La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 31 à 34

1er épisode

épisode précédent

Chapitre 31

Septembre 1793, des nouvelles de France

Antoinette-Marie Cambes-Sadirac
Marquesa de Puerto Valdez  

Il faisait encore doux à cette heure de la journée. Antoinette-Marie sortit du dispensaire en laissant un seul mal-portant au soin de la bonne Néora, l’hospitalière du domaine. Elle était satisfaite. Aucun nègre ne rechignait au travail en se faisant passer pour malade, ce qui était un signe positif. Cela corroborait son idée qu’il n’y avait pas besoin de les violenter pour obtenir leur labeur. Évidemment, elle occultait la crainte d’être vendu à un propriétaire plus virulent, ainsi que l’appréhension d’être séparé des leurs, car des familles s’étaient formées avec le consentement des différents maîtres qui avaient régi la plantation. Et avec l’arrivée de cette jeune maîtresse inexpérimentée, tous avaient eu peur à la mort du baron de se voir éparpiller. Elle aurait été étonnée de savoir qu’ils jouaient le jeu pour ne pas être mis à l’encan.

Elle décida de profiter de la clémence des températures pour aller vaquer au jardin avant que la chaleur de la fin de l’été ne la pousse à se retirer à l’intérieur. Elle dirigea ses pas vers la demeure et la roseraie avec sur les talons Navarre et Béarn et bien sûr le petit Hyacinthe, qui tel un page, la suivait partout portant tout ce qui pouvait l’encombrer. Mama-Louisa et elle-même avaient opté pour cette fonction, à la grande jubilation de l’enfant, étant donné qu’elle butait sur lui à longueur de temps. Sur leur chemin, ils rencontrèrent Nathanaël le benjamin de la gouvernante qui l’attendait tout en surveillant sa petite sœur, Sarah. Antoinette-Marie se baissa pour prendre l’adorable fillette, elle espérait que ses filles deviendraient aussi jolies, c’était un ravissement des yeux. Arrivée au jardin, elle la posa la laissant trotter à sa guise entre les arbustes et les massifs de fleurs. Marie-Adélaïde lui avait donné le virus du jardinage. Elle aimait la nature bien sûr, mais le goût de l’ordonnancer lui était venu par son amie, et comme sur les bords du Mississippi rien n’était plus simple, tout y poussait, c’était un plaisir. Elle s’appliqua à ausculter chaque buisson, épiant les parasites destructeurs, arrachant chaque pétale fané, s’émerveillant de la beauté de la floraison, des colibris, ces oiseaux bijoux qui butinaient leurs cœurs. Nathanaël sarclait les mauvaises herbes avec l’aide de Sarah que l’on retenait d’introduire dans sa bouche tout ce qu’elle trouvait. Hyacinthe de son côté surveillait insectes et reptiles rampants qui auraient pu mettre en danger sa maîtresse, tous se souvenaient encore de la tarentule qui avait failli lui coûter la vie. Ce fut au milieu de cette activité que Hyacinthe constata venant dans l’allée deux dames suivies de deux fillettes, il le fit remarquer à la jardinière de circonstance. Elle se redressa délaissant le buisson sur lequel elle ouvrageait, essuya ses mains à son tablier, et en plaça une en visière au-dessus de ses yeux pour les protéger du rayonnement. Elle reconnut l’une des deux femmes, c’était Marguerite Aurion. Elle enleva son tablier qu’elle tendit au négrillon, lissa sa robe de linon, et envoya l’enfant prévenir Mama-Louisa. Elle appréciait l’Acadienne, sa chaleur sans ostentation et son amitié. Elle ne l’avait pas vue depuis le printemps, en fait depuis les fêtes de Pâques qui entraînaient toujours une succession d’invitations. Plus le groupe s’avançait, plus la deuxième femme lui rappelait quelqu’un, mais elle n’aurait pas su dire qui ? Elle effectua un signe de la main en guise de bienvenue et les attendit sur les marches de la demeure. 

Marguerite Aurion

« — Antoinette, j’avais peur que vous ne vous trouviez point chez vous. » Elle lui répondit tout en examinant l’autre femme qui l’observait aussi. « — Oh, il est trop tôt pour aller à la Nouvelle-Orléans, entrez donc, venez vous mettre à l’ombre.

— Attendez, Antoinette, que je vous présente ma compagne. En fait, c’est une surprise. » Antoinette-Marie lui jeta un regard interrogateur. « — Je vous présente sœur Angélique, enfin votre sœur. » Un coup de tonnerre ne l’aurait pas plus stupéfait. Antoinette-Marie examina à nouveau la femme devant elle. C’était donc ça ce qui l’intriguait, effectivement elle ressemblait à Marie-Amélie, et elle ne pouvait se rendre compte qu’elle-même avait quelque chose de cette femme.

*

Marguerite avait insisté pour que sœur Angélique prolongeât son séjour avec les petites Pérez y Montilla après le départ de doña Castaño. Ne se sentant pas prête à affronter encore ses obligations, elle accepta de finir l’été au sein de la plantation. À peu près du même âge et de tempérament similaire les deux femmes tissèrent des liens qui allaient perdurer.

Marguerite lui expliqua ce qu’était la Louisiane, qu’elle était sa vie, elle essayait par tous les moyens de sortir de son apathie Marie-Angélique qui reprenait son identité en tant que sœur Angélique. Elle avait cru deviner à l’ampleur de la tristesse de l’ursuline pour la mort du Second que leur relation avait dû être plus qu’affectueuse. Elle ne chercha pas à savoir, chacun avait ses secrets. Mais la confiance, sur laquelle se construisait leur amitié, permit à Marie-Angélique de livrer ce lourd secret. Elle fut soulagée, Marguerite ne porta nul jugement. Ce jour-là, sa compagne la poussa à lui parler d’elle. C’est ainsi qu’elle apprit qu’elle était la sœur de la veuve de Charles de Thouais remariée à un marquis espagnol et dont la plantation se situait à deux heures de pirogues de là.

Chapitre 32

Automne 1793

Charles-Louis de Saint Aignan

Il se nommait Charles-Louis Cambes-Sadirac chevalier de Saint-Aignan, capitaine de cavalerie du général Dumouriez. « — Oui, c’est ça ! Il s’appelait Charles-Louis Cambes-Sadirac ». Cela faisait un an que son cerveau lui refusait sa pleine mémoire. La bulle dans sa tête avait éclaté, il se souvenait, il se rappelait de tout. Il courait dans les corridors du Val de Grâce transformé depuis le début des conflits révolutionnaires en hôpital. Il arriva devant le bureau du citoyen Desault, le chirurgien qui lui avait sauvé la vie. Il frappa, surgit face à lui et s’écria victorieux. « — Je suis Charles-Louis Cambes-Sadirac ! Mon père est le baron Cambes-Sadirac, j’ai pour épouse Élisabeth Chevetel de la Rabelliere, et j’ai deux sœurs, non trois, la dernière, la plus jeune que je ne connais pas, vit en Louisiane. »

Après la bataille de Valmy, un an plutôt, Charles-Louis s’était réveillé, dans un couloir dans lequel s’alignaient des civières, avec un terrible élancement aux reins et à l’épaule. Il y voyait trouble. Il avait du mal à tenir ses yeux ouverts, sa tête n’était qu’un martèlement continu. Autour de lui, ce n’était que gémissements et odeurs nauséabondes. Il se sentait lui-même moite et sale. Dans son champ de vision, il perçut plus qu’il visualisa la silhouette. Il essaya avec peine de lever le bras pour faire signe, une douleur fulgurante lui déchira l’articulation. « — docteur, celui-là a bougé ! ». Pierre Joseph Desault, chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu, appelé en rescousse à cause de l’afflux de blessés, se retourna vers celui indiqué. Il n’aurait pas cru qu’il survivrait celui-là, comme quoi il ne devait pas désespérer. Il toucha le front du malade, regarda le fond de son œil et s’adressa à lui. « — Soldat, tu m’entends ? » Charles-Louis bougea, mais il ne parvenait pas à articuler. « — il est mal en point, mais il a ses chances, portez-le au-dessus ! »

Plusieurs jours s’écoulèrent avant que Charles-Louis ne comprît où il était, les ambulances l’avaient ramené du champ de bataille au Val de Grâce. Il avait été dépouillé de ses affaires jusqu’à ses bottes avant son arrivée. Son dos avait été déchiqueté et son épaule entaillée profondément par un sabre. L’un et l’autre mirent des mois à récupérer. Mais quand il sortit de son état fiévreux dû à l’infection, l’infirmière avait voulu lui faire décliner son identité. Il n’avait pu le dire, il ne s’en souvenait plus. Malgré le ton rassurant du chirurgien en chef, cela le terrorisait. Entre deux migraines qui l’obligeaient à s’aliter dans le noir, il cherchait, fouillait inlassablement dans sa tête en quête d’indices. La seule chose qui lui revenait sans fin c’était le regard en pleurs de cet individu qui semblait le connaître et qui courait vers lui.

Le docteur Desault avait très vite deviné que le patient qu’il soignait et avec lequel il développait au fil des jours une relation d’amitié était un homme cultivé. Il savait lire et écrire, s’exprimait en français sans accent particulier ainsi qu’en allemand et en anglais en plus du latin. Quand après des mois, son malade et proche fut suffisamment rétabli, ne sachant où aller, il se mit au service de l’hôpital. Il devint ambulancier, secrétaire, et aussi interprète, c’est d’ailleurs comme cela que l’on découvrit qu’il parlait le gascon, ce qui laissa supposer qu’il provenait du sud-ouest de la France. Il fut surnommé par tous Valmy, puisqu’il était arrivé de cette bataille. Les jours s’étaient écoulés comme ça, l’homme espérant être reconnu par quelqu’un ; l’hiver, le printemps et l’été étaient passés, sans que rien ne vienne ni de lui ni des autres, il ne savait pas qui il était et ne savait où chercher ni même à qui s’adresser. Le médecin de son côté pensait que par les temps qui courraient c’était peut-être mieux. Cela le protégeait des affres du tribunal révolutionnaire qui, à l’aide de la guillotine, fauchait les champs de la nation pour un oui ou pour un non aussi bien que la guerre. La dictature de Robespierre, qui insidieusement s’était mise en place, appliquait une justice aveugle et froide. Elle effaçait tout ce qui se révélait contraire à ses principes. Lorsque la mémoire de Charles-Louis se décida à s’ouvrir, le nouveau pouvoir éradiquait l’ancien, les proches de Brissot et du couple Roland furent pourchassés, arrêtés et présentés au tribunal révolutionnaire avec nul retour possible.

*

« — alors, citoyen Cambes-Sadirac, je dois donc vous accompagner au ministère de la Guerre afin de régulariser votre situation. Laisse-moi terminer mon rapport du jour et nous y allons. » Quelques instants plus tard, les deux comparses parcouraient à pied le trajet qui les menait de la rive gauche à la rive droite de la Seine où se situait le bâtiment. « — bien que je ne l’apprécie guère, je connais le citoyen Jourdeuil, il est l’adjoint du ministre de la Guerre, le général Jean-Baptiste Bouchotte. Fais attention à ce que tu exprimes Valmy, l’homme n’est pas un saint. Il a participé activement à ces horribles massacres de l’automne dernier et a poussé Fouquier-Tinville au tribunal révolutionnaire, qui en est d’ailleurs aujourd’hui le président. Tout cela lui donne beaucoup de pouvoir, et cet homme est mauvais si tu veux mon avis.

— Mais nous allons juste lui dire où je me trouvais pendant cette année et pourquoi je n’ai pu donner signe de vie.

— Oui bien sûr ! Mais nous ne savons pas ce que détient ton dossier. »

Après une bonne heure d’attente dans le ministère, ils furent reçus comme l’avait prévu le médecin par l’adjoint du ministre. En même temps qu’ils pénétraient dans son cabinet, un secrétaire déposa le dossier de Charles-Louis sur le bureau de Jourdeuil. L’homme les salua dédaigneusement, leur montra les sièges et commença à examiner des documents. « — À ce que je lis, tu es le citoyen Cambes-Sadirac, et nous t’avions perdu depuis la bataille de Valmy. Tu te tenais sous les ordres de Dumouriez, ton malheur t’a éloigné à temps de cet homme fâcheux. Mon secrétaire a mis à jour ton dossier, tu recevras tes ordres prochainement. Où devons-nous te les adresser ?

— Je vais rentrer chez moi, je n’ai pas vu mon épouse depuis plus d’un an. Je résiderai donc rue Jacob. »

Jourdeuil, plongé dans le dossier, sourcilla. L’homme ne savait pas par conséquent pour la mort de sa femme ni pour la confiscation de son patrimoine. « — je te conseille d’aller auparavant au ministère de l’Intérieur, car tes biens sont sous séquestre, ton absence a laissé penser que tu avais émigré. Pour ta solde, voies avec mon secrétaire. » Le fonctionnaire ne se faisait pas trop d’illusion pour le remboursement du retard accumulé, mais c’était le cadet de ses soucis.

 Une fois sorti de ce ministère, complètement déboussolé, tout comme à sa dernière visite à Paris, il réalisa le même parcours et se rendit rue de Choiseul.

Il fut guidé jusqu’au secrétaire de Jules-François Paré, ministre de l’Intérieur. L’homme courbé sur ses papiers leva à peine la tête. « — C’est pourquoi ? » Charles-Louis expliqua, avec l’aide du médecin qui ne l’avait pas quitté, sa situation ; quand ils eurent fini, le secrétaire baissa ses yeux morts vers un énorme registre relié, et conclut avec un ton blasé. « — ah, ça ne va pas être facile, attendez-moi dans la pièce d’à côté, j’envoie chercher votre dossier ! » Et le secrétaire du secrétaire dépêcha un commis quérir, deux étages plus hauts, ledit dossier. Cela prit deux bonnes heures à tel point que les quémandeurs se crurent oubliés et lorsque le fameux dossier se retrouva entre les mains du secrétaire de l’intérieur, il ponctua à nouveau. « — Ah, ça ne va pas être commode ! Nous allons faire suivre ta demande, mais quoiqu’elle soit justifiée, cela va s’avérer un peu long, et encore que je ne voie aucun de tes biens revendus. Mais nous devons vérifier.

— Et si tel est le cas, pensez-vous que je serai indemnisé ?

— En théorie oui, mais les caisses de l’État sont vides, cela prendra du temps. En attendant, où comptes-tu loger citoyen ?

— Je n’en ai aucune idée, je songe à me rendre chez ma sœur, elle sait peut-être où se trouve mon épouse. »

L’homme leva la tête, toisa son interlocuteur, mais ne dit pas ce dont il était instruit, après tout il n’était pour rien dans le décès de sa femme. De plus, elle faisait partie d’une liste de disparus, mais rien ne prouvait qu’elle fût morte. Il s’arrangea avec sa conscience et le laissa repartir ignorant de ce fait. De son côté, bien que désemparé par la tournure des événements, Charles-Louis décida de se rendre chez sa sœur, Marie-Amélie. Il quitta le médecin, mais lui garantit qu’il rentrerait dormir à l’hôpital. Celui-ci le rassura, il allait de ce pas demander de l’aide à son ami Fourcroy, qui remplaçait Marat à la Convention nationale depuis son assassinat en juillet dernier. Il devrait pouvoir faire accélérer le travail des fonctionnaires quant à son sujet. 

Tout en marchant, sa colère montait se substituant à la surprise et au désarroi. Il bouillait à l’idée de cette mainmise sur ses biens alors qu’il protégeait cette horde de profiteurs. Il n’avait nul doute quant au but de ces manœuvres, pendant qu’avec ses hommes, il barrait la route à l’envahisseur, elles remplissaient les poches de ces fonctionnaires ; et pour toute récompense, ils le dépouillaient sans vergogne. Et Élisabeth, qu’était-elle devenue ? Ils avaient dû la mettre dehors ? Où pouvait-elle être aujourd’hui ? Il marchait à grandes enjambées fulminant de rancœur contre l’injustice. Il se retrouva à la porte de l’appartement des Lacourtade sans souvenance du parcours qui l’y avait amené, tant ses pensées avaient occulté le reste. Il toqua et attendit. Personne ne répondit. Sa colère tomba d’un coup face à l’incongruité de la conjoncture ; pourquoi personne ne venait-il ouvrir ? Que les Lacourtade fussent absents, cela se pouvait, mais le personnel ? Devant l’évidence, il frappa au logement opposé, mais là aussi nulle réaction. Il redescendit l’escalier tout en réfléchissant au parti à prendre. Il pénétra dans la cour de l’immeuble étrangement vide de tout serviteur. Une fois dans la rue il leva les yeux vers les fenêtres et constata les volets intérieurs fermés. Où pouvait-il demander ? Désemparé, il décida à se rendre chez lui, rue Jacob, quelqu’un pourrait peut-être l’informer au sujet d’Élisabeth. Son sort l’inquiétait de plus en plus.

La journée tirait à sa fin et lorsqu’il parvint à son hôtel, le couvre-feu approchait. Le portail de sa demeure était bien évidemment clos. Il se présenta à l’hôtel particulier d’à côté et interpella le portier. « — Citoyen, sais-tu ce que sont devenus les occupants de la résidence voisine ?

— Je ne pourrais le dire, mon maître a acheté le sien récemment et quand nous nous sommes installés, il était déjà vide. Mais demande en face, ils ont peut-être des informations ? »

Il n’obtint guère plus de succès avec les habitants de l’autre côté de la voie, la plupart des hôtels particuliers de la rue détenaient de nouveaux propriétaires. Il se décida à rentrer sans en savoir plus. Quand il pénétra dans la rue d’Enfer, la nuit était là et le couvre-feu avec, ce fut donc avec diligence et discrétion qu’il la parcourut se cachant de justesse lors d’un passage de la garde. Il arriva au Val de Grâce la tête fourmillant d’idées sombres.

*

Le lendemain, la citoyenne Marie-Antoinette Capet, au demeurant Reine de France, montait sur l’échafaud en faisant une martyre pour beaucoup et un acte de justice pour les autres.

Chapitre 33

L’arrestation de Marie-Amélie, Novembre 1793

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

Le brouillard automnal se levait au-dessus de la campagne, laissant filtrer les premiers rayons du soleil. Moineaux, merles et pies, entre jacassement et pépiement, avaient commencé leur ode au matin nouveau. Castor et Pollux, les deux braves molosses, dont la mort ne voulait pas, s’étiraient avec difficulté et baillaient à s’en décrocher la gueule. Debout, ils allèrent, comme chaque jour, chercher leur pitance vers la cuisine à l’arrière du château. Leur surdité depuis longtemps avérée n’avait pu mettre leur sens en éveil à l’arrivée de la colonne armée qui approchait au pas vers le portail de la cour. C’était un détachement de la garde nationale de Bouliac. L’un des cavaliers convoyait en croupe une femme somnolente contre son dos. Le groupe se scinda en deux, la moitié contourna la bâtisse l’encerclant par ce fait.

Ce furent les coups violents portés par la crosse d’un fusil contre la porte de la façade qui réveilla complètement les habitants du château. L’alarme fut générale. Pendant que Nounou Freydou, qui avait repris son sang-froid dès qu’elle avait eu cerné le danger, se rendait à la porte en poussant un. « — Voilà ! Voilà ! » Pour faire patienter, Antonin laissait son fils, Augustin, à Bertrande que l’affolement gagnait et à Gaspard qui la rassurait tant bien que mal. Il monta quatre à quatre les escaliers qui allaient à la chambre de Marie-Amélie. Blanche de frayeur, elle avait enveloppé son petit Louis dans un châle et le maintenait serré contre elle. « — venez, nous devons fuir par-derrière ! »

Il prit l’enfant dans ses bras et se précipita avec la jeune femme en chemise recouverte d’un manteau qu’elle tenait toujours à portée de main. Il la guida vers les salles du bas qui menait par un dédale de pièces vers la buanderie. Il pensait que la petite porte, donnant directement dans les prés, faciliterait leur retraite pour accéder au bois à l’arrière du château.

Devant la bâtisse, Nounou Freydou affirmait au capitaine de la garde ne pas avoir revu la citoyenne Cambes depuis plusieurs années. « — pousse-toi, citoyenne ! Nous allons vérifier par nous-mêmes ». Faisant barrage de son corps, elle s’interposa. « — mais de quel droit ? Citoyen capitaine.

— Et celui de la Nation, tiens ! »

À ce moment-là retentit un coup de feu, qui tétanisa tout le monde. Nounou Freydou sursauta. Le capitaine la bouscula violemment, elle perdit l’équilibre et heurta l’angle du bahut qu’elle avait derrière elle le long du mur. Bertrande se précipita vers sa belle-mère pour la soutenir, hurlant. « — Salaud ! »… Les mots qui suivaient lui restèrent dans la gorge surprise par la balle qui la foudroya. Gaspard n’eut pas le temps de réagir, qu’un autre coup l’atteignit mortellement. Cela s’était passé si vite que le petit Augustin Bourdel, projeté en arrière, tétanisé par la violence qui l’entourait, ne comprit rien. Il regardait hagard autour de lui les corps ensanglantés. Il se mit doucement à pleurer ne sachant que faire. Il finit par aller à l’extérieur du château. Un garde l’agrippa par le poignet, tout aussi perdu que lui par la tournure prise par les événements.

Le coup de feu, qu’ils avaient entendu et qui avait déclenché le carnage dans l’affolement, venait d’un garde qui avait tiré pour empêcher les fugitifs de sortir à l’arrière. Ils firent volte-face pour se casser le nez sur le capitaine et ses hommes qui avaient traversé la demeure en direction de la détonation. Antonin voulut repousser les individus, mais avec le petit Louis dans les bras, il se retrouva handicapé et ne put éviter l’impact de la baïonnette à l’aine. Il suffoqua et s’effondra emportant l’enfant dans sa chute. Les soldats laissèrent le blessé inconscient. L’appât du gain étant le plus fort, il les entraînait déjà dans la fouille des pièces à la recherche d’un trésor qui devait absolument s’y trouver.


Marie-Amélie Cambes-Sadirac

Le capitaine ressorti tirant par le poignet Marie-Amélie se rebellant. S’adressant à la femme que la troupe avait amenée pour repérer la suspecte, il lui demanda si elle la reconnaissait. Celle-ci avec arrogance, imaginant la récompense qu’elle allait obtenir, assura se souvenir de la mère et l’enfant, qu’elle avait par ailleurs dénoncés. Marie-Amélie, relevant la tête, identifia elle aussi la servante rousse de l’auberge. De colère, elle se cabra, se débâtit tant bien que mal de la main d’acier qui la maintenait. « — lâchez-moi, vous me faites mal ! Pourquoi m’arrêtez-vous ? Je n’ai fait aucun tort à personne !

— Tu es bien la citoyenne Cambes, épouse Lacourtade, fille du ci-devant Cambes-Sadirac émigré. Alors c’est bien suffisant comme chef d’accusation !

— Mais mon mari sert la commune !

— Tu veux dire : servait ! Il est mort ! Une mauvaise chute, paraît-il ! »

Ce fut comme une déflagration dans la tête de Marie-Amélie. Pendant qu’elle perdait connaissance, le capitaine riait à perdre haleine de son jeu de mots. La charrette, pour charger les prisonniers, arriva en arrière-garde de la troupe. Après avoir fouillé dans chaque recoin en vain du château, qui ne détenait plus depuis bien longtemps de valeur, les gardes de dépit y mirent le feu. Ils emportaient un maigre butin. Ils laissèrent devant la demeure le garçonnet d’Antonin en pleurs et s’en allèrent avec les deux suspects, Marie-Amélie inconsciente et son enfant de trois ans, Louis, sanglotant doucement contre sa mère.

Chapitre 34

La vengeance d’Antonin, Novembre 1793

Antonin Bourdel

Le château brûlait devant les yeux embués des larmes d’Augustin désemparé. Du haut de ses trois ans, il ne pouvait que pleurer ne sachant que faire d’autre. Il n’osait rentrer chercher les siens, des flammes jaillissaient des fenêtres de la façade, faisant exploser les carreaux. Castor et Pollux hurlaient à la mort, rajoutant au désarroi de l’enfant. Il s’assit sur les pavés de la cour, se recroquevilla et se mit à sangloter de plus belle. 

La fumée irrita sa gorge et sortit Antonin de l’inconscience. Si la douleur de la plaie reçue au côté l’avait amené à défaillir, elle ne l’empêcha pas de se relever. Se tenant la lésion d’où le sang suintait, il réussit à s’extirper par l’une des portes à l’arrière du château. Après avoir repris respiration, il ôta sa chemise et avec il se banda tant bien que mal la taille pour maintenir l’hémorragie. Chancelant, il contourna la bâtisse dont le toit, rongé par les flammes, commençait à craquer. Dans la cour, il découvrit son fils qu’un voisin, alerté par la fumée, avait trouvé tout seul. Apercevant Antonin vacillant venir à lui, il se précipita pour le soutenir. « — Où sont-ils ? » hoqueta le blessé. « — La garde a emmené Madame Lacourtade et son petit ». Car bien sûr dans les alentours tous savaient qui était la dame hébergée au château et nul n’avait rien dit, c’était l’affaire du village. Le voisin avait croisé la troupe et la charrette qui suivait, il les avait observées depuis l’orée du bois qui longeait la route. Il avait accouru, dès qu’ils s’étaient éloignés, mais était arrivé trop tard. Il n’avait compris la totalité du drame qu’en tirant les vers du nez de l’enfant qui bredouillait de son mieux pour répondre aux questions qu’il lui posait. « — Et les Freydou… où sont les Freydou ? » Sans un mot, le voisin n’en avait pas le courage, des yeux, il lui montra le brasier. « — Pour l’instant, nous ne pouvons plus rien pour eux, Antonin. Je reviendrai plus tard, avec les autres. Nous leur ferons une sépulture. » Antonin laissa sortir de gros sanglots, il avait perdu ceux qui lui avaient servi de parents, il n’en avait pas eu d’autres.

Le voisin mit le petit Augustin sur ses épaules et maintenant de son mieux l’équilibre fragile du blessé, ils traversèrent les bois et les champs qui menaient à la maisonnette de celui-ci. Sa femme alertée attendait anxieuse et se précipita dès qu’elle les vit au bout de son allée. Elle interrogea du regard son homme, elle comprit l’ampleur du drame aux larmes qu’il avait aux bords des yeux. Elle prit l’enfant dans ses bras, lui marmonna des mots d’affection. Elle fit ensuite de son mieux pour nettoyer et panser la blessure qu’elle banda très serré, Antonin voulait repartir aussitôt. Mais la fièvre s’empara de lui, il dut s’aliter et remettre son projet.

*

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

L’homme la souffleta par deux fois, mais ce furent les pleurs de Louis qui la sortirent de son inconscience. « — eh bien citoyenne ! Tu ne crois pas qu’on va te porter. Allez ! Descends ! » La carriole, qui la transportait, était arrêtée au bord du fleuve, près d’une gabarre qui devait les faire traverser. « — Que faisait-elle là ? » Elle mit un peu de temps à récupérer, puis tout lui revint, son estomac se contracta. Le garde tenait par le poignet son enfant et attendait qu’elle descendît de la charrette. Elle était toute courbaturée, avec difficulté elle s’exécuta. Louis rassuré se dégagea de l’homme et se précipita dans les jambes de sa mère. Marie-Amélie se pencha et le prit dans ses bras. Elle le serra très fort, désespérée par sa présence. Elle n’avait pu le préserver, le protéger de ce drame. Ses yeux se bordaient de larmes. « – Qu’allait-il devenir ? »  Elle n’eut pas le temps de s’appesantir. Le garde lui tendit un sac de voyage et d’un ton bourru lui grommela. « — tu vas en avoir besoin citoyenne. » Elle le regarda, interrogative, et tout à coup elle réalisa qu’elle ne portait qu’une chemise sous son manteau redingote de fine laine. Elle lui sourit pour le remercier de sa prévenance. Le garde miséricordieux avait fourré pêle-mêle dans une sacoche, ce qu’il avait trouvé dans la chambre qu’il avait supposé être la sienne. Ses comparses n’avaient pas fait attention pensant que comme eux il pillait ce qu’il pouvait. Elle suivit le garde et monta dans l’embarcation. Le capitaine Fortuna, avec trois autres soldats, s’y impatientait se grattant machinalement sa barbe de trois jours. Il comptait bien être revenu pour le souper. Se servant du courant, le propriétaire contrarié de la gabarre, qui avait été réquisitionnée pour l’occasion, accomplit la traversée des eaux tumultueuses en peu de temps. Il les débarqua à la porte de Bourgogne. Le capitaine Fortuna signifia à sa captive qu’à partir de là ils iraient à pied. Il lui conseilla de faire marcher son garçon. Malgré le poids de son petit, pour rien au monde elle n’aurait desserré son étreinte. La mère et l’enfant entourés des gardes se déplaçaient derrière leur supérieur qui fendait la foule des fossés de Bourgogne. Le port de tête droit, la honte et la peur au ventre, elle suivait celui qui se prenait pour un justicier, sans faillir. Les gens s’écartaient, intrigués par le couple de prisonniers. Les uns, indifférents, supposaient que la femme devait être une ennemie de la Nation, les autres s’attendrissaient devant cet enfant blond qui somnolait lové dans le cou de Marie-Amélie. Ils appréciaient le courage de la jeune détenue, si belle, qui avançait sans hésitation avec tant de dignité. « — Qu’avait-elle donc pu faire ? » C’est au bout de la voie créée dans les Fossés, quand elle vit la sombre silhouette du château du fort du Hâ, qui après avoir été une forteresse défendant sa ville était devenue une geôle pour ses habitants, qu’elle réalisa le but de la marche. L’effroi l’oppressa, lui glaçant les os, elle sentit ses jambes se dérober, elle fit appel à ses dernières forces resserrant l’étreinte sur le corps de son enfant.

Les sentinelles du château bougèrent à peine de leur jeu de dés quand ils reconnurent le capitaine. Ils lui effectuèrent un signe de la main pour le saluer et laissèrent passer la troupe et leurs prisonniers. Étirant un sourire devant le torse bombé du gradé, l’un d’eux l’interpella. « — Alors, capitaine, on a fait une belle prise ! 

— Comme tu peux voir soldat. » La remarque eut pour effet de faire rire les gardes du château à ses dépens. Le capitaine Fortuna haussa les épaules de dédain. Il dirigea le groupe dans la cour vers le guichet. Il demanda au greffier commis sur place d’inscrire sa prisonnière et son enfant. Une fois réalisée, il repartit, les laissant dans les lieux, satisfait du devoir effectué, assuré d’avoir sauvé la Nation.

Le gardien du greffe lui fit passer la grille qui scindait en deux l’ancienne salle des gardes du château et la ferma derrière elle. « — Attends là ! » Serrant toujours Louis de peur qu’on lui retire, Marie-Amélie patienta dans l’immense et sombre pièce servant de hall à la prison, ne sachant ce que l’on allait faire d’eux. Elle ne pouvait être au fait que le greffier avait reconnu son nom et était parti en courant alerter, Lacombe, le Président de la commission militaire de Bordeaux, qui lui-même avait prévenu, Jacques-Henri Bachenot. Enfin, il l’avait en sa possession, il allait pouvoir la briser complètement, l’anéantir. Étrangement, malgré la satisfaction, il était désemparé, il ne savait quelle décision prendre. Une bonne heure après, il avait tranché, il devait la tenir enfermée jusqu’à plus ample information.

Une femme qui avait tout d’un homme sauf la robe dont le corselet soutenait une énorme poitrine, tout en affichant un sourire édenté accompagné d’une pipe au coin de la bouche, lui fit signe de la suivre. Elles montèrent les marches humides d’un escalier qui menait à un couloir au premier desservant six geôles de chaque côté. Elle ouvrit la quatrième sur la droite dans un bruit métallique qui devint assourdissant pour la prisonnière. « — et voilà ! Ma toute belle. Te voilà arrivée ! » Elle pénétra avec réticence dans l’espace confiné où trois pas suffisaient à faire la longueur. Elle était sûre qu’elle pouvait toucher les deux murs de pierres bruts en même temps tellement ils étaient proches l’un de l’autre. Le seul mobilier présent était une paillasse sur un châssis sur laquelle elle s’assit avec Louis toujours dans les bras. Une simple fenêtre étroite haut placée donnait une lumière triste sur l’ensemble.

Trois jours s’écoulèrent au rythme de deux repas par jour et du pot de chambre qu’elle allait vider au bout du couloir dans une évacuation faite à cet effet dans le sol, et qui par un conduit rejetait le tout dans la Devèze qui passait sous la prison. L’unique personne étrangère, qu’elle voyait, était sa geôlière. Elle occupait, malgré une inquiétude croissante, Louis avec des jeux de charades, lui contant des histoires. Elle essayait de détourner les questions de l’enfant qui ne comprenait pas pourquoi ils logeaient là. Le quatrième jour, à l’aube, alors qu’elle somnolait, guettant, écoutant, analysant tous les bruits qu’elle percevait, ce fut le martèlement des bottes sur les dalles du couloir qui annonça les gardes. Le claquement de la targette de la serrure la fit frissonner d’angoisse. Elle se redressa à même temps que la porte s’ouvrait. Un homme habillé comme un avocat s’avança dans la pièce. « — citoyenne Cambes-Sadirac, épouse Lacourtade, suis-moi ! ». Péniblement, elle se leva, se pencha sur son enfant qui commençait à se réveiller pour le prendre. « — Ce n’est pas la peine ! C’est la citoyenne Germaine qui va s’occuper du citoyen Louis-Augustin Lacourtade ! » Une pointe de côté vrilla le cœur de Marie-Amélie. « — Vous ne pouvez pas me séparer de mon fils ! 

— Crois-moi, là où tu vas, tu n’auras aucune envie de l’emmener ! »

Louis se réveilla complètement regardant autour de lui, hébété, les personnes qui l’entouraient. Il vit sa mère fondre en larmes et comprit que cette fois-ci c’était grave. Ses lèvres tremblèrent, ses yeux s’humidifièrent courageusement il se retenait. Elle l’embrassa, les pleurs coulèrent sur ses joues, il sanglota découvrant qu’elle le laissait seul. L’individu agacé, n’appréciant pas que ce moment de sentimentalisme s’éternise, arracha l’enfant de sa mère ; tout le monde commençait à être pris par l’émotion. Louis se mit à brailler quand il saisit qu’on les séparait. L’homme rejeta Louis sur la paillasse et tira sur le bras de Marie-Amélie désespérée. Il la sortit de la geôle brutalement. Dans les couloirs, Marie-Amélie entendit longtemps son petit garçon, elle se retrouva hagarde dans la cour complètement aveuglée par la luminosité. Ses gardiens l’obligèrent à attendre, elle ne savait quoi, sa tête était vide, elle pleurait sans bruit sans même s’en rendre compte. Elle fut rejointe par trois autres personnes, parmi lesquelles elle reconnut un couple, mais personne ne broncha. Une voiture fermée rentra dans la cour dans laquelle leurs geôliers les firent monter. Les portières cadenassées derrière eux, les gardes s’installèrent aux côtés du cocher. L’équipage s’ébranla suivi de deux cavaliers. Ils voyagèrent jour et nuit s’arrêtant le moins possible. Si la première journée, chacun resta claquemuré dans son silence, l’ennui et l’inquiétude délayèrent les langues. « — Vous êtes bien Madame Lacourtade ? » Interrogea l’autre femme. « — Oui, excusez-moi je suis encore sous le choc. Vous êtes Madame de Lanteau si je ne m’abuse.

— Oui, mais nous vous avions cru à Paris.

— Non, les circonstances m’ont conduit avec mon fils au château de Cambes.

— Ah, cela va aussi mal que ça à Paris.

— Je ne sais pas. Je n’avais pas de nouvelles jusqu’à ce que la garde vienne m’arrêter.

— Et votre mari ?

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

Le cœur de Marie-Amélie se compressa à nouveau, elle ressentit des difficultés à répondre. « — Il semblerait qu’il soit mort, mais je n’en ai aucune certitude. » Un silence gêné suivit la réponse. Courageusement, elle reprit ce qui ressemblait plus à un interrogatoire. « — et vous ? Pourquoi êtes-vous là ?

— Depuis l’arrestation de Monsieur de Saige, tous ceux qui le côtoyaient de près ont été appréhendés et questionnés.

— Monsieur de Saige a été arrêté, je ne savais pas, et madame de Verthamon ?

— Ils l’ont relâchée, mais lui, il a été exécuté. Quant à nous c’est différent, ma famille a…

— Tais-toi Jeanne ! » Intervint Monsieur de Lanteau, tout en regardant le dernier voyageur qui jusque-là n’avait rien dit. Marie-Amélie fit de même, il lui sourit tristement, mais ne rajouta rien. Le silence se réinstalla. Madame de Lanteau que cela angoissait reprit la conversation sur des généralités donnant des nouvelles des Bordelais que Marie-Amélie devait connaître. Quand celle-ci demanda si elle savait où on les amenait ce fut l’inconnu qui répondit. « — nous allons à “la petite force “ enfin vous, les femmes, nous les hommes, nous serons à la “Grande “. »

*

À la nuit, Antonin mit son fils endormi au fond de sa gabarre et la poussa sur la Garonne avec le concours du voisin à qui il dit adieu après l’avoir chaleureusement remercié de ses soins. L’homme les regarda partir sous le ciel étoilé.

Antonin connaissait le fleuve et ses courants comme les lignes de sa main, il laissa son embarcation filer au gré de l’eau, car il ne voulait pas se faire remarquer en déployant sa voile. Il avait résolu d’aborder vers les Chartrons et de se rendre chez les Lacourtade auprès de John Madgrave en qui il avait confiance et qui pouvait l’aider à joindre son épouse. Il ne pouvait aller directement chez les Verthamon, qu’elle servait encore, c’était trop risqué. Il trouva l’hôtel fermé, exempt de toute lumière, désemparé, il réfléchit et décida de retraverser le fleuve, l’autre rive étant peu habitée, ils pourraient s’y cacher plus facilement.   Il fit demi-tour et dans la nuit, il bouscula un homme qui comme lui se dissimulait. Il s’apprêta à se battre, repoussa dans l’ombre de l’encoignure de la porte son fils. « — Du calme, du calme Monsieur Antonin, c’est John Madgrave, vous me reconnaissez ? 

— Oui ! Oui !

— Vite, rentrons ! Ne nous faisons pas remarquer.

Une fois installé dans l’un des salons donnant sur l’arrière, après avoir refermé avec soin les rideaux pour ne pas laisser la lumière filtrer, Antonin apprit à John Madgrave ce qui s’était passé au château. Celui-ci lui annonça qu’il savait déjà pour l’arrestation et lui narra sa nuit.

*

Thérésa Cabarrus

Jean-Lambert Tallien était arrivé deux mois auparavant comme proconsul délégué par le comité de salut public. Il était entré dans la ville rebelle avec le conventionnel Isabeau et de l’ancien docteur Marc Antoine Baudotdans le but de réfréner les ardeurs fédéralistes de Bordeaux. Il avait retrouvé sur place son ami Jacques-Henri qui avec Lacombe jouait les fossoyeurs, remplissant leurs poches au passage. Ce fut en visitant les prisons de la cité en compagnie de ces derniers qu’il avait rencontré la belle Térésa Cabarrus qui venait d’être détenue dans des conditions difficiles au fort du Hâ. Celle-ci vivait une période malaisée, elle avait fait cadeau de ses bijoux à son époux qui, en échange, l’avait abandonné avec son fils, après avoir divorcé d’elle, à Bordeaux. Pour être intervenue auprès des révolutionnaires afin de libérer sa famille et d’autres premières victimes de la Terreur, comme les Boyer-Fonfrède, elle s’était retrouvée au fort du Hâ. Ému par sa beauté, Tallien l’avait fait déferrer et l’avait prise pour maîtresse. Quoiqu’ambiguë, car Térésa était la ci-devant marquise Devin de Fontenay, fille du banquier du roi d’Espagne, cette situation apportait à Térésa une apparente sécurité et un certain ascendant sur son amant. Elle usa dès que ce fut possible de son influence pour protéger toutes les potentielles victimes du pouvoir.  

Elle apprit donc, de son bien-aimé entre deux caresses, la capture de Marie-Amélie Cambes-Sadirac. Si elle ne faisait pas partie des familiers de celle-ci ou très peu, elle se souvint de sa jeune sœur Antoinette-Marie qu’elle avait fréquentée lors d’un précédent séjour chez Madame de Verthamon. Elle n’eut pas le temps d’accomplir quoi que ce soit pour Marie-Amélie, parce qu’en même temps qu’elle était avisée de son arrestation, elle découvrait son transfert pour Paris. Elle tint néanmoins à prévenir la seule personne qu’elle connaissait et qui avait un rapport avec elle. Elle se rendit donc chez Madame de Verthamon, veuve depuis un mois du maire de la ville. Monsieur de Saige avait été exécuté suite à un ignoble procès truqué par les soins des amis de Tallien. Theresa supposait qu’elle ne serait pas la bienvenue chez les Verthamon, où la veuve s’était réfugiée, mais elle décida de l’informer de la funeste annonce. Contre toute attente, elle fut reçue avec courtoisie, elle estima que c’était plus par peur qu’autre chose. Elle se trompait, les Bordelais commençaient à être avisés du rôle qu’elle tenait auprès de Tallien. Madame de Verthamon accusa le coup, après son mari voilà que le comité s’en prenait à sa filleule et elle était impuissante. Elle se savait étroitement surveillée. Elle remercia toutefois la messagère. 

Le soir venu, elle rapporta la conversation à Rose-Marie alors que celle-ci la coiffait pour la nuit. La chambrière en lâcha la brosse. « — Mais elle était au château de Cambes ! Mon Dieu, Antonin, Augustin !

— Que je suis idiote, je n’y avais pas pensé ! Que pouvons-nous faire ?

— Je vais m’y rendre.

— Mais non Rose-Marie, tu ne peux pas t’y rendre, va plutôt voir John Madgrave, lui pourra aller s’y informer.

Rose-Marie Bordenave

Elle alla “aux Chartrons “ à la nuit tombée. Elle trouva dans l’hôtel Lacourtade le commis devenu le propriétaire officiel. Il y vivait seul avec la cuisinière de Monsieur Lacourtade père qui s’occupait de lui comme d’une mère et Firmin son valet de pied qui avait perdu la tête à la mort de son maître. Il la fit pénétrer discrètement dans la demeure, car lui-même, malgré sa nationalité américaine, était espionné. Il avait remarqué à maintes reprises les sbires de ce Bachenot qui n’avait pas lâché prise. Après avoir pris connaissance des nouvelles, il décida de raccompagner la jeune femme. Afin que l’on ne les vît pas ressortir, il guida Rose-Marie dans les caves de Bordeaux. Ils parvinrent à plusieurs rues de là à la grande surprise de la chambrière. Se faisant passer pour un couple d’amoureux, ils contournèrent la place Tourny, traversèrent les allées plantées de la promenade, entrèrent dans la rue Sainte-Catherine et après avoir parcouru un petit bout de la rue de la Porte-Dauphine, il laissa sa compagne à une porte latérale de l’hôtel Verthamon de la place Puipaulin. Il accomplit le chemin inverse, mais rencontrant une patrouille sur les fossés de l’intendance, il fut obligé de longer le château Trompette et les quais. Devant sa porte, il aperçut un homme et un enfant. Intrigué, il s’approcha le plus discrètement possible, quand rassuré, il reconnut Antonin, l’époux de la chambrière l’un des métayers du château de Cambes qu’il connaissait bien, il se montra.

*

Antonin avait traversé la Garonne et était descendu un peu plus bas sur le fleuve. Il amarra sa gabarre à un ponton qui ne semblait mener nulle part. En fait pour des yeux aguerris se trouvait sous la chênaie une baraque de planches branlante et abandonnée. C’était l’effet voulu par son propriétaire qui pratiquait du marché noir et était un ami d’Antonin.

Quelques heures plus tard, il attachait la mule, qui lui avait été prêtée, sous les arbres aux abords de l’auberge du “Faisan doré “. L’hostellerie de Bouliac, bâtisse massive en moellons avec un étage, était la plus importante à des lieux à la ronde. Elle se trouvait toujours pleine, tous s’y retrouvaient pour des raisons diverses aussi son hôtelier avait engagé des jeunes filles de la région pour aider au ménage et au service. Antonin attendait l’une d’elles à la silhouette déliée et surtout aux cheveux roux et bouclés. C’était le voisin de Cambes qui en avait donné sa description, y ajoutant qu’elle s’avérait être d’une nature facile. Cela devait bien faire trois heures qu’il faisait le guet et épiait les entrées et sorties. Il commençait à se décourager quand les lumières du rez-de-chaussée s’éteignirent. Les derniers clients quittèrent les lieux, les uns plutôt chancelants, puis deux femmes émergèrent derrière eux. Elles s’embrassèrent et se séparèrent chacune allant de son côté. Le ciel était clair et la lune dans son premier quartier éclairait la route suffisamment pour ne pas les inquiéter. Antonin se retrouvait devant un dilemme, laquelle des deux était celle qu’il devait suivre, elles avaient la tête recouverte d’un capuchon. Au moment où il pensait laisser le hasard choisir, une mèche flamboyante jaillit de la capuche de celle qui se dirigeait dans les rues étroites de la bourgade. Il lui céda de l’avance pour ne pas l’alarmer, il savait, toujours par son voisin, qu’elle logeait à la sortie de Bouliac. Ils quittèrent les dernières maisons, elle s’engagea sur un chemin de campagne. Dès qu’ils furent suffisamment éloignés des habitations, il accéléra le pas, marchant sur l’herbe, il se rapprocha d’elle. Sentant une présence, l’instinct la fit se retourner, mais c’était trop tard, Antonin était sur elle. Il la prit à bras le corps et avant qu’elle ne hurlât, il lui plaça une main sur la bouche. La haine qu’il ressentait pour elle lui donnait une force herculéenne. D’un mouvement alerte, il la lâcha et lui mit son couteau sous la gorge. « — Tu bouges, je t’égorge, tu cries et ce sera ton ultime souffle. Sans sommation, compris ? ». Elle hocha doucement la tête, elle pensait qu’il voulait la violenter. Elle attendait le bon moment pour lui montrer qu’elle n’était pas née de la dernière pluie et qu’elle était en mesure de se tirer d’affaire. Elle fut donc surprise par la demande de son agresseur. « — pourquoi le château de Cambes ?

— C’n’est pas moi ! Ce n’est pas moi !

— Te fatigue pas, je sais que c’est toi ! Pour l’argent, je suppose !

— Non ! Non ! Il m’a obligé !

— Qui ? »

La fille était terrorisée et commença à se laisser choir. « — je te conseille pas de t’évanouir, car dans ce cas, tu ne reverras jamais le jour. Donne-moi plutôt le nom de ton commanditaire si tu veux avoir une chance de vivre.

— C’est Monsieur Giraudin de Bouliac. »

Elle n’eut pas le temps de rajouter quoi que ce soit, Antonin l’avait égorgée. Il laissa son corps sur place. Pour lui, c’était le seul moyen, au vu de ce qu’il vivait, d’obtenir justice pour sa famille.

Il connaissait Monsieur Giraudin.

*

Giraudin sortit de table repu. La journée s’avérait excellente, il était passé à l’auberge du “faisan doré “ où se réunissaient avec régularité les notables des alentours. Alors que sous prétexte de gestion de la commune, ils échangeaient des verres et des propos, arriva tout fier le citoyen Fortuna, capitaine de la garde nationale. Il annonça, tout en bombant son torse étroit, sa prise au château de Cambes et la mort des factieux qui cachaient des ennemis de la Nation. Ennemis, qu’il avait personnellement conduits à Bordeaux, ce qui expliquait son absence du bourg, ce dont personne ne s’était soucié. Aussitôt, les notables, dont il était, lui offrirent à boire tout en le congratulant et réclamant des détails. Trop heureux de la nouvelle, le citoyen Giraudin rentra chez lui sans se préoccuper de la disparition de sa complice, la sémillante serveuse. Il était déjà parti quand un enfant du village repéra le corps et vint chercher le capitaine pour l’aviser de la découverte macabre.

Louise Guilhem

Louise Guilhem était sa maîtresse occasionnelle. Gagner sa vie n’était pas chose facile. Sa mère l’avait placée, encore enfant, chez les ursulines de Libourne comme domestique, elle en avait profité pour examiner les pensionnaires, le plus souvent des aristocrates. Observatrice elle les mimait et avait ainsi donné une patine à sa présentation, ce qui devait lui être utile pour son emploi suivant. Jeune femme, elle avait apprécié l’aubaine de pouvoir travailler à l’auberge du “faisan doré “. Jolie fille, taille ronde, poitrine appétissante sans excès, grands yeux pétillants, bouche bien dessinée, elle avait très vite saisi ce que certains clients pouvaient lui rapporter en plus de son ouvrage dans l’établissement. Intelligente, elle avait aussi touché du doigt qu’elle ne devait pas se laisser aller auprès de n’importe lequel, elle les choisissait avant d’offrir ses faveurs. Quand elle découvrit quel effet faisait sa rousse chevelure et son teint de lait sur Monsieur Giraudin, après renseignements, elle le séduisit. Ce fut après leurs ébats qu’elle lui raconta le passage de la citoyenne Cambes, qu’elle avait connue dans son enfance et qui, elle, ne l’avait pas reconnue. La façon dont sa maîtresse lui narra l’anecdote, Giraudin comprit que cela l’avait vexée, une idée alors germa dans sa tête. Cela faisait très longtemps qu’il lorgnait sur le château et ses terres, qui bien que faisant partie désormais des biens nationaux puisque appartenant à un émigré, n’avaient pas été mis en vente. La raison invoquée par l’administration locale, bien que fort honorable, n’avait pas convenu à l’ambitieux. Le comité décisionnaire estimait que les terres étant exploitées par les Freydou, reconnus par tous comme de bonne réputation, il se devait de leur en laisser les revenus. Aussi le retour d’un membre de la famille du propriétaire émigré allait lui permettre de discréditer les Freydou et l’autorisait ensuite de revendiquer les terres tellement désirées. Il s’en frottait déjà les mains. Il poussa donc sa maîtresse, titillant sa vanité inassouvie, à l’aide de vagues promesses, à dénoncer son ancienne connaissance. Et le tout avait réussi au-delà de ses espérances puisqu’il était même libéré des encombrants métayers. Il était plus que satisfait. La chance lui avait enfin souri.

Son dîner fini, félicitant sa femme, il alla comme souvent sur la terrasse de sa maison fumer sa pipe. Il descendit les marches et accomplit quelques pas dans son jardin pour faciliter sa digestion. Sous les arbres après les massifs de fleurs à la lueur de la lune, il aperçut un reflet qui l’intrigua. S’en approchant, méfiant, d’une voix affirmée, il interpella. « — Qui va là ?

— Un ami, j’ai des papiers pour vous !

— Quels papiers ?

— Des papiers du château de Cambes, c’est une rousse qui m’a dit que cela vous intéresserait. »

Rassuré, il entra dans la pénombre des feuillages, prêt à monnayer. Il n’eut pas le temps de remarquer l’individu. Une lame s’enfonça dans son abdomen, seuls des gargouillis jaillirent de sa gorge. Il s’effondra.

Antonin, qui ne savait pas comment procéder pour approcher l’homme, se tenait à l’affût sous les arbres. Il cherchait comment s’y prendre quand il le vit venir à lui. Il n’eut aucun mal à le reconnaître, l’ayant aperçu à plusieurs reprises au château proposer de l’argent contre le départ des Freydou. Sans état d’âme, il quitta les lieux.

*

Le jour brumeux se levait sur l’estuaire quand le bâtiment qui emmenait Antonin Bourdel et les siens s’éloigna. De la gabarre qui les y avait conduits, John Madgrave leur faisait un signe d’adieu. Il les avait fait embarquer sous pavillon américain. Le navire faisait escale aux îles britanniques, il était chargé de comestibles, de denrées de bouche, de farines, de vins, de viandes salées, d’huile d’olive, et de marchandises sèches, pour les Caraïbes. Il s’en retourna pour aller au plus vite à Paris.

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 31 à 34

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