L’orpheline/ chapitre 015 et 016 première partie

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Chapitre 15

3 février 1733, L’ouragan

Alors qu’ils se trouvaient encore en hiver, un soleil de plomb frappa l’océan. Jour après jour, la température devint très chaude. Cette atmosphère étouffante et humide indisposait les habitants de la Nouvelle-Orléans. Puis à leur surprise, il fut remplacé par de l’air plus frais qui se mit à souffler façonnant une spirale. De sa fenêtre, Philippine regardait les feuilles de ses chênes tourner dans le jardin. Cela l’inquiéta, elle pressentait quelque chose de néfaste, mais elle ne savait quoi ? Elle se concentra sur son fils. Elle prenait de plus en plus de temps pour s’occuper de lui, elle le faisait manger, lui apprenait à se tenir debout. Il commençait à avancer un pied l’un devant l’autre et bafouillait, ce qui lui tirait à chaque fois un sourire. 

Le fond de l’air devint instable et provoqua la formation de nuages. Ils amenèrent la pluie puis au fil de la matinée l’orage. Cela effectua un frémissement à la jeune femme. Elle remit Théophile à Violaine et réclama à son personnel d’installer les contrevents et de fermer toutes les portes, que ce fut aux écuries, à la cuisine où à la maison. Cunégonde s’exécuta sans réfléchir bien que les autres obéirent en se demandant pourquoi craindre ce petit orage. Au fil de celui-ci, l’atmosphère s’embruma et à la grande surprise de tous, une sorte de neige fondue tomba du ciel. Cela dura peu de temps, mais cela annonça un ouragan. Il se déchaina et devint de plus en plus violent. Ce que les habitants ne virent pas, ce fut les énormes marées et les vents forts qui balayèrent le port de la Balise. Sur la ville, les éclairs jaillissaient et les nuages déversaient des torrents d’eau. Le Mississippi commença à monter. Le gouverneur et son entourage craignaient qu’une crue se déclenchât, cela semblait inexorable. Au milieu des rugissements de la tempête et des grondements du tonnerre, des arbres s’écroulèrent. Philippine, devinant le drame à venir, se mit à prier son ange afin que ses amies et elle-même soient préservées de la catastrophe. Théophile dans les bras de sa nourrice pleurait tant le bruit se révélait assourdissant et le personnel remerciait intérieurement leur maîtresse. Elle les avait sauvés. Les murs de la maison bougeaient et gémissaient, ils n’avaient qu’une crainte, c’est que le cyclone balaya l’habitation. Si cela n’avait été que d’eux, ils se seraient jetés ventre à terre de peur d’être emportés dans la tourmente. Au cours de la journée puis de la nuit les digues furent débordées et le niveau du lac Pontchartrain envahit les plantations alentour, puis le bayou et pour finir les rues de la Nouvelle-Orléans. Le point qui menaçait le plus était la levée, le long la cité. Ils découvrirent plus tard que l’eau des marais coulait sur de grandes étendues dans les voies de la ville. Le lendemain, une légère accalmie s’effectua, puis le vent changea de sens, prit une autre direction et reprit des vitesses élevées, mais nettement moins que le jour précédent. Puis à la tombée du jour, la tourmente s’apaisa, la tornade s’éloigna. Au petit matin, tout sembla être revenu normal. Philippine fit enlever les volets et sortit. Ses voisins faisaient de même, tous voulaient savoir dans quel état se trouvait leur ville. Certaines habitations avaient été entièrement détruites, d’autres détenaient d’importants dommages au toit, aux portes et aux fenêtres. Les rues étaient encore inondées, mais l’eau paraissait se retirer. Leur demeure avait eu beaucoup de chances. Les carrosses ne pouvant circuler dans cette boue, Philippine demanda à Anatole de lui seller une jument, la plus douce, afin d’aller visiter ses amies, s’assurer qu’elles avaient été préservées. Instinctivement, elle se mit en selle et maintint son équilibre, ce qui surprit le cocher qui n’avait jamais vu sa maîtresse sur un cheval. Elle-même se trouva audacieuse, car c’était sa première fois.

***

Philippine de Madaillan

Philippine commença par se rendre chez Catherine et Gabrielle qui logeaient dans la même rue. Elle fut rassurée. Bien que secouées intérieurement par ce tumulte, elles allaient bien. Elle se dirigea chez Fortunée rue de Chartres. Pour cela, elle passa par la place d’Armes. Il y avait du monde dans les rues, tous étaient venus constater l’étendue des ravages et à sa grande surprise ils en apercevaient pléthore. Les quais et les amarres de petites embarcations avaient subi plus d’un dommage. Le cyclone avait détruit six des navires qui étaient en rade, il n’épargna miraculeusement que le Vénus. De graves dégâts avaient été causés aux bâtiments du roi. L’hôpital, le magasin, l’hôtel du gouvernement, la caserne avaient été fortement ébranlés. Certaines parties en avaient été anéanties. Arrivée chez son amie, à part un grand chêne qui était tombé, heureusement pas sur la demeure, tout allait pour le mieux. Elle resta un peu de temps pour parler avec elle. « — Bien sûr, tu n’as pas de nouvelles de ton époux Philippine?

— Non, bien évidemment, mais je ne m’inquiète pas trop. Je ne crois pas qu’ils aient été autant impactés que nous. 

— Espérons-le. Veux-tu un peu de thé?

— Avec plaisir. Je ne sais pas ce que va penser notre nouveau gouverneur quand il va voir les dégâts à la place d’armes.

— Ils seront peut-être réparés avant qu’il n’arrive.

— J’ai bien peur que non, il se présentera là dans un mois jour pour jour. »

***

Deux jours plus tard, Hilaire arriva quelque peu inquiet pour sa famille et sa maison de négoce. La plantation avait apparemment moins enduré que la ville. Quelques bâtisses d’esclaves s’étaient effondrées, mais aucune perte humaine. Le pavillon avait plutôt souffert, mais les réparations étaient en cours. Ils s’étaient retrouvés en bordure de l’ouragan, mais peu de temps. Il avait fait tomber quelques arbres et avait couché les cultures, mais rien de dramatique. Elles se redressaient déjà. 

Arrivé devant son habitation, il fut soulagé de ne voir aucun dégât et de constater que tous allaient bien. Après avoir échangé avec son épouse, il se rendit dans sa maison de négoce et son entrepôt. L’un et l’autre, bien qu’ils fussent surélevés, avaient pris l’eau, cela n’avait rien d’étonnant, ils se situaient au bord du fleuve. La crue s’était immiscée à l’intérieur, elle n’avait pas réalisé trop d’avaries. Son personnel déjà sur les lieux essayait de protéger les marchandises et les papiers en les déplaçant en hauteur pendant qu’ils évacuaient le liquide. Il n’avait pas trop souffert, hormis son économe qui devait reconstruire une partie de sa toiture, mais rien de plus. Hilaire estimait qu’il avait eu beaucoup de chance, il en était très satisfait. 

***

Une fois le danger passé, monsieur de Perier et monsieur Gatien Salmon se rendirent avec leurs subalternes sur le terrain tentant d’évaluer au mieux l’ampleur des dégâts et de déterminer les réparations à réaliser. Beaucoup de maisons étaient détériorées ou anéanties, la violence des vents et les dommages causés aux infrastructures augmentaient la menace d’une pandémie. Bien que le bâtiment de l’hôpital ait résisté à l’ouragan, il n’en restait pas moins qu’il s’avérait insuffisant pour abriter les malades. Et ils savaient pertinemment que les effets secondaires d’un cyclone tropical se révélaient souvent destructeurs, notamment à cause des épidémies. Le risque des propagations pouvait tuer longtemps après le passage de la tempête. Ils se devaient de trouver des solutions et le couvent des ursulines ne pourrait pallier au manque.

Chapitre 16

La rencontre

Léandre Cevallero

Le navire du nouveau gouverneur avait été annoncé à monsieur de Perier. Il atteignit la levée, avec son épouse, accompagné de son commissaire ordonnateur, monsieur Gatien Salmon, ainsi que de son secrétaire et de son économe, afin de l’accueillir. 

Né au Québec, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville revenait dans le sud de la colonie où il avait œuvré auparavant. Il venait d’être nommé par le roi Louis XV, gouverneur de la Basse-Louisiane. La cour était entrée en contact avec lui au printemps 1732 pour les services qui l’avait déjà rendus à cette colonie. Le roi acta son poste au vu de ses expériences et de ses capacités mises en évidence lorsqu’il était commandant général de la Louisiane. Louis XV savait, il en avait été informé, Monsieur de Bienville possédait la confiance des habitants et celles des Amérindiens, du moins de certaines tribus. Il était donc parti du port de La Rochelle en compagnie notamment de Bernard Diron d’Artaguiette élevé au grade de lieutenant du roi pour la ville de la Mobile. Parmi les personnes qui l’accompagnaient, il avait accepté quatre négociants deux de son port de départ et deux de la ville de Bordeaux. Il trouvait intéressant d’élaborer des liens entre eux et les négociants de la Nouvelle-Orléans. 

Albert Ferland: Jean-Baptiste le Moyne de Bienville

Lorsque monsieur Bienville entra dans la courbe du fleuve face à La Nouvelle-Orléans qu’il avait créée quinze ans auparavant avec l’aide d’Adrien de Pauger, qui avait transformé le comptoir en une ville digne du roi de France, il ressentit une grande satisfaction. Le navire s’arrêta devant la place d’armes, la foule se révélait dense, la  nouvelle avait réalisé le tour de la cité à la surprise de monsieur de Perier. Ce dernier ne pouvait être instruit que la population qui l’avait connue s’avérait fort heureuse de le revoir prendre les commandes.

***

La passation du pouvoir s’accomplit avec une grande courtoisie, l’un désirait partir et l’autre voulait le poste. Toutefois, monsieur de Perier malgré son amitié pour les Lemoine et leurs proches, la famille du nouveau gouverneur, estimait que ce dernier s’avérait fort mesquin. Avec les informations obtenues du commissaire ordonnateur, monsieur Gatien Salmon, monsieur de Bienville avait découvert la colonie dans un état bien pire que celui auquel il s’attendait. La population avait diminué, les denrées et les marchandises se révélaient insuffisantes et l’attitude des Amérindiens envers les Français s’était dégradée. Croyant fermement que la Colonie fondait tout son espoir sur son retour, il s’était empressé de réclamer au cardinal Fleury des troupes, des munitions, des biens manufacturés et des vivres. Il découvrit de plus rapidement que la contrebande s’était grandement développée avec la France, les colonies anglaises et espagnoles et il  tomba des nues en apprenant que l’armée coloniale détenait beaucoup de déserteurs.

  Avant le départ de monsieur de Perier, monsieur de Bienville décida d’organiser un déjeuner au sein duquel il convia notamment les négociants de la ville et leurs épouses afin de leur faire rencontrer ceux qu’il avait amenés.

*** 

Suivant l’éclat du ciel, la couleur des yeux de Philippine changeait, elle passait du plus clair au sombre. C’était tellement étrange que c’en était magique. Cunégonde l’avait constaté plus d’une fois contrairement à son époux. Ce jour-là, ils se révélaient d’un vert translucide. Sa chambrière la préparait pour le repas du nouveau gouverneur. Son mari avait insisté pour qu’elle mette sa plus belle robe. Cela fit sourire Philippine, car elle s’avérait consciente qu’il ne connaissait pas sa garde-robe. Elle demanda à Cunégonde une de ses robes à la française, celle en damassé crème. Elle l’enfila sur un jupon et une jupe en satin rose très ample, cela palliait le fait qu’elle ne portait pas de paniers. Elle n’aimait pas cela, elle n’y tenait toujours pas. Cunégonde lui fixa aux manches des engageantes en dentelle offerte par Hilaire et noua autour de son cou une fraise en mousseline amidonnée dont les boucles du nœud dans la même matière tombaient dans son dos. Elle réclama un chignon à sa façon sur la nuque. Elle savait que ce n’était pas à la dernière mode, mais elle estimait que cela la mettait mieux en valeur. Elle vérifia sa mise devant le miroir qui comme ses chaussures venait de la contrebande. Lorsque Hilaire la vit, il la trouva très belle, mais lui demanda pourquoi elle ne s’était pas poudré les cheveux. Elle lui répondit que cela ne lui allait pas, sur un ton qui ne permettait aucune réplique. Elle constata que lui-même avait procédé à des efforts vestimentaires. 

***

 Devant la porte, Anatole attendait que ses maîtres montent à l’intérieur du carrosse. Le premier à se présenter fut Hilaire suivi de près par Philippine qui donnait ses dernières instructions à Cunégonde et Violaine. La voiture les mena jusqu’à la maison du gouverneur où prenait racine une file de carrosses. Pendant qu’ils prenaient leur mal en patience, Hilaire expliqua à son épouse qu’outre de rencontrer le nouveau gouverneur qui avait déjà pratiqué ultérieurement un poste similaire dans la colonie, ils allaient faire la connaissance de négociants arrivés de France. Pour elle, le seul intérêt de ce banquet était qu’elle allait voir une dernière fois ses amies avant leur départ prévu le surlendemain.

Lorsqu’ils entrèrent dans le hall de la demeure, ils découvrirent beaucoup de monde. Ils furent quelque peu surpris et apprirent par Monsieur de La Michardière qui se trouvait là avec sa femme, Gabrielle, que cela venait du fait, que derrière la porte se situaient monsieur de Bienville et monsieur de Perier. Tous voulaient échanger avec eux en vue de se faire remarquer. Ils patientèrent donc. Les deux négociants et leurs conjointes passèrent la porte ensemble et saluèrent les deux gouverneurs. Philippine pensa que le nouveau semblait plus agréable et moins rigide que celui sur le départ. Monsieur de Bienville leur demanda de rejoindre Monsieur Edmé Gatien-Salmon, afin qu’il leur présente leurs alter ego arrivés de France. Les deux couples aperçurent un petit attroupement au fond de la pièce dans lequel ils devinèrent le commissaire ordonnateur, ils s’y dirigèrent. Le long du mur du salon de réception étaient accolées des tables sur lesquelles étaient disposés de la vaisselle de porcelaine, de l’argenterie, des verres avec pied, des bouteilles de vin de France. Passant devant ses amies, Philippine leur fit signe. Approchant du groupe, elle remarqua que son animal gardien sous la forme d’un loup siégeait assis à côté d’un homme qui se situait de dos. Elle fut étonnée, pourquoi se trouvait-il là ? L’individu portait un habit à la française se composant d’une veste, d’un gilet dans les bruns foncés brodés de fils crème et d’une culotte du même ton. Pour compléter sa mise, il avait revêtu une chemise blanche, un jabot, une cravate, des bas de soie et des chaussures avec boucles en cuir noir. Le groupe à leur arrivée se retourna et son cœur se serra. La première chose qu’elle vit ce fut le regard bleu et envoutant de cet homme  plonger dans les siens. Grand, mince, la chevelure blonde, le sourire timide, il avait du mal à la quitter des yeux, ce que Hilaire ne réalisa pas préoccupé qu’il fût par les introductions. « — Bonjour, messieurs, je vous présente monsieur de la Michardière et monsieur Gassiot-Caumobere accompagnés de leurs épouses. Voici messieurs Ducourez et Gendroneau de La Rochelle et messieurs Cevallero et Crampe-Anglade de Bordeaux. » De suite, monsieur de La Michardière se mit à parler avec Léandre Cevallero dont il connaissait le comptoir. Philippine les interrompit et leur dit. « — Veuillez nous excuser, messieurs, mais nous vous abandonnons à votre conversation et allons voir nos amies qui partent après-demain. » Sur ce elle fit demi-tour, suivie de Gabrielle. Elle s’adressa à son animal gardien. « – Je suppose que tu es là avec un but précis, un message à me faire passer?

— Je n’ai nul besoin de te dire pourquoi je suis venu, tu l’as devinée. Ne t’inquiète pas, cet homme est ton futur chemin. »

Léandre Cevallero regretta de suite le départ de madame Gassiot-Caumobere, il était subjugué par la beauté de celle-ci même si elle était mariée. Il pressentait qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, il l’avait compris dès que leurs regards s’étaient croisés, mais il ne s’expliquait pas comment cela pourrait s’accomplir. Il subodorait qu’elle ne faisait pas partie des dames à la vertu légère, ce qui ne l’aurait pas attiré.

Après avoir rejoint Catherine et Fortunée, les quatre jeunes femmes s’installèrent dans le jardin où des fauteuils et des bergères avaient été aménagés sous les arbres. Leurs conjoints respectifs étaient occupés ou par leurs gouverneurs ou par les nouveaux arrivants. La Nouvelle-Orléans détenait moins de cinq comptoirs, mais la Mobile en possédait d’autres. Pendant leurs échanges, Hilaire avec monsieur de La Michardière proposa d’aller visiter sa plantation pour leur donner une idée du potentiel de la colonie. 

De leur côté, Philippine interrogeait ses amies pour savoir si elles avaient bouclé leurs malles. Pendant que Catherine expliquait qu’en plus de ses bagages, elle emmenait sa nourrice, sa chambrière et le valet de son époux, Philippine ne pouvait s’empêcher d’observer les portes-fenêtres ouvertes, elle recherchait monsieur Cevallero qui l’avait tant subjugué. Elle ne comprenait pas pourquoi. Pas plus qu’elle n’avait saisi ce que lui avait dit son animal gardien. En quoi cet homme pourrait-il être son avenir ? Ses amies s’en rendirent compte, et Fortunée finit par lui demander ce qu’elle fixait avec autant d’attention. « – Excusez-moi, je m’interrogeais si le déjeuner était servi. Je pense que oui, nous devrions peut-être aller chercher quelque chose à manger. » Fortunée ne la crut pas, il se passait autre chose. Philippine avait été visiblement troublée. Elle acquiesça à la proposition, après tout c’était l’heure de se restaurer. Elles se rendirent toutes les quatre au buffet, chacune alla trouver son époux et le ramena pour choisir un plat. Les tables étaient surchargées, le repas était très achalandé en nourriture et en boisson. Une fois servis, les couples regagnèrent les places sous les chênes, ils furent suivis par les quatre négociants. Les hommes allèrent quérir des fauteuils et laissèrent les dames s’assoir sur les bergères agrémentées de table-bouillotte servant exceptionnellement à poser les assiettes et les verres. Ils reprirent leur conversation à laquelle se mêla Pierre Simon Barthoul et Nathanaël Fery D’Esclands, même s’ils rentraient en France cela les intéressait. Catherine et Fortunée réalisèrent pendant cet échange que l’un des individus regardait régulièrement leur amie. L’une et l’autre se demandèrent ce qui se passait. Fortunée en déduit que c’était lui que Philippine cherchait auparavant. Laissant les dames, les hommes finirent par se lever pour aller fumer et boire autre chose. Gabrielle fut interpellée par une de ses voisines et la rejoignit. « — Philippine, tu connais cet homme? Ce Léandre Cevallero» Interrogea Fortunée. « — Ah. Son prénom est Léandre. En fait non! Si ce n’est que la première fois que j’ai entendu son nom, par monsieur de la Michardière, j’ai eu des frissons. J’ai été assurée que ce patronyme ne m’était pas indifférent, mais je ne l’avais jamais ouï dire. Et aujourd’hui lorsque je suis rentrée dans la pièce, j’ai saisi que quelqu’un d’important se situait là pour moi. Quand il s’est retourné vers moi, j’ai compris. 

— Mais tu ne peux abandonner ton mari!

— Ce n’est pas prévu. Je pense que les choses vont s’accomplir toutes seules. Comment? Je n’en ai pas conscience. Depuis que nous sommes partis, j’ai été informée que je reviendrai dans ma région.

— Tu laisserais ton époux?

— Non, je présume que c’est lui qui va me quitter. Comment et pourquoi? Je n’en ai pas connaissance. » Ses deux amies la regardèrent attristées. Ne sachant quoi rajouter, Philippine devant le malaise dirigea la conversation sur un autre thème. « — Votre navire vous amène à Nantes, je crois.

— Oui, nous en avons déjà parlé, mon mari et moi allons en profiter pour visiter sa famille qui réside dans la ville et la région. Après je n’ai pas connaissance de ce que nous ferons par la suite.

— Vous allez y rester Fortunée, ton époux va rejoindre la maison de négoce familiale. Et c’est fort bien, car vous y ferez fortune. Et toi, Catherine, c’est toujours Versailles votre destination.

— Oui, mon mari y est attendu.

— C’est très bien, de plus vous allez habiter un bel hôtel dans la ville, mais tu n’iras qu’une fois au château contrairement à ton conjoint, monsieur Fery D’Esclands, qui s’y rendra tous les jours.

— Oh, ce n’est pas bien grave, je ne crois pas que j’aimerais cet esprit de courtisanerie. 

— Ne t’inquiète pas, quoiqu’il se présente tu n’auras pas le temps de t’ennuyer. Surtout dès que vous arrivez vous m’écrivez.

— Le voyage va mal se passer?

— Non, pas du tout. Ce sera très calme, en six ou sept semaines vous y serez. » 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 005

La révélation

Philippine de Madaillan

Une voix la réveilla, c’était plus une lamentation qu’un appel. Philippine ouvrit les yeux, était-ce à nouveau ce fantôme qu’elle n’arrivait pas à discerner. Son ange l’avait rassuré, il ne lui voulait que du bien. Elle se leva, elle revêtit son jupon sur sa chemise, puis passa sa jupe et sa robe par-dessus. Elle prit ses chaussures à la main et sortit le plus silencieusement possible du dortoir dans lequel toutes ses compagnes étaient encore assoupies. Elle découvrit un très gros chat qui paraissait l’attendre. Elle comprit que c’était son animal-gardien, une entité évoluée qui provenait de l’astral pour la guider et la protéger. Ce n’était pas la première fois qu’il venait à elle et bien qu’il changea souvent de taille ou d’espèce, elle le reconnut. Le jour n’était pas levé, elle suivit son gardien et la plainte de l’entité jusqu’à la chapelle. Avant d’y pénétrer, elle agrafa sa pièce d’estomac afin de fermer sa robe et enfila ses chaussures. Elle se rendit à l’autel de la vierge Marie sous le vitrail qui à cette heure ne faisait pas passer de lumière. L’animal était assis devant. Quand elle arriva, il disparut. Elle s’agenouilla face à la statue. Elle attendit l’information de l’entité, c’était un membre de la famille de son amie Catherine, sa grand-mère sans doute. Lorsqu’elle perçut la demande, elle s’effondra. Pendant qu’elle échangeait avec l’esprit, sœur Gertrude, qui entretenait les objets du culte, la découvrit dans la pénombre à peine éclairée de quelques bougies. Elle avait déjà remarqué l’étrange comportement de la jeune fille qu’était devenue Philippine. La première fois, cela l’avait taraudé, puis elle s’était habituée à l’apercevoir à des heures incongrues et des lieux différents, mais elle ne l’avait jamais vue dans cet état. Elle s’approcha d’elle, l’interpella ce qui la fit sursauter. « — Il est bien tôt mademoiselle pour être ici. » La jeune fille se retourna, les yeux rougis par les larmes. « — Mais que vous arrive-t-il?

— J’ai une mauvaise nouvelle à annoncer à l’une de mes camarades.

— Une nouvelle? Comment l’avez-vous obtenue?

— Je ne saurais vous le dire, je suis seulement assurée de cette nouvelle.

— Faites attention, mon enfant. N’allez pas faire de mal à votre amie. Il est possible que ce soit une divagation. » 

Philippine  se révélait  consciente que l’information s’avérait juste et elle essaierait de n’en donner qu’une partie à Catherine. 

***

La première des sœurs à prendre conscience de l’étrange comportement de Philippine fut sœur Domitille. Tandis qu’elle la cherchait, elle la découvrit à la chapelle discutant visiblement dans le vide. Sur l’instant, elle crut qu’elle ne voyait pas la personne à qui elle s’adressait. Alors qu’elle allait la remettre à sa place, elle constata qu’elle répondait à quelqu’un devant elle qui paraissait ne pas exister, et ce qu’elle discerna de la conversation semblait cohérent. Elle s’en inquiéta, jusqu’à la réalisation de ce qu’elle avait perçu de cet étrange échange. Elle ne voulut point la mettre en porte à faux, elle la surveilla de plus près. La scène se reproduit à plusieurs reprises dans des endroits différents, mais comme en dehors de cela elle se conduisait en toute normalité, elle estima qu’il n’était pas utile d’avertir qui que ce fût. Quand elle passa sous la tutelle de sœur Blandine, elle la prévint. Lorsque cette dernière la vit, elle ne fut guère surprise. Elle avait entendu ses élèves en parler et elle avait déjà remarqué son comportement, ce qu’elle ne dit pas à sœur Domitille. Elle supposait que la jeune fille se trouvait en lien avec l’au-delà, ce qui ne l’étonnait pas, aussi elle fit de la même manière que son ancienne maîtresse, elle garda cela pour elle. 

Le secret ne perdura pas, il finit par remonter jusqu’à la mère supérieure. Celle-ci convoqua les deux sœurs. À leur arrivée, elles découvrirent outre sœur Dorothée, sœur Gertrude, toutes deux assises en face du bureau de la révérende mère. Elles comprirent que l’une était allée prévenir l’autre et que les deux avaient informé la mère supérieure, mais elles ne connaissaient pas le sujet de leur convocation bien qu’elles s’en doutassent. Les laissant debout, de son fauteuil, la mère supérieure, intriguée par ce qu’elle venait d’apprendre, entama de suite la conversation. « — Puis-je savoir ce qui se passe avec Philippine? » Devant la gêne des deux nouvelles venues, elle poursuivit. « — Sœur Gertrude a trouvé, avant que le jour ne soit levé, Philippine parlant dans le vide dans la chapelle. Celle-ci était bouleversée. Il semblerait, si j’ai bien compris que cela ne soit pas une nouveauté. Depuis quand ces étranges conversations durent-elles? » Elle jeta son regard sur sœur Domitille. Celle-ci prit son courage à deux mains. « — Elle a ce comportement depuis qu’elle est arrivée. Comme en dehors de ces moments, lesquels m’ont surpris, je dois l’avouer, tout allait pour le mieux, je l’ai gardé pour moi. Bien évidemment lorsqu’elle a atteint ses quatorze ans et qu’elle est passée sous la gouverne de sœur Blandine, j’ai prévenu cette dernière. » Sœur Élisabeth se tourna vers celle-ci et attendit son retour. Un peu embarrassée, elle répondit au regard. « — C’est un fait, révérende mère, je suis intimement persuadée que Philippine est connectée avec le royaume céleste, avec des entités ou des anges. De plus, ses camarades s’avèrent conscientes de son étrangeté, mais elles ne l’écartent pas de leur groupe, je dirai même qu’elles la protègent. Cela ne leur fait donc pas peur. » Sœur Domitille confirma les allégations de la nonne. La révérende mère leur tourna le dos et regarda par la fenêtre. Elle laissa errer ses yeux au-delà des murs d’enceinte, sur les vignes. « — Ainsi c’était cela ce qu’elle avait perçu. C’était cela le mensonge de la nourrice et l’information erronée de la grand-mère. Le renseignement avait mis du temps à lui parvenir ». Elle reprit. « — Sœur Blandine, vous m’enverrez Philippine, je la verrai en tête à tête, j’estime que cela est mieux. Ne serait-ce que pour elle. Il ne faut pas l’effrayer et la préserver. »

*** 

Catherine de Rauzan

Pendant la récréation du matin, Philippine entraîna Catherine et Fortunée dans un endroit isolé loin des autres pensionnaires. Elles s’installèrent à l’ombre d’un chêne sur un muret entre le jardin d’agrément et le potager. Les fleurs embaumaient les lieux sous un ciel où commençaient à courir quelques nuages. Prenant son courage à deux mains, Philippine se lança. « — Catherine, je sais que ce que je vais te dire peut paraître invraisemblable, mais demain un membre de ta famille va venir te chercher ainsi que ta sœur aînée. Je pense que c’est ton oncle. » Ses deux camarades avaient depuis longtemps compris, même si elle le présentait de façon subtile, en détournant l’information, qu’elle avait connaissance de l’avenir. C’est comme cela qu’elle leur avait annoncé le départ ou l’arrivée de plus d’une de leurs compagnes et dans l’élan ce qui risquait de les atteindre. «  Mais pourquoi vient-on me chercher?

— Je pense que c’est pour un enterrement, il semblerait que l’un des membres de ta famille soit mort.

— Un décès dans ma famille? Mais as-tu une idée de qui cela peut-être

— Je ne veux pas dire de bêtise, mais il apparaîtrait que c’est ton père.

— Ah… Mon père… mais je reviendrais ensuite?

— Oui, bien sûr. De toute façon, nous quitterons ces lieux toutes les trois en même temps. »

Philippine, tout comme Fortunée, fut surprise de sa réaction, elle la trouvait indifférente devant cette nouvelle. Cela paraissait ne pas l’avoir touchée. Elle ne pouvait savoir que Catherine avait toujours porté rancune à son père de l’avoir abandonnée au couvent, car elle comme sa sœur, ne recevait pour ainsi dire pas de visite. La grand-mère et la nourrice de Philippine venaient bien plus souvent. Le seul fait qui la rassurait, c’était d’être assurée de revenir auprès de ses amies.

***

sœur Blandine

La révérende mère attendait Philippine dans le salon jouxtant son bureau, suite à la réunion. Bien sûr, sœur Blandine devait trouver la jeune fille, car c’était un moment de la journée où les pensionnaires vaquaient à leurs occupations, devoirs ou autres. Elle se demandait comment elle allait aborder cette situation si particulière. D’une des portes-fenêtres donnant sur un balcon, elle apercevait au loin un orage, les nuages apparaissaient de plus en plus sombres. Elle espérait que ce n’était pas un mauvais signe. On frappa à sa porte, elle se leva et alla l’ouvrir elle-même. Elle ne voulait pas inquiéter la jeune fille, elle ne lui voulait pas de mal. 

Philippine avait été surprise par la demande. Depuis sept ans, qu’elle résidait au couvent, jamais elle n’avait vu la mère supérieure en tête à tête. Elle supposait que sœur Gertrude avait fait part de son tourment. Elle n’était point effrayée, elle savait qu’elle ne quitterait pas les lieux avant deux ou trois ans. Pour l’instant, son ange, comme les entités qu’elle rencontrait, ne lui avait pas donné de supplément d’informations, hormis qu’elle partirait avec ses deux amies. 

« — Bonjour, Philippine. Asseyez-vous mon petit. J’ai besoin de vous parler d’une inquiétude qu’une sœur m’a rapportée. Sœur Gertrude vous a découvert ce matin très bouleversée par une nouvelle que vous auriez reçu si je ne m’abuse de l’au-delà. Puis-je connaître laquelle? » 

Philippine fut surprise, bien sûr elle  se trouvait  dans un couvent, mais la sœur supérieure n’avait pas l’air de douter qu’elle puisse être en connexion. « — Mon enfant, vous n’êtes pas la première à avoir ce don. Je n’avais, je l’avoue, jamais eu d’élèves avec ce potentiel, mais j’ai au moins eu une sœur qui avait ce genre de liaison. Et je suppute que nous en détenons une autre en ce moment, mais elle le cache bien. Alors que pouvez-vous me dire ce que vous avez entendu?

— Ma mère, une entité de la famille de Catherine de Rauzan m’a annoncé le décès de son père. De plus, demain, son oncle va venir la chercher avec sa sœur.

— Voilà une bien mauvaise nouvelle. Je suppose que Catherine le sait déjà?

— Oui ma mère, mais elle n’a guère eu de réaction.

— Ce n’est pas plus mal. Philippine, il faut que vous fassiez attention à l’avenir. Je ne voudrais pas que l’on vous prenne pour une sorcière. Cela fait longtemps que l’on n’en a pas brûlé, mais tout de même. Tant que vous demeurez dans l’abbaye, nous pouvons vous protéger, mais une fois que vous nous aurez quittés cela peut devenir très dangereux. 

— Je vous promets dorénavant de faire attention, ma mère, bien que ce ne soit pas toujours simple, car elles m’interpellent à n’importe quel moment.

— Mon petit, c’est vous qui devez décider et non elles. Ne l’oubliez jamais, de plus je suis sûre que vous le savez déjà.

— Oui ma mère, j’ai été prévenue.

— Bien, vous pouvez retourner en classe. Si vous obtenez d’autres informations de cette ampleur, venez m’alerter s’il vous plaît. »

La jeune fille acquiesça et partit. La mère supérieure se mit à réfléchir. Elle n’avait pas été surprise par ce don. Une de ses amies, qui comme elle était rentrée au couvent, avait elle aussi le même don, mais elle avait concrétisé ses vœux. Ce qui l’inquiétait plus c’était le destin de Catherine de Rauzan. Si son père était réellement mort, la famille posséderait encore moins de fortune, qu’allait devenir cette dernière ? Sa sœur allait s’engager dans les ordres. Pour elle, ce serait plus simple, d’autant que l’abbaye détenait déjà sa dot. Elle attendrait demain afin de savoir si Philippine avait raison.

***

Le lendemain, comme annoncé, Monsieur de Rauzan, l’oncle de Catherine, vint la chercher avec sa sœur. Son père venait bien de décéder.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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L’orpheline/ chapitre 003 deuxième partie et 004

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Chapitre 003

Le couvent

mère Élisabeth, mère supérieure

Le couvent se révélait immense, il détenait une église, deux sacristies, quatre corps de logis principaux. Les bâtiments conventuels comprenaient un étage et un niveau sous combles, ils étaient édifiés et s’organisaient autour de la cour centrale qu’était le cloître. L’ensemble possédait plusieurs autres bâtisses, dont le pensionnat, qui était composé de dortoirs et d’appartements, ainsi qu’un chai à bois et à paille, de même que des abris à cochons, un puits, un jardin et une cour. Sœur Dorothée guidait Philippine vers l’un des pavillons d’angle dans lesquels étaient accueillies les filles de l’aristocratie pauvre. L’architecture s’en avérait sobre et rythmée de lucarnes à frontons alternativement triangulaires et courbes. 

Sœur Dorothée se dirigea vers le réfectoire. Les pensionnaires s’y étaient rassemblées pour leur souper. Le lieu était une grande salle haute de plafond, avec de longues tables de bois agrémentées de bancs et de quelques buffets dans lesquels était rangée la vaisselle. L’un des murs était habillé de boiseries, les autres étaient encore de pierre, nue et sans fioriture. La prieure somma la lectrice de s’interrompre, ce qu’elle fit aussitôt. « — Mesdemoiselles, je vous présente Philippine de Madaillan. Je vous demanderai d’être bienveillante envers notre nouvelle venue. Sœur Domitille, je vous prierai de bien vouloir en prendre soin. »  

La maîtresse des plus jeunes pensionnaires s’approcha de la fillette. Elle lui sourit, celle-ci le lui rendit timidement, elle lui prit la main afin de la conduire jusqu’à une des tables. « – Catherine, Fortunée, je vous invite à entourer Philippine. N’oubliez pas, qu’elle vient d’arriver, aussi elle ne connaît rien de notre couvent, il faudra donc la guider dans les lieux et dans ses actions. Je compte sur vous. Je reviens vous chercher à la fin du repas et vous mènerai à la chapelle pour la prière du soir. »

Les deux petites filles laissèrent une place entre elles à la nouvelle  venue. De suite, Philippine sut qu’elle pouvait leur faire confiance. Catherine de Rauzan et Fortunée de Langoiran étaient l’une comme l’autre les cadettes de leur fratrie. 

Catherine de Rauzan

 Les Rauzan avaient six enfants. Ils dotèrent leur fille ainée. Ils envoyèrent leurs deux derniers garçons, le premier-né héritant du titre du domaine, le deuxième à l’armée et le troisième dans un monastère afin qu’il rentre dans les ordres. Ils n’avaient donc pour ainsi dire plus d’argent. Pour leurs deux autres filles, avec l’espoir qu’elles deviennent nones, ils les avaient fait entrer au couvent des  ursulines.

Les Langoiran de leur côté avaient été ruinés par le négoce. Le navire qui transportait leurs vins avait coulé aux abords de l’Angleterre lors d’une tempête, cela avait effondré leur niveau de vie. Ils avaient juste eu le temps de marier leur fille ainée avec une dot convenable. Le fils gérait avec son père les restes du domaine familial. Devant le manque d’argent, ils avaient aussi placé Fortunée chez les ursulines. 

***

La lectrice poursuivit le passage de la bible qu’elle avait commencé avant la venue de la prieure. Philippine découvrait les lieux de sa nouvelle vie ainsi que ses compagnes. Elle constata qu’elles étaient très nombreuses et qu’elle faisait visiblement partie des plus jeunes. Catherine et Fortunée, qui prenaient avec sérieux la responsabilité qu’on leur avait donnée, guidaient de leur mieux leur camarade. Ce n’était guère compliqué, tout en chuchotant elles lui montraient comment se servir et quelle quantité saisir. Elles furent étonnées de voir qu’elle ne mangeait pas grand-chose. Elles supposèrent que son arrivée et toutes les nouveautés futures l’inquiétaient. Elles s’attendrirent.

Le souper fini, comme annoncé, sœur Domitille vint les chercher. Toutes les élèves dont elle s’occupait, au même titre que celles des autres sœurs, se mirent en rang deux par deux. Elle plaça Philippine à ses côtés. Elles partirent pour la chapelle. Elles traversèrent le cloître d’une trentaine de mètres dont les galeries étaient couvertes d’une charpente de bois. En levant le nez, la fillette remarqua les arcades en arc brisé soutenues par des colonnes de même diamètre jumelées deux à deux. Aux quatre angles des portiques surmontés de chapiteaux décorés. Elle trouvait cela très beau. Elles pénétrèrent au sein du lieu saint et s’assirent sur des bancs, Philippine à côté de la maîtresse. Ses deux compagnes la rejoignirent afin de rester en sa compagnie.

Le temps que tout le monde s’installe, Philippine examina l’ornementation. Un bloc de marbre servait à édifier le grand maître autel qu’elles avaient face à elles. Il était rehaussé de sculptures dorées et incrusté de médaillons contenant des reliques. Le tabernacle s’avérait massif. Il avait l’apparence d’un temple grec, avec son fronton garni d’un ange portant une croix. Sur la porte finement ciselée était représentée une nativité, surmontée d’une étoile brillante. De chaque côté de l’autel, elle apercevait deux anges porte-lumière et un très beau crucifix d’ivoire. Elle finit par constater que depuis qu’elle était entrée dans l’abbaye, elle n’avait que très peu vu d’entité, ou de fantômes comme dirait le commun des mortels. Elle supposa que peu de personnes étaient trépassées dans l’endroit, car bien souvent sans y rester, ils revenaient sur les lieux de leur décès. Ou alors ils ne détenaient pas de message à faire passer, ce qui était rare. 

***

Les prières finies, elles se dirigèrent vers le corps de logis destiné aux pensionnaires et entièrement séparé de celui des religieuses. Philippine découvrit un dortoir détenant une quinzaine de lits, tous agrémentés d’un prie-Dieu, d’une tablette pour poser quelques livres avec en dessous une table accompagnée d’une chaise de paille. Sœur Domitille escorta celle-ci jusqu’au fond de la pièce où se situait le dernier lit de libre. D’un côté se trouvait le mur de pierre, de l’autre la couche de Fortunée et en face celle de Catherine. Philippine s’assit dessus, il était conçu d’une paillasse recouverte d’un drap et d’une couverture de laine, le tout installé sur des planches maintenu dans un cadre et des pieds de bois. Elle était décontenancée, non pas par le manque de confort, qu’elle ne pouvait réaliser ayant vécu à la métairie, mais par le nombre de personnes dans l’espace, elle qui dormait seule dans une chambre. À l’instar de ses comparses, elle se déshabilla et en chemise se glissa dedans. Sur le dos, elle fixait le plafond. Petit à petit, tout le monde s’assoupit sauf elle. De l’une des fenêtres, elle vit arriver son ange qui lui sourit « — Rassure-toi, tu es au bon endroit. Bien sûr, toutes ne seront pas gentilles, mais tu peux te détendre, tout se passera bien. » Ses inquiétudes dissipées, Philippine plongea dans le sommeil et se réveilla comme toutes au son de la cloche. 

***

Dans les jours qui suivirent, guidée par Catherine et Fortunée, Philippine découvrit les salles de classe et de musique, la bibliothèque, l’infirmerie. Les deux petites filles l’amenèrent au jardin et même au potager. L’établissement ne possédait que peu ou pas d’ornements sur les murs ou les fenêtres. Il n’était pas chauffé malgré la cheminée dans le dortoir, dans laquelle on ne réalisait jamais de feu. Quant à l’eau dont elles avaient besoin pour la toilette, elle était puisée dans un puits situé dans la cour, elles devaient y aller par elle-même. La fillette appréciait les lieux hormis le confessionnal. Elle n’aimait pas l’idée de partager ce qu’elle savait avec le curé qui venait une fois par semaine dans ce but. 

Philippine de Madaillan

Philippine ne se retrouva pas gênée par le rythme des journées même si elle le trouvait répétitif. Elles étaient tenues de se lever à l’aube, s’habiller au plus vite pour aller prier avant que de la commencer. La toilette était rapidement expédiée, les petites filles se coiffaient entre elles pour gagner du temps sous le regard de sœur Domitille. Les invocations achevées, elles se dirigeaient au réfectoire pour le premier repas. Ensuite, elles se rendaient en classe pour débuter leurs leçons ou poursuivaient leurs ouvrages. Juste avant midi, elles retournaient dans le réfectoire pour le déjeuner. L’une d’entre elles, parmi les plus âgées, accomplissait la lecture. Après s’être sustentées, elles avaient droit à une récréation lors de laquelle elles allaient au jardin où dans la cour s’il faisait beau et si le temps ne se montrait pas clément elles restaient dans la salle. En début d’après-midi, elles effectuaient leurs vêpres et après quoi retournaient en classe. Suite à cela, les plus jeunes apprenaient leurs leçons de catéchisme, quant aux autres élèves, elles pratiquaient des activités diverses. La journée finissait par les prières des complies, puis le souper suivi par une courte pause, les oraisons du soir et ensuite le coucher.

La plupart du temps, Philippine profitait des exercices de piété pour échanger avec les entités du lieu. Catherine fut la première à constater l’étrangeté de son comportement pendant les moments où elles se trouvaient dans la Chapelle. Elle partagea son impression avec Fortunée qui fit le même constat. Philippine ne priait pas ou peu. Leur camarade semblait parler toute seule ou alors à des gens qu’elles-mêmes ne voyaient pas. Elles n’émirent aucune remarque. Elles pensèrent que Philippine devait être quelque peu bouleversée par cette nouvelle vie. Elles l’entourèrent et la protégèrent des autres, car certaines d’entre elles commencèrent à se faire une réflexion identique et les interpellèrent pour savoir. Comme elles ne voulaient pas entrer dans le conflit, elles firent comme si elle ne comprenait pas leurs demandes. Les trois amies reçurent en échange quolibets et moqueries qu’elles ignorèrent de leur mieux. Bien que suspicieuses, les autres pensionnaires finirent par se lasser. 

Chapitre 004

l’arrivée de madame Bouillau-Guillebau

Jeanne-Marie-Louise Bouillau-Guillebau

Madame Bouillau-Guillebau, ce jour-là, se leva tard. La veille avec son mari, entre le théâtre et le souper chez des connaissances, ils s’étaient couchés au milieu de la nuit. Sa chambrière, Adolphine, la préparait. Après l’avoir coiffée, elle l’habillait quand Théodore, son époux et valet de sa maîtresse, frappa à la porte et apporta une lettre. Cette dernière lui fit poser sur une des commodes de la pièce. « — Théodore, s’il vous plait qui a livré cette missive?

— C’est un bénédictin de Sainte-Croix, madame. Il revenait des ursulines de Saint-Émilion.

— Du couvent des ursulines? Grand dieu, laquelle de mes amies est allée s’y réfugier? Bon, je verrai cela ce soir, pour l’instant j’ai trop à faire pour m’y attarder. »

Les fêtes pascales étaient passées, le printemps était là, le soleil irradiait le jardin laissant flotter les parfums des fleurs et le bourdonnement des abeilles. Leur demeure se situait dans le quartier de l’église Saint-Seurin qui se développait. Monsieur et Madame Bouillau-Guillebau recevaient la famille Corneillan. Leur fille, Isabelle, allait épouser leur second fils, Ambroise. Celui-ci n’héritant pas des domaines familiaux, il avait créé, avec l’aide de son père et de son frère aîné, Augustin, une maison de négoce qui s’avérait en pleine expansion. Les Corneillan collaboraient sur certains voyages avec lui et en avaient tiré profit. Ils s’étaient empressés de lui proposer leur cadette avec une dot conséquente, ce qui l’avait accepté, car c’était pour eux une bonne association. 

Après avoir vérifié dans le miroir le tombé de sa robe volante, une toilette à la dernière mode du jour, elle alla voir comment avait été installée la table dans le salon de réception qui donnait sur la terrasse du jardin. Pour la forme, elle fit rectifier le placement des couverts. À peine fini, son époux arriva suivi des invités. Isabelle était une jolie jeune fille, ce qui satisfit sa future belle-mère. La fiancée découvrit pour la première fois son conjoint. Quoiqu’intimidée, elle l’estima plaisant. Il était blond, les yeux bleus et de cinq ans plus âgé qu’elle. Elle fut rassurée. 

Le repas s’écoula agréablement. Les deux familles firent plus ample connaissance, la gent masculine se trouvant déjà en relation. Le dîner achevé, pendant que tout le monde s’installait au jardin à l’ombre d’un châtaignier, les deux pères signèrent le contrat de mariage que leurs avocats avaient acté. 

Madame Bouillau-Guillebau était satisfaite, tout s’était déroulé parfaitement. Ses invités partis, elle conversa avec son époux sur l’accord qui contentait les uns et les autres. Les noces auraient lieu le mois suivant. Le souper effectué chacun se rendit dans sa chambre. Entre la soirée de la veille et la journée, chacun ne rêvait que de repos. Adolphine aida sa maîtresse à se dévêtir et à se coiffer pour la nuit. Avant de quitter la pièce, elle rappela à cette dernière le courrier posé sur la commode. 

***

Elle ouvrit la missive et découvrit un message de la mère supérieure et non d’une amie comme elle le pensait. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre que sa petite fille avait été expédiée par son oncle dans le couvent ! Elle fulminait de colère, premièrement par ce qu’elle n’avait pas été prévenue par celui-ci et deuxièmement contre elle-même. Elle n’avait pas été la voir depuis plus de trois ans. Elle avait envoyé quatre fois l’an de l’argent aux métayers afin qu’ils puissent s’en occuper au mieux, mais elle avait abandonné ses visites. Elle s’en voulait, car elle s’était détachée de la petite. Elle avait le sentiment d’avoir rejeté sa propre fille en s’éloignant de son enfant. Il est vrai qu’elle pensait que la fillette était simple d’esprit. À chacune de ses rencontres, celle-ci donnait l’impression que rien ne l’intéressait autour d’elle, elle semblait perchée, en dehors de la vie terrestre. Elle gardait les yeux dans le vague. Lasse de cette conduite, pendant laquelle elle n’échangeait point avec Philippine, elle s’était contentée de pourvoir à ses besoins. Elle avait honte de cet reniement, elle avait réitéré le comportement de sa mère qui n’avait pas voulu la voir à sa naissance. Elle se rendrait au plus vite au couvent pour se rendre compte de son confort et de ses besoins. Elle savait qu’elle irait seule. Son époux, François-Alexandre Bouillau-Guillebau, en apprenant le décès de sa fille avait refusé lui aussi de connaitre le nourrisson et l’avait laissée s’en occuper. 

***

Le valet de pied sauta de la voiture et alla sonner la cloche du portail principal de l’abbaye. Les sœurs vinrent ouvrir les portes afin de laisser pénétrer le carrosse. Mme Bouillau-Guillebau en descendit avec sur ses talons, Adolphine chargée de colis. Elle tapota sa jupe et replaça sa robe volante de taffetas bordeaux avant de suivre la nonne qui l’avait accueillie à l’entrée du couvent. Le bâtiment principal se révélait immense bien que de deux étages, il s’avérait plus haut que tous les autres d’autant qu’il était agrémenté de mansardes sur le toit. Tout en marchant sur les pas de son guide, elle monta l’escalier central qui démarrait du grand hall et qui menait aux appartements de la révérende mère et notamment à son bureau. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas pénétré dans une telle structure. La dernière fois, c’était aux ursulines de Libourne afin de quérir sa fille pour ses fiançailles. 

Jeanne-Marie-Louise Bouillau-Guillebau

Une sœur les y avait précédées afin de tenir avisée la mère supérieure, Sœur Élisabeth, de l’arrivée de la visiteuse. Lorsque Mme Bouillau-Guillebau se présenta, elle se trouvait derrière sa table de travail. Elle se leva à son entrée et après l’avoir saluée, elle lui proposa le fauteuil en face d’elle. « — J’avoue, je n’avais pas été informée de la présence de Philippine au sein de votre établissement. J’ai amené comme vous me l’avez demandé des matières afin de faire réaliser sa garde-robe ainsi qu’une somme d’argent pour l’exécuter et bien sûr un supplément pour l’abbaye.

— C’est aimable à vous, je vous remercie. J’ai envoyé une nonne chercher la petite pour que vous puissiez la voir.

— Je vous en suis reconnaissante, j’espère que son comportement ne perturbe pas trop les personnes qui s’en occupent.

— De quel comportement parlez-vous?

— Je suppose que vous vous êtes rendu compte de son étrange attitude. Elle ne semble pas toujours présente, voire attardée.

— Philippine? Nous n’avons jamais eu une élève qui assimilait aussi vite. En deux mois, elle a acquis les bases de la lecture, de l’écriture et du calcul. Nous n’avions jamais vu cela. Bien sûr, il lui faudra un peu de temps pour l’orthographe et la grammaire, mais elle est très concentrée. Sa maîtresse a été fortement étonnée d’autant qu’elle ne savait rien en arrivant, puisqu’elle n’a pas eu de gouvernante. »

Madame Bouillau-Guillebau était sidérée, comment la fillette avait elle pu changer à ce point ? Ce n’était peut-être pas sa petite fille. La mère supérieure ne comprenait pas les réflexions de sa visiteuse. Comment pouvait-elle penser que Philippine était demeurée ? Elle retenait tout ce qu’elle apprenait. Elle avait même été remarquée pour sa voix, dans quelque temps elle rejoindrait le cœur et apprendrait un instrument de musique, la harpe l’attirait. Les sœurs, qui l’entouraient, étaient ravies de la vivacité de Philippine. La réflexion de l’une et de l’autre n’était pas achevée que la prieure, entra avec l’enfant. Quoiqu’elle ne l’ait point vue depuis longtemps, il s’avérait évident que c’était la fille de sa fille. Elle lui ressemblait, elle était aussi jolie voire plus. Sa chevelure avait foncé, mais ses yeux immenses étaient identiques à ceux de sa mère, bien qu’ils semblaient plus lumineux et transparents. Elle lui sourit et se leva pour la baiser sur les deux joues. Philippine reconnut de suite sa grand-mère et le lui rendit. Elle avait été alertée la veille de son arrivée par une présence fantomatique et floue, qu’elle n’avait pas réussi à distinguer. Elle avait été surprise, persuadée de son abandon par celle-ci. 

***

La plupart des abbayes se méfiaient de la nature féminine. Les couvents appliquaient certains principes avec rigueur de crainte de trop éduquer les pensionnaires. La règle étant d’inculquer aux jeunes filles l’obéissance, l’humilité, la soumission, la crainte de l’autorité, les sœurs essayaient même d’effacer chez elles les traits de caractère trop saillants, l’instruction religieuse prenant évidemment le pas sur les autres matières.

 L’enseignement aux ursulines de Saint-Émilion s’avérait différent et particulièrement de qualité. En plus de l’étude de l’écriture, de la lecture, de l’orthographe et du calcul, on leur apprenait à rédiger dans un style élégant et clair, à élaborer des comptes ou des quittances. À cela s’ajoutaient des leçons de politesse, de bonnes manières, de coutures, et de travaux ménagers. Le couvent, pour les jeunes filles de l’aristocratie, étendait leur programme à la poésie, l’histoire et la géographie. L’établissement faisait même venir des maîtres de latin afin de parfaire leur éducation. Tout cela plaisait à Philippine, elle se montrait naturellement curieuse. 

Pour la fillette, le temps s’écoulait entre son enseignement, les visites de sa grand-mère et les tendres relations avec Catherine et Fortunée. Les trois enfants s’entendaient fort bien et se soutenaient en toutes circonstances. Quelques semaines après la première venue de madame Bouillau-Guillebau, la garde-robe de Philippine lui fut livrée. Elle n’avait jamais possédé de robes aussi jolies, bien qu’elles fussent toutes d’une grande sobriété, la coquetterie étant plutôt mal vue, voire même combattue. Aucun miroir n’était d’ailleurs présent dans l’établissement, ils étaient même interdits. Les sœurs demandaient aux pensionnaires de s’habiller et se déshabiller le plus promptement possible afin d’éviter toute indécence ou incitation au narcissisme. Le froid, qui régnait dans les dortoirs insuffisamment chauffés, obligeait de toute façon les jeunes filles à se dévêtir très rapidement pour ne pas geler sur place. Cela n’empêchait pas les aînées de se montrer quelque peu arrogantes envers les plus petites dès que les nonnes s’absentaient. Le trio se contentait de les regarder faire, cela les indifférait. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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L’orpheline/ chapitre 002 et 003 première partie

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Chapitre 002

Un vicomte narcissique

Paul-Louis de Madaillan-Saint-Brice

Paul-Louis avait toujours été très beau et dégageait une allure princière de par sa taille et sa posture. Avec son étincelle de génie dans les yeux, ses traits réguliers et sa mâchoire forte, il impressionnait toute sa sphère. Son égo illimité et sa confiance en lui avaient constamment fait croire que sa puissance pouvait vaincre la mort. Il aimait se lancer des défis, simplement pour triompher de ses éventuelles craintes. Son entourage se révélait admiratif de cet aplomb qui ne le quittait jamais. Lorsque son père, le vicomte de Madaillan-Saint-Brice, se retira de son régiment, il lui demanda d’intégrer à sa place la maison militaire du roi, en tant que Capitaine de la garde du corps du roi. Celui-ci s’empressa d’accepter et rejoignit Versailles avec la lettre de recommandation de son paternel. Il n’eut aucun mal à s’y incorporer. 

***

En l’année de 1722, Philippe d’Orléans, le Régent de France goûtait avec plaisir l’exercice du pouvoir. Surgit alors dans sa tête une idée de génie, une idée qu’Henri IV avait déjà eue et qu’il comptait réitérer. En 1615, les ambassadeurs français et espagnols avaient effectué dans l’île des Faisans l’échange de deux fiancées royales. Élisabeth, la fille d’Henri IV, fut promise à Philippe IV, roi d’Espagne, et en contrepartie Anne, la sœur de celui-ci, était destinée au futur Louis XIII, frère d’Élisabeth et fils d’Henri IV. Philippe d’Orléans décida donc de proposer une action similaire à Philippe V d’Espagne, un mariage entre Louis XV, âgé de onze ans, et la très jeune infante, Anna Maria Victoria, âgée de quatre ans. En échange, il suggéra de donner une de ses nombreuses filles, Mlle de Montpensier, comme épouse au jeune prince des Asturies, héritier à venir du trône d’Espagne. Cela lui permettait de renforcer ses positions et de consolider la fin du conflit avec son pays voisin. La réaction de Madrid s’avéra enthousiaste, et les choses se mirent vite en place. Le duc de Saint-Simon fut enrôlé par le Régent en tant qu’« ambassadeur extraordinaire » afin d’aller signer les actes de mariage. Il accepta que les deux fils de ce dernier, Jacques-Louis Vidame de Chartres, et Armand-Jean, l’accompagnent en vue d’obtenir pour lui-même et pour eux, le titre de grand d’Espagne. 

La garde royale se trouva responsable du périple des deux princesses. Le lendemain du bal qui fêtait les deux alliances, on mit mademoiselle de Montpensier dans un des carrosses du voyage. Elle se retrouva escortée de la très laide madame de Cheverny, sa gouvernante, et de la duchesse de Ventadour, future gouvernante de l’infante. L’une et l’autre ne passeraient pas la frontière et l’y laisseraient seule. Elles roulèrent dans un riche équipage de huit chevaux, accompagné de quatre-vingts gardes dont Paul-Louis était l’un des capitaines, suivis de cent cinquante gardes dirigés par le prince de Rohan-Soubise fermant la marche qui les conduisaient jusqu’à la frontière espagnole. Le trajet fut long et des plus désagréable tant les routes étaient mauvaises. Parvenu à Bayonne, Mademoiselle de Montpensier, malade, fut reçue par la reine-douairière d’Espagne, Marie-Anne de Neubourg, deuxième épouse de Charles II d’Autriche.

L’échange entre les deux princesses devait s’accomplir sur l’île des faisans au milieu de la Bidassoa, rivière qui débouchait dans le Pays Basque et qui servait de frontière entre les deux royaumes. Afin d’exécuter une arrivée en grande pompe, on construisit au cœur de l’île un magnifique pavillon. Il fut constitué de deux ailes égales, l’une côté Français, l’autre côté Espagnol, elles se rejoignaient au centre sur un salon ornementé spécialement pour l’occasion. Fabriqués à Saint-Jean-de-Luz, à Paris, ou bien prêté par le garde-meuble du château de Versailles, le lieu était meublé et décoré avec splendeur. L’unique fonction du pavillon était d’être traversé. Pour y accéder, il fallait franchir des ponts de bateaux. Sur chaque rive, la foule s’était massée afin d’ovationner les deux princesses. La cérémonie de l’échange était dirigée par le marquis de Santa Cruz pour l’Espagne, et par le prince de Rohan-Soubise pour la France. Le salon avait été divisé par une ligne médiane, symbolisant la frontière que les deux princesses devaient traverser. Cela se fit à midi.

Paul-Louis, avec ses hommes, était resté sur la rive française du fleuve, ils attendaient l’infante d’Espagne qui allait prendre la place de Mademoiselle de Montpensier. Celle-ci arriva escortée par Maria Nieves et Mme de Montellano ainsi que de la duchesse de Ventadour qui repartait pour Versailles en sa compagnie. Dans le groupe des suivantes de la future reine, la seule personne que Paul-Louis remarqua ce fut une toute jeune fille qui marchait derrière l’infante et ses accompagnatrices. Elle détenait un visage d’ange. Émerveillé, il croisa son regard quand elle passa face à lui, son cœur se contracta. Lui qui n’avait jamais eu de difficulté à séduire les femmes, il s’interrogea, ce coup-ci y parviendrait-il ? Devant la beauté de la demoiselle, il douta de lui. C’était la première fois qu’il avait un tel ressenti.

Maria Louisa della Quintania était la petite fille d’un Vicomte français venu s’installer en Espagne à la demande de Louis XIV. Elle avait été élevée dans un couvent de Madrid, c’était une très jolie jeune fille au caractère indépendant, ce qui n’était pas facile à vivre dans une société où l’on ne demandait pas l’avis de  la gent féminine. Elle avait du mal à supporter l’autorité et elle avait bien compris que ce français qui la regardait sans fin faisait partie de ceux qui ne doutaient pas de leur pouvoir. C’était dommage, parce que l’homme ne lui déplaisait pas. Il avait profité du trajet de retour et des fêtes données en l’honneur de la future reine de France pour se rapprocher d’elle et lui faire la cour. Elle était restée distante et froide, car elle ne voulait point succomber à son désir, elle espérait bien mieux. Plus le temps passait, plus Paul-Louis s’adoucissait devant celle qui faisait vaciller son cœur. Maria-Louisa finit par s’attendrir, mais ne céda pas aux pulsions de son admirateur. Comprenant qu’il ne détenait qu’une solution, à peine arrivé au Palais-Royal, il la demanda en mariage, ce qu’elle accepta ainsi que ses parents. 

Chapitre 003

Le couvent

Philippine de Madaillan

Exceptionnellement, Philippine se retrouva seule, du moins le crut-elle. Elle était simplement éloignée de Jean et de ses parents qui l’avaient mise à l’ombre des chênes près du ruisseau pendant qu’ils semaient les récoltes à venir en s’alliant avec d’autres métayers. Le soleil brillait inondant le décor alentour à ce moment de la journée. De toute façon, elle était la fille du château donc elle ne pouvait participer à leurs activités. D’elle-même, elle l’aurait effectué, mais Berthe lui avait longuement expliqué qu’elle ne pouvait les aider. Ils pourraient se faire admonester voire pire, par le châtelain. Elle avait donc obéi, bien qu’elle n’ait aperçu le vicomte de Madaillan-Saint-Brice, qui était son oncle, que deux ou trois fois et encore de loin. Appuyée contre le tronc du chêne, elle laissait son regard rêvasser sur le paysage qu’elle avait face à elle. Sans s’en rendre compte, elle se dissocia du moment présent, et entra en transe. Elle se mit à marcher dans l’espace, puis elle sauta d’un nuage à un autre, ils la transportaient entre le monde réel et celui des entités qui l’accompagnaient journellement. Elle apercevait la métairie et ses champs d’en haut. Bien que ce fut étrange, elle n’était guère étonnée, elle avait déjà eu droit à différentes variantes. Elle vit arriver devant elle son ange. « — Philippine, il faut que tu ailles à la métairie, le majordome du Vicomte va venir te chercher. » La petite fille fut surprise par cette injonction. « — Pourquoi vient-il me chercher? Son maître ne s’est jamais occupé de moi.

— Cela est vrai, mais il lui a demandé de t’emmener au couvent des ursulines de Saint-Émilion.

— Au couvent ! Pourquoi dois-je aller au couvent?

— Il va épouser une vicomtesse espagnole, il ne veut pas que son union soit altérée par ta présence.

— Mais je vis à la métairie. Il n’en a donc rien à faire. Il ne s’est point intéressé à moi, à aucun moment.

— Philippine, si sa future femme l’apprenait, elle trouverait cela des plus étrange. De plus, tu dois recevoir une éducation digne de toi et le couvent s’avère la bonne formule.

— Bien, je vais y aller. De toute façon, je ne pense pas avoir le choix.

— C’est un fait! Mais ne t’inquiète pas, c’est une conjoncture bénéfique pour toi. » Sur ce, l’ange se dissipa, et la fillette rouvrit les yeux. Reprenant conscience de ce qui l’entourait, elle se leva, une merlette chantait au-dessus de sa tête. Elle rajusta sa mise et refit sa tresse qui tombait jusqu’au bas de son dos. Elle alla chercher Berthe, qu’elle considérait comme sa mère. Elle longea la rivière et se dirigea vers le champ où celle-ci binait, piochait et ensemençait avec son époux, son frère de lait et leurs voisins. 

Tous la savaient étrange, mais aucun n’avait d’apriori, elle s’avérait charmante et pleine de gentillesse, de plus c’était une châtelaine, visiblement abandonnée par son ascendance. Ils ressentaient de la pitié pour l’enfant. Ce dont ils n’étaient pas instruits, c’est qu’elle avait sauvegardé à plusieurs reprises leurs patrimoines ou des membres de leur famille. Pour Berthe et Paul, elle semblait connaître l’avenir. Ils avaient été déconcertés par les premières divulgations. Elle annonçait à l’avance avec naturel et certitude les orages ou les personnes qui allaient être ou étaient en difficulté. Elle le disait sans vraiment y réfléchir comme si l’information passait dans ses pensées par inadvertance. Cela leur avait permis plus d’une fois de sauver leurs biens et leurs parentèles. Pour Jean, c’était une évidence, à plus d’une occasion, elle l’avait empêché d’accomplir des bêtises ou de se mettre en danger. 

Quand elle arriva, Berthe leva la tête, au vu de la tristesse sur son visage, elle comprit qu’elle allait apprendre une mauvaise nouvelle. « — Maman Berthe, le majordome du château va se présenter à la métairie, nous devons y aller. » À la surprise de leurs voisins, le couple Fauquerolles et leur fils s’excusèrent auprès d’eux et prenant en main leurs outils, sarclettes, pioches et binettes, ils suivirent la fillette. Qu’allait-il encore se produire ? Pourquoi le majordome se rendait-il chez eux ? Il devait venir chercher la petite, mais pourquoi ? Ils se doutaient bien qu’ils n’allaient pas être informés de la raison, tout au moins pas tout de suite ou pas franchement. Jeannot marchait à côté de Philippine, il la questionnait. Il voulait savoir. Elle lui raconta ce qu’elle avait appris sans lui parler de son ange. Elle ne l’avait jamais tenue éclairée de sa présence. Il était abasourdi et très malheureux, il ne pensait pas que l’on pouvait le séparer de sa sœur de lait. Et le couvent, il ne pourrait y mettre les pieds. Il se renfrogna et devint très triste. 

Parvenu devant la métairie, le carrosse du château attendait. Lorsque le majordome les vit arriver, il descendit de la voiture. Ce fut Paul qui s’adressa à lui. « — Que nous vaut votre présence, monsieur Ribois

— Je viens chercher Philippine de Madaillan pour l’amener à l’abbaye de Saint-Émilion. Monsieur le Vicomte m’a envoyé un courrier afin que je l’y conduise diligemment, elle doit recevoir une éducation digne de son rang. Il estime qu’il a trop longtemps attendu. » En fait, tous se révélaient conscients qu’il avait quelque peu oublié l’enfant qui ne l’intéressait guère. « — Puis-je l’accompagner? » Demanda Berthe. Monsieur Ribois accepta avec soulagement. Il y en avait facilement pour deux bonnes heures de voyage. Il devait aller prendre un bac, un passe-cheval, à Branne, en espérant qu’il ne fut pas contraint d’aller jusqu’à Libourne, dans le but de faire traverser le carrosse sur la Dordogne et cela prendrait du temps. De plus, il ne sentait pas très à l’aise à l’idée d’emmener la fillette aux ursulines. Il n’aurait su dire pourquoi, tout au moins il ne voulait pas se l’admettre.

***

Sœur Élisabeth, la mère supérieure de l’abbaye des ursulines de Saint-Émilion, assise, face à la fenêtre de son bureau, réfléchissait. Elle était la dernière fille du comte d’Astier de la Vigerie. Celui-ci, comme tous les aristocrates de la région, détenait un château et des vignes, l’ensemble se situait dans le Médoc. Enfant, elle y passa sa vie. Lorsqu’à l’âge de sept ans, elle dut rentrer au couvent, instinctivement elle réclama à aller aux ursulines. Sa mère en ayant fait le retour à son père, celui-ci agréa, espérant qu’avec un peu de chance, elle demanderait à entrer dans les ordres. La période venue, Élisabeth souhaita être une sœur de son abbaye. Avec le temps, elle en devint la mère supérieure, car aucune postulante se révélant d’une famille noble ne désirait se perdre au fin fond de cette région. Elle ne regretta jamais sa situation même dans les moments les plus difficiles.

Après une pandémie, une peste arrivée de Marseille, qui avait amené la ville à se confiner, empêchant certaines de ses pensionnaires à revenir au couvent, voilà qu’elle se retrouvait avec une énigme. Elle ne comprenait pas pourquoi le Vicomte de Madaillan-Saint-Brice lui envoyait sa nièce. Elle n’avait évidemment rien contre, mais son abbaye avait été créée pour élever les filles des classes pauvres, il détenait bien sûr aussi beaucoup d’aristocrates désargentées. À son avis, cette enfant n’en faisait pas partie. De plus, ses grands-parents, les Bouillau-Guillebau, n’apparaissaient pas non plus dans le besoin. Ils avaient un hôtel particulier dans Bordeaux et une propriété viticole dans le Médoc et une autre dans les Graves. Elle supposait qu’il y avait autre chose, la fillette avait peut-être un problème, mais lequel ? S’en défaisait-il pour une raison quelconque ? Devait-elle l’accepter ? Que de questions lui traversaient l’esprit ! Elle attendrait de la voir pour décider. De toute façon si cela ne se passait pas bien, elle était en droit de la renvoyer.

***

Saint-Émilion par Leo Drouyn

Le carrosse n’avait pu pénétrer dans la ville, il s’avérait trop large pour les rues qui se présentaient face à lui. Il avait juste franchi la première des portes des murailles qui entouraient la cité et qui se situait sur leur route. Philippine tenait la main de Berthe, elles suivaient monsieur Ribois, qui connaissait à peu près Saint-Émilion, dans les petites ruelles tortueuses et escarpées, traversant les placettes ombragées sur le pavé irrégulier. Ils passèrent devant de nombreux édifices religieux des plus impressionnants, ainsi que des demeures cossues. La pierre calcaire ocre et les toits de tuiles rouges donnaient à l’ensemble une harmonie sublimée par le soleil couchant. Aucun d’entre eux ne le réalisa vraiment, ils étaient trop préoccupés par la suite des événements. Ils arrivèrent sur un des côtés du couvent dominé par la tour du roi à l’arrière de celui-ci. Ils hésitèrent un instant, mais Philippine s’avança d’elle-même vers la porte qui se présentait face à elle. Le majordome tira sur la cordelette qui fit sonner la cloche. Alertée, sœur Geneviève vint ouvrir le ventail. Elle fit pénétrer Berthe et Philippine et demanda à monsieur Ribois de patienter dans le parloir dévolu à cet effet. Elle guida la nourrice et l’enfant jusqu’à la mère supérieure. Elles croisèrent des sœurs en habit sombre. Elles étaient toutes vêtues d’une robe de serge noire ceinte d’un cordon de laine et d’un grand voile de même couleur descendant presque à leurs pieds sur une guimpe blanche. La fillette réalisa qu’elle avait déjà rêvé de la scène, elle les avait alors prises pour des fantômes. Arrivées devant le bureau de la mère supérieure, sœur  Geneviève toqua afin de signaler leur présence. Elle entendit une voie lui dire de rentrer. Elles pénétrèrent dans la pièce et y trouvèrent sœur Élisabeth ainsi que sa Prieure, sœur Dorothée. Les deux nones regardèrent de suite la petite fille avec curiosité, cherchant ce qui pouvait ne pas aller dans celle-ci. Elles découvrirent une enfant pas très épaisse, il est vrai, mais déjà grande. Elle s’avérait très jolie avec ses yeux en amandes étincelants, voire illuminés, et sa chevelure abondante d’un châtain roux aux reflets cuivrés. Elle était habillée comme une paysanne ce qui les surprit. Sœur Élisabeth s’adressa directement à elle. «  Bonjour, je suppose que tu es mademoiselle Philippine de Madaillan?

— Bonjour révérende mère, oui je suis bien Philippine.

— Quel âge as-tu, mon enfant?

— J’ai aujourd’hui sept ans.

— Ah! c’est aujourd’hui l’anniversaire de ta naissance. Bienvenue en ces lieux, j’espère que tu les apprécieras. Est-ce que tu sais lire et écrire?

— Non ma sœur, je n’ai jamais appris.

— Ce n’est pas bien grave, nous sommes là pour t’instruire. »

Philippine de Madaillan

Sœur Élisabeth était soulagée, la petite fille n’avait à première vue point de problème et elle s’annonçait vive. Elle parlait correctement, ce qui s’avérait surprenant n’ayant reçu aucune éducation. Cela la rassura. Elle sollicita sa Prieure afin de la conduire à sa maîtresse, la nonne qui s’occupait des pensionnaires les plus jeunes. Bien qu’elle douta de ce qu’elle allait dire, au vu de la mise de Berthe, elle lui demanda si elle était sa gouvernante. « — Non, je suis sa nourrice. Je l’ai accompagnée, car c’est le majordome du château qui est venu la chercher à la métairie.

— Si cela ne vous ennuie pas, je vais vous garder deux minutes, mais vous pouvez lui dire au revoir. » Berthe se baissa et embrassa celle qu’elle avait élevée et nourrie, la serra dans ses bras et la laissa partir avec tristesse en compagnie de sœur Dorothée. Constatant sa peine, la révérende mère la rassura. « — Ne vous inquiétez pas, vous pourrez venir la voir quand vous le voudrez, je suppose qu’elle détient une sœur ou un frère de lait?

— Oui, il s’appelle Jean.

— Il pourra lui aussi la visiter, s’il le désire. 

— C’est aimable à vous, ma sœur.

— Avez-vous une idée de la raison pour laquelle son oncle nous l’envoie?

— Aucune ma sœur ! À part que le vicomte va se marier, d’après son majordome, je suppose qu’il ne veut pas de la présence de l’enfant. Elle pourrait déranger sa future épouse. 

— Cette enfant n’a pas de problème particulier dans le comportement ou dans sa façon de penser?

— Oh non! Ma sœur, Philippine est tout à fait normale.

— C’est une bonne chose. Je vais vous laisser repartir, sœur Geneviève va vous raccompagner. Surtout, n’hésitez pas à revenir la voir. Sachez que je vais écrire à sa grand-mère, je suppose qu’elle aimerait être informée de la situation de sa petite fille.

— C’est possible. Merci révérende mère. »

Sœur Élisabeth n’avait pas cru Berthe, elle pressentait quelque chose, mais elle ne comprenait pas quoi ? De plus, elle était stupéfaite, Philippine n’avait jamais obtenu de gouvernante. Apparemment, elle avait passé ses sept premières années chez sa nourrice, ce n’était pas commun. Son oncle visiblement ne s’était jamais senti concerné par l’enfant. Comme c’était une fille… cela s’avérait sans surprise. Elle avait été étonnée du scepticisme de Berthe quant à l’intérêt de Mme Bouillau-Guillebau pour la fillette. Décidément, tout cela était étrange, elle espérait ne pas commettre une erreur en intégrant Philippine.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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mes écrits

L’orpheline/ chapitre 001

Neptune accompagnait mars en cette fin d’hiver et ce début de printemps, le temps s’avérait doux et le soleil brillait de façon clémente. La merlette voletait au fil des vents au-dessus des vallons, entre la Dordogne et la Garonne. Des prés, des champs et des vignobles ponctuaient les parcelles qu’elle survolait. Elle s’approcha du ruisseau de la Vignaque bordé de chênes et se posa sur la branche de l’un d’entre eux. En dessous, une fillette assise semblait converser avec quelqu’un qui pour un humain n’existait pas. La merlette devinait une présence qu’elle percevait plus qu’elle ne la voyait. « — Philippine, il faut rentrer à la métairie, tu es attendue… » 

L’entretien avec l’être de lumière finie, la petite fille se releva, tapota sa jupe de lin brun, rajusta sa chemise et son corselet. Elle rassembla son opulente chevelure châtain-auburn et se fit une tresse. Et elle partit vers la métairie en longeant la rivière puis en traversant les champs. La merlette l’accompagna tout en chantant. Cela donnait du baume au cœur à l’enfant. Ce jour-là était son anniversaire, elle venait d’avoir sept ans.

Chapitre 001

1715, Des débuts difficiles

Anne Bouillau-Guillebau

Installée dans son siège en bois noirci agrémenté de dorures, elle fixait sans voir le jardin qui donnait sous sa fenêtre. Elle caressait machinalement les accotoirs en arabesques abouties par une volute feuillagée très saillante. Louise, sa chambrière, l’avait habillée comme tous les jours d’une robe volante et la regardait attristée. Consciente du chagrin qui emplissait sa maîtresse, et ne pouvant guère l’aider à part la soutenir, elle répondait à ses besoins que celle-ci ne réalisait pas vraiment. 

Tout comme son époux, Anne Bouillau-Guillebau avait tellement désiré avoir un enfant, mais elle ne voulait pas de celui-là. Sa venue la faisait trop souffrir, il lui avait apporté trop de malheurs. Contrairement à sa première grossesse, celle-ci allait aller jusqu’au bout. Si toutefois c’était un « faux germe » voire une « môle », elle n’en redouterait pas l’expulsion, mais elle pressentait qu’elle ne perdrait pas ce nourrisson, qu’elle le mettrait au monde. 

Jeanne-Marie-Louise Bouillau-Guillebau

Elle s’était cloîtrée dans sa chambre depuis l’enterrement de son époux. Quant à son beau-frère, il était reparti pour Paris, car Capitaine de la garde du corps du roi, il ne pouvait demeurer éloigné très longtemps de Versailles. Cela l’avait soulagée, elle était pour ainsi dire seule dans le château. Elle maudissait sa grossesse, et priait chaque jour  pour qu’elle s’interrompe. Mais rien ne se passait. L’enfant ne bougeait pas dans son ventre ou si peu, mais ce dernier devenait volumineux démontrant sa venue, il mettait en exergue son approche. La sollicitude de l’entourage féminin rassurait habituellement les femmes enceintes, aussi sa mère, Jeanne-Marie-Louise Bouillau-Guillebau, revenait régulièrement auprès d’elle après la triste cérémonie qu’avait été l’enterrement de son époux et essayait de l’aider à mieux vivre son état. Elle résidait dans un hôtel particulier à Bordeaux et était mère de deux garçons et de sa fille. Elle voyait bien que cette dernière était rentrée dans une dépression, elle mettait cela sur le compte de son veuvage prématuré et de la crainte de son futur accouchement. Elle avait pensé la ramener chez elle et le lui avait proposé, mais Anne avait refusé. Il n’était pas question pour elle d’emmener cet enfant dans la maison familiale. 

***

Ce jour-là, le hasard des circonstances avait ramené au milieu de la matinée Paul-Louis de Madaillan-Saint-Brice au sein de son château. Il avait reçu l’ordre du roi afin de pallier l’absence de son fils, Louis-Charles de Bourbon, dans la région de Guyenne. Ce dernier se devait de rester à la cour. Le capitaine de la garde était donc venu, à sa place, rencontrer le conseiller au Parlement, Labat de Savignac, dans le but de lui porter un message du secrétaire d’État de la Maison du Roi, monsieur de Pontchartrain. Il logeait dans le bâtiment que son père avait fait construire à l’ombre de l’ancienne forteresse de leurs ancêtres. Situé au fond d’une cour avec deux avant-corps latéraux, le château s’ouvrait sur l’extérieur par une porte supportant un chapiteau agrémenté de colonnes. À l’arrière, côté jardin, avec pour panorama la vallée et ses vignes, il détenait un avant-corps central en forme de rotonde. La toiture du bâtiment était enrichie dans son ensemble de lucarnes. Il se révélait très fier de sa structure quoiqu’il passât peu de temps dans son domaine. À son arrivée, il n’avait pas demandé à voir sa belle-sœur et n’avait même pas pris la peine de s’enquérir de ses nouvelles. De son côté, Anne refusa d’aller à sa rencontre à l’étonnement de sa mère présente dans cette période proche de l’accouchement. Elle remarquait bien que sa fille lui gardait rancune de quelque chose, mais elle n’aurait su dire de quoi, bien que ce fut une évidence au vu de sa réaction. 

Alors que la nuit tombait, Anne ressentit les premières douleurs de l’enfantement. À l’instar de toute femme ayant de la fortune, elle accoucha au sein de sa maison, entourée de compagnes plus ou moins expertes que sa chambrière s’était empressée d’aller chercher. En attendant leur arrivée à toutes, elle prépara dans la cheminée un grand feu de bois, qui maintenait la chaleur, considérée comme essentielle pour la mère et l’enfant. La pièce tout entière fut calfeutrée, à la manière d’un véritable huis clos, à la fois pour se prémunir du froid et pour empêcher les mauvais esprits d’entrer. Du fait qu’elle n’avait pas enfanté, Louise devait être tenue à l’écart. Avant de quitter les lieux, elle aida la suivante de sa maîtresse, Rosemarie, à installer la future mère sur le dos, à demi couchée et à demi assise, les reins surélevés par des coussins sur son propre lit. La parturiente et son entourage attendaient la matrone qu’elles surnommaient la « bonne mère » fort connue de toute la ville de Sauveterre de Guyenne. Elle avait appris son métier sur le tas, sans étudier. Elle était la fille de la précédente matrone, il lui avait suffi de réussir quelques accouchements pour avoir la confiance de toutes les villageoises. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais le curé surveillait ses compétences et ne lui demandait en fait que de réciter les formules du baptême, au cas où elle devrait ondoyer un nouveau-né mal en point.

Lorsque la matrone, Marie Debecq, arriva, elle s’empressa de garder autour d’elle que les femmes dont elles avaient besoin et bien sûr la mère d’Anne qu’elle ne pouvait mettre dehors. Elles l’assistèrent afin de préparer le lit, les linges, le feu, l’eau chaude, le fil. Elles disposèrent quelques amulettes afin de protéger la naissance à venir. Elles étaient censées aider au travail et étaient supposées dissiper l’angoisse de la parturiente. Pendant que son entourage la calmait, la maintenait, l’essuyait et priait la Vierge ou sainte Marguerite. Anne se trouvait installée depuis plusieurs heures, elle était plongée dans un affaissement moral à l’idée de la naissance à venir à laquelle suivirent les épouvantables déchirements de la délivrance. Toute la première partie de la nuit, elle poussa des cris furieux, troublés d’hallucination et de délire. Son agonie n’en finissait pas. Ce fut juste après minuit que le nouveau-né vint enfin au monde après des contractions sans fin qui avaient épuisé la mère. La matrone saisit l’enfant par les pieds, la tête en bas et dut le fesser pour le faire respirer. Sortie de son corps, Anne refusa de voir sa progéniture et même de connaitre son sexe, cela l’indifférait. Madame Bouillau-Guillebau, avec l’aide de la suivante de sa fille, récupéra le nourrisson. Elle le prit dans ses bras et s’attendrit de suite devant sa venue d’autant que sa mère le reniait. Elles le lavèrent et l’emmaillotèrent puis le couchèrent sur un coussin qu’elles avaient apporté dans la pièce à côté. La grand-mère y laissa Rosemarie et Louise afin de garder l’enfant. Pendant ce temps, la cuisinière ayant préparé pour l’accouchée une soupe reconstituante, la mère de la jeune fille essaya de la lui faire avaler pendant que les servantes nettoyaient sommairement la chambre et changeaient les draps du lit.

***

Que faire de cet enfant que madame Bouillau-Guillebau, sa grand-mère, avait de suite nommé Philippine ? Elle devait avoir une nourrice, le mieux était d’aller s’adresser à monsieur de Madaillan-Saint-Brice. Sitôt qu’elle fut préparée, elle alla le rejoindre. Elle le découvrit déjeunant dans un salon donnant sur la terrasse. Il se leva dès qu’elle entra et lui proposa de s’asseoir. Elle accepta le siège et le thé qui lui fut servi. « — Comme vous devez le savoir l’enfant de ma fille est né dans la nuit. Bien évidemment, Anne ne va pas l’allaiter, nous devons donc lui trouver une nourrice. Vous devez être au fait, mieux que moi, qui peut devenir sa nourrice. » Il avait bien compris que sa belle-sœur avait accouché. Le château avait beau être grand, il aurait fallu être sourd pour ne pas être au fait. Quelque peu désemparé et peu intéressé par le sujet de la discussion, il demanda à la domestique qui le servait si elle avait connaissance d’une naissance récente sur le domaine ou ses alentours. « — Oui, monsieur. Berthe, de La Hourtique, a eu un nourrisson, un petit garçon, le mois dernier, je crois que c’est la seule qui ait un enfant en bas âge.

— Parfait, fait venir ton époux, il doit amener le nouveau-né immédiatement à la métairie de La Hourtique. On verra pour la suite, je dois rentrer à Versailles. Le roi attend un fastueux cortège qui porte les présents du Shah de Perse, celui-ci va arriver sous peu. Je ne peux donc être absent plus longtemps. ». Mme Bouillau-Guillebau lui rappela qu’il devait aussi prévenir le curé de la paroisse, car il devrait baptiser la fillette, elle partirait après.

*** 

Berthe Fauquerolles

Du Château de Madaillan, arriva au matin, à la métairie de La Hourtique, un valet du Vicomte. Il amenait dans un panier un nourrisson. « — Bonjour, Berthe! monsieur le baron veut que tu t’occupes de cet enfant. C’est celui de son frère défunt. Elle s’appelle Philippine. » Elle n’eut pas le temps de répondre, d’acquiescer ou de refuser, le serviteur lui mit le panier dans les mains et fit demi-tour. Berthe qui venait d’avoir un garçon se retrouva dans l’obligation d’être la nourrice du nouveau-né, de toute façon c’était sans choix.

Son époux, Paul Fauquerolles, s’avérait fort contrarié par cette nouvelle venue, elle allait entraver l’aide que lui apportait sa femme. Elle qui ne s’était pour ainsi dire pas arrêtée pendant sa grossesse et avait repris de suite ses taches l’accouchement à peine fait. Bien sûr, elle serait rétribuée pour cette nouvelle fonction, mais cela rapporterait peu. En tant que métayer, il était locataire de ses terres et payait en nature cette exploitation. Il devait fournir une partie de sa récolte et toujours la même quantité quoiqu’il arrive. De plus, il était empli de corvées disparates auxquelles sa femme participait, charroi, lessive, réparation, culture des terres que le propriétaire se conservait en propre, curage des fossés, et diverses activités dont il se retrouvait chargé comme les autres fermiers.

***

Au fond de son lit, Anne se mit à souffrir de douleurs, une infection emplissait son corps. Elle ne luttait pas. Autant quitter le monde terrestre, elle n’avait plus rien à y faire. Madame Bouillau-Guillebau s’inquiéta, elle fit appeler le chirurgien de la ville la plus proche afin de l’ausculter. Son diagnostic confirma la présence d’une fièvre puerpérale. En dehors de la chambre, à voix basse il expliqua à la mère de la jeune fille qu’elle en avait au mieux pour deux trois jours, une partie du placenta avait dû rester à l’intérieur.

La mère effondrée demeura aux côtés de sa fille, elle ne la quitta plus. Elle n’avait qu’une fille et elle allait la perdre. Elle en était consciente. Anne ne se battait pas contre ce mal, elle ne désirait pas survivre à tout ce qu’elle avait vécu. Elle ne l’avait pas partagé, sa mère était informée de rien. Elle mourut sous ses yeux en pleurs. Elle en fut anéantie.

***

Philippine de Madaillan

Berthe n’avait pas à se plaindre de l’enfant que l’on avait mis sous sa garde. Philippine grandit sans vraiment causer de problème à sa nourrice. Elle ne se lamentait à aucun moment et ne réclamait  jamais rien contrairement à son Jeannot. Elle s’alimentait peu, aussi ne grossissait-elle pas. Elle restait fluette, mais elle ne tombait jamais malade. Lorsque sa grand-mère venait la voir, ce qui s’avérait exceptionnel, celle-ci le lui faisait remarquer, mais force était de se rendre compte qu’elle ne mangeait pas plus en sa présence. Par contre, elle se révélait étrange, elle semblait attardée. Elle paraissait déconnectée. Elle était le plus souvent dans la lune et n’avait pas l’air concernée par ce qui l’environnait. Devant ce comportement, Madame Bouillau-Guillebau finit par se présenter encore moins souvent et pour ainsi dire plus du tout.

Un jour, Jean fit un retour inattendu à sa mère, Philippine communiquait avec des personnes qui n’existaient pas. Berthe, qui l’avait déjà constaté, lui dit qu’elle devait avoir de l’imagination. Pour une enfant de cet âge, c’était somme tout normal. Quoi qu’il arrive, il ne devait surtout pas en parler à quiconque et il ne devait pas la quitter. Jean avait beaucoup d’affections pour sa sœur de lait, il n’avait donc aucun mal à respecter les demandes de sa mère. Il jouait le grand frère et ne laissait personne l’approcher. Tout le monde s’habitua à les voir continuellement ensemble. La fillette le suivait partout.

***

Les Fauquerolles commençaient à comprendre que leur vicomte ne s’intéressait guère à sa nièce. En toute logique du haut de ses cinq ans, une gouvernante aurait dû prendre le relais. Il ne s’en était pas soucié et ce n’était pas le couple de métayers qui allaient le lui rappeler. Comme il n’était pas à l’abri, de voir soudainement cet attachement naitre de la part de leur maitre ou voir la grand-mère de l’enfant revenir, Paul avait construit une chambre pour Philippine dans la continuité de leur maison. Elle n’était pas très grande, mais elle détenait un petit lit et une commode à trois tiroirs le tout sur un plancher et elle était séparée de la leur juste par la cuisine. 

ange Jabamiah

La nuit était tombée, mais Philippine ne s’endormait pas. Elle fixait le ciel étoilé par la fenêtre. La pleine lune l’envoutait, l’hypnotisait. Dans toute cette magnificence emplie de magie, elle découvrit devant elle une entité divine, un ange, qui s’approchait sur un nuage. Elle s’assit sur sa couche, elle en avait des frissons. Bien que surprise, elle n’était pas vraiment étonnée. Elle apercevait depuis longtemps des êtres dans son entourage que personne ne paraissait voir. Celui-ci s’avérait d’une grande beauté, il s’apparentait au  genre féminin avec ses ailes emplies d’étincelles de lumière qui l’auréolaient. En fait, sa parure se révélait entièrement sertie de pierres brillantes telles des diamants et quand ses ailes s’ouvrirent en grand, elles aussi brillèrent de mille feux. Elle n’avait jamais vu un être aussi beau et réel. Contrairement aux autres, elle avait l’impression de pouvoir le toucher. À sa surprise, l’entité pénétra dans la pièce et s’arrêta au pied de son lit. Philippine s’effraya, elle n’avait jamais été approchée à ce point par un être aussi lumineux. Avec un tendre sourire, l’ange se mit à lui parler tout en douceur et avec empathie. « — Bonjour Philippine, n’ai crainte, je me nomme Jabamiah et je suis ton ange gardien. » L’enfant était ébahi, si elle avait l’habitude de visualiser des entités autour d’elle, aucune jusque là ne lui avait adressé la parole directement, encore moins pour se présenter à elle. « — Ne t’inquiète pas. Je viens à toi, car tu as un don et il va s’amplifier. Comme tu le sais, tu vois des êtres invisibles au regard des autres. Cela va s’accentuer et certains te donneront des informations qu’ils voudront que tu retransmettes au monde des vivants. Tu devras faire attention et ne pas les exaucer chaque fois, cela peut s’avérer dangereux pour toi. Je ne me situerai jamais loin de toi, il te suffira de m’appeler et je te conseillerai. De toute façon, nous nous reverrons souvent. » 

La petite fille rassurée acquiesça, elle était émerveillée par cette apparition. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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mes écrits

La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 13, 14 et 15

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Chapitre 13.

L’émissaire de l’Assemblée. Début de l’année 1792.

Jacques-Henri Bachenot

La pluie. Elle tombait encore quand il mit les pieds sur la terre ferme gluante de boue. Le col relevé de son manteau redingote à bas volet cachait la partie inférieure du visage de l’homme qui venait de sauter de la gabarre. L’embarcation lui avait permis de traverser la Garonne depuis la Bastide. Cinq jours et demi de route par diligence s’étaient écoulés depuis qu’il avait reçu ses ordres. Son statut de représentant de l’Assemblée constituante lui avait facilité, aussi bien que possible, le voyage depuis Paris. Il ne connaissait pas la cité. Bordeaux était pour lui un passage obligé afin de se faire oublier à Paris tout en poursuivant son action néfaste. À ce moment-là, éclairant les façades de pierres blanches des riches demeures qui ornaient les quais, le soleil se décida à percer à travers les nuages sombres et le rideau de pluie. — Le diable marie sa fille, pensa-t-il, c’est un bon présage ». Après s’être renseigné auprès d’un marin qui s’abritait sous un auvent aux abords du port, il s’engagea à l’intérieur de la ville à grandes enjambées par la porte du Caillau. Il passa devant le Palais de l’Ombrière qu’il ignora, car le centre du pouvoir se trouvait depuis un an à l’ancien archevêché, le Palais Rohan-Mériadeck, devenu hôtel du département et où siégeait le tribunal criminel. Après avoir contourné la cathédrale Saint-André en piteux état depuis qu’un incendie l’avait ravagée, il se retrouva face à un portail monumental. Il hésita un instant, montra son laissez-passer à un garde national méfiant et lui demanda son chemin. Il pénétra dans la cour carrée délimitée par un portique à arcades ouvert côté rue. Une foule de fonctionnaires et de redevables fourmillaient entre les chevaux et les carrosses. Il se dirigea vers l’entrée gauche du vaste corps de logis flanqué de deux ailes basses en retour d’équerre qui le reliaient à la colonnade encadrant les doubles portes d’entrée. Il se rendait auprès du secrétaire d’Armand Gensonné, procureur de la commune, auquel il devait remettre son ordre de mission.Il connaissait l’homme, il l’avait vu à la tribune de l’Assemblée. Il pensait que contrairement à beaucoup de ceux qui soutenaient Brissot et Hébert, il travaillait plus qu’il ne parlait.Il s’occupait autant des affaires de la Nation que de l’administration locale qui l’avait élu, ce qui par ailleurs n’arrangeait pas ses finances. Il monta l’escalier monumental, enviant au passage le confort luxueux qu’offrait le palais. Au premier étage, il redemanda son chemin, et se retrouva devant une porte à laquelle il frappa deux coups secs. 

*

Armand de Saige avait quitté très tôt sa demeure des fossés du chapeau rouge pour l’hôtel du département comme il fallait dire. Il s’était installé dans le bureau qui lui avait été alloué pour sa fonction de Maire et dont il n’avait pas à se plaindre tant il était magnifique. Avec ses boiseries de tilleul sculptées par Cabirol, la décoration était d’un goût sûr. Son précédent propriétaire appréciait les objets raffinés, la pièce maîtresse, sa table de travail, était de belle facture faite en marqueterie de métal et d’écaille.

Il regardait par la fenêtre qui donnait sur le jardin, il ressassait des idées noires. Par trois fois, il s’était démis de ses fonctions de Maire et par trois fois il y avait été rappelé par les électeurs bordelais. Il aimait sa ville, il usait sans compter de sa notoriété et de sa fortune pour subvenir aux besoins des nécessiteux, plongés dans la misère par l’incurie du nouveau gouvernement. Il était conscient que cela lui valait des animosités de ce dernier, mais il n’en avait cure. Bien que la plupart des hommes en place fussent de la région, ils ne réalisaient pas à quel point leurs grandes idées, communément fort belles et honorables, mettaient plus de désordre, de crainte et en certaines occasions de malheur dans leurs élaborations. Évidemment, il n’était pas dupe, l’appât du pouvoir y était pour beaucoup. La pression des Parisiens avait tendance à faire la pluie et le beau temps sur les décisions de l’Assemblée, mais ici on en vivait les conséquences. Ce qui l’ennuyait le plus c’était d’être souvent en porte à faux entre ses fonctions et la situation de ses amis que la politique bousculait de temps en temps fortement. Et justement, il avait échangé quelques mots avec l’un de ceux-ci. Jean de Lalande, avocat général au Parlement, était venu le voir précédemment pour lui demander de ne pas s’inquiéter de l’absence de son épouse. Madame de Lalande était allée prendre les eaux à Bagnères-de-Bigorre avec son fils qui souffrait de problèmes respiratoires. Monsieur de Saige était fort contrarié de ce qu’il considérait comme un mensonge de la part de son proche. Tout d’abord, ce n’était pas la saison pour aller dans les Pyrénées, la neige empêchait fréquemment l’accès à cette ville. Et il savait très bien que prendre les eaux si près de la frontière espagnole était souvent sujet à émigration. De plus, il était encore empêtré avec l’affaire du président Pichard un ami lui aussi. Le pauvre homme avait marié quatre ans plus tôt, contraint et forcé, sa fille Marie-Adélaïde, qui souffrait de neurasthénie, à Maxime de Puységur, le comte. Mais sa supposée langueur n’était que pâmoison pour le bellâtre et le couple l’avait remercié en s’expatriant à l’insu des parents de la jeune femme. La santé défaillante de Madame Pichard amenait le président à conduire son épouse de station thermale en station thermale, de changement d’air en changement d’air, le mari et la femme cherchaient un remède qu’il ne trouvait pas. Un an auparavant, lors de ces pérégrinations le comte et la comtesse de Puységur, sous prétexte de les accompagner, avaient ni plus ni moins passé la frontière, en leur faussant compagnie. Et cette histoire était loin d’être unique dont avait à s’occuper le maire, car à la moindre absence, une dénonciation lui parvenait.

 Il y pensait en outre quand son secrétaire lui annonça un dénommé Jacques-Henri Bachenot. — De quoi il s’agit, Simoens ?

— C’est un citoyen qui vient sur ordre de la Constituante pour enquêter sur les biens des émigrés.

— Qu’est-ce encore que ce conte ? Fais-le rentrer !

Armand de Saige

L’homme pénétra dans le bureau au parquet brillant comme un miroir avec ses bottes crottées par le voyage. Il n’exprimait aucune gêne, pas plus que de l’arrogance. Monsieur de Saige pensa que c’était calculé afin de lui montrer qu’il ne le craignait pas, et il ne trouva pas cela de bon augure. L’individu était dans la fleur de l’âge, une vingtaine d’années, assez beau garçon, jugea-t-il. Il avait toutefois quelque chose d’inquiétant, ses yeux sûrement, ils restaient durs alors qu’il souriait. Monsieur de Saige le salua sans se lever. Comme il n’était pas invité à s’asseoir, le jeune homme se tint debout et lui tendit son ordre de mission. Ratifiée du président de l’assemblée, Élie Gadet, elle rassura le lecteur, car il connaissait bien le personnage pour l’avoir régulièrement reçu dans ses salons. Monsieur de Saige ne pouvait savoir que vu le nombre de papiers que sa fonction l’amenait à signer le secrétaire de celui-ci le faisait pour lui. C’était un ordre de pratiquer des mesures conservatoires afin d’exécuter un inventaire complet des biens des immigrés. Monsieur de Saige, s’il était surpris, n’en montra rien.

— Votre mission risque de durer quelque temps. Je vais vous faire conduire à une hostellerie, je suppose que vous ne connaissez personne à Bordeaux ou dans sa région.

Le jeune homme acquiesça en opinant du chef, Monsieur de Saige reprit.

— Simoens va vous y mener. Il vous faudra aller voir Monsieur Journu-Montagny, notre président du directoire du département, dont votre office dépendra. Installez-vous d’abord et découvrez notre ville, je vais le prévenir, il vous convoquera à son heure. 

*

L’hostellerie « des Trois Conils « recevait à la demande des instances de la ville les envoyés de l’Assemblée venant la plupart du temps de Paris. Elle détenait son nom des trois lapins qui dansaient sur son enseigne et avait procuré sa dénomination à la rue sur laquelle donnait la chambre du premier étage de Jacques Henri Bachenot. L’aubergiste affable de nature, lui avait cédé l’une de ses meilleures chambres, la commune tenait au confort de ses représentants et le payait bien. La Suzette, sa fille, sentant malgré son âge l’homme important, y mit tous ses appâts, ce qui le laissa indifférent. Aussi appétissante fût-elle, il n’était pas là pour ça. De toute façon, une seule femme le subjuguait et il effectuait tout pour la détruire, elle et sa famille, avec l’assentiment de ses supérieurs. Assis sur son lit, il réfléchissait à la façon d’engager sa mission, pas l’officielle, mais l’officieuse.

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Le temps était venu où Danton et ses amis se prononcèrent pour évincer définitivement Brissot, Vergniaud, Pétion et Roland et tout leur entourage. Ils les trouvaient trop attachés à la bourgeoisie et peu attentifs au peuple. Ils se rapprochaient trop du pouvoir. Les appuis de ceux-ci résidaient en province, parmi la riche bourgeoisie du négoce et des manufactures très portée sur les libertés individuelles et économiques. D’un commun accord, ils prirent la décision de saper leur fondement. Danton organisa une mission pour Jacques-Henri qui sous prétexte administratif avait pour but de les affaiblir en cherchant leurs vulnérabilités. Il était donc parti pour Bordeaux avec une liste de suspects à anéantir sans être instruit du fait que Danton monnayait son voyage avec des fonds de la Cour. Son affidé ne pouvait connaitre ce que Danton lui-même ne savait pas. Ses embarras d’argent l’avaient fait participer à un plan de corruption mis au point en son temps par Mirabeau et agréé par Louis XVI, qui visait notamment les journalistes et les orateurs de club. Le système se révélait lucratif tant l’entourage royal avait besoin de renseignements.

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Journu-Montagny le président du Directoire du département avait été averti directement par Monsieur de Saige de la venue de l’émissaire qu’était Jacques-Henri. Cela l’avait fort contrarié, il n’appréciait pas que Paris s’immisce dans les affaires de la région. Prenant sur soi, il l’accueillit. Il garda en tête les préventions faites lors de l’entretien qu’il avait eu avec Monsieur de Saige et durant lequel ils s’étaient mis d’accord sur l’attitude à tenir. Cette défiance vis-à-vis de la capitale avait précédemment parcouru les hôtels particuliers des riches bordelais qui cachaient leur valeur ou brûlaient déjà les derniers papiers compromettants.

Il le reçut donc dans son bureau au sein de l’hôtel Rohan-Mériadeck au-dessus de celui du maire. Le jeune homme se présenta avec une posture, lui sembla-t-il, pleine d’humilité, mais qui malgré tout ne le trompa guère. Il lui trouva des airs de fouine et s’en méfia de suite. Il lui demanda de s’asseoir et lut les ordres qu’il détenait. Pour y répondre, il lui proposa un petit bureau poussiéreux à l’angle du bâtiment qu’il allait faire nettoyer et qui donnait par une fenêtre sur la cathédrale et de l’autre sur les restes du sinistre château Fort du Hâ qui servait de prison. Jacques-Henri l’agréa tout de suite, peu lui importait le décor dans lequel il allait s’affairer. De plus, la pièce meublée d’étagères murales, d’une large table de travail et de deux chaises, jouxtait celui des quatre agents qui s’occupaient déjà des dossiers concernant les biens des émigrés. Journu-Montagny prit le temps de lui présenter les hommes, qu’il aurait dorénavant sous son commandement, avant de les laisser en sa compagnie. Devenu leur supérieur, il leur remit aussitôt la liste des noms dont il voulait compulser rapidement les documents de renseignements. Il remarqua et s’allia tout de suite le zèle de l’un d’eux, un dénommé Lacombe, au sein des secrétaires qui n’appréciaient pas ce supérieur soudainement imposé. Ancien instituteur, Jean-Baptiste Lacombe, ayant obtenu ce poste, profitait de toutes les possibilités que sa place lui offrait pour s’enrichir. Jacques-Henri n’était pas dupe et se servit de ce levier pour accentuer son ardeur, il s’en amusa et le mentionna dans ses rapports à Tallien.

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Avant d’aller à son rendez-vous devant Raimond Barennes, le procureur-syndic auprès du tribunal criminel, Jacques-Henri décida comme tous les jours de parcourir la ville. Il l’explorait dans les moindres recoins. Il obtenait de ses habitants au fil des conversations qu’il générait les renseignements désirés, nul n’était exempt de délation sous couvert de badinage au premier abord anodin. Il prenait ensuite des notes, marquait les hôtels fermés et faisait vérifier le tout par Lacombe et le réseau mis au point avec les subsides fournis par Danton.  

La ville se révélait riche, c’était peu de le dire. Il en avait fait le tour par les faubourgs qu’il avait trouvés considérables. Il constata que ces derniers avaient été très bâtis surtout de l’ouest au sud, dans les paroisses de Saint-Seurin ou de Saint-Julien, ainsi que dans la direction du nord, aux Chartrons et à Bacalan. Le nouveau Bordeaux qu’il arpentait était empli de maisons neuves et splendides, dont la plupart détenaient des balcons en enfilade ornant toute la façade.Il savait les quartiers de la Rousselle et de Saint-Pierre occupés essentiellement par les négociants catholiques, le quartier Saint-André par la noblesse et les Chartrons par les commerçants protestants.Les rues de Bordeaux étaient très belles, surtout du côté de la Comédie. Il y avait cependant comme dans toutes les cités des parties mal bâties et de sombres ruelles. Dans ces quartiers, beaucoup de prostituées y travaillaient, il fallait bien cela pour la quantité d’étrangers qui parcouraient encore la ville. C’était une source de renseignements non négligeables, il interrogeait les filles les plus fraîches celles qui pouvaient offrir leurs faveurs aux bourgeois. Il ne pouvait atteindre les gourgandines de haut vol qui fréquentaient le théâtre. Elles ne lâchaient rien sur leurs clients. Les temps étaient suffisamment durs, elles ne se risquaient pas à perdre leurs revenus. Pour les moins nanties, contre un louis certaines pouvaient être bavardes, elles refusaient pour la plupart les assignats, bien que parfois avec un peu de pression, elles parlaient pour ne rien dire.

Ses pas le menaient presque toujours vers les bords de la Garonne ; l’activité du port le subjuguait. Celui-ci, nonobstant la récente coalition, était encore rempli de navires de différents pays. Cela ressemblait à une forêt.Il s’assoyait sur une bite d’amarrage et contemplait le mouvement perpétuel le long du quai, des allées et venues des vaisseaux et barques, des boutiques où se vendaient toutes choses. Il supposait que malgré les fouilles régulières des bâtiments les émigrés, les ennemis de la Nation, devaient fuir la France par là. Il ne pouvait se douter que le plus souvent c’était après avoir traversé la lande girondine, sur les plages du Porge ou de Lacanau que les chaloupes embarquaient leurs passagers.

Ce qu’il préférait, c’était déambuler le long des rues où le bas des maisons abritait des magasins à sucre. Il en humait les senteurs avec délices. Il était rare qu’une ville dégage de bonnes odeurs, il s’en emplissait les narines. Il poussait jusqu’aux chantiers de Sainte-Croix où se construisaient encore quelques vaisseaux marchands.

Ce jour-là, il écourta sa promenade. Il se contenta d’errer dans le quartier Saint-André allant jusqu’aux fossés de l’intendance. Puis il revint vers son lieu de rendez-vous par la rue des remparts. Arrivé sur place, Raimond Barennes s’était fait excuser. Il avait soudainement été appelé à Paris. Cela ne gêna nullement Jacques-Henri. Cela lui facilita même les choses, car l’adjoint du procureur-syndic impressionné par les ordres de la Constituante qu’il présenta lui accorda ce qu’il désirait, soit un détachement de la garde nationale afin d’éviter toute résistance lors de ses inspections.

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Dès le début de l’année, Monsieur Lacourtade père avait donc vu arriver dans ses bureaux des contrôleurs délégués par la municipalité, accompagnés d’un tout jeune homme qui se présenta sous le nom de citoyen Bachenot, ayant ordre de faire le point sur les fortunes des émigrés et de les réquisitionner. Il comprit vite que celui-ci de nature scrupuleuse désirait plus que des informations sur ses pourvoyeurs de fonds. Mais alors qu’il se battait au milieu des papiers, des comptes et de ses nouveaux charognards patentés par l’Assemblée, le coup fatal lui vint de l’une de ses plus grandes fiertés, son navire, le « Belle Ninon « .

Un froid matin de mars balayé par une pluie fine, il fut appelé au siège de l’amirauté à l’hôtel de la Marine, il en revint bouleversé. Trempé jusqu’à l’os, il accourut dans le bureau de John, bégayant.

— Ils l’ont coulé, ils l’ont coulé ! Ils ont fait sombrer ma « belle Ninon » avec toute sa cargaison, elle est au fond de l’eau ! Cette fois-ci, nous sommes ruinés !

Il s’affala dans le fauteuil face à John qui s’était précipité vers lui. Il rapporta le témoignage des rescapés de la catastrophe. À un jour de la côte africaine dans l’océan Indien, des pirates avaient fait faire naufrage à son navire. Ayant eu du mal à rassembler sa cargaison de nègres, le « Belle-Ninon » avait quitté avec un retard de deux semaines les lieux. Par conséquent, il s’était retrouvé isolé du reste de la flotte dont il faisait partie et qui repartait pour les Antilles et les Caraïbes. La nuit tombait quand la vigie du « Belle-Ninon » hurla.

— Navire à tribord ! Pavillon inconnu ! .

Ce fut un branle-bas de combat sur les ponts. Très vite, le navire s’avéra trop lourd et moins maniable face à la goélette des pirates. Celle-ci réussit à le contourner et voulant lui faire peur il lui envoya une bordée, mais celle-ci toucha de plein fouet le « Belle-Ninon » qui avait viré de bord. Le trou béant dans la coque avait laissé s’engouffrer le sinistre flot et le désastre était devenu complet. Le bâtiment avait coulé avec son commandant, une partie de son équipage et sa cargaison de nègres encore enchaînés. Le tout avait servi de repas aux requins qui infestaient ces côtes. Quelques membres réussirent à échapper à l’horreur indescriptible du drame, à bord d’une chaloupe mise miraculeusement à temps à la mer. Le ciel couvert de nuages à la tombée de la nuit cacha leur fuite.

C’était ce témoignage, trois mois plus tard, qui informa Monsieur Lacourtade père de son infortune. Sur ce coup fatal, une douleur fulgurante le fit s’effondrer. Il tomba malade. Il endurait d’une pleurésie.Essoufflé, respirant de plus en plus avec difficulté, fiévreux, l’infection pulmonaire l’amenuisa, aggrava sa santé. John Madgrave prit les choses en main et montrant moult prévenances à son mentor que son abattement moral empêchait de lutter contre le mal. Il ne se relevait pas de son affection, elle le laissait épuisé et alité malgré les soins du docteur Fitz Gibbon qui avait pourtant été médecin du roi. 

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À Paris, les politiques avaient d’autres soucis. À l’inverse de Danton et surtout de Robespierre, le nouveau ministre des armées voulait l’affrontement. Il était en cela soutenu par Brissot qui voyait son heure venue. Ses amis et lui pensaient par-là « consolider » la Révolution et contraindre la royauté à y adhérer. Le conflit, qu’ils dirigeraient, mettrait toute la France en leur autorité. Mais Brissot comme Narbonne-Lara ne croyaient pas à la guerre générale. Les puissances étaient occupées ailleurs. Il ne s’agissait que de balayer les émigrés des terres rhénanes. L’ennemi se situait à Coblentz.

Danton était fou de rage, le pouvoir lui échappait encore une fois. Robespierre, contre toute attente, mais pour des raisons plus nobles, l’aida. Avec toute son énergie, il s’opposa à la belligérance. Il pensait que l’affrontement affaiblirait le pays et qu’elle perdrait le mouvement révolutionnaire. La guerre était pour lui la ruine du corps social, l’abandon des réformes, la chute des assignats, la mort de la liberté. L’état de guerre n’était pour lui qu’un complot, la conjuration de la cour, des Feuillants, de Narbonne, de La Fayette. C’était moins le conflit qu’ils préparaient que la trahison…

Au milieu de ses divergences, Narbonne-Lara paraissait tout organiser en vue des hostilités. Il était revenu d’une rapide inspection des frontières. Il avait déclaré à l’Assemblée que  de Dunkerque à Besançon, les forces armées en parfaite condition, pourvues de toutes armes, munitions et subsistances, attendaient avec confiance, avec enthousiasme, l’ordre de marcher à l’ennemi. C’était un faux rapport, Charles-Louis de Saint-Aignan était bien placé pour se rendre compte que rien n’était prêt. Les effectifs étaient gonflés. Les troupes manquaient de tout. Les places démantelées ne sauraient offrir de résistance. Mais la Législative, caressée dans ses chimères de gloire, applaudit le ministre de la guerre.

Marie-Antoinette que l’impertinence de Narbonne-Lara irritait amena Louis XVI à le renvoyer. Mais cela se révéla une faute pour le couple royal, car le roi dressa ainsi contre lui la majorité de l’Assemblée. Brissot profita de l’occasion et s’en prit à Lessart, le ministre des Affaires étrangères, tant et si bien qu’il fut mis en accusation. Le ministère Feuillant s’effondra. Brissot et ses amis étaient arrivés à leurs fins ; la royauté, si elle voulait encore se survivre, ne pouvait plus que leur abandonner le pouvoir.

Chapitre 14.

L’atelier du peintre. Mars 1792

Élisabeth Chevetel de La Rabelliere

Il s’était présenté trois fois au grand prix de Rome et trois fois, il avait échoué se contentant du deuxième prix ou d’une récompense consolatrice. C’est de cette époque que Jacques-Louis David avait gardé une amertume pleine de ressentiment envers l’Académie qui ne l’avait pas reconnu à sa juste valeur. D’une sensibilité extrême, il en avait été si contrarié qu’à son deuxième échec, il se laissa mourir de faim par dépit. L’un des jurés, Gabriel-François Doyen, le convainquit avec moult prières et compliments d’abandonner sa tentative de suicide. Il n’en conserva pas moins de la rancœur à l’égard de ses juges et de l’institution dont il devint néanmoins l’un de ses membres. Avoir finalement gagné le fameux trophée convoité avec son tableau « Érasistrate découvrant la cause de la maladie d’Antiochus » n’y changea rien. De plus, son succès comme peintre établi et reconnu par ses pairs, comme portraitiste de la haute société et comme professeur, l’exposa aux jalousies de l’Académie. Pour lui porter atteinte, celle-ci alla jusqu’à annuler le concours du prix de Rome, l’année où tous les candidats étaient les élèves de son atelier. Il ne décoléra plus et lorsque sa requête pour le poste de directeur de l’Académie de France à Rome lui fut refusée, une haine sournoise naquit en son sein. Il garda à l’esprit que la vengeance est un plat qui se mange froid, aussi il s’arma de patience.

Charles-Louis et Charles-Michel Trudaine de Montigny avaient pour habitude d’accueillir dans leur salon parisien, place des Vosges, les plus grands artistes de l’époque. C’est par leur intermédiaire que Jacques-Louis David fit la connaissance entre autres de Chénier, Bailly et Condorcet, qui l’entraînèrent au salon de Madame de Genlis. Il y rencontra Barère, Barnave et Alexandre de Lameth. Ces derniers le menèrent au salon de Mme de Staël qui trônait et pérorait, au milieu de Sieyès, Talleyrand, Clermont-Tonnerre, Narbonne, Grimm et des poètes comme Parny et l’abbé Delille. Le moment venu, quelques-uns de ceux-ci le poussèrent sans effort à entamer en parallèle à sa carrière artistique une activité politique en devenant député de la Convention et ordonnateur des fêtes révolutionnaires. Il profita de sa nouvelle position pour obtenir la fin du contrôle du Salon par l’Académie Royale de peinture et de sculpture et participa comme commissaire adjoint au premier « Salon de la liberté », qui ouvrit en août 1791. 

Il avait milité, dès qu’il avait pu, auprès de l’Assemblée pour la suppression de toutes les Académies, mais on lui explicita que l’urgence n’était point-là. Il put toutefois entre-temps éliminer le poste de directeur de l’Académie de France à Rome. Cela l’avait consolé et l’avait fait patienter.

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Depuis quelques jours, il sortait petit à petit de l’abattement dans lequel l’avait plongé l’idée d’abandonner son œuvre magistrale qui, une fois terminée, aurait dû être le plus grand tableau qu’il ait jamais exécuté. Sa superficie était de dix mètres de large sur sept mètres de haut. Deux ans plus tôt, ce projet inspiré par Dubois-Crancé et Barère avait été proposé au Club des Jacobins, auquel David venait d’adhérer. C’était la plus ambitieuse réalisation que le peintre ait entreprise. Elle commémorait « le serment du jeu de paume » et représentait les 630 députés présents lors de l’événement. Une demande de fonds pour la vente d’une gravure d’après le tableau pour payer l’œuvre fut lancée. N’obtenant pas l’argent nécessaire Barère soumit à l’Assemblée constituante de prendre la suite du financement du serment. Malgré le succès de l’exposition du dessin au Salon de 1791, la souscription échoua. Devant l’accablement dans lequel s’enfonçait leur ami, Dubois-Crancé et Barère, lui suggérèrent de proposer une création moins ambitieuse par la taille et lui conseillèrent comme sujet la Nation. L’acquisition par la Constituante semblait plus plausible. Il rejeta l’idée tout d’abord, mais la graine avait été semée et elle germa.

Jacques-Louis David

Il rêvait, se figurait, réfléchissait à un nouveau projet de tableau .La Nation émergeant des brumes du passé ». Son esprit échafaudait l’architecture de l’œuvre selon une inspiration tirée de l’antique. Il imaginait un escalier magistral sortant de sombres nuées et sur lequel descendrait majestueusement la représentation de la Nation accompagnée en retrait par deux muses, l’une symbolisant la Victoire, la Gloire, la Force, et l’autre la Bonté et l’Amour Protecteur. Quand il commenta et montra une esquisse à ses amis Dubois-Crancé et Barère, expliquant son idée, ils s’enflammèrent. Le tableau serait dans le sens de la hauteur de cinq mètres soixante-quinze sur quatre mètres, il affectionnait les grandes toiles, mais avait consenti à rester raisonnable. Ses deux camarades lui suggérèrent d’emblée, une beauté Créole, mademoiselle Fortunée Lormier-Lagrave, pour représenter la Nation, mais il pensait plutôt à Térésa Cabarrus ou à Germaine de Staël. Ils tombèrent d’accord pour demander à Théroigne de Méricourt de lui servir de modèle pour incarner la Muse de la Victoire ne doutant pas de son acceptation. Quant à la Bonté, il avait une petite idée derrière la tête. Il avait remarqué, quelque temps auparavant, alors qu’il se rendait à l’Assemblée, une jeune femme, de toute beauté, dont la modestie et la douceur l’avaient touché. Ce jour-là, retenu devant le couvent des Feuillants par ses deux amis à qui il proposait justement le sujet du tableau, son œil fut attiré par l’éclat du soleil sur la chevelure flamboyante de l’élégante beauté, descendant d’un carrosse aux armoiries effacées. Captivé par la vision, n’arrivant pas à s’en détacher il avait décroché de la conversation, ce qui engendra des moqueries grivoises de la part de ses comparses. Tout en les rejetant, il suivit l’apparition et sa compagne au demeurant très jolie, mais il avait une fascination pour les rousses. Il se rappela par ailleurs avoir déjà vu l’alter ego de sa découverte, mais il ne se souvenait plus où ni avec qui ? Mais, celle qui l’intéressait lui plaisait en tous points. Elle possédait une silhouette déliée, une taille fine, des yeux noirs dans lesquels on ne décelait pas les pupilles et qu’elle écarquillait comme si elle examinait avec attention quelque chose, ses cheveux d’un roux chatoyant aux boucles lourdes et brillantes, son teint laiteux. Dans les jours qui suivirent, il se prit à la chercher du regard partout où il se rendait, dans les couloirs et les loges de l’assemblée, dans les allées du jardin des Tuileries, dans les galeries du Palais-Royal. Il se trouvait idiot encombré de ce béguin qui occupait ses pensées. Cela devenait une obsession. Il avait fini par être informé de son identité, c’était Élisabeth Chevetel, une ci-devant, mais si belle. Le personnage du tableau, qu’il projetait et qu’il élaborait pour elle, lui donnait une bonne raison pour l’aborder sans la choquer, car il sentait intuitivement qu’il ne fallait pas l’effrayer. Étrangement intimidé, il mit du temps à l’approcher. L’occasion se présenta dans un salon de l’Assemblée où elle se reposait en compagnie de plusieurs femmes, dont Madame Roland qu’il connaissait depuis qu’il avait rencontré son époux lors de la fusillade du champ de mars.

— Bonjour citoyennes !

— Citoyen David que nous vaut l’honneur de ta présence parmi nous ?

— Citoyenne Roland, je suis venu te demander ton aide pour convaincre une dame de tes amies de me servir de modèle.

— Mais cela sera avec plaisir, qui dois-je persuader.

David se tourna vers Élisabeth qui sursauta, il s’adressa à elle.

Citoyenne, voulez-vous devenir ma Muse de la Bonté pour un tableau dédié à la Nation ?

Elle resta coite, rougit, hésita ne sachant que répondre à une requête si singulière, ce qui attendrit encore plus l’artiste qui persista. Madame Roland aidée de Marie-Amélie appuya la proposition, arguant qu’elle ne pouvait refuser cet honneur.   Elle finit par céder devant l’insistance de tous à condition qu’elle puisse être accompagnée lors des séances de pose. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’un atelier de peintre n’était pas la place des femmes honnêtes, celles-ci se faisaient faire leur portrait chez elles. Et quand elle expliqua à sa belle-sœur son point de vue, cette dernière sourit de sa candeur et la rassura, un atelier d’artiste n’était pas un lupanar.

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Élisabeth Chevetel De La Rabelliere

Élisabeth arriva à l’hôtel de l’île Saint-Louis, sans bijoux et sans fard, déjà coiffée d’un chignon bas entrelacé de faveurs dorées, duquel s’échappaient des boucles. Ce naturel qu’affectionnait son temps lui donnait un air juvénile. Marie-Amélie l’aida avec sa chambrière à s’habiller d’une robe en mousseline blanche drapée à l’antique depuis les épaules et soutenue à la taille par des rubans suivant les consignes de David. Quand le modèle apprêté comme une vestale se trouva prêt, elles partirent pour l’atelier de l’artiste.

Jacques Louis David faisait partie de ces artistes assez fortunés, dont l’aisance venue dans un premier temps de la dot de son épouse, avait autorisé l’obtention d’un atelier et d’un appartement au sein de l’ancien palais des rois. Le carrosse s’arrêta le long du Louvre pour permettre aux deux jeunes femmes de descendre. Les portes de l’atelier donnaient sur la rue. Précautionneusement afin de ne pas tacher leurs robes dans la boue que la pluie du matin avait laissée sur les pavés encore luisants, elles parcoururent les quelques pas qui les séparaient de leur but. Élisabeth s’était emmitouflée dans un manteau qui protégeait plus sa pudeur que son corps de la température qui s’avérait clémente en ce milieu de matinée de mars. Lorsqu’elles pénétrèrent dans le lieu la première chose qu’elles remarquèrent au milieu de l’espace fut une toile magistrale sur laquelle étaient ébauchées les grandes lignes de l’œuvre à venir. Au centre de la peinture presque aboutie s’avançait Germaine de Staël sélectionnée pour représenter la Nation. Un des élèves s’appliquait sur les plis de la robe. Sur les conseils de ses commanditaires, David avait choisi de commencer par elle afin de joindre à sa cause les habitués de son salon. Il souhaitait obtenir des fonds de la part de ses admirateurs qui ne demandaient pas mieux que de voir leur égérie sur les murs de l’Assemblée. Quant à la Muse de la Victoire, les deux belles-sœurs en s’approchant reconnurent fort bien Théroigne de Méricourt. De derrière l’œuvre apparurent des élèves du maître, Jean-Germain Drouais, Jean-Baptiste Debret, François Pascal Simon Gérard et Antoine-Jean Gros, qui les accueillirent tout en se présentant. Ils échangèrent un clin d’œil, heureux de croiser de si jolies femmes comme modèles dans l’un des ateliers les plus courus du moment. Ils leur proposèrent des fauteuils en attendant David.

Celui-ci arriva alléguant des problèmes familiaux à régler. Il n’entra pas dans les détails, il aurait eu du mal à justifier une des nombreuses disputes qui séparaient petit à petit son couple. Depuis que Marguerite Charlotte Pécoul, de dix-sept ans plus jeune que lui, s’estimait en désaccord avec les opinions politiques de son époux, qu’elle trouvait extrémiste, leur mariage battait de l’aile. L’épouse était allée jusqu’à se retirer un temps dans un couvent. Cela agaçait de plus en plus le mari qui s’était depuis fort longtemps tourné vers d’autres compensations féminines. Il découvrit donc son modèle enfoui dans son manteau en compagnie de sa belle-sœur. Après les avoir saluées, il guida Élisabeth sur une estrade au milieu de l’atelier sous les feux de la lumière qui arrivaient des fenêtres du haut. Trois marches étaient disposées simulant une partie de l’escalier qu’elle était supposée descendre. Il lui fit prendre la pose désirée, arrangeant les plis de son drapé à sa convenance. Il lui demanda de lever légèrement le menton et de baisser une épaule. Délicatement, il ne put s’empêcher de repousser l’une des mèches de sa chevelure, ceci afin d’en toucher la soie. Sans rajouter un mot, il s’installa devant la toile et ébaucha la silhouette de son modèle au fusain pendant que ses apprenants chacun sous un angle différent faisaient de même. Dans le halo de lumière, elle paraissait éthérée, nullement consciente de l’effet qu’elle produisait sur les observateurs. Parmi les élèves de David, il y avait quelques femmes dont Marie-Guillemine Benoist et Andrée Bouviers, cette dernière âgée de vingt ans était la maîtresse peu à peu délaissée du maître. Elle ruminait un sentiment de suspicion envers toute la gent féminine qui approchait cherchant en vain celle qui risquait la remplacer. Ses sens en alerte, la déférence que le peintre mit à guider et à installer Élisabeth lui fit comprendre tout de suite l’intérêt de l’artiste pour le modèle. Elle en ressentit un pincement de jalousie, qui, telle une brûlure, incendia son âme, une haine sans bornes y prit naissance. La séance dura une heure sans pose pendant laquelle se présentèrent des relations de David, dont Bertrand Barère de Vieuzac, que tous appelaient simplement Barère. Voyant le modèle du jour, il sourit, car il reconnut celle qu’il savait tourmentait l’esprit de son ami. Découvrant Marie-Amélie qu’il connaissait l’ayant croisée à plusieurs reprises dans les couloirs de l’Assemblée et dans les salons parisiens, il s’avança pour la saluer. Il s’assit à ses côtés, ils échangèrent leurs avis sur les croquis préparatoires qui donnaient une idée des plus précises du tableau. Elle appréciait les façons de l’homme. De physique et de caractère séduisants, il détenait un ton et des manières en conformité avec le grand monde ou même à la cour. Il lui tint compagnie en attendant l’attention du peintre. L’arrivée de Condorcet avec son épouse Sophie de Grouchy, venu admirer le travail de l’artiste, interrompit la séance, permettant ainsi Élisabeth de bouger et de se réchauffer momentanément. Alors qu’elle revêtait son manteau, se trouvant bien déshabillée par rapport aux spectateurs de l’ouvrage, une jeune femme pétillante, dont le rire cristallin fit retourner toutes les têtes, entra, accompagnée du poète André Chénier. Françoise Le Coulteux, sa nouvelle égérie, désirait voir l’œuvre dont tous disaient grand bien. Elle fit beaucoup de manières et de compliments grandiloquents qui agacèrent David, mais il y répondit poliment ne voulant pas froisser Chénier qu’il savait être l’amant de la belle. Quand elle comprit qu’Élisabeth était l’une des Muses, elle eut du mal à contenir sa déception de ne pas avoir été choisie, ce qui amplifia le mécontentement du peintre. Chénier sentit venir l’esclandre, il prit Condorcet à partie, et lui fit remarquer qu’ils étaient attendus à quelques pas de là, à l’Assemblée. Les visiteurs se retirèrent, la séance se poursuivit. Élisabeth reprit sa pose encore une bonne heure. Marie-Amélie pour patienter parcourut l’atelier admirant les tableaux en attente d’être finis, elle reconnut dans un lot les portraits inachevés de Madame Pastoret et de Madame Trudaine.

*

Quelques jours plus tard, le couple Lacourtade reçut une visite. Il était attablé et François-Xavier commentait les dernières nouvelles politiques et elle l’avancée du tableau de David.

— … Si Léopold d’Autriche tergiverse et répugne au conflit, son fils s’est autre chose. Et maintenant que le père est mort, nous pouvons nous attendre au pire. Je ne pense pas qu’il soit sensible au malheur de la reine, il voit dans la Révolution une ennemie dont il doit se défaire à tout prix. La guerre me semble inévitable. On s’y prépare à Vienne et à Berlin, autant, voire mieux, qu’à Paris.

— Je vous trouve bien pessimiste François, nos amis sont plus encourageants. Regardez, Dumouriez n’a pas l’air de détenir d’incertitude.

— Celui-là chante ce que l’on veut entendre, je doute que cela nous aide beaucoup. Il semble avoir amadoué le roi, mais je crois que la reine ne s’y laissera pas prendre.

Madame Roland

François-Xavier allait se servir un bout de volaille quand Anastasie vint annoncer Madame Roland. Le couple fut surpris, car c’était la première fois que l’égérie de leurs amis arrivait jusqu’à eux. Elle entra dans la pièce, comme à son habitude vêtue de blanc, avec un petit fichu de linon sur la gorge. Riante, gracieuse, la démarche rapide, elle s’excusa de son intrusion et d’interrompre leur déjeuner. Ils lui offrirent un siège et lui proposèrent de se joindre à eux.

— C’est très aimable à vous, mais je me suis déjà sustentée, j’accepterai toutefois un verre de vin pour vous accompagner.

Elle avala une gorgée et reprit .

— Je suis venue à vous, car j’ai besoin de votre aide. Brissot, pour compléter le ministère, a offert le portefeuille de l’intérieur à mon époux. Et même en y mettant toute mon énergie, j’ai peur d’avoir du mal à le seconder. François-Xavier, acceptez-vous de devenir son secrétaire ?

Comme il ébauchait un geste de négation, elle l’interrompit .

Non, réfléchissez avant de répondre, je ne vous demande pas de faire de la politique. C’est justement à cause de cela que c’est à vous que je m’adresse. Nous avons besoin d’hommes qui effectuent sans relâche un travail sans avoir pour objectif leur propre ambition. Comme vous le savez, les différents gouvernements, et celui-là n’en sera malheureusement pas exempts, manque de probité. Si vous voulez ne serait-ce que légèrement infléchir dans le bon sens la politique de notre pays, venez à mon aide. L’administration constitue un fort rouage du pouvoir où l’on a besoin d’individus consciencieux pour qu’il ne grippe pas.

Devant tant d’insistance à laquelle s’ajouta celle de Marie-Amélie, François-Xavier accepta néanmoins le poste sans grande conviction quant à l’importance de son rôle. Il n’était pas surpris de se voir faire la demande par Madame Roland et non par son mari. Tous savaient que c’était elle qui portait la culotte sous couvert d’une extrême douceur et d’un amour conjugal de façade auquel seul son époux croyait, et dont elle n’avait jamais fait faillir l’engagement. Manon Roland était une admiratrice de Rousseau, c’était une philosophe, une politique, chez qui la sensibilité s’unissait à l’ambition. Lorsque Dumouriez vint proposer le ministère de l’Intérieur à monsieur Rolland, il l’accepta comme un dû et elle se tenait prête depuis longtemps pour une vie politique plus active. Elle n’avait guère confiance en Dumouriez dans lequel elle avait décelé un flatteur qui l’entourait d’une cour galante. Elle l’avait vu faire avec plus d’une femme.   Elle savait qu’il se moquait de tout, hormis de ses intérêts et de sa gloire, et elle était consciente qu’il n’était pas le seul. C’était pour cela qu’elle avait jeté son dévolu sur l’intégrité de François-Xavier, car elle voulait environner son époux de gens sûrs. Elle désirait que son gouvernement ait une chance de réussir là où les autres avaient eu du mal à aboutir. Elle avait compris qu’ils avaient souvent failli à leur but par manque de droiture et si son mari avait l’esprit étroit, il n’en manquait pas. 

Le lendemain, François-Xavier rejoignait le nouveau Pouvoir et se trouvait en première place pour suivre l’avancée de la venue de la guerre.

*

Les jours passèrent, le mois de mars avec ses bouleversements ministériels, puis le mois d’avril avec sa déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie et enfin celui de mai qui vit la déroute française et l’ennemi franchir la frontière de Flandre. Élisabeth s’y rendait, trois ou quatre fois par semaine, le matin de préférence pour garder un éclairage identique, accompagnée de Marie-Amélie qui prisait l’ambiance du salon artistique et politique de l’atelier. François-Xavier et ses amis de la Convention étaient venus contempler l’avancement du tableau. Tout Paris essayait d’apercevoir l’œuvre où jour après jour la Nation et ses Muses resplendissaient dans toutes leurs beautés. La jeune femme, dont la timidité s’était estompée au fil des séances de pose, avait fini par apprécier les attentions et les conversations de David. Lorsque Marie-Amélie fut empêchée par la rougeole contractée par son petit Louis et qui la préoccupait, Élisabeth se rendit seule à l’atelier sans s’inquiéter de la bienséance, il y avait toujours du monde. À la fin de l’une d’elles, il lui proposa d’exécuter son portrait afin de la remercier. Il lui assura qu’il n’aurait besoin que de quelques séances, pour la raison qu’il détenait suffisamment d’études de sa personne pour ne pas l’incommoder par des séances de pose supplémentaires. Elle accepta ayant pris plaisir à ses rendez-vous qui se révélaient si mondains et qui ne l’obligeaient qu’à paraître tout en profitant du spectacle des visiteurs. Ceux-ci auraient été bien surpris de savoir qu’elle renversait les rôles, car tous oubliaient la jeune femme dans leurs échanges, leurs joutes verbales. Cela amusait Élisabeth d’être à la fois si visible au centre de toutes les prévenances et à même temps invisible à leur attention, puisqu’elle ne pouvait intervenir, ce que de toute façon elle n’affectionnait pas. Cela égaya Marie-Amélie à qui elle s’en ouvrit lors d’un parcours en carrosse.

*

La première séance pour son portrait avait été prévue le 16 juin. Élisabeth entra dans l’atelier du Louvre en fin d’après-midi ; David lui avait demandé de bien vouloir remettre son rendez-vous à ce moment-là, car les événements politiques se bousculaient à l’Assemblée et il ne pouvait les manquer. Les ministres Servan, Roland et Clavière, trois jours avant, avaient reçu leurs congés à la colère de Madame Roland et au grand fatalisme de François Xavier. Dumouriez avait ce jour-là débattu contre Brissot et lassé par l’obstination du roi, il avait offert sa démission à la satisfaction du peintre et de ses amis.

Pour ne pas importuner plus longtemps Marie-Amélie, Élisabeth avait décidé d’y aller seule, de plus elle voulait faire la surprise à sa famille. Lorsqu’elle arriva, David lui proposa une tasse de café, puis l’installa sur une bergère placée sur l’estrade centrale. Elle avait choisi de garder sa robe de Muse l’agrémentant d’une étole d’un rouge profond. Ses cheveux étaient attachés lâches sur la demande du peintre. Elle prit une pose de trois quarts son visage faisant face à l’artiste. Ils parlaient à bâtons rompus. Il lui commentait les résultats de la séance, tant et si bien qu’Élisabeth ne se rendit pas vraiment compte qu’ils étaient restés seuls dans l’atelier. Quand elle en prit conscience, elle lui en fit la remarque, David en badinant lui demanda si cela lui faisait peur. Elle répondit par la négative, mais son intuition lui disait le contraire. Toujours en plaisantant l’homme s’approcha comme il le faisait souvent sous prétexte de mieux voir un détail, de remettre un pli de sa robe à sa place. Cette fois-ci instinctivement elle recula à l’approche de celui-ci. Décontenancé, il s’agaça.

— Vous ferai-je peur, Élisabeth ?

— Non ! Non ! bien sûr, vous m’avez simplement surprise.

Se rapprochant il poursuivit.

Vous savez, Élisabeth, je ressens pour vous des sentiments qui sans cesse m’empêcheront de vous faire le moindre mal.

La jeune femme troublée par cette déclaration se sentit piégée dans la bergère, elle souhaita se lever pour se dégager. David inquiet de la perdre l’attrapa pour la prendre dans ses bras. Effrayée, elle voulut repousser cette étreinte qu’elle trouvait déplacée. Dans le mouvement brusque, une fibule, qui tenait sa robe, se rompit le haut de sa tenue s’écroula et dénudant son buste. Cachant sa poitrine d’une main, paniquée, elle essaya de l’autre de rejeter l’homme qui se faisait plus pressant. À cet instant, la porte de l’atelier s’ouvrit sur Andrée. Le peintre se retournant pour voir qui s’immisçait laissa échapper Élisabeth qui s’esquiva, se drapa de son étole et s’enfuit bousculant la maîtresse de l’artiste bafouée qui pensa interrompre une joute amoureuse.

*

Andrée avait quitté l’atelier de David après avoir fait une scène à son amant déchirant la toile du portrait d’Élisabeth à l’aide d’un couteau. Elle se jura de ne plus jamais remettre les pieds en ce lieu. Tout à sa douleur, elle arpenta les rues sans réfléchir à son chemin. Ce qui l’arrêta ce fut un vendeur à la criée qui proposait le journal de Marat « L’ami du peuple » . Bien sûr ! Elle tenait sa vengeance.

Elle revint sur ses pas et se parvint au seul endroit où elle pensait pouvoir découvrir son renseignement, car elle ne savait où trouver l’homme.

Marat était prolixe, il consignait la nuit, le jour, et ce qu’il écrivait était une suite sans fin de délation sous forme d’accusation. Certains lisaient le quotidien par curiosité, d’autres craignant d’y voir leur nom, aussi, la police sans le vouloir rendit service au journaliste en le forçant à vivre caché. Enfermé, livré à son travail, il amplifia son activité. Cette fuite perpétuelle devant les forces de l’ordre intéressa vivement le peuple. Leur  ami  persécuté, fugitif, voire en danger, redoublait d’attrait pour eux et validait ses dires. En réalité, le péril demeurait insignifiant. La vieille police de Lenoir et de Sartine n’existait plus. Il ne risquait pas grand-chose à part une promotion auprès de ses lecteurs. Comment suffisait-il à ce travail énorme ? Il ne quittait pas sa table, il allait très rarement à l’Assemblée ou aux clubs. Sa vie était simple, elle se résumait à écrire. Certains s’étonnaient que cette violence uniforme et cette monotonie de fureur n’aient point refroidi le public. Rien de nuancé, tout paraissait extrême et excessif dans ses textes. Il utilisait continuellement des mots identiques : infâmes, scélérats, infernaux. Il pratiquait toujours le même refrain : la mort. Nul autre changement que le chiffre des têtes à abattre, 600 têtes, dix mille têtes, vingt mille têtes ; il alla jusqu’au nombre, singulièrement précis, de deux cent soixante-dix mille têtes. Chaque jour, les rues retentissaient du cri des colporteurs . « Voilà l’Ami du peuple ! » et cette harangue avait sorti Andrée de son désarroi aveugle ouvrant une éclaircie dans ses sombres pensées.

Jean-Paul Marat

Elle traversa la Seine, remonta la rue de la Harpe et se dirigea vers le couvent des cordeliers qui abritait le club du même nom, où elle savait, comme tous, trouver des proches de Marat. Elle arriva sur place, la nuit tombait, peu rassurée, car le lieu était illuminé que par l’astre nocturne qui se levait. Elle pénétra dans le vaste conglomérat où les siècles avaient accumulé des constructions de nature et de vocations variées, à cette heure-là l’ensemble transpirait le lugubre. Elle se dirigea vers la chapelle réquisitionnée éclairée où elle supposa que se tenait le club. Celle-ci était une des plus grandes à Paris, elle était accolée à un cloître dont l’une des faces était surélevée. Elle donnait tout à la fois sur le prieuré et le jardin planté d’arbres dont les ombres ainsi que celles des allées en arceaux de verdure inquiétaient la jeune femme. La foule était nombreuse même à cette heure. Elle s’interrogea, pourrait-elle entrer ? Elle se faufila sous l’œil indifférent de ceux à qui elle faisait la demande muette de la laisser passer. Le bruit était à rendre sourd, elle n’y voyait guère. Les chandelles n’apportaient que peu de lumière. Elles fumaient tellement qu’elles engendraient un brouillard sur le rassemblement qui piquait les yeux et intensifiaient les voix et les cris… Andrée ne savait qui chercher, mais suivant son obsession, elle fouillait du regard la foule mélangée d’hommes bien mis, d’ouvriers, d’étudiants, de prêtres et même, de moines, des anciens cordeliers tous y venaient savourer un peu de liberté. Elle ne savait à qui demander son renseignement, de plus elle se rendit compte qu’il y avait peu de femmes quand elle identifia Théroigne Méricourt la courtisane amazone. Mais elle ne tenait pas à être reconnue par celle-ci, en ce lieu. Quoi qu’il arrive par la suite, intuitivement elle préférait que l’on ne fît pas le rapprochement avec elle. Elle s’enfonça dans l’ombre d’un recoin et attendit que le hasard vienne à son aide. Elle discerna Fabre d’Églantine ainsi que l’imprimeur Momoro dont son épouse, Sophie, avait incarné la déesse de la Raison lors de la fête de la Fédération. Elle sursauta quand dans un silence subit la voix caverneuse de Danton annonça.

— La parole est à Marat !

Andrée sortit de sa cache pour mieux voir l’homme qui montait à la tribune sous les vivats. C’était donc ça Marat, cette chose maladive, avec des yeux gris-jaune, si saillants ! Ce n’était pas grave, elle n’avait que faire de la mine, ce qu’elle voulait c’était le pouvoir que détenait l’individu de la venger.

Son discours fini, il se retira par une porte au fond de la chapelle, elle attendit un peu et se précipita sur ses talons. Des salles obscures. C’était une suite de pièces en enfilade au bout de laquelle elle entrevoyait une source de lumière. L’humidité des pierres lui faisait froid. Elle ne devinait que le son de ses pas descendant les marches qu’elle avait rencontrées. Lorsqu’elle surgit à la clarté, celle-ci l’aveugla. Elle porta machinalement sa main devant son regard. Elle n’entendit qu’une voix.

— Et que veut donc la citoyenne pour s’enfoncer ainsi dans l’antre de la bête ?

Ses yeux s’habituèrent à la lumière du chandelier qui éclairait le centre d’une vaste pièce au plafond voûté et qui semblait être sous terre. Le seul mobilier était un bureau auquel était assis l’homme qui lui parlait. En fait, elle se situait dans une église souterraine, qui se déployait au-dessous de la chapelle, et qui recelait pour quelque temps l’imprimerie de Marat. C’était de là qu’il jugeait sans appel, le royaume des vivants, sauvant l’un, damnant l’autre. Ses sentences s’étendaient jusqu’aux affaires privées. Elle pensa que l’homme endossait une toilette bizarre, excentrique. Il portait un gilet de satin blanc, avec un collet gras et une chemise sale. La faim, la fatigue ou simplement la peur lui fit perdre connaissance. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouvait dans le fauteuil du délateur qui la ranimait à l’aide d’une fiole dont l’odeur agressive l’avait sortie de son évanouissement. Comme elle se remettait, il lui demanda pourquoi elle était venue jusqu’à lui. Elle lui raconta à sa façon comment une ci-devant aristocrate lui avait volé son compagnon. Elle omit de lui dire qui était l’homme, pour la seule raison que cela aurait enlevé de l’ignominie à l’ogresse qui avait saccagé sa vie. Elle en avait rajouté, elle s’était annoncée enceinte, mise à la rue. Marat, bien que sanguinaire, avait toujours eu un faible pour la douleur des femmes. Il avait protégé une religieuse fugitive. Il avait pris parti pour une dame en querelle avec son mari, et fait des menaces effroyables à celui-ci. Il décida de lui faire justice sans plus de preuves, mais Marat n’en avait pas besoin.

Chapitre 15.

Quand la justice n’est pas juste. Juin 1792.

Élisabeth Chevetel De La Rabelliere

Élisabeth, maintenant son manteau contre elle, cachant sa pudeur mal menée, jaillit hors de l’atelier et se précipita dans son carrosse. Une fois à l’intérieur, tout en pleurant, elle se rajusta. Elle se trouvait stupide de s’être trompée à ce point sur les intentions de cet homme. Comment avait-elle pu être si niaise ? Pourquoi n’avait-elle pas suivi son intuition première ? S’en méfier. Rentrée à l’hôtel Cambes-Sadirac, elle demanda à la surprise de sa chambrière un bain. Elle se devait de se laver de cette insulte. Remise un peu de ses émotions, elle se coucha sans manger soulevant des questions muettes de son personnel.

Le lendemain, elle se traîna d’une pièce à l’autre, d’une activité à une autre sans fixer son attention sur quoi que ce soit. Elle commença une lettre, puis se mit au clavecin, ce qui d’habitude lui changeait les idées. Elle prit une broderie, puis un livre, rien ne la distrayait de son marasme. Elle se sentait honteuse, elle ressassait sans cesse ce qui s’était passé entre elle et le peintre, refaisant l’histoire. Cherchant ce qu’elle n’avait pas perçu, pas remarqué. Elle n’osait en parler à quiconque pour ne pas donner corps à cette aventure. Elle avait peur que cela se sache, qu’on l’interroge sur son changement d’attitude, car bien sûr il n’était pas question qu’elle le revît, qu’elle lui adressât à nouveau la parole. Elle craignait qu’il n’essayât de la rencontrer encore une fois, de s’excuser. Elle était consciente qu’elle paniquait pour rien, que toute cette agitation dans sa tête n’avait aucun sens. Elle n’avait rien fait de mal, elle s’était laissée abuser et l’offense n’était pas grande, mais c’était plus fort qu’elle, cela la tourmentait. Le soir venu pour pouvoir passer la nuit, elle réclama à sa chambrière une tisane de houblon. Le temps que la boisson apaisante accomplisse son effet, elle pria et elle finit par s’endormir.

*

« — Madame ! Madame ! La garde ! La garde du comité de district ! »

Les cris de sa domestique en chemise et décoiffée sortirent avec difficulté Élisabeth de son sommeil artificiel. Elle s’assit sur sa couche, essayant de comprendre ce qui survenait. Elle ne s’était pas extraite du lit qu’un groupe de militaire armé pénétrait à la suite de deux hommes en civil affichant une écharpe tricolore en travers du corps. Instinctivement, croisant ses bras sur son buste, elle protégea sa poitrine de la vue des regards indésirables. Bien qu’en chemise, elle se sentait nue devant ses individus aussi décontenancés qu’elle de par la situation. Ils découvraient le charmant tableau qu’elle faisait, les cheveux défaits, boucles rousses s’écroulant sur ses épaules et dégoulinant jusqu’à sa taille. Curieusement, elle se demanda quelle heure il pouvait être. Il y eut un flottement dans la pièce, personne n’osant intervenir. Le moment de surprise passé, tous voulurent s’exprimer à même temps, s’interrompant dans la foulée. L’homme le plus âgé se présenta comme étant le supérieur de tous et signifia le but de sa venue.

Citoyenne Élisabeth Chevetel épouse Cambes ? 

 Un court instant, elle eut une hésitation devant l’annonce, elle se demanda de qui il parlait. Puis réalisant la situation, elle répondit.

Oui ! Oui bien sûr, mais que voulez-vous ?

— J’ai ordre de t’arrêter et de te mener à la Conciergerie.

— De m’arrêter ? À la Conciergerie ? Mais pourquoi ?

— Tes chefs d’accusation te seront donnés en temps et en heure.

— Mais vous ne pouvez m’emmener comme ça !

 Mes hommes vont sortir sauf moi afin que tu puisses te vêtir.

*

Le jour se leva sur l’étrange procession qui traversait Paris. Un groupe de gardes républicains encadrait une jeune femme, blanche comme la craie. Elle marchait les bras ballants, un ballotin à la main. À ceux qui à cette heure sortaient dans les rues et apercevaient le spectacle de la prisonnière visiblement en état de choc, le cœur s’étreignait de compassion. Bien qu’il fût courant en ses jours sombres de suspicions de croiser des captifs en route pour une des maisons de détention de Paris, la vision matinale mettait le doute sur la nécessité d’en passer par là. Ce dont Élisabeth n’était pas instruite alors qu’elle marchait le plus dignement possible entre ses gardes, c’est que le matin même elle avait été dénoncée par « l’Ami du peuple » comme une fanatique royaliste prête à tout pour assouvir ses besoins de luxure. De plus, elle aurait été surprise de savoir que de loin une ombre les talonnait, celle de la délatrice. Andrée était postée depuis le milieu de la nuit à l’angle de la rue Jacob derrière l’église de Saint-Germain des prés, attendant ceux qui détenaient les outils de sa vengeance. Dès qu’ils étaient sortis de l’hôtel Cambes-Sadirac, elle les avait suivis afin de connaître leur destination. Elle les laissa alors qu’ils pénétraient dans le funeste pénitencier.

Le groupe arriva devant les murs sombres de la prison qui occupait le rez-de-chaussée des vestiges de l’ancien Palais de la Cité bordant le quai des Morfondus. L’étage supérieur longtemps réservé au Parlement était devenu le tribunal du nouveau pouvoir. Élisabeth éleva son regard vers le ciel et les deux tours ne découvrant que quelques ouvertures grillagées qui la firent frissonner. Le premier guichet s’ouvrit, la petite porte haute d’environ trois pieds et demi, pratiquée dans une autre plus grande, ressemblait à un traquenard tant il était dans l’obligation de se recroqueviller pour la traverser. Le garde la devança, tout en baissant la tête et en levant le pied pour éviter les pièces de traverse. Le porte-clefs solidement bâti les examina avant de les laisser passer. À peine celui-ci franchi, ils s’engagèrent dans un second guichet, réitérant la scène. Des lanternes apportaient une faible lumière et renforçaient l’idée de la souricière, de la claustration ; lorsqu’elle entendit le son métallique de la serrure se fermer après elle, la panique de l’animal piégé l’a pris. Elle regardait affolée autour d’elle. Elle ne voyait que les hauts murs de pierre finissant en arcs brisés et les grilles épaisses qui barraient le passage. Au loin, on percevait un peu de jour. Le garde lui fit descendre quelques marches sur la droite et pénétrer dans une pièce. L’espace partagé en deux par des barreaux détenait une partie destinée aux écritures et l’autre à l’attente des condamnées, ce qu’Élisabeth ne pouvait savoir. Au bout d’un grand bureau à l’allure sommaire, sur un fauteuil, le plus ancien des porte-clefs patientait représentant le gouverneur absent. Le garde la poussa vers la table. Le fonctionnaire installé face à elle et qui semblait l’attendre faisait office de greffier ce jour-là. Plus aboyant que parlant il l’interrogea . — Ton nom citoyenne ?  Elle commença par bredouiller, puis s’entendant elle raffermit sa voix, et réitéra. — Je suis Élisabeth Chevetel de La Rabelliere, épouse du citoyen Cambes-Sadirac. La fin de la phrase sonnait mal à son oreille, Charles Louis avait toujours été pour elle le chevalier de Saint-Aignan, et comme pour l’aider son souvenir vint se figer en elle. Le greffier à la lumière blafarde du jour écrivait consciencieusement l’identité de la prisonnière. Se tournant vers le cerbère qui l’avait amené, il demanda . — Garde ! Quel est le chef d’accusation ?  Avant que celui-ci ne réponde, le conventionnel, qui s’était attardé en chemin, ayant rattrapé le groupe entre-temps, intervint . — La citoyenne est arrêtée, car elle est la femme d’un militaire passé à l’ennemi.

— Mais ce n’est pas vrai ! Mon mari est dans l’armée du Rhin sous les ordres du général de Rochambeau.

— On verra ! Qui plus est, elle est à la fille d’un émigré !

— Mais ce n’est pas possible, je suis orpheline depuis l’âge de sept ans, la mort n’est tout de même pas considérée comme émigration !

— On verra ! De toute façon, sa belle-famille s’est expatriée.

— Mais je n’en suis pas responsable.

— C’est à voir !

Comme elle commençait à élever le ton face à tant d’injustice flagrante, le fonctionnaire se leva de sa chaise, s’appuyant sur le bureau, poings serrés, et la regardant droit dans les yeux, s’adressa au surveillant à ses côtés. — Garde ! Accompagne la citoyenne dans sa geôle, en attendant qu’elle passe en jugement. Elle pourra réfléchir à comment elle a bien pu offenser la Nation, pour en arriver là. ». Devant l’impensable, elle était tétanisée, pétrie d’impuissance, elle restait figée sous les yeux de l’homme, ce que le garde prit pour de la résistance. Il lui attrapa violemment le bras et la tira brusquement à l’extérieur du bureau. Une fois sorti, le fonctionnaire du greffe se retourna vers le commissaire du district qui avait arrêté la jeune femme. — Alors qu’a-t-elle fait au juste ?

— Je ne sais, elle a été dénoncée par l’Ami.

— Ah ! L’un comme l’autre haussèrent les épaules devant cette justice, de toute façon que pouvaient-ils y faire ?

*

Des larmes coulèrent le long de ses joues sans même qu’elle ne s’en aperçoive. Elle suivait mécaniquement le garde devant elle dans un sombre et étroit couloir, empuanti d’odeur d’urée. Il distribuait sur son parcours de nombreux espaces : la salle du guichet, le bureau du concierge, le greffe, l’arrière greffe, le parloir, une pièce de repos pour les geôliers, l’infirmerie, la chapelle, quelques cellules pour femmes. Toujours en pleurs, Élisabeth arriva tenant son ballot serré contre elle, dans le préau des femmes de la prison. L’homme la planta au milieu des premières détenues qui sortaient des cachots donnant sur l’ancien jardin bordant le logis moyenâgeux du roi, transformé en promenade pour les captives. Elle resta là, prostrée. — Élisabeth ? Élisabeth Chevetel de la Rabelliere, mon Dieu vous aussi. Ils n’auront donc aucune pitié. La jeune femme leva la tête vers une dame âgée qui s’adressait à elle, elle mit un peu de temps avant de réaliser. — Madame Comeveille, vous ici ?

— Et oui mon petit, mon mari également bien sûr.

Élisabeth la regarda hagarde, amie de la tante de son époux, Madame La Fauve-Moissac qu’elle avait fréquentée assidûment de ce fait. Elle n’en pouvait plus, c’était trop incongru, trop absurde, elle ne put retenir de gros sanglots. Madame Comeveille la prit dans ses bras. — Du calme, mon petit, tout doux, tout doux. Veuillez-vous assoir.

— Mais je n’ai rien fait, ils m’accusent de choses que je ne peux avoir faites.

— Oh mon petit, mais ceux qui ont fait quelque chose, ne sont pas ici, ou si peu. Ils ne nous reprochent que ce que nous sommes.

— Mais c’est absurde !

*

Conciergerie

L’opulente Madame Richard, la concierge du Palais, arriva à petits pas précipités. Une fois au milieu de la cour, elle chercha sa nouvelle internée, rouspétant contre les gardes qui l’avaient menée là sans la concerter pour l’installer. Elle la trouva à la fontaine, où les femmes lavaient leur linge, en compagnie d’une autre prisonnière qui lui passait de l’eau sur le visage. Elle les apostropha.

— Excuse-moi citoyenne, mais je n’ai pas pu t’accueillir.

Élisabeth surprise se retourna vers la concierge, ne comprenant pas qui elle était ni ce qu’elle voulait. Madame Comeveille la présenta. Madame Richard sur le ton aimable d’une commerçante engagea la transaction, elle expliqua à l’arrivante les modalités pour le logement.

— Parce qu’il faut payer ?

— Bien sûr, mon petit. Ou bien tu fais partie des pistolières, ou bien des paillasseuses ! Comme dans son désarroi Élisabeth refusait de comprendre, Madame Comeveille prit la relève.

— Laissez Madame Richard, le temps que la famille de Madame Chevetel fasse le nécessaire, nous allons nous arranger dans ma cellule. Nous nous serrerons.

— Comme tu veux citoyenne. Mais pas trop longtemps !

La concierge ne souhaitait pas perdre de gain.

Conciergerie Women Quarter

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode suivant

mes écrits

La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 10, 11 et 12

1er épisode

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Chapitre 10.

Les salons de mauvais augures. Fin 1791.

Marie-Amélie Lacourtade chez mme Rolland

« — Ma chère, je vous emmène ce soir là où les principaux députés et journalistes du moment se dirigent lorsque leur foi révolutionnaire semble défaillir ! » Marie-Amélie, amusée et interrogative, regarda son mari. : « — Et où allons-nous donc ?

– Chez les époux Roland !

Ils se rendirent dans le petit hôtel britannique de la rue Guénégaud, près du pont-neuf. La voiture de louage les laissa au bout d’une rue qui menait à la rue Mazarine. La rue était assez sombre d’autant qu’elle n’avait d’autre panorama que les longues murailles de la Monnaie. Marie-Amélie frissonna et resserra son étreinte au bras de son mari qui la rassura d’un tapotement sur la main. Arrivés devant l’étroite porte de l’immeuble, ils montèrent les trois étages, où ils trouvèrent leurs hôtes, Monsieur et Madame Roland, travaillant ensemble. L’appartement était minuscule. Le petit salon n’offrait qu’une table où le couple écrivait et la chambre à coucher entr’ouverte, laissait voir deux lits. Monsieur Roland de la Platière avait près de soixante ans et sa femme trente-six, elle en paraissait beaucoup moins. Il semblait le père de son épouse. L’homme était assez grand et maigre, l’air austère et passionné. Tous savaient, que sa belle et courageuse mme Rolland, sans se rebuter de l’aridité des sujets, traduisait, copiait, compilait pour lui. À la surprise de Marie-Amélie, il y avait, ce soir-là, foule pour un si petit espace, certains s’étaient même installés dans la chambre des époux, et tous discutaient avec ardeur. À l’entrée du couple Lacourtade quelques têtes se tournèrent, Madame Roland se leva et vint les accueillir, prenant le bras de sa visiteuse, elle fit avec elle le tour de l’appartement et la présenta. Elle retrouva des amis en Armand Gensonné, Pierre Vergniaud, Marguerite-Élie Guadet, qu’elle n’avait pas croisé depuis longtemps sa grossesse l’ayant isolée. Elle vit de près, pour la première fois, Jacques-Pierre Brissot de Warville, Jérôme Pétion de Villeneuve, Louvet de Couvray, Charles-Louis Barbaroux, Camille Desmoulins, Honoré Maximin Isnard, le marquis de Condorcet et François Nicolas Buzot, l’admirateur éperdu de la dame du lieu. Ce tableau était complété, à la surprise de Marie-Amélie, qui se souvenait encore de ce qu’avait dit de lui son hôtesse, de Maximilien Robespierre. Cela tendait à laisser penser à la jeune femme que celui-ci obtenait de plus en plus d’importance puisqu’il était convié dans le salon de celle qui devenait incontournable dans la société politicienne. Madame Roland l’installa entre elle et Lucile Desmoulins, qui accompagnait son époux, avec une tasse de thé dans les mains, François-Xavier alla s’accouder au buffet. Il était venu comme à son habitude comme spectateur, il intervenait rarement. S’il s’enthousiasmait toujours pour les théories de Liberté et d’Égalité, il aimait de moins en moins le tour que prenaient les évènements politiques, qu’il trouvait souvent trop tumultueux, voire violents. De plus, il percevait progressivement toutes les manipulations qui menaient certains de ses amis au-devant de la scène. Ils avaient beau lui expliquer que c’était le seul moyen de faire avancer leur vision, il doutait de la démarche. Il était suspicieux quant à cette logique de pensée. Elle n’était pas à la gloire des idées promulguées dont certaines s’éloignaient de plus en plus des siennes, notamment celle d’évincer le roi ; une royauté parlementaire lui aurait convenu.

Les sujets roulèrent sur le retour des émigrés qui risquaient de voir leurs propriétés confisquées s’il n’obtempérait pas. Ensuite, ils argumentèrent l’obligation aux prêtres réfractaires de prêter serment sous peine de privation de pension ou même de déportation en cas de trouble à l’ordre public. Un dernier décret enjoint les princes étrangers à chasser les expatriés de leurs États. Le roi avait accepté de le signer. Nul doute que c’était pour rendre la guerre possible. Robespierre fut le seul de l’assemblée à montrer de la réticence.

La nuit était très avancée lorsque le couple Lacourtade dit adieu à leurs hôtes et leurs invités qui semblaient vouloir continuer jusqu’à l’aube. Ils conversaient à voix basse tandis qu’ils sortaient de l’immeuble. Ils s’apprêtaient à prendre la rue étroite qui menait vers les quais quand Marie-Amélie se raidit. Elle aperçut une silhouette ; elle devina plus qu’elle ne reconnut l’homme qui la harcelait. Elle se figea, immobilisant son mari dans son élan. Elle vit alors le reflet du canon de l’arme ; elle ne put s’empêcher d’émettre un cri de terreur. Le coup parti, mais encore une fois il manqua sa cible, François-Xavier avait brusquement repoussé son épouse dans l’encoignure de la porte. Mais ce n’était pas Marie-Amélie qui était visée, Jacques-Henri, fulminant de colère, dégagea un autre pistolet chargé, mais les invités des Roland surgirent dans la rue faisant fuir à toutes jambes le criminel. Dans le groupe, un homme le reconnut, mais ne dit rien.

*

Robespierre attendait Danton. Éléonore, la fille de son logeur, monsieur Duplay, lui avait desservi son souper. C’est en buvant une tasse de café tout en feuilletant « l’ami du peuple » se demandant où Marat pouvait trouver ses immondices qu’il patientait. Comme le temps s’écoulait et qu’il se lassait de sa lecture, il ouvrit le journal de son ami Barère, « le Point du Jour », compte rendu des discussions et décrets de l’Assemblée. Comme il connaissait le contenu qu’il avait suivi en direct, il finit par se lever. Entendant le roulement sur les pavés d’un attelage, il jeta un œil dans la rue de Saintonge sur laquelle donnait son meublé. Il aperçut la silhouette massive de Danton qui descendait d’une voiture de louage. Il se rassit. Le temps de monter l’escalier, des coups retenus furent frappés, la porte s’ouvrit sur Éléonore. « — Monsieur Maximilien, c’est Monsieur Danton qui veut vous voir.

– Faites-le entrer.

– Maximilien, je remarque que tu te portes aussi bien qu’il y a deux heures. J’étais inquiet de cette requête de discrétion.

– Comme tu peux constater Danton. Omettant la deuxième partie de l’injonction.

– Dans ce cas, à quoi bon ces petites cachotteries, tu ne pouvais pas m’entretenir aux Jacobins ?

– Je crois que non, j’ai à te parler d’un de tes sous-fifres que j’ai croisé pas plus tard qu’hier soir en sortant de chez les Roland.

– Et alors, on ne peut plus se promener où l’on veut ; pensant que l’un de ses hommes avait été surpris en train d’espionner.

– Si fait. Mais encore faut-il éviter de tirer sur de braves gens. Car vois-tu, hier au soir, Monsieur et Madame Lacourtade, un jeune couple de provinces fort charmant au demeurant, se sont trouvés agressé par ton Bachenot. Une erreur évidemment. Il ne peut en être autrement.

Danton tiqua ; qu’est-ce qui avait pris à Jacques-Henri ? « — oui sûrement. » Robespierre lui proposa une tasse de café, le laissant macérer ses renseignements. « — Il serait peut-être bon qu’il aille se mettre au vert, ton Bachenot. Il serait dommage que son impétuosité vienne troubler des desseins plus honorables. Et puis il y a tant à faire en province. »

Danton ne se le fit pas dire deux fois, il quitta Robespierre sans rien rajouter pour ne pas perdre la face ; mais avant de se retirer des lieux, il cherchait déjà où envoyer Jacques-Henri. Car il n’était pas question qu’il abandonne un agent de cette qualité pour une bévue. Et puisqu’il avait l’air d’en vouloir à ses Bordelais autant le dépêcher dans cette ville qui fournissait l’essentiel des subsides de ses adversaires, Bordeaux. 

*

hotel de Nairac

Sur les bords de la Garonne, un valet de la maison Nairac se présenta avec un message à remettre en main propre au maître de maison. Ce message allait faire vaciller la maison de négoce. Monsieur Lacourtade père était alors dans ses comptes, la période devenait difficile. Les ventes de vin avaient du mal à s’écouler normalement dans le pays. L’exportation de ceux-ci comme de beaucoup d’autres produits s’avérait compliquée. Certains navires revenaient des colonies leurs cales à moitié vides et les colons étaient de plus en plus endettés. À cela se rajoutait, malgré la gestion drastique de Marie-Amélie, le train de vie parisien du jeune couple et les aides qu’ils apportaient régulièrement à leurs amis. Le séjour se prolongeait, il se transformait en un gouffre déficitaire dans ce moment difficile. John toussota le sortant de ses sombres réflexions et lui présenta le domestique portant le message de la maison Nairac. Celui-ci l’enjoignait à venir le plus rapidement possible dans son hôtel situé à côté du jardin royal. Intrigué, il envoya son valet de pied jusqu’aux écuries de la rue de Raze où son palefrenier entretenait sa voiture et ses chevaux. Quelques minutes plus tard, sous une fine pluie du milieu d’automne, il se rendit sur les lieux. Il fut accueilli par le majordome de la demeure, Nestor. Celui-ci était marié à Narcissia, la femme de chambre de la maîtresse de maison. Tous deux métis et libres, ils étaient l’une des dernières familles noires sur le sol français, depuis l’abolition de l’esclavage au sein de la métropole ; tous les propriétaires s’étaient empressés de renvoyer leurs esclaves sur les plantations dans les colonies. Il était nullement question de perdre leur valeur. Monsieur Lacourtade fut conduit dans le grand salon de l’hôtel où Madame Nairac, l’épouse du négociant, le reçut chaleureusement. À sa surprise, il retrouva sur place quelques-uns de ses concurrents souvent alliés dans différentes souscriptions. Dans le lieu se trouvaient David Gradis, Abraham Furtado, Jacob Schröder et son associé Jean-Henri Schyler, Jean-Louis Poncet, Jean-Jacques de Bethmann, François Bonnafé dont l’une des filles s’était unie avec un Nairac, Charles Luetkens, Jean Boissière, Daniel Guestier. Après avoir salué chacun à la mesure de l’amitié qu’il leur portait, il accepta la tasse de café tendue par son hôtesse. Il constata sa pâleur, ses yeux cernés. Le contrecoup du récent deuil qui frappait la famille, supposa-t-il. Tous s’interrogeaient, comme lui, en quoi consistait cette invitation surprise au milieu de la matinée. Personne n’osait demander où se trouvait le maître de maison. Celui-ci était revenu de Paris depuis peu, son frère Élisée était mort à l’été et il voulait s’occuper de plus près des affaires familiales. Ils n’attendirent guère longtemps, Monsieur Nairac avança avec son fils aîné Laurent-Paul. Il salua à la cantonade ses hôtes. Une fois installé il se lança : « — Mes amis si je vous ai invités à venir c’est pour malheureusement vous divulguer de mauvaises nouvelles. Mon navire, « la Nymphe » est entré au port hier au soir, et son capitaine détenait un bien sombre rapport. » Chacun commençait à s’agacer, se demandant pourquoi il leur parlait de ses affaires. Aucun ne se sentait concerné par le voyage de ce bâtiment. De plus, pourquoi, Monsieur Nairac, d’habitude si directe, tournait autour du pot ? « — Il revient de Saint-Domingue où des révoltes d’esclaves ont éclaté. » Monsieur Gradis qui s’impatientait de ce discours alambiqué et estimait qu’il avait autre chose à faire qu’à perdre son temps avec des balivernes, intervint : « — Ce n’est pas nouveau, mon ami ! Cela va être vite réprimé, ce ne sont pas ces broutilles qui vont malmener notre commerce !

– Ces broutilles David, comme tu dis, ont saccagé, aux dernières nouvelles, plusieurs centaines de plantations, sur lesquelles tout a été pillé, brûlé et où ont été massacrés tous les blancs.

Pierre- Paul Nairac

La stupeur se lisait sur les visages des auditeurs, les estomacs se nouaient à l’annonce, certains outre leurs fortunes, encombrées des créances des colons, détenaient de la famille, des amis dans l’île. Monsieur Nairac reprit : « — Mon capitaine a ramené à son bord des rescapés. Autant dire que la situation va être connue rapidement de tous. Nos affaires vont être fortement secouées. Nous risquons voir venir à nous nos souscripteurs à qui il faudra rendre compte. » Monsieur Lacourtade père réfléchissait, comment allait-il se sortir de cette situation ? « — De plus, nous aurons du mal à les rassurer, car tout commerce est interrompu avec Saint-Domingue, nos ressortissants fuient vers les ports et Hispaniola ». Ils se mirent tous à parler en même temps, mais rien ne se dégagea de cette confusion liée à la panique de la faillite. Monsieur Nairac n’en savait pas plus. Monsieur Lacourtade rentra chez lui l’humeur sombre et informa John.  

La confirmation de la nouvelle arriva quelques jours plus tard par l’un de ses navires qui effectuait un voyage en droiture. Il revint à Bordeaux, les cales pour ainsi dire vides, malgré un détour par l’île de la Martinique, que le comte de Béhague avait reconquise aux Anglais. Son capitaine vint lui rendre compte de son périple et lui corrobora les révoltes, brossant un tableau des plus sombre, il annonça un millier de morts parmi les planteurs. Il avait lui aussi raccompagné à son bord des survivants des massacres qui racontaient les horreurs auxquelles ils avaient échappé. Chaque navire qui rentrait dans le port ramenait des Créoles ébranlés. Le coup de semonce parcourut les maisons de négoces, car comme beaucoup de fortune bordelaise le principal revenu provenait de cette île. Les affaires liées aux îles commencèrent à tanguer. Le commerce du sucre, du café, du coton et de l’indigo s’écroula entraînant les marchés de la métropole et plus encore ceux de l’Europe. De Saint-Pétersbourg à Trieste, les ports de la Baltique, de la mer du Nord et de la Méditerranée les denrées coloniales se mirent à manquer faisant grimper les prix. Mais les entrepôts bordelais étaient vides. Monsieur Lacourtade père n’était pas prêt de récupérer les créances qu’il avait dans l’île et qui mobilisaient un bon tiers du chiffre de la maison.

Il fit part de leurs difficultés auprès de son fils. Celui-ci par lettre lui demanda de vendre au mieux la propriété de Caudéran pour éviter la faillite de la maison, car pour l’instant il était dans l’impossibilité de quitter Paris. Marie-Amélie, que cette idée contrariait autant que son beau-père, ajouta un post-scriptum à cette requête, le sollicitant de bien vouloir mettre à l’abri les fournitures, meubles, peintures, vaisselles, linges, contenus par la demeure. Mais comme tout animal blessé, les charognards vinrent à eux. Le siècle des Lumières avait créé des idéalistes et la révolution des profiteurs. Ceux, qui jusque-là n’avaient guère de moyen de s’enrichir en dehors des règles rigides, trouvèrent dans ce tumulte les occasions de faire fortune en détournant les lois. Certains châteaux, entretenus par des métayers au profit des châtelains absents, se retrouvèrent par un tour de passe-passe propriétés de ces métayers ou de débiteurs sortants de nulle part. On exhumait des lettres de créance dont on oubliait parfois de dire qu’elles avaient déjà été acquittées, mais les propriétaires étant à l’étranger ils ne pouvaient se défendre. Un décret contre les expatriés, dont le nombre s’était accru après Varennes, entraîna une suite inattendue de problèmes pour la maison. L’Assemblée les somma de rentrer en France avant le 1er janvier, au-delà, l’émigration serait désormais considérée comme un crime assimilé à la conspiration et passible de peine de mort et de confiscation des biens. Beaucoup de propriétaires de vignobles dont il était le courtier et auxquels il faisait investir des sommes importantes dans son négoce faisaient partie de ceux-là, le père de sa belle-fille le premier. Le baron Cambes-Sadirac avait quitté le pays dès octobre 1789.

C’est ainsi que se présentèrent à Monsieur Lacourtade père des demandes de remboursements ou de règlements de souscription à des voyages en droiture ou autres par des associés ayant un besoin urgent de liquidités. La première revendication de paiement arriva la nuit du 21 novembre 1791.

Chapitre 11

Il faut partir. Fin 1791

Catherine de Ménoire de Bauzeau

Catherine de Ménoire avait attendu la tombée de la nuit pour sortir de l’hôtel familial de la rue Margaux. La Baronne de Brassier, sa belle-mère, lui avait déconseillé cette aventure. Elle trouvait cela par trop dangereux, elle lui proposa d’aller quérir sa commission. Elle refusa, si cela tournait mal qui s’occuperait de ses deux petites filles. Elle était décidée, de toute façon elle n’avait pas le choix. Elle avait repéré le trajet qu’elle prévoyait de faire à pied afin de ne pas éveiller les curiosités. Emmitouflée dans un manteau sombre, elle avait longé les murs de la rue Sainte-Catherine dont les boutiques à cette heure avancée de la nuit étaient closes. Elle s’effrayait du claquement de ses talons résonnant sur les pavés mouillés et mal éclairés. Rabattant sa capuche, elle était passée le plus loin possible des lumières du théâtre devant lequel s’attardaient malgré le couvre-feu des noctambules bruyants. Sous les lugubres murailles en ruine, elle avait contourné la peur au ventre, les restes du Château-Trompette. Elle sursautait à chaque son, épouvantée à l’idée d’être apostrophée par la milice bourgeoise ou d’être agressée par quelques brutes. Elle était de plus fatiguée de son dernier accouchement qui avait eu lieu trois jours auparavant, ses jambes étaient lourdes. Elle avait rejoint le quai des Chartrons par les allées de platanes où, dans l’ombre, une foule interlope déambulait encore. Elle avait esquivé l’interpellation d’un homme fortement alcoolisée et qui la prenait pour ce qu’elle n’était pas. Elle était affolée, et se trouvait inconsciente, mais elle n’avait pas le choix. Elle croyait mourir de frayeur à chaque pas à chaque son, s’arrêtant au moindre doute, au moindre mouvement, se reculant dans l’encoignure d’une porte, dans le renfoncement d’une ruelle. Elle retenait ses larmes. Enfin, elle parvint devant la porte où deux semaines plus tôt elle était déjà venue. Elle frappa plusieurs fois et s’enfonça sous le porche. Dès qu’elle s’ouvrit, elle bouscula la personne et s’engouffra à l’intérieur. « — Pitié ! Fermez la porte ! ». John Madgrave reconnut la jeune femme. Il la rassura de son mieux et la soutenant, il la conduit dans l’appartement de Monsieur Lacourtade père. « — Madame la baronne ! Mais vous êtes morte ! ». Le vieil homme croyait voir une revenante. Il était allé le matin même faire ses condoléances à la messe funèbre donnée à l’église Saint-Bruno pour la parturiente soi-disant décédée de fièvre puerpérale.

— Oui, je sais, c’était une mascarade, mais je n’ai pas eu le choix.

— Assoyez-vous, Madame. Voulez-vous une boisson chaude ?

— Ce ne serait pas de refus.

Blanche comme un linge, elle s’était affalée sur le fauteuil, épuisée autant par la peur que par sa condition physique. Elle lui sourit tristement. Rassurée, elle respira, avala le café, que lui tendait le vieil homme, savourant la chaleur qui passait dans son corps. « — Vous pouvez parler devant John, j’ai toute confiance en lui. » Elle examina le secrétaire, et se dit que de toute façon cela ne changerait pas grand-chose. « — Comme vous le savez mon mari a émigré il y a de cela six mois maintenant. »

Elle omit de dire que son très cher époux avait oublié de lui faire part de son projet. Il était parti en ayant emprunté 40 000 livres en espèces métalliques au bourgeois le plus riche de Budos, un certain Latapy qui avait été capable de lui remettre la somme sur-le-champ. Lorsqu’à Pâques comme chaque année, elle s’était rendue au château de Budos où elle restait jusqu’aux vendanges, ce Latapy avait émis une suspicion quant à l’absence de son conjoint. À cette occasion, il lui apprit l’hypothèque contractée sur l’ensemble de ses possessions, y compris le château. Quoique sous le choc, elle s’était surprise à lui mentir avec sang-froid afin de le rassurer. Ce n’était pas la première fois que son mari ne donnait pas de nouvelles alors qu’il était aux armées. En fait, chaque fois qu’il avait une aventure extra conjugale, et elle savait qu’il entretenait une rousse sulfureuse dans sa ville de garnison. Mais le temps s’écoulant sans information de celui-ci, elle avait dû admettre que son époux avait abandonné sa famille sans laisser d’adresse. Elle surveilla la rentrée des récoltes jusqu’aux vendanges comme de coutume. La saison finie, elle regagna son hôtel particulier, rue Margaux, à Bordeaux, sans que quiconque n’ait revu le Baron pendant cette période, ni même reçu de sa part de quelconques nouvelles.

« — Et, comme vous le savez, les biens des émigrés vont être réquisitionnés. Étant sa femme, il ne fait pas de doute que l’on va venir m’arrêter, ne serait-ce que pour être informé de là où il est. En toute franchise, je l’ignore. Je suppose qu’il se situe à Coblentz, avec les armées du comte d’Artois. J’ai bien peur que l’on fasse peu de cas de mon innocence et je comprends bien que l’on ait du mal à me croire. C’est pourquoi ma belle-mère a eu l’idée de me faire mourir en couches. »

Monsieur Lacourtade père ne demanda pas d’où venait le corps qui avait remplacé celui bien vivant de Catherine de Ménoire. Ce n’était pas un grand mystère, le cercueil, qui était sorti de l’hôtel familial pour aller rejoindre les ancêtres dans le caveau de famille du cimetière de la Chartreuse, était juste plombé de pierre.Les deux femmes avaient espéré que personne n’irait vérifier et elles avaient eu raison.

« — Afin de pouvoir quitter le territoire, comme vous vous en doutez, j’ai besoin d’argent, pourriez-vous me donner une avance sur les vins entreposés chez vous. ».

Prévoyante, la jeune Baronne de Ménoire avait fait enlever les barriques de vin des chais du château, et transporter en lieu sûr à Bordeaux, soit chez un de ses négociants, et celui-ci était Monsieur Lacourtade. Il avait accepté deux semaines avant le dépôt exceptionnel de plus de cent tonneaux de vin provenant des récoltes de l’année de Budos et de Landiras ainsi que celles des années précédentes. Il avait toujours été en affaires avec la famille et notamment la Baronne de Brassier, la mère du baron. En même temps que sa cave, elle avait aussi dispersé le personnel du château qu’elle ne pouvait plus conserver. Elle avait emporté avec elle à Bordeaux son argenterie et quelques-uns de ses meubles auxquels elle tenait le plus.Seulement, ne se faisant aucune illusion, pour partir, elle devait laisser tout ce qui pouvait l’encombrer. Elle était donc décidée à céder le tout à sa belle-mère, qui en aurait de toute façon besoin pour l’entretien de ses petites filles, car pour plus de sûreté, elle s’en allait sans elles. C’était un déchirement, mais elle ne pouvait les mettre en danger. « — Madame, je peux vous faire une avance, mais je n’ai guère de liquidités chez moi, pouvez-vous attendre quelques jours ?

 — Hélas non ! À vrai dire, telle que vous me voyez, je suis déjà en route.

— Dans ce cas, je vais vous donner ce que j’ai et vous y adjoindre une lettre de change, si ce n’est pas indiscret, qu’elle est votre destination.

Elle hésita, c’était par trop dangereux, d’un autre côté sa belle-mère lui avait assuré sa totale confiance envers cet homme. Fataliste, elle répondit : « — si tout va bien je pars pour l’Espagne.

— Bien alors je l’adresse à Monsieur Cabarrus dont vous connaissez la famille, comme cela, vous n’aurez aucun problème. Et pour le reste ?

— Vous le donnerez à la Baronne de Brassier.

  Monsieur Lacourtade père exécuta les choses rondement, lui apporta une bourse bien garnie et la lettre, lui conseillant de ne jamais les montrer afin de ne pas éveiller l’envie. Puis le moment venu de partir, le négociant lui demanda comment elle comptait s’y prendre. Elle lui expliqua qu’elle devait rejoindre au lever du jour, ce qui n’allait pas tarder, une gabarre mise à sa disposition au bas du chemin du roi à deux rues de là. Elle ne lui dit pas que l’homme qui l’y attendait ne l’emmènerait jamais retrouver son époux. Il la raccompagna et quand elle eut passé la porte en compagnie de John comme garde du corps, monsieur Lacourtade père supposa qu’il ne la reverrait plus.

John Madgrave

Après cette aventure, d’autres vinrent réclamer leur dû, certains étaient mandatés par des clients absents. Parmi ces mandataires, tous n’étaient pas recommandables, certains étaient bien placés dans les sociétés de la province dépendant des clubs parisiens, cœur des partis de l’Assemblée, qui sous prétexte de salut public se disputait le pouvoir. Seulement, les caisses de la maison étaient faiblement garnies de par la conjoncture de plus en plus dramatique. La première solution, la vente de la propriété de campagne, avait calmé les premiers débiteurs, mais se révéla insuffisante. Afin d’apporter un sang nouveau, John Madgrave proposa de demander de l’aide à son père. Possédant de nombreux contrats de courtage avec la maison Lacourtade, ce dernier y trouva son intérêt. Trois mois plus tard, sir Madgrave accordait les crédits réclamés par son fils. Pris sur son héritage, le jeune commis par ce biais fut partie prenante de la maison Lacourtade, il devint ainsi son principal associé. Cela calma l’empressement des débiteurs.

Chapitre 12

Le chevalier part en guerre. Décembre 1791

Charles Louis Cambes-Sadirac chevalier de Saint-Aignan

« — Charles, Charles-Louis ! Réveille-toi. » Sortant de son sommeil au beau milieu de la nuit, il regarda, déconcerté, le jeune homme qui le secouait.

— Hercule ? Oh non, Hercule, pas ce soir.

 — Non, Charles ce n’est pas pour aller en ville, viens, j’ai besoin de toi.

Charles-Louis, alias le chevalier de Saint-Aignan, l’esprit embué, tout en enfouissant sa chemise dans sa culotte et jetant sa veste bleue aux parements blancs sur ses épaules, se demandait ce que pouvait bien lui vouloir son ami de toujours, Hercule François Vicomte de Louvigny. Ils ne s’étaient pas quittés depuis l’école royale militaire et s’étaient suivis ou précédés dans chaque régiment qu’ils avaient incorporé. Charles-Louis d’un tempérament posé et réfléchi avait sans cesse talonné son impétueux compagnon dans toutes ses frasques pour souvent l’en protéger à défaut de l’en dissuader. Cette fois-ci, il se demandait qu’elle bêtise, il allait encore faire. En catimini, ils sortirent du bâtiment principal de leur caserne où ils occupaient une chambre commune, ils longèrent les murs de celle-ci et rentrèrent discrètement dans les écuries. Ils ne risquaient pas grand-chose, la discipline se délitait. Hercule scella sa jument et jeta ses sacoches en travers. « – Mais, Hercule, que fais-tu, où vas-tu ?

— Je rejoins Monsieur de Bouillé à Coblentz, je suis fatigué d’attendre en vain que l’on nous dise ce que l’on doit faire. Tu viens !

— On en a déjà parlé, Hercule, il n’est pas question que je rallie l’armée des princes. Désolé, pas cette fois.

— Peux-tu taire voire cacher mon départ le plus longtemps possible ? Cela laissera le temps à ma lettre pour Marie-Jeanne d’arriver ?

— Bien sûr, Hercule, et fais attention à toi.

Il serra dans ses bras son ami, vérifia que nul ne pouvait le voir sortir de la caserne. Il le regarda quitter les lieux tout en ruminant encore la situation inconfortable dans laquelle les avait mis, lui et son régiment, le marquis de Bouillé. Celui-ci avait émigré et c’était réfugié à Coblentz après avoir réprimé les rébellions de Nancy pour lesquelles ils étaient venus.Il savait que son supérieur n’avait guère eu le choix ayant participé activement à la fuite de la famille royale interrompue à Varennes.Mais il avait jeté la suspicion sur son état-major, du moins ce qui en subsistait, car beaucoup de ses officiers jour après jour le ralliaient, comme son ami. Charles-Louis faisait partie de ceux qui étaient restés, mis en quelque sorte en quarantaine ; cantonnés dans leur caserne depuis l’été, ils attendaient les ordres et surtout un nouveau général. Hercule François s’était vite impatienté trouvant le temps long devant cette injustice. Las de tourner en rond, puisqu’il était pour ainsi dire prisonnier, il avait décidé de rejoindre l’armée des princes.Il avait essayé en vain de le convaincre et d’entraîner Charles-Louis dans son projet, mais il n’avait pas réussi ; aucun argument n’avait fait mouche.Il ne se reconnaissait pas dans l’état d’esprit de ces seigneurs, de ces prélats, de ces généraux, de ces magistrats qui avaient abandonné le trône au premier vent de la tempête. Ils prétendaient représenter la vraie France, la France de la fidélité, de la tradition ; mais il connaissait bien ces nobles qu’il avait croisés à Versailles, ou dans les lieux de plaisir de la capitale. Ils étaient nantis d’argent, ils se montraient en général gais, frivoles, persifleurs, arrogants. Ils parlaient du roi avec dédain, colportaient sur la reine les calomnies les plus viles. Que la famille royale courut de réels dangers, ils ne s’en souciaient pas. Leur seule idée, leur but unique était la restauration de l’ancien régime, avec ses privilèges, ses abus, ses erreurs les moins défendables, mais dont ils voulaient conserver le profit.

Habitué à voir leurs officiers loger en ville chez quelques belles pour tuer l’ennui, personne ne fit attention à l’absence du vicomte de Louvigny, jusqu’à ce qu’un ordre du ministère de la guerre le convoque avec Charles-Louis à Paris. Personne ne put étouffer ce dernier scandale qui remua même le ministère.

*

Charles-Louis, quant à lui, rentra à Paris à la demande de ses supérieurs par les nouvelles malle-poste. Il mit deux fois plus de temps qu’il en aurait fallu, l’organisation et le mauvais temps ralentirent de beaucoup le déroulement du voyage. L’hiver n’avait pas été aussi froid depuis bien longtemps. Les routes étaient détériorées, l’essieu du coche cassa par deux fois. Les auberges étaient sales et la nourriture le plus souvent infecte. L’état du pays n’était pas bon et son périple de retour lui en peignait un triste tableau. Quand ils passèrent la porte Saint-Martin, il fut soulagé.

*

« – Madame, Madame ! C’est Monsieur qui rentre !

– Vite, Marion, passe-moi mon pierrot.

Tout en finissant de nouer les rubans de son corsage, elle descendit au plus vite à la rencontre de son époux. « – Charles, mon ami vous voilà, vous auriez pu prévenir ! Tout en admirant la jolie femme dont les années ne le lassaient pas et en riant il lui répondit : « – Mais, ma mie, n’auriez-vous pas eu le temps de cacher votre amant ?

– Que vous êtes idiot !

Elle se nicha dans ses bras tout en faisant activer son personnel autour d’eux. La séparation avait été longue, plus d’un an s’était écoulé depuis son dernier séjour, aussi était-il heureux de se sentir chez lui. Il s’imprégna de la joie que son épouse avait de le revoir. Il reprit ses aises et remit à plus tard le but de son retour. Mais il n’eut guère le temps de profiter pleinement du bonheur conjugal.

*

À la démission de son prédécesseur, Monsieur de Narbonne-Lara devint ministre de la guerre. Il se serait bien passé de cette corvée. Il ne tenait pas à subir les mêmes reproches faits à Louis le Bègue Duportail, pour avoir notamment laissé les frontières sans garnison et sans défense suffisantes. Sa maîtresse, Madame de Staël, s’était servie de tous ses arguments et avait tant fait qu’il avait cédé et accepté de recevoir ce Charles-Louis de Saint-Aignan dont par ailleurs il avait connu le père. Cela n’était pas en sa faveur. C’était monsieur Necker, le père de sa maîtresse, qui depuis sa Suisse natale avait à l’instigation de son proche Monsieur Ajasson de Grandsagne procédé à la demande. L’oncle du jeune homme avait appris son infortune dans l’échange régulier de courrier entre son épouse et sa nièce.

Les méandres de l’amitié avaient donc conduit jusque dans son bureau Charles-Louis et cela ennuyait le ministre, car si ses états de service étaient bons, il cumulait de par sa naissance de lourds handicaps. Il était le fils et le neveu d’immigrés, et pour couronner le tout son dernier général avait aussi traversé la frontière. Il savait que les fonctions publiques, les divergences politiques, les aléas et les fluctuations du pouvoir amenaient parfois à ces extrémités, son prédécesseur lui-même en connaissait quelque chose. Il n’en voulait pas au jeune officier qui n’était pour rien dans tous ses impondérables, mais cela le mettait dans une situation inconfortable. Son secrétaire lui annonça son arrivée. Il le reçut à l’hôtel de Choiseul, ministère de la guerre. Charles-Louis se présenta en civil. « – Entrez ! Mon ami.

– Monsieur le ministre.

– Assoyez-vous, je vous prie.

Ni l’un ni l’autre n’étaient à l’aise. Charles-Louis ne comprenait pas très bien sa présence en ces lieux, et monsieur de Narbonne-Lara à peine plus.

– Monsieur, je vous ai fait rentrer à Paris, car vous vous trouvez dans une situation, disons délicate et des relations à vous dont je tairai le nom m’ont demandé de vous en tirer. Je vous enjoindrai donc de rester chez vous jusqu’à nouvel ordre.

– Bien Monsieur. Cela ne lui signifiait pas ce que l’on allait faire de lui, et il ne connaissait pas la situation délicate, dans laquelle il était. Il allait réclamer des éclaircissements quand le ministre reprit. « – Je vous recommande aussi de solliciter rendez-vous au ministère de l’Intérieur, étant éloigné de Paris, vous n’êtes peut-être pas au fait du décret contre les émigrés qui vous met peut-être en mauvaise posture.

– Mais je suis là !

– Oui, vous. Mais suivez mon conseil et allez en assurer ce ministère. En attendant, je vous saurais gré de vous tenir à la disposition de notre cabinet et de ne point quitter Paris.

*

Il sortit de son entretien troublé par ces demi-informations. Il ne savait que faire, il décida de suivre le conseil du ministre, il alla directement au ministère de l’Intérieur, à l’Hôtel rue Neuve des Petits Champs. Arrivé dans le labyrinthe des bureaux, il se s’interrogea. À qui devait-il s’adresser ? Un greffier l’envoya à l’étage, un autre, quatre couloirs plus loin, il allait désespérer quand un individu l’interpella. : « — Si je ne m’abuse, vous étiez à Nancy ? » Il répondit par l’affirmative, mais comme il jetait un œil intrigué, l’homme reprit : « — Vous ne vous souvenez pas de moi bien sûr. Il faut dire que nous étions nombreux. Vous cherchez, me semble-t-il !

– Oui, Monsieur, je m’efforce de trouver le secrétaire du ministre de l’Intérieur, mais j’avoue que je me suis perdu.

– Cela, je veux bien vous croire, je me demande si ce n’est pas fait exprès. Suivez-moi !

Il le précéda et entra dans un fastueux bureau. « – Excusez-moi, je ne me suis pas présenté, Monsieur Cahier de Gerville, accessoirement ministre de l’Intérieur. À qui ai-je affaire ?

– Monsieur Charles-Louis de Saint-Aignan, veuillez m’excuser monsieur le ministre, je ne savais pas.

– Ce n’est pas grave, de toute façon ces tralalas me fatiguent. Et pourquoi vouliez-vous me voir  ?

– je viens du ministère de la guerre où Monsieur de Narbonne-Lara m’a conseillé de paraître auprès de vos services pour vous assurer de ma présence en France suite à un décret promulgué.

– Ah, je présume que nous étions supposés avoir des doutes. Attendez, je vous prie, je vais faire appel à mon secrétaire pour les détails.

L’homme au langage franc et aux manières rudes le rassurait. Il revint presque aussitôt. « – Vous êtes bien le fils de Jean Étienne Cambes-Sadirac ci-devant Baron.

– Oui, monsieur le ministre.

– Bien, bien, en attendant le dossier voulez-vous boire un verre, je possède un savoureux Bourgogne.

Charles-Louis accepta, le fait d’avoir mentionné son père le perturba. Une trentaine de minutes plus tard, le secrétaire présenta les documents. Le ministre le feuilleta puis leva les yeux vers le jeune homme.

– Votre père détient de bons états de service, il était, lui aussi au ministère de la guerre… savez-vous ce qu’il est devenu ?

– Il a émigré en Angleterre, mais je suppose que c’est dans le dossier.

– Oui, c’est un fait, connaissez-vous le décret contre les expatriés ? Non bien sûr, le patrimoine de votre père devrait être mis sous séquestre puisqu’il ne pourra rentrer au 1er janvier.

L’homme examinait les réactions de Charles-Louis et quand il vit ses épaules s’affaisser, il comprit qu’il l’ignorait. « — Toutefois, dans votre situation ses biens vous seront transmis, à vous et autres héritières, puisque vous avez trois sœurs. J’ai le regret de vous dire que votre père est décédé d’une maladie de poitrine, semble-t-il.

– Mon père est mort ! Il s’était levé et rassis à la révélation. Il était stupéfait de l’annonce. Il n’avait pas de nouvelles depuis son départ. Il l’avait aidé à organiser son voyage bien qu’il fut alors contre. Sa belle-mère était tellement affolée que son père n’avait pas voulu tergiverser. Ils avaient donc fermé une partie de l’hôtel et le jeune couple n’avait gardé ouvertes que les pièces à leur usage. Il s’était bien inquiété, mais il n’avait eu connaissance que de leur arrivée à Londres et depuis rien ; de son côté, sa vie l’avait happé.

Le ministre ratifia le dossier, lui fit remettre un double et le raccompagna.

*

Cela n’avait pas éclairci sa situation. Charles-Louis ne voyait rien venir. Il commençait à trouver le temps long. Il s’était présenté à plusieurs reprises au ministère où il lui avait été demandé de patienter ; il n’y avait rien pour lui. Quant au ministre, il refusait tout nettement de le recevoir. L’incertitude de sa position et son inactivité avaient fini par créer un malaise ;l’inquiétude s’était infiltrée dans la maison.

Élisabeth était assise devant la cheminée, un ouvrage dans les mains et regardait le large dos de son époux. Il contemplait la neige tomber à la fenêtre de son salon à l’étage de l’hôtel de Cambes. Il gardait ses épaules courbées et semblait soucieux, et dans ces cas-là, elle avait toutes les peines du monde à le sortir de son mutisme.

Alors qu’il était resté à sa place, il vit dans la rue arriver une estafette, les choses allaient peut-être bouger. Barthélemy son valet entra pour annoncer l’émissaire. Il prit l’ordre et le congédia. Charles-Henri était incorporé comme capitaine dans l’armée du Nord, dont Monsieur de Rochambeau venait d’obtenir la nomination comme général en chef en même temps que son bâton de maréchal. Il aurait dû être satisfait, mais il n’aimait pas être ballotté par le destin. Il allait repartir pour les rives de la Meuse. Il doutait que ce fût une bonne chose, mais au début du mois la rupture des relations diplomatiques entre la France révolutionnaire et l’Autriche faisait des bordures du fleuve une frontière litigieuse. Les troupes d’immigrés étaient depuis longtemps massées derrière et parmi elles plus d’un ami. Si cela n’avait été que de lui, il se serait retiré dans ses terres. La politique, au contraire de son père, lui avait toujours déplu, quant à l’armée depuis que la guerre s’effectuait entre frères de la même Nation, elle le rebutait. Mais il n’avait pas le choix.

Élisabeth lui dit au revoir avec un pressentiment au creux du ventre, mais elle mit ça sur le compte de la séparation qu’elle ressentait douloureusement. Elle le regarda partir, s’imprégnant de son image comme s’il n’allait pas revenir. Marie-Amélie eut toutes les peines du monde à la sortir de son abattement.

Sir Joshua Reynolds, 1723-1792, British, Miss Mary Hickey, 1770)
Élisabeth Chevetel De La Rabelliere

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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mes écrits

La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 5 et 6

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Chapitre 5

Le Palais-Royal

Début décembre 1790.

Galerie et jardins du Palais Royal

La voiture les posa rue Saint-Honoré devant la célèbre boutique du grand Mogol où mademoiselle Bertin opérait. La jeune femme ne put s’empêcher d’admirer la marchandise exposée, éventails, aumônières, chapeaux, bonnets, plumes, rubans de soie ou de dentelles, écharpes et autres fanfreluches ou garnitures de robes. Elle se demanda qui pouvait encore acquérir de tels articles. À cet instant en sortit une belle femme brune accompagnée d’un homme aussi beau qu’empressé, quand elle remarqua le couple, elle eut un sourire contraint. « — Monsieur Lacourtade ! Vous voilà en charmante compagnie.

— Madame de Staël, quel joie de vous voir, je vous présente mon épouse Madame Cambes-Sadirac.

— Pourquoi nous avoir caché votre ravissante épouse ? D’un autre côté je comprends mieux votre réserve ! Sur ce, j’en suis désolée, mais nous sommes attendus, nous devons vous quitter. J’espère vous recevoir bientôt dans mon salon ?

— Ce sera avec plaisir !

Elle se détourna sitôt dit. L’homme salua avec un sourire contrit. Le couple s’engouffra dans sa voiture. Marie-Amélie se retourna vers son époux, un peu déconcertée par l’entrevue impromptue : « — Elle aurait pu nous présenter son mari tout de même.

— Ce n’était pas son conjoint, c’est pour cela qu’elle ne l’a pas fait, c’est le comte de Fersen !

— Celui de la reine.

— Oui ! Et il ne devrait pas être là !

— C’est étrange. J’ai eu l’impression qu’elle ne raffolait pas l’idée de nous avoir rencontrés.

— Quelle perspicacité, Madame de Staël est une femme intelligente, mais gourmande…

— Et elle n’apprécie pas qu’on lui dise non ! Coupa Marie-Amélie tout en riant.

— Tout juste ma mie.

L’après-midi était exceptionnellement douce, inondée de soleil, François-Xavier emmenait manger son épouse au Palais-Royal. Les restaurateurs du lieu passaient, non sans raison, pour les premiers cuisiniers de l’Europe, leurs caves avaient les prémices de tous les vins fameux. Mais les jardins encadrés par des galeries étaient célèbres pour bien d’autres choses. Quelques années plus tôt, le duc d’Orléans avait décidé de réaliser une vaste opération immobilière autour des jardins du Palais-Royal. Il y avait fait édifier des immeubles uniformes, comportant des galeries marchandes, au rez-de-chaussée, surmontées d’appartements d’habitation. Cette opération vivement critiquée n’empêcha pas la vogue des promenades dans ses jardins et galeries. Ces dernières, de pierre, furent achevées sur trois côtés. Victor Louis avait bien prévu de fermer la cour d’honneur, au sud du jardin, par une colonnade dominée d’une terrasse, mais faute de crédits, le chantier fut interrompu au stade des fondations. Afin de les protéger, le duc concéda l’emplacement à un entrepreneur qui y construisit des hangars de planches abritant trois rangées de commerces desservies par deux allées couvertes. Les marchandes de mode, perruquiers, cafés limonadiers, marchands d’estampes, cabinets de lecture, libraires et autres détaillants se partagèrent les quatre-vingt-huit boutiques, tandis qu’une masse interlope de flâneurs, de joueurs, de pickpockets et de prostituées investissaient le lieu et en faisaient le succès et la réputation. Marie-Amélie découvrit avec plaisir la faune qui s’y mélangeait un peu surprise parfois par ce qu’elle voyait. La multitude s’y entassait, sans songer à l’aspect maussade de certaines parties aux ruines humides, au sol fangeux, aux émanations infectes qu’augmentait la foule de promeneurs réunis au même endroit. Elle remarqua qu’il régnait une liberté de propos et une audace du geste et de maintien dont personne ne paraissait se choquer.

Après avoir parcouru les boutiques afin d’assouvir l’intérêt de la jeune femme, François-Xavier l’entraîna visiter une curiosité du lieu, le cirque. Construit au milieu du jardin, avec la moitié de sa hauteur enfouie dans le sol, son élévation n’enlevait rien à la vue. Ils y accédèrent par des galeries souterraines. La jeune provinciale n’avait jamais remarqué quelque chose de si extravagant, elle était émerveillée à la grande joie de son époux. Le cirque était décoré de compartiments en treillage et avait toutes les apparences d’un bosquet paré de fleurs et d’arbustes. Il était rafraîchi par des jets d’eau qui s’élançaient et retombaient de la terrasse placée au sommet de cette construction. Il expliqua que contre toute attente aucun cheval n’y avait paru. Occupé par des fêtes, des bals, des spectacles forains, des jeux, des repas et autres divertissements, le site attirait la foule comme elle pouvait le constater.

Mais outre ses activités de commerce en tous genres et de festivités, l’endroit était le point central auquel aboutissaient tous ceux qui recherchaient avec convoitise toutes les informations, la plus petite actualité, le moindre bruit sur les hommes au pouvoir du moment et leur poste. C’est Camille Desmoulins qui, venu haranguer l’assistance après le renvoi de Necker, en avait fait un lieu incontournable de la politique. Et les affaires publiques agitaient tous les esprits. Rien ne satisfaisait l’avidité de l’auditoire. Les journaux n’éclairaient pas assez vite à son gré, et ce n’était que par les conversations et dans des entretiens mutuels que tous croyaient pouvoir s’instruire de ce qu’il importait tant de savoir. François-Xavier expliqua à son épouse que ces réunions prenaient plus de dimension chaque jour, la foule y accourait de tous les points de Paris, pour y chercher des nouvelles et connaître la situation de l’État. Les commentaires, souvent des critiques, s’exerçaient ensuite sur ce que l’on venait d’apprendre. Marie-Amélie trouva que cette situation avait quelque chose d’alarmant qu’elle ouvrait la route à tous les mensonges, à toutes les erreurs et à toutes les exagérations. Elle lui fit remarquer que Beaumarchais avait raison quand il avait écrit cette pensée. « Qu’il n’est de bruit absurde que l’on ne puisse donner lieu à croire aux oisifs d’une grande ville, en s’y prenant avec habileté ! » Ce à quoi son jeune conjoint consentit. Il songeait lui aussi qu’un beau parleur pouvait influencer une foule mobile, docile et impressionnable et rien ne conjurait l’orage excité par quelques paroles sonores ou par quelques brillantes explosions de sentiments. La raison alors ne pouvait se faire entendre et elle était inévitablement étouffée par les transports du premier tumulte et réduite au silence. Et pour avoir vu en action plus d’une fois la scène, il savait à quel point la réflexion de son épouse était juste.

Il rejeta ses sombres pensées et entraîna Marie-Amélie vers les galeries où de nombreux cafés, tripots et restaurants fleurissaient sous les arcades. Les cafés, tels le café Véry, le café du Caveau, le café des Mille Colonnes, le café de la Régence ou le café de Chartres, déployaient un luxe inconnu partout ailleurs, le goût, l’élégance et la promptitude du service, ajoutaient encore à leurs qualités précieuses. Parmi eux, il choisit la terrasse du café Foy dans la galerie Montpensier en bordure de la Grande Allée des marronniers, dont les feuilles étaient devenues les premières cocardes révolutionnaires. Madame Joussereau, dont le charme avait attiré jusqu’à elle le duc d’Orléans, assurant ainsi la notoriété de son établissement, vint leur proposer des rafraîchissements et des glaces, présentés sur un plateau, placés sur l’assise d’une chaise. Le spectacle enchantait Marie-Amélie, elle discernait de vieux chevaliers de Saint-Louis, des anciens militaires, des financiers à grosses perruques, à cannes à pommeau d’or et à souliers carrés. De là, elle observa les boutiques des libraires, dans lesquelles s’entretenaient des lettrés, pendant que les plus pauvres ou les indécis feuilletaient les livres à l’étalage. C’est à ce moment-là qu’elle remarqua un jeune homme appuyé sur un des piliers des arcades qui ne la quittait pas des yeux. Elle lui sourit appréciant l’hommage, puis tourna la tête, son chapeau à la Marlborough à larges bords la cachant du curieux, afin de ne pas le laisser espérer. Elle était habituée à ce genre de considération que la plupart du temps, elle ignorait. Toutefois intriguée, elle ne put s’empêcher de regarder derrière elle pour vérifier si son admirateur avait déserté les lieux. Il n’était plus là. Elle s’amusa néanmoins à l’idée de son intérêt, elle se sentait si bien chauffée par le soleil d’hiver.

*

Trois mois plus tôt, la scène qui venait de tant bouleverser les sens de Jacques Henri Bachenot, Tallien et lui étaient allés à la nuit dans le passage bordé de boutiques reliant la rue Saint-André des arts à la rue de l’École de Médecine. Ils s’étaient arrêtés au 1 de la cour du Commerce Saint-André et la porte s’était ouverte sur Antoinette Gabrielle, l’épouse de Danton. Jean-Lambert Tallien avait entraîné le jeune homme sous un prétexte dont celui-ci n’était pas dupe, mais curieux, il l’avait suivi. Madame Danton était une femme au physique bon et généreux, deux qualités dont elle n’avait pas que l’apparence. Elle les accompagna jusqu’au salon faiblement éclairé par souci d’économie, où étaient réunis quelques solliciteurs dont Danton n’arrivait pas à se défaire. Jacques-Henri, comme à son habitude, s’installa dans un coin de la pièce et patienta. Quand ils furent enfin seuls, Danton proposa un cordial et sans tourner autour du pot entama la conversation. « — Voilà Bachenot, j’ai besoin de quelqu’un comme toi et comme j’ai confiance en toi tu es l’homme de la situation. j’ai besoin de renseignements sur des individus qui, si à ce jour semblent de fervents patriotes, dans un avenir proche, pourraient ne pas prendre les décisions que la Nation attend d’eux. » Dans son for intérieur,Jacques-Henri pensa que ces hommes risquaient surtout de lui mettre des bâtons dans les jambes. Ce qui en soi n’était bon pour aucun des trois intrigants assemblés autour de la table. « — Et, que dois-je faire ? » Danton eut un sourire carnassier de satisfaction devant la promptitude à répondre du jeune homme dans son sens, il ne s’était pas trompé, c’était l’homme de la situation.

— Pour l’instant, je voudrais savoir qui soutient financièrement Vergniaud et Gensonné. Leur probité brandie comme un fanion à l’Assemblée me fatigue et me paraît peu probable. Tu vas donc les surveiller et découvrir d’où vient leur train de vie.

Jacques-Henri trouva cocasse, mais judicieux ce besoin de la part d’un homme dont l’origine des revenus était l’objet de constantes critiques, de se servir du même levier que ses ennemis. Il accepta la mission et toutes celles qui en découlèrent. Il détecta rapidement la source des fonds des deux hommes et de la façon la plus simple en interrogeant les valets de ceux-ci après les avoir saoulés avec de la piquette. Il faut dire que ce n’était guère discutable. Il était difficile de reprocher à ces hommes d’être aidés par un ami, qui plus est ne cherchait pas les prérogatives. Danton voulut tout savoir sur cet individu qui était si détaché du pouvoir, il ne pensait pas cela normal. Et c’était cette quête des faiblesses des ennemis de Danton qui l’avait amené ce jour-là au Palais-Royal. Il y passait autant de temps que dans les couloirs de l’Assemblée, car tous y venaient. Il s’était donc posté dans l’ombre des galeries pour espionner sans être repéré. Habillé modestement, mais propre, sans couleur attirant l’œil, il se fondait dans le décor. Il eut un haut-le-cœur quand il vit arriver François-Xavier Lacourtade accompagné de la plus séduisante des créatures qu’il n’ait eu l’occasion de remarquer et pourtant dans les allées et les galeries du lieu se croisaient les plus belles femmes du moment. De la même taille que son compagnon, elle avait un port de reine sans en avoir la hauteur, une élégance naturelle sans fioritures, elle était gracieuse sans affectation. Il aurait apprécié caresser sa chevelure d’un blond chaud et soyeux. Dès qu’il l’approcha, il découvrit ses yeux clairs en amande dont toutefois, il ne discerna pas la couleur, l’arc des sourcils placés haut, lui donnait du piquant légèrement arrogant. Il était subjugué, c’était la première fois qu’une femme lui faisait cet effet, il aurait voulu la posséder, la prendre. Ce désir fulgurant lui était douloureux, et il aimait ça.

*

Originaire de Bobigny petite commune de deux cents âmes au nord de Paris, il avait été élevé par sa mère et éduqué par l’homme d’Église du village. Arrivé au début de l’âge adulte, sa mère, après avoir exercé comme servante au château de Vieumaison, contracta une fluxion de poitrine et bien qu’encore fort jeune, usée par l’ouvrage, elle mourut. Dans son dernier souffle, elle lui confessa qu’il était le fils du curé. En lui, quelque chose se rompit, il devint indifférent à tout sentiment humain, il s’était senti lésé par la vie. De ce triste événement Jacques-Henri garda la haine des aristocrates et des ecclésiastiques qui pour lui étaient la cause de ses malheurs. Après avoir dit au curé tout en le rudoyant ce qu’il pensait de lui, il lui avait soutiré à l’aide d’un couteau de boucher, tout l’argent qu’il y avait dans le presbytère. Sa décision était prise, il partait pour Paris.

Il découvrit la Capitale à 15 ans. Il arpenta ses rues étroites grouillantes d’une population haute en verve et en couleurs dans laquelle il fallait se faufiler. Il n’avait jamais vu autant de monde, tous s’apostrophaient pour proposer une marchandise, tous s’invectivaient au moindre malentendu. Il resta béat devant les nouvelles voies de la rive droite et de la rive gauche couvertes de demeures brillantes. Il aperçut par les portes cochères ouvertes ou au travers des grilles qui les clôturaient, les grands jardins qui les entouraient. Les maisons étaient d’autant plus vastes qu’elles s’élevaient dans des quartiers neufs. Il traversa, parcourut leurs avenues où l’on croisait ou évitait, les chaises ou les carrosses de riches aristocrates ou bourgeois. De la Samaritaine, il franchit la Seine, fleuve boueux, putride, puant, dans lequel tous les égouts de la ville se jetaient ce qui n’empêchait pas une foule de miséreux d’y vivre. Du Pont-Neuf, il contempla les quais, où une grande activité se déroulait, et aperçut le vieux Louvre plongé dans un profond sommeil dû à l’absence du roi. Car si Versailles, c’était la cour où beaucoup se plaignaient de s’ennuyer, Jacques-Henri prit conscience que Paris, c’était la vie. Il s’arrêta sur la rive gauche dans le quartier du Luxembourg[], quartier de libraires, de journalistes et d’imprimeurs. La journée s’était écoulée au rythme des nouveautés qu’il avait découvertes sans se lasser, mais le soir venant la faim se mit à gronder dans son ventre lui rappelant ses besoins. Où manger ? Où dormir ? Le rire cristallin d’une jeune femme sortant de la cour d’un immeuble le fit se retourner. Pétillante, la taille bien prise, modestement, mais élégamment vêtue, la jeune bourgeoise le subjugua. Il était statufié au milieu de la chaussée. Le remarquant, elle se remit à rire de plus belle. L’interpellant, elle lui demanda s’il comptait rester là au risque d’être écrasé. « — Oh ! Non ! Madame ! » se retournant vers son compagnon, elle rajouta. « — Il n’est pas mignon, mon ami ? Il m’a l’air bien perdu !

— Tu cherches quelque chose, petit !

Ne se démontant pas, il bomba le torse, ce qui tira un sourire attendri à la jeune femme, et répondit avec aplomb : « — Une auberge, monsieur ! » Après l’avoir examiné de plus près, supposant qu’il ne roulait pas sur l’or et qu’il venait de province au vu de sa mise, sourcillant, elle intervint. « — Tu as de l’argent au moins !

— Oh ! Oui Madame. Extirpant sa bourse de sa poche en toute candeur pour prouver son fait. Devant sa naïveté, elle le gronda. « — Ne montre pas ta fortune comme ça, voyons ! Tu vas te faire voler mon pauvre. Si tu as besoin de travail, rentre dans la cour, au fond il y a une imprimerie. Demande Monsieur Panckoucke, c’est mon père. Dis-lui que je t’envoie. » Sans s’apercevoir qu’il acquiesçait déjà à la suggestion, il remercia celle qu’il estimait être un ange gardien, son ange. 

Jacques Henri Bachenot

Thérèse-Charlotte était la fille de Charles-Joseph Panckoucke, qui éditait « l’Encyclopédie méthodique ». C’était une nouvelle encyclopédie illustrée organisée par sujet plutôt que par ordre alphabétique. Lorsque Jacques-Henri se présenta à lui, il préparait son premier prospectus publicitaire pour cette publication. Après lui avoir demandé s’il savait lire et écrire, ce que devant son affirmation, il vérifia sur un extrait de son Encyclopédie, il lui proposa de le prendre en apprentissage contre le gîte, le couvert et le blanchiment. Jacques-Henri trop heureux de son aubaine accepta. Il dormit donc sous les combles de la demeure de l’imprimeur, mitoyenne à l’imprimerie, et il partagea ses repas et ses heures de travail avec Thérèse-Charlotte et l’associé de son patron Henri Agasse.

Avec la naissance du journal le « Moniteur Universel » et l’essor de l’imprimerie vint Jean-Lambert Tallien du même âge que lui. Il sympathisa tout de suite avec lui. Ce dernier avait obtenu de son employeur un poste de prote tout comme lui. Celui, que tous appelaient familièrement Tallien, entraîna sans difficulté son acolyte dans les auberges où le verbe haut, l’on changeait le monde. Jacques-Henri, de nature peu bavarde, observait, disait rarement ce qu’il en pensait, ce qui ne gênait pas son comparse. Tallien comme tout séducteur avait besoin d’un public aussi était-il persuadé que le jeune homme qui le suivait partout était un fervent admirateur.   Il le présenta à la société fraternelle qu’il avait organisée au faubourg Saint-Antoine. Ce fut à cette époque qu’il commença à fréquenter le club des Jacobins avec régularité. Ils devinrent proches des meneurs populaires, en particulier de Danton.

Jacques-Henri, plus pondéré que son ami, qui, lui, s’enflammait au moindre discours, regardait toute cette agitation avec détachement, lucidité et circonspection. Il comprit vite que ce n’était pas ceux qui parlaient le plus fort qui avaient l’essence des idées. Il voyait faire dans l’ombre les vrais instigateurs des changements qui attendaient leurs heures. Il en eut la preuve avec la demande du vote par tête du Tiers. Il fut un spectateur attentif le soir où trois avocats dijonnais, à force de questions insidieuses et de réflexions sibyllines, avaient guidé les principaux acteurs de la soirée à s’approprier l’idée de faire doubler le nombre des représentants du Tiers, voire d’effectuer un vote par tête. Ce groupe d’une vingtaine de notables de Dijon, hommes de loi, médecins, et chirurgiens influencèrent ainsi toute la France.Ils obtinrent tout d’abord des avocats de leur ville une requête au roi pour le doublement du Tiers et le vote par tête.Ils l’adressèrent aux diverses communes de la province et du royaume, puis firent voter des textes similaires par tous les corps et les corporations, en commençant par celui des médecins où leurs amis étaient considérables.Ils continuèrent par les procureurs et autres auxiliaires de la justice. La boule de neige grossit.À partir de là, le comité des avocats l’envoya à toutes les villes de France. Autun et les autres villes de Bourgogne suivirent le même cheminement, rédigeant des requêtes sœurs. À chaque étape de la préparation des États Généraux, le comité régional ou local dirigea avec autant d’art que de discrétion la manœuvre invisible, ce à quoi Jacques-Henri assista pour Paris.

Le soir quand il rentrait dans l’imprimerie, il tombait souvent sur Thérèse-Charlotte en train de finaliser quelques épreuves à la lumière d’un chandelier. Celle-ci était devenue le moment venu la citoyenne Agasse après avoir épousé l’associé de son père. Cela n’avait pas contrarié Jacques-Henri qui ressentait pour elle une affection filiale, il n’était pas intéressé par les femmes et encore moins par les hommes. Elle lui demandait de s’asseoir à côté de sa table et lui racontait tout ce qu’il avait entendu, elle le trouvait très pertinent dans ses jugements. Et comme il faisait constater le tapage de ces réunions, elle lui fit remarquer. « — Jacques-Henri, tu sais, pour avoir eu la possibilité d’être invitée à plusieurs reprises dans le salon de Monsieur Thiry d’Holbach, ces clubs ne connaissent ni la courtoisie des salons où les idées s’échangent, ni la retenue des académies, ni même la discrétion feutrée des loges. Contrairement aux institutions précédentes, les clubs ne se donnent pas pour rôle premier de penser. Plutôt celui de parler tout haut et d’agir. Comme tu me l’as fait remarquer intelligemment. »

Un soir, il lui parla de Danton qui l’impressionnait et cela dès la première fois qu’il l’avait vu. Il avait été frappé par sa grande stature, et ses formes athlétiques, par l’irrégularité de ses traits labourés de petite vérole. Sa parole âpre, brusque, retentissante, son geste dramatique, la mobilité de sa physionomie, son regard assuré et pénétrant, le captivait comme tous. L’énergie et l’audace, dont son attitude et tous ses mouvements étaient empreints, faisaient de lui, à ses yeux, un chef que l’on pouvait suivre. De son côté, Danton avait remarqué cet auditeur qui l’écoutait à chaque fois avec ferveur du fond gauche de la salle, où toujours il s’installait sans jamais intervenir. Sa pondération et sa discrétion le classèrent dans la tête du tribun parmi ceux qui avaient de la cervelle et très vite il décida que l’on pouvait lui faire confiance.

C’est donc tout naturellement qu’il fut invité lors de sa création à participer aux rouages du club des Cordeliers. Le Club révolutionnaire avait été fondé sous le nom de « Société des Amis des droits de l’homme et du citoyen ». Comme il siégeait dans le couvent désaffecté, il en prit rapidement le nom. Animé par Danton, Desmoulins, Hébert et Marat, le club recrutait dans le petit peuple parisien, poussant régulièrement celui-ci à quelques exactions pour maintenir la pression sur l’Assemblée. 

Danton, pour s’assurer plus de pertinence dans sa politique, faisait comme tous, il entretenait un réseau d’espions ; c’est ainsi qu’il avait mis Jacques-Henri sur la piste des amis de Brissot et de leur financier.

Chapitre 06.

Le danger s’approche.

Début 1791.

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

La neige était tombée pendant la nuit, elle avait recouvert la ville d’une fine pellicule qui brillait sous les rayons du soleil. Marie-Amélie se prélassait au lit, elle profitait des premiers mouvements de l’enfant qu’elle portait. Elle se sentait esseulée dans l’appartement, François-Xavier, comme chaque jour, s’était rendu à la salle du manège puis au club des Jacobins. Anastasie l’aida à sa toilette et partagea son déjeuner comme d’habitude. Sa maîtresse n’aimait pas manger sans compagnie et Elizabeth, sa belle-sœur, ne viendrait point ce jour-là. Marie-Amélie, qui éprouvait des fluctuations d’humeur qu’elle attribuait à sa grossesse, présagea un sentiment de mal-être qu’elle supposait découler de l’ennui dû à la solitude. Elle choisit de sortir. Comme elle ne voulait pas aller seule sur une des promenades à la mode, elle décida d’aller examiner de plus près la cathédrale Notre-Dame. Depuis son balcon, elle en voyait les tours dressées fièrement derrière les maisons du cloître dont les jardins descendaient jusqu’au fleuve.

cathédrale notre dame paris

Emmitouflée dans un manteau doublé de zibeline, don de sa tante, accompagnée d’Anastasie, elle suivit précautionneusement, afin de ne pas glisser, les quais de l’île saint Louis jusqu’au Pont-Rouge. Il n’y avait pas grand monde, la neige, le verglas ralentissaient le rythme de la ville la plongeant dans un silence étouffé. Elles longèrent les murs du cloître puis les contreforts de la cathédrale. Arrivées sur le parvis Marie-Amélie leva les yeux vers les deux clochers mis au silence forcé, car leurs cloches leur avaient été ôtées. Elle jugea les deux tours s’élevant vers le ciel des plus lugubres, il faut dire que l’architecture gothique attirait peu d’admirateurs selon les goûts du moment. Elle examina la cathédrale, dont le portail avait subi les dépravations des révolutionnaires. Les grandes statues avaient été anéanties, ils avaient décapité et enlevé les têtes des rois de Judée. Ils présumaient qu’il s’agissait des rois de France. Son intérêt la poussa à vouloir pénétrer dans l’église à l’appréhension d’Anastasie qui craignait d’être vue. Qu’allait-on penser d’elles qui entraient dans un lieu de culte fermé aux croyants ? Marie-Amélie essaya l’une des portes puis une autre et alors qu’elle allait abandonner, l’une d’elles s’ouvrit. Elle fut surprise, mais satisfaite de pouvoir contenter sa curiosité. Les deux femmes s’engagèrent dans l’enceinte et à la vue de la nef furent impressionnées, écrasées d’émotion par sa majesté. Les rayons du soleil ne pénétraient les lieux que par les trois rosaces du haut de chaque extrémité du transept, apportant la lumière vers le chœur vidé de ses symboles. Pas un bruit ne dérangeait l’endroit excepté le son de leurs talons. Elles effectuèrent le tour de la cathédrale par l’un des deux déambulatoires, Marie-Amélie s’arrêtant à chaque chapelle pour essayer d’entrevoir, malgré le manque de luminosité, les peintures qui heureusement n’avaient pas été abîmées. De son côté, Anastasie ne pouvait s’empêcher de surveiller chaque recoin bien qu’elles semblassent seules dans le lieu. Elle était inquiète, elle craignait les ombres et surtout ce qui pourrait en surgir. Elle se tenait près de sa maîtresse. Elles ne disaient mot tant elles étaient impressionnées par l’endroit. L’une l’était par la beauté qu’elle y décelait, l’autre par la désolation qui ne lui disait rien de bon. Même si Marie-Amélie trouvait le lieu sinistre, elle ne pouvait s’empêcher d’admirer la majesté de l’ensemble, l’élancement de l’architecture vers l’élévation intérieure à trois niveaux, avec d’immenses arcades, tribunes et fenêtres hautes. Elles contournèrent le chœur faiblement éclairé par des lancettes surmontées de grands oculus. À la croisée du transept et du départ du croisillon sud, Marie-Amélie s’assit sur un banc naufragé des déprédations qu’avait subies la cathédrale. Il restait toutefois contre le pilier sud-est la statue de la Vierge à qui elle demanda la protection de son enfant à venir. Alors qu’elle laissait ses pensées broder des prières, elle entendit un bruit au fond du lieu sacré, un son sourd qui la fit sursauter. Il fut suivi du frémissement d’un envol de pigeons effarouchés eux aussi. Sachant l’édifice désaffecté, elles avaient fini par s’y croire seules. Elle se leva et attrapa le bras d’Anastasie, également à l’affût. Elle chercha dans l’ombre ce que ce pouvait être. Elle interpella la cause supposée du bruit. Elle demanda s’il y avait quelqu’un, ce dont elle était sûre, aucune réponse ne vint. Inquiètes, elles se hâtèrent vers l’extérieur, vers la lumière. Parvenues dehors, elles sortirent du parvis cloîtré et à pas rapide s’éloignèrent et rejoignirent le Pont-Rouge. C’est là qu’en se retournant Marie-Amélie entrevit l’inconnu qui marcher sur leurs talons, car il n’y avait aucun doute, il les suivait de près. Elle le reconnut, c’était le jeune homme du Palais-Royal. Elle l’avait aperçu à plusieurs occasions. Une fois ce fut à une promenade aux Tuileries, ensuite au jardin des plantes où elle était allée avec Elizabeth, sa belle-sœur, une autre fois alors qu’elle se rendait chez sa tante dans le Marais et même lors d’une visite à Pierre Vergniaud place Vendôme. Ce ne pouvaient être des coïncidences. Elle l’avait tout d’abord cru, mais là cela ne pouvait être possible, qu’il la traquait. Pourquoi ? Elle n’aurait pu le dire. Elle toucha spontanément son ventre enflé.

 « — Anastasie ! Prenons la rue Saint-Louis ! Il nous suit ! » Elle préférait se situer au milieu des gens plutôt qu’être seule sur les quais, elle pressentait le danger. Elle ne savait lequel, mais elle présumait qu’elle était la proie d’une bête malfaisante. De temps en temps, elle se retournait pour voir si leur poursuivant se trouvait toujours derrière elles. Comme elle ne le vit plus, elle ressentit un soulagement, mais elles s’étaient éloignées de leur résidence. Anastasie, moins confiante, attira sa maîtresse vers l’église Saint-Louis qu’elle connaissait pour détenir une sortie vers les quais en passant par les jardins des habitations environnantes.

*

Corentin Coroller, curé de la paroisse bien qu’ayant prêté le serment constitutionnel était encore fort respecté de ses paroissiens, car il les aidait du mieux qu’il put allant jusqu’à cacher des fugitifs. Il avait accepté la constitution et prêté serment. Il savait bien qu’à l’inverse, il n’aurait pu porter secours à ses fidèles. Il avait trouvé cela utile, et puis s’il croyait, il n’était pas rentré dans la prêtrise par foi. De ses cinq frères et sœurs, il avait été le seul à avoir des facilités pour des études. Son père avait donc jugé profitable malgré de faibles moyens d’avoir l’un de ses enfants au sein de l’Église.

Alors qu’il nettoyait par habitude ou piété la statue de Sainte Geneviève et celle de la Vierge Marie situées dans les transepts, il vit débouler dans son église désaffectée dont le mobilier avait été pillé, dont on avait brisé les statues des saints et envoyé les métaux récupérables à l’Hôtel des Monnaies, deux femmes visiblement affolées dont l’une se sentait mal.

Il descendit de son escabeau et se précipita pour leur porter secours. Il les entraîna dans son presbytère sans émettre de questions, sortit une carafe de vin et un verre et en servit un à celle qui était enceinte. Il connaissait la chambrière, elle lui expliqua leur crainte pendant que sa maîtresse se rétablissait. Quand Marie-Amélie fut remise de ses émotions, il les raccompagna par les jardins jusqu’aux quais, puis deux rues plus loin à son hôtel. Il les laissa en sécurité et revint par un chemin détourné, il se félicita de son idée de précaution.

église de l’ile saint Louis

Quand une heure plus tard, de retour, il découvrit dans son église un jeune homme qui l’interrogea sur les deux femmes. Il prétendit ne pas les avoir rencontrées, d’autant qu’il venait lui-même d’arriver. Jacques-Henri repartit déçu, mais il n’aurait pas su dire de quoi, car s’il les avait rattrapées qu’aurait-il fait ? C’était devenu obsessionnel, il avait beau lutter, elle revenait toujours à sa pensée. Il avait besoin de la voir, de la contempler. Et la douleur était d’autant plus grande, qu’il la savait être l’épouse d’un autre homme et apparemment une compagne irréprochable. Il fut donc soulagé autant que frustré et repartit.

Une fois reposée, Marie-Amélie se jugea sotte d’avoir réagi comme cela. Il ne devait pas y avoir de quoi à paniquer. Elle se demanda à quel point son imagination ne lui jouait pas des tours. Quant à Anastasie, elle ne savait plus, quand elle relata leur aventure à la cuisinière et à la grisette, elle se trouva elle aussi bien stupide de s’être effrayée comme ça, ce que lui confirma la domestique. La grisette si elle ne dit rien n’en pensa pas moins, elle avait remarqué à plusieurs reprises un homme qui faisait le guet derrière le saule pleureur au bord du fleuve, un peu plus loin sur le quai. Il surveillait la maison, elle n’en avait aucun doute, mais si elle l’avait signifié, personne n’en aurait tenu compte, alors elle gardait pour elle ce dont elle avait connaissance.

Après cette aventure, Marie-Amélie resta se reposer chez elle pendant plusieurs jours. Elle se contenta de recevoir les visites de sa tante et de sa belle-sœur. Elle ne leur raconta rien de peur de paraître inconséquente. Elle évita de sortir prétextant sa grossesse.

*

Le printemps approchait, et ce soir-là malgré le froid et la bise, François-Xavier rentra à pied, il ruminait sa colère et sa déconvenue était grande. Il sortait du club des Jacobins. Tous argumentaient la décision du Pape que lui-même avait prévu depuis longtemps. Comment pouvait-il en être autrement ? Il en avait débattu plus d’une fois avec ses amis, mais entre ceux qui présumaient que cela ne se pourrait, le Pape se plierait à la volonté du peuple, et les autres qui concluaient que cela aurait le mérite d’être clair et sans retour, il avait baissé les bras. De toute façon comment pouvait-on faire différemment pour être juste et égaux envers tous ? Quel autre moyen avait-on pour récupérer les biens ecclésiastiques accumulés au cours des siècles au détriment des petits que l’église était supposée aider et protéger ? Mais qui avait pensé à tous ceux pour qui la religion était un soutien de tous les jours en plus d’être une éducation, peu de personnes, et elles n’avaient osé le clamer. Le Pape était donc sorti de sa longue patience et, par deux brefs adressés aux évêques assermentés, il avait condamné la Constitution civile, la Déclaration des Droits et les principes sur lesquels elle se fondait. Il avait porté un solennel anathème à la Révolution. Ceux, qui parmi les membres du clergé avaient juré, le plus souvent contraint, allaient désormais se rétracter, le Pape s’étant prononcé. Ils allaient choisir selon leur foi et non d’après l’intérêt humain. Et certains curés avaient déjà prêché contre la vente des biens ecclésiastiques et recommandaient le refus de l’impôt. Mirabeau avait beau fulminer contre les prêtres rebelles, la majorité de la population n’en soutenait pas moins la cause du clergé. Des troubles s’étaient déjà élevés en Alsace, au Languedoc. La plus absurde, la plus cruelle, la plus méprisable des guerres qui put opposer les hommes allait commencer, la guerre religieuse. Ceux, qui se considéraient comme de vrais catholiques, révoltés par l’intrusion de l’autorité civile dans le domaine des âmes, se détournaient des prêtres « jureurs », secouraient, cachaient les « réfractaires », il le savait. Chez lui-même, il avait remarqué le manège d’Anastasie. L’ayant croisée un soir avec un homme, elle l’avait fait passer pour un galant, il avait fermé les yeux, mais il n’avait pas été dupe. La Révolution, qui avait invoqué l’amour, allait semer la haine et la discorde même au sein des familles. Cette révolution, qu’il avait estimée incontournable, qu’il avait chérie de tout son cœur et qui avait commencé sa route au nom de la liberté, allait la poursuivre par la tyrannie. « — Quelques pas encore et elle baignera dans le sang. » Pensa-t-il.

Lorsqu’il rentra chez lui, l’humeur sinistre, il découvrit Marie-Amélie assise tranquillement, tricotant une layette avec le sourire aux lèvres et l’œil malicieux. Cela l’apaisa, lui redonna du baume au cœur et de l’espoir dans le lendemain. « —Mon François, je vous trouve bien sombre. Venez donc près de moi, que je vous compte nos dernières nouvelles. » Il obéit en souriant, heureux comme chaque fois qu’il la contemplait. « —Que l’amour est une belle chose quand chaque jour, il se renouvelle. » Pensa-t-il. Le sourire béat, elle reprit : « —Monsieur le futur père, sachez que j’ai reçu cet après-midi une visite très importante, celle de Madame Élisabeth Bourgeois que m’avait conseillée Élisabeth. » François-Xavier prêta l’oreille à son épouse tout en l’admirant, elle n’avait jamais été aussi ravissante depuis l’attente de l’heureux évènement. « —Mon mari, vous ne m’écoutez pas, je le vois bien.

— Mais si Marie-Amélie, vous me parliez d’une Madame Bourgeois.

 — Oui fait, elle a été instruite par Madame Angélique Marguerite de Coudray, poursuivit-elle, comme si elle savait qui c’était, et depuis est devenue la première sage-femme exerçant à l’hôtel-Dieu de Montmorency.

— Mais ma mie, c’est à trois lieues des portes de Paris.

— Oui, mais pour les deux mois à venir, elle pratiquera son art à l’hôtel-Dieu pour former des élèves. Bon, revenons au fait, elle m’a annoncé ce que je présageais déjà.

François-Xavier la regarda avec curiosité essayant de suivre l’écheveau des pensées de son épouse, il ne comprenait pas où elle voulait en venir. « — Mon ami ce n’est pas un enfant que j’attends… mais deux ! » Il écarquilla les yeux, l’observa, intrigué, comme s’il voyait une bête curieuse. Elle éclata de rire devant sa mimique. « — Et oui mon ami, c’est possible, la nature, Dieu, devrai-je dire, me fait porter des jumeaux, sûrement pour rattraper le temps perdu. » Il la prit dans ses bras et unit ses rires aux siens. Que le bonheur était doux quand il était partagé.

*

Ce moment de bonheur fut de courte durée. Il retrouva le lendemain l’assemblée en plein tumulte. Mesdames Adélaïde et Victoire, filles de Louis XV, avaient décidé de partir pour Rome. Leur petit-neveu les y avait autorisés, mais la populace s’était agitée et les vieilles princesses furent arrêtées au cours de leur voyage à Arnay-le-Duc. Mirabeau avait cru régler par ce simple texte : « Aucune loi ne s’opposant au départ de Mesdames, il n’y a pas lieu de délibérer sur le procès-verbal de la commune d’Arnay-le-Duc ». Mais dans les jours suivants, les clubs, les journaux, la gauche de l’assemblée réclamèrent un décret contre l’émigration. Le Chapelier le présenta, Mirabeau le combattit avec âpreté et les patriotes se rangèrent derrière Lameth et Robespierre. Le tout déclencha une journée électrique, dans le peuple comme à la cour, tous prévoyaient une émeute. Des émissaires du parti d’Orléans avaient répandu le bruit que l’on préparait au donjon de Vincennes un abri pour le roi. Les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, conduits par Santerre, marchèrent sur cette nouvelle Bastille. La Fayette, avec la garde nationale, les obligea à rentrer dans Paris, non sans tumulte. Mais revenant aux Tuileries, il y trouva plusieurs centaines de gentilshommes qui, armés de couteaux et de pistolets, s’étaient faits les gardiens de la famille royale. Le général, pris au dépourvu, y manqua de sang-froid. Il arracha au roi l’ordre de faire évacuer le château par ses défenseurs inutiles. La Fayette se perdit ainsi tout à fait dans l’esprit de Louis XVI, qui dès lors se tourna plus nettement du côté de Mirabeau.

François-Xavier regarda les révolutionnaires gagner du terrain, à Paris, comme en province. C’était déjà avec crainte qu’il avait constaté le renouvellement des municipalités par des exaltés, des extrémistes qui disposaient maintenant et du pouvoir local et des tribunaux. Il avait tiré le signal d’alarme dans son entourage, mais pour l’instant celui-ci ne pensait qu’à remplacer le pouvoir en place, car ils estimaient faire mieux. Il avait regardé le spectacle querelleur et pathétique, qu’il désapprouvait, entre Mirabeau et La Fayette. Ce dernier essaya d’empêcher Mirabeau d’entrer au Directoire du département de Paris, et ainsi d’obtenir la présidence de l’Assemblée, ce qu’il ne réussit point. De son côté, Mirabeau poursuivit contre lui sa campagne de dénigrement contre le général. François-Xavier ne put que remarquer la perte de confiance et d’influence au profit d’extrémistes comme Danton et Robespierre, et pour lui cela n’amenait rien de bon. En même temps aux jacobins, il constatait une scission se faire avec d’un côté La Fayette, Barnave, Duport, les frères Lameth, Beugnot, Sieyès, Girardin, Pastoret, qui, partisans du maintien d’une monarchie constitutionnelle, la voyaient s’éloigner et les autres n’étaient pas très unis. S’il ne voulait pas manquer à la parole donnée de ses amis, il les aurait sûrement suivis, mais d’un autre côté, il n’avait guère confiance en eux. Il sentait bien que parmi eux, à l’exemple des frères Lameth, c’était plus de l’intérêt qu’une conviction. Cela allait trop vite, François-Xavier perdait pied, il avait de plus en plus l’impression de ne rien dominer. Les dernières lettres de son père, lui expliquant leur difficulté financière, n’arrangeaient rien à ses tourments.

*

De l’autre côté de la Seine, Danton et ses comparses se frottaient les mains et mettaient de l’huile sur le feu. Ils voulaient précipiter les choses. Ils mirent sur les talons de Mirabeau, Jacques-Henri. Celui-ci ne le quitta plus d’une semelle au détriment de son obsession, il attendait le moment propice pour accélérer la fin de leur ennemi, quel que soit le moyen, peu importait.

Pour commencer, Jacques-Henri séduisit et manipula une des filles de cuisine de la maison de Mirabeau. Il la rendit si dépendante de lui qu’il l’amena à glisser régulièrement dans son potage ou autre liquide une poudre qu’il avait acquise auprès d’un chimiste qui petit à petit poussait le député vers sa tombe. Il le proposa à celle-ci comme un roboratif qu’il voulait donner à l’homme dont il se fit passer pour un admirateur inconditionnel, et pour preuve, il en avala devant elle. Comme les effets n’étaient guère visibles dans un premier temps la fille n’y vit pas de mal, et jour après jour elle obéissait aveuglément dans l’espoir d’obtenir de Jacques-Henri quelques agréments.

Honoré-Gabriel Riqueti de Mirabeau

Mais Mirabeau continua à soutenir un train effroyable. Jacques-Henri s’épuisait jour et nuit dans sa tâche, sa victime ne faiblissait pas. Il vérifiait que la servante respecta avec régularité sa demande. Il suivait l’homme partout. Il finit par trouver des informations qu’il fit passer à son commanditaire. Il avait levé le masque sur une chose impensable sauf pour celui qui récupéra le message et qui le détruisit tout de suite, car il faisait de même. Mirabeau adressait chaque semaine à Louis XVI un rapport étudié sur la situation politique et les mesures à prendre, il était le guide occulte de la couronne. Et lorsque Danton le découvrit, il éclata d’un rire tonitruant, le traitant au passage d’enflure. Mais ce n’était pas au marquis qu’il pensait, mais au roi et à son double jeu. Car il recevait lui aussi des subsides du pouvoir royal. Parfois il agissait dans l’intérêt de ce dernier. Il avait poussé Santerre à faire diversion lors de l’affaire des « chevaliers du poignard », celui-ci avait l’intention d’enlever le monarque. Il l’avait incité à déclencher une émeute à Vincennes destinée à détourner l’attention, et attirer les troupes de La Fayette, qui était un obstacle aux projets des conseillers de Louis XVI. Dans la confusion, Santerre avait bêtement tiré en direction du général, avec la résolution de le tuer comme cela lui avait été suggéré et avait touché son second, Desmottes[ qui l’avait fort mal pris. Cela fit sourire Danton qui ce jour-là aurait pu atteindre son but, mais ce n’était que partie remise.

Jacques-Henri détourna d’autres missives, car Mirabeau écrivait de sa main des lettres sans nombre. Ces dernières n’avaient guère d’utilité, sauf prévoir le contenu de quelques discours pour lesquels Danton prépara les réparties, qu’il donna par des intermédiaires. Hormis ça, Mirabeau avec assiduité se rendait à l’Assemblée et intervenait dans la plupart des questions. Il allait assez souvent aux jacobins. Il paradait à la tête de son bataillon de gardes nationaux, on le voyait dans toutes les fêtes publiques, imposant, massif, sa tête bouffie rejetée en arrière, crevant d’activité et de lassitude. Difficile de le contrecarrer sans se découvrir, mais sans le savoir, son rythme effréné ajouté à la potion dont Jacques-Henri avait augmenté les doses allait servir ses ennemis. Il appréciait la table, les soupers tardifs, chez Méot ou ailleurs, les mets trop riches, les vins trop capiteux, il avait du goût pour l’amour, les nuits passées dans une frénésie érotique. De plus, la déception l’envahissait ainsi que le chagrin, chagrin d’être traité sans confiance par la cour, chagrin d’être soupçonné de trahison par tous les partis, chagrin d’être déchiré par les pamphlétaires qu’excitent son luxe. Enfin, il sentait en lui une forte tristesse. Il subodorait à certaines heures qu’il n’aurait pas le temps d’appliquer son système de monarchie tempérée. Jacques-Henri apprit à le connaître et à l’admirer, il finit par le penser l’égal de Danton, mais il avait choisi son camp. Obstinément, il poursuivait sa tâche destructrice et s’il ne s’en attendrit pas moins, car il avait compris avant les autres, les actions pernicieuses du marquis. Il lui facilitait la besogne, il se suicidait et pour cela il s’épuisait, s’empoisonnait, se tuait. Il ne l’ignorait pas, et quand son entourage, sa famille, ses amis lui conseillaient un peu de repos, ses lourds yeux s’injectaient de sang. Pour quoi faire ? Il se savait perdu, ses ennemis attendaient la curée, il allait les botter en touche. Une vie commune de toute façon ce n’était pas pour lui, il préférait la mort. Jacques-Henri rassura Danton de l’avancement de son ouvrage et lui confia ses intuitions, ce dernier le crut. Lorsque vint la fin du mois de mars, il ne put faire autrement. Mirabeau, très las, y voyant à peine, monta à la tribune pour parler de la Régence. Il se montra éloquent, Danton constata de-ci, de-là d’étranges faiblesses qui le confortèrent dans les dires de son sbire. Le surlendemain, Jacques-Henri le prévint, le grand homme souffrait atrocement du ventre, sans doute, une crise néphrétique. Mais à sa surprise, il reparut. Danton s’impatienta, Mirabeau mettait du temps à en finir. Deux jours plus tard, il apprit, de Jacques-Henri, qu’il s’était rendu au théâtre. Mais là, ce fut la fin. Le bruit se répandit dans Paris qu’il était perdu. Haines et controverses se turent. Une foule qui lisait avec avidité les bulletins assiégea sa porte. Le roi, la reine, Monsieur, le président de l’Assemblée firent prendre de ses nouvelles, quelques-uns de ses adversaires les plus agressifs se déplacèrent jusque chez lui. On pailla la rue devant son hôtel et aux alentours. Et comme obéissant à une secrète consigne les passants parlèrent bas. Jacques-Henri vint enfin annoncer que c’était fini, Danton se frotta les mains maintenant, cela allait s’accélérer.

*

Marie-Amélie et François-Xavier étaient attendus par Madame La Fauve-Moissac et son époux pour le repas pascal. Lorsqu’ils arrivèrent, ils trouvèrent, dans le grand salon de l’hôtel Ajasson de Grandsagne, en intense discussion leur hôtesse et Élisabeth au milieu d’un groupe d’amis, eux aussi conviés. Il s’était, semble-t-il, passé quelque chose de grave. Comme il ne se déroulait pas de jours sans incident, François-Xavier ne fut pas vraiment surpris, mais s’inquiéta toutefois de l’agitation des personnes présentes. Madame La Fauve-Moissac prit la parole : « — Je reviens de mon service à la cour, et au moment où ses majestés s’apprêtaient à délaisser les Tuileries pour se rendre à Saint-Cloud pour « faire leurs Pâques », une foule armée a empêché le couple royal de quitter le château. Lafayette est allé à l’hôtel de ville demander l’ordre de disperser le peuple, mais Danton a tant et si bien fait que cela ne lui a pas été accordé. De colère, le général, accompagné de Bailly, est allé à l’Assemblée, mais elle n’a pas voulu l’y entendre. Il est donc revenu vers nous et a commandé à ses cavaliers de mettre sabre au clair et de repousser la foule. Ils ont obéi, mais des gardes nationaux, baïonnette au canon, les ont arrêtés. Cela a jeté un froid, il a bien fallu admettre que Leurs Majestés étaient prisonnières de la garde nationale, ce que d’ailleurs notre reine a fait remarquer à Lafayette. »

Cela laissa sans voix François-Xavier, dans quelle pente glissait-on ! Il est vrai qu’il avait lu des articles furibonds qui dénonçaient ce voyage comme la première étape d’une fuite à l’étranger, mais il n’avait pas pensé que cela serait tant pris au sérieux.

À l’Assemblée, Danton se frottait les mains croyant le moment venu d’attirer le pouvoir à lui, mais le destin avait décidé que ce n’était pas son heure. D’autres réalisèrent la même erreur, c’était le triumvirat constitué d’Alexandre Lameth, et de ses comparses, Barnave et Duport. Ils voulurent remplacer Mirabeau auprès de la royauté. Mais si Louis XVI et surtout Marie-Antoinette allouèrent leur argent, ils ne donnèrent pas leur confiance. Les triumvirs allaient à leur tour se compromettre dans l’opinion, épuiser leur influence sur l’Assemblée, sans aucun bénéfice pour la monarchie. Car devant eux se levait, aux moments décisifs, un petit homme au visage triangulaire, au haut front fuyant, aux yeux verdâtres, aux narines frémissantes, à la mâchoire carnassière, aux lèvres satisfaites, Maximilien de Robespierre. Vêtu toujours avec recherche, il ne se départait pas d’une courtoisie indifférente, et d’une politesse morne. S’emportant rarement, il méditait ses actes, affinait soigneusement ses discours. Même lui ne le savait pas, c’était son heure.

*

Le comte d’Angiviller, directeur général des Bâtiments du roi, avait invité Madame La Fauve-Moissac et ses deux nièces à venir visiter l’ensemble des peintures du Louvre. Suite à la fermeture de la galerie du Luxembourg dix ans plutôt, le comte avait décidé d’utiliser la grande galerie du Louvre pour exposer les tableaux de la collection royale ainsi que les œuvres acquises spécialement pour un projet de galerie d’exposition qui prenait du temps à se construire.

Il avait commandé un rapport sur ce sujet à l’architecte Jacques-Germain Soufflot, mais il n’avait pas eu la possibilité de l’exécuter. Il avait juste fait détruire la voûte inachevée de Nicolas Poussin, en raison du danger qu’elle représentait en cas d’incendie, et avait bâti par l’entremise de Maximilien Brébion, un escalier, menant au Salon carré. S’il n’avait guère eu de chance pour la mise en place du lieu pour pouvoir l’ouvrir au public, il avait pu toutefois conduire une ambitieuse politique d’acquisitions dans cette perspective. Il avait acheté les principaux chefs d’œuvres européens qui apparurent sur le marché, comblant ainsi les lacunes des collections royales, non sans promouvoir les artistes français. Il entreprit également un vaste programme de restauration des ouvrages. Afin d’obtenir plus de moyens, car il en recevait de moins en moins du nouveau gouvernement, il invitait chaque fois qu’il le pouvait ceux qui détenaient du pouvoir. Par l’intermédiaire de Madame La Fauve-Moissac, il comptait toucher son époux le marquis d’Ajasson de Grandsagne toujours en fonction au ministère des Finances.

La voiture entra dans la cour carrée du Louvre et déposa les trois femmes enveloppées dans leur manteau, car l’air de ce début de printemps était encore vif. Sur le pas de la porte du pavillon de l’horloge les attendait un secrétaire du comte d’Angiviller. Un valet se saisit de leur pardessus au passage et les guida vers la galerie d’Apollon au premier étage où se trouvait leur hôte. Le soleil baignait l’endroit, faisant jouer les ors des moulures qui couvraient chaque espace vide entre les tableaux effectués par Le Brun et les sculptures en stuc. Si Madame de la fauve Moissac et Élisabeth Chevetel étaient habituées aux fastes de Versailles, elles n’en étaient pas moins émerveillées par l’embellissement du lieu. Pour Marie-Amélie n’était guère familière de ce genre de décor magnificent, elle en avait le souffle coupé devant l’abondance des ornementations et la perfection des peintures notamment celles des médaillons du plafond. On était loin de l’enjolivement de sa maison Caudéranaise, aux murs gris pâle soulignés de moulures blanches. Il y en avait peut-être trop à son goût, mais quelle splendeur ? Le comte, entouré de trois hommes, se retourna vers elles : « — Excusez-moi mesdames de ne pas vous avoir accueillies je réglais un problème d’infiltration. Ce Palais est un gouffre d’ennui.

Louvre

— Vous êtes tout excusé, comte. Le détour en vaut la peine. Cette galerie est une splendeur du grand siècle. Tout en répondant à leur hôte, Madame La Fauve-Moissac entraîna ses deux nièces afin de faire le tour de la salle, laissant à ce dernier le temps de résoudre son dilemme. Elles le suivirent ensuite dans le labyrinthe du vieux château jusqu’au salon carré où du sol au plafond, il y avait des peintures italiennes. Il y en avait même appuyé les unes sur les autres, toutes n’avaient pu être accrochées. Le comte énonça avec fierté les œuvres rassemblées. Elles découvrirent une quinzaine de peintures de Véronèse dont « les noces de Cana », quatorze tableaux du Titien dont « Le concert champêtre », sept du Pérugin, dix de Raphaël dont le « portrait de Baldassare Castiglione ». Il fit remarquer le sourire mystérieux du modèle d’un portrait réalisé par Léonard de Vinci intitulé « La Joconde » qui l’intriguait beaucoup et dont Marie-Amélie ne comprit pas l’intérêt qu’il lui portait.

Puis il leur proposa d’entrer dans la grande galerie. Celle-ci permettait de relier le Louvre au palais des Tuileries. Elles eurent un temps d’arrêt et furent considérablement impressionnées par le lieu lui-même. Il semblait sans fin avec ses 450 m de long et ses voûtes ouvertes vers le ciel par des verrières, inondant l’espace de lumière. Il les précéda continuant à nommer les créations rencontrées. Elles allaient du XVème siècle, avec « la pietà d’Avignon » d’Enguerrand Quarton et le « Portrait de Charles VII » par Jean Fouquet à une période plus récente comme François Boucher dont il avait rassemblé une vingtaine d’œuvres. Il y avait bien sûr des paysages de l’École de Fontainebleau et bien évidemment une immense collection du grand siècle ponctuée par plusieurs pièces maîtresses dont « L’Enlèvement des Sabines » de Poussin avec quarante autres œuvres de l’artiste, « Le tricheur à l’as de carreau » de Georges de La Tour ou encore le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaud, sans omettre les frères Le Nain, Philippe de Champaigne, Claude Lorrain et Charles le Brun.

Parvenant au premier tiers de la galerie, les visiteurs trouvèrent un goûter installé sur une table entourée de quatre chaises. Marie-Amélie apprécia de pouvoir se reposer, sa grossesse arrivée à son septième mois commençait à la fatiguer de plus en plus rapidement. La collation prise sans valet obligea Élisabeth à servir, mais cela amusa les dames et permit au comte un ton plus familier. Celui-ci connaissait la marquise depuis longtemps ce qui l’autorisait à expliquer ses soucis financiers sans détour. Madame La Fauve-Moissac, bien que trouvant que par les temps qui couraient ceux-ci étaient bien superflus, promit d’en toucher un mot à son époux. Il suggéra alors de faire un détour par la salle des états pour voir quelques réalisations du nord de l’Europe notamment des écoles hollandaises et flamandes. Il avait complété cette collection la portant à 1200 tableaux. Il en était très fier, car il y avait des œuvres de premier plan comme « La Vierge du chancelier Rolin » de Jan Van Eyck, et une quinzaine de Rembrandt dont « Bethsabée au bain tenant la lettre de David ».

Marie-Amélie encore fatiguée proposa de les attendre. Ils la laissèrent donc se reposer. Elle apprécia ce moment de solitude. Elle finit toutefois par se lever pour poursuivre à son rythme la visite de la grande galerie. Elle s’arrêta devant « Le Pierrot et le pèlerinage à l’île de Cythère » d’Antoine Watteau, puis elle continua, découvrant les tableaux de Fragonard, de Chardin, dont « La Raie », et des toiles d’Hubert Robert. Elle était presque arrivée au bout de la salle d’exposition sans que soient revenus ses compagnons. Elle fit demi-tour et prit le temps d’admirer « la belle Jardinière » de Raphaël qui s’était perdu dans les peintures françaises. Elle s’émerveillait de la facture lorsqu’elle perçut une silhouette qui se dirigeait vers elle. Elle supposa un secrétaire qui venait la quérir, elle s’avança vers lui quand arrivée à la moitié du parcours, elle reconnut l’homme qui la traquait. Elle paniqua, resta figée devant celui qui cheminait vers elle avec un air menaçant. Un de ses enfants remua, son coup de pied la fit réagir, elle sortit de son immobilisme. Elle réalisa un passage sur sa gauche, elle s’y engouffra, relevant ses jupes, et se mit à hâter son pas, s’efforçant de trouver une échappatoire. Sa grossesse ne lui permettait pas de faire mieux, son ventre était trop lourd. Paniquée, elle parcourait les pièces cherchant chaque fois par où s’enfuir, elle entendait le son de la marche rapide de son suiveur. Son cœur s’accélérait, sa respiration devenait haletante, elle s’affolait. Elle descendit un escalier, et là sur un palier, un violent élancement lui transperça le bas du dos. La fulgurance de la souffrance lui coupa le souffle. Ses jambes se dérobèrent, elle s’accrocha au mur, s’y appuya et se laissa glisser contre lui. Puis des crampes abdominales la prirent la pliant en deux. Elle s’affaissa, se coucha comme un fœtus sur le sol pleurant de douleur, ce n’était pas possible, elle n’allait pas accoucher maintenant, ici. Elle entendit alors des voix de femmes, elle eut le courage d’appeler au secours. Madame La Fauve-Moissac accourut suivie d’Élisabeth et du comte accompagné de deux secrétaires qui l’avait retenue pendant leur visite. Marie-Amélie montra du doigt le couloir d’où elle venait et murmura. : « — L’homme ! Ma tante l’homme ! ». Madame La Fauve-Moissac leva les yeux pour voir une silhouette s’enfuir. « — Attraper cet homme, vite ! »

*

Madame La Fauve-Moissac avait fait ramener tant bien que mal la parturiente chez elle. Anastasie avait envoyé le valet de chambre de François-Xavier à l’hôtel-Dieu sur l’île de la Cité chercher la sage-femme. Les douleurs ne quittaient pas Marie-Amélie. Quand Élisabeth Bourgeois arriva, elle ausculta la jeune femme dont les contractions s’apaisaient. Elle réconforta son entourage, c’était une fausse alerte. Mais la future mère ne devait plus abandonner son lit jusqu’à l’accouchement. Elle lui fit donner un opiacé pour la calmer. Tout le monde respira de soulagement.

L’homme qui l’avait poursuivi ne fut pas rattrapé, mais le fait de ne pas avoir été seule à le voir rassura Marie-Amélie sur son état psychique. Elle avait fini par croire qu’elle devenait folle. Elle se confia à son époux en même temps qu’à sa tante et sa belle-sœur. Dans la pièce, la petite Grisette, qui apportait une carafe d’eau réclamée, écouta et puis ce fut plus fort qu’elle. Les yeux fixés sur le sol, elle raconta ce qu’elle avait observé à la surprise générale. : « — Le Monsieur dont vous parlez et bien il se tient souvent près de la maison.

— Que dis-tu mon petit ? Mais pourquoi ne nous a pas informé avant ?

— Mais Monsieur qui m’aurait cru ? Et puis je ne savais pas ce qu’il voulait, au début je supposais qu’il était là pour Anastasie.

— Elle a raison, François, il y avait peu de chances que l’on ait pris Grisette au sérieux. Par contre, Grisette, si tu le revois préviens moi ou Monsieur.

— Oh oui, Madame ! Toute fière d’être pour la première fois d’une quelconque importance.

Quelques jours plus tard, le comte d’Angiviller fut accusé de dilapidation des deniers publics. Personne ne fit le rapprochement avec la poursuite du Louvre et pourtant c’est la colère de Jacques-Henri qui avait précipité sa chute. Il l’avait fait dénoncer par « l’ami du peuple ». Le comte n’avait pas attendu son reste, il émigra en Allemagne.

Marie-Amélie Cambes-Sadirac

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 3 et 4

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Chapitre 3.

1788. Les affres d’un négociant bordelais.

Lacourtade Henri

Henri Lacourtade se reposait de plus en plus sur son fils et sa belle-fille ainsi que sur John, qu’il avait pris en affection, pour faire fonctionner la maison. Il ne s’en désintéressait pas, mais il pensait que le temps venait où il faudrait passer la main. Il passait son temps en plus de la maison de négoce entre sa bibliothèque et la maison de campagne de Caudéran, où il s’était pris d’engouement pour l’agencement du parc, passion qu’il partageait avec sa belle-fille. Comme son fils, il fréquenta l’Académie des Sciences, Belles-lettres et Arts de la ville et avait même accepté de rentrer dans la franc-maçonnerie sur l’invitation de Monsieur de Saige, ce qui avait facilité le mariage de son fils avec une jeune fille de la noblesse. Il intégra la loge de « l’Intime Fraternité « et fut parrainé par Étienne François Charles Jaucen baron de Poissac, conseiller au Parlement, dans son hôtel particulier, sur les allées d’Albret. Il avait vite constaté que sous couvert d’égalité, c’était le jeu des pouvoirs, le mécanisme subtil des influences, le rodage des transmissions qui s’ordonnançait dans ces loges. Il pensait comme beaucoup que les loges comme les académies permettaient de tisser et d’étendre les relations nécessaires pour occuper sa place dans la société et développer son commerce. Il y avait écouté des concerts et y avait aussi vu les premières expériences sur l’électricité, mais il avait surtout entendu les nouvelles idées. Il avait même assisté au « discours sur la nécessité et les moyens de détruire l’esclavage dans les colonies » par André Daniel Laffon de Ladebat. Il l’avait au demeurant trouvé brillant, mais l’accueil chaleureux qu’il reçut par la jeunesse bordelaise dont les fortunes familiales dépendaient pour beaucoup de la traite ou de son marché parallèle était pour lui par trop ironique à son goût. Comme la plupart, il avait lu les philosophes que son siècle avait vus naître, il en avait apprécié certaines idées et certains talents de virtuosité de réflexion, mais il ne s’en méfiait pas moins. Car toutes ses idées étaient bien belles, cependant il n’était pas sûr que ce fût bon pour le commerce, cela entraînait du changement, du désordre et pour les affaires rien ne valait la stabilité. Aussi quand il retrouvait John, devenu son secrétaire et son confident, dans son bureau, il le prenait pour témoin. Il se lançait alors dans un monologue suivant le sujet qui le taraudait. « – Mon petit, c’est bien beau de parler de liberté à tout bout de champ, mais à mon avis j’ai peur que mes compatriotes ne soient las d’un bonheur qui finit par les ennuyer, car il est par trop tranquille. Pour être honnête, en dehors de quelques personnes dont les actes sont malveillants ou pour le gouvernement un sujet particulier d’irritation, le reste des citoyens jouit de la liberté de fait la plus complète. On parle, on écrit, on agit avec la plus grande indépendance, on brave même l’autorité avec une entière sécurité. La presse n’est pas libre de droits, c’est un fait, mais tout s’imprime, tout se colporte avec audace. Les personnages les plus graves, les magistrats même, qui devraient réprimer ce désordre, le favorisent. On trouve dans leurs mains les écrits les plus dangereux, les plus nuisibles à toute autorité… Si on nie que ce soit là de la liberté, il faut convenir au moins que c’est de la licence. » Cela faisait sourire le jeune homme qui pendant ce temps ouvrait, triait le courrier venant des comptoirs d’Afrique ou des colonies et attendait que son maître soit prêt à lui donner des directives pour les réponses. Mais le vieil homme reprenait, tout en changeant de sujet, car il sautait souvent du coq à l’âne. « – Tu sais mon petit, c’est toujours pareil, ils ont tellement peur de l’impôt qu’ils sont anxieux des signes extérieurs de richesse et ils jouent toujours un peu les misérables, mais dès qu’il y a fête, alors là ils n’hésitent pas à parader. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, j’ai bien peur qu’ils s’ennuient tout simplement… Et puis il y a trop de jeunes gens qui sont oisifs et meublent leurs temps avec de la philosophie de bas étage. »

Et Monsieur Lacourtade père n’eut pas fini de faire montre de son bon sens, car tout s’accéléra lors de l’année 1788 avec la décision de convoquer les États généraux par Monsieur Loménie de Brienne. Son salon ne désemplit pas, sa belle-fille se mit en devoir de recevoir les amis de son époux. Élie Guadet et Pierre Victurnien Vergniaud y vinrent très vite, accompagnés d’Armand Gensonné et Antoine Duranton avec lesquels, sur l’incitation du président Du Paty, ils avaient créé une association. Elle regroupait toutes les sciences encouragées par les gens de lettres, les artistes et les amateurs, et était semblable à celle de Paris, tout comme le musée de Bordeaux qu’ils avaient aussi initié imitant celui de la Capitale. Ils eurent même le plaisir de recevoir l’abbé Dupont des Jumeaux, fondateur du Journal de Guyenne, le premier quotidien bordelais. Le petit salon de Marie-Amélie Lacourtade ne rivalisait pas avec celui de sa marraine Madame de Verthamon, épouse de Monsieur de Saige, où tout ce monde se retrouvait régulièrement et y croisait en plus l’intendant de la région, Nicolas Dupré de Saint-Maur, Romain De Sèze, Laffon de Ladebat, Monsieur de Lisleferme, avocat au Parlement et président du musée, tous protecteurs de cette institution. C’est lors d’une de ces soirées après la fête de Noël que l’assemblée se félicita dudoublement du tiers état. Monsieur Lacourtade ne put s’empêcher de laisser échapper discrètement en direction de son hôtesse. « – J’ai peur que cela ne change pas grand-chose ! Ce sont toujours les mêmes qui auront tout ! » Ce à quoi elle répondit n’en pensant pas moins. « – Voyons mon ami un peu d’optimisme. »

Ce soir-là, il rentra, contrarié, et trouva John rattrapant un retard de courrier à la lumière d’une chandelle. Comme le jeune homme lui faisait remarquer sa mauvaise figure, le vieil homme lui raconta les derniers événements et conclut comme à son habitude par un monologue. « – Ils se gargarisent des mots : liberté, patriotisme, bien-être, bonheur ou bien oppression, tyrannie, despotisme. Ils en ont plein la bouche. Ils claironnent tous qu’ils veulent l’égalité pour tous à condition que l’on ne touche pas à leurs privilèges bien entendu. Clergé, Noblesse, Parlement, Tiers-État, chacun veut une extension de prérogatives pour soi et pour les siens, et la suppression de toutes celles qui lui sont étrangères. La noblesse de province ne veut plus supporter le joug de celle de la cour ; le clergé inférieur veut entrer en partage des dignités du haut clergé ; les officiers et sous-officiers de l’année, partant des mêmes principes, tiennent le même langage, et les grands seigneurs trouvent très bon que le roi fût le maître absolu partout ailleurs que dans leur classe. Conclusion cela ne peut que mal finir. »

Le pays se mit toutefois en branle, les nobles et les prêtres élurent directement leurs délégués. Pour le Tiers, les électeurs de chaque bailliage ou sénéchaussée se réunirent par paroisses ou par corporations pour élire des délégués qui à leur tour élurent leurs députés aux États Généraux. Pour Bordeaux plusieurs nobles libéraux appuyèrent les revendications du Tiers, parmi eux André Daniel Laffon de Ladebat, déjà reconnu comme un philanthrope, fut élu par la paroisse de Pessac, mais cette désignation d’un noble comme député du Tiers ne fût pas du goût de la majorité de l’aristocratie et d’une partie de la bourgeoisie, aussi fut-elle invalidée, aussi fut-il obligé de rejoindre l’Ordre de la noblesse. L’anecdote remua la société bordelaise et donna de l’eau au moulin à Monsieur Lacourtade qui n’en finit plus de commenter tous les évènements politiques. « – Je savais bien que cela ne se passerait pas sans friction, sais-tu mon petit, que Monsieur de Ladebat, dont je t’ai déjà parlé il me semble, a tenté avec le Duc de Duras et d’autres nobles, de produire un cahier de doléances particulier retenant des revendications des corporations et des habitants des campagnes. Bien sûr, on ne peut nier le très bon résultat de Monsieur de Ladebat avec sa ferme expérimentale à Pessac, il était donc à même de comprendre ce qu’il voulait défendre. En tout cas, ce fut sans résultat. Il faut dire qu’il est difficile, sans paraître trahir son ordre, de défendre des intérêts qui lui sont apparemment opposés. Remarque, l’abbé Sieyès et le marquis de Mirabeau rejetés par leurs ordres, eux, sont parvenus à la grande joie de mon fils et de ses amis, à se faire élire par le Tiers. Ils ne m’enlèveront pas de l’idée que ce n’était que pour grignoter un peu de pouvoir, certains feraient n’importe quoi pour un lambeau de celui-ci ! » Et cela pouvait durer tard dans la nuit.

Le salon « des Chartrons « ne désemplit plus, chaque Ordre se dut de rédiger des Cahiers de doléances. Pour cela, on allait tous les jours chez les uns ou chez les autres, François-Xavier Lacourtade ayant le lieu le plus confortable, ses amis finirent par s’y installer. Entre deux idées, ils commentaient ce qui se passait à Paris. L’Affaire Réveillon avait été particulièrement commentée tant elle avait choqué. Chacun donna son avis sur le drame de cet entrepreneur de papier peint. Des manifestations ouvrières, au faubourg Saint-Antoine, suite à un mot mal interprété, avaient dégénéré et amené la troupe à ouvrir le feu pour arrêter le pillage de la manufacture. L‘incident avait frappé les esprits. Les uns essayèrent de disculper cet emportement malheureux afin de pouvoir pardonner les insurgés, les autres, dont Marie-Amélie était, pensaient que rien ne pouvait justifier ces massacres. Monsieur Lacourtade père prophétisa que ce n’était qu’un début, ce qui fut rejeté avec désinvolture par les jeunes gens.

Puis tout se calma, car élu, François-Xavier Lacourtade, accompagné de ses amis, partit pour Paris et furent à l’ouverture des États Généraux à Versailles dans la salle de l’Hôtel des Menus Plaisirs. Monsieur Lacourtade père et sa belle-fille se concentrèrent sur le négoce de la maison et attendirent les nouvelles qui ne tardèrent pas à venir. La première fut l’obtention de Necker pour le doublement du Tiers-État, et fut suivie du blocage des débats par la noblesse et le clergé. Tout cela nourrit les conversations et fit passer le décès du petit dauphin de France pour une anecdote. Monsieur Lacourtade père constata que les choses avaient bien changé.

David Jacques Louis (1748-1825).

Le serment du Jeu de Paume, lors duquel le Tiers-État décida de se constituer en Assemblée Nationale, fit l’effet d’une bombe dans la bonne société. Monsieur Lacourtade trouva que tout allait trop vite ou alors qu’il devenait trop vieux. Il fut choqué quand le Tiers-État refusa les ordres du roi même s’il n’était pas d’accord avec ceux-ci. Ensuite, il trouva bien qu’il y avait de quoi se réjouir lorsque le vote par tête fut obtenu à la fin du mois de juin, mais il n’en resta pas moins inquiet à l’annonce des émeutes qui secouaient les barrières d’octroi de Paris de peur que les convois de blé soient bloqués. Lorsque la capitale fut en état d’émeute généralisée et que les insurgés saisirent les stocks de grains, détruisirent les octrois et ouvrirent des prisons, il annonça solennellement lors du repas dominical, auquel siégeaient sa belle-fille et ses deux commis. « – Mes enfants tout cela n’annonce rien de bon, nous allons entrer dans des temps difficiles ! » Marie-Amélie plus optimiste et qui, comme son mari, s’enthousiasmait de tous ces changements qu’elle trouvait salutaires, n’arriva pas à le rassurer. La prise de la Bastille, qu’ils apprirent cinq jours plus tard, fut perçue loin de la Capitale de façon mitigée, et n’améliora pas le pessimisme du vieil homme.

L’automne n’était pas arrivé qu’il y avait eu la création d’une milice bourgeoise à Paris qui prit le nom de Garde Nationale. Puis il y eut le rappel de Necker, qui tenta de s’opposer à la confiscation des biens du clergé, et les premiers départs en émigration. Le comte d’Artois, frère de Louis XVI, et le prince de Condé, tous deux affolés par la tournure prise par les événements, s’exilèrent à l’indignation de Marie-Amélie. Puis il y eut ce que l’on appela a posteriori la « Grande Peur « et qu’ils vécurent dans leur propriété de Caudéran et lors de laquelle ils pensèrent comme beaucoup qu’ils allaient être massacrés par des brigands qui s’avérèrent ne pas exister, et qui eurent pour résultat d’armer le moindre paysan. Puis ils apprirent le massacre au cours d’une émeute du contrôleur général des finances, Foullon et l’intendant de Paris, Bertier de Savigny, ce qui mit en relief les présages de Monsieur Lacourtade. En réponse à l’agitation paysanne l’Assemblée Nationale constituante abolit les privilèges, du moins ce qui ne les contraignait pas trop, car la plupart nobles ou bourgeois étaient propriétaires fonciers. Puis il y eut l’émission d’un premier emprunt de trente millions lancé par Necker, la proclamation de la liberté de la presse et la lecture à l’Assemblée Nationale de la Déclaration des « Droits de l’Homme et du Citoyen » qui enthousiasma le peuple et fut ardemment commentée dans le salon de madame de Verthamon. S’inspirant des principes des Lumières, elle était une condamnation sans appel de la monarchie absolue et de la société d’ordre, ce qui répondait aux espoirs de tous les participants de la soirée dont beaucoup étaient nés dans la bourgeoisie de négoce. Reflet de leurs aspirations, elle garantissait les libertés individuelles, sacralisant la propriété, ouvrant à tous les emplois publics et partageant le pouvoir avec le roi. Mais restant circonspect, Monsieur Lacourtade père conclut avant de quitter l’assemblée réjouie. « – Vous verrez mes enfants, il faudra plusieurs décennies avant que ce ne soit la réalité, avant ça le navire va tanguer fortement ». Tous s’amusèrent de la défiance du vieil homme.

Et la première bourrasque vint, à la surprise de tous, début octobre alors que l’on finissait de mettre le vin en barrique pour le faire vieillir. Le roi et sa famille avaient été ramenés à Paris par des femmes réclamant du pain. Certains commencèrent à douter du déroulement des événements politiques et sous différents prétextes et quittèrent le pays.

De son côté, François-Xavier vint rendre visite aux siens et fit un court séjour dans leur maison de campagne. Au milieu de ses comptes rendus, il raconta l’anecdote de ce docteur qui avait poussé son sens de l’humanité à mettre au point un engin avec le chirurgien Antoine Louis, plus sûr, plus rapide et moins barbare pour réaliser une exécution capitale. Les deux créateurs l’avaient nommée la « Louison ». Ce docteur nommé Joseph-Ignace Guillotin avait proposé à l’Assemblée sa nouvelle machine servant à exécuter les condamnés à mort et elle avait été agréée.Monsieur Lacourtade père, plus circonspect devant l’enthousiasme de son fils pour l’humanité dont avait fait preuve l’Assemblée, ne put s’empêcher de déclarer : « – Dieu fasse qu’elle ne serve pas trop ! »

*

Le tourbillon continua, à la fin du mois d’octobre Armand-Gaston Camus élu président de l’Assemblée Nationale constituante institua la loi martiale, puis la même Assemblée vota l’interdiction provisoire de prononcer des vœux de religion et décida de la nationalisation des biens du clergé. Un soir Monsieur Lacourtade père annonça à celui qui était son confident. « – Mon petit, la France sera dorénavant découpée en 83 départements, le nôtre s’appellera la Gironde ! » Quelque temps plus tard, il commenta un nouveau décret : « – Décidément ils n’auront de cesse de tout bouleverser, ils viennent d’abolir le droit d’aînesse, et les filles hériteront à parts égales comme leur frère ! Ma foi, pourquoi pas ! Mais cela va mettre bien des désordres chez les notaires ! Et va morceler en un rien de temps, bien des patrimoines, construits au fil des générations. » Quelques jours plus tard, il lut dans « la petite Gironde « que le dénommé Barnave, porte-parole des colons de Saint-Domingue, avait fait admettre le maintien de l’esclavage dans les colonies. Il avoua son soulagement à son bras droit qui le comprit bien, car cela aurait mis à mal une bonne partie de leur commerce. Mais quand en juin 1790 il apprit la suppression de la noblesse héréditaire, il s’exclama : « – Sont-ils bêtes, un aristocrate reste un aristocrate, on ne change pas d’arbre généalogique par décret ! Ils veulent leur faire porter leurs noms de famille que pour la plupart, ils devront exhumer de coffres et parchemins poussiéreux oubliés de tous. Ils leur ordonnent d’abandonner les noms des terres que de toute façon ils possèdent encore. Tout ça pour ne pas froisser le peuple. Tu vas voir mon petit si un Mirabeau va apprécier longtemps de ne plus s’appeler que Monsieur Riqueti ou si le marquis de Lafayette se sentira mieux dans la peau de Monsieur Motier. Ils en reviendront, tu verras mon petit, la vanité sera trop forte, ils l’abolissent, car ils ne peuvent l’avoir par le sang et le droit, mais bon c’est le principe de leur égalité ! » Monsieur Lacourtade père ne se rendait pas compte qu’au fil du temps il se détachait des bouleversements occasionnés par la révolution et qui transformaient insidieusement sa vie. Puis au grand scepticisme de celui-ci, se demandant comment elle allait s’y prendre pour garder la paix, l’Assemblée dénonça le Pacte de famille qui par une série d’accords entre les différentes branches de la maison régnante avait assuré l’hégémonie ou tout au moins avait évité toutes nuisances entre elles, évitant les conflits. Il n’eut pas le temps de s’attarder dessus, entre la démission de Jacques Necker et l’adoption du drapeau tricolore, et le début de coalition des pays frontaliers, Monsieur Lacourtade père apprit qu’il allait être grand-père et il exulta de joie à l’idée d’avoir un petit-fils, ce dont il ne doutait pas. Il fut plus déçu d’apprendre qu’après réflexion Marie-Amélie s’était décidée à rejoindre son époux qu’elle trouvait trop longtemps absent.

Chapitre 4.

Paris, fin 1790.

Marie-Amélie Cambes-Sadirac
Épouse Lacourtade

Marie-Amélie avait fermé la demeure de Caudéran après les fêtes de la Toussaint de 1790. Elle laissa son beau-père s’occuper à nouveau pleinement des affaires familiales. Celui-ci retourna s’installer dans leur hôtel sur le quai des Chartrons. Les meubles avaient été couverts de draps, et les volets clos, la maison restant sous la surveillance d’un couple de concierges, son absence étant indéterminée. Elle avait eu un pincement au cœur au souvenir du dernier passage de son époux qu’elle rejoignait à Paris, mais avait suivi une bouffée de joie se sachant enfin enceinte après cette attente qui lui avait fait tant craindre d’être dans l’incapacité de procréer. Elle le revoyait arrivant dans l’allée de platanes jonchée de feuilles sous le soleil d’automne après trois mois de séparation. Ils s’étaient retrouvés comme aux premiers jours, quittant à peine leur lit. Et de cet instant de bonheur, la vie avait éclos en elle. Elle avait décidé de regagner la capitale avant que sa grossesse ne le lui permette plus.

*

Après un voyage sans encombre, Marie-Amélie était arrivée sous le soleil dans la capitale, ce qu’elle avait considéré comme un bon présage. Tout en remettant de l’ordre dans sa tenue, elle leva les yeux vers l’immeuble qu’elle habiterait désormais quand surgit de la porte-cochère son époux. Elle éclata de rire de le voir essoufflé d’avoir descendu les escaliers à toutes jambes pour l’accueillir. Elle se moqua de lui. Il la prit dans ses bras heureux de la sa présence et la fit tournoyer. Tout en riant de plus belle, elle le pria d’arrêter ses enfantillages. « – Voyons François que vont penser les voisins ?

– Cela m’est égal ! Tel un propriétaire, il lui montra la façade de l’immeuble dans lequel elle logerait pendant son séjour au bord de la Seine dans l’île Saint-Louis renommée « île de la Fraternité ». À Paris depuis peu tout était rebaptisé selon le mode révolutionnaire, on n’était plus Monsieur ou Madame, mais citoyen ou citoyenne. Illuminé de soleil toute la journée, l’appartement, situé au deuxième étage, était clair. Son époux lui avait fait faire le tour du propriétaire, tout fier qu’il fût du joli meublé, qu’il avait pu se procurer pour son confort par l’intermédiaire de la tante de celle-ci. Il appartenait à l’un de ses amis qui était allé en voyage en Italie pour un temps indéterminé. Ses fenêtres donnaient sur le dos de la cathédrale Notre-Dame, ainsi que sur le quai des Tournelles où les bateliers échouaient leur embarcation sur la rive gauche du fleuve. Tout n’était que vie et couleurs, elle était heureuse. Le peu qu’elle avait vu de la ville lui plaisait malgré le bruit et la puanteur qu’exhalaient ses rues. François-Xavier avait engagé, pour servir son épouse, une chambrière, une belle normande appelée Anastasie, ce qui avait fait sourire Marie-Amélie se demandant comment les parents avaient pu avoir l’idée du prénom, et une cuisinière, bonne femme ronde si l’en était, prénommée Honorine. Celle-ci officiait dans la cuisine située dans la cour. Se rajoutait au service du couple une jeune servante, enfant de la famille de la cuisinière qui avait l’allure d’une souris et que tous baptisaient Grisette. François-Xavier, lui, avait pour son usage personnel, Damien, son frère de lait et valet de chambre qui l’avait toujours suivi où qu’il aille. Ils détenaient donc tout le confort souhaitable. L’installation fut joyeuse d’autant que l’appartement était spacieux avec ses deux chambres agrémentées de leurs boudoirs avec vue sur jardins, du salon donnant sur la Seine par un très beau balcon en fer forgé juxtaposé à la salle à manger et au bureau. Les présentations faites, François-Xavier entraîna sa jeune épouse ravie dans leur alcôve qu’il ferma derrière lui.

*

Sir Joshua Reynolds, 1723-1792, British, Miss Mary Hickey, 1770
Élisabeth Chevetel De La Rabelliere

Dès le lendemain, la première visite de Marie-Amélie fut pour sa tante Marie-Louise La Fauve-Moissac, marquise Ajasson de Grandsagne. Celle-ci la reçut avec joie dans son hôtel particulier du Marais qu’elle occupait, n’étant pas de service auprès de la reine. Le hasard l’y fit retrouver sa belle-sœur qu’elle ne connaissait guère ne l’ayant rencontrée en tout et pour tout que trois fois dans des conditions peu liantes. Il y avait alors eu beaucoup de monde autour d’elles.

Élisabeth Chevetel de la Rabellière avait été essentiellement élevée au couvent des clarisses urbanistes à Fougères en Bretagne. Elle en avait gardé une nature posée, économe de geste, caractérisée par une grande douceur. Lorsque sa mère, Madame Chevetel, gravement malade, avait senti sa fin proche, elle avait emmené Élisabeth aux côtés de sa sœur, clarisse au sein de l’abbaye de leur ville natale à Fougères. Vinciane Chevetel de la Rabellière à peine arrivée, son enfant en sécurité, s’abandonna à une mort lente, laissant les sœurs remplacer l’image maternelle auprès de la petite fille. L’austère couvent créé autour d’un cloître sous un toit à longs-pans en ardoise, dessous un ciel souvent gris devint la maison d’Élisabeth et ne sembla jamais vraiment déprimant à la petite orpheline de cinq ans que sa tante couvait avec ses comparses. Son décor journalier était constitué de bâtiments construits en pierre de taille granitée et en moellon schiste. Ils étaient composés d’un rez-de-chaussée à galerie sur le déambulatoire, d’un étage carré et de deux niveaux de combles. Le premier était éclairé par des lucarnes à frontons alternativement triangulaires et circulaires sur le cloître, le second, où les sœurs lui avaient aménagé une chambrette, par des outeaux. Elle était surveillée le plus souvent par les novices, venant en aide par tout où elle le pouvait. Fille unique et héritière du baron de la Rabelliere, colonel dans le corps expéditionnaire français mené par le comte de Rochambeau pour soutenir les colons américains dirigés par George Washington contre les troupes britanniques, elle y était heureuse et ignorante de ce qui se tramait pour elle à l’extérieur de ses murs. Si son père ne détenait pas une très grande fortune, elle n’était pas négligeable, voire elle pouvait passer pour conséquente. Afin de protéger sa petite fille devant laquelle il était en adoration, il avait conclu un contrat de mariage avec son ami le baron Cambes-Sadirac pour sa fille et le fils aîné de ce dernier, Charles Louis. L’union conjugale aurait lieu dès que la fillette se transformerait en femme et ce jour-là le promis possèderait les terres de Saint-Aignan devenant ainsi le chevalier de Saint-Aignan.

Lorsque la nouvelle de sa mort arriva au couvent, Élisabeth venait d’avoir huit ans. Elle se souvenait vaguement de ce père qu’elle avait peu connu. Si elle ressentit un grand abattement, ce fut de ne pas assez se remémorer l’image paternelle pour en être attristée. Elle culpabilisait de ce manque de sentiment et n’osait en parler à quiconque. Mais elle s’inquiéta bien plus d’être informée du même coup qu’elle était promise à un garçon de trois ans plus âgé. Éduquée au milieu des sœurs, avec pour compagne de son âge les novices, son apprentissage s’était bornée au rudiment de l’écriture et de la lecture ceci afin de pouvoir lire la Bible. Elle ne connaissait des hommes que l’homme à tout faire du couvent, un pauvre bossu, qui, bien que gentil, lui faisait peur. Sa tante la rassura quant à ce mariage qui n’était pas pour demain, mais elle n’obtint pas plus d’informations. Au-dehors, un combat pour sa fortune se disputait, entre l’abbaye qui désirait que le testament du baron soit respecté, car il recevait un huitième de l’héritage de la fillette pour l’avoir élevée et son oncle qui avait décrété qu’il devenait son tuteur et, donc, le gestionnaire de la cassette de celle-ci. Médecin du comte de Provence, il était soutenu dans ses ambitions par le marquis de La Rouërie dont il avait guéri l’épouse gravement malade. Au milieu des chicanes engagées, le baron Cambes-Sadirac rappela que la jeune fille, quoi qu’il en soit, était promise à son fils et qu’il ne laisserait personne mettre la main sur c capital que lui-même convoitait. Le système judiciaire investit cette affaire comptant bien en retirer des subsides. Les années s’écoulèrent en procédures sans qu’aucun des partis n’emportât le pactole. La nature finit par régler le problème. Lors de sa treizième année, Élisabeth tomba malade, les clarisses crurent que la jeune fille allait mourir d’une crise d’anémie et au cours de celle-ci, elle eut ses menstruations. À peine rétablie et sans mettre un pied à l’extérieur, son mariage fut célébré dans la chapelle du couvent. Charles-Louis qui s’apprêtait à intégrer le corps de régiment de Guyenne, régiment du Dauphin, comme lieutenant, accompagné par son père, opéra un crocher afin d’épouser la jeune fille. Inconnus l’un pour l’autre, à peine sorti du monde de l’enfance, ils se découvrirent et se trouvèrent rassurés. Élisabeth était mince avec une chevelure flamboyante aux lourdes boucles, des yeux noirs qu’une myopie agrandissait et le teint pâle ; quant à lui, il était devenu presque un homme avec ses seize ans, grand, châtain, la taille bien tournée. Ils composaient un joli couple. Sous le regard attendri des sœurs qui l’avaient élevée, elle dit oui au jeune homme ému par la fragilité de sa jeune épouse, un oui qui tenait lieu de formalité. La cérémonie finie, la mère supérieure offrit exceptionnellement un verre de vin, celui-ci avalé, le jeune marié repartit vers sa destination laissant la mariée déconcertée qui ne pouvait le suivre dans une ville de garnison. Trop jeune, pour concevoir, il en avait été décidé ainsi entre son beau-père et sa tante. Le jeune époux vint la rechercher deux ans plus tard, au cours desquels ils échangèrent quelques lettres insipides. Elle n’avait pas grand-chose à raconter et lui ne pouvait décrire ce qu’il vivait. Il l’emmena dans un premier temps dans le domaine de Saint-Aignan entre la Garonne et la Dordogne, elle apprit que dans sa dot, il y avait notamment les terres adjacentes. Le petit château conçu par Victor Louis la séduisit aussitôt et devint son lieu de villégiature préférée. Pendant son séjour, elle découvrit son époux et avec toute la candeur de son innocence, elle en tomba amoureuse. De son côté, Charles-Louis s’attacha à la jeune fille sans expérience qui le regardait comme un dieu. Il leva le voile sur la vie de sa jeune épouse et quand il saisit qu’il n’y suffirait pas, il l’emmena auprès de sa tante Madame La fauve Moissac, qui compléta un manque d’éducation évident pour paraître en société. Élisabeth, de caractère docile, se laissa façonner. Son intelligence lui permit de comprendre l’importance de tout ce qu’elle apprenait afin de tenir son rang. Elle n’aimait pas trop le monde et elle ne s’y mêlait que chaque fois que c’était incontournable. Elle y apparaissait très réservée, voire un peu gauche. Si ce n’était sa beauté de rousse, que les coiffures à la mode plus naturelles mettaient en valeur, elle serait passée inaperçue. En revanche, elle se donnait pour les œuvres avec toute la modestie possible, allant d’un hospice à un autre, apportant de la nourriture, des biens de première nécessité et son temps qu’elle n’hésitait pas à accorder aux malheureux. Sa timidité disparaissait devant les besoins des indigents, elle frappait aux portes de ses connaissances pour obtenir d’eux de l’aide, surprenant ceux-ci par son audace son obstination à recueillir des fonds. Elle se forgea dès son entrée dans le monde une réputation de bonté qui était justifiée, même si pour beaucoup cela n’avait guère d’intérêt. Son beau-père, chez qui elle vivait, était fier de celle-ci, il aimait sa nature simple, solide de bon sens, sans fioritures. Son fils étant souvent absent de la demeure familiale, il appréciait ses tête-à-tête qu’il s’accordait avec sa belle-fille entre deux séjours à Versailles loin des tumultes de la cour. Aussi quand il décida de se remarier il prit la peine de lui demander son avis qui, bien qu’anecdotique, lui importait. Amusée, elle lui en donna un favorable, arguant qu’il était dans la force de l’âge et que ce ne pouvait être qu’une bonne chose. Il revint donc à l’hôtel Cambes-Sadirac avec la nouvelle baronne de trois ans plus âgée qu’Élisabeth. Marie-Josèphe Bechade-de-Fonroche, dans un premier temps, face à la gentillesse de celle-ci, se méfia. Elle était peu habituée à ces façons. Dans un deuxième temps, elle pensa qu’elle était gourde et se mit à la mépriser. Mais ce dédain se retourna contre elle tant Élisabeth était aimée de sa maison et de son entourage. Les domestiques de l’hôtel obéissaient prioritairement aux demandes de celle-ci allant souvent à l’encontre de la nouvelle baronne. La guerre qu’elle voulut déclarer s’éteignit d’elle-même désarmée par un adversaire conciliant et bienveillant.

Ce fut l’année de l’arrivée de sa belle-mère qu’Élisabeth tomba pour la première fois enceinte à sa grande joie. Elle allait enfin devenir mère. Mais celle-ci fut de courte durée, trois mois plus tard elle faisait une fausse couche et son anémie reprit engendrant des étourdissements des palpitations et une perte d’appétit qui fit peur à tous. Son époux décida de l’emmener à Saint-Aignan, la campagne ne pouvait que lui faire du bien. Elle se rétablit et revint à Paris, mais cet épisode réitéra l’année suivante. Elle n’avait pas eu ses vingt ans qu’elle avait effectué trois fausses couches. Elle désespérait de mettre au monde un jour. Elle ne s’accommodait pas à cette idée et suppliait Dieu et tous ses saints de lui accorder le don de la vie. Mais sa santé alliée aux absences de son époux ne l’avait pas exaucée.

Depuis le départ de ce dernier, le chevalier de Saint-Aignan ayant rejoint le général en chef des troupes de la Meuse, de la Sarre et de la Moselle, le marquis de Bouillé se mit en route afin de réprimer les rébellions de Nancy, elle s’ennuyait. L’immigration avait décimé l’armée et la marine. Les transfuges s’étaient massés à Coblentz et à Bruxelles autour des princes qui prescrivaient aux « sujets loyaux » de quitter la France pour se coaliser à eux. « L’armée de Condé » s’apprêtait à seconder l’invasion du territoire, ce que l’époux d’Élisabeth désavouait. Elle vivait donc seule dans l’hôtel familial des Cambes-Sadirac de la rive gauche déjà déserté un an auparavant par son beau-père désormais établi en Angleterre.

Du même âge que Marie-Amélie, elle se prit tout de suite d’amitié pour elle. Elle décida de lui faire connaître tout ce qui se devait sur Paris. La douce Élisabeth, dont les trois fausses couches successives avaient altéré la santé, gardait malgré cela un enthousiasme enfantin, attachant, et emporta sans effort l’affection de Marie-Amélie. On vit alors les deux jeunes femmes souvent accompagnées de leur tante Madame La Fauve-Moissac, dont la beauté restait avérée, aux promenades à la mode, aux théâtres, à l’opéra et autres loisirs qu’offraient encore la Capitale en dépit des tumultes de la politique.

*

À Bordeaux, ce fut donc seul, avec John Madgrave, que Monsieur Lacourtade père reprit en main la maison de négoce. Entre la cuisinière et son valet de pied, tous deux aussi âgés que lui, il renoua avec ses habitudes dans la demeure vide avec pour unique compagnon son commis devenu son bras droit, son deuxième commis étant reparti chez lui à la demande de son père sentant le pays un peu trop agité. Trop pris par son négoce, il ne s’attarda pas sur le décret donnant obligation aux ecclésiastiques de prêter serment de fidélité à la Nation qui déchira l’Église de France en deux clergés rivaux, et à peine sur la loi supprimant les corporations et proclamant le principe de la liberté du travail, du commerce et de l’industrie qu’il gratifia de quelques mots à John. « – Mon petit, tout ceci est bien beau, mais leurs lois ne vont pas donner plus de travail, le premier résultat des violences a été de faire partir, outre des nobles, beaucoup de gens riches ou même aisés, non pas qu’ils soient tous ennemis de cette révolution, mais simplement, car ils ont peur. Et ceux qui restent n’osent ni bouger, ni entreprendre, ni vendre, ni acheter. Le négoce est figé guettant les changements. Si bien que si les paysans guettent les biens du clergé, les ouvriers, eux sont renvoyés des ateliers et errent dans la ville, plein d’aigreur, les bras croisés. Tout cela va mal tourner, c’est une armée aigrie de misère qui erre dans nos rues prête à faire un mauvais coup. » Mais il n’eut pas à se plaindre. Ses manœuvriers trop heureux d’obtenir du travail dans des temps qui devenaient de plus en plus difficiles se présentaient tous les jours sans accrocs.

Première vue du port de Bordeaux, prise du côté des salinières (Vernet Joseph (1714-1789)

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode suivant

mes écrits

DU VIN A LA CANNE À SUCRE

La petite fille avait le cœur qui battait la chamade. Sa mère lui avait mis sa plus belle robe et son plus joli chapeau. Son père lui avait expliqué minutieusement quelles actions elle devait mener à bien. C’était un grand jour pour elle et la Louisiane. Elle se tenait debout, entourée de militaires, au milieu de la place d’armes de La Nouvelle-Orléans où tous la regardaient. Le soleil brillait de mille feux, en ce 20 décembre 1803. En ce jour fatidique de la passation de pouvoirs, Élisabeth Duparc, âgée de 7 ans, fille d’une famille de riches planteurs, coloniaux et aristocrates, avait l’honneur d’abaisser le drapeau français.

Chapitre 1

vue du port de la Nouvelle-Orléans

Décembre 1803, la Louisiane devient américaine 

À dix heures et demie du matin, du jour qui devait être le premier d’une ère nouvelle pour les rives du Mississippi, Pierre-Clément de Laussat, envoyé comme gouverneur par Napoléon, se trouva entouré, chez lui, de tous les officiers municipaux, de l’état-major, d’un grand nombre d’officiers et de bien plus de citoyens français, de tous rangs et de toutes conditions. Le préfet français se rendit à pied, avec ce cortège, au Cabildo, l’Hôtel-de-Ville de La Nouvelle-Orléans. Parmi eux marchait Philippe-Guillaume Benjamin Duparc, dit Guillaume Duparc, père d’Élisabeth Duparc.

La journée était belle et la température douce comme cela était la norme au mois de mai. Jolies femmes et élégants ornaient tous les balcons de la place d’armes. Personne ne voulait manquer le spectacle. Les officiers espagnols se distinguaient dans la foule par leurs plumaches. À aucune des cérémonies précédentes, il n’y avait eu pareille quantité de curieux. Au premier rang, Anne Prudhomme Duparc, entourée de ses deux fils, regardait avec attention et attendrissement sa petite fille. Elle ne la quittait pas des yeux afin de la rassurer de son mieux. Celle-ci, debout au côté d’un officier, ne bougeait pas. Elle attendait avec calme que ce dernier lui dise quoi accomplir. Elle levait la tête de temps en temps vers lui, c’était le seul signe de son impatience.

Les troupes anglo-américaines se présentèrent enfin. Elles débouchèrent en pelotons successifs le long du fleuve. Sur la place, faisant front aux milices adossées à l’Hôtel-de-Ville, ils se formèrent en ordre de bataille. Le chef de bataillon du génie Vinache, le major des milices Livaudais, et le secrétaire de la commission française Daugerot reçurent au bas de l’escalier de l’Hôtel-de-Ville les commissaires américains, Messieurs Claiborne et Wilkinson délégués par leur gouvernement. Pierre-Clément de Laussat s’avança vers eux, jusqu’à la moitié de la salle de la séance. Claiborne s’assit sur un fauteuil à sa droite et Wilkinson sur un autre à sa gauche. La remise du traité de cession et des clefs de la ville à Monsieur Wilkinson faite, le préfet français délia de leur serment de fidélité envers la France les habitants qui voudraient rester sous la domination des États-Unis. Guillaume Duparc pensa en lui-même. « Tout cela pour ça ! » La France, l’Espagne puis de nouveau la France et maintenant l’Amérique, mais la Louisiane c’était eux, les habitants, les planteurs, les négociants. Ils l’avaient construite et défendue. Jamais aucun gouvernement ne leur avait demandé quoi que ce soit. Et lorsqu’ils avaient réclamé de choisir, O’Reilly, un Irlandais à la solde de l’Espagne s’était chargé de les punir.

Elisabeth Duparc

Les signatures et les discours achevés, ils se transportèrent au principal balcon de l’Hôtel-de-Ville. À leur apparition, le capitaine dénoua la corde qui maintenait le drapeau tricolore en haut du mat et la tendit à la petite fille que l’impatience gagnait. La bannière française fut descendue et le pavillon américain fut monté par un jeune officier américain. Ils furent arrêtés à la même hauteur. Un coup de canon lança le signal des salves des forts et des batteries. Monsieur Wilkinson se retourna vers les membres amassés derrière lui. « — C’est votre fille Duparc ?

— Oui monsieur.

— Elle est charmante.

À l’instant où le drapeau français avait été descendu, partout, excepté quelques applaudissements d’un groupe d’Américains, les larmes et la tristesse se manifestèrent. On voyait régner l’immobilité et le silence. La douleur et l’émotion se peignaient sur la plupart des visages… Plus d’un pleur fut versé au moment où le pavillon abaissé disparut du rivage.

***

 À trois heures de l’après-midi, Pierre-Clément de Laussat réunit à dîner quatre cent cinquante personnes. Le public était mélangé, français, Espagnols, Américains se côtoyaient. Guillaume Duparc et son épouse étaient venus accompagnés de la famille de cette dernière, les Prudhomme et de leurs amis les Rousseau. Les trois familles étaient de notoriété fort respectable. Les Prudhomme étaient la troisième génération de Louisianais, leurs ancêtres étaient des Canadiens français qui avaient émigré du Québec à Iberville en 1699 pour s’installer dans la nature sauvage de la Louisiane. Le grand-père avait été médecin à la cour du roi de France Louis XV, un lien si noble qu’il avait assuré aux Prudhomme une position sociale solide dans la colonie, sous domination française comme espagnole. Quant à Pierre Rousseau, commandant espagnol à Natchitoches, il était le camarade d’armes de Guillaume Duparc, héros militaire richement décoré et généreusement récompensé, lui-même commandant du poste de Pointe-Coupée en Louisiane.

Avec le madère, les invités burent à la santé des États-Unis et de Jefferson ; avec du malaga et du vin des Canaries, à Charles IV et à l’Espagne ; avec du champagne rose et blanc, à la République française et à Bonaparte. Enfin, le dernier toast porté fut au bonheur éternel de la Louisiane pendant que se terminait une salve de soixante-trois coups de canon. Ensuite, un « thé paré » fut servi à sept heures et un bal clôtura la journée. On soupa à deux heures de la nuit. En apparence, tout semblait harmonieux, la passation de la Louisiane au sein des États-Unis d’Amérique paraissait convenir à tous. C’était sans compter les pensées larvées et le ressentiment qu’Espagnols et Français avaient envers leurs rois qui les utilisaient comme des pions et sans l’assurance avec laquelle pavoisaient les Américains nouvellement arrivés.

***

Anne Nanette Prudhomme et guillaume Duparc

Mars 18o4, visite à la plantation Duparc.

Le landau s’arrêta devant une ébauche d’allée qui s’enfonçait dans la végétation. Guillaume Duparc descendit de la voiture et aida son épouse à faire de même. Malgré le froid rigoureux, des hirondelles voltigeaient dans les airs sous un soleil qui annonçait des temps meilleurs. C’était à la fois les derniers jours de mars et les premiers du printemps. Les arbres fruitiers étaient déjà couverts de fleurs et exhalaient de toutes parts leurs parfums. L’atmosphère en était embaumée. Les oiseaux gazouillaient de tous côtés, et l’aimable Moqueur faisait retentir son chant varié et harmonieux. Il n’y avait encore ni maringouins ni serpents. L’herbe pointait avec force et formait une nappe verte, qui rafraîchissait la vue sur les deux rives du Mississippi. La crue du fleuve cette année-là était en retard par rapport à l’habitude. Il ne charriait ni sédiments ni déchets de végétation. Il n’était pas troublé, ne débordait pas. Il présentait un vaste tapis mobile qui se déroulait majestueusement. Les navigateurs le montaient, le descendaient aux rames, à la voile, en chalands, en pirogues, chargés des produits des manufactures d’Europe et des champs de la Louisiane.

Anne resserra son châle de cachemire autour de son manteau, le vent du nord sifflait vigoureusement. Elle replaça l’une de ses mèches brunes, qui s’était échappée de sous son capot de paille. Elle prit le bras de son mari et se laissa guider sur leur nouvelle propriété.

Chapitre 2

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

Quand tout commença !

Guillaume Duparc n’était pas un saint. Il était, comme beaucoup de vétérans, un homme familier des conflits et de la violence. D’une famille normande, de Caen, il se nommait Philippe Guillaume Benjamin Gilles. De nature coléreuse, le jeune Guillaume avait entaché la famille Gilles en tuant en duel un ami proche de son père. L’ayant appris, ce dernier attendit son retour, la rage gonflant en lui. Le père ne pouvait renier son fils. Mais pour l’un comme pour l’autre, l’emportement engendrait la source de leurs actions aussi lorsque son fils rentra dans la demeure familiale, il chercha à regagner son honneur en punissant son fils. Ne pouvant l’approcher, de colère, il lui courut après, l’arme à la main, n’hésitant pas à lui tirer dessus. Guillaume s’enfuit, se précipitant vers le jardin puis les champs adjacents. Le père manqua sa cible, mais bien que le fils ne fût point physiquement blessé, il n’échappa pas pour autant à l’ire de son père. Il fut banni de sa famille et il fut envoyé au sein de la Marine royale française, un destin que l’on prétendait pire que la mort. Initialement assigné comme assistant-tireur, le jeune Français résilient et ambitieux monta rapidement dans les rangs des Marines. En traversant l’Atlantique et en combattant dans la Révolution américaine, Guillaume gagna en notoriété et pour cela il opta pour un nouveau patronyme, désirant tirer un trait sur sa famille et effacer son humiliation. Avant d’entrer dans l’Armée de mer, Guillaume Gilles adopta le surnom « de Mézières Duparc »en inférant une certaine relation à la noblesse. Quelles que fussent ses raisons, il fut bientôt connu sous le nom qu’il avait choisi : Duparc.

Dès sa première campagne, il participa à la bataille de Savannah au service de l’amiral français Charles-Henri d’Estaing, puis deux ans plus tard, la providence le trouva sous les ordres du général espagnol Galvez combattant les Britanniques à la bataille de Pensacola. Pendant son service, il rencontra Pierre Rousseau qui devint un ami de confiance. Tous les deux reçurent les compliments du roi Carlos d’Espagne pour leurs rôles dans cette victoire franco-espagnole. Ils rejoignirent le comte de Grasse à Saint-Domingue, puis ils voguèrent vers le nord jusqu’à la Bataille des Banques extérieures. Après cette expédition, la carrière militaire de Guillaume Duparc atteignit son paroxysme grâce à la bataille d’Yorktown, où il fut blessé. Lorsque la guerre de la Révolution américaine prit fin, les deux amis obtinrent comme charges par les Espagnols de défendre les voies navigables de la colonie. Le roi Carlos nomma Rousseau, pour son service rendu, Commandant du poste de Natchitoches quant à Duparc, il reçut la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, un avant-poste stratégique dans le centre de la Louisiane. Le monarque par l’intermédiaire du gouverneur leur alloua une pension, une terre et un statut en Louisiane espagnole. Les deux camarades devinrent associés dans des projets immobiliers et commerciaux et achetèrent des propriétés le long du Mississippi et dans le sud-ouest de la Louisiane.

Anne Nanette Prudhomme

Fortune et position établies, Pierre Rousseau, cousin par alliance de la famille créole Prudhomme, introduisit avec tact son ami. Il profita d’un bal militaire pour procéder aux premières présentations. Au sein de cette famille existait une charmante et ravissante fille à marier. Anne Prudhomme, que tous surnommaient Nanette, outre sa joliesse, elle avait pour avantage une dot fort conséquente et un caractère à la hauteur de son galant. La cour de Guillaume fut de courte durée. Si la famille créole de Anne était l’une des plus anciennes de Louisiane, Duparc était un héros militaire richement décoré et copieusement récompensé, aussi l’union conjugale était destinée à être d’égales valeurs sociales. Chacun y trouvant son compte, ils se marièrent à Natchitoches. La base financière, politique et sociale nécessaire au bien-être futur était assurée. Les premières années du couple furent calmes. Ils les passèrent à Natchitoches dans cette région cotonnière, non loin des plantations et des maisons de la famille Prudhomme. Leur premier enfant, Louis vint au monde au sein de ce bonheur tout neuf.

Ayant obtenu la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, ils emménagèrent au sein de cette paroisse. Anne accompagna son époux sans état d’âme, bien qu’elle appréciât son existence auprès de sa famille, une nouvelle vie l’enthousiasmait, d’autant qu’elle l’intégrait en tant qu’épouse du commandant. À peine arrivés, naquit Guillaume dit Flagy. Deux ans plus tard, vint au monde Élisabeth.

Les responsabilités de Guillaume impliquaient de gouverner à la fois militairement et politiquement. Il trouvait cela bien ironique et c’était pour lui un juste retour des choses, lui qui avait quitté la France quelques années auparavant comme un meurtrier déshonoré à cause d’un duel. De manière identique que les autres fonctionnaires coloniaux espagnols, il se devait d’appliquer la loi hispanique sur les Français et les créoles, qu’ils fussent libres ou esclaves, bien que la plupart eussent préféré vivre sous le drapeau français. Sa vie de Commandant espagnol alla de crise en crise : querelles françaises et espagnoles, soulèvements d’Indiens. Il dut même réprimer de façon fort brutale une insurrection d’esclaves qui avait éclaté sur les plantations de Pointe-Coupée. 23 esclaves furent pendus et 31 condamnés récoltèrent une peine de flagellation et de travaux forcés. Trois hommes blancs ayant aidé, voire tramer la rébellion, furent déportés suite à leurs actes. Deux d’entre eux purgèrent six ans de travaux forcés à La Havane. On lui en reprocha la méthode, mais pour lui c’était le résultat qui comptait.

***

1803

Avec l’achat de la Louisiane, Guillaume Duparc fut relevé de ses fonctions. Le gouvernement américain réorganisa la colonie à sa convenance avec les nouvelles lois qui allaient avec. En tant que vétéran de la guerre d’Indépendance américaine, il présenta une demande au président Thomas Jefferson, pour obtenir des terres supplémentaires. Ce dernier assuré de la fidélité de Guillaume lui accorda une plantation aux bords du Mississippi. Si Guillaume fit expulser les pauvres fermiers acadiens propriétaires des parcelles adjacentes qu’ils avaient colonisées vingt ans auparavant, il accepta la présence des indigènes, des Acolapissa, sur la partie arrière du domaine qui donnait sur les bayous. Le terrain était de premier ordre, sur un sol inhabituellement élevé et dégagé sur les rives du fleuve. Il construisit sa demeure au milieu de l’emplacement du grand village indien des Acolapissa établi sur place depuis plus d’un siècle.

Chapitre 3

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

1808, le jour fatidique

À l’ombre des branches basses des grands chênes, la demeure était presque cachée de la route qui longeait le fleuve. Elle était construite sur un sous-sol en brique surélevée et de briquette entre-poteaux pour l’étage supérieur. La maison, avec sa charpente de toit normande, formait un U. Les deux ailes arrière entouraient une cour centrale. Au fond de celle-ci se situait la cuisine détachée des bâtiments pour éviter les accidents incendiaires. Anne vérifiait que le ménage avait été correctement fait par les deux servantes, et traversait les dix pièces de l’étage. Toutes donnaient sur les galeries de devant comme de derrières, cela permettait par fortes chaleurs de provoquer un semblant de courant d’air.

Elisabeth Duparc

Elizabeth jouait sous la véranda lorsqu’elle remarqua des esclaves qui ramenaient sur un brancard un homme visiblement mal en point. À sa grande surprise, c’était son père, il paraissait mort. Elle accourut voir de plus près ce qu’il en était. Triste constat difficile à admettre. Quelque chose en elle se brisa, elle saisit de suite que son enfance était achevée. Elle se précipita à l’intérieur de la maison sa robe de voile de coton blanc voletant comme un nuage autour d’elle. « Nanette, Nanette! C’est père! C’est père» Anne, qui avait découvert son deuxième fils, Guillaume, surnommé Flagy, dans sa chambre, à une heure avancée et dans un triste état alcoolisé, le sermonnait essayant désespérément de lui faire comprendre qu’il ne devait pas courir après toutes les quarteronnes de La Nouvelle-Orléans. Devant le tapage créé par Élisabeth, elle finit par s’énerver oubliant son calme. C’en était trop, elle abandonna son fils et se retourna avec colère vers la pièce d’où elle entendait hurler sa fille. « Élisabeth, une jeune fille de bonne famille ne crie pas comme une poissonnière!

 Mais Nanette, c’est père.

— Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’il a ton père ?

— Je pense qu’il est mort.

— Mort ?

Anne se hâta vers la véranda, suivi de son fils à l’équilibre précaire, et trouva au pied des marches les esclaves chargés du poids du corps qu’ils n’avaient pas osé poser au sol. La jeune femme n’en croyait pas ses yeux, pour une fois elle était totalement désemparée. Élisabeth tira sur la robe de sa mère. « Nanette, il faut le mettre au lit. »

***

Guillaume Duparc avait été retrouvé sur ses terres, mort, les mousquets à la main. Que lui était-il arrivé ? Nul ne le sût.

***

Les Duparc étaient installés depuis à peine deux ans et demi, et Anne se retrouvait veuve avec trois enfants à élever et une plantation à gérer. Le défunt avait eu le temps d’acquérir les parcelles adjacentes étirant le domaine à plus de douze mille acres. Le moulin à sucre était situé au loin, à 1 mile derrière la grande maison entourée de champs de canne. Une route plus longue s’étendait à l’arrière de l’habitation sur une distance 3,5 miles, bordée de cabanes d’esclaves.

Les terres et tout ce qu’il y avait dessus désormais lui appartenaient. Les lois de la Louisiane lui avaient donné les droits successoraux et de propriété, lui permettant ainsi de prendre le contrôle de la plantation naissante de canne à sucre pour le bien de ses enfants. Le testament de Guillaume stipulait, ce qui convenait fort bien à son épouse, que si elle ou leur descendant désiraient vendre à une personne celle-ci devait être en mesure de payer rapidement. Il excluait d’office les éventuels acheteurs américains en qui il n’avait aucune confiance. Il voulait éviter à sa famille d’être trompée par ceux-ci. À la lecture, Anne avait souri, elle reconnaissait bien les pensées de son mari. Malgré le chagrin, elle ne se laissa pas abattre et ne permit à personne de s’immiscer dans sa vie.

Chapitre 4

Elisabeth Duparc

Une nouvelle vie

1808,

Élisabeth avait douze ans lorsque son père mourut. Au milieu de ses deux frères, elle avait grandi dans un milieu privilégié, ne manquant de rien, entouré d’esclaves pour répondre à tous ses besoins. L’aîné de la fratrie, Louis, de nature turbulente, arrogante et violente, au point qu’apprenant qu’il n’était pas l’héritier de la plantation, il avait tué de colère deux esclaves. Il avait juste oublié qu’à dix-neuf ans, il n’était pas encore majeur. Sa mère, agacée par ce gâchis, l’envoya en France à l’Académie Militaire Royale de Bordeaux, dans l’espoir de le voir revenir en gentilhomme rangé. Flagy, lui était désespérément un coureur à la tête légère. Malgré les emportements répétés de sa mère, il ne s’arrêtait pas, cumulant les dettes pour entretenir les beautés qu’offrait La Nouvelle-Orléans.

Très vite, Nanette se retourna vers sa fille. Ses deux fils n’étant visiblement pas aptes à s’occuper de la propriété, elle n’eut aucune gêne à susciter de l’intérêt pour l’intendance du domaine à sa fille. Celle-ci faisait preuve malgré son jeune âge d’une grande maturité et d’une solide intelligence. Elle l’encouragea tout d’abord à tenir les comptes et petit à petit elle partagea les responsabilités inhérentes aux besoins de la plantation. Élisabeth, qui s’ennuyait quelque peu, le plus souvent en tête à tête avec sa mère, se prit de curiosité et d’attirance pour la gestion. Bien que produisant essentiellement du sucre, Anne diversifia l’activité première vers d’autres cultures, comme le bois d’œuvre et l’élevage, le tout avec succès.

***

1812

Fanny Rucker Duparc

 La vie austère de la plantation fut bousculée à la plus grande joie d’Élisabeth par le retour de son frère accompagné de sa pétillante belle-sœur. Craignant Napoléon, de peur de voir enrôler son fils dans l’armée impériale, Anne l’avait obligé à rentrer. Elle avait menacé Louis de lui couper les cordons de la bourse s’il ne revenait pas immédiatement en Louisiane. Sachant qu’elle ne pourrait le retenir sur leurs terres, elle lui avait proposé de l’engager comme agent commercial de leur production à La Nouvelle-Orléans, ce qu’il accepta tant cela convenait parfaitement à sa personnalité. À Bordeaux, Louis avait rencontré celle qui était devenue son épouse, Fanny Rücker, la fille d’un armateur allemand. La jeune femme de toute beauté était le charme incarné. Elle avait séduit de suite sa belle-mère et surtout Élisabeth qui reconnut en elle une amie.

Le couple métamorphosa l’ambiance austère dans laquelle était inhibée Élisabeth. Louis et Fanny de Mézières Duparc s’étaient rapidement transformés en personnalités à la mode parmi les créoles et les Américains pour les fêtes somptueuses qu’ils donnaient dans le quartier Français à La Nouvelle-Orléans. Fanny commença par montrer les manières en vogue à Paris. Dans la foulée, elle conduisit aussi souvent que possible sa belle-sœur dans la fleur de l’âge à La Nouvelle-Orléans, lui faisant découvrir les plaisirs des autres demoiselles créoles, les artistes et musiciens européens de passage. Elle l’entraînait au théâtre, au bal, aux dîners pour le plus grand bonheur de la jeune fille.

Chapitre 5

Fanny Rucker Duparc

1820, la libération

Fanny désespérait, sa belle-mère monopolisait tellement Élisabeth que celle-ci, à vingt-trois ans, malgré sa joliesse, son caractère aussi fort qu’agréable, n’avait toujours pas convolé en juste noces. Lors d’un long séjour en France avec son mari, Louis, elle avait pris sur elle d’inviter un très bon parti. Elle avait convié, l’héritier des vignobles du château Bon-Air, Raymond Locoul, dont elle avait fait la connaissance durant son dernier passage à Bordeaux. Elle avait perçu le jeune homme comme charmant en tous points. Outre un physique avenant, il était d’un caractère agréable, souple et fin psychologue. Invitée dans son château de Pessac, elle avait remarqué qu’il donnait des ordres avec une telle gentillesse, mais avec néanmoins fermeté que ses employés obéissaient sans résistance ni mauvais vouloir. Quant à ses rapports avec son entourage, elle l’avait observé amener les gens exactement où il désirait. Elle l’avait de plus vu agir avec son époux, sans que ce dernier s’en rende compte, l’incitant à se découvrir sur certains points de vue très personnels. Dans l’intimité de leur chambre, Louis l’avait même complimenté sur sa pertinence, ce qui avait fait sourire Fanny. Elle en était venue à penser qu’il serait le beau-frère idéal dans une famille au tempérament rustique, voire volcanique, et le trouvait très complémentaire à Élisabeth. Elle s’en était ouverte à son mari qui lui avait donné son accord.

Profitant d’un dîner où étaient entre autres réunis les Locoul, père, fils et frères et elle-même et son époux, Fanny avait jeté ses appas. Elle avait parlé de l’engouement des Louisianais pour le vin de la région et la difficulté de s’en procurer. Louis prit le relais en faisant remarquer qu’il n’y avait pas à La Nouvelle-Orléans de négociants d’importance dans ce commerce alors que dans le sud des États-Unis tous reluquaient le bon goût de cette ville en grand développement et le copiait sans hésitation. Comme il y avait ce soir-là plusieurs châtelains viticulteurs, la conversation s’amplifia et généra des envies et des idées qui frayèrent leur chemin dans la tête de chacun. Les Mézières Duparc incitèrent Raymond Locoul à découvrir le champ des possibilités en l’invitant à séjourner dans le quartier français où ils se feraient un plaisir de le recevoir et de l’introduire dans cette société d’élite.

***

Raymond Locoul

1821

Pour plus de subtilité, munie de lettres d’introduction d’amis de sa famille, une formalité indispensable pour entrer dans le réseau de la communauté créole locale, Fanny introduit Raymond par des intermédiaires, les membres des Labatut. Félix Labatut, dont les parents étaient originaires de Bayonne dans les Pyrénées-Atlantiques, se trouvait être un intime de Louis et tout comme lui faisait partie de l’élite créole de la ville. Étant informé des espérances de Fanny et Louis, commerciales et familiales, il se fit un plaisir de présenter le jeune français à toutes ses connaissances.

Fanny donna un souper suivi d’une réception au sein de la demeure des Mézières Duparc, dans le vieux carré, quartier de la fine fleur française, à l’occasion de l’épiphanie. Elle y avait invité sa belle-mère et Élisabeth pour l’occasion. S’y bousculaient tous les créoles français, les uns parurent pour le repas du soir, les autres pour le bal. Parmi ceux-ci arriva Raymond en compagnie de Félix Labatut, ce fut ce dernier qui le présenta à Élisabeth.

À vingt-trois ans, la jeune femme, de toute beauté, rayonnait toute à la joie de la fête. Elle arborait une robe venue de paris rapportée par sa belle-sœur. Elle en était très fière. Elle était en mousseline blanche recouvrant une soie rose, et avait une coupe s’évasant du haut du buste jusqu’à une courte traine. Son décolleté carré était garni d’un galon de dentelle, mettant en valeur sa jeune poitrine. Elle avait relevé ses cheveux selon la mode du jour et y avait ajouté deux fleurs de magnolia. Raymond était tombé en admiration devant la nymphe. Elle attirait les regards et les attentions, mais nul n’avait officiellement demandé sa main ; malgré les avantages de la dot, la famille Duparc impressionnait bien trop. Il est vrai qu’Élisabeth tout comme sa mère était douée intellectuellement, cultivée et avec un fort tempérament, et peu d’hommes acceptaient d’être régentés. Cela n’exerça nulle influence sur Raymond. L’échange entre les deux jeunes gens s’accomplit tout de suite de façon fluide et vive. L’un et l’autre étaient séduits, autant par le physique que par l’intelligence de l’autre. Dès cette soirée, ils ne se quittèrent guère, d’autant que Louis invita de suite le français à la plantation Duparc, officiellement pour la lui faire découvrir.

Anne, suspicieuse, s’était informée sur le jeune homme. Ayant appris par le père Labatut que sa fortune était conséquente et par d’autres que son fils Louis que le jeune homme était de bonnes manières, elle accepta sans enthousiasme de le recevoir et de le voir dans le sillon de sa fille. Elle n’était pas prête à voir partir Élisabeth, elle s’appuyait sur elle pour la gestion de la plantation, ses deux fils ne lui apportant guère d’aide. Louis s’occupait de vendre tant bien que mal tout ce que la propriété produisait et Flagy passait plus de temps à courir la quarteronne dans les faubourgs de La Nouvelle-Orléans qu’à jouer les contremaîtres. Élisabeth, elle, était soucieuse des chiffres comme de la productivité des esclaves et des terres. Elle partageait ses journées entre les comptes, la gestion et les champs. Chaque jour, telle une amazone, elle parcourait les lieux, montrant à tous qu’elle surveillait tout ce qui s’y accomplissait. Élevée dans une famille créole, elle avait peu de considération envers ses esclaves, hormis ceux de la maison. Elle tenait à ce que l’on ne les maltraite pas, uniquement pour qu’ils soient toujours productifs et donc rentables. Elle les faisait nourrir, habiller et loger de façon à ce qu’ils ne tombent jamais malades. Aucun n’avait intérêt à faire semblant, les punitions étaient données sans compassion. Anne était très fière de sa fille, mais c’était aussi ce comportement connu de tous qui avait éloigné jusque-là les prétendants. Elle aurait été toute foi surprise de savoir ce que pensait sa fille.

Élisabeth n’aimait plus beaucoup son existence sur les terres familiales qui la tenait écartée de la société créole. Tout comme sa mère, elle n’avait guère d’estime envers les Américains. Elle préférait tout de même rester dans la maison de famille à La Nouvelle-Orléans qu’à la plantation, mais sa mère ne lui en laissait guère l’occasion. Aussi lorsque Raymond entra dans sa vie, ce fut comme un vent de liberté, une possibilité d’évasion. Quand, au bout de quelque temps, il la demanda en mariage, elle répondit sans hésitation par l’affirmative. Sa belle-sœur et amie, Fanny, vit toutes ses espérances comblées. Bien dotée, Élisabeth imaginait là une occasion rêvée de partir de l’austère plantation pour la France où elle avait toujours souhaité mettre les pieds.

Raymond pressentait dans sa bien-aimée un atout appréciable pour la gestion des exploitations viticoles du Bordelais. Celle-ci promit avec plaisir dans le contrat prénuptial de quitter la Louisiane et de prendre en mains la direction des affaires de son mari à Bordeaux, région dont elle avait entendu tant de bien par son frère et sa belle-sœur. En échange, Raymond signa en contrepartie un engagement qui assurait à Élisabeth et aux enfants issus de leur union, la jouissance de ses possessions, droits et privilèges provenant des propriétés foncières et des biens immobiliers bordelais.

Chapitre 6

Élisabeth et Raymond Locoul

1822, le mariage

Le couple se maria à la cathédrale Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans devant toute la société créole qu’ils reçurent ensuite dans la maison qu’ils avaient acquise rue de Toulouse près de l’Opéra. Cela faisait à peine six mois que Raymond était arrivé de France. Les festivités des noces passées, ils s’installèrent à la plantation où les manières raffinées et le caractère agréable de Raymond furent très appréciés dans une famille de « cracheurs de feu » où chacun s’emportait pour un rien. Il jouait avec succès le rôle de conciliateur dans sa belle-famille où l’ambiance était souvent à couteaux tirés.

Le voyage vers la France fut repoussé à plus tard, Élisabeth était tombée enceinte à la grande joie de tous. Louis Raymond Émile arriva au monde dans la plantation familiale. Le couple décida de remettre leur départ lorsque l’enfant ferait ses premiers pas. Deux ans plus tard, il marchait à peine, naissait Aimée ajournant à nouveau leur projet.

Chapitre 7

Flagy Duparc

1829, la prise en main

Marie Louise Marcelite Cortès

Anne Duparc, lasse de s’occuper de la plantation, avait laissé petit à petit sa gestion entre les mains d’Élisabeth. Il ne lui restait qu’un problème, Flagy. Ce dernier ne semblait pas comprendre que la fortune dont il profitait avec inconséquence était due au travail journalier de sa jeune sœur. Ce n’était qu’un jouisseur tout comme son frère aîné, mais lui avait réussi à fonder une famille. Et s’il ne visitait la plantation que pour tirer plaisir de la campagne, au moins participait-il à son économie. La vie qu’il avait à La Nouvelle-Orléans promouvait leur bien et leur vente, que ce fût la partie agricole ou vinicole. Elle décida alors que le benjamin ferait comme l’aîné et sous peine d’avoir les vivres coupés, il devrait trouver une femme digne de ce nom. N’ayant guère d’autres possibilités, il entretenait une métisse dans le faubourg Marigny, il se mit à chercher celle qu’il pourrait épouser ! Sa mère le guida voire le poussa vers une famille de Natchitoches originaire de Saint-Domingue, avec qui elle avait des accointances. Elle invita donc à la plantation les Cortès avec leur fille à marier. De nature discrète et effacée, elle convint immédiatement à Flagy. Sa sœur et sa belle-sœur plaignirent de suite la jeune fille, elles comprirent pourquoi il allait la choisir. Cela indifférait Anne qui ne voyait que son objectif atteint.

En conséquence, Flagy Duparc épousa au mois de mai de cette année-là avec Marie Louise Marcelite Cortès. Anne fut enfin soulagée, elle allait pouvoir passer à autre chose. Elle n’allait pas jusqu’à penser qu’il allait calmer ses ardeurs auprès des quarteronnes, mais chargé de famille, il prendrait sûrement ses responsabilités. Ses enfants ayant chacun leur vie, elle décida de se retirer laissant la place à son second fils. Pour cela, elle se fit construire sa propre maison à seulement cinq cents pieds de l’habitation principale de la plantation Duparc. Elle comptait bien avoir encore l’œil sur ce qui se passait. Aimant la campagne plus que la ville, elle avait résisté à l’impératif créole de quitter la plantation et de vivre à La Nouvelle-Orléans. Cité qu’elle trouvait trop pleine d’Américains maladroits, gauches et socialement inférieurs. Elle pouvait ainsi recommencer sa vie près de sa famille, tout en étant indépendante. Assistée par les deux mêmes esclaves, Henriette et Nina, elle se mit à subsister de la rente de mille piastres par an que ses enfants lui versaient sur les profits de la plantation et des différents négoces.

Chapitre 8

Elisabeth Duparc

1830, quand il n’y a plus de choix.

Au vu de la situation familiale, ne pouvant toujours pas quitter la Louisiane, Élisabeth décida de commencer à importer du vin, en plus de la production de sucre au sein de la plantation. Elle invita dans leur demeure du vieux carré des amis et des connaissances américaines. Lors du repas, elle ne proposa que du vin venu de bordeaux. Au cours des conversations, elle glissa que son frère en mettait sur le marché, mais ce vin détenait une excellente réputation, aussi se vendait-il très vite. Il n’en fallait pas tant pour créer l’envie. La commercialisation des premiers crus commença de façon fulgurante. Les premiers tonneaux furent à peine arrivés sur les quais, qu’ils furent distribués. Les châteaux de la maison Locoul finirent par ne plus suffire, ils étendirent leur négoce à d’autres châteaux du Bordelais.

Chapitre 9

Élisa Duparc

1831 où prendre les choses en main

Élisa Duparc était la fille de Fanny Rucker et de Louis Duparc. Jolie, gentille et bien élevée, elle avait été la première de la nouvelle génération et était la préférée de toute la famille. Poussée par tous à être parfaite en tous points, elle avait répondu à la demande, jusqu’au jour, où à son corps défendant elle développa une acné qui mit en péril sa beauté. Son père et sa mère décidèrent de revenir en France pour la faire soigner. Ce qui était un traitement anodin, à la stupeur de tous, tourna au drame, le médecin calcula mal le dosage du médicament, et la jeune fille de 16 ans mourut. Sa mère, Fanny, se consuma de culpabilité et une fois rentrée en Louisiane, elle ne voulut plus quitter la plantation. Elle écrivit à un ami : « Je n’attends plus rien d’agréable dans mon existence. Cela a été mon destin, toujours des peines et de l’anxiété. C’est de cette manière que je passe ma vie et que je suis anéanti. Je suis sûr que je ne serai plus jamais heureuse. » De son côté, Louis ne put faire face à l’incarcération volontaire de sa femme. Il la quitta et s’installa définitivement à La Nouvelle-Orléans, avec deux adolescentes esclaves comme concubines. Louis se plongea dans les mondanités du vieux carré, il fit même promouvoir son frère cadet, Flagy, général de brigade à sa place, se déchargeant ainsi de cet engagement.

Malgré son désir de déménager en France, Élisabeth finit par admettre que par la faute de l’incompétence de ses frères à gérer la plantation, elle ne pourrait s’y établir. Un peu par défaut, elle fut donc contrainte de prendre la tête de la propriété. Bien que déçu, Raymond, son époux, ne dit rien d’autant que l’importation de ses vins explosait. Très rapidement, les Duparc étaient devenus le plus grand distributeur de vins de la Louisiane avec une capacité de dix mille bouteilles mises sur le marché à l’année. Élisabeth qui avait un sens des affaires très développé remarqua l’importante baisse des ventes d’esclaves. Elle décida d’acheter 30 adolescentes pour les faire féconder dans le but de faire une récolte d’enfants. Cela lui assurerait ainsi un cheptel prometteur et financièrement intéressant dans l’avenir. Durant les années de forte croissance économique qui suivirent, ils firent également de substantiels investissements immobiliers à La Nouvelle-Orléans. Ils acquirent pas moins de six résidences dans le quartier français de La Nouvelle-Orléans, en plus de leur grande maison, rue de Toulouse.

Chapitre 10

Louis Raymond Emile Locoul

1835, un garçon trop gentil.

Louis Raymond était le premier-né d’Elizabeth et de Raymond Locoul. De caractère, il ressemblait plus à son père qu’à sa mère, ce que cette dernière regrettait. Elle voulait en faire un planteur, mais il était d’un naturel empathique.   Sa mère le jugeait faible et trop sensible. Elle en arriva à le traiter de « gâcheur de nègres ». Il passait son temps à les plaindre et à les excuser en tout. Elle espérait pourtant qu’un jour, il assumerait le rôle d’un planteur respectable. Élevé en grande partie à La Nouvelle-Orléans, une ville désormais américaine et en pleine effervescence, il était devenu fort influencé par les idéaux de la jeune nation alors que le reste de sa famille demeurait attachée aux valeurs créoles. Bien que défendue étonnamment par sa grand-mère et naturellement par son père, afin de réprimer ses idées qu’Élisabeth trouvait sérieusement trop libérales, elle décida de l’envoyer à l’Académie militaire Royale de Bordeaux. À l’âge de treize ans, ayant traversé l’Atlantique, Émile découvrit les grands changements politiques de la France. S’il ne comprit pas tout de suite ce qui l’entourait, avec le temps il se familiarisa avec l’avant-garde française. Il étudia la politique et les arts. Il retira même de la fierté de compter Victor Hugo parmi ses amis.

Il resta en France jusqu’à l’obtention de son diplôme. À cette occasion, toute sa famille le rejoignit à Paris. Il reçut en récompense un voyage pour faire le « Grand Tour » d’Europe avant de rentrer au sein de sa famille en Amérique.

Chapitre 11

Raymond Locoul

Être fataliste

Les années s’écoulèrent de récolte en récolte, et malgré la prospérité de son commerce cela n’empêchait pas Raymond Locoul, d’éprouver de l’amertume pour sa nation. Il écrivait en 1847 à un ami : « Oh ! Que la France me manque. Un jour, peut-être, reviendrons-nous vers mon pays que nous aimons tant et que nous avons eu tant de peine à quitter ». Les années passèrent et les chances du couple Duparc de s’établir en France s’évanouirent définitivement. Élisabeth de son côté n’avait guère de temps pour la nostalgie, sa mère s’occupait de moins en moins de la plantation en dehors de quelques conseils que sa fille trouvait redondants. De plus, elle devait secouer ses deux frères pour les obliger à accomplir le minimum pour leurs affaires.

Chapitre 12

Nouvelle-Orléans

Le drame, 1750

L’été avait été sec. La chaleur, portée jusqu’à 90 et 94 degrés de Fahrenheit, agissait sur les masses de terres fraîchement remuées. Elle attirait une multitude de moustiques. Leurs piqures finirent par développer des maladies. Elles produisirent de nombreux incidents sur les esclaves. Beaucoup présentèrent des syndromes de fièvres pernicieuses d’un caractère alarmant, et quelques-uns agonisèrent. Élisabeth ne savait où donner de la tête aussi elle avait laissé partir seul Raymond pour La Nouvelle-Orléans quand la Saison mondaine commença.

L’automne avançait, la chaleur ne faiblissait pas, de plus quand des pluies abondantes se manifestèrent, l’humidité devint insupportable. À la ville, des cas de fièvre jaune se révélèrent. Ils se multiplièrent pendant les premiers jours d’octobre et ce fut toutefois à la moitié du mois qu’on la déclara épidémique. Lorsqu’Élisabeth l’apprit, la cité était fermée aux personnes extérieures, mais, Raymond, comme ses frères, était à l’intérieur. À la plantation, tout le monde se mit à craindre le pire. Anne racontait les souvenirs qu’elle avait des affres de la dernière, celle de 1832. Tous l’avaient gardé en mémoire, plusieurs de leurs amis avaient fait partie des victimes. Les familles Duparc et Locoul eurent à l’époque beaucoup de chance, dans leur malheur de pleurer leur petite Élisa, aucun ne s’était rendu à la ville et le fléau n’était pas arrivé à la propriété.

***

L’inflammation toucha tout d’abord son système gastrique, et provoqua des congestions. Raymond fut pris de nausées et de vomissements, entraînant une très grande fatigue. Son majordome, Ignacius et son valet de chambre Albert se retrouvaient en plein désarroi. Quand de violents maux de tête le mirent à mal au point de le faire délirer, Ignacius envoya Albert prévenir Louis de Mézières. Ce dernier impuissant ne put rien faire. Lui-même devint anxieux à l’idée d’être contaminé par la maladie. Albert revint, il avait bien essayé d’amener un médecin à venir, mais aucun n’était en mesure de répondre à la demande. À la fièvre jaune, c’était greffé le choléra morbus. Les deux esclaves ne purent que constater la faiblesse grandissante de leur maître malgré les soins qu’ils lui apportaient.

Dans la ville, les malades périssaient les uns après les autres. Peu se relevaient de l’épidémie et la plupart l’avaient contractée. On voyait de toutes parts tomber des individus frappés par la mort ; les médecins ne pouvaient plus répondre plus aux appels au secours, et nulle mesure n’était adoptée pour interrompre les progrès du mal. Déjà, les malportants encombraient les hôpitaux sans qu’aucun édifice public fût préparé pour y suppléer. La terreur croissait avec la maladie ; on essayait à la fois vingt traitements divers que prônaient chaque jour les gazettes.

Vers la mi-novembre s’éleva le vent du nord ; le froid se fit sentir subitement, et moins de trois jours suffirent pour arrêter la progression du fléau, mais Raymond Locoul était décédé. Et, avec lui, un sixième de la population de la ville.

Par peur de la contagion, le corps du Bordelais ne put être transporté jusqu’au caveau familial des Duparc près de la plantation. On l’inhuma au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans.

Louis Duparc se chargea d’annoncer à sa sœur l’atroce nouvelle. Il ne pouvait pas faire moins. Quand elle l’apprit, elle s’effondra.

***

Après le décès de Raymond Locoul, Élisabeth poursuivit jusqu’à sa mort en 1884 à superviser la distribution des vins Locoul qui continuait à s’avérer très rentable.

Elisabeth et Raymond Locoul

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.