Commercer à La Nouvelle-Orléans

extrait de: La Nouvelle-Orléans au XVIIIe siècle

Courants d’échange dans le monde caraïbe

Shannon Lee Dawdy

University of Chicago

illustration de Assassin's Creed Liberation HD

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La Nouvelle-Orléans était, au XVIIIe siècle, un port actif, exceptionnellement bien relié au Nouveau Monde, mais principalement fréquenté par des pirogues, des barges et des petits navires côtiers à un ou deux mâts. Les quelques grands navires qui s’aventuraient en ville s’amarraient en aval de la place des Armes, tandis que les embarcations de plus faible tonnage jetaient l’ancre au niveau de la digue, en face de la zone de marché située en amont de la ville. Les petits navires arrivaient principalement de trois directions : de l’ouest, le long du Mississippi; du nord, par le lac Pontchartrain et Bayou St. John; et du sud, par l’embouchure du fleuve ou les marécages de Barataria. Le commerce entre la Louisiane inférieure et la Louisiane supérieure suivait un rythme annuel. Se joignant au trafic régulier des pirogues des commerçants indiens, des convois de radeaux et de barges à fond plat quittaient La Nouvelle-Orléans chargés de café, de sucre et de tissus destinés aux établissements français les plus éloignés. Ils revenaient avec de la farine et des jambons fumés pour les citadins. Ces expéditions, qui comptaient jusqu’à vingt bateaux, quittaient La Nouvelle-Orléans au début de l’automne et atteignaient Fort Chartres, en Illinois, trois ou quatre mois plus tard. Ils revenaient au début du printemps, mettant parfois moins de douze jours pour descendre la rivière. De petites embarcations faisaient également des traversées hebdomadaires en solitaire vers les ports situés à l’est du golfe. Le voyage jusqu’à Mobile prenait de quatre à cinq jours, un ou deux de plus jusqu’à Pensacola.

matthew flinders investigator

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Naviguer sur le Mississippi inférieur présentait de sérieux problèmes pour les grands navires. En plus de la nature dangereuse et imprévisible du lit du fleuve, une barre de sable située en son milieu n’autorisait qu’un tirant d’eau de 10 ou 12 pieds, alors que la plupart des grands bateaux calaient à 15 ou 20 pieds avec leur cargaison. Pour remédier à ces difficultés, les Français construisirent La Balise, un fort situé sur un des deltas du fleuve, surnommé aujourd’hui « Birdfoot ». Les bateaux pouvaient y louer les services d’un pilote ou transborder leur cargaison sur des barges ou de plus petites embarcations qui poursuivaient le voyage jusqu’à La Nouvelle-Orléans. En 1727, cinquante-cinq esclaves appartenant à la Compagnie vivaient dans ce que l’agent recenseur avait appelé « port » (et non « fort ») de La Balise. Après la construction du fort, ces hommes furent principalement employés au transbordement des cargaisons. Bien que situé à 160 km en aval, La Balise était le port principal de La Nouvelle-Orléans. La majorité des biens qui y étaient chargés et déchargés passait tout de même par la ville, mais sur de petites embarcations locales. La Balise présentait un autre avantage, que Le Moyne de Bienville ne cachait pas : « Nous ne pourrons réaliser aucun commerce avec les Espagnols de Campeche, Veracruz et La Havane s’ils sont obligés de monter jusqu’à La Nouvelle-Orléans pour faire affaire avec nous […]. En l’espace de quatre jours, ils pourraient conduire leurs affaires à La Balise et facilement dissimuler à leur gouverneur le commerce secret réalisé avec nous.

port de la Nouvelle-Orléans

port de la Nouvelle-Orléans

Les difficultés qu’avaient les grands navires à remonter jusqu’à La Nouvelle-Orléans étaient d’autant plus regrettables qu’elles risquaient de faire obstacle au contrôle des activités commerciales. Les officiers et les soldats en garnison à La Balise facilitaient la contrebande sanctionnée par le gouverneur, parfois pour leur propre compte. Les multiples embouchures du delta du Mississippi créent au moins quatre passes distinctes vers le cours principal du fleuve, mais les Français ne tentèrent jamais de contrôler plus d’une de ces passes. Les autres accès au fleuve, ainsi que les anses marécageuses du bassin de Barataria, offraient d’innombrables possibilités au commerce clandestin. « Baraterie » renvoie d’ailleurs à un acte de fraude maritime, comme un naufrage simulé ou volontaire permettant au capitaine ou à l’équipage de s’enfuir avec la cargaison.

L’arrière-pays de La Nouvelle-Orléans se prêtait également admirablement aux activités de contrebande. Les transbordements de cargaison pouvaient être facilement dissimulés le long des plages du lac Pontchartrain ou dans les marais plantés de cyprès chauves longeant certaines parties de Bayou St. John et de ses affluents. En 1776, le capitaine anglais Harry Gordon décrivait l’activité à l’embouchure de Bayou St. John : « À cet endroit arrive le commerce en provenance de Mobile; c’est aussi là que commence toute sorte de contrebande : trois goélettes naviguent constamment entre la rive est du lac Pontchartrain. » Il nota que les habitants tiraient pleinement profit de ce commerce dynamique en faisant payer la somme exorbitante de vingt dollars par cargaison pour un portage de 3 km entre le bayou et le Mississippi.

S’ils remontaient rarement jusqu’à La Nouvelle-Orléans, les grands navires arrivant des principaux ports européens et coloniaux passaient par La Balise. Pour les bateaux français indépendants, la Louisiane constituait une base commode à partir de laquelle sillonner le golfe et pénétrer le marché espagnol. Dès 1726, les navires espagnols empruntaient le Mississippi à la recherche de marchandises. Le Conseil supérieur de la Louisiane encourageait fortement cette pratique et préférait que les clients espagnols vinssent à La Balise pour contourner la surveillance des fonctionnaires espagnols. Le gouverneur Le Moyne de Bienville et le commissaire Edmé-Gatien Salmon écrivaient, en 1733 : « Bien que les officiers royaux de La Havane et des différents ports du Mexique soient extrêmement stricts concernant ce commerce, faire venir des personnes privées de ces ports vers les nôtres ne sera pas impossible. » De cette façon, ils garantissaient aussi l’entrée en ville d’espèces, tout en assurant le transport maritime des exportations de la Louisiane. Bien que La Nouvelle-Orléans fît des efforts particuliers pour accueillir les vaisseaux espagnols, la plupart des bateaux de contrebande qui soudaient la communauté internationale des Grandes Antilles affichaient volontairement une nationalité ambiguë. Leurs coffres de bord contenaient divers pavillons qui pouvaient être hissés selon les besoins.

port de la Nouvelle-Orléans

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Les liens de La Nouvelle-Orléans avec Veracruz et La Havane suivaient le rythme des vents, des courants, mais aussi le mouvement des profits. La Havane n’était pas seulement un port, mais un portail ouvrant sur l’Espagne et la Nouvelle-Espagne. Les navires espagnols s’y arrêtaient dans les deux sens, de même que de nombreux autres bateaux non espagnols en quête de provisions, de réparations ou d’opportunités commerciales. À l’image de la Louisiane, l’économie agricole de Cuba connut une croissance lente jusqu’à la fin du XVIIIesiècle, mais La Havane, l’une des villes les plus importantes et les plus actives des Antilles, méritait l’appellation de métropole. Le port de La Havane était relativement bien fortifié – ce qui n’empêcha pourtant pas l’invasion anglaise de 1762 –, et cela facilitait grandement la tâche des fonctionnaires soucieux de repérer le commerce illicite. La contrebande florissait néanmoins dans de petites criques et têtes de pont à l’extérieur de La Havane, le long de la côte sud de Cuba, et dans la ville orientale de Santiago de Cuba. Au XVIIIe siècle, les Cubains étaient friands de marchandises importées d’Europe; ils payaient également un bon prix les esclaves de la Jamaïque et des Antilles françaises. Au début, les habitants de la Louisiane fournissaient surtout des provisions et des entrepôts pour les cargaisons en échange de l’argent espagnol. Après 1748, le commerce fut étendu à « la réexportation de biens manufacturés et produits de luxe français […], qui élargirent le réseau de communications de la ville de manière significative, même si les autorités espagnoles considéraient La Nouvelle-Orléans comme un paradis pour les contrebandiers».

Veracruz, située à l’autre extrémité de la route des galions espagnols, desservait un vaste et riche arrière-pays. Fondée en 1600, la ville devint rapidement le principal port d’entrée vers le Mexique et « le terminus occidental du commerce entre l’Espagne et la Nouvelle-Espagne ». Pour les commerçants de Veracruz, la ville était le goulot au travers duquel toutes les importations et exportations mexicaines devaient passer. Les biens manufacturés espagnols ne représentaient qu’une petite fraction des marchandises européennes entrant au Mexique via Veracruz, et la ville était également le point de sortie majeur pour l’argent des mines coloniales espagnoles. Le port, facile d’accès en raison de son entrée peu profonde et dépourvue d’écueils, était très apprécié des pirates comme des contrebandiers. Vins et cognac français, textiles et chapeaux, poix et goudron de Louisiane formaient l’essentiel des cargaisons passant par La Nouvelle-Orléans à destination de Veracruz.

http://www.cairn.info/revue-annales-2007-3-page-663.htm#no8

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