La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 21 à 23

1er épisode

épisode précédent

Chapitre 21.

13 mai 1793. Un dossier bien compromettant.

Rieupeyroux cadet

Une lumière printanière embrasait Toulouse et cela réchauffait le cœur de Monsieur Rieupeyroux cadet, arrivé très tôt le matin. Il frappa à la porte du bâtiment qui abritait les services du procureur. Il contemplait les arbres fruitiers qui dépassaient du mur de la cour en attendant la venue du concierge. Il commença sa tache aussitôt après avoir monté les deux étages qui menaient à son bureau. Les nouvelles directives, arrivant de Paris, demandaient un surcroît d’effort afin de pouvoir arrêter tous les ennemis de la nation. La loi des suspects votée depuis peu en rallongeait considérablement la liste et d’autant son travail. Le Comité de salut public parisien y avait mis pêle-mêle les nobles, les émigrés, les prêtres réfractaires, les fédéralistes, les agioteurs et leurs familles entrant dans cette catégorie. Ils devaient être emprisonnés jusqu’à la paix et pour rendre cela réalisable les sociétés populaires recevaient des pouvoirs de surveillance et de police.

Face aux dangers de la contre-révolution, la Convention votait toutes les lois que lui exposait le Comité de salut public. Grâce à son poste auprès du conventionnel, représentant la ville, il avait lui-même pu contourner celle de la levée en masse de tous les jeunes gens célibataires qui s’en allaient aux frontières. Le soutien d’Henri-Louis Ferrand, le maire de Toulouse, ami de sa famille, y avait été pour beaucoup. Son travail, bien qu’administratif, ne le mettait pas à l’aise à l’égard de ses voisins, même si certains sans le savoir lui devaient la vie. Aux yeux de tous, il était le secrétaire du procureur délégué par l’Assemblée, et par les temps qui courraient cela inquiétait.

Ce matin de mai n’allait pas ménager ses peines au vu du sac postal qui l’attendait. Il chaussa ses lunettes et s’assit à son bureau face à la fenêtre donnant sur les toits aux tuiles romaines. L’assistant de Monsieur d’Hugueny, procureur de la ville, s’était lancé dans sa tâche. Il dépouillait, classait le contenu de la besace par ordre d’urgence, en vue de le présenter à son supérieur. Le travail s’avérait laborieux, après avoir ouvert le courrier, il le lisait en diagonale afin d’estimer son importance. Outre les affaires personnelles du procureur constituées de lettres de recommandation pour divers individus, de directives de la Convention, l’autre sac, le plus gros du volume était formé de billets de dénonciations le plus souvent anonymes dont certaines délations citaient des amis à lui, lui causant mille tourments. Ce sac-là comportait quelques documents supplémentaires, copies de ceux du comité de salut public. Il ne les aimait pas. C’étaient généralement des dossiers d’instruction, sujets à arrestation de familles connues de lui ou de sa maison.

Une bonne heure s’était écoulée quand il découvrit dans les nouvelles pièces d’accusation celui de la ci-devant Marie-Angélique Cambes-Sadirac, sœur Angélique aux ursulines, aristocrate, fille d’émigrés et sœur d’un hébertiste. Bien que la sœur citée dans la délation lui fut étrangère, il s’alarma, il ne tenait pas à ce que l’on s’intéresse de trop près au couvent dont il savait la situation de ses occupantes précaire. Il était le demi-frère de Marguerite Lataste, sœur Pierre-Marie, que son père avait eue d’un premier mariage. Elle l’avait élevé à la mort de sa mère alors qu’il était en bas âge, transposant celle-ci dans son affection. Elle était rentrée dans les ordres quand il intégra le collège. Il prit sur lui de cacher le dossier momentanément. Il savait son supérieur peu pressé d’effectuer son travail administratif, il lui préférait la chasse dans les forêts de la région et les mondanités liées à son poste. Il ne changea rien à son emploi du temps afin de ne pas éveiller l’attention. Dans cette période difficile, tout n’était que suspicion et délation. Sa journée finie, sous prétexte de rendre visite à sa sœur, il décida d’aller informer sœur Ambroise, la mère supérieure du couvent de Grenade.

Il connaissait bien la nonne. Un an plus tôt, il avait dû accompagner les commissaires désignés pour dresser l’inventaire des effets des religieuses de Sainte Ursule. Elles n’étaient déjà plus que 41 dames. Lors de la mise en forme du rapport, il avait réussi à ramener leur bien à 5000 livres environ, ce qui restait encore considérable, mais n’avait pu faire moins sans éveiller les soupçons de Toulouse et de Paris.

abbaye de Grenade

L’abbaye de Grenade fondée en 1626 par les ursulines de Toulouse était un des principaux édifices ecclésiastiques de cette importante bastide située près du confluent de la Garonne et de la Save. Les moniales du couvent avaient toujours assuré l’instruction des jeunes filles de la région. Aussi quand la décision tomba, fin 1789, par l’Assemblée Nationale, de supprimer les Maisons monacales dont les possessions avaient été déclarées nationaux, la communauté avait demandé le maintien des Ursulines. Le maire de l’époque avait envoyé un courrier encore dans les annales de Toulouse, dans lequel il décrivait avec ferveur les qualités de ces dames. « Elles montrent à lire, à écrire, à œuvrer, et instruisent leur religion aux jeunes filles de notre ville… Ces dames, aux revenus modiques, partageaient le reste de leur temps entre la prière et le travail… Elles sont précieuses pour leur utilité à éduquer nos enfants. Elles sont à ce jour recommandables par la pureté de leurs mœurs, car on n’a jamais pu leur adresser aucun de ces reproches qu’ont mérités quelquefois les autres ministres du Culte. » Malgré les richesses supposées de l’ordre, le couvent et ses pensionnaires furent maintenus.

Lorsque la nouvelle République en guerre manqua de subsides, quelqu’un à Paris se rappela cette exception et avait donc demandé la déclaration des biens. L’établissement de la liste détaillée à la charge de Rieupeyroux cadet fut long à exécuter. En plus du monastère, du cimetière, du pigeonnier et du jardin dans la ville, rue des Noyers, il dut rajouter la petite maison et la cour pour l’aumônier, sans oublier le terrain et la vigne au Cettés, plus sept métairies. Tous, ou presque, détenaient des étables contenant des bœufs au bordier, four, patus, sol, terres, bois, pastencs, pieds de vigne et bousigues, taillis, les troupeaux à laine dont un de quarante têtes avec un bélier, produisant : lin, volaille, œufs, cochon et fruits. Il prit part au décompte du mobilier, des autels, des retables tout en dorure, des calices, des ciboires, des ostensoirs, de la crémière, des burettes avec plateau d’argent, des flambeaux de fonte, des chasubles brodées, des pluviaux, des dalmatiques, du linge nécessaire au service, et des aubes. On lui rappela de ne point omettre la sacristie et l’enceinte du couvent dont les cellules, l’infirmerie et la cuisine. Il dut à cœur défendant inscrire la statue de la vierge de la chapelle et ses cinq tableaux en bois doré, les prie-Dieu, les couches, les tables, les armoires, les chaises, et les douze couverts d’argent pour l’usage des malades seulement. Pour le reste, meublé sans ostentation, il dut allonger sa liste de tous les ustensiles de cuisine. Concernant la bibliothèque, dans laquelle ses commanditaires espéraient trouver des trésors, il ne décela que l’explication de l’Ancien et du Nouveau Testament, les œuvres du révérend père Louis de Grenade et autres livres de piété. Le chai quant à lui contenait : trois cuves, deux cuviers, quarante comportes et soixante-cinq barriques avec des chantiers de bois, un grand et petit entonnoir. La nomenclature avait été certifiée par Marguerite Bergé, la prieure. Jean-Pierre Marie Belan, maire de Grenade, mit toutefois un bémol à l’inventaire et stipula le mauvais état de la plupart des biens, guère entretenus et leurs revenus souvent impayés par les bordiers et métayers. Pour preuve, il joignit la supplique de Françoise Raspide, dont la pension de deux cents livres était encore à devoir. Malgré ça, Paris suspicieux s’intéressa au couvent.

Rieupeyroux cadet sortit sans précipitation de la cité, ne voulant pas attirer l’attention. Il avait environ deux bonnes heures de trajet, car Grenade se situait à huit lieues de Toulouse. Passé la porte de Notre-Dame de la Naurade, il garda son cheval au trot pour ne pas susciter la curiosité de quiconque. Il était loin d’être tranquille, ses sens étaient en éveil, l’armée révolutionnaire de la ville, menée par un Beaumontois, faisait régner la terreur sur Grenade et ses alentours. Il ne précipita donc pas son rythme ; il ne tenait pas à alerter ce régiment de triste réputation pour ses actes sanguinaires. Ayant traversé les rues de la bourgade déserte, il arriva à la nuit aux portes du couvent. Les habitants se barricadaient, les pires rumeurs circulaient quant aux crimes commis par cette armée qui était supposée la protéger.

Après avoir tiré sur la corde de la cloche, il attendit un long moment que l’on vint aux nouvelles. Craintive, la sœur portière entrouvrit le judas. Il se présenta et lui expliqua que malgré l’heure, il était tenu de rencontrer la mère supérieure, c’était urgent. Elle le connaissait, le fit entrer et patienter dans le parloir.

Sœur Ambroise

 Marguerite Bergé, dame Bergé pour les civils, et mère pour les religieuses, était avant tout Sœur Ambroise. Cela faisait près de vingt ans qu’elle était l’abbesse du couvent. Son sacerdoce avec le temps et les évènements qui secouaient le pays était devenu très lourd. Dès l’année 1789, elle avait vu son établissement vivre une véritable hémorragie. Il se vida de presque toutes les moniales venues de l’aristocratie, c’est-à-dire l’essentiel du lieu. Puis petit à petit, malgré le soutien de la population, ce furent les élèves qui pour des raisons diverses s’abstinrent de revenir suivre leurs enseignements. Puis ce fut l’intrusion de la Convention dans l’enceinte même afin de leur faire prêter serment. Sur l’invitation du Maire et du procureur, elle avait dû réunir tout son monde dans une salle. Courageusement, toutes les Dames répliquèrent qu’elles ne pouvaient point prêter allégeance à l’édit prescrit par l’Assemblée Nationale, quelque respect qu’elles aient pour elle. En outre, les quatre sœurs malades retenues à l’infirmerie apportèrent une réponse identique à la grande contrariété des représentants de la nouvelle république. Et pour finir, les métayers sous des prétextes divers refusèrent de payer les redevances. Elles subsistaient avec le potager et les quelques revenus qui leur restaient. Percluse de rhumatismes, elle alla voir ce qui l’attendait au parloir, supposant qu’à cette heure-là ce ne pouvait être qu’une catastrophe ou tout au moins un sérieux problème.

Lorsqu’elle arriva dans la salle plongée dans une semi-obscurité, éclairée d’un seul candélabre, elle trouva l’individu assis sur un banc, les épaules affaissées. À son entrée, il se redressa, se leva et la salua respectueusement.

— Bonsoir dame Bergé !

 Malgré sa mauvaise vue, elle reconnut l’homme et lui sourit.

— Bonsoir, mon fils, que me vaut votre venue ?

— Rien de bon, dame Bergé, je le crains. L’une de vos moniales est en grand danger.

— Suivez-moi dans mon bureau, vous allez m’expliquer cela.

Malgré la douceur du temps, très frileuse, sœur Ambroise, elle le fit s’asseoir en face du feu de l’immense cheminée qui trônait dans la pièce. Chacun installé dans un fauteuil à très haut dossier afin de se protéger des courants d’air, ils reprirent leur conversation.

— Racontez-moi mon fils, quelle est la nature de mes nouveaux déboires ?

— Comme vous en êtes déjà instruite, je suis le secrétaire de Monsieur d’Hugueny. Ce matin dans ses papiers, j’en ai trouvé un au nom de la ci-devant Marie Angélique Cambes-Sadirac, sœur Angélique aux ursulines de Grenade. Elle y est accusée d’être aristocrate, fille d’émigré. De sérieux remous doivent secouer l’assemblée, car ses chefs d’inculpation stipulent qu’elle est la sœur du ci-devant Lacourtade hébertiste. Et comme je sais qu’aucune de vos sœurs n’a prêté serment, si elle demeure encore au sein du couvent, outre le fait d’attirer l’attention sur celui-ci, elle sera arrêtée et ira tâter de la guillotine.

À cette idée, la Prieure frissonna et songea que le seigneur poussait loin l’épreuve. D’un ton grave, elle lui répondit.

— C’est très charitable de votre part d’être venu, nous prévenir, je vais réfléchir à ce que je dois faire.

— Si elle est là ma dame, je ne vois qu’une solution, elle doit passer les Pyrénées. Je me suis permis de préparer un passeport vierge où vous pourrez inscrire l’identité de votre choix, de préférence aucune qui n’ait un rapport avec elle.

— Mon fils, je ne sais comment vous remercier.

Elle saisit le document et le rangea aussitôt dans le tiroir de son bureau.

— Vous reprenez la route maintenant ?

— Il le faut, car demain je dois être à mon poste pour ne pas éveiller les soupçons !

— Oui, bien sûr, évidemment ! Vous désirez peut-être voir votre sœur avant de partir ?

Chapitre 22

14 mai 1793. La mauvaise nouvelle et sa solution

Une fois seule, sœur Ambroise fit appeler sœur Angélique. Elle était en prière quand une sœur vint la chercher pour la conduire chez la supérieure. Celle-ci s’était rassise au coin du feu. Ses yeux le fixaient, ses pensées organisaient dans sa tête la fuite de la moniale. Lorsqu’elle entendit frapper à la porte de son bureau, elle ne bougea pas et se contenta de répondre. « — Entrez ! » Sœur Angélique pénétra dans la pièce seulement éclairée par le foyer de la cheminée. Le temps de s’habituer au manque de luminosité, elle écouta la supérieure depuis un fauteuil qu’elle devinait. « — venez ma fille, asseyez-vous à mes côtés. » La moniale se trouva décontenancée par la proposition de la Prieure, non pas que celle-ci fût particulièrement hautaine, mais toutes savaient que la supérieure tenait aux convenances. Elle obéit et attendit que Sœur Ambroise reprenne la parole. Celle-ci commença par lui relater la conversation qu’elle avait eue précédemment. Sœur Angélique reçut un choc à l’énoncé de la nouvelle. Elle était consciente que l’abbaye ne pouvait la protéger de tout, elle avait vu s’en aller ses compagnes les unes après les autres, certaines rappelées par leur famille, d’autres préférant des cloîtres en dehors des frontières. Quand elle avait appris par sa tante l’immigration de son père, elle fut frappée d’étonnement et se demanda alors si dans l’enceinte du lieu, elle était vraiment à même de comprendre les évènements. Elle ne s’était pas affolée ; les lettres de sa sœur Marie-Amélie l’avaient rassurée par leur optimisme, trouvant même déplacé le départ pour l’Angleterre de leur père. Entre-temps, le couvent commença à être confronté à des difficultés en tous genres, et puis elle avait découvert comme ses compagnes l’horreur des massacres de l’année précédente. Elle s’en souvenait également, tellement leur congrégation avait eu peur. En septembre, des voisins étaient venus les prévenir, et elles s’étaient barricadées, pendant plusieurs jours, dans la partie encore fortifiée du bâtiment. Leur maison avait miraculeusement échappé aux atrocités, que la convention, elle-même, avait fini par récrier. Elles n’avaient vraiment compris la clémence du seigneur que, lorsqu’on leur raconta le martyre du couvent de Toulouse, puis quand elles apprirent le sort de certains membres de leur famille, beaucoup d’entre elles avaient eu des victimes en leur sein, elle la première. Et maintenant, c’était son tour, et, semblait-il, celui de sa sœur Marie-Amélie. Ses derniers courriers apparaissaient plus tendus, plus pessimistes, et voilà qu’on lui en portait la preuve.

— Ma fille ! Ma fille, je vous parle.

— Excusez-moi ma mère, mais la nouvelle m’abasourdit.

— Oui, évidemment, je comprends bien. Mais nous sommes contraintes de réagir et pour cela nous devons compter sur l’aide de notre seigneur.

— Bien sûr, ma mère, mais que vais-je faire ?

— C’est très simple et c’est notre messager qui a formulé l’évidence, vous allez passer les Pyrénées pour l’Espagne.

— Mais pour aller où ? Et comment ? Et avec quoi ? Et puis ma fuite va amener les foudres sur notre couvent.

— Mon enfant, vous devriez faire confiance en notre seigneur ! Pour le comment, nous allons le mettre en place aux yeux de tous, vous allez devenir bergère et suivre la transhumance avec un de nos pâtres dont je ne doute point de sa loyauté. Avec quoi ? Et bien avec votre dot que je vais vous restituer et que vous allez apporter au couvent de la Nouvelle-Orléans, au moins celle-ci restera dans notre corporation. Vous y détenez toujours de la famille, je crois ?

— Oui, ma mère. S’abstenant de rajouter que hormis quelques lettres elle ne connaissait pas sa jeune sœur, mais son amie, sœur Élisée, demeurait déjà dans cette contrée.

— Alors si cela vous convient, autant aller là-bas, car j’ai bien peur qu’ici… quant à votre départ, nous allons faire en sorte que personne ne s’en rende compte… Comme vous le savez, sœur Marie-Lazaret est malheureusement moribonde, notre seigneur ne va pas tarder à la rappeler. J’ai déclaré son cas de variole sans donner de patronyme, aussi les autorités ne seront pas surprises par sa mort, il me suffira de remplacer son nom par le vôtre. Et s’ils viennent vous chercher avant qu’elle ne soit passée, la maladie devrait tenir éloignée la garde nationale. Et de toute façon, personne en dehors du couvent ne pourrait vous reconnaître. 

Et ainsi fut-il décidé.

*

Marie-Angelique Cambes-Sadirac

Deux jours plus tard le temps de s’organiser sœur Angélique devint la fille Mathurine Duhon, bergère de son état. Elle en avait revêtu l’habit pour le voyage. Constitué d’une chemise en lin avec manches bouffantes, l’encolure large et lacée, la taille froncée et l’avant garni d’une quille évasée, avec par-dessus un jupon long de couleurs claires, une jupe de couleur unie, celui-ci transforma la none. Sa chevelure remontée en chignon sous une petite coiffe ronde, le tout recouvert d’un capulet de mérinos doublé acheva la métamorphose. La mère supérieure lui avait fait rajouter dans ses bagages une mante sombre qui servait en temps ordinaire pour l’hiver. Elle lui donna leur vieil âne et rejeta les objections de la nouvelle bergère lui faisant remarquer qu’elle ne pourrait effectuer tout ce chemin à pied avec des sabots qu’elle n’avait pas l’habitude de chausser. Une heure plus tard, elle arriva ainsi prête à la métairie d’Embécade où l’attendait un pâtre pour prendre la route des alpages.

*

Saturnin avait été abandonné et recueilli par les sœurs du couvent. Le moment venu, elles l’avaient confié aux bordiers de la métairie d’Embécade, ceux-ci n’ayant pas d’enfant. Quand ils furent emportés par une grippe qui avait ravagé la région, il devint le nouveau métayer et le Saturnin d’Embécade. Dans la force de l’âge, d’un naturel ombrageux et solitaire, il était le dernier berger à partir pour l’estivage. Lors de sa transhumance, il récupérait sur son passage les brebis qui avaient agnelé tardivement avec leurs petits. Il n’avait fait aucune objection au moment où la dame du couvent lui avait demandé d’emmener une femme et de la remettre à un passeur afin de lui faire traverser la frontière.Ce n’était pas la première fois qu’il accomplissait cela et ne fut même pas surpris quand il reconnut la sœur. À son arrivée en guise de bonjour, il hocha la tête et elle lui sourit timidement. Il l’attendait avec une vingtaine de brebis et presque autant d’agneaux, il fut satisfait de la voir sur un âne, cela ne les ralentirait pas. Ils amorcèrent leur voyage aussitôt, deux heures de marche ne s’étaient pas écoulées que Marie-Angélique commença à souffrir de plaies au pied, malgré les deux épaisseurs de bas de laine qu’elle portait. Lorsqu’à l’heure du déjeuner, ils s’arrêtèrent sur le bord de la route, elle descendit jusqu’au ruisseau en contrebas et y trempa ses pieds afin de les soulager. Le pâtre prit pitié et lui conseilla d’effectuer le reste du chemin sur le baudet. Tandis que le soir tombait, elle admit être éreintée. Ils furent hébergés dans la grange d’une ferme dans laquelle il récupérait quelques moutons. Sans manger, elle s’enroula dans la couverture et s’endormit. Il la réveilla à l’aube pour reprendre la route. Elle était courbaturée et ne sentait que trop son corps. Ils mirent quatre jours pour arriver à Bannières de Bigorre en passant par L’Isle-Jourdain. Elle avait autant marché que monté l’âne, ceci afin de l’épargner un peu. Ils n’avaient pas eu de problèmes. Le fait de voir le Saturnin avec une fille avait bien intrigué, mais nul n’avait osé poser de questions de peur de se faire rabrouer par le berger, et puis tous trouvaient qu’il était temps pour lui. Bannières de Bigorre était le dernier village avant les cimes. Avec ses maisons d’ardoise étagées en balcon aux linteaux gravés, aux cours avec galeries extérieures et portes en bois sculpté, exposant au soleil des potagers fleuris, le hameau était, avant bien longtemps, l’ultime lieu de civilisation que Marie-Angélique allait pouvoir contempler.

À la sortie du bourg, ils croisèrent un groupe de quatre gardes nationaux dont ils piquèrent la curiosité. Ils avaient visiblement envie de faire du zèle. Celui qui semblait être le chef réclama les papiers de l’un et de l’autre. Tout en les parcourant, il examinait le couple de bergers. Quelque chose le faisait tiquer. Il posa une série de questions, insistant sur la jeune femme. Il n’aurait pas su dire pourquoi, mais elle l’intriguait. Elle lui répondit de son mieux en Gascon. Lorsqu’il lui réclama son lieu d’origine, elle lui répliqua de Caudeyran près de Bordeaux. Il supposa que c’était ça qui le gênait. En fait, son accent bizarre provenait du fait qu’elle n’était pas de la région. Marie-Angélique alias Mathurine Duhon commençait à s’inquiéter. Il allait lui demander pourquoi elle était venue dans le pays quand une brebisdécida d’agneler. Afin de couper aux questions suspicieuses du gradé, elle s’excusa pour pratiquer sa tâche. À la surprise de Saturnin, elle l’aida à mettre bas, fouraillant dans ses entrailles, vérifiant que l’agneau se présentait bien et l’amenant à sortir. Voyant les regards portés sur elle, toujours en Gascon, elle s’adressa au berger. « — eh bein ! Le Saturnin, tu comptes venir me donner le coup de main à Pâques ou à la trinité ? » l’homme réagit et tendit son couteau pour trancher le cordon. Ne sachant que faire et trouvant inutiles leurs investigations, les militaires reprirent leur chemin. Marie-Angélique respira profondément ne sentant plus ses jambes, et s’assit sur un rocher au bord de la route.

— On peut dire que vous êtes surprenante, ma sœur.

— J’ai supposé qu’une brebis ou une chienne cela devait être la même chose

— Et vous avez bien eu raison !

*

Un rideau de pluie tombait lorsque la garde nationale se présenta aux portes du couvent. Le capitaine demanda à voir sur le champ la prieure. Il patienta avec trois de ses hommes dans le parloir, les autres attendant devant le bâtiment.

soeur Ambroise

Sœur Ambroise prit son temps pour aller jusqu’à eux, elle savait pourquoi ils se trouvaient là, cela faisait cinq jours qu’elle guettait leur apparition. Elle se doutait bien que Rieupeyroux cadet avait fini par remettre son dossier à son supérieur. Elle découvrit donc les quatre individus gouttant sur le plancher ciré sous l’œil réprobateur de la sœur portière.

— Citoyenne Marguerite Bergé ?

— Oui, elle-même

— Capitaine Dampierre, je viens chercher la citoyenne Marie-Angélique Cambes-Sadirac.

— J’ai bien peur que vous n’arriviez trop tard

— Comment ? Elle s’est enfuie !

— Nous pouvons voir cela comme ça, mais sœur Angélique a été rappelée par notre seigneur la nuit dernière. Son agonie est finie. Elle est décédée de la variole.

Un subalterne suspicieux sortit de derrière son supérieur. « — Et ? Qu’est-ce qui nous dit que c’est vrai ? » Le capitaine surpris par l’intervention de son homme se retourna afin de constater, lequel c’était. Il découvrit le Parisien en qui il n’avait aucune confiance, il le trouvait tordu, cherchant toujours la petite bête. Il s’en méfiait comme de la peste. Il n’eut pas le temps de répliquer que l’individu reprenait.

— Je l’ai déjà eue la variole, je ne risque rien, je peux aller voir mon capitaine !

— Il est vrai qu’il est peu courant d’attraper deux fois la variole. Répondit sœur Ambroise avec un demi-sourire, devant l’assurance du garde. Puisqu’il en est ainsi, mon fils, veuillez donc me suivre, je vais vous guider jusqu’à notre regrettée sœur.

Marchant devant lui et accompagnée d’une nonne, la prieure emmena le curieux jusqu’à l’infirmerie. La défunte avait été installée dans une cellule individuelle, dans le dessein d’éviter toute contagion. Éclairé de quelques bougies, on devinait le corps allongé sur un lit. L’homme suspicieux s’approcha du cadavre, il attrapa l’une des chandelles sur la table de chevet afin de mieux voir. Il eut un mouvement de recul, les stigmates de la maladie avaient défiguré la morte. N’ayant nul doute quant au décès, il abrégea sa visite. Tout en le raccompagnant jusqu’au parloir, la mère demanda au curieux si par hasard avant ce jour, il connaissait la défunte. Comme il répondait par la négative, elle lui fit remarquer l’inutilité de sa démarche. Arrivée devant son supérieur gêné, elle ne put s’empêcher de mettre en exergue la fatuité de son subalterne. Le capitaine agacé par cette action inconséquente et la posture dans laquelle elle l’avait placé quitta les lieux avec ses hommes.

*

Après trois jours de marche, parcourant villages, forêts, prairies tout en gravissant les massifs pyrénéens, ce qui fut particulièrement pénible pour Marie-Angélique, ils arrivèrent dans les estives et la bergerie, première étape de son périple. Ils y trouvèrent deux hommes, l’un très vieux et l’autre à peine pubère. Pendant qu’elle se remettait de cette dernière montée, Antonin organisait la suite de son voyage. À la surprise de la bergère de circonstance, il lui annonça que c’était le jeune adolescent qui allait la guider pour traverser les sommets, accompagné d’un chien de montagne majestueux avec sa fourrure blanche, un patou. Le museau large, la tête carrée, les babines et la truffe noire, le regard patient et doux, l’animal se frotta à elle. Bien qu’un peu impressionnée, elle le flatta. Il venait avec eux pour notamment les protéger contre des ours ou des loups, ce qui fit frissonner la femme. N’ayant rien à reprocher au pâtre de la métairie d’Embécade, fataliste, elle décida de faire confiance à son jugement.

Le lendemain matin, le soleil pas encore levé, le jeune adolescent entreprit avec elle le périple qui allait leur permettre de traverser en une quinzaine de jours cette partie des Pyrénées jusqu’à l’Atlantique. Tout en zigzaguant sur la frontière, il devait éviter toute présence humaine, même les bergeries.

La route s’amorça par l’entrée dans la vallée de Bastan surplombée des deux tours du château Sainte-Marie en ruine, leur marche devint plus raide au milieu d’un paysage plus âpre. Marie-Angélique frissonna tant elle trouva le lieu aussi sinistre que majestueux. La brume commença à tomber couvrant les cimes puis le chemin, ce qui ne réconforta pas son moral. Derrière le patou, le jeune berger allait à pied devant Marie-Angélique tenant l’âne sur lequel elle était montée. La ouate mouillée du brouillard pénétrait ses vêtements, elle se mit à grelotter. Le frimas se transforma en bruine puis en pluie, elle pria.

L’averse s’arrêta soudainement en passant le col du Pourtalet, soulageant leur marche. L’adolescent s’engagea à nouveau devant elle. Elle tirait l’âne et le talonna sur une terrasse vers l’Ouest par une pente rocheuse assez facile. Arrivés sur les prairies, ils prirent le sentier pastoral en se rapprochant du ruisseau serpentant au milieu du col. Une fois dans la cuvette le cours d’eau s’amenuisa, ils poursuivirent l’ascension sur la rive droite puis sur la rive gauche de la rivière en suivant le ravinement. Marie-Angélique était épuisée, mais n’osait ralentir. Ils montèrent par une croupe herbeuse jusqu’au vallon d’Anéou qu’ils gravirent vers le Sud-Ouest. À travers les estives désertes, ils contournèrent la base du pic du Cuyalaret et obliquèrent ainsi vers le col d’Anéou d’où la vue s’étendait au sud sur le massif d’Anayet et l’Espagne. Le jeune homme devinait l’épuisement de sa compagne. Il décida que le jour n’allait pas tarder à tomber, qu’ils allaient donc établir le campement. Elle lui en sut gré, car à chaque fois que son guide lui avait montré du doigt le lieu où ils allaient. L’effet d’optique lui avait fait paraître l’endroit toujours à portée, mais à chaque fois c’était un lacis de sentes sans fin tracées par les animaux sauvages. C’était des montées, au cours desquelles il devait faire attention à ne pas se tordre une cheville sur un caillou prêt à rouler, des descentes vertigineuses lors desquelles le moindre déséquilibre vous entraînez vers les fonds des pentes. C’était d’étroites vallées qu’il était contraint de contourner. C’était épuisant, elle ne sentait plus ses jambes. Elle souffrait du soleil, sa peau brûlait et quand ce n’était pas cela, c’était le brouillard la bruine qui la pénétrait. Les seules accalmies, qui avaient apporté un peu de répit à son pauvre corps, étaient les pâturages où tout à coup le sol devint plat. Elle s’assit sur l’herbe d’un immense cirque naturel dans lequel des filets d’argent jaillissaient, coulaient, s’enfonçaient ou disparaissaient. Elle supposa des restes marécageux dus aux multiples ramifications des ruisseaux qui le parcouraient. Tout en mangeant goulûment du pain et du fromage que l’adolescent lui avait donnés, elle remarqua les bornes gravées et relevées. Le berger lui expliqua que c’étaient les tracés des pacages des communes de la vallée en contrebas. Après une nuit de sommeil peu salvatrice, elle ouvrit les yeux sur des milliers d’iris et de gentianes bleuissant les prairies alentour. Furtivement, des marmottes curieuses sortirent le nez de leurs terriers sous le regard d’un troupeau d’izards au pelage roux. Le jeune garçon lui montra au loin sur les contreforts du Peyreget les vautours qui planaient non loin de leurs nids. Ils reprirent la route, passèrent par la Cournade l’une des cujalas de la montagne de Bious et longèrent Las Grabeles puis le pic du Paradis. Ils aboutirent au col des moines où ils bivouaquèrent. Elle n’osait se plaindre ni poser de questions, mais elle ne voyait pas la fin de leur voyage. Elle priait, demandait de l’aide au seigneur pour qu’il lui donne la force d’aller jusqu’au bout. Le lendemain, ils contournèrent le lac Del Escalar qui étalait ses eaux profondes environnées de rochers plats. Elle fut distraite par le vol des papillons Machaon, ouvrant leurs grandes ailes blanches et noires, à lunule bleu et rouge, sur les fleurs des carottes sauvages. La matinée n’était pas passée, qu’ils gravissaient le dénivelé d’une crête qui cachait l’étendue éblouissante d’un glacier. Inquiète, elle regarda son guide, il la rassura lui montrant leur chemin sur le relief qui longeait le pic de Belonseiche. Ils descendirent ensuite la pente où ils ne croisèrent que des pins rabougris, robustes, en pieds isolés ou en petits bouquets de moins de quinze mètres de haut et s’arrêtèrent pour la nuit après avoir traversé la vallée Del Astun en Aragon. Ils se situaient au col du Somport. Elle finit par poser la question qui la taraudait. « — C’est encore loin ? » La réponse fut évasive, aller directement en Espagne n’était pas chose aisée dans cette partie, de plus leur contact était en outre plus éloigné. Cela ne fut pas pour la rassurer, elle se fit une raison. De là, après de longs détours, ils rejoignirent pour la contourner la montagne de Couecq et se dirigèrent vers la montagne de Banasse. Marie-Angélique malgré l’effort finissait par être redevable au seigneur de lui montrer toutes ses merveilles que du fond de son couvent, elle n’eut jamais connues. Les chemins poursuivis se déroulaient le long du pic d’Aillary puis de celui du pic Rouge. Arrivés sur place, ils franchirent sous un soleil radieux le col Saoubathou. La journée suivante, ce fut le col de la Cuarde puis le col de Burcq en contournant son piton, ils ne s’arrêtèrent qu’après avoir parcouru le col de Pau en évitant le bourg de Bonaris. Puis vint le moment où le guide de Marie-Angélique ne put se dispenser de la traversée d’un glacier entre Marmida et le pic de Pourtet Barrat avec en contre bas son lac. Respectant ses conseils, elle marchait dans ses pas, suivi de l’âne toujours fidèle. Éblouie par le soleil qui lissait l’aspect du terrain à leur vue, elle buta contre une déclivité, chuta, glissa malgré sa précaution, mais elle se remit sur pied. Il y eut plus de frayeur que de mal. Quand elle supposa son calvaire fini dans la neige, ils durent contourner le pic de Laraillé. Elle ressentait le froid ce qu’elle n’aurait jamais cru à cette saison même en montagne, les jours passaient sans qu’elle puisse vraiment se réchauffer. Elle commença à désespérer. Enfin, au milieu d’une matinée, ils arrivèrent exténués au bord du lac Acherito où ils se reposèrent jusqu’au lendemain. À partir de là, la route fut plus facile, ils montèrent entre forêts et herbages vers le lac limpide d’Ansabère, dans lequel les quelques nuages qui flottaient dans le ciel se reflétaient. Son corps s’était endurci, elle devenait plus agile à sa surprise. Ils prirent une sente qui le contournait à flanc et grimpèrent à la petite aiguille du même nom. Entre celle-ci et sa grande sœur, il la fit passer définitivement en Espagne, lui annonçant tout sourire le terme de leur voyage, alors qu’il descendait l’autre versant de la montagne. Elle remercia le seigneur de l’avoir soutenue. Des pâtres espagnols les accueillirent, visiblement le jeune homme les connaissait. Il lui expliqua qu’ils allaient dépêcher un messager chercher un guide dans un bourg à un jour de là.En guise de guide, ils envoyèrent un chien de berger et attendirent son retour. L’animal habitué rentra chez lui querir son maître.

*

Marie-Angélique Cambes-Sadirac

Deux jours plus tard, Marie-Angélique vit arriver un homme vieux tanné par le soleil et parlant français. Asentzio Etcheberry, natif de Bayonne, venait chercher le voyageur, qui s’avérait être une femme. Il se présenta et expliqua qu’il repartirait dès qu’il se serait reposé un moment.

Asentzio Etcheberry était courtier dans sa ville d’origine. Comme beaucoup dans sa contrée, ce que pensait Paris l’indifférait. Jusqu’au jour où la garde nationale arrêta sa fille et son gendre. Ils avaient été trahis, car ce dernier était le secrétaire du fermier général de la région, et certains voisins n’avaient pas apprécié qu’il puisse s’enrichir par ce biais. Emmené à Bordeaux, le couple avait été guillotiné. À partir de ce jour bien qu’il n’ait rien contre la nouvelle république, il aida toute personne qui voulait émigrer. Lui-même, dénoncé à la garde nationale, évita de justesse la mise en prison et s’installa en Espagne, juste de l’autre côté du versant. Toujours rempli de rancœur, il continua son activité en allant chercher dans la montagne ceux qui fuyaient le régime révolutionnaire.

Après avoir parcouru des chemins que seuls un homme ou un âne pouvaient pratiquer, Marie-Angélique découvrit avec plaisir une carriole tirée par une mule, à laquelle ils attachèrent l’âne son compagnon de voyage. Ils descendirent le versant espagnol pour se rendre à San Sébastian. Ils effectuèrent une première halte au couvent de San Francisco à Tolosa puis arrivèrent à l’abbaye des Dominicains de San Sébastian. La capitale de la province du Guipúzcoa se situait au bord de la mer Cantabrique. Elle admira, émerveillée, sa baie, la fameuse Concha.

À peine dans les lieux, Marie-Angélique fut accueillie par la mère supérieure des moniales de son ordre. Celle-ci l’a reçue froidement, car elle était contrariée. Depuis les évènements en France, se présentaient régulièrement des sœurs de toutes les congrégations et l’abbaye commençait à saturer. Elle fut donc soulagée quand elle apprit que sœur Angélique espérait immigrer en Louisiane au couvent de la Nouvelle-Orléans avec une partie de sa dot pour payer le voyage.

Marie-Angélique demeura un mois dans le monastère de San Sébastian à attendre un navire qui pourrait lui faire traverser l’Atlantique. C’était la mort dans l’âme qu’elle acceptait de quitter son pays, supposant que ce sacrifice était voulu par son seigneur. De plus qu’était-ce à côté de ce que pouvaient endurer ceux qui restaient et subissaient les affres de cette révolution qu’elle ne comprenait pas vraiment, consciente d’avoir été jusque-là protégée par les murs du cloître. Elle détenait très peu d’informations au sujet de sa famille. Tout ce qu’elle avait appris venait de sa correspondance avec sa tante. Aucune lettre n’était arrivée d’Amérique depuis belle heurette et suite à ces terribles massacres de septembre dernier, elle n’avait obtenu aucun renseignement sur ce qu’il était advenu de Marie-Amélie. Elle la savait juste en vie et en avait longtemps remercié le seigneur. Quant à son frère, personne n’avait de nouvelles depuis près d’un an. Elle priait pour eux oubliant ses propres angoisses.

Chapitre 23

1793, le 03 juin,  La chute

François-Xavier Lacourtade

L’eau miroitait et l’aveuglait au fil des mouvements du fleuve l’obligeant à plisser les yeux. De la fenêtre de la mansarde, François-Xavier regardait sans voir le trafic des bateliers sur les quais des Tournelles. Ses pensées voguaient ailleurs, il était enfermé sous les toits depuis le début des évènements avec pour seul informateur Damien, son frère de lait et valet de chambre. Les deux hommes, élevés par la mère de ce dernier, se tenaient pour frères plutôt que pour maître et serviteur, ce que les divers membres de la famille considéraient comme allant de soi. Ils avaient constamment compté l’un sur l’autre et dans ces moments difficiles plus que jamais.

Tout s’était définitivement envenimé avec l’acquittement ostentatoire de Marat. Les amis de François-Xavier, qui avaient porté l’accusation, avaient eu beau feindre le dédain, l’échec demeurait grave et annonçait de funestes jours. Ils avaient bien essayé de combattre encore, Pétion avait publié une « Lettre aux Parisiens » qui faisait appel aux citoyens aisés et tranquilles qui se sentaient brimés par une poignée de factieux, mais en vain. Les Montagnards avaient empoigné la commune insurrectionnelle de Paris. Celle-ci se mit à multiplier les visites domiciliaires et les arrestations élaguant les rangs de ceux qu’elle considérait comme ses ennemis, qu’ils ne fussent pas ceux de la Nation, n’avaient pas d’importance. Robespierre dirigeait la lutte. L’entourage de Brissot et de Roland avait essayé de le contrecarrer par une dictature nommée le Comité des Douze, qui rassemblait des hommes favorables à leur point de vue, mais c’était trop tard.

Le matin du 31 mai, les barrières furent fermées, le tocsin sonna. Robespierre et Danton ne bougèrent point, ne se montrèrent pas. Mais Marat, lui, agit dès le début. Les nouvelles répandues dans la ville avaient, comme lors de la chute de la royauté, mis le feu à l’exaltation des patriotes. L’armée du Nord était repoussée, les Vendéens remportaient de nouveaux succès. Le Jura s’était soulevé, Bordeaux, Marseille, Lyon, les cités acquises à l’entourage d’Hébert, de Vergniaud, de Guadet, des Roland, s’étaient fédérés et se rebellaient à la République. Pendant la nuit, tous se cachèrent. Au matin, ils allèrent à l’Assemblée espérant changer les choses, mais là, coup de théâtre ! Robespierre qui attendait son heure, trop heureux, l’avait prise à bras le corps. Après Barère, à la tribune, il réclama la suppression immédiate du Comité des Douze et conclut par : « — oui, je vais conclure, et contre vous. Contre vous qui après la révolution du 10 août avez voulu conduire à l’échafaud ceux qui l’ont faite, contre vous qui n’avez cessé de provoquer la destruction de Paris, contre vous qui avez voulu sauver le tyran, contre vous qui avez conspiré avec Dumouriez… Ma conclusion, c’est un décret d’accusation contre tous les complices de Dumouriez et tous ceux qui ont été désignés par les pétitionnaires. »

Ce fut l’effroi, mais les conventionnels concernés par la fulgurante attaque purent tous se retirer de l’Assemblée. À la connaissance de la scène, François-Xavier prit la décision de quitter Paris dès le lendemain, il jugea qu’il se devait de rejoindre Marie-Amélie. Mais, là aussi, c’était trop tard, Damien entra le soir même de cette funeste journée dans la mansarde où se terrait son maître. « — François ! Tu ne peux plus partir, Marat après avoir exhorté les membres de la Commune est monté au beffroi de l’Hôtel de Ville et il a sonné lui-même le tocsin. Roland et Lebrun ont fui pour éviter l’arrestation, mais Madame Roland se retrouve écrouée à l’Abbaye. Les autres se sont réunis chez Meilhan, et tergiversent quant à soulever les départements, mais Vergniaud, Brissot, Gensonné, Valazé s’y opposent. Mais ils ne se décident pas plus à quitter Paris. » François-Xavier restait abasourdi par les renseignements recueillis. Il conclut qu’il valait mieux attendre quelques jours afin que les choses se calment.

Les fuites et les arrestations se multipliaient. Le lendemain matin, Damien alla aux nouvelles. Il effectua son compte rendu en ramenant le déjeuner. François-Xavier n’eut guère le temps de réfléchir, un brouhaha d’individus armés se fit entendre dans la rue. Son compagnon jeta un œil dans l’escalier, les premiers individus s’engageaient sur les premières marches. « — Les toits François, les toits ! Vite ! » François-Xavier se précipita vers la trappe qui permettait de sortir par les toits. Il cala l’échelle contre celle-ci, y monta Damien à sa suite. Ce dernier la retira et ferma le châssis derrière lui, talonné de près par son frère de lait, courant précautionneusement sur la toiture glissante vers l’immeuble voisin. La pluie qui tombait depuis la nuit s’était interrompue. Un coup de feu claqua, François-Xavier se crispa, se retourna pour examiner, aperçut Damien chavirer. Il pivota afin d’essayer de le rattraper, mais il dérapa sur les tuiles luisantes, perdit l’équilibre et ne trouva rien à quoi se raccrocher. Un des poursuivants se pencha. « — En voilà deux que la veuve ne verra pas ». Les deux compagnons gisaient, cinq étages plus bas sur le pavé de la cour intérieure.

*

Le procès des vingt et un Girondins, non évadés, occupa les audiences du tribunal révolutionnaire des 24-30 octobre 1793. Tous furent condamnés à mort.

arrestation des Girondins

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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3 réflexions sur “La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 21 à 23

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