Épisode 14
Au Grand-Village des Natchez
Sur les rives de la rivière Sainte-Catherine, sur le tumulus principal de huit pieds de haut, au centre de la place, devant sa maison en torchis séché, et au toit fait de perches recourbées, le Grand-Soleil les bras croisés, tout en ruminant de sombres pensées, contemplait le Grand Village des Natchez. Il était revenu du Fort-Rosalie plein de fureur rentrée. Cela ne faisait pas dix lunes qu’il était devenu le Grand Soleil à la suite de son oncle rappelé par le grand manitou que les Français bafouaient son autorité. Il était lui-même métis, né d’une princesse sœur du roi Natchez et de monsieur Saint-Cosme, ce qu’il n’avait jamais admis. Il avait retiré sa chemise rouge vêtement offert par les Français et ne portait que son brayet noir symbole de son statut, bande de tissu tissée par sa mère passant entre les jambes et retenu par une ceinture. Sa face et son corps étaient matachés de différentes couleurs. Son large torse de bronze n’affichait plus que des colliers de perles et de plumes. En face sur l’autre mound les prêtres préparaient la cérémonie à venir. Contrairement à ses oncles, il regrettait depuis toujours l’aide apportée aux Français qui les avaient remerciés en les spoliant des meilleures terres. De plus, le Grand-Soleil était très sourcilleux du côté de l’honneur et la réception que lui avait infligée le commandant Etcheparre, était plus qu’il ne pouvait, qu’il ne devait en supporté.
De retour au Grand-Village, il avait décidé de réunir les principaux conseillers des villages Natchez. Il avait fait annoncer le temps et le lieu de l’assemblée, pendant que l’on préparait le feu du conseil. Par les routes qui menaient de leurs villages à la place centrale, réseau arachnéen qui couvrait la région, les chefs, les petits Soleils, arrivèrent les uns après les autres accompagnés de leurs guerriers. À la nuit, ils se réunirent au sein du temple, dans lequel le feu sacré perpétuel brûlait jour et nuit. Ils s’assirent autour, à mesure qu’ils arrivèrent, en ayant le soin de réserver la place d’honneur pour le Grand-Soleil. Les femmes, les filles et les jeunes gens étaient exclus de l’assemblée. Il s’agissait de délibérer secrètement.
Quand tous furent rassemblés, le Grand-Soleil s’assit sur sa litière que ses guerriers descendirent et montèrent d’un mound à l’autre sous le regard de son peuple qui sans savoir le pourquoi comprenait l’importance de ce qui se déroulait devant leurs yeux. L’un de ses membres plus que les autres devinait ce qui se passait et elle n’aimait pas. Assise en tailleur devant sa maison, Brazo-Picade, mère du Grand-Soleil, enfermée dans son mutisme, savait qu’elle ne pouvait rien faire, elle n’avait plus le poids de jadis sur les décisions du cacique. La vieille femme était opposée à toute confrontation avec les Français, dont elle avait déjà pu évaluer, sur des membres de sa famille, la capacité de vengeance.
Dans la hutte autour du feu, étaient installés, formant un large cercle, les petits Soleils. Sur son trône, le Grand-Soleil attendait que les sorciers finissent leur danse sacrée. Au dernier pas, les tambours, qui scandaient les pas et les prières vers leurs dieux, se turent. Le Grand-Soleil prit la parole. « — Dans les temps anciens, lorsque nous étions un peuple heureux et fort, notre pouvoir nous venait du cercle sacré de la nation, et tant qu’il ne fut pas brisé, notre peuple a prospéré. » Avec tout le poids de sa perspicacité et de son autorité, il expliqua le dernier affront que le peuple Natchez avait reçu à travers lui puis dans une longue litanie, il énuméra toutes les fois où son peuple avait dû courber l’échine sous le joug des Français. Il conclut par : « — cela n’est plus tolérable ! ». Il n’avait jamais élevé la voix et cependant son message avait empli l’espace et s’était imprégné en chacun. Après un silence respectueux, ce fut petit soleil du village de Pomme-Blanche dont l’autorité était reconnue par tous et souvent en confrontation avec l’autorité du Grand-Soleil qui ajouta sa colère et sa honte à celle de ce dernier, avec qui il était cette fois en accord. Ce fut ensuite le tour du petit soleil de Terre-Blanche qui rappela sa tristesse à la perte de ses terres confisquées deux décennies plus tôt. Les plus cléments d’entre eux, les plus conciliants ne purent aller à l’encontre des plus belliqueux, l’affront au cacique était par trop offensant. Si le conseil dura longtemps, ce ne fut pas faute d’un accord unanime, mais chacun tint à verser sa rancœur, ce fut au petit soleil qui avait le plus souffert, tous voulaient démontrer leur plein accord, leur solidarité à leur roi. Pas un n’alla à l’encontre du Grand-Soleil, les soleils de Farine, Jenzenaque, Pomme-Blanche, Grigra, et Tiou acceptèrent le plan. Ils décidèrent à l’unanimité d’en finir avec leur persécuteur et, par la même occasion, de se débarrasser de tous les Français qui s’étaient approprié les terres les plus fertiles de la région. Le Grand-Soleil décida d’envoyer secrètement des émissaires dans toutes les tribus. Celles dont les chefs accepteraient le plan recevraient, en guise de calendrier, un faisceau constitué par un certain nombre de bûchettes, lequel marquerait la quantité de jours qu’il y avait à attendre jusqu’à celui auxquels tous devraient frapper tous les Français à la fois. Chaque chef tirerait tous les matins une bûchette du paquet, la casserait et, quand il n’en resterait plus, attaquerait avec ses guerriers les objectifs fixés.
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Les Natchez obtinrent l’alliance de plusieurs autres nations. Les Alibamons, les Yazous, les Bayagondas, les Quapaus, les Avoyelles répondirent favorablement à cette invite funeste. Les Chactas formeraient des commandos qui s’en iraient à Biloxi, à Mobile et jusqu’à La Nouvelle-Orléans pour exécuter les colons et s’emparer de leurs femmes et de leurs esclaves. Les Chicachas, bien que, eux aussi ennemis des Français et alliés des Anglais, préférèrent ne prendre aucun risque refusant d’intervenir directement contre les colons du Fort Rosalie. L’issue de cette rébellion leur paraissait incertaine, mais ils promirent de garder le secret… et de recueillir les blessés !
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Pendant ce temps, le périple de François de Montigny, du lieutenant Saint-Amat et du sergent Brenville tournait à la tragédie.
Le troisième jour, la nuit tombant rapidement comme toujours, les trois hommes amarrèrent leur embarcation et montèrent leur campement. François de Montigny, qui était le plus pressé des trois, obligeait ses comparses à avancer le plus longtemps possible tout le long du jour donnant les derniers coups de rames parfois à la nuit tombée. Il voulait raccourcir autant que possible le temps du voyage estimé à presque une semaine. Mais au petit jour quand ils voulurent reprendre leur voyage, quelle ne fut pas leur stupeur de découvrir que leur embarcation avait disparu. Mal attachée, elle avait été emportée par le courant. François de Montigny s’emporta contre ses comparses oubliant que c’était lui qui avait noué la corde d’amarrage. Une bagarre se déclencha entre monsieur Saint-Amat et lui, le premier, fatigués de toutes les remarques désobligeantes ponctuant les moindres ordres de Montigny, explosa devant cette mauvaise foi évidente. Un crochet bien dirigé vers la mâchoire de Montigny clôtura les propos furieux qu’ils échangeaient. Brenville releva Montigny qui fit immédiatement ses excuses à Saint-Amat, admettant en son for intérieur sa mauvaise foi. Leur situation n’en était pas moins critique, au milieu de rien, entre forêt vierge et marécages. Ils devaient donc aller à pied jusqu’à La Nouvelle-Orléans avec tous les dangers qui se multipliaient, les Indiens, le manque de nourriture et le risque d’être rattrapé avant que d’avoir atteint le gouverneur, car ils ne doutaient pas que l’on soit à leur poursuite. De plus, cela rallongeait considérablement le temps de leur voyage. N’arriverait-il pas trop tard pour prévenir du danger d’une guerre avec les Natchez ?
L’automne avait commencé à répandre ses teintes sur la forêt, quelques-unes des touches de sa brillante palette se répandaient déjà sur les feuilles du laurier Sassafras, du sumac, du persimmon, du Tupelo. Le jaune, l’orange, l’écarlate, le cramoisi, et bien des teintes intermédiaires resplendissaient sous les rayons du soleil, mais l’éclat de ce spectacle était bien loin de leurs pensées. La pluie et le froid qui en cette saison était plus courant leur étaient plus sensibles, les imprégnant de leur désagrément. Fatalistes, ils se mirent en marche au milieu du territoire des Indiens Tunicas, chargeant sur eux le plus possible armes, munitions et nourriture, abandonnant le superflu. Pendant des jours, ils avancèrent au sein de la nature sauvage sans quitter la rive Est du fleuve. La forêt haute et sombre composée principalement de cyprès n’en finissait plus. Ils guettaient d’un côté le sous-bois de peur d’en voir surgir quelques bêtes féroces ou des Indiens et de l’autre le fleuve sur lequel pouvaient circuler aussi bien des amis que des ennemis. François de Montigny désespérait, il n’en faisait pas part à ses amis de peur de relancer des querelles inutiles. Alors qu’il ruminait une nouvelle fois ses sombres pensées, Brenville les alerta, sur le fleuve plusieurs canoës transportant des Indiens Houmas remontaient vers eux. Ils se tapirent, se rendant invisibles à leurs yeux, dès qu’ils furent assurés de ne plus être vus, ils avancèrent avec précaution, mais ils se rendirent compte qu’en fait ils se rapprochaient d’un village. Après avoir échangé leurs avis, ils décidèrent qu’ils étaient préférables de contourner largement la tribu, n’étant plus sûrs de sa nature pacifique. Très vite, ils rencontrèrent des marais, ils errèrent au hasard, sans certitude de se diriger dans la bonne direction. Ils avancèrent péniblement à travers des eaux stagnantes, s’enfonçant dans les marécages, ou grimpant sur de grands troncs abattus. Ils faisaient s’enfuir le peuple de la forêt, qui le faisait avec force de cris, en rampant, courant ou s’envolant. Les oiseaux piaillaient, glapissaient. Le hibou de marais huait, la grenouille bœuf trompetait, les alligators mugissaient entrouvrant leurs mâchoires décharnées avant de s’écarter. Leur marasme atteint son comble quand Brenville se fit mordre par un serpent. Malgré le garrot, sa jambe prit une couleur noirâtre et le jeune sergent se mit à délirer. Ils se crurent perdus, mais la chance ne les avait pas oubliés, dans cette nature sauvage, immense, où les humains étaient si rares, le miracle voulu, qu’ils tombèrent au bord d’un bayou sur un groupe de contrebandiers. Et quelle ne fut pas la surprise de Montigny, c’était l’équipage d’Alboury avec lui-même à la tête de plusieurs pirogues. Le contrebandier avait récupéré un lot de marchandises de pirates espagnols, et comme « l’Indépendance « ne pouvait naviguer dans le labyrinthe des bayous, il l’avait momentanément troqué pour une armada de pirogues.
Les trois militaires du Fort-Rosalie débarquèrent sur les quais de La Nouvelle-Orléans après plus de deux semaines de voyage. François de Montigny n’avait pas mis le pied sur le quai qu’il avait décidé de se rendre chez le gouverneur. Le lieutenant Saint-Amat ne pouvait que le suivre, sachant qu’aucun argument ne ferait changer d’avis celui qui avait décidé d’être le messager de mauvais augure. Il eut préféré être plus présentable, mais à juste titre ils étaient dans l’urgence. Ils abandonnèrent le sergent Brenville à Alboury, qui les rassura, il mènerait le convalescent jusqu’à l’hôpital. Un de ses hommes avait déjà fait le nécessaire et lui avait enlevé le venin, la fièvre le quittait peu à peu.
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Les deux hommes traversèrent à grandes enjambées la place d’armes afin de se présenter au pavillon, siège du gouvernement. Ils évitèrent les chalands et la foule qui s’activait sur le marché, foule inconsciente de ce qu’elle encourait. Si le lieutenant Saint-Amat se demandait comment se faire introduire auprès du gouverneur et comment lui exposer le problème, du moins celui qu’il conjecturait, François de Montigny, le plus simplement du monde, ne songeait qu’à s’annoncer. Il ne lui venait pas à l’idée qu’il ne soit pas reçu, pas un Dumont de Montigny, pas plus que l’on ferait la sourde oreille à un sujet de si grande importance.
Dès la porte, ils furent arrêtés par un des deux gardes, qui firent appeler l’ordonnance du Gouverneur. Le pavillon était devenu en plus du siège du gouvernement, l’hôtel particulier du gouverneur, aussi il n’était plus ouvert à tous. « — Je suis François Benjamin Dumont de Montigny, je souhaite voir d’urgence monsieur le gouverneur.
— Monsieur, j’ai le regret de ne pouvoir accéder à votre requête. Monsieur le gouverneur reçoit. – L’ordonnance avait constaté la triste mine et l’accoutrement des plus loqueteux des deux hommes. Comme il n’avait pas l’avantage de connaître ne serait-ce que l’un des deux, il ne savait que penser. Derrière ceux-ci, le garde qui les avait introduits hochait la tête en signe d’assentiment, ils étaient bien ce qu’ils annonçaient être, l’ordonnance sourit afin de remercier son subalterne. – Je peux toutefois présenter votre demande ultérieurement ?
— Non ! non ! Ce n’est pas possible, c’est urgent, des vies sont en jeu. Allez voir monsieur de Périer, annoncez-moi, il me recevra, ce que j’ai à lui dire est de trop grande importance pour qu’il me refusât une entrevue. Surtout, insistez sur le caractère urgent de la situation.
L’ordonnance hésita. Les deux hommes n’étaient guère présentables, bien sûr, mais si vraiment un drame s’était ou allait se dérouler, il valait peut-être mieux déranger le gouverneur. Il ne risquait rien à lui en faire part, une rebuffade, tout au plus. Il laissa les deux hommes dans le vestibule sous la garde des hommes en faction.
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Le gouverneur Périer et son épouse recevaient à leur table monsieur de la Chaise, son épouse, leurs enfants, les conjoints de ceux-ci et deux couples de leurs amis, les Villars du Breuil et les Fleuriau. La scène respirait le raffinement, madame de Périer avait fait tout son possible pour que l’on se croie à Paris à défaut d’être à Versailles. Meubles et vaisselles avaient suivi dans ses bagages et paradaient désormais dans toutes les pièces occupées par le couple. La conversation allait bon train, des nouvelles de France étaient arrivées, aussi étaient-elles commentées avec enthousiasme. Sur l’instant, personne ne fit, vraiment, attention à l’entrée de l’ordonnance. Les messieurs avaient fait glisser la conversation sur la fondation du port de Baltimore dans la région du Maryland, car, de bien entendu, tous faisaient très attention à ce qui se passait chez les Anglais. Il traversa la pièce dans laquelle avait été installée la longue table des convives. Il s’approcha près du gouverneur et attendit que celui-ci lui demandât ce qu’il voulait. Cela fait, il se pencha à son oreille : « — excusez-moi monsieur le gouverneur, mais monsieur Dumont de Montigny désire expressément s’entretenir avec vous sur un sujet à caractère urgent.
— Comment ? Monsieur de Montigny est ici ?
— Oui, monsieur le gouverneur, il attend avec un autre homme dans le vestibule. – l’ordonnance fut surprise du ton, mais il savait déjà qu’il avait eu raison d’en informer son supérieur.
— Montigny ? Celui que nous avons affecté à la concession Terre-Blanche-Marie à Fort-Rosalie ? intervint monsieur de la Chaise, reposant sa fourchette sur le bord de son assiette.
— Celui-là même ! — répondit le gouverneur. — Celui que le commandant Etcheparre a dénoncé comme déserteur et insubordination. Il se serait évadé de sa geôle dans laquelle il avait été incarcéré suite à une altercation avec son supérieur.
— Quelle outrecuidance ! — intervint mademoiselle de la Chaise, la plus jeune des filles du commissaire ordonnateur. – Quelle inconséquence !
— Tout doux, ma fille, les apparences ne sont pas toujours ce qu’elles paraissent. Savez-vous par ailleurs quelles sont les raisons de l’altercation entre Montigny et le commandant Etcheparre ?
— À vrai dire non ! Une question de préséance, je suppose, connaissant l’homme et son passif.
— Que comptez-vous faire gouverneur ?
— Le mettre aux fers, il n’est pas question d’ignorer l’accusation du commandant Etcheparre, tout au moins en attendant un supplément de renseignements. – Même s’il ne portait pas dans son estime le commandant du Fort-Rosalie, il ne pouvait ignorer les faits et ne pouvait admettre de désordre dans ses rangs. Sur ce, il n’appréciait pas plus Montigny que sa suffisance agaçait.
— C’est un fait, c’est la meilleure chose à faire, il est fort dommage que ce monsieur de Montigny soit si peu souple d’esprit. Il n’a décidément aucune gratitude envers ceux qui l’aident. Je ne sais ce que je vais pouvoir dire cette fois au duc de Belle-Isle, car après tout c’est son protecteur, il va donc falloir que je lui fasse part des mésaventures de son protégé. Cet homme va finir par nous faire croire que monsieur de Bienville avait de la clairvoyance, tout au moins sur ce cas.
Le gouverneur se retourna vers son ordonnance, ayant oublié au milieu des désagréments politiques et hiérarchiques à venir que lui causait l’homme, l’objet de sa présence, et lui ordonna de mettre les deux hommes aux fers. L’ordonnance ne fit aucune objection et se retira, laissant la place aux esclaves portant le plat suivant, un plat de tortue des plus curieux mais que tous trouvèrent succulent, madame du Breuil félicitant l’épouse du gouverneur pour son cuisinier. La conversation reprit, tous, négligeant le cas des deux solliciteurs.
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L’ordonnance revint accomplir ses ordres. Il appela un escadron et encadré par eux, entra dans le vestibule. Le lieutenant Saint-Amat et monsieur de Montigny comprirent sur l’instant la situation. « — Messieurs, j’ai ordre de vous mettre aux fers, pour évasion et insubordination. » Saint-Amat sentit le découragement l’envahir. « — Tout cela ! Pour ça ! » pensa-t-il. Il n’était pas surpris et avait envisagé cette éventualité, mais il avait fini par se laisser bercer d’espérance devant l’assurance de Montigny. Fataliste, il se laissa saisir sans mot dire. François de Montigny sûr de son fait, ne comptait pas se laisser parquer comme un mouton pour l’abattoir. Il vitupéra, insista, haussa la voix, espérant être perçu par le gouverneur, quelque part dans le bâtiment. « — Monsieur, s’il vous plaît, je n’ai pas le choix, il faut que je vous fasse emmener, veuillez suivre les gardes sans résistance. » Montigny résista, sans violence, mais ajouta : « — Mais monsieur, ce sont les Natchez ! Les Natchez, ils vont s’insurger, si ce n’est pas déjà fait ! »
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Le Grand-Soleil, comme tous les matins, attendait l’apparition des premiers rayons du soleil. Au premier effleurement sur le mound qui supportait le temple du Grand-Village Natchez, il rendrait hommage à Kije-Manitou, l’esprit de l’esprit. Il tenait par la main son fils aîné, Petit-Renard. Le petit garçon, âgé de cinq printemps, avait obtenu l’autorisation d’accompagner son père lors de son rituel journalier, la prière au soleil. Lorsque l’horizon frémit d’un liseré d’or, le Grand-Soleil entra dans le temple éclairé seulement par le feu sacré que les sorciers du village maintenaient toujours en vie. Au côté du foyer, attendant leur roi, les yeux mi-clos, les sorciers se tenaient assis en tailleur.
Le grand soleil commença à psalmodier sa litanie. Son fils à ses côtés, figé par la concentration, fier, mais un peu inquiet d’être là, regardait les ombres dansantes sur les parois du temple. Le petit garçon se demandait si le grand manitou allait apparaître. Lorsque la dernière prière s’arrêta, Petit-Renard attendit l’apparition présumée, mais rien ne vint. Il fut très désappointé, cela ne pouvait pas être que cela. À ce moment-là, son père prit dans un faisceau de roseaux l’un d’eux, le rompit et le jeta dans les flammes du feu sacré. Avant que de sortir, Petit-Renard qui avait remarqué le geste de son père supposa que c’était une offrande à leur dieu. Il en déduit que si Kije-Manitou ne se montrait pas, c’était tout simplement que l’on n’avait pas donné assez à manger au feu sacré, et comme personne ne le regardait, il en prit une poignée et répéta le geste de son père. Il les jeta dans le feu. Mais il ne fut pas plus exaucé, alors déçu, il suivit son père.
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« Les Natchez vont s’insurger ! » La phrase hanta l’esprit de l’ordonnance impuissante. Monsieur Périer pris dans les affaires de la colonie oublia ses prisonniers d’autant qu’il avait envoyé une estafette jusqu’à Fort-Rosalie pour connaître les dessous de l’affaire. Dans la prison de la nouvelle caserne, Saint-Amat prenait son mal en patience pendant que Montigny s’impatientait, invectivant à longueur de journée, réclamant chaque fois qu’il le pouvait une entrevue avec le gouverneur.
À la concession de Jean Roussin, malgré le calme apparent de la région, les habitants, pour des raisons diverses, n’oubliaient pas François de Montigny. Marie se faisait un sang d’encre, dissimulant le plus possible à son entourage son tourment et ne partageant ses inquiétudes qu’avec Blanche-Marie. Depuis son départ, aucune nouvelle ne leur était parvenue, et le voyage était si long et si périlleux jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Sa confidente la rassurait du mieux qu’elle pouvait, bien qu’elle partageât ses doutes sur le déroulement du périple. Et les propos échangés la veille du départ des trois hommes, insidieusement, la taraudaient. N’était-il pas à l’aube d’une sédition des Natchez ? Bien sûr, tout était calme, aucun incident n’était à déplorer, aucune friction entre les Français et les Natchez depuis le banquet n’avait eu lieu. Cela n’empêchait pas Blanche-Marie d’être sur le qui-vive, d’autant qu’elle avait remarqué que Jean prenait moult précautions quant à leur sécurité. Quand il se déplaçait avec elles, Jean emmenait plus d’hommes et armait, même les nègres. Dès le jour tombé, il rentrait et vérifiait que tout était bien barricadé. Deux fusils étaient continuellement armés, prêts à l’usage, il vérifiait leur bon fonctionnement tous les soirs. Prise dans ses propres inquiétudes, qui n’allaient pas plus loin que le manque de nouvelles de François de Montigny et de ce qu’elle imaginait de cette absence, Marie n’avait pas constaté celles de son époux. Jean culpabilisait, son rival avait peut-être raison, il aurait dû emmener sa famille à La Nouvelle-Orléans. Chaque jour, il se posait la question, elle ne quittait plus ses pensées et néanmoins il remettait sa décision.
Au Fort-Rosalie, bien sûr, le commandant Etcheparre avait lui aussi bien des pensées pour Montigny, et elles n’étaient pas bonnes. Il avait envoyé dès son évasion une lettre au gouverneur, espérant qu’elle arrive avant le fugitif. Et contre toute attente, ce fut le cas. L’évadé et ses acolytes avaient disparu entre le fort et La Nouvelle-Orléans. Son humeur devenait sombre à la pensée que cet insupportable lieutenant puisse arriver à bon port et convaincre le gouverneur. Il n’avait jamais aimé Montigny, toujours à redire, à contredire, faisant fi de ses ordres, visiblement persuadé qu’il était au-dessus de sa condition. Il espérait qu’une chose, ce fut que les alligators en aient fait leur repas. Quant aux Natchez, ils étaient très loin de ses préoccupations, tant la région n’avait jamais été aussi calme, il était sûr de les avoir matés une bonne fois pour toutes, un peu d’autorité avait pour lui réglé la morgue de ces sauvages.
Les planteurs de la région, bien que cela les surprît, n’étaient pas loin de croire comme le commandant. Les échanges avec les Natchez et autres tribus étaient plus que jamais cordiaux. Et bien qu’ils trouvassent cela étrange, ils trouvaient cela fort appréciable, et profitaient de cette période harmonieuse pour multiplier les échanges commerciaux et autres.
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Cette paix supposée n’était que calme apparent, la cacique Brazo-Picade le savait bien. La mère du Grand-Soleil était bien placée pour le savoir, si elle ne connaissait pas les tenants et les aboutissants, elle avait toutefois compris que son fils était sur le pied de guerre. Sans choix et avec diplomatie, elle souffrait les colons français qui l’avaient couverte de cadeaux du temps où son frère était le Grand-Soleil. Elle affectionnait les nouveautés qu’ils avaient amenées avec eux, cela elle voulait bien l’admettre, mais cela ne l’amenaient pas à aller l’encontre des intérêts de son peuple. Elle était pleine de tergiversations, elle ne pouvait s’empêcher de penser à tous les morts qu’une guerre entre les Français et son peuple allait immanquablement engendrer. Ne pouvant partager ses angoisses, dévorée de tourments, elle décida de se tourner vers le grand Manitou, peut-être l‘aiderait-il ?
Ayant traversé la rivière Blanche, elle marcha tout un jour jusqu’au mound ancestral d’un Grand-Soleil. Elle alluma un feu sur les traces du foyer d’un ancien feu sacré. Elle se prépara une décoction puis mâcha lentement, longuement, du peyotl. Le temps s’arrêta, elle percevait le moindre son, le vol d’un oiseau planant haut dans le ciel, le couinement d’un petit polatouche, le craquement d’une brindille sous le poids d’un serpent, l’air passant dans les herbes. Elle flottait dans le parfum de la nature, de la vie, puis elle entendit une voix caverneuse, celle de Kije-Manitou, l’esprit de l’esprit. Il lui tendit la main, elle ne le voyait pas vraiment, elle devinait un homme d’une grande beauté qui était autant un guerrier aux muscles luisants qu’un vieux sage blanchi par le temps. Elle le suivit sans résistance, se sentant tous les âges de la vie. Elle était légère comme la brise autant que lourde comme la roche. Il la mena sur un mound, plus haut que les autres, elle s’y allongea sur le ventre et regarda en bas. D’un doigt, il lui montra où regarder. Elle n’en crut pas ses yeux. Elle était horrifiée, une profonde tristesse, une intense amertume, l’engloutit. Puis la colère la submergea, elle hurla de rage telle la louve, son cri l’a sorti de son voyage initiatique, elle ouvrit les yeux sur une lune ronde. Il lui sembla qu’elle aurait pu la toucher en tendant le bras. La fraîcheur de l’air l’a saisie, elle s’enroula dans sa couverture et s’endormit. Elle fut réveillée par un léger picotage sur sa joue, une mésange bicolore à petits coups de bec furtifs et légers semblait vouloir la sortir du monde des songes. D’un geste, elle la repoussa, l’effraya. L’oiseau piailla avant de s’envoler.
La première chose, qui revint à Brazo-Picade, fut l’image fugace d’un enfant, son petit-fils, jetant au feu des roseaux, c’étaient des bûchettes extirpées d’un faisceau. Qu’est-ce que cela voulait bien dire ? Quel message se cachait dans cette scène ? Elle prit le chemin du retour vers le Grand-Village Natchez, quand elle réapparut en son sein, personne ne posa de questions, personne n’aurait osé lui demander où elle était pendant les trois derniers jours. Tout le long de son chemin de retour, elle chercha en vain le message que lui avait donné le Kije-Manitou. Ne sachant quoi faire de ce sinistre augure et envahie de ses images funestes, elle réfléchissait, retournant chacune de ses pensées en tous sens. Le plus simple eut été encore de prévenir les Français, mais elle ne pouvait se rendre au Fort-Rosalie pour raconter les menaces que son peuple faisait peser sur les colons.
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La mère du Grand-Soleil se décida pour une visite à la plus jeune de ses sœurs, épouse du soleil de Pomme-Blanche. Les habitants du grand Village-Natchez, tout comme leur roi, ne trouvèrent rien à redire sur cette équipée. Brazo-Picade en avait fait toujours qu’à sa tête, et ce n’était pas maintenant qu’elle était une vieille femme qu’elle allait changer. Elle avait décidé d’apporter en cadeau à sa sœur des étoffes fabriquées avec de la fibre de mûrier. Son peuple en avait toujours fait d’une qualité appréciée des autres nations et avait alimenté avantageusement les nombreux échanges avec leurs voisins même les Français. Les colis chargeaient sur le dos, deux esclaves Chactas, prises de guerre de son époux défunt, la suivraient derrière sa monture. Il y en avait pour deux bonnes heures de marche. Le temps était clément et les températures douces, ils n’auraient donc pas besoin de s’arrêter pour se reposer. Ils arrivèrent aux portes du village au milieu du jour. Ils traversèrent l’alignement régulier qui comme pour tout village Natchez amenait à la place centrale. Trônait face à elle le mound élevé, haut de la hauteur de deux hommes, et sur lequel avait été bâti le temple de Pomme-Blanche. Elle était née dans le village de Terre-Blanche, qui à ce jour était devenu une concession française, mais sa sœur comme elle, et comme toutes les femmes Natchez avait été mariée dans un village voisin. Ce fut comme cela, que sa sœur, plus jeune de cinq printemps, était devenue l’épouse du soleil de Pomme-Blanche. Elle était de ses trois sœurs, celle avec qui elle s’accordait le mieux, et depuis leur plus tendre enfance, elles s’étaient tout confié. Brazo-Picade se dirigea tout droit vers la maison la plus grande, sa venue avait été annoncée, aussi sa sœur vint à elle et se précipita dans ses bras. Elle l’entraîna à l’intérieur et lui proposa tout de suite de quoi manger et se désaltérer. Comme chaque fois qu’elles se retrouvaient, elles échangeaient des nouvelles des leurs.
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Au centre de la girelle, la boule d’argile prenait forme entre les mains expertes de Tattoed. Ses mains couraient sur la terre humide qui prenait la forme bombée attendue du récipient. Elle était dans ce domaine l’une des plus adroites et comme les poteries Natchez étaient très demandées chez leurs voisins, elle ne faisait pour ainsi dire plus que cela. Vu son âge, on ne lui demandait plus rien d’autre, à peine un regard sur les enfants qui traînaient toujours autour d’elle. Elle laissait donc courir ses pensées tout à son aise, profitant du plaisir de son travail. Bien que concentrée, elle perçut la venue de ses amies d’enfance, la Brazo-Picade et sa sœur. Son ouvrage achevé, elle se consacra à ses amies.
À l’ombre d’un arbre, elles s’assirent et se lancèrent dans une conversation riche de souvenirs, puis elles en vinrent au temps présent et celui-là les inquiétait. Aucune d’elles ne sut après coup qui avait parlé la première d’une guerre éventuelle, mais cette peur fut très vite le cœur de leurs échanges. Elles avaient constaté que les guerriers s’y préparaient, la mère du grand soleil avoua avoir vu le stock de projectiles, objets meurtriers, que les hommes entassaient au fur et à mesure qu’ils les confectionnaient. Comme ses compagnes qui admirent les avoir vus à l’œuvre, elle savait qu’avant de s’engager sur le sentier de la guerre, chaque guerrier Natchez devait fabriquer vingt flèches. Effarées, de ce qu’elles constataient et admettaient, le silence s’installa entre elles. Elles ne savaient quel parti prendre et malgré l’affection et la confiance qui les liaient, aucune d’elles n’osait émettre une idée, un avis. Déjà rongées par un conflit intérieur, elles étaient inquiètes des conséquences qu’aurait le moindre mot. Elles savaient désormais que la guerre était en route, qu’elles n’avaient pas le moyen de l’interrompre ni de faire fléchir le cours des événements. Ce fût Brazo-Picade, qui rompit le silence, et précédé d’un soupir de lassitude, elle engagea sans conviction la conversation sur un autre sujet sur lequel elles pourraient agir. Les vieilles femmes furent soulagées et les échanges, bien que moins vifs, reprirent, trop empreints des drames à venir, des êtres chers qu’inévitablement elles allaient perdre.
*
Les trois vieilles avaient toutefois oublié l’apprentie de Tattoed, Stelona, qui était aussi la nièce de Brazo-Picade, la fille d’une autre de ses sœurs. Elle n’avait pas quitté son tour de potier, même si, écoutant avec attention, elle ne le faisait plus tourner depuis longtemps. Ce qu’elle venait d’entendre lui avait fait réaliser ce qu’elle et toutes les femmes du village avaient remarqué, sans y apporter vraiment attention, le comportement belliqueux et soudainement mystérieux des hommes. Et s’ils n’avaient rien dit, leur conduite avait depuis longtemps dévoilé leur mystère. Et la conversation des trois femmes éclairait d’un jour nouveau, leur activité. C’était évident, mais aucune femme n’avait voulu y croire. Stelona réalisa avec quelle ampleur, cela était prévu. Tous les hommes sans exception s’étaient préparés, et il lui revint à l’esprit les allers et venus des hommes d’un village à un autre, la venue de messagers d’autres nations. Ce n’était donc pas une petite échauffourée qui se préparait, mais une guerre d’une grande ampleur. Elle était catastrophée, car Stelona, elle aussi avait un secret, elle était tombée amoureuse d’un blanc, et pas de n’importe lequel, d’un lieutenant du Fort-Rosalie.
Stelona était, parmi les Natchez, reconnue comme une des plus belles filles de ce peuple. Et depuis sa puberté, comme le miel attire les abeilles, elle aimantait les garçons. De nature posée et réservée, contrairement à la plupart de ses amies, elle n’avait cédé à aucun, jusqu’au lieutenant du fort. Elle avait croisé son regard pour la première fois alors qu’elle accompagnait Tattoed au fort pour livrer des cruches et autres récipients pour un banquet donné par les blancs. Son corps à sa vue avait été parcouru par un long frisson, il était si beau avec ses cheveux blonds et ses yeux couleur du ciel. Elle savait déjà que pour lui elle allait trahir son peuple, car elle ne pouvait pas envisager de vivre sans lui, l’idée de le perdre laissait un vide infini en elle.
épisode 015
Les soupirants, 27 novembre 1729
Le chiot maladroitement courait derrière une abeille et à sa suite le petit Roussin cahin-caha le poursuivait. Depuis l’ombre de la galerie, Brutus à ses pieds, Blanche-Marie tout en lisant, surveillait d’un œil les péripéties maladroites de l’enfant. Un mouvement brusque du molosse lui fit lever la tête, remarquant une présence, elle se redressa tout en appelant Abigaël qu’elle savait être à la portée de sa voix. La négresse arriva le sourire aux lèvres. « — Abigaël va prévenir madame Roussin, un visiteur arrive. » Elle se demandait qui cela pouvait être. Il était trop loin pour qu’elle puisse le reconnaître. Elle appela le garçonnet et rajouta : « — Emmène le petit, s’il te plaît ! »
Elle s’approcha du bord de la véranda. La journée était ensoleillée et à cette heure matinale, les rayons du soleil étaient crus et faisaient miroiter tout ce qu’ils touchaient l’obligeant à plisser des yeux pour observer l’homme qui venait. Elle pencha légèrement la tête sur le côté, mais son scepticisme s’envola. Elle allait crier afin de faire presser Marie, car elle venait de découvrir l’identité du visiteur, mais elle fut interrompue dans son élan. Son amie était derrière elle, finissant de se recoiffer, ramenant ses cheveux dans un semblant d’ordre. « — Qu’est ce qu’il y a, Blanche-Marie qui vaut la peine de me lever malgré ma migraine ? » Sa compagne sourit tout en la regardant ramener son manteau flottant autour d’elle, Marie était toujours soignée dans sa mise. « — Je crois que cela en vaut la peine Marie, il me semble ne pas me tromper en vous disant que nous avons la visite de monsieur de Montigny.
— De qui ? Marie leva la tête vers l’allée. Effectivement à grandes enjambées s’avançait François de Montigny. Elle sentit ses jambes ramollir puis son cœur manquer un battement et sans plus réfléchir, elle dévala les marches et se précipita à sa rencontre. Le souffle court, elle tomba dans ses bras, il se pencha, il l’embrassa, et là elle réalisa ce que l’émotion avait provoqué. Elle le repoussa, reprenant le contrôle de ses émotions. Elle le prit par le bras et l’entraîna vers la maison. « — Mon Dieu ! Mais où étiez-vous ? Que s’est-il passé ? Mais parlez donc !
— Tout doux, Marie, du calme, je vais tout vous dire. Il souriait béatement de bonheur, dans ses espoirs les plus fous, il n’avait jamais songé recevoir un tel accueil, un tel espoir.
Blanche-Marie, que la scène avait surprise et gênée, s’était éclipsée à l’intérieur de la maison et avait envoyé en échange Zaïde porter des rafraîchissements. L’esclave posa une carafe et des verres sur la table installée avec des fauteuils dans la galerie, alors que sa maîtresse s’y installait avec son invité. Marie s’était calmée, avait repris la maîtrise de ses sens, elle s’installa dans un des fauteuils et par coquetterie arrangea sa mise autour d’elle. Il s’assit à ses côtés, lui prenant la main, elle n’avait pas assez de volonté pour la retirer. « — Mon voyage, avec messieurs Saint-Amat et Brenville, n’a pas été de tout repos. À vrai dire, il a tourné à la catastrophe. Je vous passe les détails, pour l’instant tout du moins, pour aller à l’essentiel. Nous avons mis trois fois plus de temps que prévu, et à notre arrivée, nous avons été emprisonnés, tout au moins Saint-Amat et moi-même.
— Encore ! Mais le gouverneur ne vous a donc pas reçu ? Écouté ?
— Si fait. Mais trois semaines plus tard. Nous avons bien cru dans ce laps de temps être oubliés.
— Oh, non ! ici, pas un jour ne s’est écoulé sans que nous nous inquiétions.
Blanche-Marie, qui par discrétion s’était installée dans la pièce adjacente à la scène et qui par la porte-fenêtre ouverte écoutait, opina du chef à la réflexion de son amie. Elle ne tenait pas à espionner le couple, mais elle était curieuse de nouvelles fraîches, car elle n’avait pas non plus reçu de lettres de Martha, ce qui l’inquiétait.
— C’est aimable Marie et cela me fait chaud au cœur. Le gouverneur nous a reçus, car en fait il avait reçu un courrier de Fort-Rosalie, enfin plus exactement de Monsieur Kolly de Terre-Blanche. Il semblerait que celui-ci ait rendu avec justesse mon altercation avec Etcheparre. Toujours est-il que cela m’a permis de recouvrer ma liberté à défaut de mon affectation. Par contre, le gouverneur n’a rien voulu entendre quant à une possible révolte des Natchez.
— Il n’a peut-être pas tort, François, depuis votre départ, il n’y a eu aucun incident.
— Oh ! Marie ! Ne vous fiez pas à ce calme apparent. Les Natchez sont un peuple belliqueux, ils n’ont pu tolérer, sans aucune réaction, un tel affront envers leur cacique. Je gage que cela viendra.
Marie frissonna à cette assertion qu’elle pressentait plausible. Montigny de toute façon ne pouvait admettre qu’il eut tort. Quant à Blanche-Marie, elle lui donnait raison, elle avait trouvé étrange qu’il n’y ait aucune réaction suite à ces événements.
— Enfin ! Toujours est-il que le gouverneur n’a rien voulu entendre, et si je suis revenu c’est uniquement pour vous, pour vous vous soustraire à ces dangers prévisibles.
Marie retira sa main, elle sentit qu’elle ne contrôlait plus la situation, elle prévoyait un danger bien plus proche dont elle ne savait comment se sortir. Elle chercha un prétexte pour faire dévier la conversation. Elle se leva, prévoyant d’appeler Blanche-Marie, ce qui interromprait ou tout au moins freinerait l’entreprenant. Sentant la jeune femme lui échapper, suivant son mouvement, il se leva aussi. « — Marie, je suis venu vous chercher !
— Me chercher ! Mais vous n’y pensez pas, Jean ne voudra pas !
— Et bien s’il le faut, Marie. Il faudra le faire sans son consentement !
— Mais non ! soyez sensé, je ne saurai laisser ma famille, pour un supposé danger. Enfin, François, reprenez vos esprits.
Blanche-Marie était restée figée à l’annonce, et se demandait comment réagir, le bon sens de son amie la rassura. Mais à quoi pouvait bien penser Montigny, enlever Marie, l’épouse d’un de ses amis, quel scandale. Afin d’aider son amie, elle décida de la rejoindre, elle se leva doucement et s’apprêta à faire le tour pour arriver au côté opposé de la scène, afin de ne pas donner l’impression d’avoir écouté. Mais Montigny, que la réaction de la jeune femme contrariait, la prit dans ses bras afin qu’elle ne le fuie pas. Gênée, ne sachant plus que faire ni comment se comporter, elle essaya doucement de le repousser. « — Marie, vous êtes ici en trop grand danger. Je mourrai à l’idée de vous perdre. Emmenons votre fils, puisque Jean n’est pas raisonnable.
— Mais voyons François, c’est vous qui n’êtes pas raisonnable. Quitter mon foyer ? Mon époux ? Pour une peur infondée ? J’y perdrai ma réputation, non, non, abandonnez cette idée, elle est irréalisable !
— Non ! non ! Marie, écoutez-moi. Il faut me suivre, je ne peux vous laisser.
Tout en parlant, il resserrait son étreinte, elle essayait en vain de se défaire de l’étau de ses bras. Comme elle n’arrivait pas à le repousser, elle commença à avoir peur, à se débattre. Elle haussait la voix, espérant attirer Blanche-Marie, mais ce ne fut pas elle qui surgit sur les lieux, ce fût Jean. À sa grande surprise, il tomba sur la scène et ne vit qu’une chose, sa femme dans les bras de Montigny. La colère l’aveugla sur l’instant, la jalousie incendia ses entrailles. Sans plus réfléchir, il tomba sur le couple surpris par sa brusque apparition. Il repoussa son épouse qui défaillit sous l’émotion dans un des fauteuils. Tira Montigny par un pan de sa veste, lui faisant faire une volte-face, puis, d’un coup de poing, l’envoya débouler dans les escaliers. Le temps qu’il se releva, Jean attrapa son fusil, qu’il avait laissé tomber pendant la prise de corps et le pointa vers lui. Blanche-Marie entre-temps s’était précipitée auprès de son amie inconsciente. « — Non ! Jean ! Ne tirez pas, vous le regretteriez ! » La jeune fille réalisa que c’était elle qui instinctivement avait crié. « — Elle a raison, Jean. Vous ne pouvez pas me tirer comme un vulgaire lapin sur le devant de votre porte.
— Soit ! Mais déguerpissez et ne revenez jamais, sans quoi cela sera sans somation ! Et évitez de me croiser !
François de Montigny ne se le fit pas redire, et le cœur en berne, il repartit vers le fleuve.
*
Le lieutenant Jean Macé, appuyé au tronc rugueux d’un chêne, attendait. Elle allait venir comme chaque soir depuis les premiers mots échangés, de cela, il n’avait aucun doute. Il rêvassait tout en admirant le reflet de la lune sur les eaux sombres de l’étang qui s’étendait devant lui. Il commença à s’inquiéter quand le miroir d’eau fut empli de la lune, car elle trônait au-dessus de lui. Le temps s’écoulait et le milieu de la nuit était là, la jeune Indienne dont il s’était énamouré n’arrivait pas. Ne lui était-il pas arrivé quelque chose ? Une sourde inquiétude pénétra en lui. Depuis qu’il l’avait vu, il n’avait d’yeux que pour elle et toutes ses pensées allaient vers elle. Ses amis se moquaient de lui, car beaucoup d’entre eux vivaient en concubinage avec une sauvageonne et trouvaient ridicule l’importance qu’il lui donnait. Qu’elle soit une soi-disant princesse Natchez, les laissait indifférents, de toute façon à les écouter elles étaient toutes des princesses. Jean n’avait cure de ses propos, il ne voyait que ses grands yeux noirs, ses longs cheveux de la couleur de l’aile du corbeau, sa peau cuivrée, son rire grave, son accent rugueux quand elle parlait sa langue.
Le cours de ses pensées fut interrompu par le craquement d’une branche. Il se recula dans l’ombre des arbres et sans bruit se déplaça, au cas où il aurait été observé. Cela pouvait être un animal, mais cela pouvait être aussi bien un homme voire un Indien. Il avait dans sa ceinture son mousquet chargé, il s’en saisit, et vérifia qu’il avait bien à portée son coutelas. Il retint sa respiration et contourna en tapinois l’étang afin de prendre par revers celui qui semblait se cacher. Sa tension était à son comble, quand de la pénombre sortit Stelona tenant à la main la bride de son cheval qui boitait. Sortant lui-même de l’ombre il lui arracha un cri de stupeur. Le reconnaissant, elle lui tomba dans les bras. Il l’embrassa avec passion caressant ses cheveux, soulager de la voir enfin là. Il réalisa qu’il commençait à croire à un quelconque accident. Elle rit un instant de son empressement puis elle le repoussa avec un air grave, avant qu’il n’aille trop avant dans les jeux de l’amour. Il n’eut pas le temps de lui demander quoi que ce soit. Elle lui coupa la parole. Dans une suite de mots, que l’émotion hachée, elle entama sa confession. « — Jean, il se passe quelque chose de grave, je ne devrai pas te le dire, mais… mais je ne veux pas te perdre… — le jeune lieutenant planta ses yeux dans ceux de l’Indienne. Dans la lumière de la lune, c’étaient deux grands lacs sombres. Il plongea dedans, il y chercha sa peur, il y trouva la sienne. Il allait la perdre si elle continuait. Il savait qu’il ne pouvait faire autrement, il la laissa poursuivre attendant le coup de grâce. — les miens, Jean, les miens sont sur le pied de guerre…
— Je m’en doutais, Stelona, je ne savais pas quand cela allait arriver, Etcheparre est allé trop loin cette fois. Bien sûr.
— Jean, je crois que c’est encore plus grave que tu ne le crois, il n’y a pas que ma nation qui se prépare, des messagers de toutes les nations sont passés par Pomme-Blanche-Marie…, j’ai entendu la mère du Grand-Soleil dire que les hommes engrangeaient des munitions… Jean, ça va être terrible.
Son compagnon la regardait, attendri. Il l’a pris dans ses bras, la serra, pour la rassurer. Pour se rassurer. Il lui caressait les cheveux, l’un et l’autre pleuraient, ils savaient que les engagements qui allaient suivre les sépareraient irrémédiablement ; il ne pouvait en être autrement. Ils restèrent longtemps enlacés puis ils durent se séparer. Avant cela, Jean regarda ce qui faisait boiter le cheval de sa compagne, ce n’était qu’une grosse épine qu’il extirpa facilement. Il enfourcha sa monture, se pencha et embrassa la jeune fille une dernière fois. Ils prétendirent se revoir dès que possible. Infime espoir qui les aida à se quitter. Elle le regarda s’enfoncer dans la forêt suivant une sente tracée par quelques animaux au fil du temps. Elle était anéantie, son âme était plongée dans mille tourments. Elle venait de perdre l’homme qui était tout pour elle, car elle ne doutait pas que ce conflit à venir les empêcherait de se retrouver. Dans ce dernier geste d’amour, elle avait trahi les siens et avait sûrement corrompu le destin de son peuple. Les Français prévenus, les siens allaient sans aucun doute en subir les néfastes conséquences. Kije-Manitou, qu’avait-elle fait ? Mais qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Son âme sombrait dans la folie. Aucune lumière n’apparaissait ni aucun espoir. Elle allait être la cause de nombreuses morts. Qu’avait-elle fait ? Ses yeux étaient brouillés par les larmes, elle marchait vers la masse devenue sombre de l’étendue d’eau à ses pieds. Elle ne pouvait retourner vers les siens, vers sa famille, elle ne pourrait plus les regarder en face, elle les avait trahis, il n’y avait pas d’autres mots. Elle entra dans l’eau, et se laissa immerger. Elle ne méritait que cela, son amour n’excusait rien.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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