Chapitre 37
De la petite force à la conciergerie
Décembre 1793

Il lui fallut deux jours, menant dans un train d’enfer les chevaux qu’il louait à chaque relais, les forçant le plus possible, sans prendre de repos. John arriva sur Paris par le bourg la Reine sur la route d’Orléans. Freiné par la foule, il mit sa monture au pas et se mêla aux maraîchers qui rentraient dans Paris pour achalander au mieux les marchés de la ville. Dans le faubourg Saint-Jacques, il interpella un groupe de femmes qui lavait leur linge tout en bavassant, afin de leur demander son chemin, car il n’était jamais venu dans la capitale. Ayant à peu près compris l’explication qui lui avait été donnée avec force gestes dans un français approximatif teinté d’un patois inconnu de lui, il emprunta la rue d’Enfer. Il poursuivit ensuite par la rue de Vaugirard, évitant les passants qui semblaient ignorer tout danger. Tout comme lui, son cheval n’était guère habitué à la foule et au bruit. L’animal s’agitait sous lui, il le maintenait fermement le calmant de sa voix. Après avoir tourné dans les rues du quartier, il finit par se rendre compte qu’il avait fait fausse route. Il apostropha un valet qui sortait d’un hôtel particulier. Comprenant enfin ce qu’on lui disait, il put reprendre son itinéraire en suivant les explications cordialement données contre un écu. Par la rue du Bac, il rejoignit le pont royal sur lequel il traversa la Seine. Comparée à la Garonne, elle le déçut. Il trouva sur son chemin le château des tuileries qu’il admira un instant puis longea son jardin par le bord du fleuve. Arrivé sur la place Louis XV devenue place de la Révolution, où trônait la guillotine, il s’engagea dans l’allée aménagée au centre des jardins plantés des Champs-Élysées jusqu’au Colisée, établissement de plaisirs qui tombait en ruine. L’ayant dépassé, il se retrouva devant l’hôtel de Langeac à l’angle de la rue de Berri. Séparée de ceux-ci par un fossé, l’élégante maison à deux étages servait d’Ambassade aux jeunes États-Unis. Il se présenta à son portail, immense grille de ferronnerie. Crotté par son périple, il tenait par les rênes son cheval enduit d’une mousse blanche dû au harnachement sur sa sueur. Après avoir attaché sa monture au bas de l’escalier qui menait au perron, John frappa à la porte-fenêtre. Le valet qui l’accueillit se trouva désemparé face au jeune homme en redingote de voyage le visage couvert de résidu de boue. « — Pourriez-vous faire savoir au Gouverneur Morris que John Madgrave souhaiterait être reçu ». Le valet restait interloqué devant l’apparition qui était arrivée jusque sur le perron de la résidence sans être arrêtée. Las, fatigué, son état le rendant peu enclin à la patience, John réitéra sa demande un peu brusquement dans sa langue natale. « — Thomassin, vous comptez soulager notre visiteur à quel moment ? Veuillez excuser notre valet, il n’est guère habitué, à cette heure-là, à découvrir au pas de la porte un cavalier venant de l’apocalypse. Entrez donc, monsieur ! ». Pénétrant dans la demeure, John réalisa tout à coup ce qui avait surpris le serviteur. Il ne se trouvait pas à l’entrée de l’hôtel. N’ayant rencontré personne, il était arrivé directement dans l’un des deux salons de la résidence, celui-ci formait une rotonde au centre de la façade. S’apercevant dans le reflet d’une des glaces, il comprit ce qui avait déconcerté le domestique qui nettoyait la pièce. Son voyage l’avait transformé en revenant. Il était couvert de poussière de la tête aux pieds. S’adressant à l’individu qui venait d’intervenir, il s’excusa de sa tenue. Il expliqua succinctement ce pour quoi il désirait s’entretenir avec le gouverneur Morris. « — Je vais voir si Monsieur le Gouverneur peut vous recevoir. Thomassin, portez de quoi rassasier notre jeune compatriote. » L’homme à la silhouette malingre et au profil de rapace fit demi-tour et sortit de la salle par la porte où il était apparu. Il était le secrétaire particulier du gouverneur, il avait accompagné celui-ci depuis leur Virginie natale et savait son maître compatissant devant la veuve et l’orphelin. Le temps que le gouverneur soit au fait de la venue du jeune visiteur et de son but, qu’il soit lui-même fin prêt, il le fit patienter dans son bureau de l’étage. Lorsque le secrétaire revint chercher John, il le trouva le nez en l’air admirant le plafond décoré d’une allégorie du char d’Apollon. Toussotant pour le sortir de sa contemplation, il enchaîna. « — Vous verrez, l’hôtel cache d’autres merveilles. En attendant, Monsieur le Gouverneur conçoit à vous recevoir. Veuillez me suivre, Monsieur. »

Dans la force de l’âge, amputé de la jambe gauche et portant une jambe de bois, le gouverneur Morris se leva de son fauteuil et se présenta au-devant de son solliciteur avec un large sourire pour l’accueillir. « — Alors, jeune homme, mon secrétaire m’a dit que vous venez me demander l’impossible ». Lui serrant la main, il lui montra une bergère et s’assit lui-même sur celle d’à côté. Son secrétaire fit entrer un autre valet qui apportait du thé pour son maître. Il allait sortir à la suite du serviteur quand le gouverneur Morris le retint. « — restez donc Spencer, nous risquons d’avoir besoin de vos lumières ! Se retournant vers John, il ajouta, mon secrétaire a toute ma confiance et qui plus est, c’est une source, semble-t-il, inépuisable d’informations ». John sourit, un peu gêné par cette familiarité à laquelle il n’était guère habitué. « — si j’ai bien saisi, vous êtes John Madgrave, des Madgrave de Boston ?
— Oui, mon père y détient sa maison de négoce.
— C’est cela même, je suis en affaires avec votre père. Vous voyez, nous pouvons nous faire confiance. Alors, il m’a semblé comprendre que vous venez sauver une jeune femme ?
— C’est mon vœu le plus cher, mais dans un premier temps, je cherche James Wilkinson.
— Wilkinson ! Et puis-je savoir pourquoi ? » John raconta l’histoire des Lacourtade et de Marie-Amélie et l’espoir que celle-ci portait envers cet homme qu’il ne connaissait pas, mais qui d’après elle pouvait l’aider ? Comme il n’avait que l’adresse de l’ambassade pour le joindre, il y était donc venu dans l’espoir de le trouver.
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La voiture s’était arrêtée rue Pavée devant le portail de la prison, les gardes firent descendre les deux femmes. Marie-Amélie leva les yeux vers le lugubre édifice qui s’élevait face à elle. L’ancien hôtel de Brienne, bâtisse ramassée sur elle-même en pierre de taille aux murs lézardés et décrépis était depuis longtemps devenue un lieu d’incarcération. Elle avait pris le nom de son dernier propriétaire le duc de la Force. Les deux parties de la vieille demeure avaient été transformées chacune en une maison de détention : la Grande Force pour les hommes et la Petite Force destinée aux femmes. Marie-Amélie et sa compagne Madame de Lanteau furent inscrites au greffe. Elles traversèrent la cour et son préau, qui permettaient la promenade en tout temps, sous le regard curieux des autres prisonnières. Puis elles furent conduites au fil des couloirs par leurs nouveaux geôliers, elles pénétrèrent dans une chambre équipée de dix matelas, avec traversin et couverture, relevés afin de laisser de la place. Sur l’une des paillasses, elles trouvèrent une jolie jeune femme qui semblait à l’aide de carte lire l’avenir à une comparse sous les yeux amusés des gardes. « — alors la Normand, tu donnes les dates des morts ! ». Ignorant l’interjection du garde, la cartomancienne sourit aux récentes arrivantes. « — Je suis Marie-Anne Lenorman, ce n’est pas d’un très grand confort, mais avec de l’imagination ce n’est pas mal ». Cela tira une triste grimace à Marie-Amélie, qui regardant autour d’elle pensa qu’il fallait être très inventive.Les murs étaient rongés par le salpêtre au point que l’on avait été obligé de revêtir d’un parement de bois les voûtes des dortoirs, parce qu’il s’en détachait des pierres qui tombaient sur les couches des prisonnières pendant leur sommeil. Un large tuyau de cheminée, probablement de quelques anciennes cuisines des ducs de La Force, partait du rez-de-chaussée. Il traversait les quatre étages, coupait en deux toutes les chambrées où il figurait un pilier aplati, et allait trouer le toit en passant par le comble que la population carcérale appelait le Bel Air. Le confort des codétenues était moindre et le temps était loin où le système de[ la « pistole » existait pour les captifs qui en avaient les moyens, et pouvaient ainsi occuper une chambre à quatre lits, dont certaines avaient une cheminée. Mais les multiples arrestations avaient rempli la geôle, et les couches étaient devenues des paillasses sur le sol que les détenues se partageaient. Les gardes sortis, la jeune femme, aux yeux pleins de malices s’appliqua à d’installer ses nouvelles compagnes en prophétisant. « — S’il savait qu’il allait mourir avant nous, il se gausserait moins. » Ce qu’elle ne dit pas c’est que des deux arrivantes une seule survivrait à l’emprisonnement.
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Marie-Anne Adélaïde Lenorman eut très tôt un don qui perturba ses rapports avec les autres. C’est en partie à cause d’eux que le curé d’Alençon conseilla à son père, drapier de son état, d’envoyer sa fille au couvent avant que le diable ne l’assujettisse. Le religieux ne pensait pas la petite fille mauvaise, mais elle avait tendance à annoncer des faits qui ne s’étaient pas encore déroulés et que le temps venait confirmer. Cela Dieu ne pouvait le permettre. Elle entra donc toute gamine à l’Abbaye Royale des Dames Bénédictines de sa ville natale. Elle s’y fit remarquer par une ardente imagination et un curieux talent de prophétesse. Aussi sans le souhaiter elle perturba la vie du couvent en disant la bonne aventure aux pensionnaires et aux sœurs. Lorsque l’abbesse voulut y mettre un frein, ce fut pour s’entendre proférer qu’elle allait être destituée et que ce serait une dame de Livardie que l’on nommerait à sa fonction. La révérende mère prit très mal les choses et la renvoya de son établissement. Cette prédiction fut toutefois confirmée par une charge que le roi entérina.
Son père la plaça en ville comme apprentie couturière, mais l’adolescente commença à tirer les cartes autour d’elle et s’attira une gentille renommée. Prise de vanité, ne tenant pas en place, consciente de sa séduction et de son talent, la jeune fille monta à Paris. Elle se retrouva engagée comme vendeuse dans un magasin de frivolités de la rue Honoré-Chevalier où elle poursuivit ses prédictions et ses tours de cartes. Elle y fut remarquée par un bel aristocrate amateur de frais minois, Amerval de la Saussotte. Marie-Anne Adélaïde s’empressa de céder au charme de celui-ci et de se mettre sous sa protection. Pour faire taire les médisances, elle décida d’occuper officiellement auprès de lui la fonction de « lectrice ». Mais cette idylle fut bouleversée par les sans-culottes. Ils vinrent arrêter son bienfaiteur pour le guillotiner. Revenant d’une course, Marie-Anne eut juste le temps de s’enfuir, échappant de justesse à la rafle. Elle se trouva très inquiète, car rien ne l’avait prévenue, elle fut terrorisée à cette idée, son don ne pouvait lui servir pour elle-même.
Elle trouva refuge dans un garni à proximité du Palais-Royal où elle rencontra dame Gilbert, une voyante, qui décida de l’aider après qu’elle eut fait preuve de son talent. Celle-ci lui apprit à mettre en forme ses prédictions, car bien évidemment la dame, elle, ne détenait nulle compétence. Déguisée en pythonisse, tour à tour italienne, bohémienne ou gitane, la jolie Marie-Anne disait l’avenir. La Gilbert tirait les cartes, pendant que Flammermont son amant allait distribuer des prospectus et faire de la réclame auprès des commerçants du quartier. En quelques mois, Mlle Lenorman assimila toutes les ficelles du métier et, se sentant plus douée que ses compagnons, elle reprit sa liberté. Elle s’installa et ouvrit un cabinet d’écrivain public, pour servir de couverture à ses activités en marge.
Elle s’implanta rue de Tournon. La présence d’un club jacobin au huit de la rue lui attira là tout ce qui comptait dans la capitale. Après le milieu des acteurs nombreux aux alentours du Palais-Royal, vinrent à elle le gratin révolutionnaire et la classe de nouveaux riches qui se formait autour du naissant pouvoir. Elle reçut le peintre David, Robespierre, Saint-Just, Marat, Tallien, Talma, Garat et bien d’autres, ainsi que leurs égéries ou leurs compagnes. Elle avait annoncé à plusieurs qu’ils périraient de mort violente, l’un avait mal digéré ses prophéties, ce qui l’avait conduite à la prison de la petite force. Elle savait bien sûr que c’était Robespierre à qui elle avait prédit son décès au sein de l’Assemblée même, ce qui depuis le terrorisait.
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Marie-Amélie s’affaissa sur la paillasse que lui avait proposée la jolie voyante. Elle était anéantie, abattue, dans sa tête virevoltait de sombres images qu’elle n’arrivait pas à dominer. L’angoisse, qui ne l’avait jamais quittée, l’étreignait encore plus en ce site, car de là elle savait que jamais elle ne pourrait aider son enfant. Madame de Lanteau s’installa à ses côtés tout aussi désemparée. Marie-Anne prit les deux nouvelles sous sa coupe et se chargea de, leur montrer les lieux et d’expliquer le fonctionnement de l’endroit. Le jour levé leurs geôliers ouvraient tous les cachots permettant ainsi aux détenues de déambuler dans l’enceinte qui leur était dévolue. Dans la cour, autour d’une fontaine[, où l’on faisait ses ablutions et sa lessive, elle introduit les deux étrangères aux différentes captives. Marie-Amélie suivait comme une automate, souriant machinalement lors des présentations sans vraiment voir ni comprendre, Madame de Lanteau se détendait petit à petit d’autant que l’une des prisonnières était de ses connaissances. Anne-Marie entraîna Marie-Amélie laissant les deux autres converser. Bien qu’elles aient deux bonnes heures devant elles avant que leurs gardiens ne les enferment à nouveau dans leurs dortoirs, elle ramena la jeune femme au leur. Anne-Marie ne pouvait guère la réconforter sur son sort, ce qu’elle avait perçu à leur rencontre n’était guère encourageant, mais elle essaya tout de même. « — il faut vous reposer, car demain vous aurez de la visite et vous avez triste mine.
— Je ne sais pas qui me rendrait visite, hormis un tortionnaire. Mes amis ont tous été arrêtés ou se cachent.
— Pourtant, je peux vous assurer que, demain vous aurez de la visite et ce visiteur viendra pour vous aider.
— Eh bien, nous verrons ! »
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Son entretien achevé avec le gouverneur, Garett Spencer, son secrétaire mit John entre les mains de Thomassin, le serviteur. Celui-ci le conduisit vers l’arrière de l’hôtel dans une des chambres de l’étage réservées aux invités. Il trouva en plus d’un bain fumant prêt à l’accueillir, tout le confort moderne possible sous forme notamment des nouveaux water-closets inventés par les Anglais. Pendant qu’il s’enfonçait avec soulagement dans l’eau salvatrice de la baignoire, le domestique défaisait son maigre bagage lui proposant à sa vue de le rafraîchir. Sa toilette faite, le repas avalé, et bien qu’au milieu de l’après-midi, il tira ses rideaux et se glissa dans son lit. Épuisé, sans prendre le temps de réfléchir, il s’endormit jusqu’au lendemain.
Il se leva au pic du jour, prêt à l’action, mais il ne savait par où aborder sa quête. Rasé de près, habillé de frais, le valet l’accompagna à la salle à manger où il lui apprit qu’il était attendu pour déjeuner. Il en fut étonné, mais n’en montra rien, qu’à cette heure matinale le gouverneur partagea son premier repas avec lui le laissait sceptique, il présuma que c’était son secrétaire. Il fut donc surpris de découvrir à l’autre bout de la longue table un inconnu qui lui sourit aussitôt à son entrée. Celui-ci se leva et vint à sa rencontre. « — bonjour, John Madgrave, je suppose ? Je me présente, je suis James Wilkinson, il paraîtrait que vous me cherchiez ? » John estima l’individu tout de suite sympathique, ce qui le mit à son aise. Il était soulagé de voir que contrairement à ses doutes le gouverneur avait pu trouver l’homme. Il ne pouvait savoir que tout comme son interlocuteur, Garett Spencer faisait partie de services officieux qui s’arrangeaient pour connaître tout sur tout. Aussi le secrétaire n’avait pas eu de mal à le localiser dans les prestigieux salons de jeu de Mme de Sainte Amaranthe dans lesquels il ne jouait que pour pouvoir écouter ce qui s’y disait, source d’informations sans fin, ainsi que pour fréquenter des révolutionnaires que l’on considérait comme respectables, mais qui venaient y trafiquer, ce qui lui donnait quelques leviers.
« — Je suppose que cela paraît singulier qu’un inconnu puisse vous rechercher ?
– Moins que vous ne le pensez !
– C’est sur les conseils de Madame Lacourtade que je me suis permis, il y a de cela quelques mois, de passer par vous et notre ambassade pour la joindre.

– Hum ! J’ai bien reçu votre lettre, mais je ne résidais alors pas en France et ne l’ai donc trouvée qu’à mon retour à l’ambassade où je loge pendant mes séjours. Vous savez, je ne connais que très peu Madame Lacourtade, c’est un problème de courrier avec sa sœur Antoinette-Marie qui m’a amené à me rapprocher d’elle. J’ai transporté pour elle sa correspondance sur les deux rives de l’Atlantique. C’est pour cette dernière que je réaliserai tout ce que je peux pour vous aider. À cette évocation, James Wilkinson se souvint de la première fois qu’il avait rencontré Antoinette-Marie lors de son voyage vers l’Amérique pour aller s’y marier à quinze ans, souvenir qui l’attendrissait, il reprit. « — pour en revenir à la lettre que vous m’aviez adressée, quand j’en ai pris connaissance, Madame Lacourtade ne demeurait plus à Paris et son époux venait de mourir.
— François-Xavier est mort !
— Oh ! Je suis désolé, je vous supposai informé. Lors de son arrestation, dans sa fuite, il est tombé du toit. »
John était atterré, le premier choc passé, il se remémora Damien. Le valet de chambre, que son maître considérait en tant que son égal, et qui était devenu pour lui un ami, il l’avait toujours soutenu lorsque son pays lui manquait, quand il se sentait un peu perdu. Il l’avait guidé dans Bordeaux, ses alentours et ses différentes activités. « — Je suppose que c’est l’autre homme qui est mort avec lui. Il m’a été rapporté que son valet de chambre avait chuté à sa suite. » John voyait son monde, son univers, se réduire comme une peau de chagrin. Il se secoua et expliqua le pourquoi de sa venue à Paris. « — je suis ici pour aider avant tout Madame Lacourtade qui a été arrêtée et menée du château du Hâ de Bordeaux à Paris. Mais je ne sais pas pour quelle prison ni comment chercher.
— Pour cela, ne vous souciez pas, je suis informé de là où elle est. Elle est arrivée hier à la Petite Force. Toutefois, n’espérez pas trop, les temps se révèlent violents et sans compassion. Aussi, même si l’on ne peut reprocher que sa parenté à Madame Lacourtade, cela restera suffisant pour ses juges quant au choix d’une fin funeste. » John frissonna à cette idée. « — N’y a-t-il donc rien à faire qui puisse lui épargner ce destin.
— Je ne peux encore vous répondre. Je vais essayer d’aller plus avant dans mes investigations, mais pour cela j’ai besoin de plus de temps. Pour l’instant, je vous suggère d’aller la voir, j’ai obtenu l’autorisation de lui rendre visite, une dérogation que nous devons à notre gouverneur. Dès que vous serez rassasié, la voiture nous y mènera. »
*
Marie-Amélie en compagnie de Marie-Anne comme toutes les prisonnières se retrouvait dans le « chauffoir ». L’hiver était froid, il avait neigé dans la nuit. Elle grelottait sous ses oripeaux, parce qu’elle n’était vêtue que d’une chemise et de son manteau, seuls vêtements rescapés depuis son arrestation. Car si l’un des militaires à Cambes, compatissant, lui avait rassemblé quelques éléments de sa garde-robe dans un sac. Lors de sa séparation d’avec Louis, elle l’avait oublié et se contentait de ce qu’elle avait sur elle depuis sa préhension. Elle était tout à cette préoccupation rudimentaire quand elle sursauta en entendant son nom. « — citoyenne Lacourtade, tu es demandée au parloir ! ». C’était le guichetier-chef Ferney qui l’interpellait. Marie-Anne lui chuchota. « — vous voyez bien, je vous l’avais dit, allez, secouez-vous. ». S’interrogeant sur qui pouvait la savoir là et surtout qui la mandait dans ce lieu. Elle suivit, résignée, le gardien. Ils parcoururent les couloirs sombres dont le temps effritait les murs et que nul ne restaurait par manque de moyens. Elle passa un portail puis un deuxième et arriva après avoir traversé la cour, où elle aspira un peu d’air frais au passage, qui menait dans le corps de façade du bâtiment et qui détenait le parloir. Cet espace, séparé en deux par une grille allant du sol au plafond, où d’un côté se trouvaient les visiteurs et de l’autre les prisonnières, était éclairé par des fenêtres placées très haut et dans la lueur blafarde qui pénétrait, elle reconnut son visiteur après un moment d’arrêt dû à la surprise. « — John Madgrave ! » Elle s’assit lourdement sur le tabouret face à lui. Le jeune homme la regardait d’un air grave, son cœur comprimé par la compassion, et la souffrance de voir celle qu’il avait toujours aimée dans un si triste état. Il prit sur lui, lui sourit timidement. « — J’ai été averti de votre arrestation par Antonin.
— Oui ? Soit ! Mais que faites-vous là ? Pourquoi être venu ? »

Alors qu’elle se cachait à Cambes, elle avait eu connaissance de la mort de son beau-père. C’est en voulant faire prévenir ce dernier qu’elle avait appris que John détenait toute la maison de négoce familiale. Aveuglée par son désarroi, elle avait cru qu’il avait tiré parti de la situation pour spolier les siens, aussi elle ne comprenait pas pourquoi il se retrouvait devant elle après avoir pratiqué cette mainmise. « — Et bien pour vous, enfin pour vous aider.
— Comment ça pour m’aider ? Après ce que vous nous avez fait. Vous nous avez dépouillés, profitant de mon beau-père à l’article de la mort pour le truander. Et maintenant vous venez à ma rescousse, mais vous vous moquez ? »
Les larmes aux yeux devant tant d’incompréhension, il la regardait comme un enfant perdu, plus exactement elle appréhenda ce qu’elle avait toujours su qu’il était éperdu d’amour pour elle. Mais elle avait elle-même trop peur et trop mal pour ne pas continuer afin de ne pas flancher, la colère la soutenait. Elle ne tenait pas à voir naître un espoir qui serait vite déçu, car que pouvait-il pour elle ? Elle se leva et s’apprêta à partir, quand elle sentit sa main prendre son poignet à travers les barreaux. « — Non, s’il vous plaît, vous ne pouvez pas penser cela. Je l’ai accompli pour vous, pour votre famille pour que vous ne soyez pas spoliés par cette justice aléatoire qui a amené votre beau-père, qui pour moi était un mentor, un père, jusqu’à la mort. C’était le seul moyen, du moins l’unique que nous avons trouvé, pour préserver la maison et vos biens. S’il vous plaît, croyez-moi. » La fin de ses paroles n’était qu’une plainte de bête blessée qui ébranla sa colère et effaça la hargne de Marie-Amélie. Ses barrières tombèrent. Elle s’arrêta, se retourna vers le jeune homme et les yeux embués, elle s’excusa, bredouillant des phrases qu’il ne comprenait qu’au travers de son regard. Elle se rassit, ne pouvant soutenir le sien. Ils restèrent un moment sans mot, il lui tenait toujours le poignet, elle n’avait pas essayé de le faire lâcher, ce toucher la rassurait. D’une voix enrouée, il reprit sous l’œil goguenard des gardiens qui imaginait une querelle d’amoureux. « — Je vous ai apporté de l’argent, je suppose qu’avec vous pourrez obtenir un minimum de confort. Avez-vous besoin d’autre chose ? » Elle le considéra, se demandant s’il ne se moquait pas. « — Si tout n’a pas été volé, tâcher d’aller chez moi, j’y ai laissé la plus grande partie de ma garde-robe. Voyez si vous découvrez de quoi me tenir chaud, je vais périr de froid ici ! ». Réalisant ce qu’elle venait de dire elle sourit devant l’ironie de sa phrase. Baissant le ton, elle lui expliqua où se trouvait le peu de fortune qu’ils détenaient peut-être encore. Elle allait en rester là quand tout à coup elle prit conscience que John pouvait sauver son tout petit, son enfant, son Louis. « — John, il y a une chose que vous pouvez accomplir pour moi, et c’est plus important, plus crucial que ma propre vie. » Le jeune homme regarda interloqué Marie-Amélie et s’interrogea bien sur ce qui pouvait être plus capital qu’elle. Il mourrait pour elle, il lui demanda ce que c’était. « — John, à Bordeaux, au fort du Hâ, ils m’ont séparée de mon fils. Ils m’ont enlevé mon enfant, mais je ne sais ce qu’ils en ont fait, vous devez me jurer que vous allez tout faire pour recouvrer Louis. Abandonnez-moi à mon sort, mais trouvez-le, sauvez-le, il n’a pas quatre ans. Il ne mérite pas ce qui lui arrive, je n’ai pas réussi à lui épargner cette horreur. » Désespérée, mais retrouvant dans sa fibre maternelle cet espoir, le visage baigné de larmes, elle avait pris ses mains, les serrait à les broyer. Elle faisait sa demande sans quitter ses yeux, cherchant dans le sien son assentiment, sa promesse. Engagement qui lui fit, mais il se refusait à l’abandonner à son sort, il voulait plus que tout l’arracher à la prison, lui redonner sa vie, son avenir, il ferait tout pour cela.
La matinée s’était écoulée sans que le couple s’en rende compte, John du s’extirper de la présence de la jeune femme. Elle-même avait été ramenée vers ses quartiers. Il lui avait promis sa visite pour le lendemain. Lorsqu’il sortit, il fut aveuglé par l’éclat du soleil vainqueur de la couche nuageuse et se reflétant sur l’épaisse couverture neigeuse qui tapissait tout. Un croassement le fit frissonner, regardant vers le son, il vit deux corbeaux bataillant pour une charogne. Il se dirigea jusqu’à la rue Saint-Antoine, au bouchon de “la Muse muselée “ où il espérait trouver encore James Wilkinson en train de l’attendre selon leur convenance. Il fut rassuré quand il l’aperçut au fond de la salle obscure à peine éclairée par la lumière extérieure passant par des petites fenêtres aux épais carreaux de couleurs. Il était attablé avec un inconnu avec qui il avait l’air de fraterniser. James Wilkinson le convia à se joindre à eux autour d’une chopine et d’un pâté de viande. L’individu lui fut présenté comme le citoyen Brionville qui procurait la prison en fournitures et vivres en tous genres. L’homme bon enfant leur contait des anecdotes sur l’établissement pénitentiaire où il approvisionnait, devant leur intérêt, il alla jusqu’à leur décrire la triste mort de Madame de Lamballe pendant les massacres de septembre. James Wilkinson le faisait parler, il cherchait d’une part des renseignements, et de l’autre à se l’attacher par de la sympathie. Tout pouvait servir, même si pour l’instant il n’avait pas de plan arrêté.
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Ils se rendirent à pied dans l’île Saint-Louis, parcourant le quartier Saint-Paul jusqu’à la Seine. Le temps avait maintenu les gens chez eux, ils ne rencontrèrent que peu de monde. Arrivé face à la demeure où se situait l’appartement des Lacourtade, John se demanda comment ils allaient opérer. Il s’apprêtait à poser la question, mais devant le rythme déterminé de James Wilkinson, il ne dit mot et lui emboîta le pas. L’hôtel particulier paraissait vide. Ils passèrent la porte cochère. Ils traversèrent l’immeuble jusqu’à la cour et dans celle-ci, celui qui les guidait alla sans hésitation vers l’angle où se trouvait l’escalier de service qui desservait tous les étages. Pour avoir autant d’assurance à se diriger, John supposa que son compagnon était déjà venu sur les lieux, ce en quoi il avait raison. Lorsque Garett Spencer, le secrétaire du gouverneur, l’avait entretenu sur la demande du jeune homme, ils s’étaient aussitôt rendus à l’adresse, chercher des renseignements afin de savoir dans quoi ils se plongeaient. Il connaissait donc la topologie de l’endroit et il était au fait de que l’immeuble était vide. En fait, l’arrestation et la fin tragique de François-Xavier Lacourtade avaient amené à fuir son dernier occupant qui avait privilégié sa maison de Saint-Germain.
Ils montèrent les deux étages faisant grincer les marches de l’escalier de bois malgré leur précaution. Ils entrèrent dans l’appartement par le couloir le séparant en deux et distribuant les pièces d’un côté sur la cour et de l’autre sur la rue. Ils favorisèrent celles de derrière qui étaient les chambres et qui avaient l’avantage d’être éclairées par la lumière du jour au contraire de celles de devant dont les volets étaient clos. Ils traversèrent la suite qui de toute évidence avait été fouillée. Le sol se retrouvait jonché de divers objets qui n’avaient point intéressé. En rentrant dans ce qui était visiblement la chambre de Marie-Amélie, John éprouva de la gêne, il se sentait indiscret de pénétrer dans l’intimité de celle-ci. Il flottait encore à l’intérieur l’odeur de son parfum, le cœur étreint, il redressa la chaise de sa coiffeuse qui avait été renversée, referma au passage son tiroir. Il supposa que l’on y avait cherché des bijoux, mais il savait qu’ils n’étaient pas là, ils n’avaient jamais été là. Marie-Amélie qui n’avait pu les emporter à Cambes les avait dissimulés avec les derniers louis d’or dans un coffre. Et justement, il allait s’efforcer de localiser le contenu de ce coffre, coffre qui se situait dans les profondeurs du plancher de la garde-robe de sa propriétaire. Il pénétra dans la pièce adjacente au boudoir avec la crainte qu’il n’ait déjà été découvert. Il fut soulagé, si l’espace était sens dessus dessous nul n’avait démasqué le mécanisme caché dans une moulure du mur qui permettait l’ouverture d’une latte du parquet. Il trouva donc le coffre et la cassette en métal qui se logeait à l’intérieur et dont il se saisit. Au jugé du poids, il ne prit pas la peine d’en vérifier le contenu, ce serait pour plus tard. James Wilkinson, tout en chuchotant, lui rappela l’autre but de leur visite. John réagit, regarda autour de lui, hésita. Son comparse avait déniché un sac en cuir, un sac de voyage, il l’ouvrit et le présenta au jeune indécis devant les vêtements de Marie-Amélie. Il finit par saisir une robe à l’anglaise de couleur sombre et qui semblait de texture compacte. Voyant qu’il allait s’en contenter James Wilkinson prit les choses en main. Il rajouta chemises, jupons, un corselet, des bas, les plus épais qu’il trouva, une bonne paire de chaussures, et remit un manteau et une étole en étamine de laine. John fut surpris de sa promptitude à choisir. « — John, elle a froid, elle ne veut pas être élégante ! C’est tout ce dont vous avez besoin ?
— Oui, je pense ? Ah non, le portrait ! Il y a dans le salon un dessin à la sanguine de l’enfant, c’est pour pouvoir le reconnaître.
— Je sais où il est, venez. »
Ils allèrent dans les pièces de devant où tout était autant bouleversé. Ne voulant pas ouvrir les volets, il alluma une bougie et après avoir traversé le bureau, ils se retrouvèrent dans le salon. Entre les deux portes-fenêtres donnant sur le quai, plusieurs peintures d’inconnus à John étaient accrochées ; au milieu de ceux-ci se trouvait un visage d’enfant aux cheveux bouclés et aux yeux écarquillés vers l’observateur. Il le décrocha et le fourra dans le sac. « — C’est bon John ? S’il le faut, nous reviendrons. Bien que si l’on peut éviter ce n’est pas plus mal. Je ne serai pas étonné qu’il y ait une mouche par-là qui épie. ». John mit un instant avant de comprendre ce qu’il entendait par une mouche. Bien sûr, quelqu’un pouvait surveiller l’immeuble et ses alentours, mais il ne voyait pas pourquoi. Qu’avaient donc fait les Lacourtade pour mériter ce harcèlement ? Quand plus tard, dans la voiture qui les avait attendus aux abords de la prison et qui les ramenait à l’ambassade, John s’en ouvrit à James Wilkinson, celui-ci lui répondit. « — En fait, John pas grand-chose, rien de répréhensible, rien qui puisse prêter à mal. Mais ce peu les a perdus. Monsieur Lacourtade n’a pas soutenu les bonnes personnes, en aidant son ami Pierre Vergniaud puis en participant, comme sous-fifre, il est vrai, au gouvernement Roland, il s’est fourvoyé. Pour être juste, il en a fait moins que beaucoup d’autres, mais les autres l’ont entraîné dans leurs chutes.
— Mais pourquoi Madame Lacourtade ? Elle n’a en rien contribué à tout ça.
— John, ils ne font pas dans le détail, de plus j’ai appris qu’à plusieurs reprises, elle avait été agressée par un homme et cet homme s’avère être à la solde de Danton.
— Mais comment savez-vous ça ?
— L’une de mes relations a pu prendre connaissance d’un dossier la concernant. Car voyez-vous dans cette révolution, comme dans ce que nous pourrions appeler l’ancien régime, tout le monde ou presque a son dossier ? C’est de remarquer l’épaisseur de celui de votre amie qui a stupéfait mon informateur, d’autant que rien dedans ne permet de soupçonner la moindre manigance, et donc ne justifie ces investigations. Cela reste un mystère.
— Je suppose que vous savez qui a construit ce dossier.
— C’est là le plus surprenant, c’est un sbire de Danton, un certain Bachenot.
— Bachenot, Jacques-Henri Bachenot ?
— Oui, c’est ça ! Mais comment le connaissez-vous ?
— C’est lui qui a essayé de perdre la maison de négoce. Si nous avons pu la sauver, il a malheureusement réussi à anéantir mon maître, Monsieur Lacourtade père.
— Tout cela est bien étrange et guère cohérent. Cela ne me dit pas pourquoi un dossier sur les agissements de Madame Lacourtade, ainsi que ses agressions, cela n’est pas du genre de Danton.
— J’essaierai d’en savoir plus à ma prochaine entrevue avec elle.
*

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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