La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 48

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Chapitre 48

L’arrivée de Jean-Baptiste. Juillet 1794.

Jean Baptiste Carbanac

L’arbre généalogique de la famille des Carbanac remontait bien avant l’arrivée des francs dans la Gaule romaine. Suspendu dans le vestibule de la demeure construite sous le règne des Valois et qui faisait face aux ruines du château fort laissé à l’abandon sur la colline qui dominait la vallée, en faisait foi. Cette famille faisait partie de cette noblesse de campagne qui vivait des revenus de ses territoires et dont peu de membres avaient mis les pieds à la cour hormis pendant les guerres. Le plus gros de leurs rapports, en dehors de quelques terres à blé, venait de l’élevage des bêtes à cornes ainsi que de différentes parts prises dans le négoce des îles par l’intermédiaire de la maison Lacourtade. Ces revenus leur avaient permis d’entretenir leurs biens situés sur les contreforts des Pyrénées ainsi que leur hôtel particulier à Bayonne. Ils avaient doté avantageusement leur fille aînée et envoyé étudier leurs deux fils à Bordeaux.

Jean-Baptiste avait donc partagé son temps entre le lycée dont il était pensionnaire et l’hôtel de Saige, où madame de Verthamon, compagne de sa mère aux ursulines, l’accueillait dans ses moments de liberté. Ses jeunes années avaient été heureuses, leur paroxysme avait été atteint avec le malentendu qui l’avait mis dans le lit de la comtesse de Fontenay de retour d’Espagne et de passage chez sa protectrice. Il avait par conséquent perdu son pucelage dans les plus beaux bras qui soient ceux de Jeanne Marie Ignace Thérésa Cabarrus. Ce fut vers eux qu’il se précipita quand peu de temps après sa vie tourna mal.

Il s’était, comme tous, intéressé aux philosophes et, donc, aux idées nouvelles qui menèrent à la révolution. Lorsqu’arriva Jean-Lambert Tallien à Bordeaux, dans les pas d’Ysabeau, Jean-Baptiste était rentré au manoir familial et détenait pour unique vue les Pyrénées. Il se languissait d’ennui, mais son père avait exigé qu’il y restât. Sa sœur avait suivi son époux dans les voix de l’émigration vers l’Espagne dès 1790, son frère fit de même deux ans plus tard vers les Caraïbes avec sa propre famille. Il était donc le seul de la fratrie auprès de ses parents au moment où le drame survint. Il se déroula au milieu de la matinée du lundi 3 mars 1794, tandis qu’il traînait son ennui sur le port de Bayonne. Il revint chez lui alors qu’une voiture, encadrée de gardes nationaux, emmenait son père et sa mère. Il allait se précipiter quand un voisin le retint. « – Non, ce n’est pas la solution ! vous iriez les rejoindre. Qu’y gagnerez-vous ? » L’homme avait raison, mais que pouvait-il faire ?Allez à Bordeaux, l’ordre devait venir de là. Une unique personne pouvait l’aider, comme elle en avait secouru tant d’autres. Térésa. Elle saurait quoi faire. À bride abattue, il sortit de la ville et s’enfonça dans la campagne puis dans les landes qui s’étendaient à perte de vue et qui ne semblaient plus finir. Sans s’arrêter, il creva son cheval, traversa la forêt de pins aux abords de Bordeaux. Un peu avant l’aube, il vit enfin le faubourg Saint-Seurin, il poussa jusqu’aux ruines romaines du Palais Gallien et y abandonna sa monture. À pied, il s’approcha de l’hôtel particulier de Térésa en logeant le jardin du roi. Sous les arbres, il attendit que la demeure s’éveille. Une heure après le lever du soleil un détachement de gardes nationaux vint chercher le proconsul. Sur le seuil de l’habitation, Tallien s’avança balayant les alentours du regard et monta dans la voiture qui s’arrêta devant lui. Le jeune homme, derrière lui, alla frapper violemment à la porte. Une femme massive l’ouvrit. À peine fut-elle entrebâillée que Jean-Baptiste la poussait et entrait. Ayant identifié la servante, il respira soulagé. « – Capucine, il faut que je voie ta maîtresse ! » La chambrière de Térésa mit un instant à reconnaître dans la silhouette crottée le jouvenceau qu’elle avait connu. « – À cette heure ?

— Oui, oui, c’est urgent ! »

En haut de l’escalier en déshabillé transparent, les cheveux défaits, la maîtresse de maison apparut. « — Que se passe-t-il Capucine ? Mon Dieu, Jean-Baptiste, que faites-vous ici ?

— Mes parents…, … Ils ont été arrêtés.

— Ah !… Capucine installe le dans ma garde-robe et qu’il n’en sorte pas tant que je ne serai pas revenue. »

Elle rentra deux heures plus tard, les nouvelles se révélaient mauvaises, l’ordre d’exécution avait déjà été signé, et cela depuis Paris. À l’heure qu’il était, le couple Carbanac avait dû être condamné à mort à Bayonne et leurs biens confisqués. C’était une nouvelle intervention de Bachenot, il voulait mettre la main sur les actions Lacourtade détenues par la famille Carbanac. Il avait réussi. C’était une histoire vénale, et elle n’avait rien pu y faire. 

Lors de cette visite impromptue à son amant, d’autant qu’elle était matinale, elle avait de même appris qu’il était sommé de retourner à Paris et qu’elle était conviée à l’accompagner. Les vents tournaient, Tallien faisait partie des individus capables de renverser Robespierre, du moins l’espérait-elle, il devait donc aller où se nichait le pouvoir, soit à l’Assemblée nationale. Avant cela, elle devait mettre Jean-Baptiste en sécurité et pour cela elle décida de le conduire aussitôt au château de Cadaujac où résidait madame de Verthamon.

Jean-Baptiste y resta peu. Le lendemain, il repartait dans l’autre sens avec John Madgrave qu’il ne connaissait pas. Il fut accueilli à l’hôtel Lacourtade par le petit groupe de réfugiés. James Wilkinson examina suspicieux le jeune homme, devant son désarroi évident, il abaissa les barrières de sa méfiance. Anne-Marie devina tout de suite ce qu’il ressentait, elle lui prit les mains et l’entraîna vers le fond de l’hôtel particulier. « — Venez donc, Bérangère va nous servir une boisson chaude. » Jean-Baptiste se laissa faire et découvrit la domestique face à ses fourneaux et dans un coin un vieillard. Il fit comme la jeune femme et s’assit à table. Ils furent rejoints par leurs comparses. Ils se présentèrent chacun à leur tour. John expliqua qu’à la nuit, ils devaient sortir, mais il ne devait pas s’inquiéter, au petit matin, ils seraient là. Le nouvel arrivant ne comprit pas tout et il ne se sentait pas le courage de tout suivre. Il se savait dans une sécurité relative, c’était déjà ça. Il acquiesça. Le soir venu, ses hôtes partis, il resta avec la servante dans la cuisine à attendre. Celle-ci lui expliqua l’objectif de cette sortie nocturne. Ils allaient retirer un enfant de l’orphelinat. Elle lui narra ce qu’elle connaissait des filiations de son maître, monsieur Lacourtade père, et de la fin dramatique de chacun des membres de sa famille dont le petit garçon était le dernier. L’inquiétude le rongeait, parce qu’il finit par réaliser que le sauvetage de l’enfant s’avérait dangereux et qu’ils pouvaient être tous arrêtés. Il commença à compter les heures, du moins le crut-il, car lorsqu’arrivèrent les trois libérateurs et le petit garçon ensommeillé dans les bras de la jeune femme, il sursauta. Il s’était endormi les bras croisés sur la table.

*

John Madgrave, James Wilkinson et Marie-Anne avaient donc décidé son départ pour l’Amérique. Jean-Baptiste n’avait pas eu son mot à dire, les arguments avancés par tous semblaient irréfutables. Il n’avait ni éléments ni courage pour contrecarrer leurs plans. Il leur était redevable de leur protection, il n’y avait personne sur son sol natal qui puisse l’aider. James Wilkinson s’était procuré la liste des personnes exécutées ses derniers jours dans la région, c’était chose facile, les listes étaient journalièrement placardées sur les murs de la ville. À la vue des noms de ses parents, il s’était effondré comme un enfant. Il ne lui restait plus qu’à partir, mais pour où ? Ses compagnons avaient décidé pour lui. De l’autre côté de l’Atlantique, il essayerait de retrouver son frère et sa famille. Il aurait pu passer en Espagne, rejoindre sa sœur aînée, mais il la connaissait peu, le couvent et son mariage n’avaient pas permis de tisser des liens fraternels. De plus, il ne s’était jamais entendu avec son beau-frère, ils se détestaient sans trop savoir pourquoi ; une animosité instinctive. De toute façon, tout seul il n’y serait pas arrivé. Son avenir était donc de l’autre côté de l’eau. Il partait sans fortune, ni argent, ni relation pour s’y établir, son futur semblait bien sombre, il ne lui restait plus qu’à faire confiance en ses étrangers et en la providence.

*

Jean Baptiste Carbanac

Leur départ ne s’était pas passé comme prévu. Les aléas de la politique entre la France et les États-Unis qui, officiellement, étaient en paix, avaient amené ces deux pays à se faire une guerre larvée, aussi dans le port de Bordeaux, il n’y avait plus de navire battant le pavillon étoilé. James Wilkinson et Jean-Baptiste avaient dû se rendre sur la côte et traverser la lande girondine jusqu’à un village du nom de Lacanau. Partis à la nuit par le faubourg Saint-Seurin, ils avaient pris la route de l’Ouest, ils avaient esquivé les villages de Saint-Médard, de Salaunes et Sainte-Hélène pour éviter toute curiosité. Au village de Lacanau, un maraîcher de leurs amis, contre monnaie trébuchante, les accompagna vers à la plage en contournant l’étang du même nom. Dans l’obscurité, ils auraient pu se perdre dans les marais alentour. Ayant traversé les dunes, ils abandonnèrent à leur guide leurs montures. Scrutant dans la nuit l’océan à la recherche du navire qui devait croiser au large et les embarquer. Ils l’attendirent puis ils firent un feu afin de signaler leur présence. Celui-ci ne se présenta pas comme prévu, ils durent se cacher tout le jour et renouveler l’opération qui cette fois-ci s’avéra plus fructueuse. Une lumière au loin leur répondit avant de voir la chaloupe s’échouer sur le rivage. Après vérification des identités, les marins et leur supérieur les laissèrent monter à bord. Le voyage fut assez court, cinq petites semaines, la saison était clémente pour parcourir l’immense étendue d’eau. Malgré cela, Jean-Baptiste découvrit les aléas de ce genre de périple, son estomac ne supporta ni les mouvements du navire ni la nourriture, il arriva au port de New York, destination du bâtiment qui les accueillait, fort affaibli. Il n’eut guère le temps de se remettre une semaine plus tard, ils remontaient sur un sloop pour Philadelphie plus au Sud. Le trajet jusqu’à l’embouchure du fleuve Delaware fut un martyr, pendant les deux jours qui constituèrent leur voyage, une tempête agita le voilier qui paraissait bien fragile au regard du néophyte qu’était Jean-Baptiste. À leur débarquement, James Wilkinson se demanda s’il n’allait pas laisser le jeune homme se rétablir pendant quelque temps chez des amis à lui à quelques lieux de là, mais celui-ci ne voulut rien entendre. Il était parti pour un pays qu’il n’avait pas choisi et dont il ne maîtrisait pas la langue et dans lequel il ne savait pas comment subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Il se voyait sans avenir loin des siens, seul au monde, dans ce monde. Il n’était pas question qu’il quitte l’unique homme qu’il connaissait et en qui il avait mis toute sa confiance. Son espoir était d’atteindre la Louisiane et d’y retrouver son frère aîné. Il s’accrocha à l’Américain et essaya de cacher à quel point il était affaibli. Cette vulnérabilité était due à une affection qui le rongeait. Cela avait commencé par une oppression de la poitrine, ce fut tout d’abord une douleur légère accompagnée d’une sensation de fièvre. Il s’était senti languir, se ressentait fatigué continuellement, il avait des difficultés à reprendre son souffle. Il en était à ce stade-là à ce moment de leur expédition, aussi avait-il réussi à convaincre son protecteur que ce n’était que passager et que dans quelques jours, il n’y paraîtrait rien. Lui-même pensait avoir simplement mal vécu la traversée. Seulement le voyage à cheval qui menait jusqu’au bord de l’Ohio se révéla long et exténuant. James Wilkinson avait pris le commandement d’un bataillon avec lequel il rejoignait le général Wayne. Et celui-ci attendait ce renfort. Trois semaines à sillonner des plaines herbeuses au pic du soleil de l’été approchant, parcourir des forêts de conifères, gravir des montagnes, franchir des rivières à gué. Ce fut un enfer pour le jeune homme d’autant que la dernière semaine la pluie se mit à tomber sans discontinuer. Sa fatigue, de jour en jour, s’aggravait. Sa bouche fut tout d’abord remplie d’un goût de sel puis une fièvre étique, de la paume des mains aux joues, se déclara et ne le quitta plus. Sous le regard inquiet de James Wilkinson, il tenait tant bien que mal sur son cheval sans jamais se plaindre. Son inspiration était de plus en plus gênée et avant qu’ils ne soient parvenus à destination une toux sèche le s’empara de lui et ne l’abandonna plus, l’empêchant de prendre quelques repos. Ses voies respiratoires râlaient laissant sortir parfois des déchets sanguinolents qu’il cachait à tous. Il débarqua au fort Washington agonisant, et le chirurgien l’examina. À l’odeur de son haleine, le médecin diagnostiqua une phtisie avec une vomique aux poumons. James Wilkinson s’inquiéta à l’annonce, mais n’y connaissant rien demanda des éclaircissements. « — Y avait-il quelque chose à faire ? Ou devait-il s’attendre à la mort du garçon ». Le praticien ne lui donna que quelques jours à vivre. Sans trop y croire, il assura à son supérieur qu’il mettrait en œuvre tout son savoir.

Jean-Baptiste s’accrocha à la vie et les quelques jours se commuèrent en un peu plus de deux mois, mais alors qu’il semblait avoir repris le dessus, la fièvre et la toux se renouvelèrent avec force. Affligé de voir le jeune homme mourir loin des siens, James Wilkinson commençait à se décourager. Il se demandait comment l’envoyer à la Nouvelle-Orléans, l’agonisant étant sûr d’y recouvrer son frère, quand tel un ange du destin Juan-Felipe se retrouva prisonnier de sa garnison. Le commandant, à l’annonce de la nouvelle par son capitaine, décida de faire une pierre deux coups. Il se rendit à l’infirmerie dans laquelle Jean-Baptiste par la force des choses avait élu domicile. Il le découvrit somnolant sous l’effet d’un narcotique faible, il se racla la gorge pour lui signaler sa présence. Le jeune homme ouvrit avec difficulté les yeux, réalisant qui se trouvait là, il se força à s’éveiller complètement et se redressa sur le lit. « — Doucement Jean-Baptiste, allez-vous mieux aujourd’hui ? » Le malade sourit et mentit assurant de son mieux-être. Wilkinson, ému devant l’effort du mal-portant, culpabilisait déjà de sa proposition à venir, il reprit fataliste. « — Le hasard a amené la possibilité de vous faire convoyer jusqu’à la Nouvelle-Orléans, mais cela ne va pas être chose facile.

— Ce n’est pas grave, mais comment et par qui ?

— Il vient d’arriver au fort un homme avec une petite troupe qui doit impérativement se rediriger vers le Sud, seulement si vous voulez faire partie du voyage, je vais être obligé de vous imposer à lui et pour cela vous cacher dans l’embarcation que je vais lui fournir. C’est par le fleuve qu’il doit repartir et l’expédition va durer près d’un mois. Vous sentez-vous suffisamment fort pour tenter l’aventure ?

— Évidemment, il n’y a pas d’autres solutions. Je pressens bien que je suis un poids pour vous. J’ai conscience que, d’un jour à l’autre, vous allez avoir d’autres chats à fouetter. J’entends et je sais que la bataille approche, alors vous voyez bien il n’y a pas de question à se poser. Toutefois votre homme est-il un honnête homme ?

— De cela, vous n’avez nulle crainte à avoir, même avec ce stratagème. Je suis assuré qu’il vous amènera à bon port, d’autant que je connais sa famille et que ses supérieurs me sont redevables. Alors, n’ayez aucune peur. Je vais vous faire habiller le plus chaudement possible, car vous partirez au milieu de la nuit et je ferai préparer une besace avec des médicaments pour supporter le voyage. » 

*

En début d’après-midi avec l’accord tacite de James Wilkinson, le chirurgien vint interrompre une réunion militaire pour annoncer la mort de Jean-Baptiste. Il conseilla, dans la foulée, de l’enterrer le plus vite possible afin d’éviter toute contamination. Devant tous, Wilkinson acquiesça et demanda à un de ses subalternes, Nils, de prévenir le menuisier du village de telle sorte qu’il fournisse pour le soir même un cercueil et qu’il sollicite de l’aide pour l’ensevelir. Puis s’adressant au praticien, il réclama la venue de l’aumônier pour une prière pour le malheureux à défaut des derniers sacrements, il se joindrait à eux d’ici un court moment. Après le départ de l’homme, il abrégea la réunion.

James Wilkinson partit ensuite retrouver ses complices, tous des Kentuckiens, avec qui il avait mis au point la mystification. Le plan était le seul qui permettait à Jean-Baptiste de quitter le fort sans que cela éveille la curiosité. Sa maladie ne l’avait pas autorisé à créer de liens avec d’autres personnes, aussi nul ne poserait de question. Lorsqu’il rentra dans l’infirmerie, l’aumônier faisait le guet et le chirurgien lui expliquait comment préparer et prendre ses remèdes. Tout se déroulait comme prévu.

À la tombée du jour, la carriole avec le menuisier et son aide vint chercher le supposé cadavre du jeune homme. Ils l’installèrent, de leur mieux, dans le cercueil de planches rustiques, une fois chargé dans la voiture, ils repartirent, quittèrent le fort sous l’indifférence générale, tous étaient soulagés tant la peur de l’épidémie était grande. Ils traversèrent le village, ils ne croisèrent qu’un couple âgé, la femme se signa et son compagnon se découvrit. À cette heure, tous se barricadaient dans leurs masures. Ils dépassèrent le cimetière où le menuisier laissa son aide pour créer un semblant de tombe fraîche puis il attendit d’être loin pour faire sortir de sa boîte Jean-Baptiste. Celui-ci se surprenait, cette aventure l’amusait, nullement conscient que son indifférence au danger était due à la forte dose de laudanum ingurgité peu avant, afin d’éviter toutes douleurs et surtout d’empêcher les quintes de toux. Une fois installé au côté du conducteur, il s’enquit de savoir si celui-ci n’avait pas peur des Indiens. « — Bien sûr que si. Il faudrait être fou pour ne pas craindre ses sauvages. Mais ils ne s’approchaient pas aussi près du fort. Quant aux colons à cette heure pas un n’aurait l’idée de se promener dehors. » Jean-Baptiste ne tiqua pas quand l’homme lui répondit en français, trouvant cela naturel, il était vrai que tous s’adressaient à lui dans sa langue de façon plus ou moins fluide.

La nuit était entamée quand, comme prévu, ils tombèrent sur le canot amarré à la rive du fleuve ; il était long et large avec un fond peu profond. Il était sur un tiers recouvert de bâche, Jean-Baptiste devrait le moment voulu aller se cacher dessous. Le ciel était clair, ils patientèrent jusqu’au zénith de la lune, moment où le groupe de fuyards amorcerait sa pérégrination et où le menuisier laisserait seul Jean-Baptiste.

Avant de partir, son compagnon l’aida de son mieux à s’installer entre des barils de vivres, des armes et de la poudre. Une fois son sauveur disparu, l’attente commença pour le jeune homme, et avec elle vint l’inquiétude. Il écoutait tous les bruits nocturnes de la nature, imaginant le pire. Il sursautait au moindre craquement, il craignait que la barque ne fût découverte par d’autres, des Indiens par exemple, sa solitude avait chassé son insouciance. Le temps s’écoula sans qu’il puisse le mesurer, une heure, plusieurs, il n’aurait su l’estimer. Avec la nuit et l’humidité du fleuve, il se mit à avoir froid, à grelotter, malgré les épaisseurs de vêtements que l’on avait superposées sur son corps malade. Il ne riait plus de cette attention qu’il avait trouvée superflue. Tout à coup, il entendit une conversation pratiquée en sourdine, ce devait être la troupe. Il ne comprenait pas ce qui se disait. Puis l’ordre de monter d’urgence dans le canot entraîna le mouvement de l’embarcation. Jean-Baptiste n’arrivait plus à dominer les tremblements de son corps, la fièvre amplifiée par la peur faisait tressauter ses membres tant et si bien que la bâche se souleva. — Mon Dieu qu’est-ce ? Mais qui êtes-vous ? » La bouche pâteuse et asséchée, il marmonna « — Je suis Jean-Baptiste Carbanac, c’est monsieur Wilkinson qui m’a permis d’accomplir ce voyage jusqu’à la Nouvelle-Orléans avec vous.

Juan Felipe marquès de Puerto Valdez

— Il manquait plus que ça ! Mais devant le désarroi évident du clandestin, l’homme ajouta, ne vous inquiétez pas, je suis Juan-Felipe de Puerto-Valdez et je vous amènerai à bon port, je ne vous jetterai pas par-dessus bord. Reposez-vous, il semblerait que vous en ayez besoin. »

*

De tout temps et dans toutes contrées, les hommes s’étaient installés au bord de l’eau. Rives d’étangs, de lacs, de rivières, hébergeaient habitations et cultures humaines. Les fleuves Ohio et Mississippi ne faisaient pas exception. Cette considération inquiétait fortement Juan-Felipe, il scrutait les berges environnantes de peur d’y découvrir des agresseurs éventuels. Outre ses rives, le fleuve n’apparaissait pas exempt de dangers, courants, bancs de sable, débris de bois flottants à sa surface, morceaux isolés ou rassemblés de manière à former une espèce de radeau, arbre mort aux vigoureuses racines enterrées solidement dont le sommet dépouillé de ses branches dépassait les flots, ou des troncs que les mouvements fluviaux abaissaient et relevaient successivement. Le canot filait le plus souvent sans que ses passagers aient besoin de ramer, aussi tous se joignaient à leur capitan dans l’inspection du rivage. Ils avaient croisé deux villages shawnees sans déclencher plus de réactions qu’une observation suspicieuse de la part de ses habitants. À chaque fois, Juan-Felipe et Ignacio craignaient de voir arriver une troupe de guerriers menaçants, mais avec les événements entre tribus indiennes et l’armée des États-Unis, la plupart des campements s’étaient enfoncés dans la profondeur des forêts. Ils mirent plus d’une semaine pour atteindre le Mississippi, et quand ils traversèrent la jonction avec l’Ohio, ils commencèrent à respirer. Il leur fallut dépasser la rivière Yazoo pour apercevoir les premières habitations éparses de la colonie espagnole. De son côté, Jean-Baptiste, à son propre étonnement, semblait recouvrer la santé. Tout allait donc pour le mieux.

Ils prirent le temps de s’arrêter à Natchez afin d’effectuer un compte rendu de leur séjour dans le nord. Le maître de Concordia les accueillit tout aussi chaleureusement qu’à l’aller. Don Gayoso de Lemos fut toutefois contrarié du caractère mitigé de la réponse, mais il devrait bien s’en contenter. Le groupe reprit son voyage par le fleuve, laissant derrière eux leurs deux guides shawnees et refusant les chevaux qu’on leur proposait. Le courant s’avérait plus rapide que les bêtes et moins fatigant. De courbe en contre courbe, le large cours d’eau les emmenait vers le sud, ils s’enfonçaient dans l’été et dans la luxuriance nonchalante de la basse Louisiane. Jean-Baptiste appréciait cette douceur, il était enfin rassuré, il se portait mieux, le climat sans doute. Son comparse avec qui il avait fait plus ample connaissance au fil des conversations, lui avait garanti son aide pour rejoindre son frère et son hospitalité en attendant le moment des retrouvailles. Jean-Baptiste était d’autant plus confiant en l’avenir, qu’au détour d’une phrase, il avait découvert qu’il avait déjà fréquenté la femme de son bienfaiteur, qu’elle n’avait pas été sa surprise d’apprendre que son compagnon avait épousé Antoinette-Marie, la jeune fille qu’il accompagnait au piano chez sa protectrice, madame de Verthamon. Son univers s’éclaircissait.

Après avoir passé Bâton-Rouge où ils étaient restés trois jours afin de se reposer, la chaleur devint plus prégnante, oppressante, elle annonçait des orages. Cela inquiéta l’équipage de l’embarcation, il n’était pas bon de se trouver sur le fleuve quand le ciel se déchirait. Les quelques ondées qu’ils avaient subies n’étaient rien au regard des tourments du climat à venir.

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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2 réflexions sur “La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 48

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