Le drame de Natchez ou Blanche-Marie Peydédau 003 et 004

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épisode 003

Peydédaut Blanche-Marie  (Fragonard - Study of a girl of the Sedaine family.jpg

L’Ouragan

15 septembre 1722

La vie sur les rives du large fleuve poursuivait son cours au rythme du labeur sur les plantations, des arrivées et des départs des grands navires, des chicanes entre les différents pouvoirs, des besoins de la colonie en nourriture et en hommes, des désirs des colons, le tout sous le soleil clément de l’automne et des pluies aussi soudaines que salvatrices. Dans la maison du gouverneur, Blanche-Marie prenait sa place aidant Antonine et Mélinda aux taches ménagères. Les deux femmes, chacune à leur façon, l’entouraient. La jeune fille sortait rarement de la maison et toujours en compagnie de l’une d’elles. Elle reprenait de la santé, l’ovale de son visage était à nouveau plein, son corps se remplumait et son âme s’apaisait. Elle croisait, tout ce qui comptait dans la colonie, venu voir le maître des lieux chez lui, mais même là elle n’était jamais seule en présence des visiteurs et cela lui convenait.

La Veuve et son prêtre, Jean-Baptiste Greuze (seconde moitié du XVIIIe).jpgÀ l’autre bout de la ville, Graciane et les filles, elles aussi s’installaient et cherchaient la place qu’elles pouvaient occuper dans ce Nouveau Monde. Le père Davion les avait pris en charge et leur avait proposé des taches de lingères. Il y avait beaucoup d’hommes, militaires, religieux, fonctionnaires venus sans familles, à qui elles pouvaient rendre de menus services sous le chaperonnage du père. Graciane et Martha ayant quelques talents de couture et de broderie proposèrent leur service. Boubou se rappela qu’elle avait été élevée à la ferme et planta un jardin potager à côté de la maisonnette que le gouverneur leur avait cédée. Paulette, malgré son âge, s’avéra être la meilleure cuisinière d’entre elles, avec pas grand-chose, elle faisait des merveilles, chaque jour, chaperonnée par l’une de ses comparses, elle allait au marché vendre des galettes de maïs. Tant bien que mal réunissant leurs gains et leurs talents elles arrivaient à vivre. Le seul bémol à ce fragile équilibre était la santé de Louise, elle ne se relevait pas d’une fièvre qui la clouait à sa paillasse dans un état comateux.

*

De rose, les premiers rayons de soleil teintaient tout ce qu’ils touchaient, ils n’avaient pas encore pénétré à l’intérieur de la maison où Blanche-Marie finissait de s’éveiller au-dessus d’un bol fumant de café noir très sucré. Depuis qu’elle était arrivée dans ce pays, elle s’était prise d’un véritable engouement pour cette boisson. Mélinda et Antonine autour de la même table organisaient les différentes taches de la journée, établissant les menus du jour, les courses à faire, et le nettoyage à effectuer. Comme Isaï se joignait à elles après avoir nourri les bêtes, un grondement ample profond comme un roulement de tambour qui approchait figea leurs gestes. Il arrêta toutes discussions, le silence s’abattit dans la pièce pour laisser la place au son tonitruant qui s’amplifiait. Brutus qui n’était jamais loin de Blanche-Marie, se mit à gémir et s’aplatit sous la table. Ils sortirent, levant leurs regards vers le ciel cherchant les prémices d’un orage futur, mais l’azur était bleu, agrémenté seulement de quelques nuages guère menaçants. L’air lui-même était figé, pas une brise, pas un souffle, c’en était troublant. Isaï suivi du trio des femmes se précipita jusqu’au bord du fleuve. Mais rien. Il n’y avait pas un seul frémissement sur l’eau. Ils se regardèrent, perplexes, plein de questions sans réponse, la faune avait interrompu son concert de piaillement, de sifflement, de coassement… il n’y avait plus que ce ronflement sourd venu de la mer de l’autre côté du fleuve. Sans réponse, sans un mot, le ventre noué, ils firent demi-tour. Ils trouvèrent, le gouverneur sur le pas de porte la chemise de guingois dans la culotte, comme beaucoup il avait été sorti de son sommeil par le phénomène. Qu’est ce que cela pouvait être ? Ce n’était plus la saison des débordements du fleuve et le ciel était par trop limpide pour une tempête, un orage. Anxieux, méfiants, les voisins, sortis de chez eux, scrutaient eux aussi l’horizon au-dessus de la forêt vers l’ouest, personne n’avait de réponse. Monsieur de Bienville rassura sa maisonnée, se prépara hâtivement et à cheval fit le tour de la ville apaisant de son mieux tout un chacun. Les habitants, septiques, impuissants, restaient sur le qui-vive, la confiance qu’ils avaient en leur gouverneur n’allait pas jusqu’à l’inconscience de croire qu’il avait un pouvoir sur les éléments. Mais rien ne bougeait, il n’y avait que ce son inquiétant persistant angoissant qui jouait sur les nerfs de tous. Blanche-Marie, suivie de Brutus, la queue entre les jambes, faisait des vas et viens entre la cuisine et le jardin, guettant elle ne savait quoi dans le ciel. Antonine, que l’appréhension tenait, agacée par ces aller-retour qui mettaient ses nerfs à vif, la sermonna : « — Blanche-Marie  met un chapeau, pense à ses maudites taches sur ton visage, et va donc enlever les mauvaises herbes au jardin si tu tiens tant à être dehors. » Blanche-Marie savait que l’injonction rassurait Antonine et qu’elle n’avait rien après elle, aussi elle s’exécuta sans rien dire, elle mit son large chapeau de paille légèrement penché sur le front et noua les liens sous sa nuque comme à son habitude. Mélinda le lui avait fabriqué lorsqu’elle l’avait trouvé grimaçant devant le miroir du gouverneur découvrant les ravages du soleil sur sa peau. Pour la consoler de sa découverte, ses deux protectrices l’avaient alors crémée matin et soir avec des onguents de leur fabrication et son teint s’était alors éclairci et unifié. Comme elle n’avait aucune envie de farfouiller dans la terre, elle dirigea ses pas jusqu’au fleuve, Brutus sur ses talons, et s’assit sur un tronc échoué sur sa rive. Elle y venait régulièrement et regardait les embarcations passer devant elle, le plus souvent des pirogues d’Indiens de trappeurs et des radeaux chargés de marchandises venant de Bâton-Rouge voire plus au nord. Mais ce matin-là, nul trafic ne venait distraire l’indolente curieuse, aussi elle se mit à attendre un changement, le molosse couché à ses pieds. Il ne vint que dans l’après-midi et ce fut Isaï qui remarqua que l’angoissant phénomène ne venait plus de l’Ouest, désormais l’étrange roulement descendait vers l’est comme s’il s’éloignait, comme si la bête, qui l’émettait, se déplaçait. Quand la lumière du jour vint à disparaître et que la lune remplaça l’astre solaire, le son était si ténu que beaucoup pensèrent que le danger s’était éloigné.

Tous ou presque allèrent se coucher tranquillisés. La nuit était calme. Blanche-Marie que tout cet inconnu avait inquiété tendait l’oreille à l’affût du retour de la bête. Au rez-de-chaussée, dans sa chambre, le gouverneur faisait les cent pas, le phénomène le préoccupait, il s’attendait à quelques catastrophes et ne savait quel parti prendre n’en connaissant pas la teneur. Tout ce qui avait un pouvoir, gouverneur, commissaire, lieutenants de roi, directeur ordonnateur de la Compagnie, commandant général, gens d’Église, riches colons, capitaines de navire mouillant devant la ville, avait fini par se rassembler dans la salle dévolue aux assemblées dans le pavillon du gouvernement. Tous voulaient être rassurés, savoir ce qui l’en retournait, avoir des réponses. Comme personne n’en avait, tout le monde s’était mis à supputer imaginant les pires catastrophes, les unes plus inimaginables les unes que les autres. Dehors, avaient attendu dans l’expectative artisans, boutiquiers en tous genres, petit peuple de la ville.   Nul n’avait émis une idée pertinente, tout au moins rassurante. La seule, qui lui avait paru la plus sensée, et il n’aurait pas su dire pourquoi, lui fut donnée par un Chitimacha. L’indien au front aplati et à l’ample chevelure corbeau strié de blanc, venu vendre aux blancs une partie de la récolte faite par les femmes de sa tribu, lui chuinta dans sa langue sur son passage. « — Le grand manitou va passer sur notre terre. » Et dans cette phrase sibylline, il y avait un accent de vérité qui l’avait plongé dans un marasme angoissant qu’il cacha à tous.

Tarka-stage3.jpgAu petit matin, Blanche-Marie fut réveillé par les gémissements de Brutus qui malgré les interdictions était monté se coucher auprès d’elle, le même phénomène recommençait. Elle se leva d’un bond et tout en se précipitant à la lucarne, elle réveilla les autres de ses cris de prévention. Mais comme la veille, le roulement se déplaça au fil de la journée d’Ouest en Est et s’atténua la nuit venue. Pendant quatre autres jours, cela recommença, les habitants de La Nouvelle-Orléans commencèrent à s’y habituer. Dans les conversations, on échangeait des avis sur la force, l’intensité du son, pour les uns, plus élevé de jour en jour, pour les autres identiques. À même temps que l‘on échangeait son point de vue, pour se rassurer ou conjurer le sort, on scrutait l’azur toujours aussi dégagé et lumineux. La vie suivait son cours ignorant apparemment les manifestations menaçantes, mais que pouvaient-ils faire d’autre ?

*

Le sixième jour, pleine d’une anxiété dont elle ne pouvait se défaire, Antonine ne se faisait pas à cette menace latente au-dessus de leur tête, elle passa ses nerfs tendus sur Blanche-Marie. Elle la rabroua pour son manque d’application dans sa tache. La jeune fille ne répondait rien, elle la laissait faire et dire, elle-même était fatiguée de toute cette tension, de plus elle avait très chaud, cela faisait une bonne heure qu’elle tournait avec régularité une grosse cuillère de bois dans un chaudron au-dessus d’un feu qu’elle devait maintenir constant. La vieille servante avait décidé ce jour-là de faire de la confiture. Mélinda, de son côté, tout en coupant et nettoyant des pommes pour de la compote, fredonnait, le plus souvent, bouche fermée. Irritée, Antonine lui demanda sèchement d’interrompre. Mélinda émit un son strident en passant la langue sur ses dents, signe avant-coureur de son mécontentement. Elle n’eut pas le temps de rétorquer quoi que ce soit, une porte claqua les faisant sursauter. Blanche-Marie sorti sur le pas de la porte, des nuages noirs chassaient avec rapidité, une atmosphère brûlante, où pas un souffle d’air ne se faisait sentir, l’écrasa. Elle revint sur ses pas aussitôt. Brutus se mit à hurler à la mort, les trois femmes étaient tétanisées, une onde de terreur parcourut leur corps. La maison se mit à craquer confrontée brusquement à une force terrible. La nuit d’un coup tomba au milieu de la journée. Les portes furent, violemment, ouvertes par une brusque entrée de vent qui souleva, propagea, et balaya tout ce qui la gênait. Dans le même temps, des trombes d’eau tombèrent du ciel et, malgré la véranda, pénétrèrent à l’intérieur. Antonine pensa aussitôt au maître qui n’était pas là, il s’était rendu au pavillon du gouvernement. Isaï surgit dans la pièce les trouvant figées hagarde au milieu de la cuisine. « — Cré nom de Dieu, bougez-vous le cul, il faut tout barricader. » Mettre les contrevents. Mais oui, bien sûr ! Les trois femmes se précipitèrent luttant contre les forces infernales, qui semblaient vouloir les enlever. Elles allèrent de pièce en pièce, repoussèrent les portes à double battant qui s’étaient ouvertes sous la pression, posèrent les contrevents mirent les barres qui devaient les maintenir, elles n’étaient pas trop de trois pour lutter. Isaï de son côté était monté à l’étage et clouait des planches devant les lucarnes. Les trois femmes se réfugièrent dans la chambre de réception, dans des positions inconfortables elles se tenaient les unes contre les autres, elles étaient trempées, terrifiées par la tempête qui sévissait autour d’elles… Elles n’osaient prononcer encore le mot de « cyclone ». La grêle se mit à tomber d’une telle manière qu’elle fit craindre à tous, en ce triste moment, qu’ils allaient avoir le dernier jugement ! Sur le toit, le martèlement provoquait un bruit assourdissant.

Isaï, au milieu du tourment, sous la pluie battante, les vêtements partant en lambeaux sous les gouttes de pluie comme des grains de plomb sous l’effet du vent, quitta la maison. Il ouvrit les enclos faisant sortir les animaux afin qu’ils ne soient pas écrasés par l’effondrement de l’étable. Au loin, les oiseaux qui n’avaient pas fui tombaient sur la rivière.

Winslow Homer-729662.jpgComme un démon, un ouragan, d’une force incroyable, avait jailli du golfe, il gonflait, enflait, arrachait tout sur son passage. Chacun se cachait où il pouvait. Des torrents d’eau tombaient du ciel, noyant tout. Les maisons de La Nouvelle-Orléans étaient arrachées comme des fétus de paille. Les constructions aux murs poreux, aux toits légers, ne résistaient pas. Les toitures des maisons, des chevrons, des pièces de bois d’un fort poids, étaient soulevées comme des allumettes et volaient comme des oiseaux à travers les airs à une prodigieuse hauteur. Nul être humain ne pouvait sortir de son abri sans risquer d’être enlevé, ou frappé à mort par les débris de toutes sortes qui voltigeaient de toutes parts. Graciane et les filles voyaient leur maisonnette partir par lambeaux, mais en plus de ce drame, elles en vivaient un autre. Louise se mourrait. Elles ne pouvaient quitter l’agonisante pour se réfugier dans un abri plus sûr, elles étaient tiraillées entre l’affection qu’elles avaient pour la jeune femme et leur propre survie. Elles ne pouvaient la transporter, elles voyaient bien qu’elle expirerait son dernier souffle.

Soudain, une accalmie se fit. La pluie cessa et aucun bruit précurseur de l’ouragan ne se fit entendre, Graciane regarda les filles mortes de peurs : « — Martha ! Emmène les filles jusqu’à la maison du gouvernement. Elle est plus solide. Vous aurez plus de chances de vous en sortir. Je reste avec Louise, je vous rejoindrai après ; non ! Non ! Nous n’avons pas le choix. Allez les filles. Il faut profiter de cette accalmie providentielle, rien ne nous dit que cela va perdurer. » Elles se décidèrent. Elles n’avaient pas vraiment le choix. Une fois dehors, groupées, elles se tinrent la main et coururent vers le pavillon du gouverneur à un pâté de maisons. Elles scrutaient le ciel en guettant les mouvements. Quelques imprudents comme elles en profitèrent pour sortir de leurs refuges, croyant la tourmente terminée. Attribué à Greuze, Jean-BaptisteGraciane auprès de Louise priait, la malade respirait à peine. Pendant qu’elle récitait ses litanies, la jeune femme écoutait le calme plat inquiétant. Une ou deux heures passèrent, elle n’aurait su le dire, puis la tempête à nouveau arriva, ronflante, mugissante, faisant craquer les arbres. À nouveau, elle s’éleva en courtes rafales qui devinrent de plus en plus menaçantes. Le vent reprit avec plus d’intensité, il venait de l’ouest achevant de renverser ce que les premières bourrasques avaient épargné. Les grondements du vent et du fleuve étaient assez forts pour que le fracas des maisons s’abîmant sur le sol ne fût même pas distingué. Des arbres énormes, déracinés par le cyclone, se précipitaient, catapultes gigantesques, à travers les rues, avec une vitesse inouïe, broyant leurs branches contre les maisons, quelques-unes, soulevées d’une seule pièce, allaient s’effondrer à plusieurs mètres de distance de leur assise primitive.Puis un silence, angoissant un calme plat qui dura quelques minutes, comme si l’ennemi s’arrêtait pour se remettre en haleine avant d’attaquer. Ce fut pendant cette courte accalmie qu’elle réalisa que Louise avait quitté ce monde. Elle resta impassible, presque soulagée, elle était toute tendue vers l’ouragan. Et d’un seul coup, il reprit sa course, et, cette fois, il accourut si vite qu’il ne s’annonça plus par des menaces lointaines ; il s’abattit brutalement sur la maisonnette. Le toit, du moins ce qu’il en restait craqua et se brisa emportant au loin les débris de la charpente. Il pleuvait serré, elle pouvait encore s’abriter sous une partie restée indemne. Elle se recroquevilla dessous, se demandant s’il ne valait pas mieux s’enfuir. Les intervalles de calme, ce calme extraordinaire qui succédait aux rafales, lui laissait à chaque instant espérer qu’elle avait essuyé la dernière bordée de cette furie ou tout au moins la possibilité de rejoindre les filles. Son questionnement s’arrêta. L’eau entrait et montait. Le fleuve avait dû déborder, il fallait qu’elle quitte son abri précaire. Elle se décida à sortir, l’obscurité était complète, et, à deux pas d’elle, autour du soubassement de la maison l’inondation se dressait en vagues semblables à celles de la mer. Les maisons voisines avaient été entraînées par les rafales dans ce déluge. Elle frissonna, elle ne pouvait plus hésiter, elle avait déjà de l’eau aux chevilles, des craquements formidables annonçaient le retour du monstre. Elle n’avait pas d’autre recours que de s’élancer dans cette eau boueuse et qui devait cacher plus d’un danger. Elle ne pouvait faire autrement. Dans peu de temps, la bâtisse qui jusque-là l’avait protégée allait être balayée. Elle s’excusa auprès du corps de Louise qu’elle abandonnait. Elle descendit les trois marches. De suite, elle eut de l’eau jusqu’à mi-cuisse. La sensation du froid devint vive, l’idée de s’égarer dans les ténèbres la frappa de terreur tout autant que d’être emportée par le flot. Elle avança malgré le poids de sa jupe chargée d’eau, malgré le vent contre lequel il lui fallait lutter, elle levait le bras pour éviter les résidus dans l’air qu’elle pressentait plus qu’elle voyait voler vers elle. Elle faisait confiance à sa mémoire, car elle ne percevait pas grand-chose du décor alentour, elle pleurait de peur, de rage, de dépit, mais elle avançait jurant contre ce maudit pays.

Dans la maison du gouverneur Antonine, Mélinda, Blanche-Marie et Isaï priaient à genoux dans le salon principal. Ils sursautaient à chaque craquement. La maison tenait debout. Mais jusqu’à quand ? Tout à coup, Blanche-Marie réalisa que sa jupe était mouillée, touchant le sol dans la demi-pénombre éclairée seulement par une chandelle, elle sentit l’eau. Elle se relava d’un bond : « — de l’eau ! Il y a de l’eau dans la maison ! » Et tel un écho à ses paroles, un clapotis au mouvement de ses pieds répondit.

— Merde, il faut monter tout ce que l’on peut, s’exclama Isaï.

— Le bureau du maître, le bureau du maître d’abord ! ajouta Antonine.

Ils se précipitèrent. Au milieu de la tourmente, pendant deux bonnes heures, luttant contre le temps qui faisait monter l’eau, ils portèrent et hissèrent tout ce qu’ils purent. Quand enfin ils eurent fini, l’eau était montée à la moitié du mur. Ils étaient terrorisés, si cela continuait, ils allaient se noyer, cela ne pouvait être autrement. Brutus en haut de l’escalier aboyait tout ce qu’il pouvait leur enjoignant de monter. Et les bêtes pensa Isaï, elles devaient être mortes, il n’y pouvait rien.

inconnu ( (995)Le souffle de dieu perdura de longues heures, chacun les nerfs tendus vers le drame. Au petit matin, l’atmosphère redevint calme. Le soleil, écartant les nuées, éclaira les brumes venant du fleuve, le décor était fantomatique, de dessous les décombres sortaient les malheureux qui avaient réchappé à la tourmente. La tempête était presque apaisée, mais elle avait eu son cruel triomphe. Le vent, accompagné de grêle, avait fait rage pendant quinze heures, les eaux du bayou Saint-Jean étaient montées d’un mètre, celles du Mississippi de plus de deux mètres. Les baraques qui servaient d’église et de pres­bytère avaient été jetées à bas ; des malades avaient reçu le toit de l’hôpital sur la tête ; le gouverneur avait eu juste le temps de sauver les réserves de poudre en les transportant dans le colombier du commandant. Toutes les maisons avaient été atteintes gravement, la moitié était absolument anéantie et les matériaux entassés, mélangés, broyés, formaient des tas informes, totalement inutilisables. Sur celles qui restaient debout, plus de la moitié paraissaient irréparables, tant elles étaient disloquées, brisées. Des toitures, il n’en restait pour ainsi dire plus… des hommes s’étaient réfugiés, dans un état d’hébétement, sous les débris d’arbres abattus et brisés. D’autres gisaient raides et froids comme des cadavres dans l’eau. Les rescapés hébétés se mirent aussitôt en œuvre et portèrent leurs aides aux autres, un hôpital de fortune s’établit dans le pavillon du gouvernement qui avait résisté aux intempéries. Graciane qui au milieu de la tourmente était apparue au grand soulagement de ses comparses et à la surprise du gouverneur qui ne l’avait pas revu depuis leur installation, avait pris en main le groupe et accueillait les blessés. Quelques femmes firent bien la grimace à la vue de ses infirmières inattendues, mais le père Davion acceptant toutes les aides appuya de son autorité leur bonne volonté. Dans la cheminée de la salle où se réunissaient habituellement les notables, elle fit faire un feu avec ce que l’on trouvait. Devant sa prise en main tous s’y mirent. Martha et Boubou se hâtèrent d’approcher près du feu les premiers arrivants transis de froid, elles les frictionnèrent de toutes leurs forces. Les premiers qui se ranimèrent sortant de leur léthargie dans un état de démence complète s’échappèrent de leurs bras, voulant se précipiter dans le feu. Toinette, Amandine et Marguerite installèrent des lits fortunes dans les pièces adjacentes, plusieurs femmes de militaires se joignirent à elles. Sous les ordres du gouverneur, les hommes sortirent chercher les survivants, monsieur de Bienville fut le premier à parcourir les rues dont on devinait à peine le tracé, c’était un décor d’apocalypse, c’était un désastre. Le « monstre » avait tout arraché, piétiné, pillé, les oiseaux gisaient au sol. Il n’avait laissé aucun répit aux malheureux colons. Devant la ville, « l’Abeille » et le « Cher » avaient coulé. Emportés par la furie des vagues, le Santo-Christo et le Neptune, vaisseaux de douze canons, s’étaient échoués après avoir rompu leurs amarres. « L’Aventurier » et le « Vénus » ne s’en étaient tirés qu’en levant l’ancre, mais beaucoup de bateaux plats et de pirogues, chargés de grains ou de volaille, avaient été engloutis et emportés par le Missis­sippi. Au milieu de la matinée arriva par pirogue un planteur avec deux nègres. Il venait aux nouvelles, les siennes n’étaient pas bonnes. Au fil de la route, il s’était rendu compte de l’étendue du carnage. Peu de bâtisses avaient résisté, partout la même vision, seules les habitations les plus solides avaient tenu. Les arbres étaient tordus, déchiquetés. Beaucoup de planta­tions étaient détruites. Il n’y avait plus ni maïs, ni tabac, ni riz. Rien. Il ne restait rien. Le bilan était terrible.

Tout était redevenu calme. Il ne restait qu’à compter les morts et… reconstruire.

*

L’angoisse montait encore. Plus monsieur de Bienville avançait vers sa maison, plus il croisait de maisons, pourtant jugées solides, détruites ou purement et simplement rasées. Les arbres qui entouraient les demeures étaient brisés ou arrachés. À son arrivée, quelle ne fut pas sa surprise de retrouver sa maison quasiment intacte, mis à part un angle du toit soulevé par le vent ! Quel soulagement de trouver toute sa maisonnée dans la véranda, ahurie par ce qu’elle découvrait comme lui. Antonine lui tomba dans les bras.

Lorsqu’ils s’étaient décidés à sortir, alors que le soleil montait vers son zénith, les vents étaient encore présents, mais bien moins intensément. Ils avaient découvert un cauchemar ! Blanche-Marie  n’avait jamais rien vu de pareil. Le paysage était méconnaissable. Les arbres n’avaient ni feuilles ni branches. L’étable n’était plus qu’un amas de débris. Des centaines de feuilles jonchaient le sol. Chez leur voisin d’en face, la maison n’avait plus que les murs et le citronnier qui faisait l’orgueil de son propriétaire était plié en deux. Un rapide tour de la maison leur permit de constater les ravages. Si le fleuve avait à peu près repris son cours, tout le quartier alentour était défiguré, embourbé. Les voisins pataugeaient avec de l’eau jusqu’à mi-mollet, tout comme le reste de la ville.

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Hermann Kuttberg s’était établi à Marienthal à dix lieues en amont de La Nouvelle-Orléans sur l’autre rive. De son Alsace natale, il était parti deux ans plutôt avec tout son village, le maire compris, pour le port de Lorient. Lui et les siens y avaient été accueillis dans des conditions impropres aux humains. Il avait vu mourir plus de la moitié des siens de la peste. Sa mère et deux de ses sœurs ne devaient jamais embarquer. Lui-même, avec les rescapés de son village, avait, avec son père, deux frères et sa dernière sœur, voyagé sur l’un des sept navires de la Compagnie, Le Portefaix. Le voyage avait été effroyable, ceux qui avaient réchappé au scorbut avaient été emportés par la dysenterie, il avait vu mourir les deux tiers des passagers, il fut le seul membre de sa famille à atteindre les rives du golfe du Mexique.

Parti le lendemain de Noël 1720, il mit les pieds sur les plages proches de Biloxi au début de l’été 1721, mais son martyr n’était pas terminé. Aussi incroyable que cela fût, la Compagnie des Indes n’avait pris aucune mesure pour loger et nourrir ses engagés, et ceux-ci continuèrent à souffrir de la faim et de la maladie pendant les nombreux mois qu’ils passèrent sur les plages du Golfe du Mexique. Les colons manquèrent telle­ment de vivres qu’ils consommèrent des herbes sauvages, dont cer­taines étaient vénéneuses, et des huîtres crues contaminées. Les In­diens leur fournirent un peu de nourriture, mais en quantité insuffi­sante pour les sauver tous.

Lassés d’attendre en vain les décisions des directeurs de la Compagnie, la plupart de ses compatriotes demandèrent à retourner en Europe. Hermann n’avait plus personne alors retourner au pays ne voulait rien dire pour lui. À leur tête, se trouvait Charles Frederick d’Arensbourg, officier suédois d’ascendance allemande, qui était débarqué comme lui du Portefaix. Le capitaine d’Arensbourg avait d’abord été engagé, par la Compagnie des Indes, comme capitaine à demi-solde pour le service militaire en Louisiane. Mais à son arrivée, il se vit plutôt confier la direction de tous les colons allemands de la Louisiane. Il se fit, le porte-parole des siens, et alla réclamer au gouverneur des terres pour s’installer. Le jeune capitaine se fit si convaincant que le gouverneur prit sur lui d’établir les colons allemands sur les meil­leures terres de la Compagnie des Indes. Il s’agissait des anciennes terres des Oachas, sur la rive ouest du Mississippi, à vingt-cinq milles au nord de La Nouvelle-Orléans. C’étaient de très bonnes terres arables.

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Beaux melons ; achetez mon beau melon | 18th Century Melon Seller | GallicaDe ce jour, les choses tournèrent à son avantage et à celui des siens, grâce à l’aide d’ouvriers et d’esclaves de la Compagnie, les trois villages d’Hoffen, de Marienthal et d’Augsbourg s’élevèrent aux abords du Mississippi. Les nouveaux colons labou­rèrent les terres déjà défrichées par les esclaves et y semèrent du maïs. Comme tous les hommes, il obtint une concession et une maison, et tous les samedis, avec la petite flotte de ses compatriotes, il descendait le fleuve, et le dimanche matin il étalait aux yeux des habitants de la ville sa cargaison de légumes, de gibier et de laitage.

Tout alla pour le mieux jusqu’au ronflement venu de la mer qui de toute évidence se rapprochait d’eux. Les représentants des trois villages se réunirent à celui d’Hoffen près duquel le capitaine d’Arensbourg devenu l’officier civil en chef de la communauté et commandant militaire, avait sa maison. Comme personne ne savait quoi faire, leur représentant naturel parti pour La Nouvelle-Orléans et comme là-bas on n’en savait pas plus, on attendit de voir.

Le vrombissement se fit tonitruant. Les vents se levèrent, tournoyant autour de sa maison, Hermann la calfeutra et après avoir fait rentrer sa vache à l’intérieur y attendit avec elle. Dans la pénombre, par l’interstice de son volet, il aperçut au loin l’une des maisons voisines se mettre à vaciller. Quelques secondes plus tard, à sa stupeur il la vit s’écrouler, il ne restait plus qu’un tas de bois… C’était celle d’une famille avec cinq enfants. Il sortit aussitôt sur son perron, il les héla au milieu du vacarme, ils coururent se réfugier chez lui, le père était blessé. Les yeux grands ouverts, abasourdis devant ce spectacle phénoménal, il regardait ses champs, ses arbres fruitiers saccagés arrachés par l’ouragan. Il se serait cru devant un paysage d’hiver en pleine tempête. Ce n’était pas blanc, mais gris, déjà plus de feuilles sur les arbres, les branches volaient devant lui. Il était inquiet, il n’était pas sûr d’être en sécurité. Sa maison tiendrait-elle ? La femme de son voisin essayait en vain de rassurer sa progéniture, mais tous étaient terrifiés, les enfants pleuraient. Leur père, étourdi, était allongé un bandage sur la tête qu’une poutre avait fendue. Tout à coup, après la violence des vents, un grand calme s’abattit. Hermann sortit constater ce qui se passait, il leva les yeux vers le ciel, des étoiles magnifiques brillaient narguant les éléments, c’était la nuit, il n’avait pas réalisé. Il crut que c’était fini et vint l’annoncer à ses voisins. Mais moins d’une heure après, alors que le petit groupe commençait à se détendre, le vent recommença à souffler tout d’abord légèrement puis à nouveau avec plus de force, ce n’était pas fini. Soudain, à l’instant même où il referma sa porte les vents se déchaînèrent, l’empêchant de la bloquer, l’obligeant à la caler avec un banc à sa portée, aidé en cela par la femme. La peur commença à le gagner. L’eau avait envahi les champs, elle venait conjointement du fleuve et du lac, quand elle s’infiltra dans la maison ce fut la panique, ils montèrent sur ce qu’ils purent, mais très vite il fut évident que cela ne suffirait pas. Hermann décida qu’il fallait grimper sur le toit. La femme paniqua, se mit à hurler. Il lui colla une gifle. Elle se calma. Il s’excusa, c’était la seule solution. Ils profitèrent d’une accalmie. Il l’aida à se hisser sur le toit, lui passa ses enfants un à un. Il avait déjà de l’eau à la taille. Pour l’homme ce fut plus difficile, il crut ne jamais y arriver, quand ce fut fait il les rejoint aidant la femme à maintenir les plus jeunes de ses enfants. Le drame vint du père, qui perdant connaissance entraîna sa fille aînée. Hermann ne put rien faire. C’eut été mettre en péril les deux petits qu’ils tenaient. Horrifiés, ils les regardèrent couler. L’eau était montée jusqu’au bord du toit. Le spectacle était dantesque… Tout à coup, un tronc d’arbre percuta la maison. Elle chancela. Hermann pensa qu’elle allait céder. Mais non. Ils restaient là, accrochés désespérément au milieu de la tourmente, au sein de ce qui ressemblait à une mer déchaînée, marmonnant des prières.

Quand tout s’arrêta, les rescapés ne bougèrent pas n’y croyant pas, de toute façon ils étaient bloqués sur le toit. Le vent avait soufflé furieusement pendant quatorze heures, il avait balayé la région de Natchez à Biloxi. Cet ouragan avait semé la mort et la ruine dans toute la colonie. Les deux villages les plus éloignés du Mississippi, situés sur des terres basses, avaient totalement été détruits par la crue des eaux du lac des Cachas. Tout n’était que ruine et désolation.

Deux jours après la catastrophe, Hermann était arrivé avec la femme de son voisin et ses quatre enfants au village d’Hoffen qui avait moins souffert, car il était en hauteur. Les survivants firent comme eux, et par petits groupes épuisés, affamés, ils arrivaient espérant trouver de l’aide, retraçant les drames vécus par chacun. La petite communauté se regroupa, après concertation elle décida d’envoyer des représentants à La Nouvelle-Orléans pour y demander de l’aide.

*

Hermann accompagna le capitaine d’Arensbourg avec deux autres compatriotes, jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Le ciel semblait vouloir laver les affres de son passage. La pluie tombait sans discontinuer, mais le rideau pluvieux ne pouvait cacher le désastre. Sur les bords de la route fluviale tout avait été ravagé, ce n’était qu’un entrelacs de végétation tourmentée. La crue, qui depuis s’était retirée, avait laissé la terre malaxée recouverte d’alluvions. Lorsqu’ils débarquèrent, la ville enterrait les siens. Pour éviter la propagation d’épidémies éventuelles, le gouverneur avait pressé les inhumations. Sur la place d’armes, face à la construction de l’église Saint-Louis, en partie détruite, les habitants s’étaient regroupés pour une messe funéraire. Les nouveaux arrivants discrètement se joignirent à eux, à peine descendus de leur pirogue. L’homélie prononcée par le père Davion était emplie de solennité, et personne n’aurait pu en cet instant prétendre que les Orléanais n’étaient pas pieux. La moitié d’entre eux ou presque étaient morts ou disparus. Miraculés, rescapés, ils se regardaient, hagards. Ils ne comprenaient pas pourquoi eux. Ils s’étaient rassemblés pour rendre hommage pour déplorer ceux qu’ils avaient perdus. Comme beaucoup, devant un alignement de caisses de bois construites à la va-vite, Graciane et les filles priaient pour l’un des leurs qui ne s’y trouvaient pas. Peu de corps avaient été retrouvés, la plupart avaient été emportés. Elles pleuraient Louise, leur culpabilité était grande, revenue à leur maison, elles n’avaient trouvé que les traces des fondations et des restes du soubassement. La crue du fleuve et du bayou retirée, comme tous, elles s’étaient précipitées chercher les rescapés, mais il y en avait si peu. Tous racontaient encore la miraculeuse aventure de ce garçonnet retrouvé endormi accroché à un tronc d’arbre, ses parents l’y avaient installé et étaient morts pendant que le flot l’emportait. Peu d’habitants avaient été épargnés, la plupart avaient perdu l’un des siens. L’espérance de retrouver des rescapés s’éteignait, le deuil s’était répandu dans toutes les familles. Tous étaient là, tournant le dos au fleuve, aussi nourricier que meurtrier, priant avec ferveur pour le salut des âmes que la tourmente avait emporté et pour celui de ceux qui restaient.

Bonas Élizabeth dit BoubouBoubou sentit un picotement dans sa nuque, elle ramena une mèche blonde de ses cheveux échappée de son bonnet, elle se retourna et croisa le regard triste et tendre d’un géant blond qu’elle n’avait jamais vu. Elle lui sourit timidement et se retourna vers la croix d’or seule rescapée des objets du culte de l’église devant laquelle le curé achevait la cérémonie. Hermann ne quittait plus des yeux la silhouette toute de courbes de la jeune femme. Dans toute la noirceur du malheur qu’ils subissaient, ce regard cette silhouette était comme une lumière, un espoir diffus. Tout à coup, le silence s’abattit, la cérémonie était achevée, personne ne bougeait encore plongé dans ses prières. Le capitaine d’Arensbourg lui poussa le coude, et d’un mouvement du regard lui désigna les hommes qui péniblement hissaient les cercueils que l’on avait lestés, pour ne pas les voir emportés par la prochaine crue. Tant bien que mal, les hommes les empilaient dans une carriole grossièrement réparée et tirée par une mule harassée sortie d’on ne sait où. Hermann et ses deux comparses fendirent la foule de leurs hautes statures et proposèrent leurs aides bienvenues.

Il fallut plusieurs voyages entre le cœur de la ville et le cimetière situé à l’extérieur des fossés qui ceinturaient la ville. Beaucoup suivirent à pas lourds, sous la pluie constante, les leurs, des membres de leur famille, des amis, ou simplement des voisins, les accompagnants jusqu’à la fosse. La colonie était décimée dans sa chair et dans son esprit, l’espoir s’était évaporé.

*

Blanche-Marie à peine remise s’était inquiétée de Thimothée et donc du sort du Vénus, il y avait tellement de débris sur la rive du fleuve, mais où s’enquérir de sa situation, personne ne comprendrait. De plus, qui aurait pu lui dire ? Elle en apprit le destin tout à fait par hasard. Tous les matins, elle suivait Antonine ou Mélinda jusqu’au pavillon du gouvernement, transformé provisoirement en hôpital, en attendant la réfection du bâtiment initial en ruine, ou peu s’en fallait. Elle y retrouvait toutes les bonnes volontés féminines qui apportaient leurs soins aux blessés et déshérités de la colonie. Les hommes de leur côté étaient à la recherche d’hypothétiques survivants aux alentours, en amont et en aval du fleuve, ou ils dégageaient, nettoyaient, rebâtissaient les ruines.

La jeune fille y retrouvait Graciane, Boubou, Martha enfin toutes les filles. Côte à côte, pas bégueules, elles ne rechignaient à aucune tâche. Elles s’étaient transformées en hospitalières. Elles pansaient, soignaient, nettoyaient, nourrissaient, consolaient, sous la férule de monsieur de Manadé, le chirurgien major, fort heureux de trouver cette aide providentielle, au milieu de ce drame. Il y avait beaucoup à faire et les deux sœurs rescapées de la tourmente n’auraient pu à elles seules faire toute la besogne, car la colonie semblait converger vers le bâtiment pour chercher du secours. Blessés, mourants, affamés, égarés ou simplement à la recherche des leurs, les uns et les autres suivaient le chemin qui menait jusqu’à leurs soins et leurs attentions. Tout manquait sauf l’entraide et la compassion.

Elle ne comptait pas son temps, son énergie, elle mettait toute l’ardeur de la jeunesse à aider. Le plus souvent au côté de Graciane qui utilisait ses connaissances en écriture et lecture pour établir un registre ou à celui de Martha auprès de laquelle elle servait d’aide. De toutes, c’était avec elle qu’elle avait le plus d’affinités. Si Graciane représentait un substitut de sa mère, Martha était la confidente, l’amie, bien que cinq bonnes années les séparaient. Brune, chatain foncé, le regard doux elle était la discrétion même, c’était une beauté discrète, car tout en réserve, elle était facilement éclipsée par les autres tant elle était toute de modestie et se tenait toujours en retrait. Ce qui surprenait le plus chez elle c’était sa détermination et cette impression que rien ne la touchait. Blanche-Marie avait percé sa carapace s’en faisant ainsi une amie. Elle passait avec elle la journée et parfois la nuit à veiller les malades. Elle passait d’un lit de fortune à un autre, nuit et jour de nouveaux infortunés arrivaient alors que d’autres mourraient, ceux qui se remettaient ne savaient plus où aller, alors ils restaient. Un matin, elle fut arrêtée par l’un d’eux, il lui attrapa la jupe sur son passage pour la retenir. Habituée à ce genre de geste, elle s’arrêta pour voir ce que lui voulait celui-ci. À sa surprise, elle découvrit le second du Vénus, son cœur se mit à battre à la chamade. D’une voix que l’épuisement physique rendait faible, il l’interpella : « — Mam’selle ! Mam’selle, vous vous souvenez de moi ? Le « Vénus » ! Je suis le second Monrauzeau.

— Oui, oui, je sais, je vous reconnais, calmez-vous.

Pour se donner contenance, elle prit une éponge et se mit en devoir de lui nettoyer la face. Il se calma, s’apaisa, mais reprit : « — je suis le frère du mousse, Thimothée, vous vous rappelez ? — elle acquiesça, mais n’osa demander de ses nouvelles. – Il est vivant, Mam’selle. Je sais que cela vous importe, du moins lui ça lui importe… enfin, il était vivant quand je suis passé par-dessus bord… quand la tourmente a surgi et fondu sur nous, notre capitaine… vous savez notre capitaine, il n’est pas aussi mauvais qu’il en a l’air, il est bourru c’est tout… — Elle ne releva pas, elle désirait juste savoir la suite. – Enfin, notre capitaine a fait remonter l’ancre et nous avons descendu le fleuve. Mais nous étions bringuebalés dans tous les sens, le navire était pris entre les courants et les vents. J’ai fait descendre Thimothée dans l’entrepont… dans ma cabine, mon père ne m’aurait pas pardonné… enfin… bon, c’est autre chose. De mon côté, je n’ai pas quitté la dunette, mais en voulant aider le quartier-maître, monsieur Maussans… mais vous ne pouvez pas savoir, enfin il perdait l’équilibre, alors j’ai lâché ma prise pour l’aider… J’ai glissé, je crois, il m’a accroché… et nous sommes passés par-dessus bord… je crois qu’il est mort. Et moi… Je ne sais pas comment je me suis retrouvé sur la rive. Enfin un endroit où j’avais pied. Je suis monté sur un tronc d’arbre, un énorme cyprès… Je n’en avais jamais vu d’aussi gros… des troncs d’arbres. Quand ça s’est arrêté, il a fallu attendre… L’eau vous comprenez ? J’ai marché deux jours… enfin, je crois… J’essayai de revenir à la ville… Mais toute cette eau, jusqu’à mi-cuisse j’en avais. J’ai bien cru me noyer sur terre. – À l’idée, il libéra un petit rire qui se transforma en toux. – Enfin des hommes m’ont trouvé, ils étaient en pirogue… je crois que c’était des Indiens.

Elle lui souriait, elle n’avait retenu qu’une chose, à cette heure Thimothée était sûrement en vie. Elle se leva, elle alla quérir un bol de bouillie de maïs et lui fit ingurgiter lentement.

*

Le capitaine Dumoulin n’avait jamais vu ça, même en pleine tempête au milieu de l’océan. Les vents tournaient à toute vitesse à l’encontre du courant puissant qui les emportait. Trois hommes étaient déjà passés par-dessus bord. Les autres s’accrochaient à ce qu’ils pouvaient ou se cachaient dans l’entrepont, aucune manœuvre n’était possible. Seul à la barre, avec sa seule intuition, il guidait dans la tourmente le « Vénus », évitant miraculeusement les troncs d’arbres broyés par le cyclone et charriés par le fleuve, qui venait culbuter la coque du navire, blessant, renversant ou emportant un gabier. Il ne lâchait pas prise, tels des étaux ses mains tenaient la barre, plus rien ne comptait, sauf sortir, s’extirper, fuir cet enfer. Le navire avançait à une vitesse fulgurante, impensable, ils percutèrent un banc de sable au milieu du fleuve, le capitaine les crut perdus, mais à sa stupeur, le navire fit un tour sur lui-même et reprit son parcours tumultueux. Dans une courbe du fleuve, il pensa sortir du lit, s’échouer sur la rive dont on ne voyait plus la limite, mais non, un gigantesque cyprès tomba, repoussant le navire vers le milieu du fleuve. Il ne voyait rien, le ciel était noir zébré d’éclairs, chaque éclat lui faisait percevoir sa route. Par extraordinaire, ils avançaient à une vitesse prodigieuse. En une journée, ils avaient parcouru ce qui en temps normal leur aurait pris des jours, ils étaient à la moitié de la distance qui les menait vers la mer quand le vent tomba enfin. Ils étaient dans le delta. Où ? Il ne savait pas, mais pour ainsi dire entier. Le navire, dont on n’avait pas encore réparé les avaries du précédent voyage, flottait bien qu’encore en plus mauvais état. Le capitaine Dumoulin regardait son navire. Il avait du mal à revenir à la réalité. Il examinait, émerveillé, le « Vénus », le grand mat avait tenu le coup malgré ses voiles en lambeaux ou arrachées de leurs vergues. Les hommes malmenés, brisés, éreintés remontaient lentement de l’entrepont. Le capitaine fit le compte, sept hommes disparus, perdus, cinq blessés plus ou moins gravement. Le bilan n’était pas heureux, mais extraordinaire au vu de ce qu’ils venaient de traverser. Thimothée de son côté pleurait, son aîné avait disparu, il devait être mort.

épisode 004

jean baptitse lemoine

Jean-Baptiste LeMoyne, Sieur de Bienville

Survivre, automne hiver 1722-1723

La désespérance de monsieur Duvergier, le commissaire ordonnateur qui gérait le budget de la colonie et organisait son recensement, était telle qu’il était quelque peu dépassé par les événements. Il avait beaucoup de mal à comprendre l’optimisme affiché par le gouverneur, cela le mettait hors de lui et pourtant en temps normal il s’accordait avec lui. Monsieur de Bienville malgré la situation ne se laissait pas abattre, il en avait vu d’autres. Il y avait eu La Mobile qu’il avait fallu déplacer à cause des crues qui la noyaient, puis Biloxi qui affrontait par trop souvent ouragans et épidémies venant des marais alentour. Il fallait reconstruire La Nouvelle-Orléans, c’était sans choix, ce n’était pas la peine de perdre de temps en palabres et tergiversations. Il dépensait son énergie à aider ceux qui avaient tout perdu et la nourriture se faisait rare. L’ouragan avait emporté la moitié de la récolte de riz, détruit les réserves de blé et de maïs. Il avait envoyé des chasseurs chercher du gibier, mais ils étaient revenus pour ainsi dire bredouilles, tout au moins pas avec suffisamment de pièces pour nourrir convenablement tout le monde. De plus, depuis la catastrophe, il pleuvait sans discontinuer détruisant les dernières récoltes. Même les Indiens manquaient et venaient à la ville chercher quelques nourritures. Malgré cela, il communiquait son courage, son optimisme à tous. Chaque jour se bousculait chez lui une horde de magistrat, de notables cherchant des solutions à leurs problèmes, les nouvelles arrivaient de toute la colonie et elles étaient rarement bonnes. Toutefois, il finit par apprendre que le « Vénus » comme « l’Aventurier « s’étaient réfugiés à la Balise où le premier effectuait des réparations et le deuxième allait quitter les rives de la colonie pour la France. Il envoya aussitôt à sa suite une pirogue pour porter une lettre à monsieur Hubert, le premier conseillé et gardien du sceau royal. Il faisait partie des vingt-sept passagers à son bord. Il ne pouvait compter sur meilleur coursier pour faire parvenir sa demande d’aide à ces messieurs les commissaires de la Compagnie à Lorient. Il savait que ce ne serait pas suffisant, aussi il se verrait obligé encore une fois détournée la loi au profit de la jeune colonie. D’un côté, il allait bien sûr envoyer « le Vénus « chercher de l’aide à Saint-Domingue, mais il n’en attendait pas grand-chose, de l’autre il ferait de la contrebande avec les Antilles espagnoles.

Pour propager sa détermination, sa volonté, il faisait chaque jour le tour de la ville vérifiant, commentant les déblaiements, les réparations, ordonnant l’arrivée de nouveaux matériaux malgré le mauvais temps. Ensuite, il visitait l’hospice provisoire dispensant des paroles réconfortantes, encourageantes et chaque fois il faisait la visite en compagnie de Graciane. Malgré quelques grincements de dents de femmes honnêtes, elle avait pris en main l’organisation du dispensaire de fortune et cela sous le regard bienveillant du père Davion et du chirurgien de Manadé rejoint par M. Pouyadon de la Tour le chirurgien du gouverneur. Avec le temps, la patience et la détermination de l’ancienne maîtresse d’un marquis avaient fait son œuvre, elle avait réussi à s’imposer et cela convenait à tous. Le gouverneur et Graciane éprouvaient du plaisir à faire ensemble cette inspection, ce rapport informel de l’état de la population. À cette visite du matin se rajouta celle du soir, le gouverneur ne partait jamais du pavillon sans repasser dans les lieux. Si dans un premier temps il alléguait quelques questions de dernières minutes, cela finit par dépasser les préoccupations du jour, il fut de plus en plus évident que c’était pour le plaisir de la conversation qu’il faisait le détour. Il prenait plaisir au tête-à-tête avec une femme à l’éducation raffinée, mais que la vie avait gardée naturelle et spontanée. De son côté, Graciane résistait avec difficulté à l’attraction qu’elle éprouvait pour cet homme dont le charisme, la force de l’âge et la vive intelligence donnaient une alchimie qui l’amenait à attendre avec une légère inquiétude ses visites. Le couple se rapprochait à l’évidence de tous, nourrissant les conversations, pour certaines un peu aigres.

Peu de visites dans les lieux étaient heureuses aussi quand l’une d’elles en faisait partie, elle était longtemps commentée, et celle que reçut Boubou fut si inattendue de par sa spontanéité, qu’elle la fit rougir et moquer de ses comparses. Quelques jours après les funérailles collectives, déboula, gauche et empoté, un gaillard à l’accent haché et guttural que personne ne connaissait. De par sa stature le jeune homme ne pouvait passer inaperçu tant il était imposant, pourtant quand il pénétra dans la première salle, il sembla totalement perdu.

Martha.jpg

Martha, qui se souvint où elle l’avait vu, se porta à ses devants. Elle contourna les rangées de lits, elle était habituée à voir arriver des colons en recherche des membres de leur famille, espoir souvent déçu. Tout sourire, elle s’adressa à lui, mais il fut évident pour elle qu’il ne saisissait pas un traître mot de sa demande. Il se lança, lui sembla-t-elle, dans une litanie d’explications qu’elle n’arriva pas à interrompre. Elle finit à la surprise de celui-ci par éclater de rire tant elle trouvait la scène comique. Réalisant de son côté la situation, il finit par se joindre à elle, et l’un et l’autre furent pris d’un fou rire que rien n’arrêtait et qui attira l’attention de tous. Graciane, curieuse et contrariée, s’approcha la première, demandant ce que valait tout ce bruit qui indisposait les malades. Martha reprenant son souffle commença à s’expliquer, mais elle fut interrompue par une exclamation du jeune homme. Tous comprirent en se retournant. L’interjection ponctuait l’entrée de Boubou dans la salle. Il bouscula les deux femmes qui lui barraient le passage et se campa devant la jeune femme stupéfaite. Il se lança alors dans un monologue qui fit éclater de rire les spectateurs sains comme malades. Le jeune homme commençait à s’énerver d’être incompris et demandait à tous qui pouvaient l’aider. Boubou regardait tête levée le géant, bouche ouverte, yeux écarquillés, essayant de comprendre. La scène incongrue fut interrompue par monsieur d’Arensbourg qui entra à sa suite à ce moment-là : « — mademoiselle, n’ayez pas peur, mon compatriote est en train de vous demander en mariage.

En quoi ? – un silence tomba, les spectateurs attendirent la réaction suivante. — Il vous demande d’être son épouse, et pour cela il vous explique qu’il possède une concession, qu’il n’a plus de maison, mais qu’il va en reconstruire une, qu’il est travailleur, ce dont je puis témoigner. Qu’il promet d’être bon et tendre et de pourvoir à vos besoins ! Enfin quoi ! qu’il est le mari idéal ! – Un silence s’installa à nouveau, Martha et Graciane, qui s’étaient rapprochées, guettaient la réponse de leur amie qui ne venait pas. Elle ouvrit la bouche, puis la referma comme si sa réflexion avait été interrompue. Puis regardant monsieur d’Arensbourg, elle reprit : « — mais je ne le connais pas…, je ne sais même pas son nom.

— Boudiou, c’est pas grave ! — s’écria Amandine, qui comme d’habitude était dans son sillon. Boubou se retourna brusquement vers elle. — Mais enfin ! Non ! Il ne sait même pas qui je suis, enfin qui j’étais.

— Tu es une femme ! Et une femme qui lui plaît alors ne cherche pas !

— Excusez-moi, mademoiselle, mais Hermann, c’est son prénom, connaît votre passé. Il s’est renseigné. Enfin pas sur votre passé, mais sur qui vous êtes. Il l’a fait auprès du père Davion. Cela l’indiffère, il pense que c’est le futur qui importe et non le passé dans ce Nouveau Monde. De plus, le père Davion se porte garant pour votre… nouvelle vertu.

Boubou rougit jusqu’à la racine des cheveux de colère ou de gêne, même elle n’aurait pu trancher. Elle allait répondre vertement, mais fut interrompue par le gaillard. Il l’arracha du sol, la prit dans ses bras, et lui plaqua un baiser sur la bouche devant tous. Elle le repoussa sans trop de vigueur et se retourna vers son traducteur.

— Dites à ce monsieur Hermann de venir voir le père Davion d’ici huit jours, il lui donnera ma réponse.

*

Après deux mois de pluie, le soleil avait fini par s’imposer, asséchant la terre imprégnée d’eau. Sous l’éclat de ses rayons, à même temps que s’ouvraient les fleurs des magnolias, le riz dispersé par les vents de l‘ouragan poussa et donna une seconde récolte, redonnant le moral à tous. Boubou qui s’était rappelé pour l’occasion qu’elle se nommait Élizabeth Bonas avait accepté d’épouser l’allemand Hermann qui en fait était alsacien. Celui-ci avait repris une concession, à Carlstein, près de celle de son représentant, le capitaine d’Arensbourg, et il y avait reconstruit une maison un peu plus grande que la précédente avec l’aide de ses voisins. Il avait repris les allers-retours entre ses terres et la ville dès que sa concession avait de nouveau produit quelques nourritures, et à chaque fois il se rendait auprès de sa fiancée, puisque celle-ci au bout du délai imparti avait donné son accord. Elle n’était pas idiote et elle savait qu’une occasion comme celle-ci, elle avait peu de chance d’en revoir passer une, et puis elle ne pouvait avouer qu’il lui plaisait tout bonnement.

Un peu avant la fête des noces organisée, le second Monrauzeau rejoint le « Vénus « qui partait pour Cap-Français. Il avait dans sa poche une lettre de Blanche-Marie pour Thimothée dans laquelle elle lui disait qu’elle l’attendrait le temps qu’il faudrait. Elle s’était bien trouvée gênée, idiote, de cet excès, mais c’était une façon comme une autre de se pourvoir d’un espoir d’avenir.

La fête fut simple, chacun amena ce qu’il pouvait, un Canadien apporta son violon. Si l’on but peu et l’on mangea peu par manque du minimum, tous dansèrent beaucoup. Cette abondance de jeunes femmes dans la fête attira beaucoup d’hommes, mais la présence du père Davion maintint la bienséance. Les filles étaient heureuses pour Boubou, mais tristes de voir partir encore une de leur comparse. Cela n’empêcha pas Toinette d’accorder toutes ses danses à l’enseigne de Noyan. Cette exclusivité créa bien quelques tensions et haussements de voix, mais la présence du gouverneur au sein de la fête retint ces éclats dans les limites de la bienséance. La vie reprenait ses droits à la joie de tous.

*

Antonine était la dernière de la maisonnée à se coucher, ses nuits depuis longtemps étaient devenues courtes, alors comme tous les soirs elle prenait un ouvrage, de la couture, du ravaudage, quelque chose d’utile. À la lueur d’une chandelle, elle s’appliquait sur sa tâche tout en se parlant, remâchant ses contrariétés ou simplement en s’expliquant ce qu’elle avait à faire. Sa concentration prise dans ses préoccupations du jour, elle ne fit pas attention au caquètement des poules dérangées dans leur sommeil, aussi lorsque Brutus aboya, violemment sans préambule, elle sursauta. Elle porta la main à son cœur pour en réfréner les palpitements. Qui pouvait bien venir à cette heure si tardive ? Le maître était couché et ne souffrait pas d’être dérangé. Déjà prête à récriminer, elle prit sa chandelle, ouvrit la porte, illuminant le seuil. À la vue de l’homme, elle sursauta et émit un cri. L’homme, un coureur des bois visiblement, était en sang. Avant qu’il ne s’écroule sur lui-même, elle le prit par la taille et le soutenant le fit entrer dans sa cuisine. Peypédaut Blanche Marie copie.jpgDe l’autre porte, Blanche-Marie, que le cri avait alertée, émergea. Elle se précipita aider la vieille servante, et à deux elles l’assirent sur la seule chaise de la pièce. La jeune fille ne posa pas de question, ses semaines à l’hôpital l’avaient formé à l’urgence. Pendant qu’Antonine dévêtait l’homme de sa veste de daim et le libérait de son fusil mis en bandoulière en travers du corps, elle prit une écuelle d’eau et un linge pour le nettoyer. Elles cherchèrent la provenance du sang, hormis quelques égratignures, il n’avait rien de bien important. Il souffrait surtout de faim et de fatigue. Antonine lui versa un verre de tafia pour le revigorer. L’homme avec l’afflux de sang dû à l’alcool retrouva quelques esprits : « — le gouverneur, il faut que je parle au gouverneur… les Indiens… les Natchez… » Il s’écroula, glissant sur le sol, avant de finir sa phrase. « — Blanche-Marie  va chercher Isaï, nous ne pourrons le bouger toutes seules. »

Pendant qu’Isaï et Mélinda allongeaient l’homme, Antonine alla réveiller monsieur de Bienville et le prévint de la visite et de sa teneur. Il se précipita au chevet de l’homme, et avec un autre verre de tafia, ils firent reprendre connaissance à l’homme. Le coureur des bois un Canadien se mit à raconter ce qui était une des plus grandes craintes du gouverneur, les Natchez s’étaient soulevés. Après une querelle, ils avaient tué un sergent français ainsi que sa femme, et avaient scalpé leur fils.

Il s’habilla sur l’heure, c’était grave, il fit réveiller les dirigeants de la colonie. Une heure plus tard au pavillon du gouvernement se rassemblaient monsieur Leblond de La Tour, les deux lieutenants de roi de Boisbriand et Antoine Le Moyne de Châteauguay ainsi que Monsieur  Duvergier, commissaire ordonnateur. Après mise en examen de la situation, ils décidèrent de demander des explications au roi des Natchez, le « Grand Soleil « .

*

Porté dans une litière par quatre guerriers, Le « Grand Soleil « arriva entouré de sa cour. Ce souverain de droit divin, favorable aux Français, était venu présenter lui-même le calumet. Blanche-Marie s’était mêlé à la foule qui regardait passer le potentat accompagné de son épouse et de son frère « Serpent Piqué », son chef de guerre. Le cortège s’arrêta devant le pavillon où l’attendaient monsieur de Bienville et le gouvernement de la colonie en la présence de ses lieutenants et commissaires, soit une dizaine de personnes en tout. Lorsque le « Grand Soleil « descendit de sa litière, les membres de son peuple s’affaissèrent dans une génuflexion accompagnée de grognements, marques de respect de leur part. L’homme, le « Grand Soleil » que seul un pagne recouvrait, ainsi qu’une multitude de colliers de pierres de couleurs et une coiffe de plumes, comme Louis le quatorzième, était, pour son peuple, le reflet de l’astre sur terre, il en était même le descendant. Les Orléanais qui n’avaient jamais vu autant d’apparat de la part des Indiens, habitués qu’ils étaient de ne voir en eux que des marchands ou des mendiants, étaient fort impressionnés de cet étalage de puissance.

Monsieur de Bienville l’invita à entrer dans la grande salle de réception qui avait retrouvé sa fonction après le déménagement de l’hôpital de fortune. L’entrevue ne donna pas grand-chose bien qu’elle s’étirât en cérémonie, préséances et diplomatie. Rien ne satisfit totalement le gouverneur. Après moult détours et palabres, le « Grand Soleil » expliqua que les membres de son peuple, qui étaient coupables, mais repentants, avaient simplement perdu l’esprit ce soir-là. Jean-Baptiste de Bienville comprit à demi-mot que les hommes étaient ivres morts. Chacun resta sur son quant-à-soi, le gouverneur ne désirait pas de débordement belliqueux d’aucun des deux partis, les Français se relevaient péniblement du cataclysme et il n’était pas sûr qu’en cas de conflit, ils aient cette fois-ci le dessus.

*

Alors que monsieur de Bienville réfléchissait encore à ce qu’il devait faire, il n’était pas sûr d’avoir pris la bonne décision, le crime avait été laissé impuni, les choses s’envenimèrent. Les soi-disant repen­tants, entraînés par leur chef « Serpent Piqué » attaquèrent les concessions de Sainte-Catherine et Terre-Blanche, où ils tuèrent et brûlèrent les habitations des Blancs. Aussi tôt, Jean-Baptiste de Bienville trancha, il rassembla et partit avec sept cents hommes, autant de soldats que de bourgeois, des Canadiens et aussi des Tunicas et des Chactas. Ces deux tribus étaient sous les ordres de « Soulier-Rouge » un autre chef pas fâché de rabattre l’orgueil de son ennemi « Serpent-Piqué « . Au son des fifres et des tambours, Jean-Baptiste de Bienville marcha sur le village de « Serpent Piqué « . Celui-ci, tancé par le « Grand Soleil « qui tenait à la paix avec les Français, était prêt à demander pardon à leur arrivée. Après un long conciliabule entre Jean-Baptiste, le « Grand Soleil » et « Serpent Piqué » ce dernier accepta de donner la tête de « Vieux Poil », un petit chef, et celle d’un Nègre qui avaient participé à la révolte. Pour sauver la paix et l’honneur de la France, Jean-Baptiste de Bienville accepta les têtes de « Vieux Poil » et du malheureux esclave révolté.

*

Épuisé par tous ces événements et bien qu’il paraissait bâti dans du bronze, Jean-Baptiste de Bienville tomba malade. Son entourage en vint à craindre pour sa vie. Depuis qu’il était rentré de Fort-Rosalie, il était alité, il brûlait de fièvre. Il ne se relevait pas de cette expédition contre les Natchez. Les soins de monsieur  Poyadon, son chirurgien, qui le saignait à la lancette pour lui ôter les humeurs de la fièvre, ne le soignaient en rien. Messieurs Blondel de la Tour et du Pauger se joignirent aux attentions du chirurgien, et l’arrosèrent d’eau de Cologne, ce qu’Antonine trouva ridicule, car à part remplacer l’odeur du malade, elle ne voyait pas trop en quoi cela pouvait le soigner. Ses amis vinrent à son chevet, chacun se disputait pour soulager le malade, leurs attentions ne l’apaisaient pas plus. Quand le « Grand soleil « des Natchez envoya des jongleurs et des danseurs aux mystérieux chants et gestes incantatoires, ce fut de trop, Antonine craqua, elle ferma la porte de la maison du gouverneur. « — Il peut lui faire des cadeaux celui-là, si le maître en est là, c’est bien de la faute de ces sauvages. Ils peuvent implorer la lune pour guérir « le papa de la terre », ce n’est pas cela qui va lui faire recouvrer la santé à mon petit. » Mélinda et Blanche-Marie eurent un sourire de connivence, Antonine  n’oubliait jamais qu’elle avait été la nourrice du gouverneur et aimait à le rappeler. Mais la servante avait raison, ces « soins » avaient fatigué le malade plus que la maladie. Sa faiblesse devint extrême. Les nouvelles de ses maux se propageaient dans la ville et dans la colonie, il n’y avait pas que dans la maison du gouverneur et dans son entourage, que l’on s’inquiétait, tous les Français, Canadiens, coureurs des bois, colons, soldats, dames de qualité, officiers, marins, filles de joie et truands, tous étaient alarmés. Sans monsieur de Bienville, ils se pensaient perdus, il était pour eux le seul qui s’inquiétait vraiment de leur sort.

Graciane (Portrait d'une femme en buste by François-Hubert Drouais 1757.jpgCe fut poussé par ses comparses et surtout par le père Davion, qui finit par la décider, que Graciane un soir, à la nuit tombée pour plus de discrétion, se présenta sur le seuil de la maison du gouverneur. Antonine et Mélinda ne surent que penser de cette visite. Elles connaissaient déjà les bruits qui couraient sur la supposée relation entre cette femme et leur maître, mais elles ne savaient que faire. En leur for intérieur, elles ne voyaient pas ce qu’elle pouvait faire de plus. Fallait-il prévenir le maître ? « — Bien sûr qu’il faut le prévenir ! C’est la meilleure chose qui peut lui arriver. Et c’est moi qui vais aller le prévenir ! Rentre Graciane où toute la ville sera que tu es là avant monsieur de Bienville ! » Blanche-Marie ne laissa à personne le temps de réagir, elle se précipita prévenir de sa visite le malade.

Et le miracle se produisit. Au soulagement de tous, monsieur de Bienville retrouva soudain l’énergie de se lever. Il préférait être debout à peu près guéri plutôt que couché et mourant sous les démonstrations d’amitié, par trop fatigantes et encombrantes. Ce fut, toutefois, ce qu’il répétait à tout son entourage. Dans la maisonnée, chacun savait à quoi s’en tenir, depuis la première visite de Graciane. Il ne se passait pas un soir sans qu’elle ne se renouvelât. Cette nouvelle relation qui s’installait au fil des jours annonça une nouvelle ère pour la ville.

*

La relation entre Graciane et monsieur de Bienville faisait beaucoup commérer, bien que le couple ne s’affichât guère au-delà de leur intimité. Ils s’étaient rapprochés doucement au cours de la crise causée par l’ouragan, l’attraction de leurs caractères était évidente, elle devint inexorable lors de l’alitement forcé du gouverneur. Du fond de son lit, le premier soir, lorsque Graciane apparut à son chevet, le gouverneur était si fatigué par sa fièvre qu’il ne fut pas bien sûr de sa présence. Au moment de se retirer, il la pria de bien vouloir revenir dès le lendemain, ce qu’elle consentit et qu’elle fit. Elle fut le meilleur de ses reconstituants. Il recouvra en sa compagnie la santé, l’énergie, au fil des conversations, à bâtons rompus, qu’ils partageaient. Après la période des échanges que l’intimité rendit de plus en plus familiers dans leurs contenus, monsieur de Bienville commença une cour qui se fit de plus en plus pressante au fur et à mesure qu’il reprenait des forces et qui dépassa le simple badinage. L’attraction des corps se faisait de plus en plus évidente, Graciane, ce fut plus fort qu’elle, tomba dans ses bras. Attendrie de l’avoir connu si faible, elle n’en aima que plus sa force lorsqu’elle acceptât ses avances.

Introduite par Blanche-Marie, elle n’en fut que mieux accueillie par Antonine et Mélinda qui acceptèrent d’oublier le douteux passé de Graciane, d’autant qu’elle se comportait comme une dame, avec beaucoup de réserve et de dignité. La nouvelle maîtresse du gouverneur, et la seule qu’il installât dans sa demeure, mit tout son charme pour apprivoiser les deux méfiantes matrones. Elle partagea leurs tâches, leurs soucis, leurs vies de tous les jours et ne rajouta en rien à leur besogne. Insensiblement, elle s’inséra dans la vie de la maison et en devint le pivot. Chacun lui demandait son avis et elle le donnait en douceur, suggérant les changements qui lui semblaient bons, et donnait des directives sans que rien n’y paraisse. Elle devint de toute évidence la maîtresse de la maison.

Bien qu’elle ne demandât rien à son amant, il la couvrait de petits cadeaux jusqu’au jour où il amena Titsie. La famille Delair repartait pour la France, ils avaient tout vendu tant ils avaient accumulé de dettes. Titsie, jeune négresse juste pubère, faisait partie du lot d’esclaves proposé. Monsieur de Bienville l’avait acquis pour sa maîtresse. Il n’était pas pour la possession d’humain, mais il savait aussi quel avenir était réservé à la fille. Aussi revint-il avec et la proposa-t-il à sa maîtresse. « — Bien que je ne sois pas pour, voici cette fille dont vous ferez ce que bon vous semble. Le titre d’acquisition est à votre nom Graciane. » Elle était restée dubitative, car ce n’était pas rien. La fille devait valoir une somme conséquente. Elle n’était pas préparée à cela, mais par contre elle savait ce que c’était d’avoir des gens à son service. Elle fit de Titsie  sa chambrière, la forma lui apprenant à l’habiller, à la coiffer, lui montrant comment préparer, entretenir ses toilettes. Titsie était attentive et appliquée, mais aussi de nature très craintive, un rien l’apeurait, un haussement de voix, un geste un peu brusque. Graciane dès le premier jour sut pourquoi, le corps de la fille était couvert de cicatrices, certaines pas tout à fait cicatrisées. Graciane en fit part à tous, et tous furent horrifiés. Mélinda ne fut pas surprise, elle avait échappé à ce triste sort, car elle avait été offerte à monsieur de Bienville par un planteur de Saint-Domingue, qui tenait à ce que son cadeau soit intact. Titsie cachait un autre secret dû à sa maltraitance, elle était enceinte alors qu’elle n’était qu’une enfant. Devant la gentillesse de sa maîtresse et de son entourage, elle s’ouvrit et sortit de sa morosité.

De ce jour comme toutes femmes de la bonne société, Graciane se déplaça sous un parapluie à l’abri du soleil avec sa chambrière sur les talons, et si elle y mettait moins d’ostentation que la plupart des Orléanaises, elle n’en ressemblait pas moins à une dame. Elle avait retrouvé sa vie d’autrefois, ses façons bordelaises, ceux d’une élégante.

Early 1700's french fashion- An elegant Couple ~ Hubert-Francois Gravelot (Engraver & Book Illustrator).jpg

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “Le drame de Natchez ou Blanche-Marie Peydédau 003 et 004

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