumulte des manœuvres, elles perçurent au travers de la cloison ou du plancher les prières ânonnaient par les familles. Certaines se joignirent à cette communion et reprirent les paroles saintes qu’elles n’avaient pas prononcées depuis longtemps.

« — Ave Maria, gratia plena,

Dominus tecum,

benedicta tu in mulieribus,

et benedictus fructus ventris tui Jesus.

Sancta Maria mater Dei,

ora pro nobis peccatoribus,

nunc, et in hora mortis nostrae.

Amen. »

*

Scene de pont montrant poulailler barreur et capitaine vers 1775Très rapidement, les membres de l’équipage et les passagers prirent leurs habitudes, et apprirent à vivre les uns avec les autres. Le groupe de femmes, contrairement à leur crainte, ne resta pas enfermé dans son réduit du sous-pont. Si elles y étaient enfermées la nuit, le jour le capitaine les avait autorisées à sortir et à s’installer sur le tillac à la vue du gaillard arrière, siège du commandement, d’où elles pouvaient être surveillées tout à loisir. Il y avait bien sûr une condition à cette semi-liberté, en aucun cas elles ne devaient adresser ou attirer l’attention des hommes, quels qu’ils fussent. Dans la crainte de faire le voyage cloîtré, elles n’émirent aucun commentaire et s’y tinrent.

La place réservée aux passagers était très limitée, aussi les familles, mal à l’aise, devaient les côtoyer, et lorsque le patriarche était venu s’en plaindre, il avait reçu une fin de non-recevoir, car, en plus des passagers et des membres d’équipage, le bateau contenait les marchandises et la nourriture pour la traversée, c’est-à-dire des provisions pour deux mois environ. Porcs, moutons, poules, bœufs et chevaux étaient parqués près des cuisines sous le gaillard d’avant, une partie de ceux-ci devant servir à la consommation à bord pendant la traversée. Chaque espace était donc utilisé à son maximum. Le capitaine estimait que cette promiscuité était un moindre mal, car lorsque le bateau réussissait à quitter le port et à s’engager sur l’Atlantique, une foule d’aléas pouvaient venir entraver le voyage comme les naufrages, les avaries, les attaques des corsaires, alors la proximité ce n’était pas grand-chose. Il avait toutefois évité de partager ses pensées avec ses passagers.

Pendant la traversée, le quotidien se révélait assez monotone. Lorsque le temps le permettait, la vie à bord se résumait à de longues promenades sur le pont, entrecoupées de jeux de société ou de hasard, ainsi que de musique et de chant. Certains passagers s’adonnaient à la lecture et à l’écriture. Autrement, ils passaient le temps à converser et à observer les autres navires au hasard des rencontres sur l’océan. Il y avait peu d’activités et les passagers devenaient vite désœuvrés et attendaient les repas pour briser la monotonie de la traversée. Habituellement, trois repas par jour étaient servis, mais la nourriture était mauvaise et les rations petites. Jeanne et ses comparses recevaient trois livres de beurre par semaine, quatre mesures de bière et deux mesures d’eau par jour, deux assiettes de pois chaque midi. Il y avait quatre dîners de viande par semaine et trois de poisson, que chacun devait cuisiner avec son propre beurre. Il fallait en garder du midi pour le soir, mais le pire était que la viande et le poisson étaient salés au point d’être à peine mangeables, ce qui ne les empêchait pas d’être rances. Le cambusier distribuait avec parcimonie l’huile, l’ail, haricots, fèves, pois chiches avec de la viande séchée ou boucanée, du lard, de la morue ou des sardines séchée, de la viande salée, du quatre-quarts ou des biscuits de farine de blé, le tout stocké dans la partie la plus sèche de la nef. Elles n’osaient se plaindre, tous étaient à la même enseigne même l’équipage. Leur seul repas chaud était celui de midi. À cet effet, un marin-cuisinier, le coq avait la permission de faire les repas sur le pont dans d’énormes chaudrons en fer placé sur un brasier. Les marins profitaient de l’heure du repas pour faire un peu de tapage, sous l’œil circonspect et complaisant du contremaître. Ils recevaient leur portion dans une écuelle en terre cuite ou dans une assiette en bois ; une cuillère en bois et un poignard complétaient leur vaisselle. Le vin était rationné par homme et par jour, car il était cher.

Avant de faire les quarts pendant la nuit, le capitaine convoquait pour la prière équipage et passagers. Les filles ensuite descendaient pour la nuit, le second venait fermer l’énorme cadenas. Les jours à ce rythme s’égrenaient lentement et plus ils allaient vers leur destination, plus ils étaient longs et tombaient brutalement sur des nuits plus courtes.

Graciane (William BouguereauGraciane était une femme qui sortait du lot, elle était d’une beauté sereine. La démarche ferme et assurée, elle était une maîtresse femme, cela se voyait tout de suite. Grande, mince, d’une prestance majestueuse, où dans chaque geste mesuré son éducation transparaissait, nul désordre ne se dégageait de sa personne. Un visage ovale de madone, des yeux doux, en amande, d’un gris tendre, toujours écarquillés, car myope, une bouche charnue sensuelle, un teint diaphane et délicat, un front altier qu’elle dégageait toujours en se coiffant de ses boucles lisses d’un chatain clair, couleur de blé mûr, tout en elle était d’une féminité affirmé. Elle s’exprimait avec aisance d’une voix assurée, ferme pleine de chaleur au ton parfois impérieux, mais toujours calme, elle n’élevait jamais le ton. Au premier abord, elle était toute amabilité, prévenante et serviable envers tous, mais très vite tous découvraient un caractère autoritaire, volontaire sur lequel l’on pouvait s’appuyer ce qui fit le groupe de jeunes ribaudes.

Autour d’elle, Marie, Toinette et les autres s’installaient donc tous les jours du matin jusqu’au soir, sur le tillac au pied du château arrière. Elles se déplaçaient au fil de la journée suivant l’ombre donnée par les voiles, la chaleur de jour en jour devenait plus dense, le moindre déplacement d’air était salvateur. Blanche-Marie se joignait à elle, bien que frappé par un mutisme qui depuis le départ la gardait silencieuse, elle les écoutait jacasser. Jeanne de son côté ne quittait guère sa couche, elle était retombée dans un abattement qui l’avait vidée de toute énergie, son corps était lourd de fatigue et chacun de ses efforts l’a laissée exsangue. Toutes respectaient les particularités de chacune, une solidarité s’était installée dès la première nuit lors de laquelle dans l’obscurité, elles s’étaient confiées, confessées, raconté leur vie. C’était presque toutes de jeunes vies. Paulette et Amandine étaient de deux ou trois ans plus âgées que Blanche-Marie. Si Paulette, vendue par son beau-père, s’était retrouvée dans un bordel, Amandine venue de la campagne s’était retrouvée seule à la ville et alpaguée par un souteneur qui d’office l’avait jetée au sein des filles qui offraient leurs corps aux abords du Palais Gallien. Boubou l’avait tout de suite prise sous sa protection, mise enceinte par son maître et jetée dans la foulée hors de la demeure où elle était servante, elle avait dû se prostituer pour survivre, elle en avait perdu son enfant et à leur rencontre, elle arpentait depuis déjà deux ans les abords des ruines. Henriette, Martha, Marguerite, Louise, étaient pensionnaires du bordel dit de la « Présidente », maison dans laquelle Paulette les avait retrouvées. Celui-ci avait été incendié suite à la jalousie d’un tenancier concurrent. Les filles, à la rue, avaient été ramassées par la maréchaussée. Marie et Toinette avaient, à peu de chose près, vécu une histoire similaire à celle de Boubou, mais leurs nourrissons avaient échoué à l’hospice des manufactures. Toinette avait bien espéré retourner le reprendre, mais la rafle qui l’avait emmenée jusque-là avait contrecarré son projet. Graciane, elle avait le double de leur âge et devait être un peu plus âgée que Jeanne, sa vie, bien qu’elle n’en sut rien avait été à peu de chose près la même que celle-ci. Elle avait été la maîtresse d’un marquis, il l’avait affichée dans tout Bordeaux pendant des années au détriment de sa femme. Puis il s’en était lassé et l’avait dénoncé à la maréchaussée, aussi un matin dans sa maisonnette de Caudeyran des gens d’armes étaient venus l’arrêter. Malgré ses récriminations, elle s’était retrouvée avec les ribaudes dans une salle commune du fort du Hâ. Dans un premier temps, elle les avait un peu méprisées, elle était née dans la petite bourgeoisie avant d’être enlevée, au grand intérêt de ses parents qui en avaient récolté quelques dividendes, puis elle avait compris et admis qu’elles n’étaient que des femmes prisent dans les filets d’un destin créé par les hommes. Dans leur malheur commun, elles se serraient les coudes.

*

Jeanne somnolait sur sa couchette, repliée comme un fœtus. Elle fixait le mur de planches grossières, un sentiment de néant collait à l’âme. Elle était amorphe comme souvent, elle restait immobile pendant des heures, pressait d’angoisses terribles, incapable de bouger, de faire quoi que ce fut. Elle avait mal au ventre, à la tête, elle ne pouvait plus manger, ne pouvait parler à personne. Elle était dans ces moments où elle haïssait tout le monde, même Blanche-Marie. Elle ressassait sans cesse sa vie et le jour où tout avait basculé. Dans sa demi-conscience tourmentée, parmi les bruits de la vie du navire, elle perçut à peine les trois hommes qui se faufilaient dans l’entrepont et qui surgirent à l’intérieur du faux-pont. Elle ne put réagir, car elle ne réalisa vraiment leur présence que lorsqu’ils furent sur elle. Rapidement coincée contre le mur, une large main sur son visage comprima sa bouche étouffant les sons qui auraient pu en sortir. Elle prit un coup de tête d’un de ses agresseurs, son nez explosa, elle perdit en partie connaissance. L’un des trois hommes la traîna par les pieds jusqu’au sol, elle entendait leurs rires gras étouffés, elle se débattait mollement tant elle était incapable de résister. Reprenant quelques esprits elle commença à crier, à appeler au secours. L’un d’eux abattit de grandes claques sur son visage, un autre un peu paniqué la bourra de coups de pied et de poings pour la faire taire. Le dernier la teint fermement par les épaules, pendant qu’un de ses comparses arrachait son corps de robes un autre retroussait sa jupe. La panique lui redonna quelques forces et encore étourdie par les coups, elle tenta de se débattre, de se recroqueviller, ce qui accrut la fureur de ses agresseurs qui la frappèrent à nouveau et l’un d’eux lui mordit le sexe qu’il avait entrepris, y mit ses doigts à l’intérieur. La douleur fut elle qu’elle tenta de se relever, mais celui qui déjà malaxait sa poitrine la rejeta vers l‘arrière projetant sa tête contre le montant d’un cadre. Elle se tortilla pour arrêter celui qui martyrisait son sexe, mais il continuait. Elle essayait de mordre, de griffer. Il l’écrasa du poids de son corps, saisit ses bras pour les plaquer sur le plancher le long de son corps. Il réussit à écarter ses jambes avec les siennes et très vite il la pénétra. Jean-Baptiste Greuze.jpgAprès un va-et-vient douloureux du feu de cette pénétration forcée, ayant fait son affaire, il passa son tour au suivant. Le nez cassé, la mâchoire fracturée, son corps n’était que douleur, sa raison la quittait. L’un d’eux essaya d’ouvrir ses lèvres closes, elle refusa d’être embrassée, détourna la tête et à ce moment-là son esprit la quitta, partit ailleurs. Elle n’avait aucun moyen d’échapper à cela. Elle leur abandonna son corps, inerte, indifférente à leurs assauts, elle se réfugia dans sa tête et son esprit s’envola quitta le lieu de son martyr. Elle survola la mer, les dunes blondes, les champs bordés d’arbres fruitiers en fleur, les vignes aux grains gorgés de sucre, le fleuve brillant et large, le château, c’était Saint-Mambert, elle en était sûre. Sur le perron, un homme se tenait les yeux levés vers le ciel, il lui faisait signe. C’était Philippe-Amédée. Elle sourit.

*

Blanche-Marie rêvassait tout en regardant les gabiers grimper dans la mâture utilisant les enfléchures, sortes de petits barreaux horizontaux fixés sur les haubans et formant échelle. Elle était émerveillée de voir l’agilité de ces hommes, qui arrivaient sur la hune en passant par le trou du chat, qui marchaient sur les marchepieds de vergue, le corps appuyé voire à cheval sur celle-ci. Le Maître d’équipage leur avait ordonné de lâcher de la toile et dans cette position inconfortable, ils défaisaient les garcettes qui maintenaient les voiles à la vergue. L’après-midi était avancé, il ne s’était rien passé de notable, la chaleur accablante, dont les filles avaient souffert, les avait laissées somnolentes, aussi la brise qui se levait et qui avait incité la manœuvre redonnait un peu de vie à tous. Blanche-Marie se leva et s’accouda au bastingage, mais il n’y avait rien à voir de nouveau, rien que cette étendue d’eau dont les profondeurs l’inquiétait. Elle se sentit fixée et détournant la tête, elle remarqua une fois de plus le garçon, un des mousses, qui la badait. Dégingander, pris dans un corps qui avait grandi trop vite, le rendant le plus souvent gauche, les vêtements trop courts, flottant autour de lui, le cheveu blond ébouriffé, des grands yeux clairs, il la regardait toujours avec impertinence comme s’il voyait à travers elle. Elle rougit et détourna la tête. C’était la première fois qu’un garçon faisait attention à elle, cela la flattait et l‘importunait à la fois. Elle ne pouvait s’empêcher quand elle était sur le pont de chercher sa présence tout en faisant semblant de l‘ignorer. Lorsque Graciane lui avait fait remarquer l’attention du drôle qui devait avoir le même âge que le sien, elle s’était contentée de hausser les épaules, niant l’intérêt. Mais chaque jour d’une façon ou d’une autre, il se faisait remarquer à elle. Elle savait qu’il ne viendrait pas lui parler. L’équipage avait interdiction d’adresser la parole aux femmes. Cela n’avait pas d’importance, elle n’aurait su dire pourquoi elle appréciait cette attention, cela la rassurait. Drawing of a Young Woman, by Fragonard, c 1770s-80sElle tira sur son corsage qui à la longue lui brisait les reins et lui irritait la peau. La bienséance ne leur permettait pas de se déshabiller, et leur linge était raide de crasse. Elle se décida à quitter le bastingage, il lui fallait aller chercher sa mère et essayer de la sortir de son apathie. Le soleil se couchait faisant miroiter l’onde mouvante, d’ici une heure, il ne serait qu’un rai rasant les eaux, c’était l’heure du dernier repas de la journée. Les familles se regroupaient autour de leur dîner, les filles allaient faire la même chose. Elle pivota sur elle-même et se dirigea vers l‘avant du navire évitant les hommes occupés à nettoyer le pont et les divers obstacles sur son passage. Le capitaine était très à cheval sur l’ordonnancement du navire et cela occupait l’équipage le plus clair de son temps en dehors des manœuvres. Elle passa devant la « Grande rue », la grande écoutille centrale dépassa celle de la cambuse, elle arriva à celle de la Sainte-Barbe, elle aspira un grand coup. L’état de sa mère la laissait désemparée, elle ne savait comment agir ni réagir à cette détresse insondable. Elle-même essayait de ne pas se poser de questions quant à son avenir, elle rejetait du mieux qu’elle pouvait les pensées néfastes qui par ennui venaient la tourmenter. Rien n’était plus pesant que l’inhibition et la rumination obsessionnelle de ses doutes. Elle savait qu’il y avait trop d’inconnu devant elle pour que son questionnement trouve une parcelle de réponse, alors elle essayait d’occuper son esprit. Elle se secoua et descendit l’escalier qui menait dans la pénombre de l’entrepont. Le peu de lumière, qui pénétrait dans l’espace, laissait dans une demi-obscurité les parties les plus éloignées de ce puits de jour qu’était l’escalier. Même en plissant les yeux, Blanche-Marie discernait avec difficulté la couche de sa mère située sous la sienne. « — Mère ? C’est moi, Blanche-Marie, il faudrait sortir un peu. – Comme elle ne voyait rien bouger et qu’aucun bruit ne venait du fond de la cale, elle insista. – Mère, voyons, il faut au moins venir manger. – Et comme rien ne se passait et que décidément aucun son ni mouvement ne venaient perturber l’espace intérieur, un malaise en elle s’insinua. Tout en se dirigeant vers le fond du faux-pont, elle fouillait des yeux l’obscurité et ne devinait rien. « — Voyons, mère, vous ne pouvez rester là dans cet air insalubre à ne rien faire. – À sa surprise, elle ne discerna aucune forme sur la couche de Jeanne. – Mère ! Où êtes-vous ? Mère, il faut… Ah ! Ah !!! » C’en était trop, trop pour elle, trop pour son jeune esprit. Elle se rattrapa à l’un des poteaux de soutènement, elle se sentait défaillir. À même le sol, entre les cadres, lits superposés des filles, gisait, jupe par-dessus tête, le corps violenté de sa mère. Son cri avait alerté les marins qui besognaient juste au-dessus, puis les filles qui accoururent. Ils découvrirent la jeune fille à genoux devant le corps inerte. Graciane rapprocha, à l’aide d’un lumignon, un peu de lumière, et constata le visage tuméfié de la victime, défiguré par les coups. La colère monta en elle, dirigée contre tous les hommes, car elle ne douta pas un instant que ce soit l’œuvre d’une de ses brutes épaisses prêtes à tout pour un bref plaisir. Elle tira Blanche-Marie éplorée par les épaules qui comme une somnambule se laissa faire. Graciane avec elle remonta, tous ceux qui n’avaient pu ou osé descendre se trouvaient rassemblés là, attendant d’en savoir plus, la question sur le bord des lèvres. Le capitaine alerté fendit l’attroupement et d’un ton martial, il interpella les deux femmes, persuadé que c’était du bruit pour rien. « — Qu’est-ce que ce ramdam ? » Graciane releva la tête planta ses yeux remplis de haine dans les siens. « — Un de vos hommes a violenté sa mère et l’a laissée pour morte ! C’est ça que vous voulez savoir ? » Il la repoussa et descendit dans le lieu du drame, il dut se rendre à l’évidence, la femme avait été violée et salement amochée. Il savait qu’il aurait des problèmes avec ces filles, mais celle-là ? On ne la voyait jamais ou si peu.

*

Sur la galerie de poupe sur laquelle donnait sa cabine, le Capitaine Jacques Dumoulin accoudé à la rambarde, fixait le sillage du navire tout en ressassant l’incident et ses conséquences. Pour la première fois en trente ans de mer, il n’allait pas fêter le bonhomme tropique. Le passage de la ligne imaginaire était jour de funérailles. Il fallait immerger le corps de la défunte et il devait y mettre les formes, car personne ne savait qui avait agressé la femme. Il n’avait personne à punir afin de satisfaire la vindicte des passagers. Au sein de l’équipage, aucun de ses membres n’irait trahir l’un des siens, et si cela avait inquiété à juste titre les ribaudes, les autres passagers, le patriarche, en tête, ils étaient venus transmettre leur inquiétude. Il avait bien essayé de rassurer tout son monde, mais tous étaient sur le qui-vive, tous savaient que c’était un marin, un matelot, aussi les membres du navire s’étaient séparés en deux groupes qui se regardaient avec méfiance. La tension était perceptible dans chacun des échanges et au milieu, Blanche-Marie avait abandonné tout espoir, toute envie de vivre, elle paraissait éteinte. Le capitaine avait décidé de faire la cérémonie à la prière du matin, il n’avait pas d’aumônier, celui-ci n’avait pas voulu embarquer à la dernière minute, il devrait donc dire les mots saints. Il regrettait de ne pas avoir attendu pour en trouver un autre, cela aurait apaisé la situation. De toute façon, il était inutile de tergiverser, il fallait faire au plus vite, car sous ces latitudes la putréfaction était rapide, et un jour s’était déjà écoulé depuis la mort. De plus, il espérait que tous pourraient ainsi passer à autre chose même s’il ne se faisait pas d’illusion quant à la rancœur et la défiance de tous envers tous. Il n’avait pas dit son dernier mot quant à la découverte de l’agresseur. Il avait très mal pris en tant que représentant de l’ordre et de la loi sur son bâtiment d’être ainsi défié. Il savait fort bien qu’au cours d’une beuverie l’homme s’en vanterait un jour ou l’autre, et ce jour-là le poids de sa justice tomberait sur lui, car il ne fallait pas croire qu’il oublierait, il y mettrait le temps, mais il rendrait justice. Pour l’instant, il se contenta de décrire succinctement l’incident, cela prit une ligne sur le journal de bord.

*

42163b394af0a38608c785fd7420efb1Le soleil venait de se lever sur l‘horizon, le corps de Jeanne était enroulé d’un drap. D’un côté se tenait l’équipage, tête basse, pas très à l’aise, de l’autre les passagers emplis de suspicion. Graciane et les filles entouraient Blanche-Marie indifférente, son esprit était ailleurs au bord d’un fleuve riant, aimant, aimé, sa mère grondait son père, elle était dans un temps heureux, elle n’était pas là. Elle refusait d’être là, au milieu de nulle part, devant un corps emmailloté qu’elle savait être celui de sa mère, martyrisée, humiliée. Son regard fixait un point sur le tillac, celui d’un clou qui dépassait. La voix grave du capitaine résonnait dans le silence des derniers mots qui accompagnaient Jeanne Peydédaut. La dernière prière dite, le silence s’installa troublé seulement par les reniflements. Quatre matelots prirent le corps, Blanche-Marie sursauta, paniqua, ils allaient jeter le corps de sa mère par-dessus bord au fond de cette eau mystérieuse où des monstres marins se cachaient. Ce n’était pas possible, c’était par trop épouvantable. Elle s’arracha des bras de Graciane et Boubou, elle se jeta sur le corps de sa mère, pas un son ne sortait d’entre ses lèvres, mais tous ressentaient la terreur de la jeune fille. Ses deux compagnes la prirent dans leurs bras et doucement la ramenèrent vers le groupe. Les marins reprirent le corps et le basculèrent au-dessus du bastingage, seul le choc au contact du flot vint altérer le silence, aussi lugubre qu’un glas. Alors à la stupéfaction de tous, Blanche-Marie se retourna vers le capitaine et droit dans les yeux et sur un ton qui ne laissait la place à aucune hésitation, elle s’adressa à tous : « — je suis Blanche-Marie, fille du vicomte de Castelnau de Saint-Mambert et, sachez, que comme tel je ferai appel à la justice du roi, et celui ou ceux qui ont violenté ma mère seront punis, Dieu m’en est témoin. » Hormis les filles, tous la croyaient muette, car aucun n’avait entendu sa voix jusque-là.

*

Les funérailles finies, le capitaine Dumoulin entretint Blanche-Marie dans le privé de sa cabine. Il était très en colère, et contenait son ire sous son air martial. Il la laissa debout alors qu’il prenait ses aises dans son fauteuil. Impassible, elle le fixait sans le voir et réagit à peine quand il entama ses remontrances. « — Mademoiselle, sachez que qui que vous soyez, je n’ai pas besoin de vous pour rendre justice sur mon bâtiment. Je vous invite donc à garder vos pensées, je n’ai pas besoin d’élément séditieux pendant notre voyage. Je ne tiens pas à avoir de mutinerie sur les bras. Si j’étais amené à vous reprendre une nouvelle fois ce serait pour vous faire mettre aux fers et à la cale, pour éviter cette alternative aussi désagréable pour vous que pour moi, je vous prierai donc de garder le plus possible vos quartiers pendant le reste de la traversée. Je comprends votre douleur, mais elle ne doit en aucun cas porter le trouble. De plus, sachez qu’outre vos trois années d’engagement pour rembourser votre voyage, vous devrez en faire autant pour celui de votre mère, car la Compagnie vous en demandera des comptes. » Blanche-Marie était abasourdie par la dernière tirade, elle ne comprenait pas ce que le capitaine lui disait. Elle avait en mémoire un contrat signé au fort du Hâ par l’intermédiaire du sénéchal qui était ce jour-là venu en personne expliquer à sa mère, ce qu’il en retournait. Elle n’avait retenu qu’une chose, c’était que suite à cela, elles partaient loin, de l’autre côté de l’océan, ce qui l’avait alors inquiété tout en enflammant son imagination. Elle se souvenait aussi du soulagement éprouvé à l’idée de sortir de ses quatre murs au sein desquels elles étaient cloîtrées depuis de longues semaines. Elle ne saisit pas en quoi cela avait l’air si terrible cette histoire d’engagement de trois ans ou plus puisque de toute façon elle était partie pour ce pays afin d’y rester. De toute façon, elle n’était pas en état d’y réfléchir ni de répondre, sa tête était toute à sa peine. Elle se retira abattue plus que jamais affligée.

Une belle illustration par Arthur Rackham.jpgLe capitaine Dumoulin restait seul, il s’alluma une pipe, il ouvrit la porte donnant sur la galerie de poupe et alla s’accouder à la rambarde. Le soleil était haut dans le ciel et quelques nuages épars et moutonneux venaient le parcourir. C’était une belle journée, et pourtant pleine de soucis. La tirade de celle qu’il considérait comme une gamine l’avait pris au dépourvu, ce qui était fort contrariant, d’autant qu’elle devait faire bavasser sur le tillac. Elle lui avait remémoré le secrétaire du Sénéchal et son explication doucereuse. Il n’y avait guère fait attention sur le moment, contrarié qu’il était alors d’avoir autant de passagers à son bord, ce qui était source d’ennui dans le meilleur des cas, d’autant qu’y était inclus un groupe de ribaudes. Il avait bien tiqué au moment de l’explication, mais préoccupé de faire embarquer à temps tout ce monde et cela avant la marée du lendemain, il n’avait pas approfondi. Et maintenant qu’il y repensait, il avait bien l’impression d’avoir été embobiné par l’homme et cela en accord avec la Compagnie. Au moment du départ, s’il avait été surpris par la physionomie de la mère et de la fille et surtout par leurs mises au milieu du groupe de filles, là aussi, il n’avait pas pris le temps de la réflexion. Elles avaient embarqué les dernières et il était déjà dans les manœuvres de départ afin de ne point manquer la marée. Il avait donc été fort contrarié par le trait de la fille qui tombait dans un moment où tous étaient à cran, de plus il pressentait des ennuis d’une autre envergure, car si ce qu’elle avait déclaré était vrai, il lui serait demandé des comptes sur leur voyage. D’un autre côté, ce n’était pas la première fois qu’un passager décédait lors de la traversée, évidemment c’était le plus souvent pour cause de maladie et quelques fois par accident. Depuis qu’il était sur les mers, il n’avait jamais vu ou eut vent d’un meurtre, hormis bien sûr, lors de mutineries ou de rencontres fâcheuses avec des pirates. D’un autre côté, si on les avait envoyées si loin, dans une colonie dont on savait en fait peu de choses c’était qu’elles devaient gêner quelqu’un. Cette dernière idée le rassura, le rasséréna, il mit de côté le problème. Il reprit le cours normal du voyage.

*

La tristesse, tel un raz-de-marée, l’avait engloutie, l’étouffait à en perdre l’âme. Elle refusait de croire que ce fut possible, elle ne pouvait désormais être seule au monde, cela était impensable, qu’avait-elle fait pour cela ? Son esprit avec violence luttait contre lui-même, rejetait les faits. Elle restait recroquevillée sur elle-même, en boule sur sa couchette. Sa douleur était passée dans tout le corps, elle ne dormait plus ou mal, regardait fixement le plancher du pont qui servait de plafond au faux-pont. Manger ? Elle en était incapable, une boule dans la gorge l’empêchait même de déglutir, elle s’étranglait parfois déclenchant des quintes de toux. Ses larmes étaient des larmes de désespérance, elle ne savait plus vers qui se tourner.   Graciane ou les autres filles, toutes l’enveloppaient d’une affection, d’une tendresse maternelle de tous les instants. Elle n’était jamais seule. Elles mirent de côté, leur curiosité titillait par l’avertissement sibyllin de la jeune fille. Qu’avait voulu dire Blanche-Marie, par : « je suis la fille du vicomte… ? » Elles avaient fait des suppositions entre elles, Graciane  avait présumé que Jeanne avait vécu comme elle avec quelque aristocrate. Malgré la curiosité, aucune n’avait troublé le désespoir de leur protégée. Les jours passaient, Blanche-Marie ne se relevait pas de sa désespérance, elle se sentait trahie, abandonnée. Elle ne sortait plus de son mutisme. Elle avait des crises de violence, martelant les parois de chêne, jusqu’à se faire mal. Elle voulait se venger, venger sa mère, ses pulsions fulgurantes de colère la laissaient pantelante, inassouvie, pleine d’aigreur, elle ne connaissait pas le meurtrier. Il n’y avait que le vide devant elle, aucun exécutoire, personne à maudire, à fustiger de sa haine. Elle se pencha sur son passé cherchant les sujets de sa détestation et ne trouvait que son oncle, sa tante, ou bien le sénéchal qui malgré son amabilité apparente les avait menées là, dans cette horreur, dans cet enfer.

Les filles étaient ennuyées et ne savaient quel parti prendre. Blanche-Marie était le plus souvent dans une fuite intérieure. Leurs tentatives, de l’extirper de cette léthargie, étaient désespérées, du moins en apparence. La jeune fille éprouvait un sentiment d’incapacité, une absence du goût de vivre, malgré les jours qui l’éloignaient du jour funeste. Elle était imprégnée de mélancolie, de culpabilité, se reprochant d’avoir laissé sa mère seule, si faible dans l’incapacité de se défendre. Son état général devint si faible que Graciane  et les filles ne se rendirent pas compte tout de suite que Blanche-Marie était atteinte d’un mal qui n’avait rien à voir avec la mort de sa mère. Elle s’était mise à gonfler au niveau des poignets puis des mains, force fut de constater que les chevilles et les pieds avaient pris la même tournure. Lorsque Boubou constata les œdèmes, elle s’en ouvrit à Graciane qui se chargea d’en faire part à l’un des Seconds qui envoya le chirurgien de bord faire son diagnostic. Celui-ci n’eut aucun doute et alla faire son rapport au Capitaine. C’était le premier cas de scorbut du voyage, c’était somme toute normal puisque l’on approchait de sa fin, les vivres frais étaient rares et l’eau malgré toute l’attention était devenue saumâtre. Elle avait croupi dans les futailles et ils n’avaient pu faire d’aiguades pour en renouveler la provision et il n’avait pas plu depuis leur départ. Il avait laissé pour consigne de lui faire ingurgiter du chou en grande quantité. Le manque d’hygiène, l’entassement, les repas monotones étaient d’excellents bouillons de culture pour les maladies. La mauvaise nutrition de la plupart des passagers et de l’équipage les rendait très peu résistants à ces maux. Le scorbut était le fléau coutumier que le chirurgien était en charge d’éradiquer si possible. Mais comme seuls les officiers avaient des provisions personnelles susceptibles d’avoir un régime alimentaire les laissant à l’abri de ce mal, telles que figues, raisins secs, confitures, fruits divers, sa pratique tenait de l’impossible pour les autres.

Le capitaine informé se mit en colère comme si le chirurgien y était pour quelque chose. Son emportement tenait à l’identité de la première victime et non du mal. Sur l’impulsion, le capitaine eut préféré que l’effrontée ne soit pas touchée, puis réflexion faite, il estima que c’était peut-être un bien. Si elle faisait partie des victimes de ce fléau si naturel pour les voyages au long cours, et il ne voyait pas pourquoi ce ne serait pas le cas, personne n’y trouverait à redire et personne ne serait là pour se plaindre, pour demander une quelconque justice. Dieu déciderait donc, il ne ferait rien ni dans un sens ni dans un autre.

*

Les filles à tour de rôle se mirent à la soigner, malgré cela le mal empira. Son corps était assailli de fièvres délirantes. Ses œdèmes se propageaient aux autres parties du corps et gonflaient de jour en jour. Elle se mit à saigner du nez puis des gencives. Elles lui lavaient le visage, le cou, les bras et les jambes à l’eau de mer pour la rafraîchir, mais le sel en séchant la démangeait, et chaque fois qu’elle bougeait elle gémissait de douleur. Graciane, Boubou et les autres étaient désemparées. La compassion pour la jeune fille les étreignait de tristesse, un peu plus chaque jour. Elles croisaient parfois leurs regards embués désespérés, malgré cela, elles ne baissaient pas les bras, elles lui faisaient ingérer pour ainsi dire par la force le jus de la soupe aux choux à défaut du légume par lui-même.

À la deuxième victime, la nouvelle se répandit. Le soir même, alors qu’elles étaient déjà enfermées et que le ciel n’était éclairé qu’épisodiquement au gré des nuages par les étoiles, une voix les apostropha. Paulette, dont la couche avec celle de Marguerite  était la plus près, répondit d’une voix autoritaire, bien que chuchotée : « — va-t’en le bougre, on n’a pas besoin de toi !

— Oh ! C’est pas pour ce que tu crois. Approches !

— Tu me prends pour une gourde ? Les autres filles s’étaient rapprochées, Graciane prit le relais. « — Écoutes, ce qu’elle te dit, va-t’en, on n’a pas besoin de problèmes.

— vous m’agacez ! C’est pour la fille. Attrapes ! Ce sont des fruits. Il faut les couper et lui faire ingurgiter. Ne cherche pas à comprendre et fais-le !

Thimothée Monrauzeau (Portrait de M. de Fouzac de Augustin Jean-Baptiste-JacquesLa main de la voix passa au travers de l’écoutille et tendit deux fruits ovoïdes jaunes vifs. Graciane savait ce que c’était, elle en avait dégusté à la table de son amant, c’étaient des citrons. Elle les saisit et remercia le donateur. Elle ne se demanda pas comment il les avait obtenus, ce n’était pas son problème. Ses compagnes se regroupèrent autour d’elle et regardèrent, incrédules, ce que pour la plupart d’entre elles n’avaient jamais vu auparavant. Paulette, la plus jeune, et aussi la plus impertinente, s’exclama : « — et ça va la soigner ? » Graciane, comme les autres, était septique. « — On peut toujours essayer, de toute façon j’en ai déjà mangé. Ils étaient confits bien sûr, mais ce n’est pas du poison et c’est même assez bon. »

Toutes avaient deviné qui était le bienfaiteur et l’avaient dit à Blanche-Marie, mais la jeune fille, trop épuisée, l’esprit comateux, ne comprenait pas, comme un nourrisson, elle se laissait faire. De ce jour les fruits salvateurs apparaissaient de la main du mousse ou tombaient comme par enchantement sur le sol du faux-pont. Blanche-Marie commença doucement à se remettre. La fièvre tomba, les saignements s’interrompirent et les œdèmes disparurent, redonnant à la malade image humaine. Si la maladie l’avait laissée exsangue, émaciée à faire peur, au bout d’un peu plus deux semaines, elle se trouva guérie au grand étonnement du chirurgien qui prit cela pour un miracle. Bien sûr, les filles ne dirent mot des citrons. Elles se doutaient que le mousse serait puni pour ce qui devait être un vol, car il ne pouvait en être autrement, ces fruits devaient appartenir à quelques officiers. Elles n’avaient pas totalement tort.

*

Thimothée, mousse sur le « Vénus », était aussi le frère du Second Monrauzeau. Ils étaient les fils d’un négociant de La Rochelle étroitement lié avec la Compagnie. Thimothée avait décidé d’entrer à l’école de la marine militaire de Rochefort, ou mieux de Brest dont les maîtres étaient de grande réputation. Il voulait devenir hydrographe. Son père n’y avait vu aucun empêchement, il était le cadet d’une fratrie de cinq garçons dont les deux aînés avaient déjà intégré les affaires familiales. Que les cadets soient dans la marine était une bonne chose, maître Monrauzeau avait pour objectif d’armer un navire, alors autant que ce soit ses fils qui soient à ses commandes. Thimothée avait toujours rêvé de ses voyages autour du monde, il était friand de ces récits de voyage qui contaient les peuples, les paysages si exotiques à ses yeux, il savait au fond de lui qu’il était fait pour ses contrées lointaines, aussi chaque fois qu’à la table de son père quelques hommes de mer s’y trouvaient, il buvait leurs paroles. Ce fut lors d’une de ses tablées qu’il entendit les plaintes d’un capitaine qui avait perdu lors de son voyage vers Bourbon plus d’un quart de son équipage par la maladie. Le chirurgien qui l’accompagnait spécifia que c’était le scorbut, le capitaine avait acquiescé à la précision et s’était lamenté sur l’incapacité, qui avait été de vaincre cette peste marine comme on la nommait. Monsieur Monrauzeau avait alors parlé d’un livre qu’il détenait, écrit par monsieur Martin de Vitré, qui mentionnait dans sa « description du premier voyage fait aux Indes Orientales » qu’il n’y avait rien de meilleur pour se préserver de cette maladie que de prendre souvent du jus de citron ou d’orange, ou manger souvent des fruits et il ne savait plus quoi exactement. Le chirurgien avait fait remarquer que l’écrit datait du siècle précédent, sous-entendant que cela n’avait donc aucun intérêt, quant au capitaine qui attaquait le plat que l‘on venait de lui servir, il ne s’était pas intéressé à ce qui s’était dit, d’autant que cela venait d’un néophyte. Thimothée impressionné par ces récits pleins d’aventures et d’horreur, il s’était intéressé au livre cité par son père et s’était empressé de le lire avec attention. Si bien que, lorsqu’il s’était embarqué sur le « Vénus », il avait demandé à son aîné de se pourvoir largement en citron et orange. Le Second Monrauzeau s’était plié à la fantaisie de son benjamin pour lequel il avait une affection particulière. Aussi quand Thimothée  avait connu la maladie de Blanche-Marie et ses symptômes, il connaissait le remède, du moins l’espérait-il. Il avait donc été soulagé d’apprendre que le remède faisait l’effet escompté, car dès qu’il avait aperçu la jeune fille sur le tillac, il avait été subjugué par sa chevelure flamboyante et son maintien. Malgré ses quatorze années, il avait décidé tout de go qu’elle serait un jour sa femme, et qu’elle fut parmi les ribaudes n’avait pas d’importance. Il ne s’en était pas vanté, c’était son secret à lui. Il n’avait pas plus confié ses aspirations à son frère, qu’à un autre, à qui pourtant il ne cachait pas grand-chose. Peur du jugement ? De la dérision ? Il savait que c’était impensable pour les autres.

 Peydédaut Blanche-Marie (Augustin de-SAINT-AUBIN-Portrait of aY oung Girl in Profile.jpg

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “Le drame de Natchez ou Jeanne Peydédau 012

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