Chapitre 11
L’arrivée
Le capitaine du Mercure avait envoyé son second, Pierre de Gassion, prévenir le révérend père de l’Église Saint-Louis, de l’arrivée des nouvelles sœurs pour son monastère et des Filles à la cassette.
Le père Nicolas-Ignace de Beaubois, un jésuite, était le supérieur général des Missions de la Louisiane. Il était même allé jusqu’à Rouen rencontrer Sœur Marie Tranchepain de Saint Augustin, la future mère supérieure, car il avait l’intention de créer un couvent des ursulines à la Nouvelle-Orléans. Il estimait que la vie dans la colonie se révélait par trop libertine. Afin de les loger, il avait obtenu de la compagnie des Indes la location d’une demeure suffisamment vaste dans la concession Sainte-Reyne, en attendant la construction prévue du monastère. Sœur Marie Tranchepain était venue avec douze nonnes quatre années avant l’arrivée des nouvelles religieuses. Il était bien sûr informé de leur entrée dans le couvent, mais il n’avait pas connaissance de leurs compagnes, les filles à la cassette.
Il décida d’aller au-devant des sœurs et envoya un jeune père jusqu’à la caserne afin de se procurer des carrosses pour les transporter. Appuyé sur un bâton qui lui servait de canne à cause d’une grande faiblesse et accompagné d’un père bénédictin, sœur Blandine aperçut celui qu’elle supposa être le révérend père de Beaubois. Les religieuses l’accueillirent chaleureusement, Philippine et ses compagnes s’étaient mises légèrement en retrait. Armand de Pignerolle, après s’être présenté, nomma chacune des jeunes filles à la cassette. Devant l’interrogation du révérend, il expliqua que c’était une idée du cardinal Fleury. Elles venaient d’une abbaye des ursulines de la région de Bordeaux à Saint-Émilion. Le révérend annonça qu’elles seraient reçues au couvent de la ville, bien qu’il ne fut pas aussi vaste qu’il l’aurait espéré. Il se situait à l’orée de celle-ci et les y accompagnerait. Il finissait son explication quand le commandant de la caserne, suivi de deux carrioles, arriva. Il s’excusa, mais il ne détenait pas mieux. Les deux conducteurs et lui-même aidèrent les sœurs et leurs anciennes élèves à y monter. Le commandant croisa le regard de Fortunée et il fut grandement ému. Cela le décontenança et il essaya de rejeter le sentiment que lui avait déclenché la vision de la jeune fille.
Les voitures ne mirent pas longtemps à atteindre la concession Sainte-Reyne, le commandant, sur sa monture, était parti devant afin de prévenir la révérende mère.
***
Le pavillon, qu’elles avaient devant elles, détenait un étage surmonté d’un haut toit agrémenté de mansardes, ce qui s’avérait exceptionnel et les deux niveaux étaient entourés d’une galerie. La structure en bois reposait sur un solage en maçonnerie qui limitait les dégâts provoqués par l’humidité et les remontées capillaires. Les jeunes filles gravirent les quatre marches qui permettaient d’accéder à la maison derrière le révérend père et les sœurs. Elles entrèrent dans la première salle, lieu de vie et de réception. Elles constatèrent que les fenêtres ne possédaient pas de vitres, mais une toile fine et claire était tendue sur les châssis, ce qui devait protéger des agressions nocturnes des maringouins et d’une foule d’autres mouches piquantes. Elles apprirent que la demeure détenait aussi un office, lieu de stockage, le bureau de la révérende, une bibliothèque ainsi qu’une deuxième grande salle qui servait de classe et six chambres à l’étage. La mère supérieure, Sœur Marie Tranchepain, les attendait dans la salle de réception avec sa prieure, sœur Marguerite Jude.
À leur arrivée, la révérende mère et la prieure se levèrent, le commandant de la caserne, qui siégeait encore là, fit de même. Sœur Marie Tranchepain salua l’abbé de Beaubois et proposa à tous de s’asseoir autour de la table. La pièce n’ayant pas assez de chaises, Philippine et ses compagnes s’installèrent sur les banquettes le long du mur. La mère supérieure ayant pris place à l’opposé du père de Beaubois s’adressa aux sœurs. « — Comme vous devez le savoir, je suis sœur Marie Tranchepain de Saint-Augustin. J’attendais deux sœurs et voilà que j’en détiens trois, puis-je connaître vos noms.
— Je suis sœur Domitille, ma mère.
— Je suis sœur Appoline.
— Je suis sœur Blandine.
— Bien que je sois satisfaite de voir arriver trois nonnes, car malheureusement notre établissement en a perdu trois de maladie, comment se fait-il que vous soyez parvenue jusqu’à nous ?
— Au départ, ma mère, je devais accompagner ces jeunes filles à Montréal, où j’aurais intégré le couvent de la ville. Au dernier moment, il nous a été dit que nous partions pour la Nouvelle-Orléans. Répondit sœur Blandine.
— Ah… et pourquoi la Louisiane a-t-elle obtenu la venue de Filles à la cassette, alors que cela fait plus de dix ans que l’on n’en a pas envoyé dans les colonies ?
— Cela provient de l’oncle d’une de ces demoiselles qui a effectué sa demande auprès du Cardinal Fleury.
— Grand dieu, comment a-t-il pu accomplir cela ?
— Il est capitaine de la garde royale donc en lien direct avec le ministre du roi.
— Ah, je comprends mieux. » Se tournant vers les jeunes filles, elle ajouta. « – Rassurez-vous, mes demoiselles, nous sommes heureuses de vous recevoir ! Sœur Marie-Madeleine et notre servante vont vous accompagner vers votre dortoir où vous pourrez vous installer. Capitaine Barthoul, je présume que l’on va amener leurs malles ?
— Bien sûr, ma mère, la carriole est déjà repartie les chercher.
— C’est bien, je vous garde mes sœurs un moment, je vous ferais guider vers vos chambres après notre entretien. J’ai prévu votre emménagement à leur côté, car je suppose que vous apprécierez de ne pas en être éloignées. »
Les jeunes filles se levèrent et suivirent sœur Marie-Madeleine, que la prieure avait été quérir, et Amanda, une servante noire de toute beauté. Elles traversèrent l’habitation par le couloir transversal, devinèrent la salle de cours dont la porte était entre ouverte et sortirent à l’arrière de la maison. Elles découvrirent un nouveau pavillon identique à la demeure, mais sans étage. Entre les deux, aux extrémités, se tenait une chapelle d’un côté, exigée par la révérende mère, et une cuisine de l’autre.
***
Pendant ce temps, accompagné d’Arnaud-François, Armand traversa la place, précédé par Henri Lamarche jusqu’au bâtiment du gouverneur. Il les laissa entre les mains du majordome. Ce dernier, un très grand métis, les guida à l’étage, dans le salon qui servait de salle d’attente. Arthémus se rendit auprès de son maître, le gouverneur Étienne de Perier, pour lui annoncer la venue de ses visiteurs. Il frappa à la porte du bureau et guetta la permission de rentrer. Ce fut son secrétaire, Auguste De Faye, qui la lui ouvrit. « — Qui y a-t-il, Arthémus ?
— Monsieur, deux hommes demandent à être reçus, l’un d’eux est capitaine de la garde royale.
— Un capitaine de la garde royale ? Voilà autre chose. Tu peux les faire venir, Arthémus. »
Qu’est-ce que pouvaient bien lui vouloir ses individus, comme s’il n’avait pas assez de problèmes avec ses Amérindiens ? Quelques minutes plus tard, le majordome les mena jusqu’au bureau et après avoir frappé, il laissa le secrétaire les guider vers le gouverneur. La pièce s’avérait vaste, dans l’ombre du gouverneur se tenait une bibliothèque entre les deux portes-fenêtres donnant sur les jardins et le fleuve. Derrière sa large table de travail en bois exotique foncé, celui-ci s’était levé. Grand et mince, il détenait un regard glacial. « — Bonjour messieurs. Comme vous devez le savoir, je suis Étienne de Perier, le gouverneur de la colonie.
— Mes salutations, monsieur le gouverneur. Je suis Armand de Pignerolle, capitaine de la garde royale, et voici Arnaud-François de Maytie, l’un de mes subalternes.
— Asseyez-vous messieurs, que puis-je pour vous ?
— Monsieur le cardinal Fleury m’a demandé d’accompagner cinq Filles à la cassette ainsi que trois sœurs ursulines.
— Cinq Filles à la cassette ! C’est bien le moment, comme si l’on en avait pas assez avec ces Natchez et ces Chicachas. Et elles se situent ici ?
— Non-monsieur, elles ont suivi les sœurs ursulines jusqu’au couvent.
— C’est une bonne chose. Je suis désolé messieurs, mais je ne vais pas pouvoir m’occuper tout de suite de ces demoiselles, vous allez devoir rester quelque temps parmi nous. Nous pourrons les marier au mieux en septembre, il va me falloir une certaine durée pour trouver des prétendants.
— Nous saurons patienté, monsieur.
— En attendant, nous allons vous loger à la caserne, nous y avons de la place. Je dépêche mon secrétaire de suite, en vue d’aller chercher quelqu’un qui vous y mènera et vous y installera. » Il envoya son secrétaire quérir Arthémus afin de les guider à nouveau vers le salon et leur faire servir quelque chose.
***
Après une journée pleine de contrariété, le gouverneur se rendit dans l’aile du bâtiment où il habitait avec sa famille. À peine fut-il entré que deux de ses fils arrivèrent à lui heureux de le voir. Cela fit plaisir à leur père, mais très vite le caquetage des enfants le fatigua. Il effectua toutefois un effort et conversa avec eux, l’un avait sept ans et l’autre quatre. C’était à celui qui se ferait entendre. Catherine Le Chibelier vint accueillir son mari, elle comprit de suite que quelque chose n’allait pas. C’était une très jolie femme, habillée aussi stricte que son époux, elle n’aimait guère la fantaisie. Elle enjoignit ses enfants d’aller rejoindre leur gouvernante, elle avait besoin de parler à leur père. Une fois les petits partis, le couple s’installa dans leur salon. Au passage, elle demanda à une de ses esclaves de porter des verres et du vin. Ils s’assirent face à face chacun dans une banquette rembourrée et couverte de damas. La servante posa les verres et la bouteille de vin sur la console en bois d’acajou, madame Le Chibelier se releva et versa la boisson puis la déposa sur la table de marbre aux pieds sculpté. Elle attendit un instant que son époux saisisse son verre puis elle entama le dialogue. « — Vous avez l’air contrarié, mon ami. Puis-je réaliser quelque chose pour vous ?
— En fait, oui ! Sont parvenues dans la colonie cinq Filles à la cassette.
— Ah bon, et où sont-elles ?
— Comme elles sont venues avec trois sœurs ursulines, elles les ont suivies au couvent.
— Bien, j’irai donc les voir demain, il faudra juste que vous procédiez à une annonce pour obtenir des prétendants. C’est original cette arrivée, cela faisait bien longtemps que cela n’était advenu. »
Le gouverneur se trouva de suite soulagé, sa femme allait prendre les jeunes filles en main, ce serait un problème dont il n’aurait guère à s’occuper.
***
La nuit était tombée, la voute céleste resplendissait d’étoiles et d’une lune qui se levait, tout le couvent était couché, sauf deux personnes qui visiblement ne trouvaient pas le sommeil. Philippine était sortie sur la galerie et aperçut la lumière qui éclairait la chambre de la mère supérieure dans le bâtiment opposé.
La jeune fille et ses compagnes s’étaient installées dans le pavillon qui détenait quatre dortoirs de six lits. Deux étaient occupés par les orphelins que les religieuses avaient recueillis suite aux massacres par les Natchez de leurs parents. Entre les enfants et les filles à la cassette, les sœurs avaient le leur. La chambrée des arrivantes, d’après sœur Marie-Madeleine, se révélait être la plus vaste. Théodorine de suite s’empara du lit à l’opposé de la pièce, Gabrielle s’installa dans celui d’à côté. Philippine, Catherine et Fortunée avaient choisi ceux qui restaient, en laissant un de libre entre elles et leurs deux compagnes qui semblaient vouloir se tenir loin d’elles. Le lieu détenait aussi deux cabinets de toilette qui possédaient chacun une baignoire, cela leur permit de prendre un bain afin de se décrasser de ce voyage des plus pénible. À leur surprise, Amanda les lava avec des pétales de fleurs de magnolia. Cela les détendit, quoiqu’à l’étonnement de la belle esclave, Philippine n’avait pas de poux tout comme ses deux amies à l’encontre de leurs deux comparses, elles retrouvèrent un bien être salutaire. Le soir, elles soupèrent avec une grande partie des sœurs, deux d’entre elles s’occupaient des orphelins. Elles firent connaissance et toutes s’avérèrent des plus aimables. Les jeunes filles racontèrent leurs aventures pendant le périple et apprirent que pour les sœurs cela avait été pire.
***
« — Nous sommes parties, en février 1727. Nous avons embarqué au port de Lorient, sur le navire « la Gironde » avec pour destination la Nouvelle-Orléans. Nous étions loin de connaître toutes les péripéties et nous n’en avions pas envisagé autant.
J’étais accompagnée de huit sœurs de ma congrégation, de deux novices, de deux jésuites, le père Tartarin et le père Doutrelau, et d’un convers, le frère Crucy et de quatre servantes fournies par La Compagnie des Indes. Celle-ci avait accepté de nous entretenir et de payer notre passage. Nous étions attendues par le révérend père de Beaubois, que vous connaissez. Un aléa de dernière minute repoussa notre partance, le vent avait changé. Le capitaine de la Gironde, M. de Vaubercy, décida de mettre à la voile que le lendemain. Nous nous en allâmes le jour dit, à deux heures de l’après-midi. Le temps se révélait beau, nous montâmes sur la dunette pour prendre l’air et profiter de notre départ.
Le premier choc fut la rencontre d’un rocher à une demi-lieue de l’Orient, heureusement la réparation s’avéra rapide, nous pûmes dans la foulée poursuivre notre voyage. Seulement, les vents changèrent et devinrent tout à fait contraires. Le bâtiment fut continuellement agité, nous nous bousculions les uns contre les autres. Je me souviens de la soupe à peine sur la table qu’une secousse du voilier la renversait. Cela nous fit rire, mais le mal de cœur nous réduisit jusqu’à l’extrémité, bien sûr nous savions que nous ne mourions point. Ce ne fut pas ce désagrément qui allait ébranler notre vocation. Seulement dans ce tourment, le vaisseau n’avançait guère, les vivres diminuèrent rapidement, surtout l’eau. Nous dûmes nous restreindre et relâcher à l’île de Madère à peine à 300 lieues de Lorient pour nous approvisionner. Nous y restâmes trois jours et ma foi nous fûmes bien accueillis.
Les vents ne demeurèrent pas longtemps favorables et nous découvrîmes un voilier corsaire. Ce fut le branle-bas de combat, nous nous sommes de suite enfermées dans l’entrepont et nous nous mîmes à prier. Heureusement. Le bâtiment corsaire avait dû estimer que la prise se révélait bien peu profitable et il se retira.
La Gironde passa le tropique le Vendredi saint, et la sainteté du jour empêcha d’accomplir la cérémonie du baptême que tous les passagers attendaient, elle fut reportée au samedi saint durant l’après-midi. Je ne vous la raconte pas, vous savez ce que cela est. Quelques jours plus tard, nous eûmes une seconde alarme, un vaisseau nous suivait de près. Heureusement malgré toutes nos craintes, le lendemain, l’ennemi s’éloigna vers l’horizon, nos prières n’avaient pas été faites en vain.
Ce fut à partir de ce moment-là que les choses s’aggravèrent, la mer devint si furieuse, que nous crûmes être engloutis. Là aussi, nous nous révélèrent chanceuses. Le Seigneur sembla répondre à nos prières, nous fûmes conduits par le vent sur la bonne route, et nous arrivâmes à l’île de Marie Galante, où nous mouillâmes dans la baie Saint-Louis. Après un accueil des plus chaleureux, nous repartîmes. Le vent fut d’abord favorable, puis il devint opposé et pour finir il se calma si bien qu’il nous retarda. Pour parachever le tout, notre bâtiment rencontra deux vaisseaux ennemis, mais là aussi nous fûmes épargnés. Les vents contraires conjointement avec les courants poussèrent notre bâtiment malgré lui vers l’île Blanche, tandis que nous espérions apercevoir les premières terres du Mississippi. Alors que nous présentions de la joie à l’approche de cette terre, le navire s’échoua soudainement. Cela se fit si rudement et avec tant de secousses, que nous nous crûmes perdus. Pour nous extirper de cela, le capitaine décida de le décharger. Ce dernier préféra ne pas nous faire descendre vu que cette île n’était peuplée que par des sauvages. Ce péril dura vingt-quatre heures, et très peu d’entre nous se couchèrent cette nuit-là. Peu d’heures après, le navire se remit en route. À peine avait-il repris sa navigation que le vaisseau toucha pour la seconde fois le fond et cela avec tant de violence et tant de secousses que nous avions perdu toute espérance. Mais la Gironde se révéla plus solide que nous aurions pu le croire. L’eau manqua et les chaleurs de plus en plus excessives nous firent souffrir de soif et pour l’épancher nous dûmes nous résoudre à changer pour du vin. Cela dura une quinzaine de jours, les vents et les courants s’avéraient toujours contraires. Nous finîmes par aborder sur île Sainte-Rose, occupée par les Espagnols. Notre navire put y mouiller quatre jours afin d’y attendre une brise favorable. Ayant mis à la voile quelques jours plus tard, nous découvrîmes l’île Dauphine et un brigantin s’approcha vers nous. Cette vue nous causa beaucoup de joies, nous étions enfin arrivés ou presque. Le brigantin venait pour nous chercher, nous donna des nouvelles du Père de Beaubois et nous assura de l’impatience du révérend à nous voir. Nous atteignîmes La Nouvelle-Orléans le 23 juillet 1727, cinq mois, jour pour jour après notre départ. » Narra sœur Marie Tranchepain. Elles apprécièrent le repas et l’histoire du voyage des sœurs d’autant que cela les apaisa devant tant d’humanité à leur encontre.
***
Philippine laissait son regard errer sur le paysage qu’elle avait devant elle lorsqu’elle aperçut deux nonnes qu’elle n’avait jamais rencontrées. Elles s’approchèrent d’elles, la jeune fille comprit de suite qu’elles n’étaient point vivantes. « — Vous nous voyez ? Vous nous entendez ?
— Oui !
— C’est étonnant, vous avez toujours eu ce don ?
— Oui.
— Ah ? Je suis sœur Madeleine et voici sœur Marguerite.
— Je suis Philippine de Madaillan.
— Comme vous devez le savoir ou le pressentir, nous sommes décédées de maladie à peine arrivées dans la colonie.
— Mais vous n’êtes point entrées dans la lumière ?
— Si, dès que nous avons succombé aux miasmes, nous l’avons atteint de suite, mais il nous a été demandé de vous approcher pour vous porter un message.
— À moi ?
— Oui, nous sommes venues vous annoncer que demain l’épouse du gouverneur va vous visiter.
— Et où réside la problématique ?
— Il n’y en a aucune, si ce n’est que vous ne devez en aucun cas lui faire comprendre que vous connaissez l’avenir.
— Ah ! Et pourquoi ?
— Elle est très croyante et très psychorigide. De plus, son mari n’hésite pas à expulser ou infliger des châtiments corporels aux filles qui mènent une mauvaise vie. Bien évidemment, ce n’est pas votre cas, mais si jamais il vient à penser que vous êtes une sorcière, nous ne savons pas jusqu’où il ira.
— Vous songez qu’il peut me faire violence ?
— Nous n’en sommes pas informées, mais il vaut mieux se méfier. Nous allons vous laisser. »
À peine dit, elles disparurent, Philippine se trouva déconcertée, tout comme la mère supérieure qui de sa fenêtre avait constaté son comportement curieux. D’origine huguenote, Marie Tranchepain de Saint-Augustin s’était convertie très tôt à la foi catholique et avait rejoint la communauté des Ursulines. Malgré ses profondes croyances, elle était ouverte et l’étrangeté de la situation qu’elle percevait lui rappela une de ses amies.
***
Dans le grand salon, qui servait de salle de réception, sœur Marie-Madeleine et Amanda rangeaient la pièce. Elles entendirent l’arrivée d’un carrosse et levèrent les yeux vers l’extérieur. Elles aperçurent l’épouse du gouverneur accompagnée d’Armand de Pignerolle en descendre. Elle était vêtue sobrement d’une robe à la française ajustée au corps au moyen d’un sous corsage serré tandis que le dos tombait en plis creux. Elle n’en restait pas moins d’une grande élégance. La nonne se précipita dans le bureau de la mère supérieure.
Avant de se présenter au couvent, madame Le Chibelier avait demandé à recevoir Armand de Pignerolle afin d’obtenir des informations sur les jeunes filles qu’elle allait rencontrer. Il lui porta une missive fournie par la mère supérieure de Saint-Émilion détaillant les origines de chacune et le montant des dots. Elle l’en remercia et jeta un œil sur la lettre tout en le sollicitant sur ce qu’il pensait des demoiselles qui l’avaient emmenées jusque là. Il lui donna un bon retour sur toutes hormis sur Théodorine dont il estimait l’égo extrêmement démesuré. Suite à leur conversation, elle lut plus sérieusement le message de trois pages qui lui avait été procuré. Elle finit par remarquer que l’une d’elles détenait une dot supérieure aux autres, elle supposa que cela devait être la nièce du demandeur. Ayant toutes les informations en main, avec le capitaine de la garde royale, elle se rendit, l’après-midi même au couvent.
La révérende mère comprenant qu’elle venait rencontrer les Filles à la cassette, elle pria la sœur d’aller les chercher. Elle accueillit les visiteurs avec respect d’autant que l’épouse du gouverneur avait posé la première pierre de leur future abbaye. Les cinq jeunes filles, accompagnées de sœur Domitille et sœur Blandine, découvrirent la religieuse, la conjointe de monsieur de Perier et Armand. À leur arrivée, la mère supérieure leur présenta madame Le Chibelier de Perier et leur demanda de s’installer autour de la table.
Pendant que chacune se nommait, la femme du gouverneur les observait. Elle estima qu’à vue d’œil, elle n’aurait pas de mal à leur trouver un mari d’autant que leur dot s’avérait conséquente. Après examen de celles-ci, elle avait donc constaté que celle détenue par Philippine de Madaillan était la plus importante. Elle s’adressa à elle. « — Je suppose, Philippine, que vous êtes la nièce du capitaine de la garde royale qui a consulté le cardinal Fleury.
— Oui madame.
— Savez-vous pourquoi il ne vous a pas doté lui-même ? Il m’a semblé appréhender qu’il en eût les moyens.
— Je suis orpheline, madame. Je n’ai aperçu mon oncle de loin que deux fois dans ma vie. Il m’a envoyé au couvent quand il décida de prendre femme. Je ne l’ai alors jamais revu.
— Et la famille de votre mère ?
— Visiblement, je ne les ai pas intéressés. Je n’ai croisé ma grand-mère que de façon sporadique, si ce n’est qu’elle a tout de même donné de l’argent au couvent.
— Et vous venez toutes du même couvent.
— Nous sommes toutes des pensionnaires du couvent de Saint-Émilion. » S’adressant à toutes, elle poursuivit. « — Vous devez être informées mesdemoiselles que nous pourrons vous présenter des prétendants qu’en septembre. Comme vous devez le savoir, la guerre avec les Amérindiens Natchez a beaucoup perturbé la colonie. De plus, leurs alliés et voisins les Chicachas ne sont pas fiables. Mon époux va faire de son mieux pour annoncer votre arrivée, mais vous devrez attendre pour obtenir des postulants. Cela sera peut-être plus long que prévu. Ah, j’allais oublier, je vous amène deux esclaves afin de vous aider dans vos tâches et afin de ne pas surcharger nos sœurs. »
Les jeunes filles ne dirent rien comprenant la situation, hormis Théodorine qui bouillait intérieurement. Cette dernière s’avérait pressée de rencontrer son futur conjoint afin de quitter le couvent une bonne fois pour toutes.
***
Comme le couvent résidait à un bout de la ville, et l’Hôpital à l’autre, les religieuses ne purent s’en charger aussi bien que cela avait été prévu. Elles se devaient d’attendre que le monastère fut fini d’être construit, car il se situait à ses côtés. Tout cela contrariait fortement la révérende mère. Lorsqu’un matin arrivèrent le commandant Pierre-Simon Barthoul et dix nouveaux orphelins, sachant qu’elle en détenait déjà douze, elle pensa que ce serait un bon palliatif. Le capitaine se retira une fois les enfants pris en main. Il eut juste le temps d’apercevoir Fortunée qui le voyant lui sourit, ce que perçut la mère supérieure qui partait installer le groupe sous le toit du pavillon des dortoirs. Elle y logea prioritairement les garçons, comme ils étaient obligés de passer par le couloir qui longeait la chambre des sœurs, elle était à peu près rassurée.
Les religieuses se faisaient assister par des esclaves noirs, mais elles n’avaient pas réussi à se les attacher. Sur les huit que les autorités leur avaient attribués, deux s’étaient enfuis le jour même. La mère supérieure n’avait finalement gardé qu’Amanda pour les servir et avait envoyé leurs autres esclaves cultiver le potager dans un petit domaine qu’on leur avait concédé, à une lieue de la ville. Elles avaient donc été satisfaites par le don de la femme du gouverneur. Les deux esclaves, qui se trouvaient là pour épauler les filles à la cassette, avaient petit à petit participé aux divers besoins du couvent. De plus, les demoiselles s’étaient mises à aider les nonnes auprès des jeunes orphelins, ce qui avait soulagé tout le monde. La seule qui s’avérait récalcitrante était Théodorine. Elle partait du principe, qu’elle n’était pas venue jusque là pour trimer.
***
Les jeunes filles cloitrées au couvent ne purent découvrir La Nouvelle-Orléans. La seule que cela ne contrariait pas était Philippine. Elle n’était pas sure que la ville se révéla si attractive que cela. Elle s’était donc concentrée sur les orphelins et les deux sœurs qui venaient la voir régulièrement la nuit. C’était d’autant plus facile pour elle que les maringouins ne s’intéressaient pas à elle contrairement à tous les autres humains. Sœur Marie Tranchepain l’avait plusieurs fois remarquée depuis sa chambre en train de parler dans le vide, cela l’intriguait. Elle supputait que la jeune fille avait un don, puisqu’elle était loin d’être stupide. Elle avait besoin d’être informée, mais elle se demandait comment aborder sa curiosité. Elle finit par la convier dans son bureau. « — Bonjour, Philippine. Je vous ai fait venir, car j’ai une question à vous poser, mais ne vous inquiétez pas, je suis ouverte à toutes les réponses mêmes les plus inattendues. » Assise en face d’elle, elle vit arriver l’interrogation. Elle savait que la révérende mère, bien qu’elle parut autoritaire, s’avérait dans l’empathie. Elle avait remarqué plus d’une fois qu’elle servait de paravent devant la femme du gouverneur. Elle avait compris qu’elle les considérait comme ses enfants. Mais comment prendrait-elle sa réponse ? D’un autre côté, elle n’avait pas l’intention de mentir. Elle attendit la demande. « — Philippine, j’ai constaté à plusieurs reprises que vous parliez toute seule dans la véranda, à peu près toujours au même endroit. Je suis consciente que vous êtes intelligente et je doute que vous vous déconnectiez. Je présume que vous avez un don spécifique, don que j’ai déjà connu chez une de mes amies.
— Je ne sais comment je peux vous le dire, car il m’a été conseillé d’éviter de l’exprimer de peur que cela me porte préjudice.
— N’ayez crainte, je le conserverai pour moi. J’imagine que vous visualisez des entités, vous avez même peut-être aperçu des fantômes…
— C’est exact, cela fait plusieurs fois que je vois les sœurs Madeleine et Marguerite. C’est elles qui m’ont recommandé de le garder pour moi.
— Je suppose que la personne concernée était l’épouse du gouverneur.
— C’est juste.
— Elles avaient raison, cette dame est un peu trop rigide et a un peu trop de pouvoir sur son conjoint.
— Mais vous n’êtes pas surprise ?
— Non, je vous l’ai dit, j’ai déjà connu une amie qui avait ce don. Et mes sœurs disparues détiennent de bons arguments, gardez cela pour vous. »
***
Les semaines s’écoulaient sans remous particuliers, Armand les visitant périodiquement afin de savoir si tout allait bien pour elles. Catherine Le Chibelier de Perier faisait régulièrement de même avec l’intention de découvrir comment cela se déroulait pour les orphelins et pour les jeunes filles. Elle amena avec elle rapidement un maître de danse et un violoniste en vue de transmettre aux demoiselles, l’allemande, la contredanse, le cotillon, le menuet, et autres danses du moment. Théodorine et Fortunée, pour des raisons différentes, la première voulait qu’on la remarque et la deuxième aimait danser, n’avait point oublié ce qu’elles avaient appris au sein de l’abbaye de Saint-Émilion. Leurs camarades éprouvèrent plus de difficultés à s’y remettre, mais elles comprenaient l’objectif. Elles pratiquèrent les efforts désirés afin d’y parvenir. Dans la galerie, des portes-fenêtres, les sœurs et les enfants les regardaient et parfois les imitaient, ce qui les amusait.
La fête de la Vierge Marie passée, l’épouse du gouverneur vint accompagnée de sa couturière, Madeleine Lamarche. Elle demanda à chacune de montrer le contenu de leur vestiaire et surtout la toilette qu’elle comptait porter le jour des présentations aux aspirants. Elle n’effectua aucune critique et sollicita l’avis de Madeleine. Celle-ci estima que les silhouettes leur allaient, mais que les garde-robes s’avéraient bien maigres, ce qui en soit, était somme toute normal puisqu’elles avaient été élevées par les ursulines. Madame Le Chibelier de Perier proposa de leur réaliser deux robes volantes qu’elle paierait bien entendu. Madeleine revint les voir afin de choisir les matières. Elle les leur livra juste avant la soirée de présentation.
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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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