La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 28 (2ème partie)

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Chapitre 28 suite

La traversée de sœur Angélique

Juillet 1793

Marie-Angélique Cambes-Sadirac

Peu après le départ de La Havane, ils abandonnèrent la mer des Caraïbes pour le golfe du Mexique. Les deux galions « el Marruecos » et « La Mercedes » les quittèrent pour poursuivre leur route vers le Mexique, le « Royal Madrid » et le « el Tradiçáo » remontèrent vers le Nord en direction de la Louisiane. La fin du voyage s’annonçait pour les derniers passagers, plus que sept à dix jours de navigation les séparaient de leur destination. Tous reprirent leurs habitudes. Doña Pérez y Montilla eut à nouveau les migraines accompagnées du mal de mer qu’elle n’arrivait pas à dominer malgré ses pieuses litanies et les soins de Flavio Haristouy le médecin-chirurgien. Sœur Angélique se retrouva à nouveau en charge des fillettes de la présumée malade à son grand contentement. L’escale avait renouvelé les sujets de discussion de doña Castaño et de Madame de Génoll. Cette dernière avait découvert la vie des nantis des colonies et commençait à penser que la vie sous les tropiques pouvait peut-être agréable. Les hommes, de leur côté, reprirent leurs cartes et leurs conversations politiques, économiques et autres. Le temps changea. Les vents réguliers s’engouffraient dans les multiples voiles du galion qui avançait par vent travers accélérant son allure. Le flot avait grossi, il créait des lames déferlantes, mais le ciel restait azur avec quelques traînées nuageuses. Ils étaient accompagnés de dauphins, de tortues de mer et de marsouins qui venaient très près du navire. Les petites filles Pérez y Montilla couraient de bâbord à tribord pour les apercevoir, sermonnées en créole par la nourrice noire des enfants Castaño de peur qu’elles ne tombassent, le petit garçon essayant de suivre les plus grandes. Fortement impressionnés, ils poussèrent de hauts cris, mi-émerveillés, mi-effrayés à la vue d’un troupeau de cachalots. Alejandra, l’aînée, appela sœur Angélique pour qu’elle puisse regarder. Tout le monde se rapprocha pour admirer le tableau aquatique de ces gigantesques mammifères qui sautaient hors de l’eau. Malgré leur taille, donnant lieu à des gerbes d’eau, ils étaient loin de ressembler aux dessins des carnets de voyage ou des illustrations décoratives. Au même moment, un mousse, qui avait disposé son linge sale à la traîne, du navire en voulant le retirer, fut emporté au grand effroi des spectateurs. De la batterie, un cri se fit entendre. « — Un homme à la mer ! » Les passagers se précipitèrent du côté de l’incident. Un marin jeta aussitôt une bouée de sauvetage, le malheureux la manqua. Le capitaine ordonna de mettre tout de suite en panne. Ses hommes masquèrent les voiles pour empêcher l’avance du galion, mais cela demanda du temps. Des membres de l’équipage avaient entre-temps descendu une chaloupe à l’eau, ils le recherchèrent, mais en vain. Ils revinrent après trois heures d’incertitude infructueuse, heures pendant lesquelles le ciel avait changé et s’était couvert d’une nappe de nuages gris. La mer était devenue très grosse pour une petite embarcation et les matelots qui se trouvaient dedans eurent mille peines à rattraper le bâtiment. Ils perdirent le mousse et ils se retrouvèrent seuls, « el Tradiçáo » avait continué sa route. Le capitaine n’apprécia pas ce délaissement dans une mer reconnue pour être infestée de pirates. Il n’en fit pas la remarque pour ne pas générer l’inquiétude, mais c’était pure perte. Les marins jugèrent que cet abandon s’avérait néfaste pour le reste du voyage. Les passagers, eux, constatèrent le fait, le commentèrent sans se rendre vraiment compte du danger. Le « Royal Madrid » n’avait rencontré aucun autre bâtiment jusque-là, et dans l’immensité de l’océan, ils estimèrent qu’il y avait peu de chances que cela arrivât.

*

Les jours qui suivirent le triste accident, la mer fut tranquille et le temps radieux, un peu trop chaud pour certain. Le navire avançait toutes voiles déployées.

La fin d’après-midi du dimanche s’annonçait agréable. Les femmes et les enfants, sur le deuxième pont, se divertissaient en inventant des charades en français que sœur Angélique ou Madame de Génoll corrigeaient. Les rires fusaient. Si doña Pérez y Montilla restait allongée sous les effets, du laudanum prescrit par le médecin de bord, Dolorès la nourrice d’Alejandra et Antonieta, refaisait surface et reprenait un tant soit peu son rôle. Dans les bras de la jeune doña Castaño, son petit dernier somnolait après sa tétée pendant que la nourrice noire amusait l’aîné qui n’avait pas encore l’âge de ces joutes verbales. L’attention de tous fut soudainement attirée vers l’horizon. La vigie postée sur la hune et chargée de veiller la terre, les récifs, ou les autres navires, signala, à grands cris, un point au loin vers bâbord qui se rapprochait. Le second, Pascual Hermoso, alors de quart, saisit sa longue-vue et scruta au lointain afin de vérifier s’il y avait lieu de s’inquiéter. Il se gratta la tête et sourcilla. Il interpella et envoya l’aspirant Pontes y Horcas, de service avec lui, prévenir le capitaine de bien vouloir monter sur la dunette. Le commandant du « Royal Madrid » contrarié laissa sur la table de jeu une main prometteuse au grand soulagement des autres joueurs qui reprirent une nouvelle partie. Son second, ignorant la grogne de son supérieur, lui expliqua son appréhension tout en lui tendant sa lunette et en montrant du doigt le point à l’horizon qui grandissait à vue d’œil. Le quartier-maître timonier attendait ses ordres. Les femmes et les enfants accoudés au garde-corps, la curiosité éveillée, scrutaient eux aussi vers le même point. Elles se demandaient quelle bannière il valait mieux apercevoir arriver par ces temps troublés. Elles commencèrent à supputer. Le capitaine Alvarez-Pignero découvrit au bout de la longue-vue deux sujets d’inquiétude. Le voilier qui avançait vers eux n’avait pas hissé son pavillon, ce qui ne présageait rien de bon. Et de plus, ce dernier voguait au-devant de ce qui s’avérait être une forte tempête. Un nuage sombre dense et puissant s’élevait verticalement de façon considérable, telle une montagne. Il paraissait poursuivre l’inquiétant vaisseau. Il donna aussitôt des ordres, le pont fut envahi par l’ensemble de l’équipage afin de lutter contre la tourmente qui s’annonçait et le navire qui pouvait être celui de pirates. Les voyageurs furent priés de s’installer dans la cabine du capitaine.

Le vent s’éleva et les vagues s’enflèrent rapidement. L’anxiété des passagers monta d’un cran, ils ressentaient le roulis du bâtiment qui commençait à s’accentuer, ils guettaient les moindres sons qui auraient pu leur fournir un renseignement. Un frisson d’épouvante général se propagea, ce qu’ils craignaient le plus était. Sur le pont, le second relayait l’ordre de branle-bas de combat. Imitant sœur Angélique, tous se mirent à genoux. Tout d’abord, ce ne fut qu’une plainte, un soupir, un gémissement partit de leur âme, dans une sincérité profonde, elle prit vie et devint prière. Le père Sanchez d’une voix solennelle récitait la litanie des mots qui devaient monter vers Dieu. Au-dessus d’eux, dans un certain désordre, tous s’activaient. Les marins dégageaient leurs hamacs des ponts d’artillerie et les disposaient roulés le long du pont supérieur pour servir de protection supplémentaire contre la mitraille ennemie. Ils dressaient sur le bastingage un filet d’abordage dans lequel s’empêtreraient les assaillants, ils armaient les canons, rassemblaient les fusils et les pistolets. Chacun s’empara de son poste tous prêts à la manœuvre. Ils guettaient les ordres devant venir du gaillard arrière. L’équipe de repos, une fois le branle-bas effectué, descendit dans l’entrepont par les écoutilles pour prendre leurs fonctions d’artilleur et recharger les canons. C’était bien un navire pirate qui avançait vers eux avec la tempête qui secouait déjà le “Royal Madrid “. Le brigantin qui s’approchait, plus petit et plus maniable, ne semblait pas avoir peur des tourments du ciel dont il profitait pour se précipiter à grande vitesse. Les moucheurs, les tireurs d’élite, dont la tâche était d’abattre les membres du commandement adverse, grimpèrent dans la mâture, portant sur leur dos un à plusieurs mousquets pour ne pas avoir à les recharger. Des voiles du galion se décrochèrent à demi, des matelots s’empressèrent de monter dans les vergues pour les carguer tant bien que mal. Ils rabattirent la voilure, sans quoi le navire pouvait couler. Heureusement, il ne se trouvait pas encore au cœur de la tempête. Tous attendaient dans un silence imprégné de peur, mais prêt à se défendre. Pour beaucoup, ce n’était pas la première fois. Le bâtiment était bien armé, cela les rassurait quelque peu. Le capitaine harangua ses hommes pour leur insuffler du courage. D’un sombre amas de nuages jaillit une forte pluie, et en même temps, soulevées en tous sens par des tourbillons variés, les vagues dérobèrent le brigantin à leur vue. Celui-ci finit par réapparaître, il avait rattrapé et contourné le « Royal Madrid » et il déchargea une première salve que lui rendirent les canons du galion. Dans la cabine, où s’étaient entassés la plupart des passagers sans nouvelle, la confusion se généralisa au son de la mitraille, les maux de cœur dû au tangage incessant du navire n’arrangèrent rien. L’instabilité était telle, que sœur Angélique s’était installée avec à ses côtés les deux fillettes sur une banquette fixée à l’intérieur d’une alcôve. Cramponnée, elle égrainait son chapelet appelant la clémence de Dieu. Doña Castaño s’était réfugiée avec ses deux garçons et leur nourrice dans la profondeur de la banquette jumelle à l’opposé. Les plus forts maintenaient les plus faibles afin d’éviter tant bien que mal les chutes. Les hommes s’accrochaient à leurs fauteuils, monsieur de Génoll tenait son épouse enlacée, au fond de l’un d’eux.

Pendant ce temps, la tempête croissait, et la mer devenait très grosse. La bataille faisait rage, rendant fous les marins pris de stupeur devant les corps de leurs compagnons de route qui s’effondraient, sans têtes, sans bras, ou les deux jambes arrachées. Même ceux que la gloire paraissait rendre invincibles tombaient sous les boulets et la mitraille ennemie. Pour recharger les canons, il leur fallait écarter les dépouilles démembrées qui semblaient s’y accrocher, et ils ne pouvaient éviter de marcher de temps en temps sur un membre ou encore de patauger dans la mare de sang qui recouvrait les lattes des planchers. La tempête qui était venue du sud-est avait tourné au nord-ouest, et s’y était fixée, d’où elle se déchaînait de terrible manière. À chaque vague, les hommes sur le pont se croyaient submergés, et chaque fois que le vaisseau s’abaissait entre deux lames, ils le supposaient prêt à s’engloutir au fond de la mer. Le brigantin malgré la frénésie des flots harcelait toujours le galion. La survie des gabiers et des simples matelots devenait plus précaire. Les tirs de mousqueterie et de mitraille, qui si pour la plupart étaient arrêtée par les hamacs disposés lors du branle-bas, recouvraient le pont instantanément du sang des victimes. En rigole, il s’écoulait par les trous du bastingage et colorait la mer tout autour du navire. Le pont, préalablement couvert de sable, ressemblait à une gigantesque blessure squameuse et visqueuse. Les boulets ramés adverses vrombissaient au-dessus des têtes de matelots, ou bien faisaient mouche et les fauchaient dans l’action. Ordres et contre-ordres étaient donnés depuis la dunette. Le bâtiment désormais se mouvait au rythme de la tempête, les hommes n’y pouvaient rien. Il se transformait en un charnier d’où les hurlements de douleur, les gémissements incessants, le bruit assourdissant des canons. Le bois qui éclatait couvrait à peine la violence des bourrasques. Un craquement sinistre signala trop tard la chute de l’un des mâts. Un boulet ramé l’avait percuté. Il s’abattit lentement, les vergues tombant de toute leur longueur de plus de trente mètres de haut. Il écrasa une dizaine d’hommes au passage, au milieu des hurlements que l’on percevait difficilement dans la fureur des vents. Un groupe se détacha pour couper les haubans. Les gabiers, rugissant à l’aide, s’empêtraient dans l’amas de voiles et de cordages qui recouvraient le pont. Avec le mât, ils disparurent dans l’océan sous les regards impuissants de leurs compagnons. Ce fut à ce moment-là que de la cale surgirent des langues de flammes, le feu dans la cambuse avait pris, le cuisinier était mort sans avoir réussi à éteindre complètement les fourneaux. L’incendie embrasait l’avant du voilier, des hommes en hurlant se jetaient à la mer. Le commandant du brigantin pirates essaya de s’approcher avant de regarder couler le navire, il ne voulait pas perdre sa mise. Le tumulte des vents ne lui permit pas d’arçonner la rambarde du galion, il finit par s’éloigner de peur d’être entraîné avec lui au fond des flots.

Le capitaine Alvarez-Pignero voyant son bâtiment sombré, ordonna son abandon, il somma de mettre les canots à la mer. Les chevaux, les bêtes de somme, les bagages, même les canons furent jetés par-dessus bord pour alléger le navire le temps de l’évacuer. Miguel della Quintaña se précipita vers les coursives. Le pont était maintenant recouvert d’écume et des vagues sombres déferlaient à ses pieds. Il réussit à ouvrir la porte y conduisant. Un flot en profita pour pénétrer. Tout en s’appuyant sur ses parois, chancelant, il parvint jusqu’à la cabine. Il surgit dans celle-ci comme un fou furieux à la stupeur des voyageurs réfugiés dans l’attente. « — vite nous évacuons. Le bateau coule ! » La panique se généralisa. Monsieur de Génoll voulut se rendre dans la sienne. « — non, Monsieur, nous n’avons plus le temps, aux canots vite ! » Il allait résister à cet ordre impétueux, quand il rencontra les yeux de sa compagne, il la prit par le bras et suivit les directives. Tant pis pour le résidu de sa fortune, son épouse valait bien cette perte. Ce fut alors don Pérez y Montilla qui interrompit le mouvement général. « — ma femme, Monsieur ! ma femme se trouve dans sa cabine ! » Personne ne s’était soucié de celle-ci qui sous les effets de ses calmants avait été oubliée au fond de sa couchette. « — Allez-y ! Je m’occupe des petites ! » Sœur Angélique les prit par la main et les emmena vers la sortie, suivie de leur nourrice à laquelle son estomac donnait une couleur de peau improbable. Le groupe, à l’équilibre vacillant sous les impacts prononcés du basculement du navire, avança comme il put. Le père Sanchez ferma la marche. Il était livide, terrorisé, ses jambes ne répondaient plus, c’est la nourrice noire qui s’en aperçut. Elle le saisit fermement par le poignet et l’entraîna. Bien que choqué par le geste, il ne résista pas. Quand le second ouvrit la porte qui donnait sur le pont, le vent s’engouffra chargé d’eau de mer. Doña Castaño, qui tenait dans ses bras son dernier-né, eut un mouvement de recul, mais son époux, qui derrière elle, portait l’aîné la poussa en avant. Il devait y aller, c’était la seule solution, ce n’était plus le moment d’hésiter. Le groupe avança les uns serré contre les autres dans la furie des éléments. Terrifiés à chaque instant, tous pensaient être engloutis ; devant l’horreur de la situation, ils désespéraient de sauver leur vie. Se tenant aux cordages comme ils pouvaient, ils atteignirent tant bien que mal l’échelle glissante qui descendait vers le pont principal. Quoique amoindrie, la frénésie du vent était toujours grande. Le capitaine accélérera l’évacuation, il supposait que le navire ne pourrait se maintenir que quelques minutes de plus sans se briser en morceaux. L’incendie dévorait, malgré l’eau qui l’entourait, tout ce qu’il pouvait, les marins avaient abandonné l’idée de le circoncire. L’air portait un mélange d’odeur de poudre, de transpiration, de sang et de chair fraîche grillée. Un violent chaos fit manquer la dernière marche à sœur Angélique et l’envoya rouler au sol sans qu’elle ait le temps de trouver une prise sûre. Les fillettes effrayées à leurs pleurs rajoutèrent un cri d’effroi. Le bois était devenu plus que glissant. Elle se releva en pestant, avant de s’apercevoir qu’elle n’était pas seule. Miguel della Quintaña s’était précipité à sa rescousse, il la prit par le bras fermement, à lui faire mal. Il avait cru la voir passer par-dessus bord. De peur, son cœur avait manqué un battement. Avec l’aide de l’aspirant Vizconde et du chirurgien Haristouy ainsi que de deux matelots, Miguel della Quintaña dégagea la chaloupe de ses amarres. Ils la retournèrent, l’accrochèrent au bout d’un palan, et la basculèrent hors du navire. Suspendue dans le vide, prête à descendre, elle attendait les naufragés. Avec l’un des marins, le second enjamba la rambarde, se campa fermement dans la barque qui devait réceptionner les femmes. Apeurées, en essayant de ne pas regarder vers le gouffre qui s’ouvrait vers les flots à chaque vacillement du canot, elles passaient, leur équilibre maintenu par les hommes. Une fois, qu’elles furent assises, ils leur transférèrent les enfants. Vint leur tour, le dernier à monter à bord fut Andrés Castaño qu’un basculement soudain du navire déséquilibra, il tomba à la mer au son du cri d’horreur de sa femme. « — Nom de Dieu ! Vite, descendez le canot, nous devons le récupérer. » Les matelots, depuis la chaloupe, firent coulisser les cordes dans les treuils permettant ainsi sa descente. Malgré l’urgence, ils ne pouvaient aller plus rapidement au risque de la faire pencher et de précipiter tout le monde dans les profondeurs. Les passagers, assis sur les bancs de bois, scrutaient dans l’obscurité la mer furibonde. L’embarcation à l’eau, tous cherchèrent où se trouvait le naufragé, personne ne le voyait. « — là-bas ! » hurla doña Castaño, montrant dans un creux de vague l’homme qui se démenait. Ils ramèrent de toutes leurs forces, ils s’approchèrent du nageur, lui tendant une rame pour qu’il puisse s’accrocher. Le flot souleva le canot, le rescapé lâcha prise, sa tête fut cachée derrière les vagues, si bien qu’ils ne le virent plus. Le vent couvrait sa voix. Il s’évanouit définitivement dans les ondes. Ils se regardaient les uns les autres, aucun ne réagissait. La disparition de l’homme les plongea dans un abattement profond. Ils étaient à la merci de Dieu et de la tempête. Ils s’attendaient à voir la mort à chaque instant, se préparant tous pour un autre monde, car il ne leur restait rien ou que peu de choses à faire en celui-ci. La tourmente s’était considérablement apaisée, la mer, néanmoins, s’élevait toujours à une hauteur effroyable. Elle ballotait la chaloupe comme une coquille de noix. Le second réagit et ordonna de ramer. Il ne fallait pas se laisser aller. Ils étaient seize réchappés, cinq femmes, Madame de Génoll qui consolait doña Castaño, tétanisée par la disparition de son époux, sœur Angélique et les deux nourrices, qui rassuraient comme elles pouvaient les quatre enfants terrifiés, dont Alejandra et Antonieta Pérez y Montilla. Les petites miraculées de la catastrophe ne savaient rien de leurs parents, tout comme les autres passagers. Et sept hommes, le père Sanchez à la poupe du bateau marmonnant des prières sans fin, l’aspirant et le chirurgien qui ramaient tout comme Monsieur de Génoll et le second ainsi que  deux matelots. Contre toute attente, ils espéraient que le vaisseau ne coula point, tous le fixaient en prise aux flammes. D’autres avaient-ils pu embarquer sur un canot ?

La nuit était tombée au milieu de la tourmente. Le galion s’enfonçait lentement dans les flots. Les rescapés ne voyaient nulle trace de leurs comparses. Malgré l’effort, implacablement, ils étaient repoussés, éloignés, les hommes n’arrivaient pas à rapprocher la chaloupe du lieu du naufrage. Ils capitulèrent et perdirent tout espoir. Miguel della Quintaña craignait que la mer ne fût trop grosse pour l’embarcation et qu’elle ne puisse résister, et qu’inévitablement ils soient engloutis. Mais chaque fois qu’il croisait les yeux inquiets de sœur Angélique cherchant à être rassurés, il reprenait courage, cela ne pouvait être. Il lançait alors à la cantonade quelques mots d’encouragements. Ils ne détenaient pas de voiles, ils étaient contraints de ramer. Mais vers où ? La terre bien sûre, mais où était-elle ? À cette heure, ils n’auraient su le dire. Ils passèrent toutefois à l’action, le cœur gros comme des hommes marchant au supplice, en suivant les étoiles qui apparaissaient de temps à autre. Un peu avant l’aube, les forces les abandonnant, ils ramenèrent les rames et prirent un peu de repos. L’astre du jour se leva trouvant les naufragés ballotés quelque peu par la houle qui s’était calmée. C’est la chaleur qui sortit du sommeil l’aspirant Vizconde, l’ardeur du soleil brûlait sa peau de rouquin. C’était un miracle ! Il apercevait la côte, des goélands avec leurs cris gouailleurs volaient au-dessus d’eux. « — réveillez-vous, réveillez-vous, la terre ! Là ! » Ouvrant les yeux avec difficulté, le sel collant leurs paupières, ils regardèrent dans la direction, si les marins virent la ligne qui se dessinait, les autres se demandaient ce qu’ils étaient supposés voir. Le continent apparut d’abord comme une zone de l’horizon légèrement plus sombre, à se méprendre et à confondre avec un nuage noir. Après avoir recommandé leurs âmes à Dieu, ils se mirent à ramer de toutes leurs forces vers la terre où déjà le vent les poussait. S’ils ne ressentaient pas la faim, la soif leur devenait intolérable. Le rivage était-il du roc ou du sable, était-il plat ou escarpé, ils l’ignoraient ? Ils ne leur restaient qu’une faible lueur d’espoir, celle d’atteindre une baie, une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur, ils pourraient faire entrer leur barque. Mais rien de tout cela n’apparaissait, à mesure qu’ils approchaient de la plage tant désirée, entraînés par la marée montante. Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant une lieue et demie, à ce qu’ils jugèrent, une haute vague, s’élevant comme une montagne, vint, en roulant à l’arrière de leur embarcation. Elle saisit la chaloupe avec tant de furie que d’un seul coup, elle chavira jetant ses passagers loin, séparés les uns des autres, en leur laissant à peine le temps de dire « ô mon Dieu ». Ils furent tous engloutis en un instant.

*

Sœur Angélique perdit son sang-froid empêtré dans ses vêtements, elle se débâtit ne sachant si elle descendait ou si elle s’élevait dans l’onde. Ses pensées étaient confuses, ses sens n’avaient plus de repères, elle ne pouvait se délivrer des flots pour prendre respiration. Elle paniqua. Elle arracha sa guimpe qui se collait sur son visage. Elle remonta à la surface et aspira un grand coup. Elle s’efforça de gagner le rivage, le poids de ses robes la handicapait. Elle enleva ce qu’elle en put. Elle commença à lutter avec le courant, elle remercia son frère de lui avoir appris à nager lors de leurs jeux d’enfants. Elle avait l’impression de s’éloigner de la berge, elle allait se décourager, se laisser couler, quand elle entendit la voix douce, mais ferme de sa mère. « — Nous voulons, nous pouvons, nous pouvons, nous devons ! » Elle devait délirer, mais elle l’écouta. Elle réagit, se fit flotter comme une planche pour reprendre son souffle, et là, elle sentit le courant de la marée, il l’entraînait vers la côte. Une vague la porta ou plutôt l’emporta sur une longue portée vers le rivage, et celle-ci se répandit puis se retira, la laissant presque à sec, mais à demi asphyxiée par l’eau qu’elle avait avalée. Se voyant au plus près de la terre ferme qu’elle ne s’y était attendue, elle eut la présence d’esprit et assez de force pour se dresser sur ses pieds. Une autre vague revint et l’enleva. Elle lutta et sentit que c’était impossible. Elle observa le flux s’avancer derrière elle furieux et aussi haut qu’une grande montagne. Elle n’avait ni le moyen ni l’énergie de combattre cet ennemi. Sa seule ressource fut de retirer tout ce qu’il la gênait encore de retenir son haleine, et de s’élever au-dessus de l’eau. Elle espérait ainsi être portée par elle. Elle appréhendait par-dessus tout que le flot, après l’avoir transportée, en venant, vers le rivage, ne la rejetât dans la mer en s’en retournant. La vague s’enroula sur elle-même et l’ensevelit tout d’un coup dans sa propre masse. Elle se retrouva charriée avec une violence et une rapidité extrêmes à une grande distance du côté de la terre. Elle bloqua son souffle, et elle nagea de toutes ses forces. Faute de respiration, elle s’affola quand elle pressentit sa remontée. À son soulagement, sa tête et ses mains percèrent au-dessus de l’eau. Elle tint bon, devinant que la lame étalée commençait à se retirer, elle coupa à travers les vagues et elle reprit pied. Miguel della Quintaña l’attrapa à bras le corps. Il l’avait précédée et l’avait aperçue se débattre dans les vagues. Affolé, il était revenu la chercher. Il la calma, lui laissant reprendre haleine, et attendit le reflux. Puis, prenant son élan, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, il l’emporta vers le rivage. Empêtrée dans ses robes alourdies d’humidité, le fort courant la fit tomber. Il la releva et voyant le retour des vagues, qui allaient les envelopper, il résolut de se cramponner à un rocher qui affleurait du bord de la côte. Retenant son haleine, il l’avait coincée entre lui et la paroi, et attendit que les vagues se retirent. Comme la terre était à proximité, les lames ne s’élevaient plus aussi haut, il reprit sa course portant plus qu’il entraînait sœur Angélique. Ils se rapprochèrent tellement de la rive, que la nouvelle vague ne les engloutit pas assez pour les emporter. Après un dernier effort, ils parvinrent sur la plage. Ils étaient délivrés de tous périls et à l’abri de toute atteinte de l’Océan.

Ils s’écroulèrent épuisés sur le sable blanc. Sœur Angélique commença à regarder le ciel et remercia Dieu de l’avoir sauvée. Son soulagement était si vif qu’elle était au bord de l’extase, l’homme se pencha vers elle pour vérifier que tout allait. Elle se redressa et l’embrassa sans vraiment savoir ce qu’elle faisait, simplement parce qu’elle vivait. Il lui rendit le baiser et pleurait comme un enfant de la sentir dans ses bras pleine de vie. Elle ferma les yeux, il la porta tout en lui parlant doucement pour la rassurer. Il la posa au pied d’un arbre et lui conseilla de dormir. En fait, se pressentant en sécurité dans les bras de l’homme, c’était ce qu’elle accomplissait déjà.

Son esprit soulagé, il commença à regarder autour de lui, cherchant les passagers de la chaloupe. Ils avaient échoué dans une petite baie, ils y étaient seuls. Il laissa sœur Angélique à l’ombre se reposer et décida d’aller voir plus à l’Ouest s’il ne trouvait pas d’empreinte des supposés rescapés. Rien, il avait beau marcher, il n’y avait aucun vestige d’un naufrage sur ces rivages, quand il atteint le bout de la crique, il découvrit une plage sans fin de sable blanc bordée de palmiers et autres essences, malgré ses espérances, elle était déserte et vierge de toute trace humaine. Il revint sur ses pas.

Marie-Angélique Cambes-Sadirac

Marie-Angélique comprit dans les yeux de l’homme qui la regardait à quoi elle ressemblait, ou du moins le crut-elle. Elle ne portait plus que, pour tout vêtement, sa cotte de lin sur sa chemise de coton fin, le tout encore humide. Ses robes collaient à son corps. Ils dessinaient les courbes de son anatomie, laissant paraître les moindres contours. Là où la sœur voyait l’indécence, lui contemplait la beauté d’une silhouette déliée, mince et longue. Elle se recroquevilla pudiquement. Il lui sourit ému et détourna le regard. Elle rajusta ses mèches de cheveux auburn qui s’échappaient de son bonnet, seul reste de sa coiffe d’Ursuline. Les yeux baissés, la réverbération la gênait, d’une voix légèrement éraillée, elle lui demanda où se trouvaient leurs compagnons.   « — Je ne sais pas, je suis allé voir de ce côté, aucune trace, rien. Nous allons nous diriger dans l’autre sens où nous aurons peut-être plus de chance. Vous vous sentez de marcher ?

— Cela va aller, ne vous inquiétez pas. » Elle releva les yeux et rencontrant ceux de l’homme, elle rougit au souvenir de son abandon. Elle rejeta sa pensée, ne voulut pas l’analyser, elle estima que ce n’était pas le moment. Elle se leva, sa robe était sèche, et elle jugea son ampleur suffisante pour cacher son corps. Il se mit à marcher d’un pas ferme, elle le suivit, intimidée de se retrouver seule avec lui. Une gêne s’était infiltrée entre eux, celle du baiser ; ni l’un ni l’autre ne le regrettaient, mais ils savaient qu’il n’aurait pas dû être. Et ils avaient compris qu’il confirmait un sentiment réciproque qui les effrayait, car contre nature. Marchant derrière lui, elle ne pouvait s’empêcher d’examiner le dos du Second. La silhouette athlétique, grand de taille,  large de carrure, les cheveux châtains tombant sur ses épaules, elle prit conscience que pour la première fois elle le voyait sans perruque. Elle finit par le rattraper malgré ses enjambées. « — don della Quintaña si vous voulez que je vous suive, il va falloir ralentir, ou alors vous allez me perdre.

— Oh ! Excusez-moi ma sœur, je n’avais pas réalisé. » Elle lui sourit, avec un pincement au cœur au rappel de son sacerdoce. Ils marchèrent au bord de l’eau là où le sable se révélait plus ferme, ils arrivèrent à l’autre extrémité de la baie. De la pointe, à perte de vue, ils virent la plage entre mer et palmiers qui s’étalaient devant eux à l’infini. Scrutant au loin ils perçurent du mouvement. Un groupe d’humains ? Des rescapés ? Ils n’étaient sûrs de rien. Ils se mirent à presser le pas. Plus ils avançaient plus leurs doutes s’effaçaient. C’était bien les leurs. Deux hommes portaient un troisième vers la lisière de la palmeraie qui bordait le littoral. De l’ombre des arbres surgit les cris de joie des petites Pérez y Montilla, elles se précipitaient vers eux hurlant le nom de sœur Angélique. En même temps derrière elles, ils virent sortir dans la lumière les autres rescapés. Sœur Angélique se mit aussi à courir vers les fillettes. Elle les serra sanglotant de soulagement. Madame de Génoll s’avança vers eux, suivie de son époux, et prit dans ses bras la sœur, tous pleuraient de bonheur. Dans le chavirement de la chaloupe, ils n’avaient perdu que l’un des matelots. Doña Castaño était assise contre un palmier avec ses deux petits garçons miraculeusement sauvés du drame, elle n’avait pas lâché la main de l’aîné et avait été projetée avec lui sur la plage. La nourrice noire avait été retrouvée, bien plus loin, inconsciente, avec le tout petit qui hurlait toujours dans ses bras. Dolorès, la nourrice des filles, n’avait pas émis un mot depuis qu’elle était sortie de la mer, jurant dans son for intérieur que plus jamais elle ne remettrait les pieds sur l’eau. Quant à l’homme porté, c’était l’aspirant Javier Vizconde. Il avait été assommé par la chaloupe à laquelle il s’accrochait, mais avait été entraîné avec elle par la marée jusqu’à la terre, ce qui lui avait évité la noyade. Le deuxième matelot et le chirurgien le ranimaient à l’ombre. Sœur Angélique réalisa tout à coup que le père Sanchez n’était parmi eux quand elle entendit. « — Ma sœur, vous devriez avoir honte de vous présenter à nous dans cette tenue ! » Tous se retournèrent vers lui interloqués. « — mon père, c’était ça ou la noyade, je me suis permis de faire un choix ne vous en déplaise. De plus, je pense que ma mise est encore décente et ne dévoile pas grand-chose de ma personne ! Et je vous prierai de bien vouloir vous occuper uniquement de nos âmes en cette heure ! » Sous le ton autoritaire, le père en resta les bras ballants. Une Cambes-Sadirac n’allait pas se faire houspiller par un ecclésiastique sorti dont on ne sait où. Si d’habitude sa modestie ne tenait pas compte de son lignage, la semonce déplacée avait chatouillé un orgueil qu’elle ne se connaissait pas. Décidément, ce voyage lui apprenait bien de choses sur elle-même, et des plus troublantes. Tous regardaient la sœur, tout aussi surpris par sa réponse que par son ton. Ils apprécièrent en ce moment difficile l’assurance, démontrant une force d’âme dont tous avaient bien besoin. De plus, ils étaient d’accord avec elle, ce que perçut tout de suite le père aussi ne rajouta-t-il rien.

Le Second fit le point sur leur état. Il n’était pas fameux. Son moral était tombé, ils n’avaient rien à manger ou à boire pour se réconforter. Quant aux armes pour y remédier afin de chasser ou se défendre, il comptabilisa quatre couteaux, deux sabres et un briquet-couteau, objet de collection que détenait Javier Vizconde, pour allumer sa pipe. Il ne savait même pas où ils étaient. Ils ne pouvaient avoir comme perspective que celle de mourir de faim ou d’être dévoré par les bêtes féroces. Aussi sursauta-t-il quand il entendit la voix douce, mais ferme de sœur Angélique. « — Je suppose que nous allons tout d’abord, nous reposer, mais ensuite par où partirons-nous, car bien évidemment personne ne viendra nous chercher. » Il la regarda, cela lui réchauffa le cœur, bien sûr il fallait se battre, ils n’allaient pas attendre la mort. Au souvenir des cartes, il annonça que d’ici une heure, ils fileraient vers l’Est, parce qu’il n’était pas question de s’enfoncer dans la palmeraie. 

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 28 (2ème partie)

  1. Pingback: La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 29 | franz hierf

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