La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 37 (2ème partie) et 38

1er épisode

épisode précédent

Chapitre 37 (2ème partie)

De la petite force à la conciergerie

Décembre 1793

john Madgrave

 Le lendemain comme prévu il se rendit à la prison de la Petite Force. Après avoir soudoyé l’un des guichetiers dans la mesure où c’était l’usage à défaut de pratiquer le règlement, Marie-Amélie put prendre possession de son sac et de son contenu préalablement fouillé. Elle remercia chaleureusement le jeune homme. À mots couverts, il la tranquillisa quant au reste de la demande, il avait bien récupéré les différents objets. Elle fut rassurée. Il lui expliqua que par l’intermédiaire de leur ami, il s’était mis sur les traces de son petit garçon. Elle se reprit à espérer. Pendant les deux semaines suivantes, il revint tous les jours partageant des heures qui si elles ne s’étaient pas déroulées en ces lieux lui eurent paru enchanteresses. Ils vivaient au moment présent, Marie-Amélie acceptant cet ultime hommage d’amour si pur comme dernier cadeau de son existence. Ils se relataient ce que l’autre n’avait pas connu. Elle apprit de cette façon le nom de son agresseur et ses actions néfastes à Bordeaux et dans la vie de Monsieur Lacourtade père. Il découvrit qu’elle ne savait rien à son sujet hormis le tourment qu’il lui avait causé. Elle lui avait raconté son existence à Paris et lui la sienne au bord de la Garonne. Ils avaient réalisé que l’on avait dû détourner leurs courriers respectifs. Les jours passaient et s’écoulaient. John n’arrivait à mettre au point aucun moyen de la sauver, il désespérait chaque fois qu’il la quittait. Il craignait chaque matin de ne pas la voir dans le parloir. James Wilkinson de son côté faisait de son mieux pour détecter une solution, il sollicitait toutes ses connaissances même les moins recommandables. Il ne trouvait pas de moyen pour ouvrir les portes de la prison. Et plus le temps passait, plus il rapprochait la jeune femme du tribunal révolutionnaire. Désespéré, John, rouge de confusion, finit par lui faire comprendre que pour la sauver il restait un procédé qu’il n’osait insinuer. Loin de s’en offusquer, elle refusa l’offre tout en souriant, elle savait qu’il lui suggérait de la mettre enceinte. D’autres prisonnières n’hésitaient pas à se donner à leurs gardiens, la grossesse les éloignait de la guillotine, du moins pour un temps. Mais non, il n’y aurait que François-Xavier. Elle le remercia et lui fit renouveler sa promesse de sauvegarder son enfant quoiqu’il lui arrive. C’était tout ce qui lui importait étrangement, elle devenait indifférente à son propre sort. Il s’exécuta une nouvelle fois ivre de chagrin. Lui, il désirait la savoir en vie, même loin de lui, avec un avenir, la sauver.

*

À Bordeaux, place Puy Paulin, dans l’hôtel de la famille Verthamon, un valet de pied vint porter une lettre de l’ambassade américaine de Paris. Jacqueline de Verthamon la prit sur le plateau tout en affichant un air indifférent comme si le fait était chose banale. Elle se méfiait même de son personnel. Depuis l’arrestation et le jugement expéditif de son mari, Monsieur de Saige, maire de Bordeaux, elle se savait continuellement surveillée. On guettait un faux pas qui aurait permis à ses ennemis, à ces charognards, de s’approprier sa fortune après celle de son époux. Le nouveau gouvernement avait déjà réquisitionné l’hôtel des fossés du chapeau rouge, le château de Bourran et ses terres. Elle vouait une haine, qu’elle cachait sous un air constant de dignité, à toute cette engeance qui paradait dans l’hôtel de Rohan siège du pouvoir de la région et du département. Elle s’installa dans son boudoir et décacheta la lettre. Elle en parcourut le contenu. Les quelques lignes la saisirent d’effroi. Qui avait bien pu porter cette lettre ?

Madame,

Louis Augustin Lacourtade se trouve à Bordeaux ! Où ? Sa mère va mourir, il n’a plus que nous ! Nous devons le retrouver.

Sincèrement,

John, votre serviteur.

Madame de Verthamon

Elle restait dubitative, que pouvait-elle faire. À qui demander de l’aide ? Et qui voudrait bien lui en accorder ? Elle était devenue une persona non grata, dans une ville qui avait tant exigé à son époux jusqu’à sa vie… mais l’ingratitude était chose courante. On se tournait en fonction du vent et la girouette était folle en cette période. Elle se leva, commença à marcher de long en large dans la pièce, elle ne maîtrisait pas son agitation. Son impuissance la frustrait, comment pouvait-elle venir à la rescousse de sa filleule et son fils ? Et que voulez dire : Elle va mourir ». Elle se devait de découvrir un moyen. Elle ne pouvait secourir Marie-Amélie qu’elle savait à Paris, elle devait trouver l’enfant, mais comment le rechercher ? Puis tout à coup, elle pensa à Térésa Cabarrus, c’était elle la solution, devenue officiellement la maîtresse de Tallien, elle assistait officieusement ceux qui la sollicitaient. L’hôtel de Franklin qu’elle habitait avec le proconsul s’était transformé en lieu où l’on quémandait une faveur. Elle était informée qu’elle avait même aidé à émigrer Madame La Tour du Pin, et elle n’allait pas en demander autant. Maintenant, elle était tenue de trouver un moyen de la joindre le plus discrètement possible.

*

Ce soir-là, tout Bordeaux en accord avec le nouveau pouvoir apparaissait dans la salle illuminée du théâtre et découvrit au deuxième balcon la veuve Saige alias Madame de Verthamon. Celle-ci, contre la volonté des quelques membres de sa famille encore épargnée par la tourmente révolutionnaire, toute de noir vêtue, en grand deuil, s’affichait dans la loge familiale, qui par oubli ou superstition n’avait pas été réquisitionnée. Les traits impassibles, elle semblait chercher quelqu’un. En son for intérieur, elle repoussait le souvenir de l’acte odieux du proconsul Tallien qui avait décidé un soir de première de frapper un grand coup. Il avait fait arrêter en masse quatre-vingt-six acteurs et les deux mille spectateurs prétendus aristocrates venus les voir jouer. Beaucoup parmi eux étaient allés directement à la guillotine, dont Marie-Angélique de Mesplé, sa belle-sœur. Elle-même, souffrant ce soir-là, avait échappé à la rafle. Arriva enfin celle qu’elle attendait la belle Térésa Cabarrus qui dans toute sa splendeur s’installa dans la loge d’honneur qui, après avoir appartenu à Monsieur de Saige, était désormais dédiée au proconsul Tallien qui la suivait. Avant de s’asseoir elle salua d’un sourire, d’un signe de main, d’un hochement de tête tout ce qui à sa portée faisait partie de ses connaissances. Quand son regard passa devant la veuve qui la fixait, elle appuya le sien sans pour autant montrer plus d’intérêt qu’il n’était nécessaire, mais Madame de Verthamon savait qu’elle avait été remarquée. C’est tout ce qu’elle voulait. L’amant de Térésa se pencha vers elle. « — Ce n’est pas la veuve Saige qui s’affiche dans une loge.

— Oui, Jean-Lambert, c’est elle, mais s’il vous plaît, n’allez pas lui chercher des poux, elle a assez souffert. »

La conversation s’arrêta là, les chanteurs entraient en scène interrompant les causeries et attirant l’attention sur eux. La veuve de monsieur de Saige en profita pour s’éclipser de sa place et du théâtre.

*

« — Que pouvait donc lui vouloir Madame de Verthamon ? »

 Elle avait envoyé Capucine, sa chambrière, jusqu’à sa demeure le matin même pour l’inviter l’après-midi dans son nouvel appartement qui donnait sur le jardin public. Comme elle n’y avait encore fait aucune réception et que Tallien résidait à l’hôtel Rohan, elle était assurée de la discrétion de l’entrevue et elle supposait que la dame ne demandait pas mieux. Elle s’était éloignée de la place Nationale anciennement place Dauphine, en l’honneur de la reine déchue, et qui logeant la guillotine lui était devenue intolérable. Enjôlant son amant, elle avait obtenu sous prétexte d’un supplément de confort le déménagement de ses appartements. Ses fenêtres donnaient désormais sur le jardin royal d’antan auquel on avait arraché les fleurs et les arbustes pour y mettre des pelouses, n’y conservant que les grands arbres. Il servait de cadre aux cérémonies officielles et aux bals champêtres qu’elle appréciait tant. Elle s’était installée dans le salon et profitait des rayons du soleil qui la chauffaient au travers des vitres. Ses pensées folâtraient, elle se demandait ce qu’avait bien pu devenir Antoinette-Marie depuis son départ aux Amériques, elle se souvenait très bien de la jeune fille qu’elle avait connue justement chez Madame de Verthamon. Elle en était là de ses préoccupations quand sa chambrière lui apprit la présence de sa visiteuse. 

La solliciteuse n’avait pas revu son hôtesse depuis l’annonce de l’arrestation de Marie-Amélie quelques semaines plus tôt. Elle s’inquiétait, elle espérait qu’elle n’avait pas été aperçue rentrant dans l’immeuble. Elle se retrouva dans l’élégant salon agrémenté à la nouvelle mode de l’antique où la sobriété primait. Elle s’assit dans la bergère aux pieds de lions que Térésa lui présenta. Un peu raide, elle ne savait comment procéder à sa demande. Sur le ton du badinage afin de détendre sa convive et tout en lui servant un thé des Indes accompagné d’une part de gâteau, luxe suprême par les temps qui courraient, elle engagea la conversation. « — Madame, j’ai cru comprendre que vous désiriez me rencontrer aussi, je me suis permis de vous inviter. Vous serez la première à voir la décoration de mon intérieur, j’ai caché mon adresse actuelle même à mes amis, je compte sur votre discrétion. » Jouant le jeu, madame de Verthamon répondit sur un ton analogue. « — C’est très aimable à vous, faites-moi confiance pour la discrétion. Je suis venue à vous, car j’aurai besoin d’un renseignement pour aider ma filleule, Madame Lacourtade. Térésa tiqua. Elle savait la dame en question en prison à Paris et même Tallien n’oserait faire quelque chose qui contraria Robespierre. Madame de Verthamon s’en rendit compte et souhaita que ses espoirs n’aillent pas s’effondrer tout de suite. Courageusement, elle reprit. « — Voilà. Lors du transfert de ma pauvre Marie-Amélie du fort du Hâ à quelques geôles parisienne, ses gardiens lui ont enlevé son fils, Louis-Augustin. Et personne n’a connaissance où se situe l’enfant. Serait-il envisageable que vous puissiez vous renseigner à ce sujet ? » Ce n’était que ça ! Térésa fut apaisée, bien qu’elle ne sache où trouver l’information, elle acquiesça avec enthousiasme. « — Ne vous inquiétez plus, je vais faire mon possible, ce serait le bout du monde si je n’obtenais pas cette information rapidement. Je vous instruirai par un billet du résultat de ma quête d’ici une semaine. »

Madame de Verthamon rentra chez elle soulagée de tenir un espoir, elle en fit part à l’ambassade américaine. 

*

Ami et membre du salon intellectuel d’Adélaïde de Flahaut, le gouverneur Morris avait été amené à lui donner refuge et à la cacher avec son fils Charles pendant les massacres de septembre. Celle-ci était à l’époque une des maîtresses de Talleyrand. Ce détail, avant les tristes événements, avait laissé au gouverneur Morris la possibilité de trouver un homme de bonne composition dans l’ombre du pouvoir avec une réelle influence et renseigné sur tout. Cela lui avait alors mis en lumière les dispositions des Louisianais à l’égard de son pays, car une fois encore il constata que le monde était petit. Monsieur de Talleyrand était un intime du marquis de Maubeuge, riche planteur et homme politique de la Nouvelle-Orléans. Mais ce jour-là, cette connaissance, qui s’était doublée d’amitié, avait permis au gouverneur Morris d’entrouvrir une perspective. Et dans les salons de l’hôtel de Langeac, il partageait avec James Wilkinson et John la bonne nouvelle. « — j’ai obtenu de l’ancien secrétaire de Talleyrand toujours en poste un ordre de transfert pour Marie-Amélie, malheureusement par les temps qui courent je n’ai pu faire mieux.

— un transfert ? Pour où ? répliqua John un tant soit peu déçu.  

— Cela, il va falloir l’organiser, je suppose. Rétorqua James Wilkinson.

— Effectivement. » Acquiesça le gouverneur, James Wilkinson rassura les deux hommes. « — je pense pouvoir recevoir de l’aide, du moins je sais à qui demander. De votre côté, John, ne changez rien à vos habitudes, continuez à aller voir Madame Lacourtade, mais s’il vous plaît, ne laissez rien transpirer de nos espoirs un rien pourrait les compromettre. »

*

La jeune femme s’étirait dans son lit ne prenant pas la peine de recouvrir sa nudité devant son amant. Elle ne savait ce qu’elle préférait chez lui, ses cuisses supportant des fesses rondes et musclées ou ses larges épaules, comme une chatte, elle s’alanguissait sur sa couche défaite tout en l’admirant. Jean-Lambert Tallien était un bel homme qui la contentait sans brusquerie, ce qu’elle regrettait parfois. Elle voyait dans son regard à quel point elle était jolie. Il était fasciné par son opulente chevelure aux boucles noires qui couvrait son buste jusqu’à sa taille, ses grands yeux de même couleur l’hypnotisaient, sa bouche gourmande souvent boudeuse invitait son désir, il ne se lassait pas du corps d’albâtre délié, qui appelait ses caresses. Elle le savait enchaîné par le plaisir qu’elle lui donnait. De son côté, la facilité avec laquelle elle le trompait sans remords, notamment avec le général Brune, lui laissait penser qu’il n’était que la satisfaction du moment et une protection fort appréciable. Parce qu’elle le pressentait dans de bonnes dispositions, l’amour au saut du lit le mettant toujours d’excellente humeur, elle entama une conversation dont il sentit venir le but : une sollicitation. Si Tallien se révélait fou amoureux de Térésa, il n’en était pas pour autant aveugle, mais il acceptait d’avance d’être manipulé par la belle, que pouvait-on refuser à une telle créature. « — Mon ami, je sais que cela va vous surprendre comme demande, mais que fait-on des enfants en bas âge dont les parents ont été guillotinés ? » Tallien tomba en arrêt devant la question, que voulait vraiment sa maîtresse, car il n’était pas dupe ce n’était qu’une entrée en matière. Il chercha quoi lui répondre et se décida pour l’explication la plus simple, dans la mesure où cela n’avait jamais pénétré ses préoccupations. « — Je présume qu’on les envoie à l’orphelinat s’ils n’ont pas de famille. 

— Donc à Bordeaux, je suppose que c’est à l’orphelinat de l’hôpital.

— Je pense, mais où souhaitez-vous en venir, votre fils ne vous suffit pas, vous désirez en adopter un autre ? » Bien sûr, Tallien soupçonnait autre chose derrière ses questions, sa compagne louvoyait trop pour que la fin ne s’avérât pas un problème. Mais s’il s’agissait d’un enfant, ce ne pouvait être grave, à condition qu’il fût encore en vie, car les conditions dans les orphelinats, et celui de Bordeaux ne faisait pas exception, étaient déplorables. Sa maîtresse décida de découvrir ses cartes et pour cela minauda juste ce qu’il fallait tout en rejetant sa chevelure vers l’arrière et enveloppant son corps dans le drap. « — Pour être franche je pense que cela vous demandera peu d’efforts, mais pourriez vous vous informez où se trouve le fils des Lacourtade ; il sursauta à l’énoncé du nom, ce qu’elle constata sans se perturber. Il a environ trois quatre ans, il n’est en conséquence une menace pour personne.

— Dans la théorie, c’est vrai, mais le dossier de cette famille est entre les mains de Bachenot, donc dans celles de Danton, je ne peux donc rien faire sans nous mettre en danger. De plus, vous êtes au fait que notre situation ne fait pas bonne presse en haut lieu. »

Térésa resta contrite de son semi-échec, mais elle savait que son amant avait raison. Dès le début, elle s’était méfiée de ce Bachenot. Il paraissait au premier abord charmant, mais outre qu’il résistait à son attrait, elle l’avait vu à l’œuvre dans plus d’une manigance, notamment quand cet horrible Lacombe avait concocté pour lui les pièces à charge contre Monsieur de Saige sur la demande d’Isabeau et de Baudot afin de subtiliser les dix millions de la fortune du maire de Bordeaux. Elle l’avait affronté lors de sa propre arrestation, à ce souvenir, elle se figea, son courage l’abandonna.

*

John Madgrave eut beaucoup de mal à ne pas crier ses espérances, ils allaient la sauver et l’on allait retrouver son fils ; il venait de recevoir la lettre de Madame de Verthamon. Il était euphorique lorsqu’il arriva à la prison. Il demanda au guichetier à voir la citoyenne Cambes, il resta abasourdi par la réponse, elle ne se situait plus là, elle avait été transférée. Il ressortit du bâtiment plus heureux que jamais, car de toute évidence le stratagème avait fonctionné. Il supposait qu’il n’avait pas été averti de l’avancement de l’opération pour une quelconque raison. Il revint donc à l’ambassade où il trouva Garett Spencer aussi étonné que lui de ce changement. Ils attendirent par conséquent le retour de James Wilkinson.

Ce dernier, quelques jours auparavant, ayant en main l’ordre de transfert, avait conçu et abouti son plan. Il avait tout d’abord utilisé les renseignements qu’il avait soutirés au citoyen Brionville, lors de ses visites amicales au bouchon de « la Muse muselée » et avait arrêté avec lequel des guichetiers, il valait mieux avoir à faire, un individu pas trop regardant, ne sachant pas bien lire et qui n’avait rien contre quelques cadeaux l’aveuglant le moment venu. Le citoyen Brionville dans sa bonhomie le lui avait présenté sans même connaître ce qu’avait en tête l’Américain. Le choix de l’homme avait aussi déterminé l’heure à laquelle il devait apparaître, et cela tombait bien, c’était en soirée à une heure où les rues étaient dégagées, car tous pensaient à manger. Par Santerre, homme qu’il ne considérait guère, mais qui aimait l’argent, il avait obtenu deux gardes nationaux ayant les mêmes goûts pour les rétributions ainsi qu’une voiture fermée, mais pour la conduire il avait opté pour un cocher dont il était sûr. La seule chose à laquelle il ne pouvait rien c’étaient les ordres de l’accusateur public et James Wilkinson n’avait pas réussi à faire soustraire le dossier à charge de Marie-Amélie.

*

Comme tous les matins le gardien Bault entra dans le préau avec la liste sinistre, la liste de celles qui étaient déférées pour la conciergerie autant dire pour la guillotine. Toutes venaient à sa rencontre, le ventre noué par la peur d’entendre leur nom, elles se groupaient autour de lui et attendaient qu’il ânonne les noms un par un. Le gardien Bault n’aimait pas ce pénible moment qui découlait immanquablement sur des évanouissements, des pleurs, des lamentations, des scènes que sa sensibilité avait du mal à supporter.

« — Citoyenne Amandine Argence-Montels, citoyenne Anne-Louise Argence-Montels, citoyenne Katharina Breidenbender, citoyenne Aënaelle de Kerguizian, citoyenne Madeleine de Kervasdoue, citoyenne Louise Fesseumeyer, citoyenne Thérèse de Marqueyssac, citoyenne Marie de la Peyrouse, citoyenne Jeanne Baptiste Roumejoux, citoyenne Richarde Trélissac, citoyenne Éléonore du Vacquier, citoyenne Marie-Amélie Lacourtade… » Ce qui suivit, elle ne l’entendit pas. Elle ne discernait plus rien sauf les battements de son cœur qui allaient lui faire exploser la tête. Elle commença à réagir quand Marie-Anne lui prit la taille et l’entraîna vers leur geôle afin de préparer son sac, elle n’avait qu’une heure devant elle. « — Marie-Amélie, il viendra vous visiter là-bas, mais vous aurez juste le temps de rédiger une lettre, vous pourrez la faire passer par un gardien, prévoyez de lui donner quelque chose.

— Écrire ? Pourquoi écrire ? À qui ?

— Pour votre fils, voyons, il va le retrouver, c’est sûr, dans la missive envisagez son avenir. Ce sont vos mots qui feront son bonheur. Pensez-y Marie-Amélie. » 

Comme beaucoup de prisonnières qui s’en allaient vers leur funeste sort, elle distribua son peu de bien ne conservant que l’essentiel souvent par sentimentalité. Le moment venu, elle se joignit à ses compagnes, troupeau humain tremblant de peur. Elles se donnaient du courage entre elles afin d’en avoir elles-mêmes.

*

La voiture arriva sur la promenade des Champs-Élysées et s’arrêta en parallèle d’une autre qui stationnait à l’abri des regards devant les ruines du Colisée, l’ancienne maison de plaisir. James Wilkinson ouvrit la porte et rassura la silhouette blottie dans l’ombre du carrosse fermé. « — Vous êtes en sécurité Madame, vous pouvez descendre, nous prenons la berline. »

La prisonnière se leva et à sa stupeur ce n’était pas Madame Lacourtade. « — Vous êtes qui ? Madame »

Marie-Anne Adélaïde dite Mlle Lenorman

La jeune femme lui sourit, un peu inquiète. « — Je suis, Marie-Anne Lenorman. J’ai profité du voyage puisque malheureusement celle pour qui il était destiné avait précédemment quitté les lieux. Dans la mesure où ce n’était pas l’endroit, et qu’ils pouvaient attirer l’attention, il la fit monter dans l’autre voiture. Il fournit la rémunération prévue aux deux gardes qui n’avaient pas bien saisi ce qui se passait, et ordonna au cocher de partir. Comme le trajet s’avérait court jusqu’à l’ambassade, il ne rajouta rien. Si celle qui l’avait devant lui avait pour dessein de les trahir, il ne lui en donnerait pas l’occasion. Après avoir effectué le tour du quartier pour s’assurer de ne pas avoir été suivis, ils entrèrent dans la cour de l’hôtel de Langeac. Au son des roues sur le gravier, John, Garett Spencer et le gouverneur sortirent les accueillir sur le perron. Quoique Marie-Anne posséda une silhouette similaire à Marie-Amélie, John comprit tout de suite que son attente avait été trompée. Quant aux deux Américains à la lumière des lanternes, ils reconnurent celle qui avait déjà une renommée sous le nom de mademoiselle Lenorman. Ils rentrèrent tous et amenèrent la jeune femme dans le salon. Une fois qu’elle fut installée, désaltérée et rassasiée d’un petit pain, ils lui demandèrent par quel mystère elle avait pu prendre la place de Madame Lacourtade. « — Je me doute bien que vous aurez du mal à me croire, mais je savais avant vous que vous alliez essayer de faire évader Marie-Amélie, malheureusement je pressentais aussi que vous échoueriez de peu ». Les quatre hommes étaient pendus aux lèvres de la jeune femme, seul le gouverneur avait eu l’occasion de tester ses pouvoirs de prophétesse et ceux-ci avaient sauvé son amie Madame de Flahaut. Elle les avait prévenus que l’on viendrait arrêter celle-ci le lendemain. Ils en avaient tenu compte ; à l’heure dite, la garde n’avait trouvé personne. « — Au moment où nous entendîmes ce matin le nom de Marie-Amélie à l’appel des condamnés, j’étais consciente de ne pas m’être trompée. J’ai rassemblé le peu de valeur que j’avais encore et je suis allée voir le guichetier que vous aviez soudoyé. » Personne ne demanda comment elle l’avait su. Ils n’étaient plus à un mystère près. « — Pour lui avoir prédit deux ou trois choses, il avait un peu peur de moi. Je lui ai donc exigé lorsque l’on viendrait chercher Marie-Amélie de me faire passer pour elle, nous avons la même stature et j’ai caché mes cheveux sous ma coiffe. J’ai supposé que les hommes que vous alliez envoyer n’avaient jamais vu cette dernière. Je dois avouer que je n’étais pas sûre de moi, mais ma situation à la Force s’avérait trop précaire pour ne pas profiter de la circonstance. Tout s’est déroulé comme je l’avais espéré, le guichetier m’a discrètement convoqué et présenté à vos gardes. Ceux-ci m’ont emmené sans poser de question. » Un silence gêné s’installa. Marie-Anne ne dit pas que, lorsque Robespierre saurait qu’elle s’était échappée de la prison, l’homme complaisant perdrait sa tête, mais qu’il n’arriverait pas à remonter la piste. John rompit d’un ton las teinté de tristesse le mutisme général. « — Et… Marie-Amélie se trouve où maintenant ?

— Ils l’ont emmené au sein de la Conciergerie, vous devez aller la voir demain et l’informer pour son fils, elle doit partir sans crainte pour lui, c’est la seule chose qui la rendra courageuse.

— Je vais arranger ça, John. C’était le gouverneur Morris qui était intervenu fatigué de toute cette horreur. Quant à vous, mademoiselle, ne vous inquiétez pas, je vous ferai sortir de Paris dans quelques jours, nous dénicherons bien un endroit pour vous cacher. » 

*

Depuis le printemps, le tribunal révolutionnaire s’était installé au premier étage, dans l’ancienne grand-chambre du parlement de Paris. L’accusateur public, Fouquier-Tinville, avait aménagé ses bureaux au même étage, entre les tours de César et d’Argent. Dès lors, tous les prisonniers, qui étaient détenus dans les différentes prisons de Paris, ainsi que dans certaines prisons de province, et qui devaient comparaître devant le tribunal, furent progressivement transférés à la Conciergerie. Leur nombre n’avait cessé d’augmenter, surtout après le vote de la loi des suspects du 17 septembre de l’année. Il s’occupait consciencieusement de fournir les victimes et alimentait sans fléchir la guillotine. Les témoins n’étaient pas toujours entendus et de multiples erreurs judiciaires égrenaient les procès.

Marie-Amélie avait été emmenée à la Conciergerie, elle connaissait “l’antichambre de la mort “ et en gardait un triste souvenir pour y avoir rendu visite à sa belle-sœur Élisabeth. À sa surprise une fois enregistrée au greffe elle fut conduite dans une salle avec des dizaines de prisonniers et dut s’armer de patience avant d’être à nouveau appelée. La journée s’écoula dans une attente oppressante, elle vit partir bon nombre de ses compagnons et quand le soir arriva, elle pensa que ce ne serait pas pour ce jour. Elle eut raison. Un gardien vint la chercher et l’emmena dans un des cabinets où s’allongeaient les guichetiers de garde pendant la nuit. Elle se souvenait y avoir entrevu une femme lors d’une de ses visites à sa belle-sœur, aujourd’hui c’était elle. La pièce n’était guère meublée. Elle détenait l’essentiel, une table, une chaise et une banquette pour se coucher. Elle réclama au guichetier de quoi écrire et une bougie pour s’éclairer. En échange de son alliance dont elle n’avait plus que faire et l’assurance que sa lettre atteindrait son destinataire, l’homme lui procura les fournitures.

Chapitre 38

La fin de la révolution des Lacourtade. Janvier 1794

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

Tout avait pourtant si bien commencé, cela avait été si enthousiasmant. Il y avait bien eu des abus, bien sûr, mais peut-on faire d’omelette sans casser des œufs ? Et puis insensiblement, non, brusquement par à-coups, elle s’en remémorait maintenant, tout avait tourné à l’orage, tout était devenu agressif, tout s’était éloigné des espoirs de chacun. Pour le pouvoir des luttes fratricides avaient insidieusement amené les partisans du début à s’incriminer de mille méfaits, puis à s’entretuer. Elle se souvenait du mécontentement de son époux qui de jour en jour se développait le plongeant tour à tour dans l’abattement ou la colère. Elle suivait les événements de son mieux, mais cela allait si vite parfois et souvent dans l’ombre. Des forces entraînaient les foules dans la violence sans même s’apercevoir des manipulations qui les avaient menées à ces horreurs accomplies au nom de grandes idées qui se voulaient fraternelles. Assise devant la petite table, dans la cellule individuelle qu’on lui avait allouée, en attendant d’être conduite face à ses accusateurs qui ne feraient pas traîner son cas ; Marie-Amélie se souvenait et elle écrivait une missive qui n’en finissait pas pour son fils et sa sœur Antoinette-Marie. Quand elle eut terminé, elle appela le guichetier et lui demanda de bien vouloir faire parvenir sa lettre à l’adresse indiquée. Elle était soulagée, étrangement elle avait confiance dans les prévisions de Marie-Anne. Avec détachement devant l’inéducable, elle attendit que l’on vienne la chercher.

L’aube était à peine levée que le tribunal reprenait sa justice. Résignée, elle se souleva avec difficulté et suivit ses gardiens dans les corridors. Elle fut menée entre eux deux dans une salle déjà pleine de gens malgré l’heure matinale. Ceux-ci se présentaient pour se gargariser de ses simulacres de justice. Le garde lui demanda de se tenir debout et de se tourner vers ses juges. Elle n’attendait pas de clémence de leur part, et quand elle vit qui le présidait, elle sut que quoi qu’elle dise, rien n’y ferait. Le tribunal était composé d’un jury et de cinq juges qui dirigeaient l’instruction et appliquaient la loi. Le substitut de l’accusateur public était ce jour-là Jean-Baptiste Edmond Fleuriot-Lescot, elle se souvenait fort bien de leur précédente rencontre. Lors de celle-ci, dans le salon de Pierre Vergniaud, elle lui avait asséné un soufflet. Il avait sous-entendu devant tout le monde que comme les autres, elle se donnerait avec de bons arguments sonnants et trébuchants. Elle avait refusé, juste avant l’injure des avances déplacées. Visiblement, son sourire carnassier montrait qu’il avait lui aussi souvenance de l’outrage. « — Citoyenne, ci-devant Cambes-Sadirac, épouse Lacourtade, tes chefs d’accusation sont les suivants : premièrement d’avoir soutenu ton mari… » N’ayant rien à perdre, elle le coupa avec hargne. « — Je ne savais pas que le soutien conjugal était un délit… Rire dans l’assemblée

— Citoyenne, on ne t’a pas demandé d’intervenir !

— Comme on ne me sollicitera pas et qu’il ne m’a pas été proposé d’avocat pour me défendre…

— Citoyenne, silence ! Je reprends, tu es donc inculpé pour avoir soutenu ton époux dans le gouvernement du ministre Roland.

— Que je sache ce gouvernement s’avérait alors légal ?

— Citoyenne, il ne t’est rien demandé. Si tu continues à te moquer de la justice de la République, nous trancherons sans toi ! » Elle ne rajouta rien et sourit devant l’ironie de la réflexion le laissant s’embourber dans ses mots. Pour ceux qui étaient venus comme au spectacle, il y avait de quoi se divertir.

— Deuxièmement, il t’est reproché d’avoir voulu émigrer !

 Que je sache, le département de la Gironde se situe encore en France et loin des frontières.

Un rictus se dessina sur sa face, il détenait l’argument irréfutable. « — Alors pourquoi te cacher si tu n’as rien à te reprocher. Troisièmement, il a été trouvé chez toi des lettres adressées ou reçues d’émigrés. La liste est longue, la ci-devant La Fauve-Moissac et du ci-devant d’Ajasson de Grandsagne, lui au ministère, elle dame de compagnie de l’Autrichienne, de Marie-Angélique Cambes-Sadirac alias sœur Angélique, il n’est pas un membre de ta famille qui n’est émigré !  

— Soit, mais que je sache, je n’en suis pas responsable.

— Oui, mais tu les as incités et toi-même t’apprêtais à le faire !

— Prouve-le !

— Ne t’inquiète pas, c’est dans ton dossier ! Et brandissant des lettres, il rajouta ; je te présente les preuves. Voilà donc où étaient les billets qu’elle n’avait jamais reçus, pensa-t-elle. « — Mais ce sont des faux !

— Accuserais-tu ce tribunal de falsifier les preuves ? Et pour finir, tu as caché chez toi, les soustrayant à la justice, les dissidents ci-devant Marie-Jeanne de Louvigny et Guibert prêtre réfractaire. » 

Elle resta abasourdie. Comment avait-il su ? « — Quoi que j’exprime, cela ne changera rien, mais toi tu peux me dire ce que la Nation a fait de mon fils, qu’elle n’a pas hésité à enlever à sa mère. 

— Ton fils, la Nation va s’en occuper et mieux que toi ! »

Elle le regarda dans les yeux, les autres juges ne comprenaient pas cette joute et se demandaient où cela allait les mener. Elle reprit et s’entendit dire d’une voix blanche et rauque. « — Ce qui me rassure c’est que la Nation va aussi d’ici l’été bien se préoccuper de toi ainsi que de tes amis. » Cela jeta un froid sur l’assemblée et déclencha la colère du juge « — Tu menaces la cour ? Ton sort est tranché, sortez-la ! Samson fera le reste ! »

*

Les détenus qui avaient comparu devant le tribunal révolutionnaire attenant et qui avaient été condamnés à mort n’étaient pas ramenés dans leur cachot. Ils étaient immédiatement séparés des autres prisonniers et conduits, pour les hommes dans l’arrière greffe, pour les femmes dans de petites cellules situées dans le couloir central. Geôle où Marie-Amélie avait déjà passé la nuit. Quand elle fut invitée par le guichetier à le suivre, elle crut son heure arrivée, ses jambes se ramollirent, mais contre toute attente, il l’escorta vers une enceinte formée tout de barreaux de fer. C’était un parloir dans lequel les prisonniers pouvaient voir une dernière fois leurs proches qui avaient eu le courage de venir jusqu’à eux. Elle y trouva sur un banc accolé au mur gras d’humidité, John. Il était affaissé, mais se redressa à son approche, il ne voulait pas lui montrer son trouble. Il se leva et ne put s’empêcher de la prendre dans ses bras. Il avait perdu toute pudeur à l’approche de l’heure définitive. Elle le laissa faire, ne résista pas. Ils s’assirent, se tenant les mains, l’un à côté de l’autre, ne disant mot, ne sachant par où commencer. Elle se décida avec un ton un peu solennel. « — Tout d’abord John, je tiens à vous remercier de l’amour que vous me portez. » Il la regarda, les yeux embués, comme s’il ne la comprenait pas. « — J’ai toujours su que vous m’aimiez. J’ai pensé qu’avec le temps cela vous passerait. Vous étiez si jeune quand je suis arrivée quai des Chartrons… enfin, je vous en sais gré d’avoir été fidèle à ce sentiment que je ne vous ai pas rendu à la hauteur du vôtre. J’en suis désolé… non ! Non, ne m’interrompez pas, je n’ai plus de temps. Le guichetier à une lettre pour vous et une pour ma sœur Antoinette-Marie, je compte encore sur vous pour lui faire parvenir… » Elle ne put finir, des gardes venaient la chercher, ils les séparèrent et l’entraînèrent. Il pleurait. « — Non John ! Ne pleurez pas ! S’il vous plait ! » Il essaya de lui obéir, puis tout à coup lui revint le conseil de Marie-Anne. Il courut jusqu’à la grille qui avait été fermée derrière elle et cria « — Louis ! Louis est sauvé ! » Marie-Amélie se retourna et lui sourit, le visage illuminé.

*

L’exécuteur et ses aides étaient arrivés. Marie-Amélie fut jointe aux autres prisonniers déjà regroupés dans le vestibule baptisé : salle de la toilette. Ils y furent dépouillés de leurs effets personnels, du moins ce qu’ils leur détenaient encore, puis tondus. Marie-Amélie vit choir sur le sol son opulente chevelure, étrangement cela lui causa de la compassion pour elle. Elle fut relevée, elle toucha machinalement ce qui lui restait de ses cheveux, elle se demanda à quoi elle ressemblait. Elle regarda autour d’elle hagarde, une de ses voisines pleurait silencieusement. Un des aides lui attacha les mains derrière le dos. Elle trouva cela incongru, comment l’un d’entre eux aurait-il pu s’enfuir ? Encadrés par des gendarmes, le groupe de condamnés traversa une dernière fois la salle du guichet afin de gagner l’extérieur. La lumière les aveugla un court instant, ils découvrirent les charrettes alignées dans la Cour de Mai qui les attendaient au pied du Palais de Justice. Derrière les grilles de la cour, une masse de gens s’était déjà agglutinée dévorée par une curiosité malsaine. Les condamnés sortaient à l’appel de leur nom, et montaient ou étaient hissés dans les voitures, sous le regard méchant et les injures de la multitude venue se repaître du spectacle. Au milieu de la foule, John s’immisçait ; il cherchait à apercevoir la prisonnière. Il la vit dans la première carriole, un plateau de bois, posé sur des essieux, et tiré par deux percherons, avec onze autres victimes. Les grilles s’ouvrirent, la longue traversée de Paris débuta tel un immense calvaire. John se montra à Marie-Amélie, elle le remarqua, elle lui sourit. Il commença à marcher au sein du flot haineux, poussant ceux qui le gênaient, il restait le plus près possible de la charrette qui portait la jeune femme vers son supplice, afin que toujours elle le vît. Il récitait tout en fendant la cohue les prières de son enfance. Le cortège des carrioles s’engagea rue de la Barillerie précédé d’un détachement de gendarmes, et suivi d’une escorte, au milieu des huées, des chaos, car malgré le froid de janvier la foule était là en nombre rajoutant au calvaire pour les uns et accompagnant leurs êtres chers pour les autres, parce que John n’était pas le seul. Au péril de leur vie, les intimes des victimes, quels qu’ils fussent, tentaient de se mêler aux curieux qui entouraient le convoi, pour transmettre, sans se faire démasquer, un signe de reconnaissance, un regard, une parole faussement anodine. Marie-Amélie comme ses compagnes s’efforçait de rester debout et s’accrochait tant bien que mal aux ridelles de la charrette pour conserver son équilibre. Ils rejoignirent le quai des Morfondus puis traversèrent la Seine par le pont Neuf, puis ce fut la rue de la Monnaie puis la rue du Roule et là la carriole tourna dans la rue Saint-Honoré, ensuite dans la rue Saint-Florentin. Les charrettes étaient parvenues sur la place de la Concorde. À la droite de ce qui était l’octroi s’élevait la guillotine. John n’avait pas quitté des yeux la jeune femme lui insufflant un courage que lui-même n’avait plus. Perdus dans la masse qui s’accumulait sur les marches, pour ne rien manquer du spectacle, des prêtres habillés de telle sorte que rien ne les distingua de l’assistance donnèrent secrètement l’absolution aux condamnés qui défilaient face à eux, c’étaient les aumôniers de la guillotine. Les condamnés descendirent des charrettes, les gardes les alignèrent dos à l’objet de leur exécution. Les gendarmes firent écran devant la foule qui, non contente de vociférer des injures, réclamait des vêtements, des accessoires, aux futures victimes, leur criant qu’elles n’en avaient désormais plus besoin. Ceux qui allaient mourir ignoraient tant bien que mal cette haine gratuite, les uns priaient, les autres cherchaient ceux qu’ils aimaient, d’autres perdaient la raison, la panique en eux montait. Charles-Henri Samson, le bourreau, accomplissait minutieusement sa tache, assisté par deux aides, dont son propre fils. Ils effectuaient avec efficacité et correction leur travail de tous les jours. À l’appel de son nom, chaque victime était hissée sur la plate-forme. La première de la fournée était une jeune fille à peine pubère, qui à son nom recula affolée, Marie-Amélie s’attendrit. « — Tu sais, ma petite, c’est plus facile d’être la première. » Et la voyant tétanisée, elle lui passa devant, monta les marches, elle marmonnait une prière. Vers les Champs-Élysées, elle aperçut une dernière fois John, cela l’aguerrit, elle sourit encore une fois, les aides du bourreau l’étendirent sur la planche. C’en était trop, John tourna les talons et partit de la place, il perçut malgré le tumulte des spectateurs le bruit sourd du couperet qui tombait.

*

la guillotine

Les mois passaient et Jean-Baptiste Edmond Fleuriot-Lescot dormait de plus en plus mal, pas une nuit où il ne se réveilla en ayant l’impression d’entendre Marie-Amélie lui demandant où se trouvait son enfant. Il était hanté par son fantôme ou tout du moins son souvenir. Pourquoi elle plutôt qu’une autre, il n’aurait su le dire. Il est vrai qu’il l’avait considérée très belle lorsqu’il l’avait vu la première fois et terriblement séduisante drapée dans son courage pendant son jugement. Cette nuit d’été s’avérait particulièrement chaude, étouffante, ce qui le réveilla fut le poids sur son lit. Il voulut chasser son chat qu’il pensait installé à côté de lui, quand une voix le sortit complètement de son sommeil. Ce n’était pas possible, il faisait un songe encore. Il ouvrit les yeux. Il blêmit, c’était une hallucination, cela ne pouvait être possible. Assise à ses côtés, se trouvait Marie-Amélie. « — Et non tu ne rêves pas Fleuriot-Lescot, je suis venue te dire que c’est pour bientôt. D’ici demain, tu m’auras rejointe ! 

— Non ! Non ! C’est impossible ! 

— Et si ! Après Danton et quelques-uns, c’est ton tour, écoute bien ce cliquetis. Délicieux son n’est-ce pas ? Et oui, c’est la garde qui vient t’arrêter. Et non ! Tu ne peux pas fuir. La fenêtre ? C’est haut, non ? Pas d’autres portes, c’est ennuyeux ? » Il regarda vers la porte au moment où des coups percutaient la porte, il se retourna, le fantôme n’était plus là.

Il fut guillotiné à Paris le 28 juillet1794.

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 37 (2ème partie) et 38

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