Chapitre 17.
Le 2 septembre 1792 à huit heures.

Élisabeth s’était levée avec le soleil, elle s’était retournée plusieurs fois dans son lit, puis avait accepté la fuite du sommeil. Elle était allée comme chaque matin chercher de l’eau à la fontaine afin de faire sa toilette. De retour dans sa cellule, elle s’était rafraîchie et s’était vêtue. Elle rejoignit ensuite quelques compagnes, dont Marie-Jeanne, qui, comme elle, debout s’apprêtaient à avaler le bol de soupe matinal. Beaucoup parmi elles étaient d’humeur joyeuse. Un bruit courait depuis la veille, les prisons allaient être bientôt vidées. Elles pensaient trouver leur liberté dans la journée, car à l’approche de l’ennemi, les royalistes allaient leur ouvrir la porte, c’était à n’en pas douter. Devant un optimisme grandissant, le scepticisme d’Élisabeth se dissipa. Entraînée par son amie, comme tous, elle fit ses préparatifs de départ.
Imperceptiblement, l’atmosphère changea au fil des heures. Les prisonnières commencèrent à discerner une modification dans l’attitude de leurs geôliers ; de plus, personne ne reçut de visite, ce qui n’était jamais arrivé. À l’instant où l’une d’elles demanda à voir Madame Richard, on lui répondit de façon évasive qu’elle avait dû rentrer chez elle. Cela rajouta aux interrogations, car elle logeait dans un appartement au sein de la Conciergerie. Que voulait-on dire par rentrer chez elle ? Les prisonnières se questionnèrent avec anxiété de la cause des allées et venues, des conciliabules et des chuchotements des municipaux préposés à leur garde. Elles finirent par ressentir une tristesse plus sombre, plus inquiète que de coutume, et quand elles apprirent que plusieurs gardiens et guichetiers avaient renvoyé leurs femmes et leurs enfants, la peur s’immisça en toutes. Le dîner fut servi deux heures avant et tous les couteaux furent retirés de leurs serviettes.
— Pourquoi donc, demandèrent les prisonnières à leurs surveillants, pourquoi ce changement ? Pourquoi nous prenez-vous nos couteaux ?
Les geôliers se contentèrent de hocher la tête et ne répondirent rien. Elles mangèrent en silence, n’osant regarder autour d’elles de crainte de remarquer dans les yeux des autres leur propre peur. Puis n’y tenant plus l’une d’elles dit .
—Il se passe quelque chose d’anormal, allons voir !
Elles s’approchèrent des portes, elles écoutèrent… Le tocsin ! Le tocsin suivait de près la générale, puis le canon d’alarme. Qu’est-ce que tout cela voulait dire ? Ne rien savoir, juste supposer, amplifiait une angoisse sourde au sein de chacune. L’une d’elles ne put s’empêcher de laisser échapper de ses lèvres .
— Oh ! Mon Dieu, c’est peut-être notre dernier jour !
Une peur irrationnelle envahit les prisonnières. Certaines se mirent à prier, d’autres à pleurer, les unes consolant les autres, les mères ne lâchaient plus leurs filles, les membres d’une même famille se regroupaient. Plus personne n’osait parler.
Élisabeth s’était assise, lasse de cette situation qui n’en finissait pas. Attendre, toujours, sans savoir quoi ? Elle ânonnait les prières de son enfance par mimétisme, elle ne pensait plus. Elle paraissait être dans un état d’hypnose. Même le cri qui sortit de l’une des prévenues ne la tira pas de cet état de transe.
— Ils arrivent !
Qui vient ? Nul ne le savait, la peur seule semblait les guider. Tout d’abord, une rumeur, un brouhaha, puis un vacarme, qui s’amplifia, fit tomber plus d’une femme à genoux en prière. Les hurlements d’une meute en furie, cristallisa la terreur des prisonnières. Les grilles s’ouvrirent sur une foule ivre de sang et d’alcool. Elle eut un temps d’arrêt. Puis un cri jaillit d’elle, une femme ? Une bête ? « — À mort ! » le massacre indistinct commença à coups de massues, de sabres, de fusil. Ceux qui se prenaient pour des redresseurs de torts, des juges en action, assommaient, étripaient et tranchaient la gorge à ceux qu’ils avaient sous la main, toutes les prisonnières à leur portée. C’était impitoyable, cauchemardesque, les tueurs lynchaient leurs victimes sans réflexion de justice. Marie-Jeanne attrapa la main d’Élisabeth et l’entraîna vers le fond de la cour, elles devaient sauter par-dessus le mur. Il n’était pas question de se laisser égorger comme des moutons à l’abattoir. Elle détenait l’énergie qu’Élisabeth n’avait plus. Elle poussa une table, y mit une chaise, monta sur celle-ci, réussit à se hisser sur la paroi. À califourchon dessus, elle se retourna, hurla le prénom d’Élisabeth pour qu’elle la suive. Élisabeth ne réagissait plus, quelqu’un lui saisit la main, elle pivota sur elle-même. Elle aperçut une face ensanglantée, agrémentée d’un mauvais sourire édenté puis… Un éclair blanc. Du haut du mur, sa comparse la vit tomber avant même de recevoir un coup. Le cœur d’Élisabeth avait cédé. Ce qui suivit n’était qu’horreur gratuite, son bourreau déçu s’acharnait sur son corps sans vie. Marie-Jeanne sauta de l’autre côté. La cour était un puits de jour, elle se crut prise au piège, affolée, coincée, elle se pensa perdue quand elle vit une porte. Elle la tira, la poussa. Miracle, elle céda. Elle se trouva devant un escalier étroit, elle ne réfléchit pas retroussant ses jupes, elle en grimpa les marches le plus vite qu’elle put. Elle tomba sur un couloir, elle resta figée, où aller ? Elle guetta le moindre son, rien. Tout était silencieux. Sur la pointe des pieds, elle s’avança, mit l’oreille à la première porte. Rien ! Aucun bruit ne lui parvenait, juste les battements de son cœur. Elle continua, c’était une succession de pièces vides inoccupées dont les fenêtres donnaient sur la sainte chapelle. Un claquement la fit sursauter, elle devait être suivie. Affolée, elle regarda autour d’elle. Elle se précipita sur une porte, c’était un placard, elle s’enferma dedans. Sa tension était à son comble, elle pleurait le plus doucement possible, elle priait, elle s’apprêtait à demander pitié, mais personne ne vint. N’entendant rien, elle attendit, elle ne voulait plus sortir de l’espace confiné qui lui assurait une sécurité relative. Elle finit par s’y endormir.

Lorsque Marie-Jeanne se décida à quitter sa cache, trois jours de massacres s’étaient écoulés. Les hécatombes avaient commencé par celui d’un convoi de prêtres réfractaires prisonniers qui croisait un rassemblement de soldats tout juste enrôlés. Ils continuèrent avec l’égorgement de vingt-trois autres à la prison de l’Abbaye par des fédérés marseillais et bretons. Une horde se rendit ensuite au couvent des Carmes, où étaient enfermés cent cinquante religieux assermentés. À l’arrivée des assassins, ils se précipitèrent prier à la chapelle ; là, ils furent tués à coups de piques, de haches et de bâtons. Par la suite, le groupe retourna à l’Abbaye encore pleine de captifs, et y improvisa un tribunal. Ils y jugèrent et exécutèrent plus de 300 personnes. Stanislas-Marie Maillard, exécuteur des ordres du Comité de surveillance, à la prison de La Force, condamna un à un tous ceux qui se présentaient devant lui laissant espérer à ses victimes un changement de geôle. Seulement, dès que la porte s’ouvrait, dès qu’ils en avaient franchi le seuil, les persécutés, qui se croyaient sauvés, tombaient sous les piques ou les baïonnettes. Ce carnage dura toute la nuit. Le même jour, quatre prêtres furent écharpés dans l’église Saint-Paul Saint-Louis. La tuerie se répandit ensuite aux prisons voisines, à la Conciergerie, au Grand Châtelet, à la Force, à la Salpêtrière, à Bicêtre, aux Carmes.
Les massacres ne s’arrêtèrent pas là. Marat souhaita que ces « tribunaux » populaires sanglants s’étendent à la France entière. Il fit donc tirer sur ses presses, une circulaire y justifia les exactions, attisa les colères et provoqua encore de nombreux jugements sommaires. La Commune de Paris se hâta d’informer ses frères de tous les départements. Une partie des féroces conspirateurs détenue dans les prisons avait été mise à mort par le peuple. Ces actes de justice leur avaient paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il devait marcher à l’ennemi. Et la nation entière s’empressa d’adopter ce moyen qu’elle croyait nécessaire au salut public. Beaucoup de Français s’écrièrent comme les Parisiens.
— Nous marchons à l’ennemi, mais nous ne laisserons pas derrière nous ces brigands pour égorger nos enfants et nos femmes. »
*

La faim tenaillait Marie-Jeanne et plus que la faim, ce fut la soif qui la décida à sortir du bureau où elle avait trouvé refuge. Elle avait fini par s’y sentir en sécurité s’engouffrant au moindre son au plus petit doute dans son placard. Elle s’aventura dans l’édifice guettant les bruits même étouffés. Elle arpenta les couloirs et petit à petit prit confiance, il n’y avait personne de ce côté. De temps en temps, elle regardait par les fenêtres pour se situer dans ce labyrinthe qu’elle était loin de soupçonner. Lorsqu’elle réussit à trouver une porte qui lui permit de sortir de la succession des bâtiments qu’elle avait traversés, elle se retrouva sur le quai des Orfèvres. Le jour était presque tombé, c’était l’heure entre chien et loup. Elle était un peu déboussolée, elle ne savait où diriger ses pas. La luminosité mourante troublait la vision, mais cela la rassura se sentant caché. Cette partie de la ville semblait s’être vidée de vie. La pensée fugace d’Élisabeth la décida, elle allait chez les Lacourtade, ils devraient pouvoir l’aider et ils devaient être informés. Involontairement, elle lissa les plis de sa jupe, rajusta son fichu, puis elle s’élança. Elle longea les quais jusqu’à l’hôtel-Dieu, contourna la cathédrale Notre-Dame et se retrouva devant le Pont-Rouge. Elle prit peur, car si elle n’avait croisé âme qui vive, ce qui l’étonnait, l’ombre de plus en plus profonde qu’offraient les murs et les renfoncements des portes la protégeaient. Collée contre la paroi du cloître, elle se demandait que faire, machinalement encore une fois elle se rajusta, remit de l’ordre à sa mise et d’un pas ferme s’apprêta à traverser le pont. Elle ne vit pas venir vers elle l’homme habillé de noir.
— Et bien Madame, que faites-vous là, c’est l’heure du couvre-feu, la garde va commencer ses rondes.
Elle sursauta et retint un cri, ses jambes se dérobèrent, c’en était trop. Il la rattrapa, la soutint. C’était un prêtre qui s’adressait à elle. Celui-ci l’ayant dévisagé l’entraîna avec lui.
— venez, Madame, il ne faut pas traîner ici.
*
Le curé Corentin avait été réveillé à l’aube par un garde de son district de quartier. Il connaissait l’homme pour l’avoir marié et avoir baptisé ses enfants au temps où il n’était pas assermenté.
— Monsieur le curé, c’est la Jeannette, elle a pensé que vous accepteriez de vous déplacer pour un enterrement au cimetière Sainte-Marguerite. Il s’étonna de la demande, le cimetière se trouvait entre Paris et le village de Charonne.
— Il n’y a donc pas d’autres curés de ce côté ?
— C’est particulier, aussi personne ne souhaite venir, c’est pour les morts des jours derniers. Ils ne veulent pas de peur qu’on le leur reproche. Mais la Jeannette, elle dit que tout être humain y a droit et je suis assez d’accord avec elle.
Il accepta de le suivre. Il savait pour les massacres et comme beaucoup il s’était terré. Dans sa sacristie, il avait prié comme jamais il ne l’avait fait. Le premier soir étaient arrivés sur son seuil plusieurs de ses anciens coreligionnaires qui avaient réchappé au carnage du couvent des Carmes. Ils lui avaient raconté l’assassinat, ils étaient cent cinquante prêtres assermentés, agenouillés à la chapelle, ils avaient été décimés, l’archevêque d’Arles était mort en martyr. Ils n’avaient pas eu le même courage, ils s’étaient enfuis par le jardin, traqués d’arbre en arbre, tirés comme du gibier, ils avaient réussi à escalader les murs, et à se tapir dans les maisons voisines. Le jour suivant, ce furent un ci-devant et sa fille qui se réfugièrent chez lui. Le geôlier du district les avait laissés partir pour ne pas être obligé de les remettre à la Conciergerie où la boucherie était à son comble.
Il savait bien de quoi parlait l’individu qui était venu le chercher, mais quand une heure plus tard il atteignit le lieu, il resta atterré par la vision d’horreur. L’enfer ne devait pas être plus terrifiant. Dans des carrioles des corps démantelés, déchiquetés, défigurés, sanguinolents, dont certains avaient visiblement connu les derniers outrages, s’entassaient par dizaines, peut-être plus. Il découvrit des femmes, des hommes et même des enfants en bas âges. « Quel danger, pouvaient-ils représenter pour la nation ? » Depuis l’aube, un groupe de villageois creusait une fosse commune. Quand elle fut finie, les cadavres informes furent jetés pêle-mêle dedans accompagnés des prières ininterrompues du prêtre dérouté face à tant d’atrocités. L’âme humaine était bien sombre. Personne ne vint l’interpeller, personne n’aurait osé devant ce charnier lui demander de quel droit il officiait.
À la nuit, on le reconduisit rue de la Verrerie devant l’église Saint-Méry, sur l’un des corbillards improvisés. Le cocher lui apprit sur le chemin de retour que ce n’était rien au regard de ce que l’on convoyait aux catacombes. Quand le curé Corentin descendit de la carriole, il avait les jambes flageolantes et ne put s’empêcher de vomir. Il poursuivit seul la traversée du quartier qui l’emmenait à la Seine vers le pont Notre-Dame. Sa tête bouillonnait de colère .
— Comment Dieu avait-il pu permettre cela ? Comment pourrait-on pardonner ces actes d’infamie ?
Ses pensées en étaient là, lorsqu’il aperçut une jeune femme visiblement en panique devant le pont qui menait dans l’île Saint-Louis. Celui-ci lui semblait infranchissable. Il s’en était approché et face à son désarroi l’avait amenée jusqu’à la sacristie de son église. Elle fut à peine assise qu’elle s’effondra en pleurs.
— Du calme mon petit, vous êtes en sûreté ici, vous ne risquez rien.
Entre deux hoquets, elle lui réclama de l’eau. Elle ingurgita le verre qui lui donna avec empressement et sans demander la permission, elle se resservit.
— Mais depuis quand n’avez-vous pas bu ?
— Deux, trois jours, mon père, je ne me souviens plus.
— Mais alors vous n’avez pas mangé non plus ?
Il se leva, attrapa une miche de pain et un reste de pâté. Je suis désolé, je n’ai que ça, ces derniers jours le ravitaillement est impossible. Il la laissa se nourrir puis lui demanda ce qui lui était arrivé.
— Vous savez, vous pouvez me faire confiance, venez voir .
Elle le suivit perplexe. Sans mots, elle descendit derrière lui dans la crypte et découvrit un camp de fortune dans lequel s’entassaient six ou sept personnes.
— Vous voyez, mon petit, comme vous ils ont réchappé de ces ignominies !
Une fois remontés, ils s’assirent dans l’église. Elle regarda autour d’elle et se confia .
— Je suis Marie-Jeanne de Louvigny et j’étais enfermée à la conciergerie quand…
Le curé lui laissa conter par le menu sa triste aventure, la mort de son amie, et son refuge miraculeux. Dès qu’elle eut fini, il lui proposa de la conduire chez les Lacourtade qui pourraient sûrement l’aider.
*
François-Xavier faisait les cent pas dans son salon, Marie-Amélie n’arrivait pas à le détendre.
— C’est un monstre, tout ça à cause de rumeurs, d’une supposée conspiration d’aristocrates et de prêtres. Il a fait tapisser les murs de la ville de ses placards meurtriers et il les a signés. C’est un être immonde.
— François, voyons, calme-toi.
— Comment veux-tu que je me calme, ils ont prémédité le massacre ! Ils ne s’en cachent même pas, Marat l’a ordonné, la Commune l’a organisé, Danton l’a approuvé. Et tout ça, tout ça pour du pouvoir ! Tous ces politiciens qui clament habituellement tant leurs vertus étaient verts de peur. Robespierre ne pensait qu’à dénoncer Roland et Brissot et a lancé un mandat d’arrêt contre eux. Et quant à eux, ils n’ont montré qu’une lâcheté navrante ne songeant qu’à leur propre salut.
— François, comprenez, devant toute cette horreur, il y avait de quoi à être terrifié.
— Oui ! Soit, mais la presse de leurs amis a fait tout bonnement l’apologie du massacre… et Marat, qui ne devait pas être satisfait, a fait mieux encore. Paris ne lui a pas suffi ; il a demandé à la France entière de faire de même.
Il allait poursuivre quand Anastasie frappa à la porte le coupant net dans son élan. Elle rentra dans le salon .
— Madame, c’est le curé Corentin, il est accompagné de Madame de Louvigny.
— Marie-Jeanne ?
Elle se leva le cœur tambourinant violemment, elle allait savoir pour Élisabeth. À la vue de Marie-Jeanne, elle comprit que tout espoir était perdu.
*
Trois nuits plus tard, Marie-Jeanne de Louvigny et l’abbé Guibert quittèrent Paris sur une barque au fil de la Seine avec un passeport au nom du citoyen et la citoyenne Duiterait. Les Lacourtade n’eurent plus jamais de leurs nouvelles.
Chapitre 18.
Pendant ce temps aux armées. Septembre 1792.

Il y avait de quoi à se décourager. Cette guerre avait péniblement commencé. Le bataillon que commandait Charles-Louis de Saint-Aignan s’avérait indiscipliné, insuffisamment armé et mal équipé. Ses hommes, la plupart, reste de l’ancienne armée royale, avaient dû affronter les troupes aguerries de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse. Assiégées par l’adversaire, Longwy et Verdun n’avaient pu s’opposer que quelques jours. Mais si elles étaient tombées, l’une comme l’autre, c’était aussi parce qu’elles avaient été victimes de traîtrises et cela rendait encore plus amère la retraite. Ce fut tout d’abord la défection de Lavergne, le commandant de la place de Longwy, qui après avoir feint de résister avait choisi de se rallier à l’ennemi et à la cause de la monarchie. Puis ce fut l’assassinat du lieutenant-colonel Beaurepaire, commandant de la garnison, tué d’un coup de pistolet qui avait ouvert la ville de Verdun au roi de Prusse. Maintenant, Charles-Louis était là, dans les gorges au fond des forêts de l’Argonne, sous la tente du général Dumouriez, avec tout l’état-major. Tous attendaient que le maréchal donnât ses ordres. Contre eux s’avançait lentement le duc de Brunswick Lunebourg avec les troupes prussiennes, soutenu sur ses flancs et ses arrières par les deux corps d’armée autrichiens. Ces forces bien exercées, bien pourvues, les meilleures de l’Europe, pâtissaient de longues marches dans un pays ingrat, sous une pluie sans fin qui les fatiguait. Cette armée de coalisés qui pensait recevoir un accueil chaleureux par les Lorrains ne trouvait partout qu’hostilité. Des éclaireurs rapportèrent que les bataillons adverses souffraient de dysenterie causée par l’abus des raisins et des fruits verts. Ce fléau brisait les muscles et abattait le moral des hommes. L’état-major français espérait en la véracité des renseignements, car si Charles-Louis avait vu chaque jour des individus de bonne volonté arriver et si l’intendance devenait digne d’éloges, le matériel, les munitions faisaient toujours défaut. De plus en son sein coexistaient l’ancienne armée royale et la Garde-Nationale renforcée par l’apport de sans-culottes volontaires. Ils se donnaient le sobriquet de « culs-blancs » pour les uns et pour les autres de « bluets », mettant ainsi en exergue leur manque de cohésion. Pour parachever le tout, le commandement restait désorganisé, on n’avait pas pu remplacer les trois mille officiers émigrés vers la partie opposée de la frontière.

La débâcle s’était interrompue avec le général Dumouriez. Il entraînait ses nouvelles troupes à Valenciennes dans le dessein d’envahir la Belgique, lorsqu’il avait compris que les Prussiens se dirigeaient vers Paris. Il s’était à ce moment-là porté vers l’Argonne par une marche rapide et osée, presque sous les yeux de l’avant-garde prussienne. Il avait choisi de leur barrer la route de Paris, et avait enjoint le général Kellermann de l’assister depuis Metz. Il était arrivé avec pas plus de 23 000 hommes fiers de renforcer les bataillons décimés, pleins de confiance et d’élan animés d’un même espoir, du général en chef au dernier tambour. Il prit la décision de faire des clairières de l’Argonne, par lesquelles les colonnes étrangères devaient traverser la forêt, ses champs de bataille. C’était pour lui comme il aimait le répéter sa « bataille des Thermopiles ».
Le début du plan, dont le but était de couper la marche de l’envahisseur, avait mal démarré, la partie nord de la ligne de défense de Dumouriez avait été enfoncée. Kellermann s’était rapproché trop lentement. Maîtrisant un commencement de panique, par une remarquable manœuvre de nuit, Dumouriez établit son camp sur une série de hauteur entre l’Aisne et un marais. Changeant ainsi le front, il faisait face au nord. Il regroupa ses troupes, son aile droite dans l’Argonne et sa gauche s’allongeant vers Châlons-sur-Marne. Il ne resta à Kellermann qu’à opérer sa jonction à Sainte-Menehould. Vieux soldat de la guerre de Sept Ans, supportant mal un chef, celui-ci vint occuper, au mépris de ses ordres, une position dangereuse sur la colline rehaussée d’un moulin. L’ennemi suivit, prêt à engager le combat. Le 19 septembre, tout était fin prêt.
Dormir cette nuit-là ne fut guère possible, Charles-Louis qui commandait un bataillon de culs-blancs, tous cavaliers, arpentait son campement soutenant le moral de sa troupe. Il alla voir ses deux juments, fait rare des jumelles, qu’il avait élevées lui-même dans ses terres, ne sachant laquelle il chevaucherait au matin. Il leur caressa les naseaux, leur parlant bas comme pour les rassurer. Juste avant l’aube, un moment de répit s’installa et l’apaisa. Il apercevait au lointain les feux de l’ennemi mais comme avant chaque affrontement, il vivait pleinement cet instant où tout semblait s’arrêter où tout paraissait possible. Bien sûr, il avait la peur au ventre, elle faisait partie des veilles de bataille comme le trac pour l’acteur avant son entrée en scène. Fataliste, elle lui servirait d’impulsion pour se jeter dans l’action. Elle lui fournirait l’ardeur au combat, le courage aveugle face à la mort. Pour l’instant, il laissait aller ses pensées vers un avenir radieux dans lequel, accompagné de sa douce Élisabeth, il irait définitivement dans ses terres de l’Entre-deux-mers regarder mûrir son raisin qui deviendrait la robe sombre de ses vins et méditerait devant le flot puissant de la Garonne. Il s’imaginait tenant par la taille sa belle épouse, se promenant entre les rangs de vigne dans la clémence de l’automne. Il en était là de ses rêves quand il perçut une transformation chez l’ennemi. Les Prussiens et les Autrichiens étaient déjà en mouvement.
Charles-Louis se précipita vers ses hommes, en envoya un à la tente du général le prévenir des changements observés.
Un peu plus tard en dépit la brume matinale, les Prussiens entreprirent de canonner les troupes françaises installées devant le moulin. Jusque vers sept heures, l’épaisseur du brouillard empêcha les deux armées de connaître leurs positions respectives. Lorsqu’il se dissipa remplacé par un crachin, l’artillerie commença à tirer de part et d’autre. Le feu se soutint avec vivacité, malgré l’appui de Beurnonville et de Chazot, les batteries adverses mirent le désordre dans les premiers rangs.
Brunswick attaqua la colline et sous une pluie de plus en plus drue, en trois colonnes son infanterie marcha à l’assaut. Afin de donner du cœur au ventre à ses troupes, le général Kellermann parcourut ses lignes en levant son chapeau à plumes tricolores au bout de son épée, pour être vu de tous en s’écriant .Vive la Nation ! ». En réponse les soldats entonnèrent la Marseillaise. « — Allons, enfants de la Patrie, le jour de gloire est arrivé… » Faisant vibrer à l’unisson les Français, dans tous les bataillons le chant nouveau apporté par les Marseillais devenait l’hymne de leur courage de leur détermination. Ils étaient prêts à mourir avec ivresse pour le sol de leur patrie, pour son honneur, ils étaient le rempart entre la mort, la désolation et leur famille, les êtres qu’ils chérissaient. Comme les hommes qui l’entouraient, Charles-Louis sentait son cœur se réchauffer et sa ténacité s’ancrer. Dumouriez l’envoya contourner avec ses bataillons le champ de bataille pour épauler Kellermann avec sa trentaine de cavaliers. Il se mit aux ordres du général harcelé, au moment où l’armée prussienne franchissait un à un les plis du terrain du tertre de Valmy. De son côté, les boulets de Dumouriez couchaient des files entières de l’armée coalisée. L’ennemi sonna le rappel et renouvela l’assaut quelques instants plus tard, mais la pluie redoublait enlisant les hommes de troupe rassemblés, freinant l’avancement de l’envahisseur. Brunswick s’impatienta, il proposa la retraite au roi de Prusse dépité qui, de mauvais gré, fut bien obligé de se ranger à son avis ; ce n’était qu’un combat de faibles effectifs. Pour les Prussiens, ce n’était qu’une escarmouche, elle ne leur avait coûté que cinq cents morts. Mais pour la France révolutionnaire, c’était une éclatante victoire morale ; les soldats du grand Frédéric avaient reculé devant ce qu’ils considéraient n’être qu’un ramassis de brigands. Cette bataille pourtant changeait la vision que la France avait d’elle-même. Pendant que Dumouriez, après quelques jours d’hésitation, négociait et que les Prussiens commençaient leur retraite, les rescapés de Valmy, dans une longue suite d’ambulances, étaient rapatriés vers Paris. Dans l’une d’elles se trouvait le corps inconscient du capitaine de Saint-Aignan.
*
Charles-Louis, lors de l’interruption de l’avancement des Prussiens, reçut la charge, avec deux de ses bataillons, d’aller porter à Dumouriez les velléités de briser les lignes prussiennes par le général Beurnonville. Alors qu’ils chevauchaient à bride abattue, un détachement de l’armée adverse les aperçut. Il se précipita à leur rencontre afin de leur couper la route. Le choc entre les cavaliers fut des plus sanglant. Charles-Louis effectua tout ce qu’il pouvait pour qu’au moins l’un de ses hommes puisse apporter le message. À coups de sabre, il paraît les heurts, blessait les assaillants. Sa jument aux moindres de ses pressions prolongeait ses mouvements. Les ennemis, de force égal, s’étaient concentrés sur lui, laissant échapper l’un de ses soldats et en tuant un. L’un des Prussiens trancha les harnais de la jument de Charles-Henri le déséquilibrant et le faisant tomber. Profitant de ce moment de faiblesse, il allait abattre son sabre sur son crâne quand un cri arrêta son geste. Charles-Louis retourna la tête juste assez pour éviter le coup fatal et voir, interloqué, celui qui venait de lui sauver la vie. C’était son ami de toujours, c’était Hercule. Ce qu’il avait redouté plus que tout était arrivé, il se trouvait dans le camp adverse, il se retrouvait devant lui. Il n’eut pas le temps de vraiment réaliser. Un des Prussiens, en colère face au soutien inattendu de ce Français de sa coalition, fit feu sur lui. La décharge lui brûla le dos. Le tireur mourut sur l’instant, Hercule avait riposté pour Charles-Louis. Afin de le protéger, ce dernier chargea le corps de son ami sur sa jument et profita de la confusion pour la renvoyer dans les lignes françaises. Il fut retrouvé en cet état près d’une des maisons qui jouxtait le moulin.
*
Les vendanges finies, Bordeaux, comme toute la France, apprit la prise de Verdun par les Prussiens suivis des terribles massacres commis par les Parisiens sur les détenus de la ville et enfin la victoire de l’armée révolutionnaire face aux troupes prussiennes lors de la bataille de Valmy. Dans les salons, tous commentaient les différents évènements, certains avaient déjà été instruits de la mort des leurs sur les champs de bataille ou dans les prisons parisiennes. Personne ne savait s’il devait se réjouir ou pleurer. Le moment de stupéfaction passé, l’abolition de la royauté fit place à la République. Le gouvernement siégeant essaya en vain d’éviter le procès du roi. Il craignait que celui-ci ne ranime la contre-révolution renforçant ainsi l’hostilité des monarchies européennes. La découverte de l’« armoire de fer » aux Tuileries balaya les réticences et rendit la procédure inéluctable. Les documents trouvés dans ce coffre secret prouvèrent sans contestation possible la trahison de Louis XVI. Les audiences commencèrent le 10 décembre et finirent à la stupeur de beaucoup par l’exécution du roi au début de l’année 1793, qui entraîna la formation de la première coalition.
*
Ce furent les coups redoublés à la porte d’entrée qui sortirent complètement John de son sommeil agité. Pleinement réveillé, il bondit de son lit réalisant l’anormalité de la situation. Qui pouvait bien, alors que le ciel blanchissait à peine, avoir besoin de voir les habitants de la demeure ? Il sauta dans sa culotte, ne s’étant pas résigné au port nouveau du pantalon, y fourra le bas de sa chemise et pieds nus dévala les escaliers qui menaient au vestibule. Devant la porte, désemparés, le valet et la cuisinière hésitaient sur le parti à adopter.
— Laisse Firmin, je vais m’en occuper.
Soulagé, le serviteur s’effaça. Comme les coups reprenaient avec plus de virulences, John ouvrit évitant de justesse la crosse du fusil qui allait heurter à nouveau la porte. Il découvrit sur le pas de la demeure une dizaine d’hommes de la garde nationale avec leur capitaine. En retrait, Jacques-Henri affichait un sourire narquois. Cela n’annonçait rien de bon, l’estomac de John se noua. Il n’eut pas le temps de dire quoi que ce soit que le plus gradé déclamait ses ordres .
— Sur ordre de la République, nous venons, appréhender le citoyen Henri Lacourtade et mettre ses biens sous séquestre.
— Mais vous ne pouvez pas faire ça ! Il est agonisant !
— C’est l’ordre du tribunal ! Poussez-vous ou je vous embarque pour refus de l’autorité de la Nation !
L’homme se gargarisait visiblement de son pouvoir et n’avait pas l’intention de s’en faire conter.
— Laisse John ! Laisse faire. Cela n’a plus d’importance.
Monsieur Lacourtade, au son du tapage, était venu aux nouvelles, la fatigue le faisait chanceler, il s’accrochait à la rampe de l’escalier mais il se tenait droit. Puis, s’adressant au capitaine de la garde, il reprit .
— Allez, mon jeune ami, me voici. Vous pouvez m’emmener, je ne résisterai pas, de plus je n’en ai pas la force. Si j’avais su que vous arriviez, j’aurai fait un brin de toilette et me serais plus apprêté. Quant aux scellés, je suis désolé, mais je n’ai plus rien, hormis un maigre bagage.
De derrière les gardes, surgit Jacques-Henri .
– Comment ça, vous n’avez plus rien ! Vous vous foutez de nous ! Et ça alors ?
Montrant avec un geste large tout ce qui les entourait.
— Calmez-vous, cela ne sert à rien de s’emporter ! Ici, les murs et tout ce qu’ils contiennent appartiennent au citoyen américain John Madgrave.
Le vieil homme appuya sur la dernière phrase. Jacques-Henri se retourna vers l’Américain et planta ses yeux dans les siens.
— Comment ça ? À John Madgrave, c’est du vol ! Prouvez-le !

Sans ciller, John répondit .
— Pas de soucis, l’acte de cession est dans mon bureau, mon notaire en détient un double et un triple se trouve à l’ambassade des États-Unis à Paris.
Monsieur Lacourtade et lui-même avaient pris cette précaution pour éviter toute fraude par destruction des documents, Jacques-Henri avait blêmi et bouillait de colère. John reprit .
— Étant instruit de votre intérêt pour les lettres de créance des clients de notre maison, considérés comme émigrés, c’est sans problèmes que je puis vous les laisser… Enfin quand vous me les aurez payés, bien sûr !
Jacques-Henri admit qu’il avait à moitié perdu, il ne se sentait pas de molester un ressortissant américain. Cela serait difficilement explicable à ses supérieurs. Frustré, il rompit la joute et pivota.
— Capitaine, on s’en va ! Emmenez le citoyen Lacourtade dans ses nouveaux appartements ! »
Et il sortit de la demeure. John ne put rien faire. Il regarda s’éloigner celui qui avait été un second père encadré par l’escouade. Se retournant, il trouva, désemparé, la cuisinière, qui se mouchait dans son tablier, et le valet les larmes aux yeux. Ils avaient toujours servi le même maître. Le cœur serré, il s’adressa à eux .
— Allez ! Bérangère, Firmin, ressaisissez-vous, Monsieur Lacourtade n’aurait pas aimé vous voir comme cela. Je vais chercher comment nous pouvons l’aider.
*
Il décida d’aller demander de l’aide auprès de Monsieur de Saige, mais en attendant il écrivit une lettre à François-Xavier Lacourtade. Vu les circonstances, il suivit le conseil de Marie-Amélie. Par l’intermédiaire de Joseph Fenwick, consul des États-Unis à Bordeaux, il griffonna un mot succinct qu’il adressa à James Wilkinson à l’ambassade des États-Unis. Il ne le connaissait pas, mais Marie-Amélie lui avait assuré sa confiance.
« Monsieur,
Notre vieil ami commun séjourne au Fort, ce qui est fort désagréable.
Votre serviteur,
John »
Il espérait que cela suffirait. Si la lettre était ouverte comme il le craignait, elle serait de peu de conséquences. La réponse ne vint pas.
Monsieur de Saige, impuissant, ne put qu’adoucir le traitement d’internement de Monsieur Lacourtade père et autoriser John à le visiter. Le maire avait un autre problème et celui-ci arrivait de Paris. Les soulèvements ruraux aussitôt réprimés par la force suite à la levée massive par tirage au sort et la guerre de Vendée avaient permis aux Montagnards d’imposer au gouvernement des amis de Brissot la création du Comité de salut public et du tribunal révolutionnaire. À Bordeaux comme ailleurs les arrestations se multipliaient, les prisons ne pouvaient plus accepter d’internements, même le vieux fort du Hâ était utilisé.
John rendit visite à son mentor tous les jours où on l’y autorisait. Il lui apporta de la nourriture et des vêtements chauds en soudoyant les gardes. Malgré cela, la santé de Monsieur Lacourtade soumise aux rudes conditions de l’enfermement dans une geôle humide et froide déclina rapidement. John se battit pour connaître les chefs d’accusation, mais en vain, et pour trouver un avocat pour le défendre. Aucun ne voulut prendre son parti. Il ne passa jamais en jugement. Dans les murs suintants de sa prison avec pour seul compagnon un gros rat avec lequel il s’entretenait, il mourut au seuil de l’été sans que cela puisse se faire. John apprit son décès alors qu’il venait le visiter. Cela faisait déjà trois jours qu’il n’avait pas pu le voir, le vieil homme n’ayant plus la force de se lever de son grabat. Le jeune homme rentra au quai des Chartrons effondré, désemparé.
Bordeaux pendant ce temps découvrait la terreur de la guillotine installée sur la place Dauphine devenue place Nationale.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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