Le drame de Natchez ou Blanche-Marie Peydédau 22, 23 et 24

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Chapitre 022

Blanche-Marie Peydédaut

La journée des miracles, lundi 20 février 1730

Martha avait laissé le petit Paul aux soins de Blanche-Marie et se rendait chez madame Payen de Noyan afin de lui remettre une missive de la mère supérieure. La lettre prévenait sa destinatrice de la venue prochaine de Blanche-Marie à son service. Il avait plu une partie de la nuit et comme d’habitude les rues de la ville ressemblaient à un bourbier devenu puant sous l’ardeur du soleil. Les habitants prenaient de plus en plus l’habitude d’élever, à l’aide de planches, une sorte de trottoir surélevé qu’ils nommaient des banquettes et sur laquelle les passants marchaient avec un équilibre précaire. Ils s’y maintenaient à l’abri des éclaboussures de boue, mais cela n’écartait pas quelques chutes des plus malencontreuses. Martha, jupes et jupons relevés le plus haut que la décence lui permettait, se retrouva devant l’une des maisons les plus grandes de la ville, celle de monsieur de Villars du Breuil, l’époux de la protectrice de Blanche-Marie. 

Après s’être annoncée par quelques coups toqués à la porte, Martha se retrouva devant un esclave prétentieux, vêtu d’une livrée, mais les pieds nus, celui-ci la dévisagea avec dédain des pieds à la tête. Quoique bien mise, ayant compris toutefois qu’il avait à faire à du menu fretin, il ne prit pas la peine d’esquisser quelques déférences envers la jeune femme. Cela ne troubla guère Martha et d’un geste autoritaire, mais encore empreint d’amabilité, elle ne se sentait ni supérieure ni inférieure au esclave, elle lui tendit le pli. 

— Cela est pour madame Payen de Noyan de la part de la mère supérieure des ursulines. 

L’esclave prit la lettre et lui referma la porte au nez sans avoir émis un mot et sans s’être soucié du besoin éventuel d’une réponse. Martha, un peu contrariée, haussa les épaules devant ce mépris affiché, mais elle connaissait cette engeance qui avait besoin de se savoir supérieure à quelqu’un. 

Elle avait devant elle du temps et décida de rentrer par la levée. Le lieu était devenu une promenade prisée des Orléanais qui y satisfaisaient leur curiosité examinant les navires amarrés et leurs cargaisons. Tout ce qui pouvait apporter des nouvelles, du ravitaillement était toujours très attendu. Elle aimait y venir même quand Alboury était absent, cela lui donnait la sensation d’être avec lui. Pour l’instant, son commerce l’avait à nouveau emporté dans les méandres des bayous ou sur la côte, elle ne savait jamais. La maison de madame Payen de Noyan était sur la parcelle à l’angle de la rue de Bienville et des bords du fleuve, elle fut donc sur la rive en deux enjambées précautionneuses évitant au mieux les flaques boueuses. Elle n’était pas inquiète de s’y promener seule malgré le peuple de marins qui vaquaient aux abords. La plupart savaient qu’elle était la bonne amie du grand esclave contrebandier et ne se seraient pas aventurés à le contrarier en aucune manière et si par hasard l’un d’eux s’y était aventuré d’autres s’interposaient. Elle avançait donc en toute quiétude sur le faîte de la levée dominant d’un côté la ville et de l’autre le fleuve. Elle s’y arrêta et contempla les alentours, ce fut comme cela que son regard fut arrêté par la vision incertaine d’un convoi s’approchant en amont de la ville. Une caravane d’embarcation descendait le fleuve, elle supposa que c’était un régiment qui revenait par la voie fluviale. Comme elle ne distinguait que la masse confuse de la guirlande nautique, elle attendit, curieuse d’en savoir plus. Petit à petit, le dessin du convoi se précisa, elle aperçut à son bord, égrené sur plusieurs embarcations, des marins, des militaires ainsi qu’une multitude de femmes et d’enfants. Sur les rives, comme elle, les gens s’attroupaient aussi intrigués qu’elle. Quand les premières embarcations accostèrent devant la place d’armes, la foule était dense, curieuse de cette étrange procession qui semblait sans fin, la nouvelle avait parcouru toute la ville, rameutant tout un à chacun. Un gradé descendit de la première pirogue dans le silence avide d’information des spectateurs. Il donna l’ordre à un de ses hommes de se rendre chez le gouverneur afin de le prévenir de leur arrivée. Un des curieux n’y tenant plus formula la question qui taraudait tout le monde. 

— Excuse-moi l’officier, mais c’est qui tout ce monde ? 

— ce sont les rescapés de Fort-Rosalie.

Ce fut un hurlement de joie général, il y avait donc des survivants. En fait, très vite il s’avéra que c’étaient essentiellement des femmes et quelques enfants qui débarquaient. Ils étaient visiblement harassés, mal en point, la compassion prit très vite le pas sur la curiosité, chacun se mit en devoir d’aider les rescapés. Ceux-ci cherchaient dans la foule amis ou parents certains, les trouvaient et racontaient déjà l’horreur de leur périple se déchargeant le plus vite possible des sinistres souvenirs. Autour d’eux chacun apprit qu’ils avaient réussi à s’enfuir du Grand-Village Natchez lors de l’attaque conjointe des Français et des Chactas. Les Orléanais se régalaient de l’écoute des horreurs auxquelles ils avaient eux-mêmes échappé, savourant avec un peu plus de délectation la vie. La nature humaine est ainsi faite.

***

Le gouverneur Périer

Le gouverneur Périer, tout en buvant un café sous l’œil vigilant à ses besoins de son valet, s’abîmait dans ses réflexions. Il ne pouvait se départir de ses sombres pensées toujours les mêmes. Malgré tous ses efforts à mettre de l’ordre dans cette colonie, tous n’allaient se souvenir que de cette guerre désastreuse avec les Natchez. Pris entre les intérêts de la Compagnie, du gouvernement et des particuliers, sans omettre les dissensions entre les fidèles à Bienville, ceux de monsieur de la Chaise, ceux des franciscains et ceux des jésuites, il avait le plus grand mal à organiser, ne serait-ce que la défense de la Colonie. Comme pour le reste de son organisation, bien que tournée vers les intérêts du bien-être de tous, chacun interprétait ses ordres et ses injonctions selon ses propres intérêts. L’exemple le plus terrible avait été ce commandant, Etcheparre, dont il ne s’était pas suffisamment méfié, car pour une fois on ne lui avait pas rétorqué que monsieur de Bienville aurait fait comme ceci ou comme cela. Il l’avait laissé agir à sa guise, supposant que l’avertissement donné suffirait à le maintenir dans son juste devoir. À sa décharge, mais cela ne soulageait en rien le gouverneur, au même moment, monsieur de la Chaise le harcelait pour qu’il mette un frein à la contrebande qui portait préjudice aux dividendes de la compagnie, faisant passer Etcheparre et son comportement au second plan de ses préoccupations. Il était vrai qu’il était peu regardant aux trafics en tous genres qui venaient souvent pallier l’insuffisance du ravitaillement dévolu à la Compagnie qui prenait plus qu’elle ne fournissait. 

Il en était là de la suite peu constructive de ses pensées, lorsque son secrétaire en interrompit le sinistre cours en frappant et entrant dans le même temps, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Ce dernier suivi d’un militaire à la piteuse allure, la face rougie par sa course, s’excusa de son entrée peu respectueuse des usages. Le gouverneur, un sourcil relevé, circonspect, balaya l’allégation et attendit la suite. 

— Monsieur, cet homme est le messager d’un miracle.

— Ah ? Et quel est-il ?

— Monsieur le gouverneur, mes respects. Sous les ordres de monsieur de Montigny, nous revenons de Fort-Rosalie. Nous avons reconduit une cinquantaine de rescapés, essentiellement des femmes. Elles ont réussi à se mettre sous la protection de nos rangs lors de l’attaque du Grand-Village Natchez. 

— C’est miraculeux ! Mais a-t-on réussi à soumettre les Natchez ?

— Pas tout à fait monsieur le gouverneur, messieurs d’Artaguette et d’Arensbourg, font le siège devant Fort-Rosalie où ce sont retranchés les dissidents. 

Cela satisfaisait à moitié le gouverneur qui aurait aimé une solution plus prompte, voire plus radicale, mais pour l’instant il se contenterait de cette nouvelle qui allait mettre du baume dans le cœur de tous. Il se leva, s’adressa à son secrétaire pendant que son valet lui passait son habit et lui tendait son tricorne. 

— prévenez mon épouse de la nouvelle, puis allez la porter à monsieur de la Chaise s’il n’en a pas encore eu connaissance. Envoyez un messager aux ursulines, car nous allons avoir besoin de leurs bons soins. 

Sans plus attendre, il retrouva son escadron qui patientait dans le vestibule et sortit. Il traversa la place d’armes, fendit la foule curieuse qui l’emplissait et qui s’écartait avec respect devant lui. 

Les Orléanais avaient déjà pris en main les rescapées, les entourant déjà de leur attention. Entre les nouveaux arrivants et les habitants de la ville rassemblés, l’attroupement était dense. Au milieu du groupe, donnant des ordres à ses hommes, monsieur de Périer trouva monsieur Dumont de Montigny ainsi que monsieur de la Chaise et le père Rigaud. Décidément, pensa le gouverneur, les nouvelles vont vite et cela en disait long quant à son réel pouvoir. 

— Enchantez de vous voir monsieur de Montigny.

— Monsieur le gouverneur.

François de Montigny se courba avec déférence, n’en pensant pas moins de la satisfaction du gouverneur à le voir là et qui ne faisait guère illusion. Le gouverneur se racla la gorge avec la visible intention d’émettre un discours. Le tumulte couvrant la voix de l’orateur, un homme derrière lui d’une voix de stentor réclama le silence, le silence tomba sur la place. 

— Mesdames, c’est avec joie que nous vous recueillons et que nous remercions Dieu de vous avoir épargnées. Nous allons faire de notre mieux pour vous aider en tout et allons vous accompagner chez les dames Ursuline qui vont vous soigner et vous loger. 

Dans la foule, une femme cria : 

— vive le gouverneur !

La foule reprit l’acclamation avec enthousiasme, tous étaient heureux de voir ses miraculées qui mettaient en exergue leurs propres sauvegardes. Le père Rigaud demanda à nouveau le silence et entonna une prière reprise par tous avec sincérité, tant tous prenaient la mesure de ce à quoi ils avaient échappé. 

***

Martha

Au couvent, dès la nouvelle connue, l’agitation fut à son comble. Les cuisines s’étaient mises à l’ouvrage et se chargeaient sous la coupe de la sœur gestionnaire de concocter une soupe roborative. Dans les étages, les sœurs et leurs servantes composaient des couchages de fortune. Dame Tranchepain encourageait ou morigénait selon les besoins sa dizaine de sœurs, et leurs servantes, rassurant tout son monde, car Dieu pourvoirait à ce qui leur paraissait à cette heure impossible. Elle avait raison, par l’entremise des Orléanais, les secours, le linge, les vivres arrivèrent à même temps que les réfugiées. Chacun était passé chez soi, avait puisé dans ses propres réserves, ce qu’il pouvait porter pour répondre aux besoins de première nécessité. Comme chaque fois que la colonie souffrait, spontanément l’entraide s’organisait sans qu’il fallût la demander.

 Martha fut la première de tous. Elle était passée par chez elle, vidant son garde-manger, et rassemblant du linge sans se soucier si cela lui était ou non superflu. Lorsque les premières arrivées soutenues par la population et les militaires entrèrent dans le jardin du couvent, Martha était sur place, aidant les sœurs. Blanche-Marie à la demande de la mère supérieure s’était postée à l’entrée, elle connaissait la plupart des arrivantes et elle les accueillit avec toute l’attention possible, aidant l’une des sœurs à tenir un registre afin de connaître leur identité. Chacune était guidée suivant l’urgence vers des chambres, l’infirmerie ou sur les pelouses du jardin, où avaient été étendu des draps afin de pouvoir attendre le plus confortablement possible une meilleure installation. Le soleil était là réchauffant les corps et l’ombre des arbres s’étalait protégeant chacun de son ardeur au moment voulu. 

— Mademoiselle Peydédaut ? Mademoiselle Peydédaut ! Vous ici ! Indemne ! C’est miraculeux. Blanche-Marie fit une volte-face vers l’interpellation. Madame Grimault La Plaine, oh mon dieu quelle joie de vous voir parmi nous, c’est pas Dieu possible ! je vous croyez morte, que Dieu m’en excuse.

— Moi aussi, quand on ne vous a plus vu chez ces sauvages, nous vous avons cru perdu. Et madame Roussin ?

— Elle est là ! Elle est là, elle est en haut, alitée, elle se remet difficilement. Et votre famille ?

— Seule Éloise en a réchappé, alors que, comme les autres, je la croyais trépassée, elle est apparue avec d’autres, elle avait été faite prisonnière par un autre groupe de sauvages. Vous n’étiez plus là quand ils sont arrivés. Elle est là-bas.

Blanche-Marie tourna les yeux dans la direction indiquée, aperçut la nièce de madame Grimault. La jeune femme effacée était devenue une femme autoritaire à l’instar de sa tante, elle houspillait des esclaves qui transportaient au mieux une malheureuse. 

— Eh oui ! Mademoiselle Peydédaut, plus que les épidémies et les terribles intempéries que nous avons subies, ces derniers événements nous ont marqués en profondeur, en anéantissant certains et révélant la force des autres. Eloise fait partie de la dernière catégorie, la mort de son époux et de ses parents et ce qu’elle a subi n’ont fait que décupler son courage et sa force de caractère. Trait familial s’il en est. 

Blanche-Marie tout en l’accompagnant continua à converser avec madame Grimault, l’une et l’autre narrant leur propre péril. Chacune d’elles avait besoin de se décharger de ses misères, elles n’oublieraient jamais bien sûr, mais elles allégeaient leur peine. 

***

François Dumont de Montigny se rendait au couvent des ursulines afin de rassembler ses hommes disséminés entre la place d’armes et le couvent où certains avaient accompagné les rescapées. Au préalable, il avait fait un rapport circonstancié auprès du gouverneur en présence de monsieur de la Chaise et du père Rigaud, l’un et l’autre s’étant imposés, car ils représentaient la compagnie et l’autre l’église. Il avait donc décrit, aux trois hommes représentant les pouvoirs qui régissaient la colonie, l’expédition poussive jusqu’à Fort-Rosalie dans les rangs du chevalier Louboey, puis la bataille au côté de monsieur Lesueur qui avait permis aux captives de s’enfuir, puis enfin son retour avec elles et un détachement dont il avait accepté le commandement à la demande du chevalier. Ils l’avaient écouté avec attention, ils avaient posé des questions, il avait fait quelques remarques acerbes ne pouvant s’empêcher de porter quelques critiques sur le déroulement de la campagne. Connaissant l’homme, le gouverneur ne releva pas, bien qu’il jugeât qu’à certains égards, il devait y avoir quelques raisons dans ses réflexions. François de Montigny avait été satisfait de leur en remontrer, lui qui les avait prévenus du futur désastre et qui en échange avait récolté la prison. 

Lorsqu’il rentra dans le jardin, aux sœurs et à leurs aides s’étaient mêlés les Orléanais apportant leur aide par compassion ou par peur du jugement divin qui jusque-là les avait épargnées des vicissitudes de la guerre avec les Natchez. Il y avait donc foule, mais l’organisation avait fait son œuvre. Il chercha une sœur afin de faire prévenir la mère supérieure de sa présence. En ayant trouvé une qui se chargea de sa commission, il se posta sur le perron et attendit tout en laissant son regard courir alentour. Tout à coup, son intérêt s’accrocha à une silhouette qui l’intrigua. Cela ne pouvait être possible, pourtant la silhouette et la couleur fauve des cheveux ne pouvaient le tromper. Il avança à grandes foulées vers elle. 

— Mademoiselle Peydédaut ? Blanche-Marie ? Blanche-Marie ! 

La jeune fille, qui passait entre les rescapées distribuant à chacun son bol de soupe, se retourna, son visage s’illumina, le moindre rescapé de l’horreur amenait la joie, on oubliait dissensions et indifférences, chacune des  retrouvailles était d’importance. 

— François ! Monsieur de Montigny, nous vous avions cru mort !

— Le : nous ? Cela veut dire… que vous n’êtes pas la seule à y avoir réchappé ? 

— Bien sûr, Marie, Marie est là, à l’étage.

Le cœur de l’homme se crispa, cela ne pouvait être possible, cela serait trop merveilleux. À la vue de son visage bouleversé, Blanche-Marie réalisa ce que le choc pouvait faire à Marie. 

— Attendez-moi là, je vais la chercher, mais ne vous faites pas trop d’illusion, si elle n’a plus de séquelles physiques, marie est encore très souffrante. 

Elle s’élança à l’intérieur du bâtiment laissant François figé dans l’expectative. 

***

— Marie, Marie, levez-vous. Il faut venir avec moi, j’ai une surprise pour vous. 

Blanche-Marie Peydédaut

La jeune femme alitée regardait son amie sans apparemment comprendre. Délicatement, Blanche-Marie l’aida à se lever, remit de l’ordre dans sa coiffure et lui passa une robe flottante en coton imprimé. Elle lui prit le bras et l’entraîna vers l’extérieur. Marie, qui ne sortait guère de sa chambre, eut une résistance instinctive. 

— Non, ne vous inquiétez pas Marie, faites-moi confiance. Je ne peux faire venir votre surprise, il vous faut aller à elle. 

Avec un petit geste de la main, elle la tira doucement, la jeune femme se laissa faire.

Arrivées sur le perron, les deux jeunes femmes trouvèrent François de Montigny, qui n’avait pas bougé de place, en entretien avec dame Tranchepain qui l’avait rejointe. Il venait de lui expliquer qu’il venait chercher ses hommes si elle n’avait plus besoin d’eux. À sa vue, Marie se figea, s’alourdit sur le bras de Blanche-Marie. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. — Marie ! Elle n’en entendit pas plus, elle défaillit s’effondrant sur elle-même. Quand elle revint à elle, suite aux claques amorties de Blanche-Marie, elle se demanda si elle avait rêvé, mais elle fut aussitôt détrompée, François était à ses côtés. La voix enrayée par les sanglots retenus, elle s’exclama : 

— je vous ai cru mort. 

Il la prit dans ses bras, trop heureux de ce miracle, sans se soucier des convenances. Il pleurait de joie tout en caressant ses cheveux, ses joues. Elle se laissait faire, se nichant dans le creux de son épaule. Un flot de paroles sortait enfin d’entre ses lèvres, au milieu de tous, dans les bras de l’homme qui ne la lâchait pas, elle raconta tout ce qu’elle avait vécu et la souffrance qui avait envahi son âme. Blanche-Marie, debout, cherchant un mouchoir dans la poche du tablier épinglé à sa robe, laissait-elle aussi ses larmes couler. Dame Tranchepain constatait que la bienséance ni trouvait plus son compte, elle tordait un peu le nez comprenant que ce couple n’était pas de simples amis qui se retrouvaient, mais elle ne disait rien, n’empêcha pas les effusions. Intérieurement, elle remerciait Dieu de l’effet bénéfique de ses retrouvailles fusionnelles, la jeune femme semblait libérée de sa torpeur.

***

Dans les jours qui suivirent, François vint visiter tous les jours Marie. Dame Tranchepain se posait bien quelques questions sur le résultat de ces visites. Elle n’y mit toutefois pas un frein exigeant simplement un chaperon lors des entretiens du couple. Marie que la vie avait reprise apportait désormais chaque jour comme à son habitude un soin attentif à sa mise. Et même si son entourage devinait ce qui se déroulait sous leurs yeux, le constat de tous était qu’il fallait bien que la vie reprenne. 

***

Blanche-Marie descendit de la chaise à porteurs de madame de Payen de Noyan devant la demeure de celle-ci. C’était une des rares maisons de la ville à avoir un étage en dehors de quelques bâtiments officiels. Elle eut un regard de nostalgie vers celle de l’ancien gouverneur situé de l’autre côté de la rue. Elle se revoyait devant la porte du haut de ses treize ans à attendre que l’on vienne lui ouvrir. Et voilà que cela recommençait huit ans plus tard. Elle savait la maison de monsieur de Bienville vide, Martha le lui avait signifié dans une de ses lettres, pour des raisons qu’elle ne connaissait pas, Isaï et Mélinda étaient partis pour une plantation de l‘ancien gouverneur. 

Elle entra dans la demeure richement meublée et suivit une servante noire affable à la démarche ondulante. Elle la guida jusqu’à sa maîtresse encore à sa toilette. Blanche-Marie aspira un grand coup, une nouvelle vie pleine d’inconnu commençait. 

Mais contrairement à ce qu’elle pensait son destin ne se changeait pas de ce côté de l’océan, mais cela elle ne pouvait le savoir. 

Chapitre 023


Blanche-Marie Peydédaut

La justice est rendue, mars 1730

— Paul ferme ce livre, s’il tombe, tu vas le gâcher irrémédiablement ! 

Sur la banquette de la rue de Chartres, la jeune femme suivie du petit garçon, qui marchait, le nez plongé dans un livre à la couverture en maroquin rouge, et d’une jeune esclave, comme tous les matins, s’en revenait du couvent des ursulines. Blanche-Marie raccompagnait petit Paul à Martha après avoir apporté son aide aux dames de la congrégation en s’occupant de l’enseignement de la lecture et de l’écriture des petits orphelins. Ce jour était un jour exceptionnel, c’était la fête du petit garçon, aussi la jeune fille lui avait offert les fables d’Ésope et il s’était plongé dans le manuscrit qui contenait des illustrations qui l’émerveillaient. 

Elle était heureuse de l’acquisition qu’elle avait faite auprès du contrebandier. Alboury qui s’était ouvert à elle de la découverte d’un coffre contenant plusieurs livres et qui n’en connaissait pas le prix qu’il pouvait en requérir, les lui avait montrés pour en faire l’estimation. Il y en avait cinq dont les fables illustrées, et bien qu’il vaille forts chers, il lui avait cédé à un tout petit prix d’autant qu’il savait pour qui était le cadeau, c’était sa façon d’y participer. 

La journée était belle, ensoleillée, odorante de mille fragrances, une journée de printemps comme elle les appréciait. Blanche-Marie son chapeau de paille cachant le haut de son visage, son ombrelle d’une main l’abritant de l‘ardeur du soleil de midi, retenait ses jupes légèrement relevées de l‘autre, elle se souciait de ne pas les souiller dans les traces de boue que la pluie du matin avait laissées. Paul derrière son dos se demandait comment elle pouvait savoir ce qu’il faisait. Il ferma le livre et le tint comme une relique entre ses petites mains. Ils arrivèrent ainsi à la place d’armes après avoir dépassé l’hôtel du gouverneur, Blanche-Marie inspecta les lieux cherchant sur le marché qui s’étalait entre celle-ci et la levée, l’étal de Martha. Depuis son départ pour la plantation Roussin, La Nouvelle-Orléans avait beaucoup grandi, elle devait compter plus de mille âmes, avec les soldats. Les choses avaient bien changé dans la ville, on ne voyait plus guère de malheureux colons vêtus de hardes, désormais, les dames se promenaient dans les rues en grandes toilettes à paniers, coiffées et fardées comme à Versailles. Certaines se faisaient même précéder d’un négrillon portant très sérieusement un flambeau, même en plein jour, ce qui avait fait sourire la jeune fille devant le ridicule de la situation. Les gentilshommes, possesseurs de grandes plantations, avançaient dans leur justaucorps de brocart, des rubans de satin sur l’épaule et des bas blancs dans leurs escarpins aux talons rouges croisant de rudes coureurs des bois et des jésuites en robes noires. Sur le marché se trouvaient essentiellement des paysans en cottes pour les hommes et coiffes pour les filles, des soldats aux tuniques élimées, des esclaves noirs en cotonnade et des Esclaves libres, reconnaissables à leur peau souvent plus claire et à leur mise plus soignée. Blanche-Marie laissa échapper un soupir d’aise, elle aimait cette ville avec tous ses gens aux origines et aux statuts si divers, qui se côtoyaient, se saluaient. Les hommes bien nés baisaient les mains des dames de qualité, d’autres s’injuriaient devant des maisons à colombages, avec pour certaines des rideaux de mousseline aux fenêtres sans vitres. Elle y était heureuse, même si chaque année, le Mississippi sortait de son lit amenant les esclaves à porter les belles dames de la rue de Chartres, Royale ou de Bienville. La ville prospérait malgré les drames, les boutiques s’étaient multipliées dans la rue d’Orléans, si l’on avait de l’argent, on pouvait tout y acheter : riz, sucre, perroquets, vins et liqueurs, fromages de France, sabots, coiffes de dentelles, colliers, chapeaux, fleurs, colifichets, bijoux en tous genres, vrais ou faux. Finalement, malgré le départ de monsieur de Bienville, tout allait assez bien en Louisiane. Cela aurait même pu continuer, car monsieur de Périer n’était pas si mauvais. On s’était habitué à lui et à son épouse, qui était si charmante, mais il y avait eu le drame des Natchez et cela rien ne pourrait l’effacer. 

Blanche-Marie remarqua la présence de Boubou sur le marché. Elle remplaçait, son époux, Hermann, qui lui était parti pourchasser les Amérindiens dans les rangs du régiment du capitaine d’Arensbourg. Son étal était en bordure. Il était richement achalandé des produits de sa ferme, blés d’Inde, riz, œufs, lards, fruits en tous genres et attirait les clientes. À l’encontre de son avis, la jeune femme s’approcha de la marchande pour prendre de ses nouvelles et lui donner celles qu’elle détenait sur son époux. Boubou, devenu Élizabeth Kuttberg depuis son mariage, avait conseillé à Blanche-Marie de ne pas se compromettre avec elle, car rien ne s’oubliait et cela pouvait entacher sa réputation. La jeune fille faisait fi de tout cela, car tout d’abord de la même façon beaucoup pouvaient se souvenir avec qui elle était arrivée dans la colonie et puis elle ne pouvait se résoudre à tourner le dos à ceux qui l’avaient soutenue dans des moments si difficiles. Elle avait été fort bien accueillie par sa nouvelle protectrice, madame Payen de Noyan, celle-ci la faisait suivre lors de toutes ses visites, même chez la femme du gouverneur alors que tous connaissaient, et cela faisait sa notoriété, la fameuse réplique. Elle la considérait comme une égale et non comme une subalterne, bien que Blanche-Marie, elle, n’oubliât jamais la délicatesse de son statut. Les autres membres de la famille que ce soit son époux monsieur Villars du Breuil ou ses deux fils se comportaient comme elle. Bien accueillie, Blanche-Marie était fort aise de sa nouvelle vie. Sa protectrice avait mis à sa disposition une jolie chambre et une petite esclave nommée Aglaé  qui la suivait partout et précédait ses besoins les plus divers. Elle mangeait à la table familiale, et c’était notamment par ce biais qu’elle avait connaissance des nouvelles dont elle pouvait rendre compte à Boubou. Elle ne pouvait savoir précisément ce qu’il advenait de son époux, mais elle était renseignée des déplacements de son régiment. Après une embrassade, elles échangèrent donc les nouvelles que chacune détenait. Boubou cala sur sa hanche sa fille aînée qui l’accompagnait, tout en écoutant avec attention son amie, elle la berçait. Elle fut tout à coup intriguée par les mouvements désordonnés d’un homme sur la levée à l’opposé du marché. 

— Excuse-moi Blanche-Marie, il y a là-bas un grand escogriffe qui fait de grands gestes, et je crois que c’est à nous qu’il les adresse.  


Timothée Monrauzeau

La jeune fille se retourna dans la direction indiquée, au loin elle distingua un homme, un militaire, lui sembla-t-il, un grand blond qui agitait son tricorne haut au-dessus de sa tête. Effectivement, cela paraissait leur être adressé, les chalands autour d’elles commençaient à se tourner vers elles avec curiosité. Blanche-Marie posa sa main sur l’épaule du petit Paul, que la conversation n’intéressant pas s’était plongé dans son livre. À la pesanteur de son geste, il comprit l’émoi de la jeune femme. Surpris, il leva les yeux vers elle, il ne comprenait pas. Qui était cet homme qui affolait sa compagne et qui avançait droit vers eux fendant la foule sur son passage ? Il s’adressait à eux, mais il ne l’entendait pas encore distinctement. 

— Blanche-Marie ? Mademoiselle Peydédaut ? Blanche-Marie ! 

La jeune fille blêmit et dans un souffle, que seul l’enfant, sur qui elle s’appuyait, entendit, elle laissa échapper : 

— Timothée ! 

Ce grand jeune homme, aux cheveux blonds et aux yeux rieurs, ne pouvait être le petit mousse. Quel tour lui jouait donc encore le destin ? Elle sentait ses jambes fléchir, elle mit instinctivement la main sur son ventre sentant son estomac se crisper. Pourtant sous les traits du jeune homme essoufflé qui s’arrêtait face à elle, elle retrouvait de toute évidence ceux du petit mousse. Avec lui le passé revenait plus vivant que jamais, mais plus que les heures noires, l’espoir revenait faisant battre son cœur à la chamade. 

— Mademoiselle Peydédaut, vous vous souvenez de moi ? 

Lui n’avait aucun doute quant à l’identité de la jeune fille, outre sa chevelure mal cachée sous son chapeau penché, ses traits mainte fois ramenés à sa mémoire étaient ceux de la fillette qui l’avait vu pour la dernière fois lors de son débarquement du  Vénus. Il la trouvait plus captivante que ce que son imagination avait construit au fil de ses rêves. 

— Bien sûr que l’on se souvient de toi ! t’es le petit mousse ! 

La remarque venait de Boubou tout aussi effarée de le revoir. Blanche-Marie d’une voix qui n’était plus qu’un filet intervint à son tour. 

— Comment ne pas vous reconnaître Timothée. 

***

Timothée et Blanche-Marie raccompagnèrent le petit Paul à Martha à la grande surprise de cette dernière. Après un échange courtois, le couple, continua son chemin vers la maison de madame Payen de Noyan par la levée. Suivis par Aglaé chantonnant sur les pas de sa maîtresse, ils avançaient sans mot dire, aucun des deux n’osait rompre le silence qui s’était aussitôt insinué entre eux dès qu’ils avaient été seuls, une timidité soudaine les ayant prit devant cette intimité inattendue et inconnue d’eux. Ce fut le jeune homme gêné qui engagea la conversation. 

— Je vous ai écrit plusieurs lettres, les avez-vous reçues ? 

Blanche-Marie tourna la tête vers lui, attristée par cette nouvelle, ainsi donc il lui avait écrit, elle avait tellement attendu de ses nouvelles.Qu’elle les eut entre les mains n’aurait sûrement pas changé le cours des choses, mais plus d’une fois elle se serait sentie moins seule. 

— Je n’en ai reçu qu’une, celle où vous me rapportiez votre entrée à l’École militaire et bien sûr le jugement des marins du Vénus qui rendit justice à ma mère… Je vous ai par ailleurs répondu.

— Je n’ai reçu que cette lettre, j’en ai été fort heureux, ce fut un rayon de soleil dans le gris du collège.

il ne lui dit pas qu’il avait fanfaronné auprès de ses congénères tout à la joie d’avoir de ses nouvelles

— Je vous ai répondu, bien sûr, puis je vous ai écrit régulièrement pendant les années qui ont suivi… j’ai supposé que pour une raison ou pour une autre vous ne les receviez pas… j’avoue avoir même envisagé que vous ne soyez plus de ce monde.

Son frère aîné qui était dans ses confidences avait été étonné de cet acharnement épistolaire devenu obsessionnel.Pourquoi ? Timothée lui-même n’aurait su l’expliquer, dès qu’il avait vu Blanche-Marie sur le tillac du navire, il avait senti qu’elle était liée à lui et il avait refusé de penser, d’envisager que le fil fut rompu. Il avait donc persisté espérant que l‘une d’elles atteindrait sa destinataire, il lui avait écrit la plupart de ses pensées, de ses espoirs, de ses déceptions, partageant dans ses écrits toute sa vie. Il avait imaginé la jeune fille lisant ses lettres, il l’avait fantasmée, il avait été désappointé chaque fois que le courrier était distribué, mais il avait persisté, il la faisait vivre dans son imaginaire. Quelle n’avait donc pas été sa surprise de la voir au milieu de ce marché, alors qu’elle ne faisait plus que partie de son imaginaire ! Et l’émoi qu’il avait ressenti l‘avait conforté dans ses espoirs. Son cœur avait failli exploser. S’il avait pu, il l’aurait pris dans ses bras, mais, elle, que ressentait-elle ? 

— Il y a de cela un peu plus de deux ans, je suis même venu jusqu’ici sur un navire que mon frère commandait. Il est capitaine désormais, vous savez… enfin bref quand je suis venu, je n’ai trouvé personne qui puisse me renseigner. 

Blanche-Marie écoutait sa tirade qui ne lui laissait pas la place de dire quoi que ce soit. Elle lui souriait. Arrivée devant la maison, elle la dépassa entraînant son compagnon à s’asseoir au bord du fleuve. 

— Je n’ai pas reçu vos lettres, je ne sais où elles sont ? Je n’étais plus à La Nouvelle-Orléans depuis plusieurs années, lorsque monsieur de Bienville est parti, je suis allée vivre à Fort-Rosalie où une place m’attendait. 

— Mais c’est le lieu du massacre !

— Oui. Mais comme vous pouvez voir, je suis là, elle ne tenait pas à épiloguer sur son calvaire, enfin toujours est-il que j’ai cru que vous m’aviez oublié, nous étions des enfants ou peu s’en fallait et nous avions si peu échangé.

— C’est vrai, mais ça ne change rien.

— Si vous le dites… et vous, vous êtes devenu géomètre ?

— Hydrographe. Oui, j’ai fini mes études et suis maintenant au service du roi.

il tâta l’étoffe de la manche de son uniforme comme pour prouver ses dires. 

— Cela m’a permis d’aller à Saint-Domingue puis de venir jusqu’ici. Aujourd’hui, c’est la compagnie qui m’a diligenté pour faire une étude de la région, mais les événements Natchez me rendent oisif. Le gouverneur et monsieur de la Chaise ne veulent pas risquer ma vie et celle de mon équipe pour quelques mesures, alors nous sommes assignés en quelque sorte à résidence.

L’angélus du milieu de la journée sonna ramenant Blanche-Marie à ses obligations. Elle prit congé de Timothée, il la retint et lui demanda à la revoir. Elle accepta et lui donna rendez-vous sur le marché le lendemain à la même heure.    

***

Les jours qui suivirent multiplièrent les rencontres entre la suivante et l’hydrographe. Chaque jour, l’un retrouvait l’autre à l’angle de la demeure du gouverneur et de la place d’armes, une heure avant l’angélus de midi. Ils marchaient alors l’un à côté de l’autre, suivi de la petite Aglaé servant de chaperon, conversant à bâtons rompus, ils avaient fait tomber les barrières de la timidité et de la réserve et semblaient rattraper le temps perdu. Personne n’y trouvait à redire, et tous y voyaient l’augure de bons événements. Martha fut la première à questionner son amie sur ces entrevues. Elle obtint pour tout réponse et explications : 

— nous ne faisons que parler, c’est tout. 

Mais le rougissement des pommettes qui accompagnait la réponse trop prompte disait autre chose, mais Martha respecta la discrétion de Blanche-Marie. La jeune fille ne mentait pas. Elle attendait, chaque jour, le jeune homme. Elle n’avait jamais fait autant attention à sa mise, ne s’épargnant aucun reproche et se trouvant des défauts où elle n’en avait pas, s’estimant trop maigre, les cheveux trop rouges et ses yeux pas assez verts. Sa garde-robe avait soudainement pris de l’importance et n’avait aucune des qualités requises pour la mettre en valeur, soudainement aucune robe ne lui seyait. Timothée de son côté n’en revenait pas, il l’avait retrouvée, le rêve tant de fois ressassé était à sa portée. Il était là bien avant l’heure de son rendez-vous, craignant chaque fois que la jeune fille ne vienne pas pour une quelconque raison, et à chaque fois émerveillée de la voir là, son cœur s’emballant à la vue de son éclatante chevelure. Parfois, il la faisait attendre, la regardant au loin, jubilant de plaisir à son impatience, puis il s’élançait à sa rencontre traversant le marché à grande enjambée. Une fois rejoint, le couple se promenait sur la rive du fleuve reprenant leur conciliabule. Ils se racontaient leurs vies respectives, devenant, chaque jour, plus intimes. Ils jouissaient de leur présence sans pour autant dévoiler leur sentiment de peur d’en casser le lien qui à tous se révélait. Ce fut madame Payen de Noyan, qui ayant remarqué les rêveries dans lesquelles se perdait Blanche-Marie alors même que l’on s’adressait à elle, qui intervint. 

— Blanche-Marie y aurait-il quelque chose qui vous soucie ces derniers temps ?

— Non, non, madame, tout va bien.

— Alors ne serait pas ce jeune militaire, hydrographe, je crois, et avec lequel vous vous affichez, qui vous fait rêver ?

Blanche-Marie se sentit rougir d’être ainsi dévoilée, il ne lui était pas venu à l’idée que l’on puisse se rendre compte de son émoi, mais elle ne songea pas à mentir. De toute façon à quoi bon ?

— Et comment l’avez-vous rencontré ? Il vous a été présenté ?

— J’ai fait sa connaissance sur le Vénus sur lequel il était mousse.

elle lui raconta alors l’histoire des citrons qui lui avait sauvé la vie. 

— Je suppose qu’il est d’une bonne famille pour être hydrographe du roi ?

— Il est le fils d’un négociant de La Rochelle.

— Ah ! c’est bien. Et vous pensez qu’il songe à demander votre main ?

— Ma main ! Non, je ne crois pas. Je ne sais pas. Et… je ne suis pas sûr de le vouloir.

— Il ne vous séduit pas ? Vous ne me le laisserez pas croire. Blanche-Marie, il serait peut-être bon que vous songiez au mariage, non pas que je pense me défaire de vous. Cette pensée est loin de moi, mais vous n’êtes pas faite pour devenir vieille fille, sous cet air sage, il y a un tempérament plein d’ardeur. Alors si ce n’est pas lui, il va falloir ouvrir l’œil, vous êtes dans une contrée où il y a cent hommes pour une femme. Au Canada, les femmes sont obligées de passer par des épousailles sous peine de passer pour des femmes de mauvaises vies et d’être enfermées, ici nos gouverneurs ont été peu regardant à ce sujet. Vous êtes une jeune femme de qualité, avec de l’instruction et fort bien tournée, il n’y a donc aucune raison que vous ne trouviez pas un mari convenable. Alors si c’est celui qui vous convient il serait bon de bousculer le destin avec circonspection toutefois, votre vertu ne doit pas être mise en doute. 

Blanche-Marie était sidérée par le conseil, mais elle en avait de la gratitude pour sa protectrice dont la bienfaisance lui donnait du courage. Elle avait réfléchi au mariage sans vraiment se l’avouer. Elle avait espéré sans trop y croire un encouragement du jeune homme, mais il n’avait que réserve respectueuse à son encontre. Elle resta rêveuse suite à la conversation, pesant le pour et le contre, se demandant ce qui valait le mieux pour elle, imaginant comment amener le jeune homme à se déclarer, d’autant qu’elle ne doutait pas de l’attirance qu’il éprouvait pour elle. 

***

Il fallait qu’il la trouve, il fallait que cette fois-ci il passe le pas, il se devait de se déclarer, il ne pouvait prendre le risque de la perdre une fois encore. Il était parti en courant, avait culbuté une sentinelle de la caserne, s’excusant au passage sans pour autant interrompre sa course. Il courait au-devant de Blanche-Marie. Cette fois-ci, c’était la bonne occasion, il n’y aurait pas d’autres occasions. Il traversa le marché, évitant étals, clients et marchands, sans trop bousculer quoi que ce soit autour de lui. À grandes enjambées, il passa devant la maison du gouverneur, sur la banquette de la rue de Chartres, esquivant une dame suivie de sa servante, traversa la rue du Maine, puis la rue Saint-Philippe, tourna dans la rue de l’arsenal, entra dans l’enclos du couvent et frappa à la porte du bâtiment principal. Il ne tenait pas en place. Lorsque la sœur tourière ouvrit la porte intriguée par la virulence des coups, il était visiblement agité. Il la salua et demanda à voir d’urgence mademoiselle Peydédaut. Devant le ton du jeune homme, sans même lui en demander la raison, elle repartit la chercher. 

Quelques instants plus tard tout en replaçant son chapeau, Blanche-Marie arriva essoufflée, ayant compris qui l’attendait, elle venait d’un autre bâtiment à l’autre bout de celui-ci. Elle le trouva agité sur le perron. 

— Ah ! Blanche-Marie ! Il faut que je vous parle. 

La jeune fille regarda autour d’elle qui pouvait les entendre hormis Aglaé qui la suivait comme il se devait comme son ombre. La sœur tourière était toujours là, elle lui sourit et s’adressa à Timothée. 

— Vous pourriez me raccompagner tout en m’expliquant ce qu’il y a de si urgent ? 

Il hocha la tête en signe d’acquiescement. Elle salua la sœur un tantinet troublée par la situation. Blanche-Marie tout aussi curieuse, trouvant étrange le comportement du jeune homme, descendit les marches et se dirigea vers la rue avec ce dernier à ses côtés. 

— Alors, monsieur Monrauzeau, que se passe-t-il donc pour que vous veniez séance tenante m’enlever du couvent ? 

Chaque fois qu’elle se moquait de lui elle le nommait par son patronyme, elle utilisait ce stratagème le plus souvent pour cacher son émoi. Elle affichait un sourire malicieux après avoir mimé une fausse colère. Le jeune homme la prit par le bras et l’arrêta brusquement au coin de la rue sous un magnolia face au fleuve. Surprise par le geste, elle perdit quelque peu l’équilibre, d’autant qu’Aglaé tout aussi déconcertée la culbuta. 

— Blanche-Marie, monsieur de la Chaise nous renvoie à La Rochelle sous prétexte que la guerre avec les Natchez nous empêche de mener à bien notre mission ! 

Elle le regardait sans ciller. Elle semblait ne pas comprendre, du moins crut-il qu’elle n’en saisissait pas les conséquences. Il allait partir une fois de plus, ses jambes chancelaient, elle ressentit un grand vide en elle. Le jeune homme, qui ne la quittait pas des yeux, ne savait que penser de ce mutisme apparent. Il ne se donna pas le choix ni le temps de la réflexion, il n’avait plus rien à perdre. 

— Blanche-Marie vous n’êtes pas sans savoir ce que je peux ressentir pour vous ? Je ne suis guère expansif et je l’ai peut-être peu montré ? Mais je ne peux vivre sans vous à mes côtés. Alors voulez-vous devenir ma femme ? 

Il avait d’une traite fait sa demande, laissant la jeune femme passer du désespoir à la plus grande joie. Elle avait déjà réfléchi à cette demande, dont elle avait pris le temps de rêver tout à loisir et elle y avait trouvé plus d’un empêchement qu’elle avait confié à Martha qui les avait balayés sous le sceau des sentiments. Quand elle les avait expliqués à madame Payen de Noyan, celle-ci plus pragmatique les avait trouvés d’importance, mais point impossible à résoudre. Elle lui répondit forte de ces réflexions : 

— Timothée, je ne demande pas mieux que d’être votre épouse, mais je n’ai pas de dot et ne saurai vivre aux crochets de votre famille, aussi si vous voulez toujours m’épouser, il serait bon de rester vivre dans cette colonie où nous pourrions bâtir une nouvelle vie. 

— Mais Blanche-Marie, pendant mes missions, vous pourriez vivre chez mes parents dans un confort certain.

— Timothée, ce serait trop me demander, je n’ai rien contre vos parents bien sûr, mais ici je me suis fait une nouvelle vie où l’on ne me rappelle pas ma condition incertaine. Vous, ne vous serait-il pas possible d’y obtenir un emploi ? 

Timothée ne répondit pas tout de suite, il réfléchissait laissant la jeune fille désemparée. Ce qu’elle venait de lui expliquer ne le contrariait en rien et il comprenait fort bien sa demande connaissant tout ou presque de sa vie. Il avait retenu l’élément le plus important, elle n’avait pas rejeté sa demande. 

— Blanche-Marie, quoique nous décidions, il me faudra tout d’abord retourner en France. Je pense, je suis même certain que mon père ne verra aucun inconvénient à mon installation dans la colonie. Sous quelle forme je ne sais pas encore, mais de cela, je ne m’inquiète pas. Mais pourrez-vous m’attendre ou alors m’accompagner avant que de revenir nous installer ? Accepterez-vous de m’épouser avant tout cela ? 

— Cela fait beaucoup de questions. Ai-je le temps d’y réfléchir ? 

— Je ne pars que dans trois semaines.

— Alors cela peut attendre demain. Mais sachez, Timothée, que je tiens à être votre femme.

Chapitre 024


Blanche-Marie Peydédaut

la révélation

Les rires fusaient et emplissaient le jardin de madame Payen de Noyan, cela faisait bien longtemps que les Orléanais ne s’étaient pas octroyé la liberté de s’amuser sans arrière-pensées terrifiantes. La maîtresse des lieux avait tenu à organiser et accueillir les fiançailles des rescapées de Fort-Rosalie. Elle mettait un point d’honneur à prendre le pas sur la femme du gouverneur et cette occasion était idéale, elle pouvait avec diplomatie lui faire de l’ombre puisque Blanche-Marie était sa protégée. 

Madame Payen de Noyan avait bien fait les choses, sur des tréteaux à l’aide de planches de grandes tables avaient été dressées dans le jardin à l’ombre des magnolias. Et si la colonie avait connu des disettes, ces temps semblaient révolus au vu des denrées qui étaient servies à profusion par une dizaine d’esclaves. Les convives se pressaient déjà à leur place se régalant des odeurs de viande qui tournaient sur des broches, bœuf à bosse, venaison de cervidé, dinde sauvage, oie étaient au menu, rien n’avait été omis pour faire de ces festivités une réussite. Faisans, perdrix, cailles trônaient déjà sur les tables, tous se demandaient comment la maîtresse de maison avait pu rassembler autant de mets. 

Les deux fiancées étaient à l’étage finissant de s’apprêter. La décision de Blanche-Marie, bien que soudaine, n’avait pas empêché sa protectrice d’en instruire aussitôt monsieur de Bienville pour lui faire part de l‘heureuse nouvelle. Madame de Payen de Noyan ne doutait pas qu’il aille en être satisfait, il l’avait déjà remercié de tout ce qu’elle faisait pour la jeune fille et avait même envoyé de l’argent pour la pourvoir. Il avait en cela été influencé par Graciane, soulagée de savoir Blanche-Marie  en vie et en santé. Quant à Marie Roussin, elle avait cédé à la demande de François de Montigny malgré le peu de temps écoulé depuis le drame. Les deux jeunes femmes s’habillaient avec soin, si Marie irradiait de bonheur, Blanche-Marie, bien que sûre de son choix, était quelque peu inquiète. Se marier ? Elle ne doutait pas de Timothée, mais quel allait être son avenir ? Elle était à nouveau à l’aube de tout recommencer, son parcours de vie n’était que revirement, elle se sentait ballottée par le destin sans pouvoir en prendre réellement les rênes. Un flot de questions se bousculait dans ses pensées. Appuyée par sa protectrice et son époux, elle avait obtenu sans trop de difficulté la garantie de s’installer dans la colonie où désormais elle avait des amis et où elle se sentait chez elle malgré les drames survenus. Ce qui l’inquiétait le plus c’était la famille de son fiancé, l’accepterait-elle ? Une fille sans dot et au passé si trouble, si incertain. Les laisserait-il faire selon leur choix ? 

 Tout en laissant ses préoccupations occuper son esprit, elle se vêtait d’une robe de contrebande que sa protectrice lui avait offerte pour l’occasion. Elle était à nouveau sanglée dans un corset de toile, mais se sentir maintenue, cette fois-ci, la rassurait. Sa criarde nouée à la taille attendait de recevoir la robe qui encombrait les bras de la petite Aglaé. Elle était simple de belle facture, de couleur crème avec pour seule fioriture une garniture de volant de mousseline au décolleté et aux bas de manches. Elle flattait sa carnation et mettait en valeur sa chevelure flamboyante. Marie de son côté pavoisait dans une robe couleur bleu roi, don de la femme du gouverneur afin de marquer l’intérêt de son époux pour la jeune femme avec ce que cela sous-entendait pour Blanche-Marie. Les deux jeunes femmes n’étaient pas dupes, mais elles en avaient cure et se complimentaient du résultat. Elles étaient, l’une et l’autre, très en beauté. Coiffées et fin prêtes, elles rejoignirent les invités qui les attendaient. Héroïnes du jour, elles étaient le symbole de l’espoir du renouveau après les heures noires. 

***

À leur arrivée, chacun se précipita pour féliciter les couples. Marie était ravie, prête à oublier, Blanche-Marie était moins à l’aise, elle n’appréciait guère d’être le centre d’intérêt de tous. 

Passé les effusions, elle s’était assise entre Timothée et Martha. Celle-ci en profita pour lui annoncer qu’elle quittait La Nouvelle-Orléans pour une plantation dans les Atchafalaya acquise à son nom par Alboury, lui-même ne pouvant en posséder une. D’après ce dernier, une maison, plutôt une cabane pensait-elle, les attendait sur une grande boucle longeant le bayou au milieu d’immenses cyprès et chênes recouverts de mousse espagnole, un jardin de camélias et d’azalées, des bambous, une palmeraie, elle était fébrile à l’idée de se perdre au milieu de cette étendue déserte. Blanche-Marie l’écoutait, la rassurait, elle était détournée dans le même temps par de multiples attentions auxquelles elle répondait avec sourire un tant soit peu figé. 

De son côté, Madame  Payen de Noyan était tout à sa réception, son banquet avait rassemblé tout ce qui comptait dans la ville et ses alentours, de civiles comme de militaires. L’arrivée de Madame de Launay, la femme du gouverneur, attira tous les regards. Elle alla à ses devants, la nouvelle venue venait d’arriver seule excusant son époux retardé par une affaire de dernières minutes. Un représentant de France qui venait de débarquer. 

***

Les esclaves servaient du gombo, d’autres des vins, les rires fusaient au milieu des échanges, on conversait à bâton rompu comme si l’on ne s’était pas vu depuis des lustres. Blanche-Marie, le vin devait y être pour quelque chose, s’était détendue, c’est alors que le gouverneur Périer se présenta, accompagné d’un homme brun à l’allure bien tournée, mais visiblement fort fatigué. Il était connu de personne, et pour cause, il avait débarqué deux jours avant à l’île Dauphine. Après avoir salué les maîtres des lieux et l’assemblée, le gouverneur demanda à son hôtesse s’il pouvait s’isoler afin de s’entretenir confidentiellement avec mademoiselle Peydédaut. Surprise, Madame Payen de Noyan acquiesça et avec son époux, monsieur de Villars du Breuil, accompagna le gouverneur et son compagnon dans une pièce de la maison qui servait de salon. Ils furent rejoints par Blanche-Marie et Timothée, ce dernier n’ayant pas voulu la laisser seule devant l’invitation inopinée. La jeune fille s’assit au côté de sa protectrice à qui elle jeta un regard inquiet, Timothée resta debout derrière son fauteuil, une main sur le dossier de la jeune fille en signe de protection. Elle était fort inquiète se demandant ce que pouvait être encore ce coup du destin. Madame Payen de Noyan, présentant dans sa posture toute son autorité, était prête à en découdre. Son époux, assis à ses côtés, le devinant posa sa main sur son bras afin de la contenir. Elle lui tapota la main lui faisant par ce geste familier comprendre qu’elle avait compris. Le gouverneur, debout face à eux, était impassible et paraissait indifférent à tous, bien que ce fût lui l’initiateur de cette entrevue. 

— Mesdames et messieurs, je vous présente monsieur Parent, secrétaire de monsieur le marquis de Landiras de Montferrand, Grand Sénéchal de Guyenne. 

À cette présentation, tous les regards se retournèrent vers Blanche-Marie, tous se tendirent. La jeune fille essayait en vain de ramener à son souvenir l’image de cet homme qu’elle avait sûrement déjà vu. L’homme lui semblait familier. Et ce Sénéchal, était-il celui qui avait mis en prison, elle et sa mère ? Et qui lors de ses visites en semblait désolé, ce qui, pour l’enfant qu’elle était, était incompréhensible. L’homme se racla la gorge. 

— Mesdames et messieurs, je suis là pour faire appliquer le document officiel que j’ai en ma possession. 

La peur saisit Blanche-Marie. Le gouverneur, lui, pensait, que justice allait être rendue, persuadé qu’il était d’être devant une fille de rien. Le reste de l’assemblée se posait mille questions, inquiet de la suite. 

— Tout d’abord suis-je bien en présence de mademoiselle Blanche-Marie Peydédaut, née au château de Saint-Mambert en Guyenne ? Les personnes qui vont l’attester devront signer au bas de ce document. 

Blanche-Marie sentit ses jambes tremblées de façons incoercibles. Que lui voulait-on encore ? Un sentiment de révolte jaillissait des tréfonds de son âme, elle était prête à se battre. 

— Je suis Blanche-Marie Peydédaut, fille de Jeanne Peydédaut, je pense que madame Payen de Noyan peut en attester. S’il le faut à l’extérieur, Martha qui a fait le voyage avec moi peut aussi en témoigner. 

— Cela ne sera pas utile, il faut deux témoins et je puis être l’un d’eux. Je me souviens très bien de vous, si madame Payen de Noyan veut bien faire office de deuxième témoin, cela sera parfait. 

Comme monsieur Parent accompagnait sa demande d’un sourire plein d’amabilité, tout le monde se détendit. Se tournant vers Blanche-Marie, il reprit : 

— Je suis venu jusqu’ici afin de vous retrouver, et cela afin de faire appliquer le testament de feu monsieur de Saint-Aubin, dernier vicomte de Castelnau de Saint-Mambert

Le gouverneur tiqua, cela n’allait pas selon ses convictions. Monsieur Parent, faisant office de notaire, décacheta une première lettre. Il leva les yeux vers ses interlocuteurs pour s’assurer de leur attention. S’éclaircit la voix :

— Monsieur le Marquis de Landiras de Montferrand, en ma qualité de Grand Sénéchal de Guyenne, j’exige que le testament ci-joint et dont je suis témoin et garant soit appliqué à la lettre…

Madame Payen de Noyan

Le ton autoritaire de la lettre surprit tout le monde même le gouverneur. Dans quel imbroglio avait bien pu se trouver cette fille pour qu’un grand Sénéchal en arrive à ce genre d’extrémité ? Monsieur Parent avala le verre d’eau qu’un esclave avait posé à sa portée, ce qui d’ailleurs l’avait mis mal à l’aise peu habitué que ses besoins soient pourvus avant que d’être. Il décacheta enfin le testament, tous étaient suspendus à ses lèvres.

« … moi, chevalier de Saint-Aubin, et, à cette heure vicomte de Castelnau de Saint-Mambert, atteste, avec preuves ci-jointes et copies dûment conformes remises entre les mains du Grand Sénéchal de Guyenne, que Blanche-Marie Peydédaut est la fille reconnue de mon frère Philippe-Amédée Vicomte de Castelnau de Saint-Mambert, précédent tenant du titre. Elle est à ce titre la dernière représentante de notre famille. Je lui laisse à son entière et exclusive disposition les biens de notre famille, terres, château, meubles et titres dont la liste est ci-jointe et dont la copie est chez maître Barberet… »

 Tous les regards se tournèrent vers la nouvelle héritière. Blanche-Marie instinctivement prit la main de Timothée et la serra. Des larmes coulaient sur son visage, elle retrouvait enfin son identité, sa vie, sa famille, et même si elle était seule au monde, on lui reconnaissait enfin le droit d’avoir une famille, une filiation. 

***

Le navire remontait l’estuaire de la Gironde après une traversée de deux mois et demi. Le capitaine de la Normande avait accepté la demande exceptionnelle. Les deux passagers descendirent dans la chaloupe où étaient déjà leurs malles, les marins souquèrent jusqu’à la rive du fleuve. Ils s’amarrèrent au ponton.

Devant elle, Blanche-Marie voyait au travers de ses larmes les rangs de vignes que l’automne avait roussi et qui supportaient de lourdes grappes prometteuses, derrière le château de Saint-Mambert aux pierres blanches illuminées par le soleil du matin et plus loin les toits du village.  

Elle était rentrée chez elle et tenait la main de Timothée.  


Blanche-Marie Peydédaut

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

L’orpheline/ chapitre 025

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Chapitre 25

De l’automne à l’automne 

Bordeaux

Les vendanges étaient passées, Philippine allait revenir à Bordeaux. Léandre l’avait précédée après la fête donnant suite à la récolte du raisin. La maîtresse de la propriété avait organisé un grand repas dans la cour du château. Elle avait convié tout son personnel et tous les métayers. Tous avaient été surpris par cette invitation, depuis qu’ils se situaient dans le domaine, les seuls qui étaient venus à leur réjouissance étaient les grands-parents de la nouvelle vicomtesse et ils ne l’avaient jamais préparée. Ils s’étaient toujours contentés d’y passer puis ils se rendaient au château en vue d’y attendre leurs convives de même rang. Ils étaient donc très étonnés. Ils arrivèrent en fin de matinée apportant chacun un plat et les femmes se joignirent à la cuisinière et à Louison afin de les aider, car ils étaient nombreux. Tout se déroula pour le mieux et perdura jusqu’à la nuit entre les dégustations, la musique et les danses. Philippine en fut fort satisfaite. 

***

Philippine avait laissé Cunégonde au domaine prétextant qu’elle détenait assez de domestiques dans sa demeure à Bordeaux et qu’il fallait que quelqu’un se situe au château afin de surveiller ceux du lieu. Elle avait deviné que sa gouvernante s’avérait enceinte et elle ne voulait donc pas la secouer pendant le voyage. Celle-ci acquiesça. Bien qu’elle culpabilisa quelque peu, elle se révélait toutefois heureuse de rester auprès de son mari. 

Revenue dans son hôtel particulier, Philippine reprit ses habitudes. Le dimanche, elle se rendait à la cathédrale. Le lundi, elle allait au salon de madame Duplessy où elle rencontrait entre autres madame Le Berthon qui était devenue une familière du lieu. Tous les soirs, Léandre la retrouvait pour souper bien qu’ils ne fussent pas en tête à tête, car monsieur Sanadon et madame Conrad demeuraient présents. N’ayant point eu de nouvelle de ses oncles, elle supposa que l’épouse de son oncle Augustin se trouvait toujours en vie. Elle rendit visite à son oncle Ambroise pour s’en assurer. Celui-ci lui apprit que la santé de celle-ci se dégradait et qu’elle n’en avait plus pour longtemps. 

L’hiver s’approchait à grands pas. Si octobre avait été ensoleillé, novembre s’était révélé pluvieux et sombre. Il lui tardait que cela s’arrête, cela entrainait son moral vers les abysses, bien que son garçonnet lui donna du baume au cœur. Ce soir-là, Philippine avait l’intention de prévenir madame Duplessy et madame Le Berthon de son futur mariage. Léandre et elle l’avaient envisagé pour début février, car l’un comme l’autre était pressé de devenir un couple officiel. Ils n’auraient plus besoin de se cacher ou tout du moins de rester discrets. De toute façon, le personnel avait deviné ce qui se passait et commençait à en parler autour d’eux, ce que leur maîtresse avait réalisé.

***

Jeanne Marie Françoise Chazot, Mme Duplessy

Selon sa coutume, madame Duplessy accueillit Philippine et l’entraina dans l’un des salons où se trouvait une partie des habitués. Les conversations avaient visiblement débuté. Apercevant madame Le Berthon, la jeune femme sollicita son hôtesse. Pouvaient-elles se retirer dans le boudoir avec son amie, car elle désirait leur effectuer une annonce ? Madame Duplessy acquiesça et s’approcha de sa comparse afin de lui demander de bien vouloir la suivre, ce qu’elle accepta sans problème. Une fois toutes les trois isolées dans la pièce, Philippine prit son courage à deux mains, et se lança. « — Je tenais à vous dire mesdames avant que vous ne l’appreniez par des ragots que je vais me remarier.

— Félicitations mon petit ! Mais si ce n’est pas indiscret avec qui et quand ? Demanda madame Le Berthon.

— Je vais épouser le 7 février Léandre Cevallero. 

— Si je ne m’abuse, c’est un négociant, Philippine ! Intervint madame Duplessy. Êtes-vous assurée de votre décision ?

— Oui, mesdames ! En fait, j’ai fait sa connaissance à la Nouvelle-Orléans. Bien sûr, ayant un conjoint, il ne s’est rien passé là-bas, mais nous nous sommes épris l’un de l’autre. Je reste consciente de ce que vous allez me dire, que l’on n’a pas besoin d’aimer pour épouser, mais pour moi c’est vital. 

— Nous n’avons rien contre Philippine. Par contre, je ne pourrai être présente début février. Mon mari et moi, nous nous situerons à Versailles. J’en suis désolé, j’aurais apprécié de me trouver là. Intervint madame Le Berthon.

— De mon côté, je viendrais à vos noces. Cela me fait grand plaisir de vous savoir heureuse, ce n’est que justice. »

Elles continuèrent la conversation demandant des détails sur l’organisation, sur le choix de la robe. Philippine expliqua ce qu’elle put, car pour l’instant rien n’était vraiment calé. La discussion finie, elles réintégrèrent le salon. Philippine alla prendre la harpe, joua et chanta un air de Vivaldi au contentement de tous.

***

Trois jours s’étaient écoulés depuis sa visite au salon de Madame Duplessy. Philippine était satisfaite, ses protectrices ne s’étaient pas braquées sur le fait qu’elle allait épouser un négociant. Elle en était là de ses réflexions matinales quand Suzanne vint lui dire que son oncle Ambroise était arrivé. Elle fut décontenancée, il était fort tôt. Elle avait à peine fini de déjeuner. Elle rajusta sa chevelure qui était tressée et ferma sa robe volante sur sa chemise de nuit. Elle descendit au salon où il l’attendait. Elle se doutait de l’information qui lui apportait. L’épouse de l’oncle Augustin avait dû décéder. Elle le découvrit accomplissant les cent pas dans la pièce. « – Bonjour mon oncle, je suppose que vous détenez une mauvaise nouvelle pour vous trouver de si bonne heure dans ma demeure.

— C’est exact Philippine. Laurentine a succombé cette nuit, enfin un peu avant l’aube. Elle sera enterrée dans trois jours. La messe funéraire aura lieu à l’église Saint-Seurin à onze heures ce jour-là.

— J’en suis désolé, oncle Ambroise. Je me retrouverais à la cérémonie, bien sûr. Par contre, pour éviter toutes sautes d’humeur, je ne me présenterai pas avant.

— Bien ! Je m’en doutais Philippine, mais ce n’est pas grave. Ne t’en inquiète pas. Je vais te quitter, car je dois prévenir mon épouse et mes enfants. »

Une fois que celui-ci fut parti, elle s’assit sur une des bergères à côté de la porte-fenêtre donnant sur la terrasse. Elle laissa errer son regard et s’aperçut que le soleil était revenu. Elle était abasourdie par cette mort. Elle tombait le même jour que celle de sœur Marie Tranchepain. Bien évidemment, cela ne lui faisait pas un effet similaire. Autant le départ de la révérende mère l’avait effondrée, autant celui de l’épouse de l’oncle Augustin se révélait indifférent pour elle. Elle ne l’avait vue que deux fois et à chaque fois elle s’était montrée désagréable avec elle.

***

Le jour de la messe, elle se fit préparer avec soin. Elle choisit une robe à la française, une en damassé. Elle se fit coiffer et mit une mousseline par-dessus. Ne voulant pas s’y rendre seule, elle demanda à son secrétaire si cela ne le dérangeait pas de l’accompagner. Il accepta sans hésiter sachant ce qui c’était passé au dernier repas.

Étienne arrêta le carrosse devant le parvis de l’église Saint-Seurin. Une gent nombreuse s’y pressait. Les deux familles détenaient de la notoriété y amenant moult personnes. Elle entra dans le lieu de culte suivi par Monsieur Sanadon. Ils allèrent s’assoir au troisième rang, laissant les Laborie-Fourtassy et les Bouillau-Guillebau occuper les deux premiers. La messe fut extrêmement poignante pour la majorité des gens. Philippine sous son voile ne ressentait rien. C’était étrange pour elle, elle qui se révélait d’un naturel empathique, elle n’éprouvait rien. Cela l’interrogeait, elle demeurait perplexe. Elle n’avait pas acquis de bons rapports avec la défunte, cela était un fait, mais la tristesse des autres aurait dû au moins la troubler. Elle ne lui en voulait pourtant point, mais il est vrai que le lien ne s’était pas effectué et son époux n’y avait pas aidé. La messe achevée, le cercueil fut sorti et la famille le suivit. Son oncle Ambroise la remarqua et d’un signe de tête la salua. Elle fit comme la communauté, elle se rendit au cimetière de la porte Dijeaux. À sa grande surprise, suite à la mise au caveau, son oncle Augustin, l’apercevant, vint vers elle et la remercia de se trouver là. Elle répondit que c’était somme toute normal. Il lui grimaça un sourire. Il rajouta, que son épouse et lui auraient dû l’écouter lorsqu’elle les avait alertés. Elle lui effectua ses condoléances et le laissa retourner vers son entourage. Elle quitta les lieux dans la foulée.

***

Le mariage s’approchait, Philippine attendait Madame Cabarnac pour son dernier essayage. Elle n’avait pas quitté ses robes de deuil, elle avait décidé de le faire à partir du jour de ses noces. Elle avait organisé un déjeuner pour ce jour-là. Elle avait convié les Fauquerolles qu’elle accueillerait le jour d’avant. Jean et Cunégonde ne se rendraient pas à son union à cause de la grossesse de celle-ci. Par contre, son oncle Ambroise et son épouse seraient là. Elle avait aussi invité son oncle Augustin, mais elle doutait de sa présence. Monsieur et Madame Duplessy viendraient, mais ils ne se réuniraient pas avec eux pour le repas. Ils se devaient de repartir sur leurs terres, car ils avaient quelques problèmes avec des métayers. Monsieur Cevarello père accompagnerait son fils, d’autant qu’il s’avérait fort content de cette union. À la cérémonie se joindraient à eux Messieurs de Montesquieu, Bel, Bardot, Lalanne et leurs épouses, ainsi que mesdames de Ponthac-Belhade et de Crussol avec leurs maris. 

La couturière arriva avec son apprentie, Philippine les reçut dans sa chambre. Léopoldine et Suzanne vinrent voir comment préparer leur maîtresse au mieux pour le jour dit. Le corset lacé puis le jupon enfilé, la couturière plaça la jupe garnie d’un volant en bas, en soie rose foncé. Ensuite, elle l’habilla de la robe en même matière de couleur bordeaux qu’elle ferma sur la pièce d’estomac de ton identique et richement agrémentée par de la broderie comme le reste de sa tenue ainsi que de la gaze froncée pour les engagentes et l’ornementation du décolleté. Une fois apprêtée, elle se retourna vers le miroir et se trouva fort contente de l’aboutissement. Elle envoya Suzanne chercher Monsieur Sanadon enfin qu’il rémunère, madame Carbanac, qu’elle remercia chaleureusement pour le résultat. 

***

Le jour du mariage, Philippine fit venir un coiffeur à la mode, Jean-Auguste Brémontier. Il arriva au petit matin, la jeune femme avait déjà pris son déjeuner et son bain. Il lui lissa les cheveux et lui remonta sur la nuque. Tout en lui dégageant le front, il lui crêpa menu ses mèches de devant, de façon à créer une sorte d’auréole ressemblant de cette façon à un diadème autour du visage. Celui-ci parti, elle enfila sa tenue aidée de ses servantes. Berthe Fauquerolles la regardait se préparer et ressentait de l’admiration devant sa fille de lait. Une fois que celle-ci fut prête, elles sortirent de la chambre et rejoignirent Monsieur Fauquerolles dans le salon. Elles y découvrirent à leur grande surprise ses deux oncles ainsi que la femme d’Ambroise et leurs enfants à tous les deux. Son oncle Augustin lui proposa de l’amener jusqu’à l’autel si cela lui convenait. Comprenant qu’il désirait se faire pardonner pour ce qu’il lui avait fait subir, elle accepta.

cathédrale Saint André

Arrivée à la cathédrale Saint-André, Philippine se dirigea à La Chapelle de la vierge où l’attendaient tous ses proches, son futur époux accompagné de son père et le saint homme qui allait procéder à la cérémonie. La jeune mariée se présenta escortée de son oncle et se positionna au côté de Léandre quelque peu étonné par la venue de ce dernier. Le prêtre accomplit sa première lecture puis l’ensemble de la communauté rendit hommage à Dieu au travers de psaumes. Le curé poursuivit par un extrait des évangiles et réalisa l’échange des consentements puis des alliances. Le couple remercia le seigneur  et l’ecclésiastique les bénit, ensuite tous effectuèrent une prière. C’est à cet instant que Philippine aperçût l’entité, la mère de Léandre. Elle s’en inquiéta, se questionnant sur ce qui allait se passer. La messe nuptiale finie, tous vinrent les féliciter, ce fut à ce moment-là que Monsieur Cevarello sentit son cœur se comprimer, il blêmit et il dut s’assoir. Il avait beaucoup de mal à respirer. Tous s’en préoccupèrent, l’homme visiblement avait des difficultés à rester en équilibre sur sa chaise. Il s’apprêtait à choir, aussi Léandre décida de raccompagner son père dans sa maison. Les personnes qui devaient participer au déjeuner renoncèrent à la fête afin de laisser le couple s’occuper du malade. Philippine envoya les Fauquerolles, son secrétaire, la nourrice et la gouvernante de son fils ainsi que celui-ci chez elle puis elle partit avec son mari et son père. Sur place, monsieur Cevarello les rassura, il se sentait juste fatigué. Léandre comme son épouse pensa qu’il y avait autre chose quoiqu’il en dise. Ils le laissèrent tout de même entre les mains de ses serviteurs et leur demandèrent de les prévenir s’il se passait quelque chose. Dès le lendemain, ils iraient quérir un médecin.

***

Malgré les problèmes de santé de Monsieur Cevarello, leur nuit de noces fut idyllique. Ils l’avaient tant attendue. Ils se révélaient en accord et en harmonie et bien que Philippine n’eut pas à se plaindre de son précédent mari, celle-ci avec Léandre s’avéra merveilleuse. Elle se réveilla et aperçut le soleil qui essayait de s’infiltrer entre les rideaux. Elle se leva, remit sa chemise et attrapa sa robe volante qui lui servait de robe de chambre. Son époux étant encore assoupi, elle se dirigea dans le boudoir. Elle referma la porte derrière elle et ouvrit les rideaux de la pièce accomplissant l’entrée de la lumière. Se retournant, elle découvrit l’entité de la mère de Léandre. « – Philippine, d’ici une petite heure un serviteur de la maison de négoce va arriver afin de vous prévenir, mon conjoint ne se porte pas bien. Je suppose que vous allez devoir faire venir un médecin et vous installer quelque temps là-bas.

— C’est sans souci, nous allons nous organiser. Vous pensez qu’il survivra ?

— Non, il va me rejoindre, mais entre temps vous allez tomber enceinte, cela soutiendra mon fils. Cela l’aidera à avancer dans la vie.

— Ah ? »

Elle ne put poursuivre la conversation, l’entité s’évapora ce qui l’agaça. Philippine sortit du boudoir et descendit au salon. Suzanne et Léopoldine amenèrent son déjeuner. Leur maîtresse en profita pour leur effectuer sa demande. « — L’une de vous deux accepterait-elle de me suivre chez Monsieur Cevarello. Rassurez-vous, vous n’y êtes pas obligées, si besoin est, j’engagerai quelqu’un.

— Non, non, Madame ce n’est pas utile, je vous servirai là-bas, répondit Suzanne. » Léopoldine ajouta qu’elle pouvait elle aussi l’accompagner sans aucun problème. 

Pendant qu’elle déjeunait, son mari vint la retrouver et se joignit à elle. Ils n’avaient pas terminé que le secrétaire de la maison de négoce arriva. Paul Missard leur expliqua que Monsieur Cevarello avait passé une très mauvaise nuit et qu’il se trouvait au plus mal. Léandre se précipita afin de s’habiller et de repartir vers son père. Il alla prendre un médecin qui logeait dans le nouveau quartier des Chartrons, Monsieur Toucherie. 

Pendant ce temps, Philippine se prépara et se mit d’accord avec le couple Fauquerolles pour leur retour au domaine. Ceux-ci en avaient déjà parlé la veille avec l’oncle Ambroise, ce dernier allait venir avec son carrosse pour les ramener.

***

À partir de ce jour, Léandre reprit en main la maison de négoce, Paul Missard poursuivit ses fonctions et l’apprenti anglais, James O’Connor, qui avait été engagé depuis deux ans devint son secrétaire. De son côté, Philippine passait les soirées et les nuits avec son époux et ses journées dans son hôtel particulier. Elle désirait ne pas trop s’éloigner de son fils, elle ne voulait pas qu’il pense qu’elle le rejetait.

La santé de Monsieur Cevarello père se dégradait. Régulièrement, son cœur le compressait, aussi il était épuisé continuellement. En fait, il avait une pneumonie, une forme grave de la respiration. Le médecin avait prévenu, cela était extrêmement sévère. Tous les soirs, bien qu’il détienne un couple de serviteurs pour s’occuper de lui, Philippine venait le voir pour lui faire prendre ses potions et son fils lui effectuait un retour sur ce qui s’était passé dans la journée. Rapidement, ce dernier comprit que son père ne s’y intéressait guère, voire plus, tellement il était épuisé.

***

L’hiver était fini, ils se trouvaient au milieu du printemps. En mars, Philippine apprit que Cunégonde avait eu un petit garçon et au fil du temps, elle-même avait constaté qu’effectivement elle était enceinte, et que pour elle, la venue de son enfant, ce serait en octobre.

Malgré l’affection de son beau-père, Philippine avait pris le temps de se rendre au salon de Madame Duplessy et était allée tous les dimanches ainsi que le jour de Pâques à la cathédrale. Elle y avait aperçu à plusieurs reprises l’entité de la mère de Léandre, dans la chambre du malade, mais elle ne lui fournissait aucune information. Elle revit moult fois son animal gardien qui à chaque fois la rassurait après le départ de celle-ci. Elle ne savait comment Léandre allait réagir à la perte de son père. Elle pressentait que cela n’allait pas tarder à venir même si l’épouse de Monsieur Cevarello, Marie-Sophie, ne voulait rien lui dire. Alors qu’ils dormaient à l’étage au-dessus des bureaux, leur chambre donnant sur les quais, Philippine fut attirée par son animal gardien sous la forme d’un loup, il l’entraina. Elle monta les marches d’une tour moyenâgeuse qui lui sembla sans fin, puis elle se retrouva devant la porte ouvragée et pénétra dans la galerie de son ange. Elle arpenta le lieu et arriva au pied de son trône. Jabamiah n’y était pas assise, elle regardait la galaxie, elle l’accueillit avec commisération sachant ce qu’elle prévoyait de lui dire. La jeune femme devina pourquoi elle se situait là. « – Philippine, lorsque tu vas te réveiller ton beau-père sera décédé. Cela va effondrer le moral de ton époux, mais rassure-toi, ce sera momentané. Que ce soit toi ou les enfants que tu vas mettre au monde, le tout va lui restituer son aplomb. De plus, la maison de négoce va lui faire garder son équilibre. Il ne faut pas que tu t’inquiètes, sois juste attentionnée avec lui, mais de cela je n’en doute pas. » À peine formulé, l’ange disparut. Philippine était décontenancée. Outre le fait que Monsieur Cevarello allait partir, elle apprenait qu’elle allait avoir plusieurs nourrissons donc plusieurs grossesses. Tout ceci la troublait. Son animal gardien frôla ses jambes afin de lui rappeler où il se trouvait. Elle réalisa qu’elle réfléchissait et qu’elle n’avait point bougé. Elle lui sourit et le suivit. Sortant de la galerie, elle retrouva le grand escalier qu’elle prenait d’habitude. Elle le descendit. Elle aperçut Léandre qui dormait et l’y rejoint. Elle s’installa à ses côtés et ouvrit les yeux. Elle n’osait pas se mouvoir sachant ce qu’elle allait découvrir. 

Quelqu’un frappa à la porte de la chambre réveillant Léandre. Philippine se leva enfilant au passage sa robe volante. Elle alla l’entrouvrir et tomba sur Paul Missard très mal à l’aise. Elle le laissa s’exprimer. « — Monsieur Cevarello est décédé, Madame ! » Son conjoint entendant les dires se souleva d’un coup. « — Comment ? Mon père est trépassé ?

— Oui Monsieur, son cœur a visiblement fini par lâcher. » Le jeune homme s’habilla et se rendit dans le lieu où se trouvait le mort. Force fut de le constater, il s’écroula en pleur et s’effondra dans les bras de sa femme.

***

église saint-seurin

 La messe et l’enterrement eurent lieu dans le quartier Saint-Seurin. Le nouveau quartier des Chartrons ne pouvait pour l’instant accueillir des sépultures catholiques. Les Cevallero n’avaient plus de famille, outre leur personnel vinrent la plupart des négociants de la ville et les deux oncles de Philippine. L’église se révélait pleine. La cérémonie fut ressentie comme des plus émouvantes, Léandre eut beaucoup de difficultés à retenir ses larmes. L’enterrement fini, il demanda à son épouse de rentrer à son hôtel particulier. Il ne reviendrait dans la maison de négoce que juste pour y travailler. 

Les mois de mai et de juin s’écoulèrent, Philippine eut beaucoup de mal à maintenir son conjoint de sorte qu’il ne sombre pas dans la dépression. De manière inespérée, concentré sur ses tâches, il se releva doucement. Quand arriva juillet, elle sollicita son mari afin de se rendre au domaine de Madaillan, ce qu’il accepta. Il demanda à Paul Missard qui avait déjà visité les propriétés de Guyenne affiliées à la maison de prendre sa place momentanément, lui garantissant qu’il effectuerait de toute façon des aller-retour entre la cité et le château.

Léandre accompagna sa femme jusqu’à son domaine. Elle trouvait que son ventre s’alourdissait bien plus que lorsqu’elle attendait Théophile, aussi elle appréciait l’idée de pouvoir s’y reposer. À La ville, les entités la fatiguaient. De son côté, son garçonnet fut content, Bordeaux lui avait pesé d’autant qu’il se sentait cloîtré dans la demeure de sa mère. Tout le monde reprit ses habitudes, Philippine, la première recommença ses promenades avec plus de lenteur, toujours accompagnée, et continuait à lire et à jouer de la harpe. Son conjoint, lui se rendait régulièrement à la ville afin d’effectuer le point sur sa maison de négoce. Lorsque les vendanges arrivèrent et se clôturèrent, Philippine demanda à Cunégonde d’organiser le déjeuner pour les fêter. Elle-même se sentait trop fatiguée. 

Cela se passa comme l’année précédente, Léandre revint à Bordeaux, mais Philippine épuisée par sa grossesse ne le suivit pas et s’en excusa. Cette dernière réalisa qu’elle ne voyait plus d’entité, seulement son animal gardien. Ce fut par ailleurs lui qui lui rappela qu’elle devait chercher une nourrice et quelqu’un pour l’aider à accoucher même si cela allait être de nouveau facile. Elle lui sourit et accomplit ses demandes qu’elle trouvait judicieuses. Elle découvrit les deux à Sauveterre-de-Guyenne. Celle qui allait la soutenir pendant la venue de son nourrisson était la fille de Marie Debecq, celle qui l’avait mise au monde. La matrone portait d’ailleurs le patronyme de sa mère. Elle lui détecta sa nourrice qui se nommait Madeleine Priart. Elle s’apprêtait à sevrer son fils. Philippine lorsqu’elle l’engagea l’informa qu’elle pouvait faire suivre son garçon d’autant qu’elle savait que le père était mort, avant la naissance de l’enfant, écrasé par une charpente qu’il devait consolider.

***

La première semaine d’octobre était passée lorsqu’elle ressentit les premières contractions. Le majordome fila avec le carrosse à Sauveterre-de-Guyenne chercher l’accoucheuse pendant que Cunégonde, Violaine, Louise Delmart et la nourrice déjà dans le château, s’occupaient de la parturiente. Pendant ce temps, Armand Delmart partit quérir Léandre. Le temps qu’il revienne avec le père et bien qu’il ait fait au plus vite, Philippine avait donné naissance aussi vite que la première fois à sa stupéfaction et à la grande surprise de ses aides. Marie Debecq pénétra dans les lieux juste pour récupérer le deuxième nouveau-né. À peine arrivé, Léandre abandonna sa jument à Armand. Il avait galopé sur l’ensemble du trajet hormis lors de l’attente du bac ce qui avait exaspéré le cavalier. Il se précipita à l’intérieur, courut à la chambre de son épouse dans laquelle Cunégonde le laissa entrer. Dès qu’il se retrouva au chevet de sa femme, celle-ci le rassura. Elle était fatiguée ce qui était somme toute normal, mais elle se portait bien. Il ne pouvait savoir que son animal gardien l’avait soutenu tout le long. « — Léandre va à la nurserie, tu vas y découvrir Marie-Louise et Augustin 

— Nous avons deux enfants ?

— Oui ! Mon aimé, et à leur côté tu trouveras Théophile en extase. »

Philippine de Madaillan

FIN

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

mes écrits

L’orpheline/ chapitre 024

chapitre 001

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Chapitre 24

La vie continue

Philippine de Madaillan

Elle se sentait plus que légère. Elle était enfin allégée d’une grande partie de ses souffrances. Elle avait l’impression de planer dans le ciel. Elle se mit à marcher sur des nuages entourés de volatiles aux couleurs chatoyantes. Elle sautait de l’un à l’autre comme dans sa toute petite enfance ce qui la faisait rire. Elle découvrit un perron qui menait à un immense escalier. Elle le gravit sans aucun effort. Elle se retrouva face à une porte grandiose qu’elle reconnut grâce à ses moulures dorées et en avant de celle-ci se trouvait un ours, son animal gardien. Instinctivement, elle lui caressa la tête et le salua. Celui-ci poussa la porte qui donnait sur l’interminable galerie qu’elle connaissait. Il marcha devant elle. Elle s’aperçut dans une des glaces et remarqua qu’elle était vêtue d’une robe à l’antique avec une traine, ce qui la surprit. Elle avança vers son ange protecteur qui lui souriait. Jabamiah l’accueillit, la jeune femme ressentit une grande tendresse. « — Comment te portes-tu Philippine ?

— Ma foi, fort bien. Je dois dire qu’avoir informé mon oncle de la vérité de ma vie m’a fait  grand bien. Étrangement, cela m’a soulagée, je n’avais jamais pensé que partager cela m’apaiserait. 

— Tu as eu raison. Ton oncle était jusque là un homme égoïste. Tu l’as obligé à regarder au fond de lui. Pour l’instant, il est ravagé par toutes ses nouvelles et malheureusement pour lui ce n’est pas fini. Ton oncle Ambroise va venir te voir, il va te demander de confirmer tout cela. Mais ne t’inquiète pas, il regorge d’empathie pour toi. Il culpabilise beaucoup, c’est un homme bon. 

animal gardien

— J’en suis consciente. Pour mon oncle Augustin, c’est sa femme qui va partir ?

— J’en ai bien peur. Elle s’y est prise trop tard pour être aidée. Elle a eu trop de vanité pour admettre qu’elle était rongée par un mal. Dans un autre domaine, tu vas devoir t’occuper de Léandre, son père aussi va avoir des problèmes de santé.

— Ah ? Cela va se révéler grave ?

— Oui, très. Il va te falloir beaucoup de courage afin de le soutenir.

— J’en aurai pour lui.

— Je n’en doute pas Philippine.

— Avant de partir, puis-je savoir pour Théophile. A-t-il les mêmes dons que moi ?

— Oui, tu devras lui apprendre à être plus discret.

— Je vais m’en occuper.

— Je te laisse, Philippine. Quoi qu’il arrive, n’oublie pas que nous nous trouvons toujours à tes côtés.

— Merci, ange Jabamiah. »

Sur ce elle s’évaporera. Son animal gardien, la bouscula légèrement pour lui rappeler qu’il était resté auprès d’elle. Elle le regarda dans les yeux. « — Je te suis. » Elle retraversa la galerie illuminée par la pleine lune et commença à descendre l’escalier. Elle se réveilla dans son lit. 

***

Les yeux grands ouverts, Philippine ressassait les dires de l’ange Jabamiah. Ne voulant point ruminer de sombres pensées, elle se leva. Elle attrapa sa robe d’intérieur en épaisse soie lie de vin qu’elle enfila. Elle se dirigea vers l’une des deux portes-fenêtres de sa chambre et en ouvrit les rideaux. Les rayons du soleil baignaient la terrasse et le jardin. Au fond de ce dernier, elle aperçut de l’activité dans les écuries conduisant à une ruelle sur la rue de Margaux. Elle se retourna et regarda sur la commode l’horloge agrémentée de deux nymphes la soutenant. Il était huit heures. Cunégonde n’allait pas tarder, comme à son habitude, elle allait passer par la garde-robe qui donnait sur le boudoir puis sur sa chambre. Elle viendrait lui ouvrir les rideaux afin de la réveiller. Elle effectuait cela quand il n’y avait pas eu de soirée avancée. Cunégonde désormais logeait sous les combles, elle détenait la chambre la plus grande parmi les serviteurs, elle était garnie de deux mansardes. 

Philippine réfléchissait. Son oncle Ambroise arriverait surement en fin d’après-midi, elle commencerait par conséquent par avoir une conversation avec son petit garçon. Il n’avait que trois ans, elle irait donc doucement pour l’alerter. Quant à Léandre, elle attendrait le moment venu. Elle ne pouvait le prévenir avant, cela l’inquiéterait inutilement puisqu’apparemment il ne pourrait rien accomplir. Pour l’oncle Augustin, elle l’avait averti, elle ne pouvait faire mieux. Elle en était là de ses réflexions quand sa gouvernante entra dans sa chambre la découvrant debout. « — Madame est déjà levée ! J’espère que vous avez bien dormi. 

— Oui, Cunégonde. Pourrais-tu me faire amener mon déjeuner dans mon boudoir ?

— Bien sûr, madame, je vais quérir Suzanne ou Léopoldine. »

Elle sortit de la pièce perplexe. Elle se doutait que si sa maîtresse se retrouvait debout c’est qu’il avait dû se passer quelque chose. Elle espérait que ce ne fut point problématique.

Léopoldine arriva avec le plateau portant le petit-déjeuner. Philippine s’était entichée du café. La servante par le biais du cuisinier l’avait agrémenté d’une brioche. Pendant que sa maîtresse s’installait dans un des fauteuils, elle le plaça sur une petite table au support de marbre et aux pieds de bois chantournés. Philippine lui réclama un bain, cela lui ferait le plus grand bien et l’apaiserait peut-être. Ce qui l’ennuyait le plus c’était Léandre. Si son père décédait, elle ne savait comment il le prendrait ni comment il réagirait. Elle s’avérait lasse de cette succession de mortalité. 

***

La matinée se passa. Fin prête, Philippine se rendit dans le salon. Elle s’installa près de la porte-fenêtre afin de profiter de l’astre lumineux. Elle commença à jouer de la harpe, c’est ce qui lui faisait le plus de bien. Cela la détendait et l’apaisait. Dès que Théophile l’entendit, il demanda à sa nourrice s’il pouvait aller voir sa mère. Elle le fit partir devant elle, car elle devait finir de ranger la chambre et les affaires de l’enfant. Il descendit précautionneusement les marches de l’escalier et se rendit au salon. Une fois dedans, il alla s’assoir sur la bergère. Elle s’interrompit et s’installa à ses côtés. « — Bonjour mon grand. As-tu bien dormi ?

— Oui, maman.

— Il faut que je te parle afin de te prévenir. Peux-tu me dire qui t’a donné l’information sur le monsieur en colère ?

— C’est une dame, elle est venue s’assoir au pied de mon lit. Elle m’a dit de te prévenir. » Philippine sourit devant le vocabulaire utilisé par son fils. Enfant, elle détenait le même, ce qui surprenait tout le monde. Les entités leur apprenaient très tôt à s’exprimer correctement. « — Je suppose qu’il n’y a que toi qui l’as vue ?

Théophile

— Oui ! Violaine, elle n’apercevait rien. De plus la dame, elle me parlait dans la tête.

— C’est ma grand-mère qui est venue te rendre visite. Tu dois savoir qu’elle est morte depuis plusieurs années.

— Ah bon !

— Oui. Tu as le même don que moi. Par contre, tu dois éviter de le communiquer aux autres, car en général ils ne comprennent pas. Les seules qui ne vont pas être déstabilisées ce sont Violaine et Cunégonde. Est-ce que tu as saisi Théophile ? 

— Oui maman ! Si l’on vient me parler, je ne le dis qu’à toi, Violaine ou Cunégonde. 

— C’est bien. Dans un domaine différent, sache que l’on va nous livrer un clavecin sur lequel tu pourras apprendre la musique. »

Le garçonnet fut enchanté de l’idée. Il remercia sa mère et l’embrassa. Celle-ci se leva et reprit sa harpe et se mit à chanter.

***

L’après-midi était arrivée dans son milieu lorsque Romain, le valet de chambre, vint annoncer la venue d’Ambroise. Philippine ne s’y attendait pas, elle estimait que cela était fort tôt pour un négociant. Il avait dû partir de sa maison de façon très précoce, cela ne la rassurait guère. Elle se trouvait sur la terrasse et lisait un livre de Monsieur de Montesquieu, « Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence ». Elle avait par ailleurs beaucoup de mal à se concentrer dessus tant elle s’avérait inquiète quant aux requêtes de son oncle Ambroise.  Elle se leva dès qu’il entra sur la terrasse afin de l’accueillir. Elle lui proposa un fauteuil à côté d’elle et se rassit. Ils attendirent que les servantes aient déposé la cafetière, les tasses et la brioche qu’elle leur avait demandées. Quand cela fut effectué et que Léopoldine et Suzanne eurent quitté les lieux, Philippine engagea la conversation. « — Alors mon oncle, que me vaut votre visite. Je dois dire que je m’en doute un peu. 

— Comment vous devez le supposer, mon frère est venu me voir suite à votre entretien chez vous. Je suis désolé pour vous, car si j’ai bien deviné, il était arrivé pour vous sermonner sur le résultat de sa rencontre avec monsieur Le Berthon.

— C’est un fait. Il s’est présenté très en colère. Cela m’a demandé beaucoup de sang froid, effectivement. 

— Il m’a raconté dans les grandes lignes ce qui était parvenu à ma sœur puis à ma mère. J’en fus très surpris. Cela a dû beaucoup vous affecter. Si je puis me permettre, car Augustin était très bouleversé aussi il n’est pas rentré dans les détails, mais comment l’avez-vous su ?

— Pour ma mère, cela m’a été confirmé par les serviteurs du château qui avaient été écartés par mon oncle et que j’ai fait revenir. Je les ai entendus tout à fait par hasard depuis la fenêtre de mon bureau qui était ouverte. Ma cuisinière et ma chambrière, qui était celle de ma mère, se demandaient si j’étais consciente pour le viol. J’ai donc sollicité Louise pour comprendre de quoi elle parlait. Bien que gênée, elle m’a transmis ce qui lui était arrivé et leur incapacité à l’aider, le valet du vicomte les empêchant de rentrer dans la chambre. Elle m’a aussi éclairée sur les incertitudes quant au supposé accident de Horace de Madaillan. Son époux a rencontré le valet de l’hôtel particulier des Drouillard. Ce dernier lui avait précisé ce qui s’était passé et ses doutes sur la chute. » Bien sûr, elle ne dit pas vraiment comment elle en avait été informée par sa propre mère, Ambroise n’aurait pas compris. « — Et pour ma mère, comment en aviez vous été avisée ?

— En fait, si vous vous en souvenez, le notaire, lors de la signature de mon héritage, m’a donné une lettre de votre mère dans laquelle elle m’expliquait ce qui était arrivé à ma mère, sa culpabilité et son besoin de partir. C’est comme cela que j’ai appris pour le poison.

Ambroise Bouillau-Guillebau

— Mais comment avez-vous su que ma belle-sœur en était instruite ? 

— C’est au premier repas que je l’ai deviné. Lorsque nous avons conversé du départ de votre mère, j’ai bien vu que celle-ci était fort gênée. J’en ai déduit qu’elle était au fait pour le suicide. Elle a dû trouver le flacon et elle n’a pas dû vouloir vous en parler pour ne pas rajouter à votre peine. De plus, votre mère aurait été excommuniée par l’église si l’on avait su qu’elle s’était ôtée la vie. 

— Tout cela a dû s’avérer difficile pour vous.

— C’est exact d’autant que j’ai découvert que j’avais été exclue de la famille pour quelque chose qui n’était pas de mon fait. 

— Je ne sais comment, nous pouvons nous rattraper.

— Vous ne pouvez pas et vous n’y êtes pour rien. Votre père a été si peiné par la mort de sa fille qu’il vous a transmis son ressentiment. Il n’a pas pu faire autrement et votre mère a accompli ce qu’elle pouvait pour moi. Elle ne savait pas alors ce qui s’était passé. De plus, mon oncle le vicomte ne lui a pas laissé de latitude, c’est lui qui a décidé de tout. »

Ils continuèrent la conversation puis poursuivirent sur les problèmes de santé de sa belle-sœur. Philippine lui expliqua comment elle l’avait deviné, en omettant les dires de sa grand-mère à ce sujet. Ambroise partit en s’excusant de tous les drames qui avaient bouleversé sa vie. Elle lui rappela qu’il n’y était pour rien. Ils se quittèrent sur ses mots.

***

Les jours s’écoulaient, et à chacun d’eux Léandre passait voir Philippine à son grand plaisir. Ils conversaient, et souvent il restait souper. Le mois de mai arriva à sa fin, le jeune homme annonça à celle-ci qu’il allait devoir visiter tous les domaines de Guyenne en lien avec la maison de négoce Cevallero, ainsi que quelques manufactures qui détenaient des marchandises qu’elles désiraient vendre dans les colonies. Il serait de retour dans un mois, elle répliqua qu’elle allait se rendre dans son château. Somme toute, la plupart des nobles y passaient l’été, elle ferait donc comme eux. Il décida qu’il la rejoindrait là-bas, après tout le lieu possédait aussi des propriétés dont il devait estimer la quantité des cultures produites.

À la messe dominicale qui suivit, après les avoir remerciés pour ce qu’elles et leurs conjoints avaient accompli pour elle, Philippine prévint Madame Duplessy et Madame Le Berthon de son départ pour ses terres, ce à quoi elles répondirent qu’elles allaient faire de même. Elles se retrouveraient à leur retour.

Toute à sa langueur de ne pas revoir Léandre pendant un certain temps, elle ne réalisa pas la satisfaction de Cunégonde et Violaine. Celles-ci s’empressèrent de remplir les malles et de les fermer. 

***

Cela faisait deux semaines que Philippine était revenue au château de Madaillan. Chaque jour, elle prenait sa jument et allait se promener, tout comme elle jouait de la harpe qu’elle avait amenée. Les deux divertissements lui faisaient grand bien, mais ce qui s’avérait pour elle le plus apaisant c’était son fils. Il commençait déjà à apprendre à lire, ce qui surprit tout le monde. Il dessinait aussi fort bien pour son âge et accomplissait ses débuts tout seul sur le clavier du clavecin qui se trouvait au château depuis les grands-parents de la vicomtesse. Tout cela distrayait cette dernière.

Adossée contre le tronc, assise sur une couverture, Philippine regardait au travers des branches du  saule pleureur les quelques nuages qui sillonnaient le ciel. Elle s’était dissociée de ses pensées, elle ne vit donc pas arriver madame Fauquerolles. Celle-ci, face à elle, l’interpella et la fit sortir de sa rêverie. « — Philippine, tu veux te promener avec moi ? J’ai besoin de ton avis sur des noces à venir.

— Sans problème Berthe. » Elle se leva et plia sa couverture qu’elle mit sous son bras. Elles allèrent marcher dans le jardin afin de converser tranquillement. « – Alors Berthe, qui a l’intention de se marier ?

— En fait, ta gouvernante, Cunégonde, désire ta validation afin de prendre pour époux Jean.

— Mais elle n’a pas besoin de mon assentiment. Elle accomplit ce qu’elle veut.

— Il va falloir le lui dire, Philippine. Pour l’instant, elle n’a pas osé dire oui à mon fils. Elle lui a répliqué qu’elle devait te demander ton approbation. 

— Il n’y a pas de problématique, rassure Jean, je vais parler avec elle. Elle composera sa vie comme elle veut, ce n’est pas moi qui vais m’immiscer dans la sienne. 

— Je m’en doute. J’ai déjà calmé Jean qui a été choqué par sa réponse. Mais qu’est-ce qui fait qu’elle manque autant d’indépendance ? 

— Dans les colonies, c’est la maîtresse ou le maître qui fournit l’autorisation. C’est pour cela qu’elle s’est sentie obligée de donner cette réponse. » Philippine ne dit pas que Cunégonde était une ancienne esclave, elle avait réagi comme si elle l’était encore. « — Rentrons Berthe, je vais aller la voir de suite. Plus cela sera effectué rapidement, plus Jean et Cunégonde se ressentiront libres de pratiquer ce qu’ils veulent. »

***

Cunégonde Guitrac

 À peine entrée dans le château, Philippine alla chercher sa gouvernante. Comme elle ne la trouvait pas, elle réclama à Louise, qu’elle avait découverte rangeant le salon, d’aller la quérir. Une vingtaine de minutes plus tard, Cunégonde pénétra dans le salon où patientait sa maîtresse. Prétextant un souci, cette dernière lui requit de la suivre dans sa chambre, elle désirait ne pas être entendue de qui que ce soit. Arrivée dans le lieu, elle lui enjoignit de fermer la porte puis de s’assoir dans un des fauteuils de la pièce. La jeune femme s’interrogeait, quel était le problème de sa maîtresse pour qu’elle s’isolât avec elle ? «  Cunégonde, je viens d’apprendre que mon frère de lait t’a demandé ta main. Il faut que tu sois au fait que tu te trouves libre de tes choix. Je n’ai plus à intervenir afin de valider chaque étape de ta vie. » La gouvernante interpellée se sentit décontenancée, elle ne s’attendait pas à ce que ce sujet s’ouvre à la conversation. Elle ne savait que répondre. «  Cunégonde, si tu veux devenir l’épouse de Jean, tu peux lui dire oui, je n’ai aucune objection. De plus, je n’ai pas mon mot à dire.

— Mais Madame, je désire toujours vous servir.

— Il n’y a aucun problème, ce n’est pas parce que tu vas te marier que je ne vais pas te garder à mon service. Nous devrons juste nous organiser au moins lorsque nous serons à Bordeaux.

— Mais où que vous alliez, je veux vous suivre, Madame.

— Ne t’inquiète pas, pense à ton bonheur. Jean est vraiment un gentil jeune homme. Je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Enfant, il m’a toujours protégée. Je suis sûr qu’il fera de même avec toi. Si cela te convient, accepte sa proposition. De plus, je suis assurée que tu adhères à celle-ci. Donc ne t’alarme pas, je ne te rejetterai pas. Par contre, évite de lui dire que tu étais esclave, non pas que cela le choquerait ou qu’il en parlerait, mais il vaut mieux que tu le gardes pour toi. »

***

Les noces furent prévues pour le premier samedi de juillet, ils se devaient de préparer celles-ci. Cunégonde et Jean étaient enchantés. Pendant cette période, Léandre revint dans l’Entre-deux-mers. Il était passé par Bordeaux avant de venir au château de Madaillan. Il avait trouvé son père quelque peu fatigué, mais comme le lui dit celui-ci, la charge de travail n’était pas négligeable. À peine arrivé dans le domaine, et après avoir serré contre lui Philippine, il lui en fit la remarque lors d’une conversation. La jeune femme lui proposa de rentrer à la ville, s’il le désirait. Il lui répondit que ce n’était pas utile, ce n’était que ses taches qui l’épuisaient. Lui-même devait effectuer le tour des propriétés pour estimer la quantité des cultures, et le nombre de barils de vin que la maison de négoce devrait prendre en main. Philippine ne rajouta rien, même si elle se doutait que cela s’avérait plus grave que ce que pensait son prétendant.

***

L’orage approchait, les nuages se rassemblaient vers le château. De la porte-fenêtre, Philippine regardait venir vers elle les éclairs qui vibraient au loin. Derrière elle, Théophile pianotait sur le clavecin. Étonnamment, son jeu se révélait harmonieux, il jouait de façon intuitive. Violaine arriva pour le chercher afin d’aller faire la sieste. Il pleurnicha un peu, mais au regard de sa mère, il comprit qu’il devait la suivre. Une fois la nourrice et l’enfant sortis, la jeune femme quitta sa place et se dirigea jusqu’à la bibliothèque. Elle y saisit un livre et s’installa dans une des bergères du salon de la rotonde. Elle essaya de se concentrer sur sa lecture, mais elle ressentait un manque. Cela faisait trois jours que Léandre demeurait absent. Ce n’était pas une nouveauté, il arpentait les domaines de l’Entre-deux-mers, mais cette fois-ci il était parti pour Bordeaux. Elle s’avérait inquiète, dans quel état allait-il découvrir son père. Pour l’instant, elle n’avait acquis aucune information. Ne se situait-elle pas trop loin de la ville pour obtenir des nouvelles de la part d’une entité ? Avec un peu de chance, il devait bien se porter. Son esprit se dispersa et revint sur le souvenir des noces de Cunégonde et de Jean. Elle était satisfaite, car il s’était bien déroulé. Ils avaient été unis à l’église de Sauveterre-de-Guyenne. Ensuite, il s’était tenu un grand repas sur la terrasse, où tout le personnel avait été convié. Philippine avait été comblée de voir le bonheur du jeune couple. Elle se révélait consciente que leur vie allait s’avérer heureuse. Elle en était là, quand elle réalisa qu’elle apparaissait dans le jardin au milieu des éclairs, au centre de la tourmente, mais protégé d’elle par un tourbillon nuageux encerclant le lieu. Étrangement, elle ne craignait pas l’orage d’autant qu’aucune goutte d’eau ne la touchait. Une colonne de brouillard s’éleva du sol jusqu’au ciel entourant l’espace dans lequel Philippine se trouvait. De cette vapeur, une entité sortit, c’était celle de la cathédrale, la mère de Léandre. Le corps de la jeune femme fut parcouru de frisson. Était-il advenu quelque chose à celui qu’elle aimait ? Elle se redressa, elle ne devait pas s’effondrer. « — Bonjour, Philippine, je viens te rassurer. Les problèmes de santé de mon époux ne sont pas pour tout de suite. Ils commenceront à un mauvais moment. Certes ! Mais pour l’instant, vous n’avez pas à vous inquiéter. 

— Vous savez quand ils se produiront ?

— Pas exactement, Philippine. Mais une chose est sûre pas maintenant. Vous avez le temps d’organiser votre mariage avec mon fils. » La phrase finit, elle s’évapora laissant la jeune femme perplexe.

***

Pénétrant dans le salon de la rotonde, Cunégonde découvrit sa maîtresse écroulée sur la bergère, les yeux grands ouverts. Elle allait s’affoler, mais elle réalisa qu’elle se trouvait en transe. Elle lui secoua l’épaule afin de l’en faire sortir. Elle avait déjà vu Lilith dans cet état, mais jamais sa maîtresse. « — Madame ! madame ! Monsieur Cevallero vient d’arriver ! » Philippine revint sur terre et découvrit sa gouvernante. L’orage visiblement s’était éloigné, le soleil irradiait la pièce. « – Excuse-moi Cunégonde, je me suis endormie. Que me disais-tu ?

— Monsieur Cevallero vient d’arriver, il a laissé son cheval dans les écuries. Il va entrer dans la demeure d’une minute à l’autre.

— Ah ! Très bien. Dès qu’il se trouvera là, dis lui que je suis à même de le recevoir. »

Philippine se leva, elle alla jusqu’au miroir au-dessus de la cheminée afin d’estimer à quoi elle ressemblait. Elle tapota sa robe à la française en vue de la remettre en ordre et replaça ses boucles de cheveux. Cunégonde sourit en voyant sa maîtresse se rajuster, car cela démontrait l’affection qu’elle portait au jeune homme. Elle sortit et prévint le majordome que sa maîtresse attendait monsieur Cevarello. 

***

« — Ah ! Mon aimé, vous voilà enfin de retour ! » Léandre sourit devant le manque  évident qu’il avait engendré à celle qu’il adorait. Il avait fait au plus vite malgré l’orage. Et comme il était arrivé trempé, il avait pris le temps de se sécher et de se changer. « — Cela ne fait que trois jours, Philippine. Mais rassurez-vous, je n’apprécie pas de résider loin de vous.

— Comment va votre père ?

— Ma foi, fort bien. Il m’a retenu afin que je lui effectue un rapport sur les domaines que j’avais visité et il m’en a donné deux nouveaux que je vais devoir estimer.

— Où se situent-ils ?

— L’un se trouve près de saint-émilion.

— Pourrais-je vous accompagner, j’en profiterais pour me rendre à l’abbaye.

— Avec plaisir, ensuite je devrais aller aux abords de l’abbaye de la Sauve-Majeure, leurs propriétaires ont écrit à mon père. Ils désirent faire fructifier leur domaine, mais ils ne savent pas comment.

— Par hasard, ce ne serait pas la famille de Rauzan ?

— Vous les connaissez ?

— Catherine de Rauzan était une de mes amies au couvent. De plus, vous l’avez rencontrée à la Nouvelle-Orléans.

— Bien sûr ! La jeune femme blonde qui était mariée avec monsieur Fery d’Esclands.

— Oui, c’est bien elle, mais surtout n’en parlez pas ni à sa mère ni à son frère. Après l’avoir abandonnée, ils seraient susceptibles de lui demander de l’argent. Et bien qu’elle leur en veuille, la connaissant, elle serait capable de leur en fournir.

— Pas de souci, Philippine, je me tairais. De toute façon, mon père a de sérieux doutes quant à leur potentiel malgré les appuis que détient cette famille. 

— Je suppose que vous allez revenir à la ville ? Vous me direz quand vous l’accomplirez, car je dois m’y rendre afin que mon personnel ne m’oublie pas.

— Je pense que j’y retournerai suite à ces visites pour effectuer mon rapport à mon père, ce sera donc avec plaisir que je pratiquerai le voyage en votre compagnie. »

Attendrie par sa réponse, elle lui prit la main et l’entraina sur la terrasse puis elle lui fit descendre les marches qui menaient au jardin. Le ciel ne détenait plus de nuage, l’orage avait fui les lieux. Elle saisit son bras et s’appuya. Elle le dirigea vers l’un des sentiers de la forêt. Ils ne parlaient plus, ils n’en avaient plus besoin. Lorsqu’ils se trouvaient ensemble, ils s’avéraient apaisés de leur crainte, de plus leur présence mutuelle leur suffisait. Il lui tapota la main et lui sourit. Ils marchaient tranquillement profitant de ce qui les entourait. Ils arrivèrent près des champs de la métairie qui élevait les chevaux à venir. Ils découvrirent les juments qui avaient été fécondées par les étalons. Elles détenaient devant elle encore dix mois de gestation. Léandre lui expliqua. « – Plus elles s’approchent de la mise à bas de leur poulain plus leur régime alimentaire doit être complet et leurs habitudes maintenues.  

Philippine de Madaillan

— Il n’y a pas d’inquiétude à avoir puisque c’est Jean-Marcel qui s’en occupe avec le jeune Raoul. L’un comme l’autre se révèlent des plus sérieux. 

— Dans un domaine différent, avez-vous perçu de qui Jean-Marcel s’est entiché ? 

— Nullement ! De qui s’est-il énamouré ?

— De Violaine ! Et elle a l’air de le lui rendre.

— À la fin, tout mon personnel va rester ici. Je ne m’inquiète pas, Violaine est avant tout la nourrice de Théophile et elle a énormément d’affection pour celui-ci. Il le lui rend bien. 

— Et s’ils veulent se marier ?

— Tout comme Cunégonde, c’est elle qui décidera. Je n’accomplirai aucune objection, mais j’avoue que je ne m’en étais nullement rendu compte. » 

Leur échange terminé, ils choisirent de retourner au château. Ils reprirent leur chemin à l’inverse au rythme de la promenade, Philippine toujours accrochée à son bras. Ils rentrèrent. Ils ne discutaient pas, ils écoutaient la nature, le bruissement des arbres, le jacassement et le piaillement des oiseaux… ils s’en imprégnaient. Ils avançaient lentement profitant du décor et se satisfaisant de se retrouver ensemble. Ils pénétrèrent dans le jardin et gravirent les marches qui menaient à la terrasse. Théophile, depuis le salon de la rotonde, les aperçut. Il s’élança vers la porte-fenêtre interrompant la lecture de madame Conrad. Elle la lui pratiquait afin de lui inculquer du nouveau vocabulaire à travers des histoires pour enfant. À sa grande surprise, il parlait déjà fort bien et arrivait à lire certains mots. Le garçonnet ne pouvait atteindre la poignée, aussi Violaine vint lui ouvrir. Le petit garçon se précipita dans les jupes de sa mère, elle le prit dans ses bras. « — Théophile, tu sais que nous nous trouvions tous les deux avant ta sieste ?

— Oui mère, mais tu m’as manqué.

— Tu es sûr, que le fait d’avoir vu monsieur Cevallero, tu n’aurais pas songé que vous alliez pouvoir jouer ensemble ?

— Aussi mère.

— Alors, commence par le saluer. »

Elle le reposa au sol et celui-ci dit bonjour à Léandre qui s’en amusa. Cunégonde entra à ce moment-là pour le prévenir que monsieur Sanadon souhaitait le rencontrer et elle sollicita madame Conrad pour leur cours avec Jean, ce dernier venait d’arriver. 

***

Violaine ne se révélait pas bavarde hormis avec Théophile. Elle ne causait guère, car très vite elle avait réalisé qu’elle possédait un fort accent. Elle fit comme Cunégonde, elle prêtait attention aux conversations de ses maîtres et le soir elle s’entrainait afin de s’approcher de leur élocution. Maintenant qu’elle résidait en France, même si elle avait pris conscience que le personnel avait une prononciation régionale assez intense, elle continua toutefois à écouter sa maîtresse et lorsque la gouvernante de Théophile arriva, elle fit de même. Celle-ci le constata, aussi elle la reprenait gentiment pour l’aider, d’autant que cela pouvait renforcer la diction du petit garçon. Violaine en fut très contente surtout depuis que Jean-Marcel la courtisait, elle préférait s’adresser à lui de la meilleure façon. Elle ne voulait pas passer pour une moins que rien puisque désormais il détenait la métairie qui servait à la reproduction des chevaux.  

***

Pour la première fois, Philippine et Léandre ne rentraient que tous les deux à Bordeaux. Assis l’un à côté de l’autre, ils conversaient. De temps en temps, elle appuyait sa tête contre son épaule et regardait le décor alentour. Comme ils ne partaient que pour trois ou quatre jours, la jeune femme avait laissé son petit garçon entre les mains de sa nourrice et de sa gouvernante. Lorsque Cunégonde suggéra qu’elle allait la suivre, sa maîtresse lui répondit que revenant dans très peu de temps, elle ferait avec Léopoldine et Suzanne. Elle préférait ne pas l’éloigner tout de suite de Jean. Quant à monsieur Sanadon, il restait pour conseiller monsieur Fauquerolles. 

Ayant atteint la Bastide, ils traversèrent la Garonne. Une fois celle-ci franchit, Léandre prit son cheval attaché derrière le carrosse et se rendit dans sa maison de négoce. De son côté, Philippine demanda à passer par celle de son oncle Ambroise. Arrivée rue de la Rousselle, elle apprit qu’il se trouvait absent. Elle lui laissa un message.

***

Comme chaque jour, Léandre soupait avec elle. Le repas terminé, le jeune homme partit à sa maison familiale, Léopoldine vint aider sa maîtresse à se déshabiller et à revêtir sa chemise de nuit et sa robe volante. Une fois seule, Philippine attrapa un livre et s’installa dans une des bergères de sa chambre à côté de la console qui soutenait le chandelier apportant la lumière. Quelque chose la dérangeait, elle ne savait quoi. Bien qu’elle essaya de se concentrer sur sa lecture tout en tapotant machinalement l’un des accoudoirs, elle n’y arrivait pas. Elle se releva et s’approcha d’une des deux portes-fenêtres. Elle repoussa le rideau et jeta un œil dehors découvrant dans le ciel la pleine lune irradiant au milieu des étoiles. À sa surprise, se révéla à elle son animal gardien sous la forme d’un ours à ses pieds. « — Bonsoir à toi ! Que viens-tu me dire ? » Au même moment, un courant d’air glacial se propagea derrière elle, la faisant se retourner. Elle découvrit pour la première fois une entité, une femme visiblement ravagée par la souffrance. Elle le lui hurla dessus. « — Tu dois partir ! Tu n’as rien à faire ici ! Ce n’est pas chez toi ! » Elle allait se précipiter sur elle  quand l’ours grogna et se redressa devenant plus grand que les deux femmes. Cela arrêta l’entité dans son élan. Le cœur de Philippine battait la chamade tant elle avait été perturbée par cette soudaine agression. « — Mais qui es-tu ? 

— Je suis la maîtresse de cette maison, Maria-Louisa della Quintania !

— Mais tu es morte.

— C’est un fait !

— Je suppose que tu sais que ton époux est décédé et que je suis son héritière.

— Paul-Louis a rendu l’âme ?

Maria Louisa della Quintania

— Oui, il a été tué au siège de Kehl.

— Ah… Je vais donc l’attendre.

— Je te le déconseille, tu devrais plutôt entrer dans la lumière. Outre qu’il a péri fort loin, dans le nord-est, en Allemagne, il a effectué des choses qui vont l’obliger à errer quelque temps par là-bas. Cela peut même être long. 

— C’est impossible, il n’a rien accompli de répréhensible ! Il n’y a que ça, qui peut le retenir !

— Je pense qu’il ne t’a pas tout dit. Il a violé ma mère et je suis le fruit de cet acte. De plus, il a trucidé son frère en le faisant passer par-dessus le balcon de l’hôtel particulier des Drouillard. Il faut dire que ce dernier connaissait l’agression qu’il avait effectuée à son épouse.

— Mais vous racontez n’importe quoi ! Il n’aurait jamais réalisé cela !

— J’aurais aimé. Il est vrai qu’à partir du moment où il vous a rencontrée, il s’est focalisé sur vous et il vous a créé une belle vie. Par contre, vous n’avez pas perdu tous vos enfants pour rien. Il devait être puni pour ses actes, il s’avère dommage que vous en ayez pâti. De plus, je ne suis pas assuré au vu de son égo que d’autres personnes n’en ont pas souffert.

— C’est scandaleux ce que vous dites ! C’est impossible, il n’a pas pu accomplir ce que vous avancez !

— Je comprends que cela vous choque, je l’ai été aussi… Comment se fait-il que je ne vous aie point vu auparavant ?

— C’est à cause de votre fils qui a le même don que vous. Je suis donc resté en retrait. Je ne voulais pas lui faire peur !

— C’est aimable à vous. S’il vous plait, entendez ce que je viens de vous dire et allez vers la lumière. Quoiqu’il arrive, mon oncle finira par vous rejoindre et de toute façon une fois dans l’énergie cosmique vous pourrez l’assister. »

L’entité ne répondit pas, elle préféra disparaitre. Pendant tout ce temps, son animal gardien ne l’avait point quittée. Il se révélait prêt à la défendre. « – C’est bien Philippine, vous avez bien géré la situation.

— Merci ! Merci à vous d’être venu m’aider.

— Je me trouve là pour ça.

— Je te remercie tout de même. »

Il s’évapora sa démarche finie. La jeune femme resta surprise par cette situation qu’elle venait de vivre et de la colère de l’entité. Elle espérait ne jamais la revoir. Elle ôta sa robe volante, éteignit le bougeoir et se coucha. Elle supposa qu’elle allait avoir du mal à s’endormir.

***

Contre toute attente, la jeune femme sommeilla fort bien. Elle s’éveilla au milieu de la matinée et les yeux à peine ouverts, elle entendit une voix lui certifiant que l’entité était passée dans la lumière. Elle en fut apaisée. Elle se leva, enfila sa robe volante et alla quérir ses domestiques qui n’avaient point osé la réveiller. Suzanne et Léopoldine lui préparèrent un bain que Philippine prit après avoir déjeuné. Après ce délassement bienfaiteur, les deux servantes l’habillèrent en suivant sa demande, soit une robe à la française, et la coiffèrent. Elle était à peine apprêtée que Léandre se présenta et lui proposa de repartir pour le château. Elle était quelque peu ennuyée, elle n’avait pas obtenu pendant ses trois jours de nouvelle de son oncle Ambroise. Elle supposait qu’un drame se présageait, elle était à peu près sûre que l’épouse de son oncle Augustin se trouvait au plus mal. Elle demanda à son compagnon de l’attendre ou de l’accompagner, car elle se devait de passer à la maison de négoce des Bouillau-Guillebau. Il accepta de se joindre à elle.

Ils firent charger leurs bagages dans le carrosse et s’y rendirent. Arrivé sur place, le cœur de Philippine palpitait. Le secrétaire de l’établissement, Louis-Armand Chavrol, les reçut et les guida jusqu’au bureau de son oncle à l’étage. Après les avoir annoncés, il les laissa pénétrer dans la pièce. « — Bonjour, mon oncle, désolé de vous perturber, mais je repars au domaine de Madaillan. J’aurais aimé avant cela avoir de vos nouvelles.

— C’est sans problème Philippine. Excusez-moi, je n’ai pas pris le temps de venir vous visiter, mais la période s’avère difficile. Louis-Armand, s’il vous plait, pouvez-vous nous amener du café ? Pardonnez-moi, monsieur Cevarello, je ne vous ai pas salué. Entrez, je vous en prie, et asseyez-vous.

— Que vous arrive-t-il donc mon oncle ? Vous paraissez surchargé d’inquiétude.

— À moi rien, ma famille se porte bien. Par contre, Laurentine est emplie de douleurs. Comme vous vous en doutez, on ne sait ce qui la ronge à l’intérieur. Son système digestif semble ravagé. Elle a beaucoup de mal à ingurgiter quoi que ce soit. Elle maigrit à vue d’œil. Vous aviez tristement raison, elle n’a pas réagi assez tôt et ses médecins siègent dans l’inconnu devant ses maux. 

— Je suis désolé, j’ai fait de mon mieux en les prévenant.

— Je sais Philippine, j’en suis conscient. De toute façon, vous n’y pouvez rien.

— Malheureusement, oui. »

En même temps, Louis-Armand amena les tasses et la cafetière. Il servit tout le monde et se retira. Philippine reprit la conversation. «  Il n’y a donc rien à faire ?

— Elle a vu plusieurs médecins, mais tous sont désemparés devant cette maladie. Ils supputent un cancer.

— Voilà qui s’avère fort triste pour elle.

— Que voulez-vous, nous nous retrouvons tous décontenancés. Augustin est encore plus miné. Il plonge dans l’abattement. »

Ne pouvant rien ajouter, ils glissèrent sur d’autres domaines, puis Philippine et Léandre se retirèrent. En prenant le carrosse, celle-ci culpabilisait, mais elle ne pouvait rien accomplir. Elle n’en avait pas les capacités. Son compagnon s’en rendant compte, il lui tenait la main essayant de la rassurer.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 23

Encore des problèmes

Philippine de Madaillan

Les deux voitures entrèrent l’une derrière l’autre dans la demeure du parlementaire Bouillau-Guillebau, dans le quartier Saint-Seurin. Les personnes conviées à peine arrivées sur le perron furent reçues par madame Laborie-Fourtassy, l’épouse de celui-ci. Elle fut surprise de les voir paraître tous à même temps, mais elle n’en montra rien. Elle les fit pénétrer dans le grand salon. Elle excusa son mari qui se trouvait dans son bureau de l’habitation avec un de ses avocats. Les serviteurs vinrent leur servir un verre de vin blanc, un Tariquet. Pendant qu’ils le dégustaient, l’oncle Augustin arriva en compagnie de monsieur Lahourcade, avocat au Barreau de Bordeaux. Il le présenta et annonça qu’il l’avait convié à déjeuner avec eux. Philippine devina pourquoi, ce dernier allait soutenir ses dires ou tout du moins sa présence validerait ses injonctions. Ils se rendirent dans le salon du précédent repas que leurs hôtes avaient à nouveau fait transformer en salle à manger par leurs domestiques. Les convives s’assirent, à peine installées, les entrées furent proposées par les serviteurs. Le déjeuner commença et les conversations aussi. Elles n’intéressaient guère la jeune femme qui attendait ce pourquoi elle avait été conviée. Ce fut lorsque le dessert arriva que l’oncle Augustin s’adressa devant tous à Philippine. « – Ma chère nièce, après avoir échangé avec mon avocat nous avons construit un dossier qui va nous permettre de vous mettre sous tutelle afin de vous aider à gérer vos affaires et… » Il n’eut pas le temps de finir ses explications que la jeune femme le voyant venir se leva d’un coup, renversant sa chaise surprenant tout le monde. « – Non, monsieur, je ne serai jamais sous votre tutelle. J’ai été mariée, je suis veuve, je ne peux donc me retrouver sous la tutelle de qui que ce soit. Je vous rappelle, que hormis votre mère, aucun d’entre vous ne s’est occupé de moi et même elle pensait que j’étais idiote sous prétexte que je partais sur Neptune, ce que la mère supérieure de Saint-Émilion a contredit. En outre, je vous remémore que mes biens ne viennent pas de votre famille, vous n’avez par conséquent pas à les gérer. Je me suis organisée de façon probante, outre mon secrétaire et mon contremaître, je détiens une maison de négoce qui m’épaule donc tout va bien pour moi. De plus, cette fois-ci, vous et votre avocat êtes allés trop loin, je vais donc me retourner vers qui de droit. Un petit détail pour finir, occupez-vous de votre épouse. Quelque chose est en train de se développer en elle. Si vous ne voulez pas la voir partir, vous devriez la faire soigner. » Tous restèrent effarés par sa réaction. L’avocat jeta un regard bizarre au parlementaire, ce que perçut la jeune femme. Ils n’eurent pas le temps d’intervenir, de réagir qu’elle sortait de la pièce suivie par monsieur Sanadon quelque peu déstabilisé. Augustin dévisagea sa femme qui instinctivement mit sa main sur son ventre, elle n’en nia pas moins les dires de la nièce de son conjoint, répondant qu’elle n’avait aucun problème. Il ne sut pourquoi, mais il douta toutefois de l’affirmation de celle-ci. Ambroise de son côté n’en revenait pas, elle avait beaucoup plus de force que sa silhouette et sa jeunesse pouvaient le laisser paraître. Elle avait dû beaucoup souffrir pour avoir construit en elle une telle détermination.

***

Une fois installé dans la voiture, Philippine laissa retomber sa colère et rassura monsieur Sanadon, elle détenait des appuis et son oncle n’aurait pas le dernier mot. « — Si je puis me permettre, qu’avez-vous sous-entendu en parlant de Neptune. 

— Que j’allais dans les nuages, que je rêvassais facilement lorsque j’étais enfant. Cela avait fait croire à ma grand-mère qu’il me manquait des neurones. Quant à Neptune, c’est une planète de notre système solaire qui un jour sera validée. Elle a été observée par Galilée. 

— Ah ? Et pour votre belle-sœur ? Ce qui visiblement l’a fort contrariée.

— Il est vrai que c’est la première fois que vous l’apercevez. Je l’ai trouvée très blême par rapport à la dernière fois où je l’ai vue. De plus, elle a passé son temps pendant le repas à se toucher le ventre et cela n’a rien d’anodin. Au vu de ce que je soupçonne, elle ne vivra pas un an si son mari ou elle n’accomplissent rien et encore faut-il que les médecins aient une solution. »

Monsieur Sanadon ne rajouta rien et était très étonné du comportement de sa maîtresse et de toutes ses réflexions. Arrivée rue Castillon, elle demanda à son cocher de patienter, elle devait écrire une lettre que son secrétaire porterait.

***

Pendant ce temps, les Bouillau-Guillebau restaient sidérés. Comment leur nièce avait-elle pu leur répondre comme ça ? « — Comment a-t-elle osé réaliser un tel scandale et dire des choses aussi immondes ? Je ne voulais que lui apporter de l’aide, exprima Augustin indigné. » Ambroise avait bien compris que le problème se révélait ailleurs et il s’avérait conscient que son frère mentait. De plus, il voyait bien que Monsieur Lahourcade était septique. « — Augustin ! Elle n’a fait que se défendre. Tu étais déjà bien informé qu’elle était entourée d’une gent d’importance. Je suppute même qu’elle détient une personne fort bien placée. Il va falloir que tu fasses attention, vous aussi, monsieur Lahourcade. Vous avez tort de penser que parce que c’est une jeune femme qu’elle est naïve. Sur ce, je vais vous laisser, je dois retourner au sein de ma maison de négoce. Isabelle, me suivez-vous ?

— Bien sûr mon mari. »

Après les salutations, ils prirent leur carrosse et rentrèrent. L’un et l’autre se posaient des questions pendant le voyage, mais ils ne les partagèrent pas. Isabelle Corneillan, l’épouse d’Ambroise, se demandait ce qu’avait voulu sous-entendre Philippine. Sa belle-sœur s’avérait fatiguée, elle l’avait remarquée, à peine arrivée. Sa nièce aura-t-elle détecté quelque chose de grave ? Elle ne voyait pas comment elle aurait pu le connaître. Elle ne pouvait savoir que l’entité de sa belle-mère avait parlé à Philippine pour l’en informer.

***

En fin d’après-midi, s’avérant inquiet pour Philippine, Léandre se rendit à la demeure de la jeune femme. Cunégonde s’attendrit devant son appréhension, tout en le considérant elle le guida jusqu’au salon où pour se détendre sa maîtresse jouait de la harpe avec son petit garçon pour spectateur. Quand elle le vit pénétrer dans la pièce, elle hocha la tête et poursuivit en souriant. Il s’assit sur une des bergères la laissant finir. Théophile s’était mis debout et s’était installé à ses côtés. Quelques minutes plus tard, Suzanne à la demande de la gouvernante amena une cafetière, une théière et des tasses, qu’elle déposa sur une table à portée de l’invité. 

Philippine s’arrêta de jouer, elle se leva, tapotant sa jupe pour qu’elle se défroisse. « — C’est aimable à vous d’être venue me voir. » Se retournant vers Violaine, elle lui demanda d’aller faire souper son fils afin qu’il ne se couche point trop tardivement. Le petit garçon rechigna un peu, mais suivit sa nourrice. Une fois celle-ci sortie avec l’enfant dans ses bras, Léandre s’adressa à la jeune femme pendant qu’elle versait du café dans une tasse qu’elle lui tendit. « — Si je puis me permettre, comment c’est déroulé votre déjeuner chez votre oncle ? » Philippine était instruite de sa venue en fin de matinée et de ses préoccupations, Cunégonde l’en avait informée. « — Cela est advenu comme prévu. Mon oncle Augustin a l’intention de me mettre sous tutelle.

— Mais il ne peut pas, vous avez été mariée !

— Je sais ! Ne vous inquiétez pas, mon notaire de la Nouvelle-Orléans me l’avait expliqué, d’autant que je ne possède plus de famille directe puisque je suis orpheline. Il a essayé, il a par ailleurs invité à notre table un avocat qui n’avait pas l’air très à l’aise et qui aurait dû certifier les faits. Ce qu’il n’a pas effectué. Il semblait même découvrir les paroles de mon oncle Augustin.  

Léandre Cevallero

— Comment a-t-il osé ? 

— Je ne sais. Je pense qu’à compter de l’annonce de mon héritage, il avait prévu de se l’approprier, contrairement à mon oncle Ambroise. Celui-ci l’a compris dès mon arrivée, d’ailleurs il m’appuie dans mes actions. 

— Heureusement ! Qu’allez-vous faire ?

— J’ai rendez-vous demain pour le déjeuner chez monsieur et madame Le Berthon. De plus, je me rendrais chez les Duplessy lundi soir, ce qui m’amènera plus d’un soutien. 

— C’est bien, mais que puis-je accomplir pour vous ?

— Votre présence me suffit, Léandre. Ne vous inquiétez pas, je détiens suffisamment d’appuis. Aidez-moi à gérer mon domaine de façon probante, ce sera une excellente chose. »

Le jeune homme aurait aimé faire mieux, il ne demandait qu’à la protéger. Il se sentait quelque peu inutile malgré les dires de Philippine. Cette dernière le garda pour souper afin de lui montrer qu’elle avait besoin de lui pour être rassurée. 

***

Le carrosse s’arrêta devant le perron de la famille Le Berthon. Philippine, suivie de son secrétaire, monta les marches. Arrivée face à la porte d’entrée, celle-ci s’ouvrit sur le majordome que la jeune femme avait rencontré à sa précédente visite. Il la salua et la conduisit jusqu’à la salle à manger. Le confort et l’intimité étant désormais privilégiés, aux pièces en enfilade étaient préférées des pièces distribuées en deux rangées, ce que Philippine n’avait pas réalisé à sa première venue tant elle avait été impressionnée par son invitation. Ayant pénétré dans la pièce aménagée pour le repas, elle découvrit avec le couple Le Berthon, les Duplessy, ce qu’elle apprécia. Cela la réconfortait. Elle présenta monsieur Sanadon. De suite, les deux femmes l’accueillirent et l’embrassèrent pour l’assurer de leur empathie. Cela conforta cette dernière dans sa démarche. Monsieur Le Berthon proposa de se mettre à table. À peine installé, le service commença et celui-ci demanda à Philippine de lui narrer ce qui l’avait amenée à requérir une entrevue. « — Il y a trois jours, alors que je me trouvais dans mes terres de l’Entre-deux-mers, mon oncle Ambroise m’a sollicité, car mon oncle Augustin désirait me voir rapidement. Avant-hier, nous sommes donc allés déjeuner chez lui. Outre leurs épouses, j’ai appris à l’arrivée qu’en plus de la famille nous aurions avec nous un avocat. Moi même je m’étais faite accompagner par monsieur Sanadon. Je souhaitais détenir un témoin et quelqu’un qui puisse m’éclairer si je n’avais pas tout saisi. Comme vous pouvez vous en douter, j’ai de suite compris que mon oncle Augustin voulait m’impressionner. Cela dit, mon oncle Ambroise m’avait prévenu qu’il devait y avoir une entourloupe, ce qui s’avéra être le cas. 

— Quelle était l’entourloupe, madame de Madaillan-Saint-Brice ?

— Il avait décidé de me placer sous tutelle afin de pouvoir gérer mes biens, sous prétexte de m’aider.

— Je suppose que vous savez déjà que cela n’est pas possible puisque vous avez été mariée.

— Oui, j’en étais consciente. J’en avais été informée par mon notaire au moment du décès de mon époux. Je ne me suis par ailleurs pas laissée faire et je l’avoue, je me suis mise en colère tant j’estimais cela déplacé. Je lui ai donc dit que j’en ferai part à qui de droit, sans lui donner de nom, bien sûr. 

— Vous avez eu raison. Ne vous inquiétez surtout pas, je vais prendre la main sur cette histoire. Puis-je savoir qui était l’avocat qui apparemment se révélait visiblement là pour valider les allégations de monsieur Bouillau-Guillebau ?

— C’était monsieur Lahourcade, mais je dois dire que lui même, qui était installé en face de moi, avait l’air étonné de ces allégations. Je ne serais pas surprise, si tout comme moi il avait découvert les assertions de mon oncle à ce moment-là. 

— Je le connais, c’est une bonne chose. Je vais le convier à venir me rencontrer, et vous avez raison, c’est quelqu’un d’honnête. Quant à votre oncle, je ne sais pourquoi il vous en veut à ce point, mais je vais le remettre à sa place. Je suis fort bien placé pour le faire démettre.

— Excusez-moi, mais pourquoi votre oncle Augustin a des sentiments aussi négatifs vis-à-vis de vous ? intervint monsieur Duplessy au milieu de la conversation entre la vicomtesse et le parlementaire. 

— Une semaine après ma naissance, ma mère est décédée. Il est assuré que c’est de ma faute. Ce qu’il ne sait pas c’est que ma mère ne désirait plus vivre. Elle venait de perdre son mari et avait souffert de violence effectuée par mon oncle le vicomte. 

— Ah. Voilà qui s’avère difficile pour vous.

— Il y a longtemps que je l’ai admis. Être abandonnée par les deux côtés de ma famille n’a pas toujours été facile. Heureusement que j’ai été conduite à l’abbaye de Saint-Émilion où je me suis fait des amies qui sont devenues des êtres proches. Monsieur Le Berthon, je tiens à vous remercier pour tout ce que vous allez accomplir pour moi. N’y allait tout de même pas trop fort avec mon oncle. Son épouse à de sérieux problèmes de santé, qui risquent mal finir. 

— Vous êtes trop bonne, mon petit. Ne vous inquiétez pas. »

Monsieur Sanadon fut très étonné de tout ce  qu’il appréhendait. Il n’était nullement conscient des appuis si prestigieux de sa maîtresse avant que de les voir et de les entendre. Les discussions se poursuivirent sur d’autres domaines, dont le fabuleux salon de madame Duplessy où madame Le Berthon comptait bien se rendre dès le lundi suivant. 

***

Elisabeth Anne Catherine de Baratet épouse Le Berthon

Élisabeth de Baratet, l’épouse de monsieur Le Berthon, entra dans le salon de madame Duplessy dans les dernières. N’étant jamais venue, elle découvrit un type de mobilier alliant l’aspect pratique, le confort et l’esthétique. Bergères, canapés, tabourets, tables volantes, tables à écrire, tables à jeux, tables bouillottes, se multipliaient dans le lieu. Alors qu’elle pénétrait dans l’hôtel particulier, la première chose qu’elle entendit, ce fut une voix sublime accompagnée d’une harpe. Qu’elle ne fut point son étonnement, lorsqu’elle découvrit Philippine ! Elle fut émerveillée. Elle avait ouï dire par madame Duplessy des louanges à son sujet, mais elle ne pensait pas qu’elle avait un tel don. Elle était loin d’imaginer que le chant et le jeu de Philippine se révélaient aussi extraordinaires. Elle s’installa sur une bergère proposée par son hôtesse afin de l’écouter.

Quand le délicieux spectacle fut achevé, madame Le Berthon vint féliciter la jeune vicomtesse. Cette dernière fut un peu gênée par autant de compliments, elle accomplissait cela pour apaiser les autres. Madame Duplessy et madame Le Berthon l’entrainèrent vers le boudoir de la maîtresse de maison. Une fois à l’intérieur, elles s’assirent chacune dans un fauteuil. Philippine n’était jamais entrée dans cette pièce, elle l’estimait très jolie avec de très beaux meubles comme dans toute la demeure. Madame Le Berthon se trouvait aussi là pour l’informer des récentes nouvelles détenues par son conjoint. « — Comme vous pouvez vous y attendre, mon époux a rencontré monsieur Lahourcade. Tel que vous l’aviez supposé, ce dernier est tombé des nues lorsqu’il a entendu monsieur Bouillau-Guillebau vous parler de tutelle et l’inclure dans la conversation. Il a été choqué, par celui-ci qui prétendait avoir échangé avec lui sur ce sujet. Ils ont discuté de toutes autres problématiques.

— Je n’en doute pas. Je pense qu’il ne ment point au vu de son expression quand mon oncle l’a annoncé. Sur ce, je n’ai laissé personne intervenir suite à cette déclaration décrétée devant tous. Il n’a donc pas pu se justifier. 

— Ce n’est pas bien grave, par contre mon conjoint n’a pas encore croisé votre oncle. Il ne veut pas le convier, il préfère le surprendre. 

— C’est un bon argument, cela évitera à mon oncle de se préparer. 

— Vous avez raison. Peut-être pouvons-nous regagner le salon ?

— Avec plaisir. »

Les trois dames retournèrent voir les autres invités qui échangeaient sur divers sujet. La réunion débattait sur de l’actualité littéraire, philosophique et artistique. Cunégonde fut rejointe par sa maîtresse qui préférait ne pas la laisser seule. Ce genre de thème la mettait mal à l’aise, elle ne détenait pas de culture ou très peu. 

***

C’était le parlement qui donnait le rythme à la ville, puisque celle-ci suivait son calendrier. Ce jour-là, monsieur Le Berthon allait au Palais de l’Ombrière, car une réunion allait s’effectuer pour tous les parlementaires. Celle-ci se déroulait dans la Grande Chambre. Le bâtiment par ailleurs ne détenait pas un seul bureau, aussi chacun des parlementaires possédait le sien dans son hôtel particulier. Il s’avérait donc exceptionnel que tous se rendent au Palais plus d’une fois par semaine. Monsieur Le Berthon savait ce qui allait s’y dire. L’annonce devait être accomplie avant que tous partent sur leur terre. Comme tous ses comparses, il avait revêtu un manteau long de couleur rouge sur une robe noire qui ressemblait à une soutane. 

Palais de l’Ombrière

L’ensemble du château se révélait monumental et se détachait des autres bâtiments de la cité d’autant qu’il détenait une des rares places devant celui-ci. C’est là que le carrosse s’arrêta pour laisser descendre le magistrat. Le lieu était une véritable fourmilière entre les procureurs, les avocats ainsi qu’un nombre impressionnant d’artisans fréquentant le Palais, ce que monsieur Le Berthon n’appréciait pas. Au vu de la gent qui s’y bousculait, malgré son futur statut il ne pourrait rien opérer. Il traversa la place, pénétra dans l’espace et parcourut la cour qui conduisait à la Chambre tout en saluant au passage ses alter ego. Au moment de gravir les marches qui menaient sur le perron du château, il identifia de suite monsieur Bouillau-Guillebau. Il l’interpella à la grande surprise de ce dernier. Que pouvait bien le lui vouloir ce magistrat dont le père était conseiller du roi pour leur parlement ? « — Excusez-moi, mais j’ai deux mots à vous dire. Pouvons-nous nous isoler avant que la réunion ne commence ?

— Bien sûr monsieur.

— J’ai eu le plaisir de déjeuner avec votre nièce ainsi qu’avec monsieur et madame Duplessy. J’ai été très étonné d’apprendre que vous souhaitiez mettre cette dernière sous tutelle. Comme vous devez le savoir, ce n’est pas possible. Pourtant, monsieur Lahourcade a dû vous en informer. Celle-ci se débrouille très bien avec son domaine, elle l’a même fait fructifier, aussi ne vous inquiétez pas pour elle. Par ailleurs, c’est un sujet différent, il m’a semblé comprendre que votre épouse se portait mal. Va-t-elle mieux ?

— Elle se soigne, monsieur Le Berthon. »

Monsieur Bouillau-Guillebau fut fort décontenancé par ce qu’il pensait être une mise en garde. Sa réponse donnée au sujet de sa femme clôtura la conversation, monsieur Le Berthon s’adressa de suite à un autre parlementaire avec qui il continua son chemin vers la Grande Chambre, le laissant en plan. Il supposait qu’il ne voulait pas de ses justifications. Sur ce il n’en détenait aucune. Cela le mit très en colère. Il se devait d’aller voir sa nièce pour aller lui dire ce qu’il en pensait et la réprimander au passage. Il eut une nouvelle surprise qui le déstabilisa un peu plus. Pendant la séance, il apprit que monsieur Le Berthon allait devenir le président du parlement à la demande du roi. 

***

Il s’avérait évident pour Violaine que quelque chose n’allait pas. Elle n’avait jamais perçu Théophile aussi énervé. Il se révélait d’un naturel très paisible en temps normal. Il avait essayé de rester calme avec sa gouvernante, mais sa nourrice avait discerné que quelque chose l’agitait. Celle-ci à peine partie, il réclama sa mère. Elle lui expliqua qu’il devait attendre, car Cunégonde et Suzanne n’avaient pas fini de la préparer et qu’il  la verrait pour le déjeuner. Le garçonnet effectua un effort qui lui sembla surhumain. L’heure du repas annoncée, Violaine ne put le retenir, il se précipita dans le couloir puis dans l’escalier et fit irruption dans le salon à la grande surprise de Philippine. «  Maman, y a un méchant monsieur qui va arriver ! 

— Je sais Théophile, c’est mon oncle Augustin. Rassure-toi, il n’y a pas que toi que l’on vient informer mon tout petit. » Elle le prit aussitôt sur les genoux pour le réconforter. Violaine qui pénétrait dans la pièce tout comme Cunégonde, qui se situait déjà là, comprirent qu’il avait un don similaire à sa mère. Elles en furent à moitié étonnées. Par contre, monsieur Sanadon et madame Conrad qui se trouvaient présents ne saisirent pas ce qu’avait dit leur maîtresse. Cette dernière l’ayant appréhendé, elle s’adressa à eux. «  Ce n’est que de l’intuition, à cet âge c’est somme toute normal. » Tout le monde se dirigea dans la salle à manger pour se rassasier. Le repas fini, Philippine engagea Violaine à emmener Théophile à la sieste. Elle n’eut pas le temps de passer à l’action que l’oncle de sa maîtresse fit irruption en hurlant sur sa nièce. «  Comment avez-vous osé me faire ça ! » La jeune femme ne se décontenança pas et calmement réitéra sa demande. «  Violaine, s’il te plait peux-tu amener mon fils faire sa sieste ? Monsieur Sanadon, madame Conrad, Cunégonde, pouvez-vous quitter la pièce ? Visiblement mon oncle a besoin de me parler. » Tous répondirent à sa requête, mais monsieur Sanadon et Cunégonde restèrent derrière la porte au cas où cela dégénérerait. Romain, le valet de chambre, avait ouvert la demeure à monsieur Bouillau-Guillebau qui de colère l’avait poussé violemment au point de le faire tomber sur le sol. Il s’était frappé la tête sur la dernière marche de l’escalier ce qui l’étourdit. Tout en titubant, il se précipita le plus vite possible vers sa maîtresse, partant du principe qu’il aurait dû l’arrêter. Quelques minutes après arrivèrent Suzanne et Léopoldine qui avaient entendu les hurlements et se questionnaient.

Augustin Bouillau-Guillebau

Philippine regarda son oncle dans les yeux tout en gardant son calme. «  Si je comprends bien, monsieur Bouillau-Guillebau vous avez rencontré monsieur Le Berthon.

— Comment avez-vous osé vous plaindre auprès de lui ?

— Je vous avais prévenu, mais vous me prenez pour une idiote. Je suis parfaitement consciente que vous voulez mettre la main sur mon patrimoine.

— Pas du tout ! Ce que je vous ai proposé avait pour but de vous aider.

— Que nenni ! Vous ne savez pas comment me détruire, m’effacer de votre vie. Vous avez très mal admis que j’hérite de mon oncle, de ses biens et de ses titres, mais ce n’est que justice pour moi.

— Comment ça ? Ce n’est que justice.

— Comme votre père, vous m’en voulez pour le décès de ma mère, sauf que je n’y suis pour rien, j’ai été la première impactée avec le rejet de l’ensemble de ma famille.

— Comment ça ? Vous n’y êtes pour rien ! C’est votre venue qui l’a menée à la mort. 

— Pas du tout ! Elle ne souhaitait plus vivre. Mon oncle l’a violée et a tué son mari lorsque ce dernier en a été instruit. Malheureusement, je suis le fruit de cette agression. » L’oncle Augustin resta bouche bée et s’assit sur une chaise à sa portée. «  Comment savez-vous cela ?

— J’ai réintégré le personnel que mon oncle avait écarté, car il était au fait que tous se révélaient conscients de son acte. Louise Delmart et Rosemarie Bourdieux en ont été les témoins, mais on les a empêchées de protéger ma mère. 

— Je n’en reviens pas.

— De plus, votre mère, lors d’une soirée, a rencontré Rosemarie, la suivante de ma mère. Elle s’est aperçue que celle-ci essayait de l’éviter, elle était étonnée de voir celle-ci s’éloigner à chaque fois qu’elle s’en approchait. Intriguée, elle a tout de même réussi à l’isoler afin de lui parler. Rosemarie a fini par lui raconter ce qui c’était passé. C’est ce qui a entrainé le décès de votre mère. Seulement comme vous ne pensez qu’à votre nombril, vous ne vous êtes même pas rendu compte de sa dépression alors qu’elle vivait sous votre toit. En fait, elle a terminé sa vie en avalant du poison tant elle culpabilisait. 

— Mais comment avez-vous su cela ?

— Ne vous inquiétez pas, je n’invente rien. Demandez donc à votre femme, elle l’a réalisé. Entre parenthèses, vous avez intérêt de vous en occuper, si vous ne voulez pas vous retrouver veuf dans l’année à venir. »

Augustin Bouillau-Guillebau se releva, sortit de la pièce ravagé par ce qu’il venait d’apprendre. Il trouva derrière la porte les serviteurs de la maison. Il descendit avec lourdeur l’escalier et quitta l’hôtel particulier de sa nièce. Tous rentrèrent dans la salle à manger, ils aspiraient à remarquer l’état de leur maîtresse. Ils la découvrirent calme voire sereine, à leur grand étonnement. Elle se sentait enfin soulagée.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 22

Le retour de Léandre

Léandre Cevallero

La table avait été installée par Louise et Louison. Philippine avait fait aménager la pièce comme la salle à manger de son hôtel particulier, elle pouvait accueillir jusqu’à douze personnes. Ce jour-là, ils seraient huit. Bien qu’elle se révéla heureuse de l’arrivée de Léandre, elle ne pouvait se restaurer en tête à tête avec lui. Elle avait donc convié les Fauquerolles, en plus de Monsieur Sanadon, de la gouvernante de son fils, Madame Conrad et de Cunégonde. 

***

À son arrivée, Léandre avait entrevu les trois femmes qui sortaient du bois et qui se dirigeaient sur l’allée menant au château. Son cœur se mit à palpiter, enfin il la rejoignait. Il se révélait un peu inquiet, une multitude de questions se bousculait dans sa tête. Serait-elle toujours prête à l’accueillir, s’avérait-elle disponible ? Pourquoi était-elle rentrée ? Se trouvait-elle là juste pour l’héritage de son oncle ? Allait-elle repartir retrouver son mari ? Il se posait, depuis des jours, mille et une interrogations. Il avait gardé en lui un merveilleux souvenir de leur promenade sur la jetée de la Nouvelle-Orléans. Il avait alors compris qu’il avait toutes ses chances, du moins l’avait-il espéré. Elle lui avait ouvert la porte d’une nouvelle opportunité et comme elle l’en avait informé, elle était revenue dans l’année en cours. Il n’avait pas saisi comment elle avait pu le savoir, mais pour lui le principal fut qu’elle se trouva enfin à sa portée. 

Dans le même temps apparut aux yeux de Philippine l’entité de la cathédrale. Bien que surprise, elle garda son calme. « — Vous voyez, je vous l’avais dit, Léandre arrive ! » Aussitôt formulée, elle disparut. Le cavalier descendit de son cheval quand il se retrouva au côté de celle qu’il venait d’apercevoir. « — Bonjour, Madame de Madaillan-Saint-Brice, comment allez-vous ?

— Fort bien, Monsieur Cevallero et vous-même ?

— Ma foi, je n’ai plus à me plaindre. Votre voyage a-t-il été confortable ?

— Contrairement à l’aller, il s’est bien passé. Le retour n’a duré que six semaines. »

Philippine de Madaillan

À ce moment-là, le petit Théophile se mit à courir, il avait aperçu sa gouvernante sur les marches du perron, Violaine s’empressa de le suivre afin qu’il ne tombe point. Derrière Philippine marchaient Madame Fauquerolles et Cunégonde. Maman-Berthe s’adressa à la suivante de sa fille de lait. « — Comment connaît-elle Monsieur Cevallero ?

— Ils se sont vus trois ou quatre fois à la Nouvelle-Orléans. Son époux a même invité lui et  ses comparses dans sa plantation afin de montrer son potentiel de culture. Avec ceux-ci, il est venu le lendemain soir souper dans l’habitation de Madame.

— Ah, d’accord. C’est étrange, j’ai l’impression qu’ils détiennent un lien plus prononcé que ces simples rencontres.

— Je ne saurais vous dire, Madame. »

Madame Fauquerolles pressentait que la suivante protégeait sa maîtresse et ne lui disait pas la vérité. Elle ne lui en voulut point, elle trouvait cela honorable. Arrivée devant la demeure, Philippine s’adressa à Léandre. « — Je suppose Monsieur Cevallero que vous resterez parmi nous quelques jours ?

— Si cela ne vous dérange point, j’en serai très satisfait. Je détiens deux ou trois choses à partager avec vous et à voir avec votre secrétaire et votre contremaître.

— Ce sera avec plaisir, je vais prévenir mon majordome pour qu’il vous installe. »

***

Suivie de Cunégonde et de Louise, Philippine monta se changer. Elle se devait de faire comprendre à Léandre qu’elle était en deuil. Dès qu’elle fut prête, arborant une robe à la française de soie noire épaisse, elle descendit au salon où se trouvaient déjà les Fauquerolles et Monsieur Sanadon. Elle entra et s’installa sur une des bergères, Madame Conrad, Maman-Berthe et Cunégonde firent de même à la demande de celle-ci. Louise vint leur servir des verres et une bouteille de vin blanc. Elle en versa un à chacun. Léandre pénétra juste à temps pour recevoir lui aussi l’un d’eux. À l’étonnement de tous, il demanda à son hôtesse si elle voulait bien aller sur la terrasse, ce qu’elle accepta. Bien qu’elle sentit son cœur se compresser, elle ressentait tant de chaleur à sa vue. « — Je suis surpris de vous trouver tout de noir vêtu, Philippine, je suppose que vous ne portez pas le deuil de votre oncle ?

— Effectivement, mon conjoint est décédé sur sa plantation. C’est ce qui a justifié mon retour en France.

— Je suis désolé pour vous, toutes mes condoléances. 

— Je dois dire que je culpabilise quelque peu, sa mort m’a ouvert les portes d’une certaine liberté voire d’autonomie, ce que je n’avais jamais vécu.

— Il ne faut pas, Philippine. N’oubliez pas qu’il partageait sa vie en deux et ce n’était pas très juste pour vous.

— C’est vrai, mais Lilith n’y était pour rien, cela lui a permis de retrouver son indépendance.

— Votre époux l’avait affranchie ?

— Non, c’est moi qui l’ai accompli. Cela n’aurait pas été légitime qu’elle et ses enfants soient des esclaves.

— Vous avez eu raison, c’est une très bonne chose. Je vous reconnais bien là. Et vous avez réussi à garder tous vos biens dans la colonie ?

— Votre père ne vous a pas dit que je suis venu le voir pour parler de tout cela.

— Si, bien sûr. Mais il ne m’a pas donné les détails de votre entretien.

— J’ai vendu la plantation et j’ai conservé la maison de négoce. J’ai demandé à votre père si cela le dérangeait de travailler avec celle-ci, en plus de celle des de la Michardière. Il a acquiescé.

— C’est étrange, il ne m’en a pas instruit.

— Il ne vous a pas communiqué que je l’avais requis de vous prévenir de mon arrivée.

— À vrai dire, je l’ai su avant que de le voir. C’est peut-être pour cela qu’il ne m’a rien expliqué. Il a dû songer que je vous avais rencontré et que j’étais informé.

— Cela n’est pas bien grave, le principal c’est que vous soyez là. Je pense qu’il vaut mieux que nous rentrions, nos compagnons vont se poser des questions si notre discussion perdure.

— Vous avez raison, nous aurons l’occasion de continuer notre conversation une autre fois. »

***

Comme ils rentraient dans le salon, Louise annonça qu’ils pouvaient venir à table, le repas était prêt. Philippine passa devant suivi des dames puis des messieurs. Une fois installés chacun à sa place, Louise et Louison commencèrent le service en compagnie du majordome. Léandre s’était assis en face de son hôtesse. Les conversations débutèrent, le jeune homme s’adressa au secrétaire et à monsieur Fauquerolles. «  Il est possible de créer un élevage de chevaux sur vos terres ? Il y a de grandes demandes à Bordeaux, mais surtout dans les colonies, essentiellement en Louisiane ? 

— Bien sûr que cela est envisageable, d’autant que nous détenons Jean-Marcel qui s’en occupe très bien et qui maîtrise le dressage. Répondit Monsieur Fauquerolles. 

— De plus, nous pouvons développer cet élevage dans la métairie à côté du château. Elle possède des vaches, mais il s’avère possible d’y inclure plus de chevaux. Par contre, nous devrons engager des aides pour Jean-Marcel, il ne pourra accomplir cela tout seul. Bien sûr, Madame la Vicomtesse devra valider cette idée, ajouta Monsieur Sanadon.

— Je n’y vois aucun problème, c’est même fort attractif comme projet. Répliqua Philippine.

— C’est une bonne chose d’autant que notre maison de négoce peut participer financièrement à cet élevage. » Conclut Léandre. 

Louison qui se situait dans la pièce se sentait très contente pour son frère et comptait bien le lui annoncer rapidement. La discussion se poursuivit sur le sujet puis continua sur d’autres thématiques toujours liées au domaine. Le repas terminé, ils retournèrent au salon pour boire un café. Les Fauquerolles se retirèrent suivis de Monsieur Sanadon et de la gouvernante de Théophile. Cunégonde s’excusa, elle devait aller régler un problème. Elle tenait à les laisser seuls, ce que comprit sa maîtresse. 

Jean Fauquerolles

À peine sortie, elle trouva sur son chemin Jean. Il l’attendait dans l’espoir qu’elle accepterait une promenade dans l’allée principale, elle acquiesça. En fait, Jean le lui proposait régulièrement et elle appréciait à chaque fois l’idée qu’elle pratiquait en sa compagnie. Ce soir-là, ils se dirigèrent un peu plus loin. À l’ombre des arbres, il ne résista pas, il l’embrassa. À sa stupéfaction, elle se laissa faire. Dans les faits, l’un comme l’autre était amoureux, mais ils ne savaient comment se le dire. Cunégonde dans sa tête restait l’esclave de sa maîtresse et lui il était impressionné par elle tant elle détenait une posture altière. Ils furent très surpris par cet échange et poursuivirent leur promenade en silence chacun réfléchissant et espérant une suite. Jean intimidé n’osa pas réitérer, quand ils revinrent au château, c’est elle qui l’embrassa. Il repartit sur un petit nuage tout comme elle.

Dans le salon, Léandre et Philippine se tenaient à distance. Ils ne savaient pas comment agir. Il lui posa une question et en continuant leur conversation, ils se racontèrent leurs vies. Elle n’alla pas jusqu’à lui dire qu’elle voyait des entités, elle ne voulait pas lui faire peur. Les deux furent étonnés par leur histoire et comprirent l’empathie qu’ils avaient l’un pour l’autre. Les deux avaient perdu leur mère quelque temps après leur naissance, ils ne l’avaient pas connu. Lui était devenu introverti et elle parlait aux esprits, ce qui l’avait aidé. Elle toucha du doigt à ce moment-là qui était l’entité de la cathédrale. Ils se quittèrent un peu avant l’aube. Philippine dut se déshabiller toute seule, Cunégonde s’était endormie. Elle ne lui en voulait pas. Elle-même à contrario eut du mal à entrer dans un sommeil profond tant elle était excitée par la venue du jeune homme. Elle se mit à en rêver.

***

Les jours passaient, le mois de mai commença et bien que Léandre se rendit dans d’autres domaines, il revenait le plus souvent possible au château de Madaillan sous prétexte de mettre en place l’élevage de chevaux. Tous avaient compris que c’était pour la vicomtesse et, de son côté, elle semblait apprécier ses retours. Avec Jean-Marcel et monsieur Fauquerolles, ils avaient acquis trois étalons et avaient complété le nombre de juments en y rajoutant une dizaine. Afin d’épauler celui qui allait devenir le responsable de ce nouveau marché, ils avaient engagé un homme jeune dénommé Raoul. La seule chose que Philippine n’avait pas perçue, c’était l’intérêt de Jean-Marcel pour Violaine qui le lui rendait. Cette dernière se révélait très discrète et était avant tout concentrée sur Théophile qu’elle considérait comme son petit. Depuis que Léandre se trouvait là, Philippine ne voyait que lui et ne pensait qu’à lui. Lorsqu’il résidait dans la demeure, ils profitaient de leur temps pour converser et pendant leurs échanges, leurs mains ne pouvaient s’empêcher de toucher l’autre ce que tous remarquèrent. Elle n’avait toutefois pas oublié de s’occuper de son fils, d’autant qu’il avait une vraie affection pour Léandre, ce qu’elle appréciait et lui facilitait la vie. Parmi son entourage, personne ne la jugeait, bien que Philippine s’avéra toujours en deuil. Ils estimaient qu’elle avait le droit de passer à autre chose, elle était si jeune. 

***

En fin de matinée, à son étonnement, arriva Romain, le valet de chambre de son hôtel particulier de Bordeaux, avec une lettre de son oncle Ambroise. Pour qu’il fût venu jusqu’à elle, cela supposait qu’il y avait une urgence. Chaque fois qu’elle demeurait à la ville, son oncle la visitait se préoccupant de son bien-être. Elle avait compris qu’il culpabilisait, car sa famille ne s’était guère souciée d’elle enfant. Elle l’avait saisi au vu de son comportement avec elle, ce qu’elle appréciait. Elle lui en était reconnaissante. Elle avait profité d’une de ses entrevues pour lui parler de sa maison de négoce à la Nouvelle-Orléans. L’oncle Ambroise estima cela opportun, d’autant que cela pouvait amplifier son commerce. Il avait déjà participé financièrement à deux voyages triangulaires et avec son propre bâtiment il en avait pratiqué plusieurs en droiture, mais à chaque trajet il s’arrêtait à Saint-Domingue. L’idée d’aller jusqu’en Louisiane se révélait pertinent d’autant plus s’il pouvait collaborer avec la maison de négoce de sa nièce. Elle lui conseilla au premier périple de demander à son capitaine de se rendre à la cité afin de rencontrer son économe, ensuite il pourrait mouiller à l’île de la Balise. Des navires plus petits pouvaient convoyer les marchandises dans les deux sens. Un grand vaisseau navigant dans le Mississippi effectuait un trajet d’une semaine, voire plus, elle avait elle-même pu le constater, alors qu’un plus petit mettait moins de temps. Il avait trouvé cela des plus bénéfique. 

Philippine ouvrit la lettre. Son oncle lui expliquait que son oncle Augustin tenait à la voir rapidement. Que lui voulait-il ? Il y avait anguille sous roche, elle n’en doutait pas. Quoi qu’il arrive, elle se rendrait chez lui avec son oncle Ambroise. Elle avisa Cunégonde qu’elle se devait de retourner à Bordeaux, elle devait boucler ses malles et avertir Violaine et Madame Conrad, parce que bien évidemment elle ne rentrerait pas sans son fils. Elle prévint elle-même Monsieur Sanadon qui demanda à l’accompagner. Il pressentait un incident pour que ce soit aussi soudain. Elle attendit que Léandre revînt pour l’en informer, ce qu’il réalisa en fin d’après-midi après avoir visité une propriété près de Sauveterre de Guyenne. Dès qu’il se retrouva là, elle l’entraîna dans le jardin qui prolongeait la terrasse du salon. « — Léandre, je suis désolé, mais mon oncle Ambroise me réclame au plus vite, car mon oncle Augustin sollicite ma présence. Je suppose que cela va générer des problèmes.

— Je rentre avec vous, philippine. Il n’est pas question que cet individu vous cause des soucis.

— Vous ne pourrez venir à notre entretien, Léandre.

Philippine de Madaillan

— J’en suis conscient, mais au moins je ne me situerai pas hors de portée et si je peux vous apporter mon aide je le réaliserai.

— C’est très gentil, Léandre. Rassurez-vous, je suis bien entourée. S’il le faut, je ferai appel à Monsieur Le Berthon et à Monsieur Duplessy.

— Je tiens toutefois à ne pas être loin. De plus Philippine, je suis au fait que ce n’est pas très conforme aux convenances, mais voulez-vous devenir ma femme ? »

 Philippine resta tétanisée et ne sut que répondre. Cela décontenança Léandre. Il pensa aussitôt qu’il s’y était mal pris et cela l’effondra. « — Si vous avez besoin de réfléchir, je peux attendre.

— Non Léandre, ce n’est pas ça. Je suis consciente de ce que je désire et je n’ai aucun doute. Bien sûr que je vous veux comme époux, mais cela ne pourra pas s’accomplir avant le mois de janvier de l’année prochaine. Je ne peux écourter mon deuil. 

— C’est sans problème, Philippine. Le principal c’est que vous vous trouviez près de moi, même si nous devons tenir nos distances.

— Merci Léandre. » Et instinctivement, elle l’embrassa, ce qui décontenança le jeune homme qui la prit dans ses bras tant il apparaissait heureux de ce geste.

***

Le carrosse venait de traverser la Garonne, lorsque Philippine demanda à son cocher de se diriger vers la maison de négoce des Bouillau-Guillebau. Elle se situait dans la rue de la Rousselle juste à côté de la Porte des Salinières. Personne n’effectua de remarque dans la voiture même pas monsieur Sanadon. Ils comprenaient qu’elle voulait informer son oncle Ambroise de son retour dans la cité. Philippine espérait qu’il s’y trouvait, elle n’avait aucune envie de se rendre dans sa demeure du quartier Sainte-Croix. Elle était venue sans Léandre, ce dernier avait pratiqué le voyage à cheval au côté de la berline et l’avait quitté pour aller chez lui la Garonne franchie. Arrivé devant, Adrien lui déplia le marchepied et lui ouvrit la porte. Il suivait chaque fois qu’il le pouvait Étienne, le cocher. Sa maîtresse descendit et le remercia. Elle monta les deux marches qui donnaient sur la porte principale de la maison de négoce. Un secrétaire vint l’accueillir, elle se présenta et demanda à voir son oncle. Il s’avérait présent, aussi le subalterne, qui était parvenu jusqu’à elle, la guida à l’étage où se situait le cabinet de son supérieur. Après avoir frappé et annoncé la jeune femme, il s’effaça la laissant pénétrer dans la pièce. Elle n’était jamais venue et découvrait les lieux qui lui rappelèrent ceux de monsieur Cevallero. Il détenait un large bureau couvert de documents avec devant lui deux fauteuils, derrière se trouvait ce qui pouvait ressembler à une bibliothèque, mais elle croulait de dossiers. Celle-ci était encadrée de deux hautes fenêtres. Elle remarqua sur un des murs latéraux un tableau représentant son épouse et ses enfants. À son entrée, Ambroise se leva afin de recevoir sa nièce, il réclama un café à son secrétaire. Il proposa à celle-ci de s’assoir dans l’un des deux fauteuils et s’installa à ses côtés. « — Mon oncle, votre courrier m’est parvenu. J’ai fait au plus vite pour revenir comme vous pouvez vous en rendre compte. 

— Je vois, Philippine. Cela est très bien, car je soupçonne mon frère de vous préparer une entourloupe. Il ne m’en a pas informé, autrement j’aurais pris les devants.

— C’est aimable, mon oncle. Quand devons-nous le rencontrer ?

— Si cela vous convient, demain pour le déjeuner, car plus vite nous saurons plus vite nous pourrons nous retourner. Il y aura sa femme et mon épouse, nous sommes tous invités. Je peux vous prendre au passage, si vous le désirez ?

— Je veux bien que vous veniez, mais je vous suivrai dans mon carrosse avec mon secrétaire, si cela ne vous dérange pas. 

— C’est sans problème, Philippine. Je vous dis donc à demain. Avant que vous ne partiez, votre séjour s’est bien passé au domaine de Madaillan.

— Oui, très bien. Nous avons mis en place de nouveaux projets. Je vous en parlerai, mais mes serviteurs et mon fils sont dans ma voiture. Ils m’attendent. »

Le secrétaire revint à ce moment-là avec la tasse de café dans les mains. Elle le remercia, l’avala et descendit l’escalier derrière son oncle qui tint à la raccompagner jusqu’à la porte. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 21

Retour à la ville


Philippine de Madaillan

Le soir même, elle se fit préparer par Cunégonde. Elle enfila l’une de ses robes à la française en grosse soie noire. Sa jupe de dessous ainsi que son plastron étaient en damassé rebrodé ton sur ton. Elle se fit accomplir un chignon qu’elle fit agrémenter de fleurs en tissus de couleur identique. Une fois prête, elle appela mademoiselle Labourdette afin qu’elle lui donne un avis sur sa mise. Fin prêtes, elles montèrent dans le carrosse. De toutes parts, dans les avenues des quartiers neufs, aussi bien que dans les ruelles de la vieille ville, ce n’était qu’immondices de toutes provenances, fondrières barrant le passage, cloaques infranchissables, avec une boue drue, épaisse, nauséabonde, qui brûle les étoffes et chagrine l’odorat et ne tenant pas à recourir à l’office du décrotteur. Ils contournèrent le quartier Fondaudège par l’allée des Noyers. 

Arrivée à l’hôtel Duplessis, l’hôtesse surprise de sa venue fut enchantée de la voir et la prit par le bras l’emmenant vers ses amis. Se trouvaient sur place Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, le conseiller et parlementaire Jean-Jacques Bel, son cousin le Président Jean Barbot, le Père François Chabrol, Monsieur de Lalanne, Madame de Pontac-Belhade, Charlotte de Crussol, et d’autres personnes dont elle n’avait toujours pas retenu les noms.Ils passèrent une partie de la soirée à converser ce qui leur permit de se rendre compte de l’intelligence de la jeune femme et de la pertinence de ses réponses. Madame Duplessy lui proposa d’essayer la harpe qu’elle avait acquise avec pour intention de l’en faire jouer. Philippine accepta de suite, elle laissa glisser ses doigts dessus pour voir si elle avait été accordée. De toute évidence, c’était le cas, elle commença par exécuter un morceau. Prise dans son élan, elle se mit à chanter à l’émerveillement de tous. Elle captiva son auditoire qui fut agréablement surpris de la beauté de son jeu et de sa voix. Monsieur et Madame Duplessy la congratulèrent et la remercièrent de ce magnifique moment. Elle répondit avec modestie, ils furent très touchés par sa délicatesse. Madame Duplessy apparaissait heureuse de l’avoir découverte, elle pressentait que c’était quelqu’un de bien.

Après avoir récupéré sa suivante, la vicomtesse de Madaillan-Saint-Brice, quitta les lieux assurée que les personnes présentes la défendraient contre son oncle.

***

André François Benoit Le Berthon était revenu de Versailles avec une excellente nouvelle qu’il avait apprise de son père Jacques Le Berthon d’Aguilles, conseiller du roi au parlement de Bordeaux. Il allait devenir le premier président du Parlement. Bien sûr, il ne pouvait l’annoncer tant que cela n’était pas officiel. Il décida toutefois de convier tous les parlementaires et leurs conjointes présents dans la ville et de préférence avant les fêtes de Pâques. Il les connaissait, mais il appréciait l’idée de les voir tous ensemble. Cela lui permettrait de constater comment ils se comportaient entre eux.

Son épouse, Élisabeth de Baratet, avait tout fait préparé par son personnel pour cette soirée quelque peu exceptionnelle tant il y aurait de monde. Pour le grand salon, elle avait engagé des musiciens pour effectuer un bal et pour le salon adjacent elle avait fait installer un banquet constitué d’une multitude de plats que ses serviteurs proposeraient aux invités. 

Parmi ceux-ci se trouvait Augustin Bouillau-Guillebau accompagné de sa femme comme tous les parlementaires présents. Laurentine Laborie-Fourtassy à peine arrivée le quitta pour aller discuter avec des amies. Il réfléchissait. À qui allait-il s’adresser afin de régenter sa nièce ? Philippine l’avait fortement agacé, aussi c’était devenu une obsession, il se devait d’exercer son emprise sur ses biens, ne serait-ce que pour la maintenir sous sa tutelle. Il découvrit dans l’un des salons son président à mortier, monsieur Barbot en compagnie de monsieur Bel et de monsieur Duplessy. Il pensa que c’était une appréciable opportunité. Laissant son épouse avec ses amies, il se dirigea vers les trois individus qu’il connaissait bien et dont il ne doutait pas de leur aide. Ils l’accueillirent chaleureusement. Après une conversation qui approcha plusieurs points dont certains ressemblaient à des ragots, il en vint à son sujet. « — Messieurs, j’ai un problème et je ne sais comment le résoudre.

— Grands dieux, dites-nous ce qu’il en est. Intervint monsieur Barbot.

— Voilà, ma nièce, Philippine a hérité des biens de son oncle, le vicomte de Madaillan-Saint-Brice. Je ne suis pas sûr qu’elle s’avère apte à gérer cette nouvelle fortune, aussi je ne sais comment je peux agir. J’ai bien essayé de la conseiller avec mon frère Ambroise, mais elle nous a regardés de haut.

— Ah ! Cela est étonnant, nous avons eu la satisfaction de rencontrer la vicomtesse. Rassurez-vous, elle est loin de manquer d’intelligence. D’après mon épouse, elle a déjà fort bien pris les choses en main. Elle a même engagé un contremaître pour une meilleure organisation. Je pense que vous vous inquiétez pour rien. » Répondit monsieur Duplessy. Les deux autres acquiescèrent et rajoutèrent des compliments sur la jeune femme et son discernement. Monsieur Bouillau-Guillebau était sidéré. Comment pouvaient-ils la connaître ? Monsieur Duplessy, touchant du doigt sa perplexité, l’informa que sa femme l’avait invitée dans son salon et qu’elle s’y était présentée par deux fois à son grand plaisir. Cet enthousiasme contraria fortement l’oncle de Philippine, il sentait bien que quoi qu’il pratique, elle détenait des appuis contre lesquels il ne pourrait rien effectuer. Les trois comparses avaient compris où monsieur Bouillau-Guillebau voulait en venir et ils estimaient que la jeune fille ne méritait pas cela d’autant qu’il avait menti pour exposer les faits. En aucun cas, Philippine ne prenait les gens de haut, elle se révélait d’une grande modestie. Son oncle avait essayé de les manipuler, ce qu’aucun d’entre eux n’avait apprécié. Monsieur Duplessy décida d’en parler avec leur hôte, monsieur Le Berthon. Il ne doutait pas que celui-ci la protégerait tout comme eux et encore mieux. 

***

La semaine sainte commençait par le dimanche des Rameaux, et elle incluait le jeudi saint et le Vendredi saint. Elle s’achevait avec la veillée pascale, pendant la nuit du samedi au dimanche. Philippine avait respecté toute la procédure comme au temps du couvent. Le 11 avril était le jour de Pâques. Philippine attendait Cunégonde dans sa chambre, elle était allée lui chercher sa robe pour aller à la cérémonie Pascale à la cathédrale de Saint-André. 

animal gardien

Assise dans son fauteuil face à sa table de toilette, elle laissait comme à son habitude courir ses pensées. Dans la glace qu’elle avait devant elle, sans le réaliser, elle entra en transe, elle visualisa Léandre au château de Madaillan. Elle se demanda pourquoi elle l’apercevait, puis elle remarqua un loup, c’était son animal gardien. Il se situait là pour la rassurer et lui permettre de comprendre et de voir. Elle était partie trois semaines auparavant le matin et lui était arrivé en fin d’après-midi. Il avait appris lors de sa venue au château de Madaillan que Philippine était l’héritière du domaine. Visiblement, elle sentait que lui aussi avait regretté de ne pas croiser la jeune femme. Présenté par monsieur Sanadon, elle l’observa faire connaissance avec son Papa-Paul, monsieur Fauquerolles. Ils allèrent ensemble dans les caves à vin, puis dans les vignobles et les champs de blé. Cela prit du temps, d’autant qu’ils échangèrent avec tous les métayers auxquels ils expliquèrent leur prochain objectif. Suite aux huit jours qu’il passa au château de Madaillan, Léandre du se rendre dans deux propriétés de l’Entre-deux-mers. Elle comprit pourquoi elle ne l’avait pas vu plus tôt. Elle savait qu’elle allait le rencontrer bientôt, elle espérait que leur empathie n’avait point baissé. 

Elle sortit de son extase à l’entrée de Cunégonde avec sa robe de taffetas noire. Elle l’aida à l’enfiler puis rajusta sa coiffure. Elle irait à la messe avec elle, car Marie Labourdette s’était mariée la semaine précédente et sa maîtresse n’avait pas l’intention de la remplacer. À la surprise de Cunégonde, elle lui convenait fort bien comme suivante et comme gouvernante. Une fois, l’une et l’autre prêtes, le cocher Étienne les conduisit à la cathédrale. Elles faisaient partie des premières, la noblesse avait besoin qu’on la remarque ce que Philippine n’appréciait guère. Elle vit arriver le couple Duplessy qui vint la saluer avant de s’asseoir. Elle était retournée chez eux les deux lundis précédents au grand contentement de madame Duplessy. Cette dernière en avait profité pour lui apprendre la demande de son oncle Augustin. Philippine ne fut guère surprise hormis le fait qu’il était allé trouver les mauvaises personnes qui, elles, l’avaient soutenue. Sa comparse la rassura. Son époux avait parlé à monsieur Le Berthon, il était l’un des individus les plus importants du parlement et se découvrait en accord avec lui. Philippine se souvenait avoir croisé son fils le jour de son entrevue avec le notaire, car elle se doutait bien que cela ne pouvait être lui dont l’avait entretenu son hôtesse. 

Elle se trouvait assise, avec à ses côtés Cunégonde, quand elle réalisa au commencement de la messe qu’une entité s’était installée à sa droite. Étrangement, celle-ci ne lui demanda rien. Elle se contentait de l’examiner ce qui surprit Philippine. Qui pouvait-elle être pour être à ce point intéressée par elle ? Elle ne pouvait voir à quoi celle-ci ressemblait, car tout comme elle, elle portait un voile sur son visage, mais le sien apparaissait de couleur blanche. La liturgie spécifique à Pâques, qui commençait par la vigile pascale, se termina alors que l’entité disparut. Cela soulagea Philippine bien qu’elle se questionna, elle ne doutait pas un instant qu’elle était arrivée à elle pour découvrir quelque chose. S’étant confessée avant le jeudi saint, elle pouvait faire ses Pâques et alla recevoir le sacrement de l’Eucharistie. Pour cela juste avant la fin de l’office, les fidèles devaient accomplir une longue queue en attendant de se situer devant l’un des prêtres. Elle sut patienter, elle communia et repartit à sa place où elle fut rejointe par Cunégonde qui avait procédé comme sa maîtresse. La messe se poursuivit. Une fois celle-ci finie, tous sortirent, Philippine ne se précipita pas, étant au fait que les voitures allaient mettre un moment à venir face à l’immense portail. Ayant atteint le lieu, sur les pavés devant la cathédrale, elle prit son mal en patience avec sa gouvernante attendant son carrosse. Elle fut retrouvée par Madame Duplessy, elle releva son voile afin de lui parler. Elles engagèrent une conversation pendant laquelle elles furent rejointes par une dame de grande élégance. «  Je suis assurée que vous êtes la vicomtesse de Madaillan-Saint-Brice.

— C’est exact Madame.

— Je suis Madame Le Berthon, Élisabeth de Baratet. J’apprécierais si cela vous convient que vous veniez me voir avec Madame Duplessy, mardi après-midi.

— Ce sera avec plaisir Madame.

— Alors à mardi. Je vous laisse. Mon carrosse et mon mari m’attendent. »

Philippine fut grandement surprise par cette invitation. Madame Duplessy était enchantée par cette démarche et avant de quitter sa compagne, elle lui rappela qu’elle l’espérait le lendemain soir. La jeune femme acquiesça. 

***

Comme convenu, Philippine se rendit le lundi soir chez les Duplessy. Son hôtesse la félicita pour cette invitation imprévue. Elle lui assura que Madame Le Berthon l’avait conviée pour la connaître et l’appuyer auprès de son époux afin de la protéger. Quoiqu’il arrive, il l’accomplirait au vu des personnes, dont son mari, qui s’étaient retournées vers lui. Après avoir salué tous les individus sur place et avoir discuté avec eux, elle se mit à la harpe et donna à nouveau un moment magique à tous. Elle se révélait consciente qu’elle contournait les règles du veuvage, mais à Bordeaux personne ne savait depuis quand elle avait perdu son époux, elle n’en avait même pas informé ses oncles qui de toute façon ne s’en étaient pas souciés. Le spectacle musical finit, et après avoir conversé avec Jean Barbot et son cousin Jean-Jacques Lebel, qu’elle remercia pour leur soutien, elle dit au revoir à tous, prétextant être fatiguée. Madame Duplessy la raccompagna avec sa nouvelle suivante, Cunégonde, jusqu’à la porte et lui rappela qu’elle viendrait la chercher dans le milieu de l’après-midi. 

***

Tout en regardant son fils jouer, Philippine tortillait ses mèches de cheveux sombres qui n’étaient pas encore coiffées et qui lui tombaient jusqu’au bas des reins. Le petit garçon s’amusait avec des cubes avec lesquels il fabriquait un château. L’heure du déjeuner arrivant Cunégonde se présenta pour apprêter la jeune femme. Violaine emmena Théophile à seule fin qu’il mange dans sa chambre et ainsi elle laissa la gouvernante préparer sans problème leur maîtresse. Coiffée et habillée, Philippine entraîna Cunégonde dans la salle à manger afin de partager le repas en tête à tête. Pendant que Léopoldine et Suzanne les servaient, elles échangeaient sur les taches à réaliser dans l’hôtel particulier et le fait qu’elles partiraient dès le lendemain pour le château de Madiran. Cunégonde se renseignait sur ce qu’elle devait déposer dans les malles. Elle apporta comme réponse qu’à part les affaires de son fils, elle-même détenait ce qu’il fallait sur place, par contre que ce soit elle ou Violaine, elles se devaient d’emporter leurs nouvelles robes. Philippine désirait que l’on ne remette pas en question leur statut, elles devaient donc afficher des tenues dignes de leur position, surtout sa suivante. Le repas fini, la jeune femme alla s’asseoir dans le salon donnant sur la terrasse sur laquelle les rayons du soleil illuminaient le carrelage. Elle attrapa un livre dans la bibliothèque qu’elle avait commencé en attendant que Madame Duplessy vienne la chercher. De son côté, Cunégonde alla voir avec Violaine ce qu’elle devait ranger dans les bagages pour le lendemain. Tandis que Philippine laissait son regard examiner les arbustes et les fleurs plantés dans des pots de terre installés sur la terrasse afin de l’agrémenter, elle aperçut l’entité de la cathédrale. Elle fut surprise, que faisait-elle là ? Elle se leva, ouvrit la porte-fenêtre donnant sur l’extérieur où se trouvait l’esprit. Celle-ci se retourna vers elle et releva son voile. Elle lui sourit avant de se dissiper. La jeune femme resta tétanisée. Qu’est-ce qu’elle lui voulait ? Elle ne comprenait pas. Elle semblait à chaque fois se situer là que pour l’examiner. Alors qu’elle réfléchissait, essayant d’en appréhender le sens, Madame Duplessy arriva.

***

Léandre était né un matin ensoleillé de novembre au grand plaisir de sa jeune mère, qui n’avait que seize ans. Elle avait souffert toute la nuit des contractions dues à l’accouchement, son extraction fut un soulagement. Il était venu au monde neuf mois après le mariage de ses parents au contentement de son paternel. Celui-ci travaillait déjà comme négociant au sein de la société de son père. À trente ans, il s’était décidé à prendre femme et ce fut pour lui une joie de découvrir et d’épouser Marie-Sophie Marcange, fille d’une autre maison de négoce que les Cevallero absorbèrent. Après deux fausses couches, cette dernière décéda au grand désarroi de Léopold Cevallero. Sa jeune épouse à peine enterrée, il reçut plusieurs propositions de mariage qu’il repoussa. Cela s’avérait trop tôt, il se devait d’accomplir son deuil. Il prit de suite une nourrice pour le petit Léandre et garda son enfant auprès de lui. Le temps venu, il lui engagea une gouvernante, puis arriva le moment où il dut le placer au sein du collège de Guyenne tenu par les jésuites. Léandre entra dans le lieu en tant que pensionnaire. Dans un premier temps, il ne fut guère identifié par ses camarades tant il s’avérait discret et se maintenait en retrait. Il avait du mal à se mettre en avant et de toute façon il ne désirait pas qu’on le remarque. Ses compagnons de dortoir et de classe finirent par se rendre compte que Léandre détenait une excellente mémoire voire qu’il était l’un des plus intelligents. Si certains par jalousie essayèrent de le maltraiter, il obtint vite un groupe d’amis qui le défendit. Ils s’étaient dans un premier instant rapprochés de lui afin qu’il puisse les aider, ce qu’il effectua sans problème et sans vanité. À sa sortie du collège, il revint dans la maison de négoce avec l’un d’entre eux, Paul Missard, qui devint petit à petit le secrétaire de son père. Naturellement, lui-même s’intégra dans ce commerce sous l’apprentissage de son paternel. Il prit facilement en main ses fonctions et s’impliqua dans celles-ci. Pour cela, il parcourait les domaines en vue d’évaluer la quantité de marchandises agricoles qu’il pourrait acquérir et revendre avec des bénéfices. Il ne se contentait pas de ce qu’il y avait autour de Bordeaux, il circulait dans toute la Guyenne. Ce fut ainsi qu’il entendit parler du voyage de Monsieur de Bienville pour la Louisiane. Son père accepta qu’il parte avec lui depuis La Rochelle afin d’estimer quel commerce ils pouvaient mettre en place entre la colonie et la France. Comme ils allèrent directement à la Nouvelle-Orléans, au retour le navire s’arrêta à Saint-Domingue dans les ports de Cap-Français et de Port-aux-Princes. Il rentra à Bordeaux avec une multitude d’idées et surtout avec l’espoir de voir revenir Philippine dont il s’était épris. 

Quelle ne fut pas sa surprise, quant au printemps, arrivant au domaine de Madaillan, il apprit que Philippine était l’héritière des terres de Madaillan-Saint-Brice, mais qu’en plus ils venaient de se croiser ! Il en fut fort déçu. Lorsqu’il retourna à Bordeaux, il avait bien l’intention de se rendre dans son hôtel particulier, mais il ne savait pas qu’elle demeurait depuis deux jours au château de Madaillan.

***

Philippine de Madaillan

Pendant que son fils allait au bain, Philippine décida d’aller marcher. Elle en avait besoin, elle ruminait trop de pensées. Comme elle était seule, elle se contenta de la route qui menait du portail à l’entrée du château. Vêtue d’une robe de sa mère qui se révélait un peu courte, car elle était plus grande que celle-ci, elle arpentait l’allée principale du domaine agrémenté de chênes centenaires. Tout en se promenant, elle laissait errer son regard sur les paysages et se remémorait son entretien avec madame Le Berthon. Celle-ci l’avait reçu avec madame Duplessy en toute intimité. Elles ne se trouvaient que toutes les trois dans un petit salon de l’hôtel particulier de leur hôtesse donnant sur les fossés de l’intendance. À partir du moment où elles furent installées dans de jolies bergères recouvertes de damassé doré et brodé de roses, une servante vint leur porter du thé et une brioche aux amandes. Le décor se révélait ravissant, les murs étaient agrémentés de tableau de personnes dont elle reconnut l’un d’entre eux. C’était le fils du parlementaire qu’elle avait croisé chez son notaire. La pièce détenait deux élégantes commodes et un secrétaire, tous étaient assortis et travaillés de la même façon. Dans un coin de la salle, elle découvrit un clavecin et un violon posé dessus. Le tout avait vu sur le jardin de l’habitation. Dès qu’elles furent seules, madame Le Berthon sollicita Philippine afin qu’elle lui raconte sa vie pour mieux comprendre la demande falsifiée de son oncle. La jeune femme avait confiance aussi elle s’exécuta.  Quelle ne fut pas sa surprise de toucher du doigt que cette dernière avait été exclue par ses deux familles, car sa mère était morte suite à sa naissance. Elle s’attendrit et décida qu’elle accomplirait tout pour l’aider, cette enfant ne méritait pas tous ces rejets et cette succession de drame. Madame Duplessy, qui en apprenait encore plus, se retrouva dans le même état d’âme que leur hôtesse. Philippine n’avait pas tout dit bien sûr, ni le viol de sa mère, ni la date du décès de son mari, ni comment on lui avait transmis tous ces drames dont la disparition de son oncle. La fin de la conversation finie, monsieur Le Berthon entra par une porte qui était entrouverte dans un angle du salon et qui donnait sur son bureau. « – Excusez-moi, mesdames, de vous déranger, mais j’ai entendu vos échanges que je ne voulais pas perturber. Je suis aussi choqué que ma femme. N’ayez aucune crainte, vos oncles ne pourront gérer vos biens. Si jamais vous voyez qu’ils s’en approchent de trop près, n’hésitez pas à venir vers mon épouse ou moi-même. Sachez qu’à l’automne, les parlementaires apprendront que je serai leur président dès le début de la nouvelle année donc aucun ne pourra vous faire du mal. Gardez cela pour vous pour l’instant. » Philippine remercia chaleureusement le couple Le Berthon. La conversation se poursuivit jusqu’à leur départ. Elle avait été très contente de ce rendez-vous qui l’avait complètement apaisée. Elle venait d’atteindre le portail du domaine, elle pivota sur elle-même et repartit dans l’autre sens. Elle pensa qu’elle se devait d’aller au couvent de Saint-Émilion. Elle s’en alla demander à Maman-Berthe si elle voulait bien l’accompagner. Arrivée au château, elle se rendit dans l’aile détenant l’appartement des Fauquerolles. Celle-ci accepta la proposition sans hésitation, Philippine réclama à son majordome de prévenir le cocher. Elle gagna ensuite le salon de la rotonde et décida de s’y installer en attendant l’heure du repas. À peine assise, elle aperçut l’entité de la cathédrale. La jeune femme fut troublée. Pourquoi la suivait-elle ? Elle sortit sur la terrasse, l’esprit se retourna vers elle. « — Il vient à vous ! » Et elle disparut. Qui venait à elle ? Philippine était agacée. Qui était cette entité ? Que lui voulait-elle ? Elle lui rappelait quelqu’un, mais elle n’aurait pas su dire qui ? Quelques instants plus tard, Cunégonde entra dans la pièce pour la prévenir que le déjeuner pouvait être servi. Le couple Fauquerolles se situait là ainsi que monsieur Sanadon.

***

En tout début d’après-midi, le départ pour le couvent fut annoncé par le majordome. Étienne, le cocher, attendait devant le perron avec Adrien et Jean-Marcel. Ce dernier était de Saint-Émilion et allait guider le cocher. Il avait suivi avec sa sœur, Louison, l’ancienne apprentie de la cuisinière, son père lorsqu’il était enfant au château de Madaillan. Adolescent, alors qu’il épaulait son paternel dans les écuries du domaine, celui-ci fut écarté par le vicomte, et résida dans une métairie qui détenait des vaches et quelques chevaux non loin de la demeure. Il avait été fort contrarié par ce rejet qu’il estimait injuste, n’en connaissant pas la raison, mais moins que son père. Celui-ci après une longue dépression se pendit dans la grange au grand désarroi de son fils et de sa fille qui se retrouvèrent seuls. Il fut donc fort heureux quand monsieur Sanadon et monsieur Fauquerolles lui demandèrent de suivre sa sœur Louison au château et lui donnèrent la responsabilité des écuries et des chevaux qui ne pouvaient être élevés et dressés à Bordeaux. 

Philippine et Maman-Berthe refirent le trajet qu’elles avaient effectué lors des sept ans de la jeune femme. Le carrosse traversa la Dordogne à Branne et se dirigea vers Saint-Émilion qu’ils contournèrent dans le but de se présenter devant l’entrée principale de l’abbaye. Ce fut sœur Douceline qui s’approcha pour déployer la porte incluse dans l’immense portail afin de savoir qui venait les voir. Jean-Marcel annonça la vicomtesse Philippine de Madaillan. Elle en fut très surprise et aidée de deux autres sœurs, elles ouvrirent le couvent à leur ancienne élève. La berline s’arrêta dans la cour. Pendant ce temps, sœur Marguerite s’était précipitée informer la mère supérieure.

Philippine descendit de la voiture suivie de madame Fauquerolles. Elle tapota sa jupe noire afin de remettre ses plis en place et rajusta convenablement sa robe à la française en tissu damassé de la même couleur. Elle monta ensuite les quelques marches qui conduisaient à la porte principale. Elle fut accueillie avec tendresse par sœur Geneviève qui s’était aussitôt rendue dans le grand hall pour les recevoir et mener la jeune femme et sa compagne à la mère supérieure. Philippine était troublée de se situer dans des lieux où elle pensait ne plus jamais revenir. Cela faisait trois années qu’elle était partie, cela faisait peu d’années, mais elle était tout de même émue. Elle suivit la sœur jusqu’au salon de sœur Élisabeth. La porte s’ouvrit de suite sur sœur Dorothée, la prieure, qui la fit entrer. «  Mon enfant, quelle joie de vous voir ! Asseyez-vous, sœur Geneviève va nous amener des boissons chaudes. » La mère supérieure fut étonnée de la remarquer toute de noir vêtue, ainsi que de la tenue que portait sa nourrice qu’elle avait reconnue. À peine installée, sa curiosité prenant le dessus, sœur Élisabeth lança la conversation. « — Que me vaut votre venue, je vous pensais au sein de la colonie.

— J’ai vécu beaucoup de bouleversements, ma mère. Pour commencer, voici une missive de sœur Blandine et de sœur Domitille.  

— Je vous en remercie, mais vous n’êtes pas revenue chez nous juste pour me porter ce document ?

— Non, ma mère. Il s’avère qu’une succession de circonstances m’ont amenée à m’en retourner. Tout d’abord, je suis la dernière héritière de mon oncle le vicomte de Madaillan-Saint-Brice. Après la mort de sa femme dont il n’a pas eu d’enfant, il est décédé d’un accident alors qu’il se situait sur un champ de bataille. Plus exactement, ses troupes assiégeaient une ville et au milieu de la nuit un de ses hommes lui a tiré dessus croyant voir venir un ennemi. 

— Mon Dieu ! Et c’est cela qui vous a fait revenir ?

— En fait, en parallèle, je perdais mon époux d’une crise cardiaque, aussi j’ai tout mis en place afin de rentrer. 

— C’est une bonne chose, bien que cela soit bien triste. Et si je puis me permettre, vous avez eu un enfant ?

— Oui, j’ai un petit Théophile. » À ce moment-là, sœur Geneviève entra avec des boissons et un gâteau qu’elle disposa sur une table à côté des bergères. La mère supérieure, après les avoir servies, reprit la conversation. «  Et vous avez des nouvelles de vos amies ?

— Oui, j’ai reçu une lettre de Catherine et une de Fortunée juste avant de quitter ma demeure bordelaise pour mon domaine. L’une et l’autre vont bien.

— Elles sont restées à la colonie bien sûr.

Philippine de Madaillan

— En fait, non ! Elles sont même parties de la cité avant moi. Catherine se trouve à Versailles, elle a suivi son conjoint, monsieur Fery d’Esclands, qui est devenu l’un des secrétaires du roi. Il semblerait qu’elle détienne un très bel hôtel particulier dans la ville. 

— Et Fortunée ?

— Elle et son époux, monsieur Barthoul, se sont installés à Nantes. Un concours de  circonstances a fait qu’il a été obligé de reprendre la maison de négoce familiale. Elle en est très contente d’autant qu’elle participe à la gestion de celle-ci.

— Voilà qui est très bien. Avez-vous eu des nouvelles de Gabrielle et de Théodorine ?

— Pour Gabrielle, nous nous sommes beaucoup fréquentées à la Nouvelle-Orléans. Elle a épousé un négociant de la cité, monsieur de la Michardière, qui occasionnellement collaborait avec mon mari. Quant à Théodorine, elle s’est unie avec un planteur, mais elle a peu donné de nouvelles malgré les demandes de Gabrielle.

— C’est un peu sans surprise. » La conversation perdura deux bonnes heures, Philippine détailla ses histoires. Elle raconta le voyage périlleux, la présentation aux futurs maris, Madame de Perier, le couvent de la Nouvelle-Orléans et sœur Marie Tranchepain. Elle narra sa vie avec son mari et le partage de celui-ci avec Lilith, ainsi que les décès et les actions réalisées suite à ceux-là. Sœur Élisabeth était abasourdie par toutes ses aventures pour la plupart malencontreuses et tristes, elle espérait que l’existence de la jeune femme allait dans une meilleure direction. Quand elle l’exprima, Philippine raconta son arrivée à Bordeaux et les personnes qu’elle avait rencontrées. La mère supérieure fut un peu soulagée. Avant de partir, Philippine assura qu’elle reviendrait et laissa une bourse conséquente pour le couvent en souvenir des bienfaits que lui avaient apportés les sœurs.

***

Le ruisseau de l’Engranne déambulait au milieu de valons et de forêt de chênes, d’aulnes noirs et de frênes depuis la Dordogne et se situait non loin du château de Madaillan. Philippine fixait les quelques nuages qui passaient au-dessus d’elle dans le reflet du cours d’eau. Un peu plus loin, sous le regard de Violaine, Théophile jouait sur une minuscule plage. Derrière elle, madame Fauquerolles et Cunégonde conversaient sur les nouvelles taches qu’elles effectuaient et qui venaient de leurs récentes fonctions des plus innovantes. Maman-Berthe avait compris que c’était sa fille de lait qui l’avait promue et imposée comme gouvernante, fonction qu’elle menait à bien. Elle s’intéressait à la jeune femme, car elle avait saisi que son Jean se révélait épris de celle-ci. Ce dernier ne se situait plus à la métairie, monsieur Sanadon lui avait demandé d’épauler son père, quant à cette partie de la propriété, il avait trouvé une famille pour s’en occuper. De son côté, Philippine avait engagé pour son fils une gouvernante à qui elle réclama d’instruire aussi Cunégonde et Jean. Elle estimait qu’ils devaient savoir lire, écrire et compter. Sans faillir, comprenant ce que cela leur apporterait, ils s’y mirent sérieusement d’autant qu’ils l’accomplissaient ensemble.

Le soleil irradiait de tous ses feux en cette fin d’avril, elle et ses compagnes s’étaient donc installées à l’ombre de grands arbres après avoir traversé les champs et les vignobles. Elles avaient aperçu les arbres fruitiers en fleurs et la flore qui émergeait un peu partout. Philippine laissait sa rêverie se focaliser sur les mouvements de l’eau quand un vol de palombes l’en sortit. Elle vit alors un geai sur un des chênes au-dessus d’elle. C’était un bel oiseau, reconnaissable à son plumage coloré, rayé de noir et blanc sur la tête, dont les plumes se dressaient. Il cajactait. Son chant mélodieux attira son attention et lui rappela la merlette de son enfance. Elle comprit qu’elle se devait de rentrer. Elle n’en connaissait pas la raison, mais intuitivement, elle n’en doutait pas. Elle se leva et elle secoua sa robe en soie de couleur lie de vin, à laquelle Violaine avait ajouté un volant froncé afin qu’elle se révèle de la bonne longueur. Elle remit ensuite son chapeau de paille, le nouant sous son chignon. Ses compagnes appréhendèrent qu’elles allaient s’en retourner. Philippine héla Théophile qui arriva en trottant. Elle s’engagea sur le chemin du retour avec son petit garçon à ses côtés qui tenaient sa jupe pour ne pas la perdre. Elle réalisa que le geai voletait au-dessus d’elle, cela lui rappela ses sept ans. Elle espérait que ce n’était pas encore une contrariété. Comme il ne la quittait pas, elle supposa que c’était un message, mais elle le garda pour elle. Théophile fatiguant, Violaine le prit dans ses bras. Elles parcoururent à nouveau les champs et les vignobles et s’introduisirent dans le bois jouxtant le château par un sentier qui déambulait sous les arbres centenaires. C’est de là que Philippine aperçut un cavalier engagé dans l’allée qui menait à la demeure depuis la route. Son cœur se comprima, elle reconnut Léandre.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 20

Retour au château

Philippine de Madaillan

Devant la porte des Salinières, sous un soleil irradiant, coiffée d’un chapeau de paille sur lequel elle avait rajouté son voile de mousseline, Philippine, tenant Théophile dans ses bras, regardait partir son carrosse et sa carriole sur le bac qui traversait la Garonne. Étienne, le cocher et Adrien étaient restés sur les deux voitures afin de les mener jusqu’à la route, une fois sur l’autre berge. Avec elle se trouvait son secrétaire, Cunégonde et Violaine, ainsi que Léopoldine sa servante et Romain le valet de chambre. Monsieur Sanadon l’avait prévenue qu’au château, il n’y avait plus que la cuisinière et le majordome. Son oncle allait très peu dans sa propriété depuis son mariage, car son épouse aimait la ville. De plus, il s’y sentait mal, il ressentait de mauvaises vibrations. Il n’aurait pas su dire d’où elles venaient ou du moins il ne tenait pas à se remémorer ses dérapages. 

La gabarre arriva, ils y montèrent tous, traversèrent le fleuve et rejoignirent leurs véhicules. Les serviteurs s’installèrent dans la carriole qui détenait les malles et les bagages, Philippine garda avec elle, son fils, monsieur Sanadon, Violaine et Cunégonde. Ils prirent la route entre le rebord du plateau de Cypressat et la Garonne. Philippine s’avérait heureuse, elle était revenue là où elle était née. L’Entre-deux-mers s’apparentait à une multitude de collines couvertes de forêts de chênes, de hêtres, et d’ormes. De vallon en vallon, ils traversèrent des petits hameaux, où se trouvaient des maisons isolées au milieu des champs et des vignobles. Elle remarqua, ce dont elle ne se souvenait pas, des bâtisses souvent dressées en pignon dont les façades étaient le plus souvent coiffées de toitures plus longues d’un côté que de l’autre. Les logis étaient en général séparés de l’étable par la grange dont la porte charretière se situait au centre. Ils croisèrent aussi des chartreuses devant appartenir à des nobles ou de riches bourgeois. Elle les trouva pleines de charme avec leurs murs en pierre de taille ornés de pilastres à chapiteaux et agrémentés de frontons triangulaires ou arrondis. Elles détenaient toutes de grandes fenêtres alignées qui laissaient deviner une belle hauteur pour chaque pièce. 

Ils traversèrent Lignan-de-Bordeaux avec ses abbayes, puis Sadirac avec son industrie potière de renommée. Ils passèrent ensuite par la bastide de Créon et de là ils s’engagèrent dans une suite sans fin de petites routes qui les menèrent jusqu’à Saint-Brice. Philippine découvrit la demeure des Madaillan dont elle ne pouvait se souvenir, ne l’ayant pour ainsi dire jamais vue, même de loin. Le carrosse pénétra dans la cour. Le cocher vint ouvrir la portière permettant à la récente vicomtesse du lieu de descendre. Le château avec ses avant-corps latéraux apparaissait sur trois niveaux, le tout chapeauté par un toit mansardé. Elle était impressionnée, ce bâtiment à l’ombre d’un château fort en ruines se révélait remarquable. 

Chateau de Madaillan

Suivi de la cuisinière, qui désirait voir sa nouvelle maîtresse, le majordome se présenta à l’accès de la demeure. Philippine gravit les marches du perron, elle était quelque peu émerveillée. Monsieur Ribois, qu’elle reconnut contrairement à lui, la fit entrer après l’avoir saluée et lui accomplit la visite des lieux. Elle constata que chaque salle était fort bien meublée et elle fut ébahie côté jardin par un boudoir de forme arrondie qui se situait dans l’avant-corps central. Au premier étage, après avoir examiné les chambres qui avaient été détenues par les membres de sa famille, elle trouva juste au-dessus de celui-ci une pièce pour ainsi dire vide. Elle décida que ce serait sa chambre. Elle réclama au majordome d’y amener un lit et des commodes. Bien sûr, il devrait être épaulé de Romain et pourrait solliciter l’aide d’Adrien et d’Étienne. Elle se retourna vers son secrétaire. « — Je pense que nous avons besoin d’un supplément de personnel, car je désire y passer un temps certain de façon régulière. » À sa surprise, ayant reconnu sa nouvelle maîtresse tant elle ressemblait à sa mère, ce fut la cuisinière qui intervint. « — Peut-être, vous pourrez demander à Louise et à Armand Delmart ? C’étaient les serviteurs de vos parents. Depuis que votre oncle les a mis dehors, ils ne vont vraiment pas bien. Ils se situent à Sauveterre -de-Guyenne où ils vivotent. 

— Ma foi, c’est une très bonne idée. Excusez-moi. Pouvez-vous me redire votre nom ?

— Je suis Alice Tronquin, madame. Et si je puis me permettre, pourrait-on aussi reprendre Louison. Elle était servante et mon aide cuisinière. 

— Sans problème, mais où se trouve-t-elle ?

— Elle fait partie d’une famille de métayers, je peux aller la quérir. 

— C’est parfait ! Monsieur Ribois, après avoir installé les meubles de la chambre, pourrez-vous vous faire conduire à Sauveterre pour proposer au couple Delmart de revenir ?

— Bien sûr, madame. Avec plaisir. » Il réalisa soudainement qui il avait devant lui. Comment la cuisinière avait-elle pu être informée de cela ? C’était logique, le domaine ne détenait qu’une héritière et cela ne pouvait être que la fille d’Anne Bouillau-Guillebau, l’enfant qu’il avait amené au couvent. Comment pouvait-elle se situer là ? Elle avait été mariée en Louisiane d’après leur maître ? Savait-elle ce dont tous étaient éclairés ? Une fois celui-ci sorti, Philippine retint la cuisinière. « — Madame Tronquin, que pouvez nous faire pour le déjeuner ?

— J’ai un canard, madame. Je peux le faire cuire à la broche avec quelques pommes de terre.

— C’est parfait. Allez quérir votre aide, dès que vous le sentez.

— J’y cours, madame. »

Comme tout était presque enclenché, Philippine alla s’installer sur une des bergères dans le salon. La chambre de Théophile avait été choisie au deuxième étage, Violaine l’aménageait. De son côté, Cunégonde rangeait avec l’appui de Léopoldine la garde-robe de sa maîtresse dans la pièce adjacente à sa future chambre. Elle découvrit dans la pièce d’autres robes, jupons, et manteaux pouvant servir. Elle pensa qu’elle devait les montrer à Philippine, même anciennes elle pouvait être intéressée. Le secrétaire dans son bureau examinait les comptes de la propriété incluant les dernières informations. Il se devait de les ajuster au vu de ce qu’il avait obtenu comme nouvelles amenant des changements. 

Depuis sa bergère, Philippine entendait les mouvements d’installation de sa chambre. Elle observait le jardin au-delà de la terrasse. Elle apercevait aussi au loin les champs, les vignobles et les forêts de son enfance. Elle appréciait de se trouver là, d’autant que le lieu ne détenait plus d’esprit perdu. Son ange avait vraiment été merveilleux, elle ne doutait pas que c’était lui qui avait nettoyé les mauvaises ondes du domaine.

***

La métairie, où était retournée Louison, ne se situait guère loin du château. Alice Tronquin était devenue la cuisinière de la demeure à la mort de la précédente du temps des grands-parents de Philippine. Elle avait été son apprentie comme l’avait été Louison, aussi elle alla la chercher avec l’espoir qu’elle voudrait bien revenir l’aider. Arrivée à la maison de sa famille, elle lui proposa de réintégrer le château si elle le souhaitait. Suite au décès de sa belle-sœur, le vicomte de Madaillan-Saint-Brice s’était séparé de la plus grande partie du personnel. Il avait compris que tous savaient pour l’agression qu’il avait commise sur celle-ci, certains avaient même deviné pour la mort de son frère. Il n’avait gardé que le majordome et la cuisinière, il lui fallait un minimum de serviteurs. Il avait bien décidé de s’en débarrasser, mais il n’en avait pas pris la peine. Bien que le plus souvent seuls, ses domestiques se retrouvaient dans l’inconfort dès que leur maître se présentait ce qui s’avérait très rare. Quand il fut marié, ne venant pour ainsi dire plus, il les oublia quelque peu. Lorsqu’ils connurent les disparitions consécutives de la vicomtesse puis du vicomte, ils se demandèrent ce qu’ils allaient devenir. Ils furent donc très surpris d’apprendre par le secrétaire qui était accompagné de Léandre Cevallero que le patrimoine détenait une bénéficiaire. Ils se questionnèrent, qui cela pouvait être. Au moment où Madame Tronquin vit la nouvelle propriétaire, de suite elle sut qui c’était, tant elle avait un air de famille avec sa mère. 

Lorsqu’elle arriva à la métairie, juste après le déjeuner, elle trouva Louison avec les siens. Celle-ci, qui avait atteint ses trente ans et ne s’était jamais mariée, fut étonnée par la révélation de la cuisinière lui annonçant l’héritière du château et son besoin de ses services. Elle accepta de revenir, mais demanda qui c’était. Elle obtint pour toute réponse que c’était quelqu’un de bien.

La jeune femme à peine partie avec la cuisinière, le père de celle-ci se précipita dans les autres métairies. Lorsqu’il arriva chez les Fauquerolles, il les informa de la nouvelle, la famille resta fort surprise. Qui cela pouvait-il bien être ? À qui le vicomte avait-il bien pu donner son patrimoine ? « — Il n’y a que Philippine qui a pu hériter ! » S’exclama Jean. «  Mais ce n’est pas possible, elle se trouve en Louisiane et elle est mariée. De plus vu son intérêt pour elle, j’en doute. répliqua Berthe

— Elle est peut-être revenue, ne serait-ce que pour reprendre la main sur ses possessions.

— Peut-être, mais là aussi je reste septique. » Paul Fauquerolles ne dit rien, il réfléchissait. Il ne percevait pas qui pouvait être la bénéficiaire hormis Philippine, à moins que le vicomte ait donné ses biens à une inconnue. Il ne pouvait qu’attendre de détenir l’information. Si c’était la jeune femme, elle viendrait les voir rapidement.

***

l’Entre-deux-mers

Dans le même temps, le majordome assis à côté du cocher se rendait à Sauveterre de Guyenne, afin d’aller chercher le couple Delmart. Il ne détenait pour information que le nom d’une rue, cela allait se révéler un peu difficile pour les repérer. Arrivés dans la ville, ils demandèrent aux gens qu’ils rencontraient, la rue la maréchalerie. Ils finirent par la découvrir et sollicitèrent les personnes logeant dans la rue s’ils connaissaient les Delmart. Ils réussirent par les dénicher, dans ce qui était un taudis. Le majordome trouva Louise. Celle-ci fut décontenancée par sa venue et encore plus par sa proposition qui la ravit. Le vicomte était mort et son héritière avait besoin d’eux. Elle partit chercher son époux et lui expliqua les faits et l’incitation à revenir. Il l’agréa de suite bien qu’il fut fort surpris de ce retour en arrière. Ils vivaient, malgré les efforts effectués à l’aide de petits travaux comme les récoltes, le ménage, le lavage du linge, dans une grande misère. Ils s’avéraient donc fort heureux de cette proposition, une fois dans le carrosse, Louise réalisa tout à coup qu’elle n’était pas instruite de qui était la nouvelle vicomtesse et le demanda à Monsieur Ribois. « — C’est la fille de Madame Bouillau-Guillebau.

— Mais vous croyez qu’elle est au fait de pourquoi elle a été abandonnée par son oncle.

— Je suppute qu’elle en est consciente, elle a d’ailleurs de suite réclamé l’obtention d’une autre chambre. 

— C’est surprenant, comment pourrait-elle connaître cette information  ?

— Cela je ne saurais vous le dire. Dès qu’Alice a parlé de vous, elle a demandé à ce que j’aille vous chercher.

— Ah ! C’est Alice qui l’a suggéré, nous devrons aller la remercier, Armand. » 

*** 

L’enfant courait sur la terrasse, Philippine installée dans un fauteuil, lissant machinalement la jupe de sa robe en damassé noir, regardait son fils s’amuser, cela la réjouissait. Le temps se révélait clément, le soleil se couchait vers l’Ouest, bien que les Pâques ne soient pas passées la température s’avérait agréable. À ce moment-là, le couple Delmart arriva derrière le majordome. La jeune femme les apercevant dans le salon signifia à Violaine de surveiller le petit, et pénétra dans la  pièce où se situaient les deux futurs membres du personnel. «  Bonjour, Monsieur et Madame Delmart, asseyez-vous s’il vous plaît. » Dit-elle avec douceur. Un peu décontenancés devant tant de convivialité, ils obéirent. Philippine s’installa face à eux tout en leur souriant. «  Je suppose que Monsieur Ribois vous a informé de ma demande.

— Oui Madame, répondit Louise. 

 Bien ! Je sais que vous avez beaucoup aidé ma mère, Louise, tout comme vous l’avez réalisé, Armand, avec celui qui aurait dû être mon père. Je vous sollicite donc, malgré les mauvais souvenirs, voulez-vous vous réinstaller dans le château. Contrairement à mon oncle, je résiderais là régulièrement. » Les deux anciens serviteurs se regardèrent de manière interrogative. Comment cette jeune femme pouvait-elle connaître ces informations ? Au vu de la façon dont elle avait présenté les faits, elle ne devait pas tout maîtriser. « — C’est avec plaisir que nous venons vous servir et bien sûr nous reprendrons notre chambre sous les toits si elle est disponible.

— Cela est le cas, c’est donc parfait. » L’échange paressant terminé, le majordome sortit de la pièce, satisfait de retrouver une équipe. Louise et Armand allaient effectuer la même chose, mais Philippine les retint. Elle avait perçu leurs interrogations. « — Je pense que vous n’avez pas bien saisi ce que je vous ai dit. Je m’avère consciente de qui est mon père et je sais que c’est un monstre. Je me retrouve heureuse de ne pas avoir été élevée par lui et qu’il m’ait maintenue éloignée de lui. Vous pouvez dorénavant ne plus culpabiliser. Rassurez-vous, désormais tout va aller bien. » Les Delmart sortirent de la pièce, fort décontenancés par ce qu’ils avaient entendu. Une fois seuls, Louise fit remarquer à son époux que leur nouvelle maîtresse devait être en deuil au vu de sa vêture. Ils montèrent au dernier étage s’installer à nouveau dans leur chambre et y découvrirent les restes d’une garde-robe qu’ils avaient oubliée et qui allait leur servir.

***

Le secrétaire, Monsieur Sanadon, assis en face de Philippine dans son bureau, lui expliquait que son vignoble dépassait les 30 hectares, ce qui se révélait exceptionnel dans la région et 100 autres étaient cultivés en labours céréaliers. Le reste de la propriété était constitué de bois et de prairies où se trouvaient des bovins, des moutons et des chevaux. Elle l’écoutait tout en réfléchissant à ce qu’elle allait pouvoir dire à la famille Fauquerolles qu’elle attendait. Elle avait envoyé la berline, le majordome avait pratiqué le petit voyage au côté du cocher pour le guider jusqu’à la métairie.

Philippine de Madaillan

Elle était consciente bien sûr de ce qu’elle espérait de Paul Fauquerolles, mais elle avait tant de choses à partager avec eux. Elle désirait aussi que Jean se trouvât encore chez ses parents. Tout cela instinctivement, elle le savait, mais elle en doutait toujours lorsque c’était une intuition et non une entité ou un esprit qui s’approchait pour le lui formuler.

Cunégonde interrompit la conversation annonçant le retour du carrosse. De la fenêtre de la pièce dans laquelle elle se tenait, elle regarda descendre la famille Fauquerolles. Elle était satisfaite, elle apparaissait au complet. « — Cunégonde demande à monsieur Ribois de les faire venir au salon. Je vais aller les y attendre, dis à Louison de nous amener de quoi boire et grignoter. »

 Elle se sentait fébrile, elle allait enfin les revoir, ceux qui étaient sa famille, ceux qui l’avaient élevée. Quand ils pénétrèrent dans la pièce, elle tomba dans les bras de celle qu’elle considérait comme Maman-Berthe, puis embrassa papa-Paul et bien sûr Jean, son frère de lait. Tous apparaissaient heureux de se retrouver, Philippine leur proposa de s’asseoir. Cunégonde en compagnie de Louison entra avec les boissons et le gâteau, une jolie brioche. Jean resta immédiatement subjugué par la gouvernante ce que constata Philippine. Berthe s’adressa, dès la première gorgée avalée, à sa fille de lait. « — Philippine, comment se fait-il que tu aies regagné la France ? » Bien sûr, elle avait remarqué de suite sa robe de deuil, mais pour qui était-elle ? « — Je suis rentrée en France, car j’ai perdu mon époux. Ce dernier a eu une crise cardiaque. J’ai donc réalisé ce qu’il fallait en Louisiane pour pouvoir revenir.

— Mais comment as-tu su pour ton oncle ? Intervint, Paul Fauquerolles.

— C’est mon oncle Ambroise qui m’a écrit pour m’en informer. À vrai dire la famille Bouillau-Guillebau avait l’intention de s’approprier mes biens. Mon oncle Ambroise a compris rapidement que je ne me laisserai pas faire, aussi il n’a pas insisté. Il m’a même soutenue. Son frère Augustin va surement essayer de mettre la main dessus au vu de son comportement lors du repas que nous avons partagé, mais il se fait des illusions.

— Tu dois te faire aider, car si je ne m’abuse il fait partie du parlement.

— C’est un fait, mais à ma grande surprise, l’épouse du receveur général des fermes de Guyenne, madame Duplessy, m’a conviée chez elle et je suis invitée à y revenir. 

— C’est une bonne chose. » La conversation se poursuivit. Les Fauquerolles désiraient connaître tout ce qui s’était passé depuis son départ. Une fois que Philippine eut à peu près tout raconté, elle accomplit sa demande. « — Papa-Paul, j’ai besoin d’un contremaître pour la propriété, quelqu’un qui supervise l’ensemble. J’ai pensé à vous. Outre que vous serez tenu de travailler avec toutes les métairies, vous devrez effectuer des retours à mon secrétaire et à la maison de négoce qui se consacre à la commercialisation des récoltes. »  Paul Fauquerolles fut quelque peu étonné par la demande et par le vouvoiement. Il supposait que ce dernier était dû à son éducation chez les ursulines. Bien entendu, Jean pourrait prendre en main l’exploitation, car gérer l’intégralité des cultures n’était pas rien. Si Philippine avait besoin de lui, il accepterait. « —  Par contre en raison de votre nouvelle condition, vous devrez venir vivre dans l’une des ailes du château. Bien sûr, vous ne paierez rien et obtiendrez un salaire conséquent. En contrepartie, Jean devra s’occuper momentanément de la métairie jusqu’à ce que nous trouvions un remplaçant, ensuite il vous épaulera.

— Ce ne sera pas un problème Philippine, nous ne pouvons refuser tous les avantages que tu nous offres.

— Papa-Paul, je dois être sûr de la loyauté des individus qui m’entourent. Je pense que Monsieur Sanadon est quelqu’un sur qui je peux m’appuyer, et une bonne partie du personnel que j’ai fait venir sont des gens de confiance. Je désire toutefois me prémunir de mes choix, et je ne connais que vous qui, pour moi, pouvez prendre cette nouvelle position. D’autant que je me rendrai régulièrement ici, mais je sens que Bordeaux va me happer. Je dois donc assurer mes arrières. »

Les Fauquerolles furent quelque peu déstabilisés par tous ces changements que ce fut leur nouveau statut qui allait engendrer de leur part un nouveau comportement et par l’appartement où ils allaient s’installer. Philippine les y accompagna afin de le visiter. Ce dernier se trouvait au rez-de-chaussée de l’une des ailes du château et était meublé d’un mobilier de qualité. Ils n’avaient jamais détenu un tel luxe et ils allaient même être servis. Cela s’avérait très troublant, Philippine leur demanda de déménager d’ici la fin de la semaine avant qu’elle ne reparte pour la ville.

***

En compagnie de Papa-Paul, devenu pour tous Monsieur Fauquerolles, et de Monsieur Sanadon, elle arpenta son domaine, et alla rencontrer les métayers afin de se présenter. Tous l’avaient connue enfant, aussi ils étaient fort étonnés de la découvrir comme étant leur nouvelle vicomtesse. Ils admettaient qu’elle paraissait avoir changé et qu’elle se situait visiblement plus sur la lune. Ils ne pouvaient savoir à quel point elle les percevait et pressentait ce qu’ils pensaient. 

Le dimanche, elle se rendit à la cité de Sauveterre-de-Guyenne à l’église Notre-Dame rue Saint-Léger. Elle s’y présenta avec Cunégonde, Monsieur Sanadon et les Fauquerolles, qu’elle avait vêtus selon leur position. Bien sûr, tous la remarquèrent et apprirent que c’était la vicomtesse de Madaillan-Saint-Brice. Cela généra des discussions éveillées par la curiosité. Avant de quitter les lieux, elle alla voir le prêtre et lui fournit un don. Il la remercia d’autant que c’était une somme conséquente et que cela faisait longtemps que cette famille n’avait point donné pour les pauvres de la paroisse.

***

Le repas dominical terminé, Philippine se sentit très fatiguée. Théophile étant parti à la sieste avec Violaine, elle décida d’en faire autant. Elle se rendit dans son salon. S’étant changée en arrivant de la messe et ayant revêtu une robe flottante de sa mère, elle s’installa de suite dans un fauteuil et glissa sous ses pieds un tabouret. Elle était à peine assise qu’elle entra en transe. Elle marchait sur le corps céleste, puis se mit à sauter d’une planète à une autre. Cela l’amusait follement, mais elle ne comprenait pas pourquoi elle se retrouvait là. Sur l’une d’elles, elle trouva une porte gigantesque moulurée d’or. Elle la poussa et pénétra dans un lieu inconnu. C’était à nouveau une grande galerie d’un côté donnant sur le ciel étoilé et sur le mur opposé une multitude de miroirs monumentaux étaient fixés. Bien sûr, cela lui rappela de suite la galerie de son ange, mais quelque chose n’était pas comme les dernières fois. Elle n’aurait su dire quoi, le plafond se révélait très haut au point que c’était à peine si on le discernait. Elle progressait doucement, légèrement inquiète. Qui allait se trouver là, on ne l’avait pas faite venir pour rien. Elle perçut une voix, un chuchotement qui lui demandait de s’approcher de l’entité qui l’attendait. Elle ne voyait pas la fin du lieu, elle semblait se rallonger au fur et à mesure qu’elle avançait. Que se passait-il ? « – Excuse-moi mon enfant, j’avais du mal à arriver jusqu’à toi. » Au moment où elle l’entendit, la galerie reprit des proportions normales. « — Bonjour mère.

Anne Bouillau-Guillebau

— Bonjour ma fille ! Philippine, je suis désolée. Je ne savais comment te faire venir jusqu’à moi. J’avais beaucoup de difficultés à t’approcher. Je pense que c’est la dernière fois que je pourrai me rapprocher de toi, tout au moins avec cette apparence.

— C’est si complexe que cela de sortir de la lumière ?

— Sous cette forme, oui. Mais en fait, je suis constamment présente. J’avais besoin de te voir pour deux choses. La première, mon frère Augustin va essayer de te prendre tes biens. Tu dois te faire aider, mais il me semble déjà que tu es informée de qui peut te soutenir.

— C’est un fait, mère. Dès demain, je retourne chez madame Duplessis. Son époux m’épaulera, de plus il existe d’autres parlementaires dans son entourage.

— Bien ! Pour Léandre, ne t’inquiète pas. Tu vas le manquer, mais il va savoir ce que tu as mis en place pour ton domaine. Il va donc comprendre que tu es revenue.

— Merci mère, pour ces informations.

— C’est naturel, mon enfant. Je vais te laisser, car mon énergie s’épuise sous cette apparence. N’oublie pas, je me trouverai continuellement là pour t’aider comme l’ange Jabamiah. »

Aussitôt sa mère s’évapora, comme elle se situait toujours dans la galerie, elle fit demi-tour vers la porte où elle aperçut son animal-gardien. Elle se dirigea vers lui, la porte s’entrouvrit et elle découvrit un escalier qu’elle descendit. Elle ouvrit les yeux.

***

Le lundi, ayant décidé de revenir à Bordeaux, en prévision de se rendre à la soirée de Madame Duplessy, elle avait fait effectuer ses bagages dès la veille. La seule chose qui l’ennuyait, elle n’avait pas pris le temps d’aller au couvent de Saint-Émilion, mais elle se devait d’assurer ses arrières. Elle ne doutait pas que son oncle Augustin exécuterait tout ce qu’il pourrait pour mettre la main sur la gestion de ses biens.

Au petit matin, avec Cunégonde, Violaine, son fils et les deux serviteurs qu’elle avait emmenés, elle repartit. Elle avait laissé sur place son secrétaire afin d’aider à installer les nouvelles responsabilités de monsieur Fauquerolles. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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Chapitre 19

L’arrivée 

Bordeaux

Le Mercure s’engagea dans l’estuaire de la Garonne au moment où le soleil se levait sur la région. Philippine, réveillée, était montée sur l’entrepont. Elle s’avérait heureuse, elle était finalement revenue dans son pays. Elle contemplait le médoc, puis le second lui fit remarquer qu’à bâbord, se situait l’Entre-deux-mers. Elle se trouvait de nouveau chez elle. La vue de Bordeaux l’enthousiasma, ils allaient pour conclure toucher terre. Remontant la rivière, après avoir doublé les Chartrons où s’installaient des négociants anglais, flamands et irlandais, ils débouchèrent en face du Château-Trompette. Son regard découvrit, à travers une nuée de mâts, de cordages, de voiles, la longue enfilade des quais, la porte Cailhau du moyen âge si harmonieuse, la flèche de Saint-Michel se détachant en sombre sur un ciel lumineux, et enfin, dans une buée indécise, les tours perdues qui, derrière Sainte-Croix, terminaient le mur d’enceinte. À gauche, la rade sillonnée de navires, à droite, la masse énorme de la ville dont les toitures se profilaient en fines arabesques : clochetons, tourelles, encorbellements, pignons, lucarnes, belvédères…

Le voyage s’était bien déroulé, ils avaient mis six semaines pour atteindre le continent. Le départ se révéla facile, les Brillenceau étaient venus un peu avant qu’elle quitte son habitation. Parvenue sur le voilier, elle avait découvert les deux cabines qui lui convinrent fort bien. Elle passa le périple entre sa harpe, ses livres, les diners avec le capitaine, ses seconds, son médecin. Le bâtiment ne détenait aucun autre voyageur. Le temps s’avéra clément et les alizés réguliers.

Philippine n’avait jamais mis les pieds à Bordeaux. Avant de descendre du navire, elle avait sollicité le commandant du Mercure s’il y avait moyen de prévenir son oncle, Ambroise Bouillau-Guillebau, de son arrivée afin qu’il puisse venir la chercher. Monsieur de la Faisanderie accepta. Il pouvait en effectuer la requête à un membre du personnel de l’Amirauté, cette administration allait envoyer ses gens pour inspecter le bâtiment avant que de pouvoir le quitter. Il lui demanda de lui fournir l’adresse de son oncle et peut-être d’écrire une missive pour annoncer sa venue. La jeune femme acquiesça.

Elle n’attendit qu’une demi-journée dans le port de la ville. Pendant ce temps, Cunégonde et Violaine avaient fermé les dernières malles. Quant à Théophile sur les genoux de sa mère assise sur l’entrepont, il contemplait autour de lui sans rien dire. Lorsqu’arriva son oncle, elle se leva, remit son fils entre les mains de sa nourrice et s’avança vers lui. Bien qu’elle ne le connaisse point, elle avait deviné que c’était lui. Elle se présenta après l’avoir salué. Son voile étant relevé, il fut étonné par sa beauté, elle ressemblait à sa mère, mais elle s’avérait encore plus jolie. Au vu de son regard, il présuma qu’il ne pourrait la guider comme il l’avait supposé. Après avoir remercié le commandant et ses seconds pour ce voyage, son fils à nouveau dans les bras, elle descendit l’échelle de coupée le long de la coque jusqu’à la gabarre, suivie de ses deux servantes et de son oncle. Au pied de la porte des Salinières les attendait le carrosse qui allait les mener au sein de l’hôtel particulier de son oncle défunt, afin de s’y installer. Ambroise Bouillau-Guillebau la rassura, le personnel était déjà prévenu de son arrivée et son notaire avait acté son héritage, elle n’aurait plus qu’à aller signer le document. La jeune femme lui sourit et le remercia pour tout ce qui l’avait effectué pour elle. « — Voyons, c’est tout à fait normal, vous êtes ma nièce» Elle réitéra sa gratitude bien qu’elle sache pourquoi il avait accompli tout cela. Elle devinait toutefois que l’homme ne se révélait pas aussi pernicieux et qu’il allait réellement l’aider. Elle pressentait qu’il avait l’esprit de famille. Une fois installés dans la voiture, une partie des bagages suivants dans une carriole, ils empruntèrent les fossées de Salinières. Ils passèrent devant l’hôtel de ville, se retrouvèrent dans les fossées des Carmes puis dans celui des Tanneurs. Ils tournèrent dans la rue de la Bouquière, s’engagèrent sous la Porte-Basse puis dans la rue Judaïque qui était le prolongement de la rue Castillon dans la paroisse Puy-Paulin où se situait l’hôtel particulier de Madaillan-Saint-Brice. 

ruelle de Bordeaux

La vieille capitale de Guyenne se révélait de toute évidence telle qu’elle avait été créée au moyen âge. Philippine était fort surprise de ce qu’elle apercevait. Les ruelles apparaissaient étroites, obscures et pour la plupart malpropres, certaines étaient même obstruées de puits à larges margelles et de dépôts de fumier. Elle vit un peu partout des bandes de loqueteux étalant au soleil l’interminable série de mendiants infirmes. Devant son effroi, son oncle la rassura. « — Ne vous inquiétez pas madame de Madaillan-Saint-Brice, votre paroisse ne ressemble point à cela. 

— Vous pouvez m’appeler Philippine!

— Avec plaisir, mais dans ce cas, vous devez utiliser mon prénom Ambroise. La ville est en train de se transformer. Vous constaterez qu’il commence à y avoir beaucoup de travaux pour assainir et embellir notre cité.

— C’est une bonne chose apparemment. »

Il n’en restait pas moins que ce n’était que le long des cloaques impurs, que portes mystérieuses, venelles et culs-de-sac qui devaient devenir le soir autant de coupe-gorges. L’ensemble architectural n’était qu’enchevêtrements bizarres d’arêtes vives, d’angles, de pignons en pointe bravant le ciel et déchiquetant la nue. Ce n’étaient que bastions branlants et murailles menaçant de tomber en ruine. Elle n’avait point vu qu’autour s’étendaient des fossés garnis d’une eau verte qui décomposait tout ce qu’elle recevait et ne cessait d’exhaler la peste… 

***

La voiture s’arrêta devant l’hôtel particulier que Paul-Louis de Madaillan-Saint-Brice avait acquis rue Castillon, rue qui donnait près de la cathédrale Saint-André. Contrairement à beaucoup d’habitations vétustes et délabrées que les personnes de distinction considéraient comme une preuve aristocratique, car ancien, celui-ci semblait flambant neuf. Afin d’y accueillir dans les meilleures conditions son épouse, l’oncle et père de Philippine avait rénové de font en comble le lieu. À l’instar de beaucoup de demeures nobiliaires voisines, le rez-de-chaussée apparaissait très haut de plafond et agrémenté des mascarons aux clés des arcades plein cintre, surmonté d’un entresol. Le premier étage, étage noble, se révélait de belles hauteurs, avec portes-fenêtres donnant sur un balcon en enfilade sur toute la largeur du bâtiment. Le second étage, de la rue, paraissait d’ampleur plus réduite. La décoration de la façade s’avérait riche et luxuriante. 

Ambroise passa devant Philippine et s’engagea dans l’hôtel. Le portier avait ouvert la porte monumentale et laissa sa nouvelle maîtresse entrer. Celle-ci découvrit dans le hall, où se situait un escalier magistral, un nombre de gens inattendu, en fait son personnel. Il apparaissait conséquent. Se trouvait face à elle un secrétaire, une demoiselle qui faisait office de suivante, deux servantes, un valet de chambre, un laquais, un cuisinier, un garçon de cuisine, un portier, un cocher, un postillon. Elle ne s’attendait  pas à détenir autant de domestiques. Heureusement qu’elle avait réussi à vendre la plantation et qu’elle avait gardé la maison de négoce. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’une partie des serviteurs avait déjà quitté les lieux. Son oncle, qui était auparavant venu, lui fit visiter sa nouvelle demeure. Le rez-de-chaussée possédait essentiellement les pièces d’utilité, telles que la cuisine, l’office, les chais qui contenaient les provisions de sarments, de bois, de vins. Les étages marquaient l’adaptation à une vie confortable et familiale, et le premier permettait une existence emplie de mondanité. 

Philippine de Madaillan

Elle était stupéfaite par ce qu’elle découvrait. Son oncle avait vraiment dû aimer son épouse, les meubles, l’ornementation des lieux s’avéraient spectaculaires à ses yeux. L’entresol détenait la bibliothèque, le bureau et le logement du secrétaire ainsi que de la suivante, et deux petits salons. Au premier, les grands salons de compagnie étaient brillamment éclairés avec des lustres de cristal. Ses pièces de réceptions, avec leur décoration de murs lambrissés rehaussés de tableaux au pastel ou de gravures, pouvaient sans problème recevoir les commensaux du parlementaire et perpétuer une activité de salons remarquable. Elle découvrit une large terrasse ornée de fleurs et d’arbrisseaux donnant sur un petit jardin et une cour. La salle à manger, inspirée de celles que l’on commençait à voir en Angleterre, l’étonna, ces dimensions devaient permettre d’accueillir douze à dix-huit personnes autour de la table. Au second étage se situaient les chambres. 

De suite, elle prit les choses en main. Au vu de son personnel qui la regardait de façon suspicieuse, il la trouvait bien jeune, elle savait qu’elle devait s’imposer. Elle réclama, un lit dans le boudoir adjacent à sa chambre et à sa garde-robe pour y loger Cunégonde, puis elle fit installer Théophile et sa nourrice dans une pièce au même étage. Et comme l’heure du déjeuner approchait, elle demanda au cuisinier, monsieur Courexou, s’il avait prévu un repas, car elle restait avec son oncle. Elle avait envisagé d’aller rencontrer le notaire dans l’après-midi. Elle poursuivit en signalant que ses malles allaient arriver d’un moment à l’autre aussi les deux servantes, Léopoldine et Suzanne, ainsi que le laquais, Gérôme et le valet de chambre, Romain, devraient assister Cunégonde et Violaine en vue d’en ranger le contenu. Pour les décharger et les porter, elle sollicita le postillon, Adrien, et le cocher Étienne d’aider Paul, le portier. Tous comprirent que leur maîtresse ne se laisserait pas flouer. Philippine se retourna vers le secrétaire, Barthélemy Sanadon, et la suivante, Marie Labourdette, et leur demanda de bien vouloir partager leur déjeuner afin d’échanger sur les différentes tâches à effectuer. À la surprise de son oncle Ambroise, elle avait cadré ses employés.

***

 Dans le salon, Philippine, assise dans une bergère recouverte d’un tissu damassé beige, conversait avec son oncle Ambroise. Celui-ci tout en tapotant l’accoudoir de son fauteuil l’écoutait. Elle lui expliquait ce qu’elle venait de vivre et les bouleversements que cela avait engendrés dans son existence, ce qui l’avait ramenée en France, ce qu’elle ne regrettait pas. De son côté, il lui raconta la vie de sa famille, ses noces avec Isabelle de Corneillan dont il avait eu trois enfants. Il lui parla de son frère ainé, Augustin, lui-même marié, qui avait repris les biens familiaux et la charge de parlementaire à la mort de leur père. Ils furent interrompus par Suzanne, l’une des deux servantes, qui vint leur annoncer que le déjeuner se révélait fin prêt. L’un et l’autre se rendirent à la salle à manger ou ils trouvèrent monsieur Sanadon et mademoiselle Labourdette. Son secrétaire était un homme d’une cinquantaine d’années, légèrement ventru, habillé avec élégance sans vraiment de fantaisie. Il avait l’œil doux, la bouche fine, et portait toujours une perruque blanche. Philippine avec le temps allait le constater. Quant à celle qui devait être sa suivante, c’était une jeune femme de petite taille, mais fort bien faite et gracieuse. Chacun s’installa à une place, de suite Philippine remarqua la qualité et le raffinement de la vaisselle et des verres. Suzanne et Léopoldine commencèrent le service. Le cuisinier, ayant été un peu pris au dépourvu, proposa de la soupe et des terrines puis un carré de mouton. Pendant qu’ils déjeunaient, Philippine entama la conversation. « — Mademoiselle Labourdette, je peux connaître quelles tâches vous effectuiez auprès de votre précédente maîtresse ?

— Je l’accompagnais partout où elle allait lorsque son époux se trouvait absent. Une dame de qualité ne peut sortir seule, comme vous le savez. Je lui donnais aussi mon avis sur ses toilettes et je l’épaulais chaque fois qu’elle en avait besoin. » Philippine l’écoutait tout en comprenant que celle-ci ne resterait pas à son service, car elle avait été demandée en mariage par un notaire de la ville. Elle avait accepté l’alliance. Elle estimait qu’elle avait bien eu raison. « — Cela n’a pas dû toujours s’avérer facile avec tout ce qu’elle a subi et souffert.

— C’est un fait, madame, ses fausses-couches ont effondré son état d’âme. 

— Mademoiselle Labourdette, comptez vous rester à mon service ? J’ai l’impression que vous avez d’autres désirs. » La suivante fut quelque peu déstabilisée. Comment madame de Madaillan avait-elle pu deviner son hésitation ? Elle ne pouvait être au fait qu’une entité l’en avait informée. « — Rassurez-vous ! Je n’ai pas l’intention de vous mettre dehors, mais au son de votre voix, je perçois que vous détenez de nouveaux projets.

— Effectivement, madame, on a demandé ma main, ce que j’ai accepté. C’était avant de savoir que vous alliez venir. Mon mariage aura lieu dans un mois.

— C’est une bonne chose. Je vous garderai jusque là, ne ressentez aucune inquiétude. »

Son oncle Ambroise fut surpris de l’intuition de sa nièce. Celle-ci reprit la discussion. « — Et vous, Monsieur Sanadon, quelles obligations accomplissiez-vous ? Je suppose que vous vous trouviez en lien avec la maison Cevallero pour notre domaine de Madaillan-Saint-Brice ?

— C’est un fait, madame, c’est moi qui suivais ce qui se passait dans les terres du château et qui en effectuais un compte rendu à votre oncle. De plus, je répondais aux directives de votre tante, quand elle avait des besoins. 

— Vous sentez-vous prêt à développer votre travail ? Je possède une maison de négoce à la Nouvelle-Orléans et je recevrais un rapport tous les trimestres. Pourrez-vous le lire et me dire ce que vous en pensez ? 

— Bien sûr, madame, ce sera avec plaisir.

— C’est une bonne chose, cela m’enlève une épine du pied. D’ici quinze jours, je vais aller au château, j’espère que vous pourrez m’accompagner ? Entre-temps, je me rendrai à la maison de négoce Cevallero, je suppose que vous viendrez avec moi ?

— Bien entendu madame, dans les deux cas.

— C’est parfait, pouvez-vous me dire où en sont les terres de Madaillan et qui les gère sur place, en dehors de vous ? »

La conversation se poursuivit et tous furent très surpris de l’intérêt, de la justesse et de la perspicacité des propos de leur nouvelle maîtresse. Ambroise se retrouvait très fier de sa nièce. 

***

palais de l’Ombrière à Bordeaux

L’étude du notaire se situait à l’intérieur du palais de l’Ombrière. Accompagnée de son oncle, Philippine, comme cela avait été prévu, s’y rendit l’après-midi même de son arrivée dans la ville. Dans le carrosse, Ambroise lui expliqua que les ducs de l’époque avaient décidé de s’installer à l’ombre des arbres  d’où le nom d’Ombrière pour le palais où ils allaient. Elle devait y signer les documents attestant de son héritage. Le lieu lui semblait délabré et malsain et malgré le dédale des cours, elle n’y découvrit point d’étendue boisée. Elle n’effectua aucune remarque et suivit Ambroise. L’endroit se révélait un méandre sans fin, c’était une succession de pièces emplies d’une foule. Après avoir monté le grand escalier puis tourné dans des couloirs et gravi d’autres escaliers, ils arrivèrent dans le bureau temporaire de Monsieur d’Astier, le notaire de la famille de Madaillan-Saint-Brice, lorsqu’il se situait dans le palais. Philippine était quelque peu désorientée et n’aurait su dire où elle se trouvait. Ils furent accueillis par le secrétaire du notaire qui leur demanda de patienter, car un parlementaire s’attardait en sa compagnie. Ils s’assirent sur des banquettes capitonnées. Elle ne s’avérait pas inquiète. Outre le fait que son oncle lui avait certifié qu’ils se retrouvaient juste là pour signer les documents, son ange l’avait rassurée, elle n’aurait aucun problème quant à ses biens.

***

L’information transmise, Augustin Bouillau-Guillebau s’était précipité au plus vite à la maison de négoce de son frère Ambroise qui se situait rue de la Rousselle. Lorsque ce dernier le vit arriver, il comprit qu’il se passait quelque chose d’important. Augustin expliqua qu’il venait d’apprendre au milieu d’une conversation entre parlementaires le décès du capitaine de la garde royale, le vicomte de Madaillan-Saint-Brice, l’oncle de leur nièce. Après avoir échangé, cherchant ce qu’il devait effectuer, ils conclurent qu’ils devaient se rendre chez le notaire de la famille de Madaillan, monsieur d’Astier, car Philippine était l’ultime bénéficiaire de la succession. 

À l’étude notariale, rue des Trois Conils, ils furent reçus de suite par monsieur d’Astier. « — Bonjour, messieurs Bouillau-Guillebau, que puis-je pour vous ?

— Monsieur d’Astier, nous venons d’être avisés du décès du Vicomte de Madaillan-Saint-Brice et nous pensons que la dernière héritière encore en vie est notre nièce, Philippine de Madaillan, exprima Augustin. 

— C’est exact monsieur Bouillau-Guillebau, votre nièce est la seule légataire et son oncle est bien mort. J’ai déjà préparé un courrier pour la prévenir. Je vais l’adresser au gouverneur de la colonie qui est à même de savoir où elle réside.

— Est-ce que cela vous dérangerait si c’est nous qui l’en informons ? Nous passerons bien évidemment comme vous par le gouverneur. Intervint Ambroise. 

— Si vous le souhaitez, je n’y vois aucun inconvénient. Le tout c’est que quoi qu’il arrive, elle s’en vienne jusqu’ici pour récupérer son héritage ou qu’elle nous envoie une procuration attestant qu’elle accepte que vous gériez son legs. Par contre s’il y a procuration, elle devra me revenir directement.

— C’est sans problème monsieur d’Astier. Répondit Augustin. »

Les deux hommes le saluèrent et se retirèrent. Monsieur d’Astier avait fort bien compris que les deux oncles désiraient mettre la main sur le patrimoine de leur nièce, mais cela ne le regardait pas. Il fut donc très surpris d’apprendre trois mois plus tard, que celle-ci attendait derrière sa porte. 

***

 Le jeune André Benoît François Hyacinthe Le Berthon étant sorti du cabinet de monsieur d’Astier, ce dernier reçut l’oncle et la nièce. Il découvrit que celle-ci portait une robe de deuil, il supposa que c’était pour son oncle, le vicomte. « — Bonjour, madame de Madaillan-Saint-Brice, bonjour, monsieur Bouillau-Guillebau, installez-vous. Je suis désolé, monsieur Le Berthon a quelques difficultés au sujet d’une de ses propriétés et il a été un peu long à appréhender à comment il devait s’y prendre pour résoudre son ennui.

— C’est sans problème monsieur d’Astier, répondit Ambroise

— Madame de Madaillan-Saint-Brice comme vous le savez, vous êtes le dernier membre de la famille, vous héritez des biens et du titre de celle-ci.

— C’est ce qu’il m’avait semblé comprendre, monsieur. Pour cela que dois-je accomplir ?

— Simplement, signez les documents, madame. » Il les lui tendit, elle y apposa sa signature. «  Je vous remercie madame la vicomtesse. De plus, votre grand-mère est venue me voir et m’a donné une lettre pour vous. Elle a insisté, elle n’est que pour vous, je suis désolé, monsieur Bouillau-Guillebau.

Ce n’est point grave monsieur d’Astier, cela fait partie des fantaisies de ma mère. Elle doit surement s’excuser auprès de ma nièce. » Philippine et l’oncle Ambroise furent tout de même surpris par cette démarche. La jeune femme intriguée saisit la missive et la rangea dans son sac richement brodé. Le notaire reprit la discussion entre lui et la vicomtesse. « — C’est très attentionné de porter le deuil de votre oncle. » Elle le regarda et lui sourit. «  En fait, j’ai perdu mon mari, en l’espace de quelques mois, j’ai appris trois décès qui ont bouleversé ma vie.

— Oh ! Excusez-moi de ma maladresse, je n’étais pas conscient de cela. J’en suis désolé pour vous.

— Je vous en prie, vous ne pouviez savoir. Ambroise, est-ce que cela vous ennuierait de me laisser en tête à tête avec monsieur d’Astier ?

— Nullement, Philippine, je vous attends dans la pièce d’à côté. »

Les deux hommes furent étonnés par la demande. Ambroise se questionnait, que pouvait-elle réclamer au notaire. Quant à ce dernier, il s’avérait curieux de connaitre le domaine sur lequel elle allait lui requérir une information. Une fois seule avec le notaire, elle se lança. «  Monsieur d’Astier, je suis venu de la colonie avec deux esclaves, il m’a semblé comprendre que je dois passer par le parlement pour acter leur émancipation. 

— Elles ont la peau très noire ?

— Non, ce sont des esclaves à la couleur de peau très claire, voire blanche. Elles ne détiennent qu’un huitième de sang noir.

— Madame, je vous recommande de n’en parler à personne et de les considérer déjà comme se révélant affranchies, voire blanches. Payez-leur un salaire à l’instar de tous vos autres serviteurs. Si je vous donne ce conseil, c’est pour deux raisons. La première vous vous avérez trop jeune pour réclamer leur émancipation et de plus elles vont se retrouver dans une catégorie où elles ne pourront élaborer leurs vies. Si personne ne connait leur état, conserver le secret. »

Philippine fut très surprise par la réponse du notaire. Elle l’en remercia chaleureusement. Effectivement, personne n’était instruit de leur statut, c’était donc une très bonne solution. Elle devait leur demander de garder la confidentialité, quoi qu’il arrive.  

***

 Lorsqu’elle sortit du bureau accompagné du notaire, elle retrouva son oncle Ambroise. Celui-ci la ramena chez elle et l’invita le dimanche à venir pour un déjeuner lors duquel il lui présenterait l’ensemble de la famille. Elle lui exprima sa reconnaissance pour cette attention et lui demanda où se situait l’église la plus près. Il lui indiqua la cathédrale Saint-André qui se trouvait à cinq minutes de son hôtel. Il omit de lui dire qu’elle allait y retrouver toute l’élite de la ville. Elle le remercia pour tout ce qu’il avait accompli dans cette journée pour elle. À peine entrée chez elle, elle réclama à Cunégonde d’aller chercher Violaine et de venir la rejoindre dans sa chambre. Une fois dans la pièce, elle leur demanda de s’assoir. L’une comme l’autre prit une chaise et s’installa devant leur maîtresse qui avait pris place sur une bergère. « — Tout d’abord, je dois vous poser une question. Avez-vous dit à quelqu’un que vous étiez une esclave en Louisiane ? » Les deux jeunes servantes répondirent par la négative. « — Dans ce cas, vous devez vous considérer telles des femmes blanches. Vous devez vous comporter à l’instar de toutes les personnes qui vous entourent, vous ne devez pas vous sentir inférieures. Qui plus est, en aucun cas vous n’êtes tenues d’informer quelqu’un que vous avez une once de sang noir. » Les deux servantes la regardèrent avec étonnement, où allait-elle en venir ? « — Je ne peux pas vous affranchir avant plusieurs années, de plus vous ne pourrez réaliser la vie que vous aimeriez avoir le moment voulu. Je vais demander à mon secrétaire de vous payer comme les autres membres du personnel, pour cela vous devez me donner le nom que vous souhaitez porter.

— Pour moi, ce sera Guillain, Violaine Guillain. 

— Je vais prendre Guitrac, Cunégonde Guitrac.

— Bien, comme vous venez toutes les deux de Saint-Domingue. Pensez, si vous en discutez, à choisir un coin perdu dans l’ile ou alors restez très vague. »

La chambrière et la nourrice acquiescèrent et remercièrent leur maîtresse. Celle-ci insista, elles ne devaient plus jamais en parler. 

***

La vie bordelaise pour Philippine commença doucement. Elle passa les trois premiers jours à l’intérieur de l’hôtel qui était devenu sa propriété. Elle l’arpenta de haut en bas, aux seules fins d’en connaitre les moindres recoins. Elle profita de ces instants pour se familiariser avec ses serviteurs. Elle les prit en considération afin de voir s’ils l’estimaient vraiment comme leur maîtresse et si elle pouvait leur faire confiance. Ceux-ci comprirent rapidement que l’on ne pouvait pas lui cacher quoi que ce soit. Elle posait toujours la bonne question au bon moment. 

Les bagages et les caisses, contenant les objets qu’elle avait ramenés, parvinrent le lendemain de son arrivée. Ils furent de suite chargés par le personnel qu’instinctivement Cunégonde dirigea pour son rangement. Philippine l’avait mise en avant et avait annoncé que Mademoiselle Guitrac serait la gouvernante de l’hôtel lorsqu’elle se situerait dans la demeure, quant à Violaine, elle ne s’occupait que de son fils, Théophile. Les employés comprirent qu’ils ne pouvaient remettre en question leur statut et que leur maîtresse ne changerait point d’avis sur leur fonction. 

Étrangement, malgré les personnes décédées dans l’habitation, aucune entité n’était présente. Philippine fut quelque peu étonnée, elle supposa que son ange gardien avait nettoyé les lieux pour qu’elle puisse bien y vivre. Par contre, la ville, à l’instar de la Nouvelle-Orléans, était remplie d’une pléthore d’esprits fantomatiques. Ils ne détenaient pas les mêmes demandes que dans la colonie, mais elles étaient nombreuses, aussi elle faisait comme si elle ne les voyait pas. Il s’avérait évident que l’on ne pouvait les tromper, mais ils admettaient qu’elle ne pouvait les aider, ce qui soulageait la jeune femme. 

Cathédrale Saint-André

Lorsque le dimanche arriva, elle se prépara pour la messe dominicale. Comme elle se rendait dans une cathédrale, ce dont l’avait informée Mademoiselle Labourdette, elle fit attention à sa tenue d’autant qu’ensuite elle irait chez la famille Bouillau-Guillebau dans le quartier Saint-Seurin. Elle requit à Cunégonde de lui choisir la robe à la française en soie épaisse noire. Coiffée et habillée, le voile de mousseline recouvrant sa tête et ses épaules, elle monta dans le carrosse qu’Étienne avait avancé devant la porte. À Bordeaux, tous étaient demeurés fidèles aux voitures à deux fonds, garnis de cuir, de coussins et de rideaux, doublés en dedans de velours noir, et porté sur son train de quatre roues. C’était un édifice massif et pesant, afin de défier tous les heurts qu’ils étaient amenés à rencontrer. Elle était suivie de Cunégonde, à qui elle avait donné une de ses robes à la française en attendant que la couturière, madame Carbanac, mette à sa disposition les modèles qu’elle lui avait fait fabriquer. Elles étaient accompagnées par monsieur Sanadon et mademoiselle Labourdette. 

La cathédrale était englobée dans un réseau de ruelles étroites bordées de constructions. Étienne les laissa devant le tympan du portail nord, que Philippine trouva  spectaculaire au même titre que le bâtiment dans son ensemble. Elle comprenait pourquoi Aliénor d’Aquitaine y avait épousé le futur roi Louis VII, ainsi que Louis XIII et l’infante d’Espagne Anne d’Autriche. Elle entra la première dans le lieu qui était déjà empli de monde. Elle alla s’installer au milieu des bancs sur le bord de l’allée centrale, comme le lui avait indiqué Mademoiselle Labourdette, car c’était la place de ses anciens maîtres. Cunégonde, malgré son nouveau statut, ne se révélait pas très à l’aise de se savoir assise à côté de sa maîtresse en dépit de la bienveillance de celle-ci. 

Philippine se retrouva de suite remarquée. Une nouvelle venue attirait toujours l’attention. L’une de celle qui apparut la plus intriguée était Madame Duplessy. Elle interrogea son époux, Claude Duplessy, assis à ses côtés, lui demandant s’il connaissait cette inconnue. Receveur général des Fermes de Guyenne, il détenait le renseignement et le dit à sa femme. C’était l’héritière des de Madaillan-Saint-Brice. Piquée de curiosité, elle pensa qu’elle devait creuser l’information. 

La messe finie, ils retournèrent dans le carrosse. Ils durent attendre tant il y avait de monde devant la cathédrale. Philippine remarqua que toute l’élite de la ville devait se trouver là au vu du nombre de voitures. Un esprit, un prêtre visiblement, pendant l’office, lui avait cité plus d’un nom à chaque fois que passait quelqu’un à ses côtés, mais il lui était étranger.

***

Après avoir déposé son secrétaire et sa suivante à sa demeure, le carrosse emporta Philippine et Cunégonde dans le faubourg Saint-Seurin. La voiture récupéra la rue de la Porte-Dijeaux et dépassa celle-ci, leur révélant l’hôpital général et un cimetière. Elle s’engouffra dans la rue Saint-Seurin qui menait à l’église et donc à la paroisse du même nom. Passant devant celle-ci, elle s’engagea dans la rue Capdeville où se situait l’habitation des Bouillau-Guillebau. Elle avait découvert dans ce faubourg de nouvelles rues, certaines étaient tracées et en partie construites. Les pierres des édifications des propriétés étaient blondes et les immeubles déjà érigés se révélaient assez impressionnants. Autour de la basilique Saint-Seurin, au contact de la ville, les bâtisses à deux étages étaient deux fois plus nombreuses que les maisons moins élevées. Le plus souvent avec jardin, bien entretenu et assez largement utilisé, elles abritaient visiblement une population de nantis de la vie urbaine, depuis l’assèchement des marécages.

Philippine réfléchissait. Comment allait-elle être reçue dans une famille qui n’avait jamais voulu la voir ? Ce n’était pas bien important, elle y allait surtout par curiosité. Elle désirait constater ce qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de découvrir. 

Le carrosse s’arrêta face à la demeure des Bouillau-Guillebau. Un serviteur vint ouvrir le portail en ferronnerie, afin de les laisser entrer dans la cour intérieure. Le postillon, Adrien, aussitôt déplia le marchepied aidant sa maîtresse et sa gouvernante à descendre de la voiture. Philippine se trouva avec sous les yeux une bâtisse de pierres très claires, édifiée sur deux niveaux. Elle aperçut à l’une des mansardes une personne, elle en déduit que les combles étaient aussi aménagés, tout comme chez elle. La porte d’entrée de la demeure s’ouvrit sur le majordome. Elle gravit les marches qui menaient jusqu’à celle-ci. Tel un fantôme, elle se présenta sans lever son voile devant le serviteur. À sa suite, elle pénétra au sein du pavillon central qui possédait un hall monumental avec un escalier à double révolution desservant l’étage. La majordome guida les deux jeunes femmes vers le grand salon en parquet de chêne posé en point de Hongrie et détenant une large cheminée. Il s’excusa de l’absence de ses maîtres qui n’allaient pas tarder. La pièce était aménagée de fauteuils et de bergères, au bois ouvragé, tous recouverts du même tissu, une toile de Jouy, identique à celles des rideaux. Elle s’assit sur l’une des bergères, Cunégonde un peu gênée s’installa sur une des chaises contre le mur ornementé de tableau et de chandelier fixé dessus. À ses côtés se situait une console sur laquelle était posé un candélabre. Philippine n’était guère impressionnée au vu de ce qu’elle avait trouvé dans l’hôtel qui lui avait été légué. Alors qu’elle ne s’y attendait pas, elle scrutait les portes ouvertes donnant sur le jardin, une silhouette floue s’approcha d’elle. Elle découvrit, stupéfaite, sa grand-mère. « — Bonjour, mon petit. Je suis désolée pour tout ce qui t’est arrivé. J’avoue, je n’ai pas su te protéger de ce monstre qu’était ton oncle. De plus, je ne t’ai jamais intégrée dans notre famille. Comme tu peux voir, Dieu m’a puni. Personne ne m’a proposé de rentrer dans la lumière même pas un membre de ma famille, mais c’est somme toute normal. Je suis contente, Ambroise a accompli ce qu’il fallait avec sollicitude. » Philippine était fort étonnée de cette commisération. Cela faisait longtemps qu’elle avait compris le pourquoi de son rejet. « — Ce n’est rien grand-mère. Vous ne pouviez connaitre ce dont vous êtes informée aujourd’hui. Ne vous inquiétez pas, ma mère va venir vous chercher, vous avez assez expié comme cela.

— C’est gentil mon petit, je ne sais si tu te révèles consciente, mais l’intégration au sein de la famille s’avérera difficile.

— Ne te soucie pas de cela, je l’avais deviné. Ainsi que tu peux voir, personne ne se trouve là pour m’accueillir. Je n’ai aucune envie de les obliger à quoi que ce soit. Je suis habituée à ne pas posséder de famille et je me constituerai la mienne à ma convenance comme je l’ai toujours pratiqué.

— Ils arrivent, je te laisse. »

Cunégonde avait saisi que sa maîtresse malgré le voile sur son visage parlait à un esprit. Alors que Philippine se posait la question : à quel moment allait-on les recevoir ? Et elle se demandait si elles n’allaient point repartir. Au même moment entra Ambroise suivi de son épouse, Isabelle Corneillan. Elle releva son carré de mousseline, faisant découvrir à cette dernière à quel point elle s’avérait belle. Celle-ci en fut contrariée, après trois grossesses elle ne se trouvait plus aussi jolie, ce que comprit immédiatement Philippine. Quelques instants après arrivèrent Augustin avec sur ses talons sa femme, Laurentine Laborie-Fourtassy. L’un comme l’autre exhibait une arrogance flagrante qui était supposée rabaisser leurs interlocuteurs. Les uns venaient de l’église Sainte-Croix, les autres de la basilique Saint-Seurin. Malgré le sourire timide de la jeune veuve, de suite ils se méfièrent, ce qui surprit celle-ci qui le perçut. Sa grand-mère avait raison, elle n’était pas prête d’être incluse dans la famille. Cela l’indifférait. Un déjeuner avait été préparé dans le petit salon. Les deux femmes y furent guidées par les deux couples. Afin de dissimuler les tréteaux, une nappe en Damas de lin brodé recouvrait la table, dessus avait été posée une vaisselle de porcelaine très raffinée. Tous s’installèrent autour, une gêne se percevait entre les personnes. Ambroise rompit le silence au moment où les domestiques commencèrent le service présentant les entrées, hors-d’œuvre, potages et terrines. « — Philippine, vous êtes bien établie ? Je suis désolé, je n’ai point eu de temps pour venir vous visiter. 

— Il n’y a aucun souci. J’ai dû m’imposer auprès de mon nouveau personnel, mais cela n’a pas été difficile. Je suppose qu’ils me trouvaient trop jeune.

— Le principal c’est qu’ils aient compris qui commandait au sein de votre demeure. Mais je vous fais confiance pour cela, même si vous y mettez beaucoup d’altruisme. Quand comptez-vous vous rendre dans la maison de négoce Cevallero ?

— Je pense que j’irai dès demain, dans l’après-midi, car j’aimerai gagner le domaine de Madaillan vers la fin de la semaine. 

— C’est une bonne chose. N’hésitez pas à venir m’en parler si vous avez besoin d’éclaircissements. Je suppose que vous avez été suivre la messe dominicale à Saint-André ?

— Oui ! J’y ai découvert pléthore de personnes appartenant à l’élite de la ville. C’était très impressionnant. » 

À partir de là, la conversation sembla se libérer et entraina les autres membres de la famille. Isabelle Corneillan lui demanda de façon pernicieuse quel effet cela lui avait fait d’être une fille à la cassette. « — Je dois avouer que cela m’a surpris, d’autant que le voyage s’est révélé très pénible, nous avons subi une très forte tempête. Nous avons toutes cru que le navire allait couler et nous avec. Heureusement, nous sommes mes amies et les sœurs parvenues en vie en Louisiane. À notre établissement, celle qui s’est trouvée la plus étonnée, ce fut l’épouse du gouverneur de Perier.

— Elle a été stupéfiée de voir venir des filles à la cassette dans sa colonie. Il est vrai que cela n’était pas arrivé depuis plus de dix années.

Laurentine Laborie-Fourtassy

— Entre autres, elle s’est surtout demandé pourquoi j’avais été incluse dans le groupe. » Cela mit tout le monde mal à l’aise, tous devinaient ce que la jeune femme sous-entendait. C’est Laurentine, l’épouse d’Augustin qui relança aussitôt la conversation. « — Si j’ai bien compris votre défunt mari était négociant et planteur.

— C’est exact.

— Quel effet cela vous a fait de posséder des esclaves ?

— Je les ai fait affranchir, c’était pour moi impensable. Je ne pouvais détenir des êtres humains comme on le pratique avec des animaux. 

— Mais alors vous avez perdu de l’argent !

— Un peu d’humanité aide à vivre sainement. »

Les plats, les vins se succédèrent, les échanges continuèrent. Les remarques de Philippine déplurent bien souvent sauf à Ambroise qui la découvrait de plus en plus intelligente et pertinente. Le déjeuner fini, Philippine s’excusa, mais il lui fallait rentrer. Elle n’en donna pas la raison. Elle demeurait lasse de ses gens qui se croyaient supérieurs.

***

Une fois celle-ci partie, les deux couples se retrouvèrent dans le grand salon. C’est Augustin qui commença par s’adresser à son frère. « — Ambroise, pourquoi la défends-tu à chaque fois ? Le but était de mettre la main sur ses biens, comment allons-nous faire désormais !

— Augustin tu n’as toujours pas compris que cela ne sera pas possible. Cette jeune fille est loin de se révéler idiote et je ne serai pas étonné qu’elle se fasse épauler par quelqu’un de bien placé à Bordeaux. En outre, elle a assez souffert comme cela pour la rabaisser à longueur de temps. De plus, je suppute que nous ne savons pas tout. Je n’en suis pas informé, mais je le pressens. Quant à vous, mesdames, pourquoi lui en voulez-vous ? Vous découvrez notre nièce que nous avons ignorée pendant toute son enfance. Je vous rappelle qu’elle est la fille de notre sœur Anne et que même si elle est morte à sa naissance, cette jeune femme n’y est pour rien. Et je suis désolé qu’elle se révèle si belle, mais elle ressemble à sa mère et c’est avant tout un membre de la famille.

— Il n’en reste pas moins que je n’ai pas dit mon dernier mot, Ambroise. » Conclut Augustin. Tous demeuraient pantois devant cette défense quelque peu agressive d’Ambroise. Personne ne rajouta quoi que ce soit. Étant las de cette négativité ambiante, il décida de partir. Tout compte fait, il ne se retrouvait pas du même avis que son frère et il accomplirait tout ce qu’il pourrait pour protéger sa nièce contre celui-ci. « — Isabelle, nous allons rentrer maintenant. »

***

Pour se rendre dans le quartier des Chartrons, il devait contourner le château Trompette qui tenait son nom de Tropeyte, une source qui alimentait un ruisseau depuis les fossés du Chapeau-Rouge. Philippine allait jusqu’à la maison de négoce Cevallero, elle savait déjà que Léandre ne s’y trouverait pas. Cela lui convenait, car elle ne voulait pas tout mélanger. Avec elle, dans la voiture l’accompagnaient monsieur Sanadon et Cunégonde que tous appelaient désormais, Mademoiselle Guitrac, Mademoiselle Labourdette étant retenue par sa couturière, madame Carbanac, pour un essayage de sa robe de mariée. 

À l’instar de toutes personnes nanties, ils voyageaient dans ce qui ressemblait à une berline. Ils ne leur seraient pas venus à l’idée d’aller à pied où que ce soit tant les souillures des rues se retrouvaient infectes. Outre l’odeur, elles crottaient tout, d’ailleurs Philippine avait remarqué que le peuple usait de sabots comme à la campagne. 

Ils étaient à nouveau sortis par la Porte-Dijeaux, ils avaient pris la rue de la Taupe qui les avait conduits à la rue Fondaudège. Ils pénétrèrent ensuite dans un dédale de petites rues qui les avaient amenés jusqu’à la rue Notre-Dame qui tenait son nom du couvent des carmes devant lequel ils passèrent. De là, ils rejoignirent la rue Borie qui menait aux quais où se situait la maison de négoce. Philippine aimait ses périples qui lui faisaient découvrir Bordeaux. Dans ce quartier, elle constata qu’il n’y avait pas de hauts immeubles comme dans le centre-ville d’où elle provenait, et pas de grands jardins sur le modèle du faubourg Saint-Seurin. Les premiers domiciles bâtis étaient à un étage avec toiture mansardée. Depuis l’assainissement des marais alentour, les demeures s’étaient multipliées et si elles ne s’avéraient pas larges, elles se révélaient profondes, car bien évidemment elles détenaient des chais et des entrepôts. Celle des Cevallero était une des premières à posséder deux niveaux, le deuxième et le toit mansardé servant de maison familiale. Arrivés devant, aidée d’Adrien, elle descendit suivi de ses compagnons de voyage et alla frapper à la porte. Celle-ci s’ouvrit aussitôt sur un jeune homme. « — Bonjour monsieur, je suis madame de Madaillan-Saint-Brice, j’apprécierai de rencontrer monsieur Cevallero.

— Bien sûr, madame. Je suis son secrétaire, Paul Missard. Je vais vous guider jusqu’à lui. » 

Il monta l’escalier face à l’entrée qui ne se révélait pas très large. Elle le suivit avec sur ses talons Cunégonde et monsieur Sanadon. À l’étage, sur le devant de la demeure se situaient les bureaux. Le secrétaire frappa à la porte, pénétra et annonça la dame et son secrétaire. Monsieur Léopold Cevallero les fit entrer aussitôt et leur proposa un fauteuil. Il demanda à son subalterne de porter du café et d’installer la suivante de la vicomtesse dans le salon.

Philippine ayant levé son voile de deuil à peine introduite dans l’immeuble, le négociant découvrit une toute jeune femme. Cela le rassura, cela devrait changer peu de choses à ses actions. « — Je suis heureux de vous voir, madame de Madaillan-Saint-Brice. Comme vous en avez conscience, je savais que vous étiez la bénéficiaire de la propriété de votre oncle. 

— Je me doute monsieur. Monsieur Sanadon a dû vous en informer, ce qui est somme tout normal. Je tenais à vous rencontrer afin d’échanger avec vous.

— C’est avec plaisir. Qu’aimeriez-vous apprendre ?

— Je souhaiterais connaitre la destination des produits récoltés sur mon domaine.

— Pour les vins, ils ont essentiellement deux destinations, Londres et Cap-Français. Pour les céréales, notamment le blé, ils vont principalement à Saint-Domingue. Pour le bois, ce qui est plus rare, il est souvent utilisé à Bordeaux. 

— Pensez-vous que pour certaines denrées, vous pourriez les transporter à la Nouvelle-Orléans, car j’y détiens une maison de négoce qui ne devrait avoir aucun mal à écouler le vin et le blé ? Je suis consciente bien évidemment que vous collaboriez avec la maison de monsieur de la Michardière, son épouse est une de mes amies, mais si vous pouviez fonctionner avec les deux, cela me conviendrait. 

— Bien entendu, il n’y a aucun problème avec cela. Vous avez d’autres questions ?

— Oui, il m’a semblé comprendre que mon domaine ne possédait pas de contremaître, sachez que dès la fin de la semaine j’en engagerai un. Vous aurez donc une interface, ce qui facilitera vos actions. » 

Le négociant comme le secrétaire furent très surpris et le premier assez désagréablement. Lui qui songeait que rien ne bougerait dans sa façon de pratiquer, la nouvelle propriétaire détenait visiblement un autre point de vue. Madame de Madaillan-Saint-Brice prenait les choses en main et elle paraissait au fait de ce qu’elle voulait. Elle réclama ensuite le rendement de la production et ce que cela rapportait. Les deux hommes étaient de plus en plus étonnés de la curiosité de la jeune femme. La conversation dura une petite heure. Philippine était satisfaite, elle leur avait fait comprendre qu’elle s’intéressait sérieusement à ses biens. La discussion finie, ils se levèrent et au moment de sortir, elle s’adressa à monsieur Cevallero père. « — Je m’apprêtais à oublier. Pouvez-vous prévenir Léandre que je me trouve à Bordeaux ?

— Vous connaissez mon fils ?

— Oui, il m’a été présenté à la Nouvelle-Orléans.

— Ah ! Bien sûr. Je lui ferai passer le message, madame. De plus, il se rendra prochainement au sein de votre domaine. 

— Alors c’est parfait. Au revoir monsieur, au plaisir de vous revoir. »

Monsieur Cevallero resta fort sidéré par l’échange, il ne s’attendait vraiment pas à cela de la part de la jeune femme. Qui plus est pour qu’elle appelle son fils par son prénom c’est qu’elle détenait un lien avec lui. Cela l’arrangeait, car il n’aimait pas être dirigé.

***

Philippine de Madaillan

De retour rue Castillon, elle découvrit dans les lieux une missive qui en fait ce révélait être une invitation. Elle était signée Jeanne-Marie-Françoise de Chazo, Madame Duplessy. Philippine ne savait pas qui était cette personne. C’est Mademoiselle Labourdette qui l’informa qu’elle était l’épouse du receveur général des fermes de Guyenne. Elle lui expliqua qu’elle accueillait dans son salon les beaux esprits de la ville, les intellectuels de notoriété. Philippine s’interrogeait. Pourquoi l’avait-elle conviée chez elle ? Monsieur Sanadon lui conseilla de s’y rendre, elle pouvait être le meilleur appui qu’elle puisse détenir. Au vu de ce qu’il avait entendu au retour de son repas familial, il valait mieux qu’elle soit protégée par une telle personnalité. De plus, il estimait que si elle la sollicitait afin d’aller dans sa demeure malgré son deuil, c’est qu’elle l’avait intriguée. La jeune femme se demandait bien quand et comment. Son secrétaire lui répondit que ce devait être à la cathédrale, Madame Duplessy se situait deux rangs plus loin. Avec tous ses arguments donnés, elle décida de s’y rendre et proposa à mademoiselle Labourdette et à monsieur Sanadon de l’accompagner, ce qu’ils acceptèrent. 

Le soir venu, Philippine, ayant revêtu une robe à la française en soie épaisse garnie de dentelles et de couleur noire, monta dans le carrosse avec sa suivante et son secrétaire. Ils parvinrent rue Fondaudège. Ils tournèrent en second lieu dans la rue portant le patronyme de leur hôtesse, la rue Duplessy où se situait son hôtel particulier. Celui-ci s’avérait remarquable, il se composait d’un vaste corps de logis sur deux étages et de deux ailes s’avançant en pavillon et encadrant une cour d’honneur. La façade se révélait impressionnante avec rinceaux, moulures, consoles, balcons ouvragés tel le portail de l’entrée qui était bordé de deux colonnes ioniques le supportant. Le carrosse pénétra dans la cour, les trois comparses en descendirent et gravirent les marches qui menait au perron devant la porte centrale qui était surmontée d’un fronton ornementé. À peine les pieds sur le palier, la porte s’ouvrit sur un serviteur qui les introduisit dans la demeure. Philippine se nomma auprès du majordome et pendant qu’une domestique récupérait la cape du secrétaire et les manteaux des dames, celui-ci alla quérir sa maîtresse. 

Madame Duplessy vint accueillir son invitée et saluer les personnes qui l’accompagnaient et qui visiblement ne l’intéressaient guère. Elle commença par lui présenter son conjoint. Il trouva la jeune femme charmante et il espérait qu’elle s’avérerait intelligente et cultivée afin de plaire à son épouse. Les serviteurs, affairés, chuchotaient dans l’antichambre en vue de ne déranger personne. Le salon, garni de plantes et de fleurs, brillait sous le feu des lumières, d’un éclat singulier. Elle observa les tapisseries, les fauteuils à larges dossiers, canapés, caquetoires, girandoles, glaces, laques et vernis. Aux murs se trouvaient des scènes de Téniers, des paysages de Berghem, des chasses de Wouvermans. Elle remarqua aussi, sur sa droite, un pupitre chargé de musique et à gauche un clavecin à ravalement. Chacun des habitués du salon littéraire s’était installé à sa convenance.

La première personne que lui présenta son hôtesse fut Jean-Jacques Bel, un parlementaire de la ville, auteur et membre de l’Académie nationale des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux. Il s’était isolé dans un coin. Il apprécia immédiatement la joliesse de la jeune invitée dont madame Duplessy lui avait parlé. C’était un magistrat de taille exiguë, sec, fluet, aux mains grêles, et à l’air vieillot. Elle le trouva de suite sympathique avec son corps penché en avant, le dos légèrement voûté, la tête à peine détachée des épaules. Il possédait un regard pénétrant tenace et chaud, tandis que la bouche, relevée aux commissures des lèvres, ébauchait une grimace souriante pleine de finesse. Philippine le lui rendit, il s’avérait évident pour elle que c’était un mélange de bonté et de malice. Ensuite, elle découvrit un certain Marcellus qui lorgnait une peinture de Téniers dont il connaissait tous les détails, puis Monsieur de Navarre, qui débitait un madrigal à Mme de Pontac, qui visiblement l’écoutait vaguement. Pour poursuivre les présentations, Madame Duplessy l’amena vers l’abbé, le Père François Chabrol, supérieur des Récollets, enveloppé dans sa douillette, méditait sans succès sur un problème ardu. Après un bref échange, elle comprit que l’homme n’aspirait pas à régenter le monde, son couvent lui suffisait. C’était un savant qui avait pour spécialité la physique, l’algèbre, l’astronomie, et qui avait trouvé, à ses moments perdus, une recette merveilleuse pour la préparation de l’hypocras, un vin sucré dans lequel étaient infusés de la cannelle, de la vanille et du girofle. Elle découvrit aussi le Président Jean Barbot de la Cour des aides de Guyenne et membre de l’Académie royale de Bordeaux, puis Monsieur de Lalanne, Madame de Pontac-Belhade, madame de Crussol de Florensac… À vrai dire, dans un premier temps, elle eut du mal à retenir tous les invités qu’elle rencontrait et les informations que lui donnait son hôtesse. L’individu qui l’impressionna le plus fut monsieur de Montesquieu, conseiller au parlement de Bordeaux, dont elle avait lu les Lettres persanes. Une fois toutes les civilités effectuées, madame Duplessy entraina la jeune femme vers une bergère. «  Je vous ai convié, car je vous ai remarqué à la messe dominicale, je l’avoue. Par nature, je suis curieuse surtout quand ce sont des personnes nouvelles dans notre société. Quelque chose dans votre allure m’a interpellé. J’espère que je ne vous gêne pas trop.

Jeanne Marie Françoise Chazot, Mme Duplessy

— Non ! ne vous inquiétez pas. Cela m’a fait plaisir d’être invitée dans votre salon. Je dois dire que je suis très impressionné par toutes ses personnalités. J’ai bien peur de ne pas me révéler à la hauteur de leur culture malgré mon éducation aux ursulines.

— Vous avez été élevée aux ursulines ? Celle de Libourne ?

— Non. Mon oncle m’a envoyée à l’abbaye de Saint-Émilion.

— C’est étrange, pourquoi vous avoir expédiée dans un couvent où l’on instruit les plus pauvres ?

— Je suis orpheline et vous êtes au fait que chaque famille cache bien des choses. Je n’ai jamais réellement su.

— Et du côté de votre mère ?

— Ce sont les Bouillau-Guillebau.

— Mais cette famille détient un parlementaire.

— Oui, après mon grand-père, c’est mon oncle Augustin. À vrai dire, ils se sont intéressés à moi depuis que je suis l’héritière des de Madaillan-Saint-Brice. 

— Décidément, les familles sont compliquées. Qu’appréciez-vous dans la vie ?

— La musique, je joue de la harpe tous les jours et j’aime chanter ainsi que la lecture. Par contre, je l’avoue, bien que cela ne se perçoive pas en ce moment, je n’affectionne guère de parler en public. Les mots se révèlent parfois dangereux. 

— Voilà, une vision originale ! Mais vous n’avez pas tort. Mal employés, ils peuvent déclencher des frasques voire des catastrophes. 

— Ils sont généralement utilisés par des gens qui veulent se mettre en avant, les plus brillants réfléchissent avant de s’exprimer, ce qui est loin d’être le cas pour tous. 

— Vous me plaisez, vous êtes plus intelligente que vous ne le pensez, j’adore. »

La soirée se poursuivit, mademoiselle Labourdette et monsieur Sanadon la rejoignirent une fois que leur hôtesse se fut éloignée. Monsieur Bel vint la voir afin de converser, ils eurent une discussion lors de laquelle elle comprit qu’il estimait son niveau de culture. La réception finit, Madame Duplessy l’incita à revenir aussi souvent que possible, le salon se tenait tous les lundis. Elle accepta avec plaisir, signalant toutefois, que dès la fin de la semaine, elle devait se rendre dans son domaine de l’Entre-Deux-Mers. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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mes écrits

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Chapitre 18

Le retour

Philippine de Madaillan

Dieu que cela avait été difficile. Philippine avait du mal à se remettre de cet enterrement. Il est vrai qu’il suivait de près celui de la mère supérieure. Le trajet de l’église au cimetière avait été extrêmement éprouvant, car il avait ravivé celui du mois précédent. Elle s’était levée tardivement, les dernières vingt-quatre heures sans repos avaient été pénibles surtout émotivement. Elle avait toutefois pris le temps de rassurer les membres de la maison de négoce, leur promettant qu’elle effectuerait ce qu’il faudrait pour faire perdurer l’activité du comptoir. Elle avait de plus informé Lilith qu’elle allait demander son émancipation au notaire, ce dont la tisanière ne doutait pas. 

Le moment venu, Philippine sollicita Cunégonde afin de la préparer. Alors qu’elle s’habillait, elle vit arriver son fils. Elle ressentit un pincement au cœur, il était devenu orphelin de père. Théophile l’avait peu aperçu, il ne réalisait pas vraiment ce qui était advenu. Elle le prit dans les bras avant d’enfiler sa robe à la française brodée ton sur ton en toile de lin noir. Elle ne jugea pas utile de mettre un voile de mousseline sur la tête. Une fois que leur maîtresse s’avéra prête et restaurée, Anatole approcha le carrosse devant l’habitation. Elle monta à l’intérieur et ils allèrent quérir Gabrielle. 

Une fois, toutes les deux dans la voiture, elles se rendirent à l’étude notariale. L’une et l’autre ressentirent des difficultés à échanger, elles ne voulaient guère parler des deux jours passés qui ravivaient ceux de sœur Marie Tranchepain. Marguerite essaya de comprendre comment aller se projeter Philippine, mais celle-ci avait du mal à le formuler. À leur arrivée, elles furent accueillies par l’épouse du notaire qui leur offrit un thé. Pendant qu’elles commençaient à le déguster, monsieur Bevenot de Haussois apparut et demanda des nouvelles aux deux jeunes femmes. Après un échange des plus formel, il les invita à se rendre dans son bureau.

***

Gabrielle n’avait pas voulu s’immiscer au sein de leur échange, elle avait donc préféré rester avec Madame Bevenot de Haussois. Elle estimait que ce qui serait dit pendant leur conversation ne la regardait pas. Assise devant le notaire, lissant machinalement sa jupe, Philippine écoutait la lecture du testament qu’il lui effectuait. Effectivement, toute la fortune de son époux lui revenait. «  Comme vous avez pu l’entendre, votre mari n’a point refait l’acte à la naissance de votre fils, aussi tout s’avère à vous.

— Je suis, je l’avoue, très surprise. Sa famille ne peut rien me réclamer.

— Non ! Rien. L’argent avec lequel Monsieur Gassiot-Caumobere est arrivé faisait partie de son héritage. Rassurez-vous, j’en possède la preuve, j’ai en main le document qui l’atteste.

— Bien. J’ai une enfin deux requêtes à vous faire en espérant que vous puissiez les réaliser.

— Je vous écoute, qu’elles sont vos demandes.

— Est-il possible de vendre la plantation ? En ai-je le droit ?

— Tout à fait. Si tel est votre désir, je détiens potentiellement deux acheteurs que cela est susceptible d’intéresser. De plus, vous pourrez en tirer une belle somme, car le futur propriétaire n’aura qu’à poursuivre l’activité qui se démontre déjà florissante. Quelle est votre deuxième question ?

— Elle se révèle un peu plus particulière. Puis-je affranchir Lilith et ses enfants voire quatre autres de mes serviteurs ?

— Cela devrait s’avérer possible. Je dois juste en effectuer la requête au gouverneur ou à Monsieur Gatien Salmon. Il faut que vous me donniez le nom des individus.

— Sans problème. Pour Lilith, Louisa et Ambroise, je suis tenu d’acheter un terrain afin de les loger.

— De cela, vous n’avez nul besoin, votre époux a déjà accompli la démarche. Il y a en outre une maison construite dessus.

— Sera-t-il possible de mettre leur nom sur le document de ce qui demeurera leur propriété ?

— Bien entendu, mais quel nom ?

— Lilith Gassiot.

— Et pour les autres serviteurs ? Je ne parle pas des enfants bien évidemment qui détiendront le même patronyme.

— Nous pourrions les appeler Caumobere. Il s’agit d’Adrianus, Anatole et Marcelline et bien sûr Héloïse. Je peux aussi leur demander le moment voulu s’ils préfèrent un patronyme différent. Pour les deux dernières, ma chambrière et la nourrice de mon fils, je verrai comment je ferai. 

— À votre guise, nous devrons nous revoir dans une semaine. Je posséderai alors toutes les réponses. »

Au vu des sollicitations, le notaire devina que Philippine avait l’intention de repartir chez elle, en France.

***

Le lendemain de sa visite au notaire, Philippine décida d’aller effectuer un tour au couvent. Elle ne pouvait pas rester dans sa maison sans rien accomplir à part ruminer ses pensées. À l’instar de presque tous les matins, elle se mit à la harpe et comme chaque fois, elle vit arriver Théophile, mais cette fois-ci, il fut suivi de Louisa et d’Ambroise. Chacun s’assit sur un coussin sur le parquet du salon et écouta le son délicat de l’instrument. Par habitude, Violaine s’installa dans un coin de la pièce pour s’assurer qu’aucun des petits n’ennuie sa maîtresse. Philippine n’avait jamais vraiment fait attention aux enfants de Lilith. Si la fille ressemblait à sa mère, les deux garçons qui n’avaient que deux mois d’écart étaient le portrait de leur père. Cela ne la gênait pas après tout, ils détenaient le même père. 

Lorsqu’elle s’arrêta, son fils arriva pour lui faire un câlin, elle le prit dans ses bras, le plaça sur ses genoux et l’embrassa. Dans la mesure où elle comprenait qu’il était captivé par l’instrument, elle lui saisit les mains et lui fit toucher les cordes de la harpe qui vibrèrent. Il se mit à rire et il recommença tout seul. Devant la liberté que lui laissait sa mère, il se concentra. Cette dernière se dit que le moment venu, elle engagerait un professeur de clavecin pour lui. Elle se trouvait consciente que comme elle, il se révélait très sensible aux sons. Elle pressentait qu’il avait d’autres dons équivalents aux siens. 

En début d’après-midi, une fois préparée, en compagnie de Cunégonde, elle se rendit au couvent. Elle fut accueillie par sœur Marie Madeleine. Elle lui réclama à voir sœur Marguerite qui désormais dirigeait le lieu. Après une brève conversation, elle accéda au jardin où à l’ombre d’un chêne sœur Blandine racontait une histoire aux plus petits. Elle s’assit sur les marches de la véranda et imita les jeunes orphelins. 

soeur Blandine

Quand le conte fut fini, sœur Blandine les envoya gouter puis s’approcha de Philippine qui s’était levée et avait secoué sa jupe. Elle saisit son bras et l’entraina dans les allées sous les magnolias. Elle lui demanda comment elle se portait. « — Ce n’est pas facile, ma sœur. Cette succession de décès, pour certains inattendus, m’a ébranlée. » Sœur Blandine comprit qu’il devait y en avoir au moins un dont elle n’avait pas entendu parler. «  Il n’y a pas eu que votre époux et notre révérende mère ? 

— Non ! J’ai appris que mon oncle avait péri. 

— Ah ! Je suis désolé pour vous.

— Oh ! Cette mort ne me touche guère, mais il s’avère que je suis sa seule héritière.

— Vous comptez rentrer en France ? 

— J’y songe, mais je ne sais si je pourrais l’accomplir. Pour l’instant, je mets en place tout ce que je peux ici afin que personne ne souffre de mon départ. 

— Je vous reconnais bien là, Philippine. Et si vous partez, à quel moment pensez-vous le réaliser ? Dans longtemps ?

— L’idéal se situerait dans trois semaines à cause des alizés, mais je ne peux dire à ce jour si tout sera effectué pour que je puisse embarquer sur un navire.

— Si tel s’avère le cas, n’oubliez pas de venir nous dire au revoir. Je vous donnerai une lettre pour sœur Élisabeth. 

— Avec plaisir, sœur Blandine. »

Cette dernière n’avait pas demandé à Philippine comment elle avait été informée pour son oncle, car elle avait deviné sa prémonition. La jeune veuve récupéra Cunégonde et reprit le carrosse dans lequel attendait Anatole. Elle avait été très étonnée du calme de sœur Blandine quand elle lui avait expliqué ses espoirs pour son futur. Elle avait compris depuis bien longtemps que celle-ci avait un don semblable au sien même s’il n’était pas aussi puissant. Elle resta déconcertée devant sa bienveillance et son sang-froid. Avant de quitter les lieux, elle était allée embrasser sœur Domitille et dire au revoir aux autres sœurs.

***

Un serviteur de l’hôtel du gouvernement était venu apporter un message à monsieur Bevenot de Haussois. Il était attendu par monsieur Gatien Salmon en milieu d’après-midi. Il devait donc passer auparavant chez madame de Madaillan. Il envoya son majordome pour demander s’il était possible de lui rendre visite. Quand celui-ci revint, la réponse s’avéra affirmative. 

Il se présenta juste après le déjeuner. Ce fut Adrianus qui entendit le carrosse s’arrêter devant l’habitation. À même temps que le notaire frappait à la porte celle-ci s’ouvrit sur le majordome de la demeure. Ce dernier le guida jusqu’au salon où patientait sa maîtresse. Elle avait été étonnée de la rapidité des actions, cela faisait à peine deux jours qu’elle avait eu son entretien avec monsieur Bevenot de Haussois. Elle l’accueillit, lui avança un fauteuil pour s’assoir et lui proposa un café. Il accepta les deux. « — Je suppose, monsieur, que vous avez des questions. Vous ne pouvez déjà détenir les réponses  ?

— C’est exact. Il faut que vous sachiez que vous êtes trop jeune pour avoir le droit d’émanciper des esclaves, aussi j’ai raisonnablement contourné les règles. J’ai antidaté les documents et je vais les présenter comme s’ils avaient été réalisés avant le décès de votre époux. Pour cela, vous devez me donner les noms que désirent vos serviteurs.

— Bien, je vais les faire venir, seulement j’espère que votre requête sera acceptée.

— Ne vous inquiétez pas, je ne pense pas que l’on m’en empêche, beaucoup de personnes me sont redevables. » Philippine se leva et appela Cunégonde qui ne se trouvait jamais très loin. Elle lui demanda d’aller les quérir. Quelque peu surpris, ils arrivèrent emplis d’interrogation. Que leur voulait-on ? «  Je tiens à vous dire que je vais essayer de vous faire émanciper. Pour cela, je dois obtenir le patronyme que vous apprécieriez de porter. » Bien que stupéfié par la nouvelle, le premier à parler fut Adrianus. « — J’aimerai le nom de Blancard, si cela est possible. 

— C’est sans problème, Adrianus. Et vous, Anatole ?

— Moi, ce sera Torrin et pour Marceline ce sera Rouald.

— Héloïse, quel patronyme désires-tu ?

— Je ne sais pas maîtresse, mais je ne souhaite pas porter le nom de mon supposé père.

— Veux-tu que je te donne le nom de Caumobere ?

— Avec plaisir ! Maîtresse.

— Alors c’est acquis, je vous remercie. » Les quatre domestiques quittèrent la pièce emplis d’interrogation, l’annonce les avait fort déstabilisés. Ils espéraient tous que cela se fasse. Pendant ces échanges, le notaire remplissait les documents. 

***

À son arrivée à l’hôtel du gouvernement, il fut accueilli par Arthémus qui l’attendait pour le mener au bureau du commissaire ordonnateur. Le gouverneur de Bienville exécutait le tour de la ville pour vérifier les fortifications dont il avait exigé la mise en place. Monsieur Bevenot de Haussois suivit le majordome de la demeure, parvenu à l’étage, devant le cabinet de travail, ce fut le secrétaire du commissaire qui prit le relais et le fit pénétrer dans la pièce. Il se retira dans la foulée, laissant les deux hommes seuls, monsieur Gatien Salmon à leur entrée s’était levé pour accueillir le notaire. Il lui proposa de s’assoir face à son bureau où s’amoncelait une multitude de dossiers en cours. Après quelques échanges, dont un dossier que détenait le notaire sur ses biens, ils passèrent à l’objet de la venue de ce dernier. «  Que puis-je effectuer pour vous, monsieur Bevenot de Haussois ?

— Je me retrouve avec une requête de la part de monsieur Gassiot-Caumobere qui n’a pas été finalisée. J’aurais apprécié l’accomplir, car son décès a interrompu sa démarche, et j’estime que c’est la moindre des choses. J’ai demandé l’accord de son épouse et elle n’y met aucune objection. Je viens donc à vous pour voir si vous pouvez l’acter.

— Et de quoi s’agit-il ?

— Il avait décidé d’affranchir une partie de ses esclaves de son habitation. Je détiens les documents, mais j’ai besoin comme vous le savez de votre signature pour clôturer le dossier.

— Il n’y a pas de problème. Je ne vois pas pourquoi j’irais à l’encontre de cette demande. Nous devons bien cela à cet homme et à sa femme. » Monsieur Bevenot de Haussois lui donna les pièces qui commençaient par Lilith et ses enfants. Monsieur Gatien Salmon comprit de suite pourquoi monsieur Gassiot-Caumobere désirait l’émancipation de ses esclaves. Il rendit les papiers au notaire une fois les signatures apposées et en garda le double. L’action achevée ils reprirent leur conversation. 

***

Philippine de Madaillan

Après sa visite au commissaire ordonnateur, le notaire comme cela avait été prévu, repassa par chez madame de Madaillan pour lui donner la réponse. Elle le reçut à nouveau et comprit de suite que cela était positif. Avec les documents détenant les affranchissements, il apportait aussi le contrat de la future maison de Lilith. Philippine demanda donc à Cunégonde d’aller la chercher. Elle se présenta aussitôt, elle savait déjà ce qu’elle allait entendre, la Loa Erzulie l’en avait informée. Devant monsieur de Bevenot de Haussois, Philippine prit la parole. « — Lilith, nous possédons les pièces de ton émancipation ainsi que celle de tes enfants. De plus, voici un titre de propriété pour ta nouvelle maison. Elle se situe au bout de la rue Dauphine, près des fortifications de la ville. J’espère que tout ceci est à ta convenance ?

— Je ne pouvais réclamer plus madame de Madaillan. Est-ce que les autres serviteurs ont eux aussi le document de leur affranchissement ?

— Oui, Lilith.

— Alors, sachez qu’Adrianus et Héloïse me suivront dans ma maison.

— Très bien, c’est une bonne chose. Anatole te mènera demain dans celle-ci. Peux-tu leur demander de venir ? »

Quelques minutes après Adrianus et Héloïse arrivèrent chercher leurs papiers. Philippine retint Anatole et Marcelline. « — Si cela vous convient, vous resterez dans la demeure. Elle fait partie de la maison de négoce aussi, je vous ferai verser un salaire pour tout ce que vous exécuterez ici. Je vais mettre cela en place avec mon notaire.

— Oh ! Très bien, maîtresse, nous ne pouvions espérer mieux. »

Une fois seuls, Philippine et monsieur Bevenot de Haussois continuèrent leur conversation. « — Il faut savoir, madame de Madaillan, que j’ai contacté mes deux potentiels acheteurs pour votre plantation. L’un des deux a accepté mon prix, donc si vous êtes toujours d’accord nous pourrions signer l’acte de vente lundi prochain.

— Ce sera avec plaisir. »

***

Comme convenu, Philippine se présenta chez le notaire, le lundi après son déjeuner. Elle avait fait attention à sa mise et s’était fait accompagner par sa chambrière. Elle était soulagée de signer la vente de la plantation. À peine descendue du carrosse, elle fut accueillie et guidée par la maîtresse de maison vers le cabinet de travail de monsieur Bevenot de Haussois, car l’acheteur se révélait déjà présent. «  Bonjour, madame de Madaillan ! Je vous présente monsieur Berthaud de la Fériande. » Elle releva son voile de mousseline afin de dégager son visage. L’homme s’était levé à son arrivée tout comme le notaire. Il se baissa et lui baisa la main, ce qui la surprit. Elle supposa que c’était dû à son nom. Elle s’assit sur le fauteuil qui lui était avancé par le majordome. Ce dernier lui proposa une boisson chaude qu’elle accepta. Les messieurs dans la foulée firent de même. Monsieur Bevenot de Haussois lut l’acte de vente. Il convenait à tous, ils le signèrent. Le nouveau propriétaire était déjà passé sur la plantation, il savait donc ce qu’il avait acquis. La démarche effectuée, tous se levèrent s’apprêtant à quitter les lieux. Le notaire retint Philippine, il possédait un message pour elle. Elle fut à moitié surprise. Elle l’attendit pendant qu’il raccompagnait son client. Une fois en tête à tête, il lui annonça ce dont il avait été informé. « — J’ai reçu par l’intermédiaire de monsieur Gatien Salmon une lettre qui vous est destinée. Comme elle était en premier lieu adressée à monsieur de Bienville, elle a été ouverte par son secrétaire. » Il lui tendit la missive. Elle l’attrapa et la lut. Elle provenait de son oncle Ambroise Bouillau-Guillebau. Il lui apprenait le décès de son oncle le vicomte de Madaillan-Saint-Brice. Il lui demandait de revenir ou de lui effectuer une procuration afin de récupérer son héritage, dans la mesure où elle était désormais la seule légataire. Bien évidemment, elle en était déjà instruite. « — Si je puis me permettre, madame de Madaillan, la façon dont la lettre est tournée, votre oncle espère mettre la main sur vos biens, car il ne peut l’accomplir de lui-même.

— Je l’avais compris, monsieur Bevenot de Haussois. Comme vous vous en doutez, je vais rentrer dans mon pays. Pour cela, je dois placer un responsable au sein de la ma maison de négoce. Que pensez-vous si je le demande à monsieur de Brillenceau, l’économe de mon mari ? 

— C’est un homme sérieux et sensé. Je vous conseille pour plus de sureté de signer son contrat dans mon étude.

— J’y avais songé. Je vous en remercie. Pourrez-vous réaliser le lien entre moi et le comptoir ?

— Sans aucun problème ! Madame. »

De retour chez elle, Philippine s’avéra étonnée de la vitesse à laquelle tout se réglait. Cela la soulageait, de plus Adrianus et Héloïse étaient restés au sein de l’habitation, parce qu’ils savaient qu’elle allait repartir. Lilith les en avait informés. Ils tenaient à la soutenir jusqu’à son départ. De son côté, elle avait compris qu’Adrianus serait le prochain conjoint de la tisanière de son époux et elle estimait que cela était une bonne chose. Elle avait permis à Lilith d’emporter avec elle les meubles de sa chambre et de celle de ses enfants, car elle supposait que la maison de la jeune femme ne détenait pas de mobilier. Elle avait raison, cela avait soulagé la nouvelle propriétaire. 

***

Philippine devait organiser, avant de quitter la colonie, la structure de la maison de négoce. Se retrouvant en deuil, elle ne pouvait convier le personnel du comptoir à un diner. Alors qu’elle réfléchissait à comment elle pouvait élaborer la mise en place, la solution vient à elle. Mesdames Brillenceau, Saurine et de Villoutreix arrivèrent pour voir comment elle se portait. Elle les accueillit avec plaisir et les mena jusqu’au salon donnant sur le jardin. Elle réclama à Cunégonde et Héloïse de leur amener de quoi boire et grignoter. Les dames commencèrent par demander comment elle allait. « — Mesdames, j’ai encore obtenu de mauvaises nouvelles. Mon notaire a reçu une lettre d’un des frères de ma mère. J’ai donc appris que mon oncle du côté de mon père était décédé et que j’étais la dernière légataire de la famille de Madaillan. 

— Mon Dieu ! Mais c’est sans fin. S’écria madame de Villoutreix. 

— Je dois reconnaitre que c’est très pénible. De plus, je dois rentrer à Bordeaux afin de recueillir mon héritage.

— Et il est conséquent ?

— Il y a un château avec des vignobles et un hôtel particulier.

— Ah ! Tout de même. Mais alors si vous partez vous ne reviendrez pas ?

— Il y a de grandes chances, aussi je vous demanderai de venir demain avec vos époux de façon que je puisse voir avec eux comment organiser le comptoir afin qu’il continue à fonctionner. 

— Bien sûr, c’est sans problème. Répondirent-elles. »

Les trois femmes s’avéraient dubitatives, que de changements effectués en si peu de temps. Elles comprenaient les souffrances de madame de Madaillan qui se cumulaient, mais elles estimaient que cela faisait beaucoup depuis l’enterrement de son mari. Juste avant qu’elles ne se retirent, Philippine retint un instant madame Brillenceau. «  Vous pouvez venir une petite heure avant les autres, car j’ai besoin de requérir des choses à votre époux et à vous-même ?

— Bien sûr, je le préviendrai. » Cette dernière partit en se demandant bien ce que pouvait bien leur vouloir Madame de Madaillan. 

***

Tout en se faisant habiller par Cunégonde, Philippine réfléchissait. Comment allait-elle leur formuler sa demande ? Suite à ses indications, sa chambrière lui enfilait une de ses robes volantes en soie lourde de couleur noire sur un jupon rond et volumineux. Elle l’avait au préalable coiffée comme à son habitude d’un chignon sur la nuque. Sa maîtresse ne voulait pas mettre en avant sa position. Bien que nouvelle, elle ne détenait pour elle rien d’intéressant. Une fois prête, elle alla s’installer dans le salon depuis lequel elle pouvait observer les magnolias et les parterres de fleurs entretenus par Anatole. Elle savait que le couple des Brillenceau n’allait pas tarder, aussi elle avait demandé à Héloïse de porter du café et du thé pour leurs invités. Il était un peu plus de seize heures lorsqu’apparurent les Brillenceau. Adrianus les conduisit dans la pièce où sa maîtresse patientait. Elle les accueillit chaleureusement, leur proposa de s’assoir sur les bergères en hêtre doré et mouluré devant elle. Héloïse entra à ce moment-là avec les boissons chaudes et des parts de gâteau préparé par Marceline. Chacun se servit à la demande de Philippine. «  Je vous ai fait venir, car ainsi que vous en êtes informés, je vais devoir quitter la colonie. Il me faut donc un responsable pour ma maison de négoce. Je sais, monsieur Brillenceau, que vous avez été le premier à être engagé par mon défunt mari et comme vous êtes l’économe du comptoir, j’ai tout de suite pensé à vous. Avant que vous ne me répondiez, j’ai deux ou trois choses à vous dire. » Le couple Brillenceau s’avérait fort surpris par la proposition qu’ils agréaient intérieurement. Ils se posaient toutefois une question. Qu’allait-elle rajouter ? Philippine se resservit une tasse de café et en offrit à ses invités qui acceptèrent. «  Pour commencer, il faut que vous sachiez que j’ai été amenée à vendre la plantation. Je suis consciente qu’elle rapportait des sommes conséquentes, mais je n’aimais pas l’idée de posséder des esclaves.

— Mais votre personnel en est ! S’exclama instinctivement Marie Brillenceau.

— Ils en étaient pour être juste. Mon époux les a affranchis. » Les Brillenceau ne la crurent pas. Ils étaient assurés que c’était elle qui les avait émancipés, mais cela ne les regardait pas. Louis Brillenceau réfléchissait déjà à l’alternative de cette vente. Comment allait-il pouvoir y pallier ? «  Pour compenser ce manque à gagner, je vous mettrai en relation avec deux maisons de négoce bordelaises, celle de mon oncle Bouillau-Guillebau et celle des Cevallero qui s’occupe de mon château et de ses terres. Si cela vous convient, nous effectuerons un contrat chez monsieur Bevenot de Haussois, qui pratiquera le lien entre moi et le comptoir.

— Madame de Madaillan, je suis très honoré par votre proposition et bien sûr je l’accepte.

— Dans ce cas, vous devez savoir que cette habitation fait partie de mes biens. J’aurais aimé ne pas la vendre, je préférerais vous en faire bénéficier. Anatole, le cocher et le jardinier, et sa femme Marceline, ma cuisinière, quoiqu’affranchie, resteront dans les lieux et ils seront payés par la maison de négoce. Je laisserai la plupart des meubles au sein de la demeure et n’emporterai que quelques objets et décorations. Je vous préviendrai bien sûr du jour de mon départ. » Le couple Brillenceau n’en revenait pas, ils allaient pouvoir loger dans cette demeure. Ils pourraient céder leur petite habitation, voire la louer. «  Nous allons agréer votre proposition dans son ensemble. Nous vous en serons toujours redevables. 

— Il n’y a aucune raison, c’est vous qui allez me rendre service. »

Suite à cet entretien, Philippine posa des questions sur la maison de négoce, ses clients et son fonctionnement. Arrivèrent ensuite les deux autres couples. Tous s’assirent et consommèrent une boisson chaude. Philippine apprit à tout le monde la nouvelle hiérarchie du comptoir, ce qui satisfit les personnes présentes qui craignaient de voir accéder un inconnu pour sa gestion. 

***

Comme tous les dimanches, elle allait se rendre à la messe dominicale. Philippine se faisait donc préparer par Cunégonde. Coiffée et habillée d’une robe à la française, au vu de la clémence du temps, elle décida d’aller à pied jusqu’à la cathédrale. La tête et les épaules couvertes d’un voile de mousseline noire, elle pénétra dans le lieu saint. Elle aperçut Gabrielle et son époux. Elle les rejoignit et s’assit à côté d’eux, au passage elle salua les membres de la maison de négoce. Cunégonde resta debout dans une des allées latérales. Lorsque le prêtre se présenta, toute la communauté se leva. La messe commença. Philippine était satisfaite, la plupart de ses problèmes étaient résolus. Elle avait même signé le contrat de monsieur Brillenceau avec monsieur Bevenot de Haussois. Ils s’étaient accordés, tous les trimestres elle recevrait un rapport de l’activité mettant en valeur les acquis de la maison de négoce. Alors qu’elle réfléchissait à sa prochaine étape pendant que le prêtre accomplissait son sermon, elle sentit à côté d’elle une présence. Celle-ci lui souriait, s’était sa mère. Parce qu’elle pressentait qu’elle ne pouvait échanger sur le moment, elle patienta et attendit que la messe soit finie. Elle s’excusa auprès de Gabrielle, lui expliquant qu’elle avait besoin de rester. Celle-ci la laissa un peu triste. Comprenant que Philippine ait nécessité à demeurer seule. Lorsque tout le monde fut sorti, sauf sa chambrière qui s’assit comme à son habitude dans ce genre de situation sur un des bancs près de la porte, sa mère s’adressa à elle. « — Ma fille, la solution à ton problème vient d’accoster face à la Levée. Le Mercure se trouve là avec son commandant monsieur de la Faisanderie. Cette fois-ci, tu n’as nulle inquiétude à avoir pour ton voyage.

Philippine de Madaillan

— Merci mère, je vais m’y rendre de suite.

— Je te laisse, le curé revient. Si tu as besoin de moi, appelle-moi. »

L’esprit lumineux qu’était sa mère s’évapora. La jeune femme se leva et lorsqu’elle se retourna pour se diriger vers la sortie, elle se retrouva devant le prêtre. « — Vous allez bien, ma fille ! Il m’a semblé comprendre que cette période s’est révélée particulièrement difficile pour vous.

— Je m’accroche mon père, d’autant que beaucoup de personnes dépendent de moi.

— C’est bien, ma fille. Surtout si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à venir.

— Je vous remercie mon père, mais cela devrait aller. Au revoir mon père. »

Elle sortit avec un sourire que personne ne pouvait voir sous le voile. À part l’écouter, elle n’imaginait pas trop comment le curé pouvait l’épauler. Suivie de Cunégonde, qui fut surprise de l’orientation que sa maîtresse prenait, elle se rendit vers la Levée. L’ayant atteinte, elle chercha au milieu des voiliers le Mercure. Elle le repéra très rapidement au vu de sa taille. Elle se dirigea vers lui et franchit sa passerelle avec sa chambrière sur les talons. De suite, elle tomba sur le second qui discutait avec des marins qui transbordaient des marchandises. « — Bonjour madame, que puis-je pour vous ? » Philippine leva son voile. « — Bonjour monsieur Lamarche.

— Philippine ! C’est une joie de vous voir. Si je puis me permettre vous avez perdu quelqu’un ?

— Oui, mon époux.

— Mes sincères condoléances. Je suis vraiment désolé pour vous. Que puis-je pour vous aider ?

— Puis-je rencontrer le commandant ? J’aimerais savoir s’il est possible de voyager sur le Mercure. 

— Cela sera sans problème, par contre nous partirons dans une semaine et directement pour Bordeaux. Il n’y aura aucune escale.

— Cela tombe très bien, je me rends à Bordeaux. J’y suis attendu.

— Ah ? Voilà une bonne chose. Suivez-moi, je vous mène au commandant. »

Quel ne fut pas son étonnement d’apercevoir l’arrivée d’une des filles à la cassette ! Le commandant fut attristé de comprendre qu’elle s’avérait déjà veuve, il l’entraina dans son salon afin de converser plus confortablement. « — Si j’ai bien appréhendé, Mademoiselle de Madaillan, vous avez perdu votre mari, j’en suis fort désolé. Est-ce que vos amies vont bien ?

— Oui, Fortunée et Catherine sont reparties pour la France avec leurs conjoints lors du changement de gouverneur. Gabrielle a épousé un négociant, quant à Théodorine nous n’avons guère eu de nouvelles. Mais toutes se portent bien.

— Si j’ai bien compris, vous aussi vous reprenez la direction vers la France ?

— C’est un fait, j’aurai donc besoin de deux cabines pour mon fils et mes deux servantes, et j’aurais voulu savoir si je pouvais embarquer du mobilier et des objets.

— Sans aucun problème, nous pouvons charger tout ce que vous souhaitez. Nous ne repartirons pas les cales vides, mais nous avons assez de place pour prendre vos affaires. 

— Me voilà comblée, à partir de quand puis-je commencer à les faire transborder ?

— D’ici trois jours si cela vous convient ?

— C’est impeccable. Je vous en remercie. »

Au moment de sortir du navire, elle croisa monsieur Gatien Salmon. Celui-ci fut étonné de la trouver sur le bâtiment. « — Mes salutations, madame de Madaillan. Comment allez-vous ?

— Correctement monsieur.

— Et que faites-vous sur ce voilier ? Vous êtes venu rendre hommage à ces messieurs ?

— Je me présente afin de réserver des cabines, monsieur, je dois retourner à Bordeaux.

— Ah bon ! Vous avez une raison particulière ? 

— Un héritage, monsieur, je suis tenue d’aller quérir les biens de mon oncle dont je suis la seule légataire.

— Et vous comptez revenir dans la colonie ?

— Je verrai une fois que je me trouverai là-bas ce qui se révèle le plus probant. Pour l’instant, j’ai organisé tout ce que je pouvais pour le comptoir de mon époux.

— C’est bien. Je dois vous laisser, j’ai des choses à régler avec le commandant. Au revoir madame.

— Au revoir, monsieur. »

  Après avoir quitté le commissaire ordonnateur, elle devina qu’elle allait être conviée à l’hôtel du gouvernement et pour un mauvais motif. Elle avait découvert depuis longtemps que Monsieur Gatien Salmon était un manipulateur et elle ne doutait pas un instant de ses intentions malsaines. Hormis cette contrariété, lorsqu’elle sortit du bâtiment, elle était satisfaite. Elle devait maintenant se préparer à partir. Elle devait prévenir les Brillenceau, sélectionner ce qu’elle désirait emporter dans l’habitation et faire effectuer ses malles. 

***

La troisième semaine de janvier 1734 commençait avec précipitations. Le lundi matin, Philippine demanda à Anatole et Adrianus de se rendre au comptoir en vue de quérir des caisses pour les remplir des objets qu’elle envisageait d’emporter. Dès le dimanche après-midi, elle avait fait prévenir les Brillenceau de son départ le samedi suivant. Ils devaient donc intégrer l’habitation aussitôt qu’elle l’aurait quittée. Pendant que ses deux serviteurs ramenaient les conteneurs, elle accomplit le tour de la demeure afin de sélectionner ce qu’elle désirait emmener. Philippine ne tenait pas à rapporter trop de souvenirs de son séjour. Quand ils revinrent, elle réclama quelques tableaux et gravures, l’argenterie, la porcelaine et quelques bibelots. Elle garda avec elle sa harpe et quelques livres pour aller dans sa cabine, car elle comptait bien s’occuper. Cette fois-ci, elle n’aurait pas Catherine et Fortunée à ses côtés pour converser. 

Pendant ce temps, Héloïse, Cunégonde et Marceline lavaient tout ce qu’elles devaient ranger dans les malles constituant leurs garde-robes à toutes ainsi que celle de leur maîtresse. De son côté, Théophile, qui avait été chagriné du départ d’Ambroise et de Louisa, s’amusa de ce déménagement. Du haut de ses dix-neuf mois, il courait partout sous le regard et l’aide de Violaine. Cela réjouissait Philippine malgré tout ce qu’elle avait à organiser en dernière minute. Tout était allé très vite, seulement trois semaines s’étaient écoulées depuis l’enterrement de son époux. 

***

Gabrielle d’ARTAILLON

 Avant de partir, elle prit le temps de recevoir, dès le mardi, Gabrielle. Celle-ci se révélait fort triste de ce départ, elle n’avait plus personne de son passé qu’elle appréciait. Elle n’avait plus de nouvelles de Théodorine, et elle n’en réclamait plus. Elle savait qu’elle allait bien, cela lui suffisait. Elle échangea donc des adieux avec son amie, elle se devait de se mouvoir vers autre chose. Elle avait commencé à se lier aux épouses du comptoir de Philippine qui elles aussi vinrent lui dire au revoir. 

Alors qu’elle n’y pensait plus, le jeudi, elle reçut une invitation du commissaire ordonnateur pour l’après-midi même. Instinctivement, elle demanda à Anatole de la conduire chez son notaire. Elle ne se sentait pas de se rendre seule à l’hôtel gouvernemental. Monsieur Bevenot de Haussois accepta de l’accompagner et estima que cela était judicieux. 

Depuis le bureau de Monsieur Gatien Salmon, son secrétaire aperçut depuis la fenêtre donnant sur la rue de Chartres un carrosse s’arrêtant devant la demeure. Il vit descendre une dame en grand deuil. Il en déduit que c’était Madame de Madaillan, aussi il alla chercher Arthémus et lui demanda d’aller la recevoir. Pendant que le majordome allait quérir la personne conviée, il alla informer le commissaire ordonnateur de son arrivée. Il fut un peu décontenancé lorsqu’il alla ouvrir la porte, il trouva avec la dame, Monsieur Bevenot de Haussois.

Le secrétaire les guida jusqu’au cabinet de travail de son supérieur. Monsieur Gatien Salmon se souleva de son fauteuil à l’arrivée de son invitée. Elle leva son voile de deuil en pénétrant dans la pièce avec derrière elle son compagnon. Bien qu’il ne le montra pas, il fut fort contrarié de découvrir le notaire. « — Asseyez-vous mes amis. Étienne, demandez à Arthémus de nous amener du café, s’il vous plait. » Il avait à peine fini sa phrase que le majordome entrait avec un plateau entre les mains contenant la boisson chaude. Dès qu’ils furent servis, il se retira suivi du secrétaire. « — Je m’attendais à vous voir seule, madame de Madaillan.

— C’est tout à fait par hasard que j’ai reçu votre invitation alors que monsieur Bevenot de Haussois se situait dans ma demeure, aussi nous avons décidé de venir ensemble.  

— Vous avez eu raison. C’est un plaisir. Si j’ai bien compris, madame, vous partez sur le Mercure dans deux jours ? » Il s’avérait conscient qu’elle ne reviendrait pas dans la colonie, car il s’était renseigné sur ce qu’elle avait embarqué sur le navire. « — Oui ! monsieur le commissaire, tous mes bagages son abord.

— Et pendant votre absence que va devenir votre maison de négoce et votre plantation ? Peut-être, n’effectuez-vous qu’un aller-retour ?

— Monsieur Gatien Salmon, j’ai vendu ma plantation à monsieur Berthaud de la Fériande. Quant à ma maison de négoce, avec l’aide de monsieur Bevenot de Haussois, j’ai promu monsieur Brillenceau, notre économe, gérant de celle-ci. Il était le plus à même de prendre ce poste. De plus, il ne faut pas vous inquiéter, j’ai un oncle qui est négociant et une autre maison s’occupe des biens de mon oncle défunt, aussi je les mettrai en lien. 

— Ah ! Je vois que vous vous êtes bien organisé. C’est une bonne chose. Et pour votre habitation ? Vous avez l’intention de la vendre ou de la louer ?

— C’est la famille Brillenceau qui va y résider. Elle fait partie de la maison de négoce. »

Philippine, comme monsieur Bevenot de Haussois, avait compris que le commissaire ordonnateur préméditait de se saisir de la façon la plus avantageuse de son patrimoine. Elle se révélait consciente de l’avoir fortement contrarié. Il l’avait estimée pour quelqu’un de limité dans les affaires et il pensait s’emparer d’une portion de ses fonds voire de ses propriétés. Sa déception s’avérait grande, il supposa que c’est son notaire qui l’avait guidée. Ils poursuivirent leur conversation pendant un laps de temps très court puisque leur hôte était coincé. Il les salua et dit adieu à la jeune femme qui était satisfaite de l’avoir contré. Elle rabattit son voile pour cacher son contentement. Monsieur Bevenot de Haussois, dans le carrosse, la félicita de ses réparties. Il n’avait pas eu besoin d’intervenir ce qui se révélait une bonne chose. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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La rencontre

Philippine de Madaillan

Sa nuit avait été tourmentée, pour la première fois Philippine s’était refusée à Hilaire. Elle avait prétexté être fatiguée. Léandre ne quittait plus son esprit, elle ne savait comment l’en chasser. Elle avait rêvé de lui, cela l’avait réveillée puis empêchée de se rendormir. Elle avait fini par se lever avant l’aube. Elle s’était rendue à la bibliothèque prendre un livre qu’elle n’arriva pas à lire. Cet homme la perturbait, cela l’agaçait. Elle ne l’avait pas rencontré depuis le banquet qui s’était déroulé deux jours auparavant et pourtant elle avait l’impression qu’il se trouvait toujours devant elle. Ce jour, Hilaire le conduisait à sa plantation avec ses comparses, de son côté elle irait dire adieu à ses amies, c’était celui de leur embarquement pour la France. Cela l’attristait, elle n’allait plus les revoir. Elle allait se sentir bien seule. Elle en aurait des nouvelles, cela elle n’en doutait pas, mais elles ne partageraient plus leur temps ensemble. À qui pourrait-elle se confier désormais? 

Cunégonde la découvrit dans le salon donnant sur le jardin, elle devina qu’elle ruminait la période à venir. Elle comprenait la tristesse de sa maîtresse. Elle la salua et lui demanda si elle désirait déjeuner. Devant son assentiment, elle repartit vers la cuisine. Son repas du matin pris, elle réclama à sa chambrière de lui préparer un bain, elle espérait ainsi se détendre. 

***

Hilaire s’était levé et ne fut pas surpris de la trouver debout face à lui dans sa tenue d’intérieur. Pendant qu’il se sustentait, il lui rappela qu’il allait se mettre en route rapidement pour la plantation et qu’il emmenait les négociants venus de France. « — Je suppose mon ami que vous allez les chercher à l’hôtel du gouverneur. Pourriez-vous m’y déposer, je vais aller voir Catherine et Fortunée avant leur départ.

— Bien sûr, pas de problème, par contre je pars dans une heure.

— Je n’ai plus qu’à m’habiller et à me faire coiffer, je serais donc prête. »

Cunégonde, après lui avoir réalisé son chignon, la seconda pour enfiler une de ses robes volantes sur son corset et sa jupe juponnée. Elle avait choisi la plus sombre, celle de couleur bordeaux. Elle mit un large chapeau de paille qu’elle attacha avec un ruban noué sous sa nuque et prit une ombrelle. Pendant ce temps, Hilaire, aidé d’Adrianus, finissait de se vêtir boutonnant son gilet et endossant sa veste sur sa culotte. Quand il s’avéra paré, il trouva sa femme en compagnie de sa chambrière dans le salon donnant sur la rue. Anatole ayant avancé le carrosse, ils s’y installèrent.

Une fois arrivée devant la demeure du gouverneur, Philippine quitta son époux, lui expliquant qu’elle se rendait directement sur la Levée. L’Apollon étant supposé se mettre en route le matin même, elle désirait avoir le temps de converser avec Catherine et Fortunée. Il ne la contraria pas, il réfléchissait à ce qu’il devait accomplir pendant sa journée. De plus, il avait vu repartir la voiture de monsieur La Michardière. Il présuma que celui-ci se trouvait déjà à l’intérieur et il n’aspirait pas à ce que celui-ci prit les choses en main. Il ne souhaitait pas qu’il attire vers sa maison ses nouveaux négociants. Que son épouse le délaissa de suite le laissait indifférent, il avait d’autres préoccupations. Philippine, devant le manque d’intérêt évident de son mari à sa demande, le regarda partir et pénétrer dans les lieux avec soulagement et sans culpabilité. Elle ne voulait pas entrer dans l’hôtel, elle ne tenait pas à croiser Léandre. Elle s’avérait consciente qu’elle allait le rencontrer à nouveau, mais elle espérait qu’entre temps il aurait quitté ses pensées.

Elle s’orienta vers la place d’Armes, et suivant le trottoir qui longeait les jardins de la maison du gouverneur, elle s’y engagea suivie de Cunégonde. Malgré les nombreuses entités qui s’efforçaient de l’interpeller ou d’attirer son attention, elle se sentait soulagée. Elle accéléra le pas en vue de se retrouver le plus rapidement au pied du navire afin d’y attendre ses amies. Alors qu’elle avançait regardant où elle marchait pour ne pas souiller le bas de sa robe, une intuition lui demanda de relever la tête, ce qu’elle réalisa instinctivement. Elle entrevit aussitôt une silhouette d’homme qui lui fit battre intensément le cœur. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle reconnut Léandre ! Bien qu’il se situa encore sur la digue, elle sut que c’était lui. Elle ne pouvait l’éviter, elle saisit que lui aussi l’avait aperçu. Il se dirigeait vers elle. Elle essaya de rester stoïque. Il s’arrêta face à elle. « — Bonjour madame Gassiot-Caumobere.

Léandre Cevallero

— Bonjour ! Monsieur Cevallero, pour votre information, je suis madame de Madaillan. Le nom que vous venez d’employer s’avère celui de mon mari. » Instinctivement, Philippine n’avait pu s’en empêcher d’écarter le nom de son époux et de remettre le négociant à sa place. Appartenant à la noblesse, il devait utiliser son patronyme. Elle se surprit elle-même. Ce n’était pas dans son habitude de mettre le nom de sa famille en avant et en aucun cas de rappeler son véritable statut à quiconque. Elle se révélait naturellement dans l’empathie et ne tenait pas à se sentir supérieure. « – Excusez-moi, mais vous êtes de la famille de Madaillan-Saint-Brice?

— Oui, effectivement, le vicomte est mon oncle. 

— C’est amusant, car c’est la maison de négoce de mon père qui s’occupe de sa propriété dans l’Entre-deux-mers.

— C’est là que j’ai vu le jour.

— C’est une belle région, vous avez eu de la chance. Personnellement, je suis né dans Bordeaux.

— Et où se trouve votre maison?

— Mon père est en train de la déplacer pour plus de confort et dans le but d’agrandir nos chais. Elle se situera désormais dans le nouveau quartier des Chartrons. Elle est en fin de construction. 

— Oh ! je suis désolé, mais je dois vous quitter, outre que mon mari vous attend, j’aperçois les voitures de mes amies qui arrivent. Leur navire part dans la matinée, au plaisir de vous revoir monsieur Cevallero. » Étrangement, son âme s’était apaisée au son de sa voix et de sa présence. Leurs échanges, bien que formels, avaient tracassé Cunégonde. Elle avait pressenti qu’il y avait autre chose. Elle avait raison, Philippine se révélait des plus troublée, beaucoup de corrélations les rapprochaient, en plus du fait que de toute évidence ils se plaisaient. Elle s’inquiéta, elle ne voyait pas comment cela pouvait évoluer. De toute façon, elle savait qu’elle ne céderait pas à ses pulsions tant qu’Hilaire existerait à ses côtés même s’il détenait une tisanière, dénomination qu’elle avait apprise récemment au détour d’une discussion. Les deux jeunes gens se quittèrent. Philippine à l’instar de Léandre se trouvait sur un nuage. L’un comme l’autre réfléchissait à cet échange, ils étaient déstabilisés par ces coïncidences. Elle poursuivit son chemin jusqu’à la Levée où elle avait aperçu pendant la conversation ses amies l’atteindre. 

***

Lorsque Philippine atteignit la Levée, puis le navire l’Apollon, Catherine, Fortunée, leurs maris, leurs enfants et leur nourrice s’avéraient déjà à bord. Leur personnel déchargé les carrioles et les marins finissaient de transborder les malles à l’intérieur du bâtiment. Elle s’engagea sur la coursive et monta jusqu’à l’entrepont où elle trouva ses amies. La séparation entre les jeunes femmes se révélait extrêmement pénible. L’idée de ne plus se revoir les faisait souffrir à toutes les trois. Tout en retenant leurs larmes, elles conversaient essayant de ne pas laisser leur émoi surgir.

Tous attendaient la venue du gouverneur de Perier et sa famille, leurs biens étaient déjà rangés dans les cales et dans leurs cabines. Lorsqu’ils arrivèrent, le chagrin des trois amies avait du mal à ne pas jaillir. À l’instant où madame Le Chibelier pénétra sur le navire, Philippine alla vers elle et la remercia pour tout ce qu’elle avait accompli pour elle et ses proches. Celle-ci se trouvait en compagnie de son mari, de ses enfants et de messieurs de Bienville et Gatien Salmon qui avaient tenu à les accompagner. Comme tous les passagers et leurs biens se situaient à bord, le commandant du bâtiment annonça qu’ils allaient partir. Philippine se retourna vers Catherine et Fortunée, les embrassa et s’engagea sur la passerelle du voilier les larmes au bord des yeux. Elle rejoignit Cunégonde qui l’attendait sur la digue. Toutes les personnes ayant effectué leurs adieux étant descendues, l’Apollon leva ses amarres. Philippine le regarda s’éloigner sur le Mississippi, elle fut la dernière à quitter le lieu, son cœur allait exploser. 

*** 

Cathédrale Nouvelle-Orléans

Elle s’orienta vers la cathédrale Saint-Louis par le trottoir longeant ce que l’on commençait à dénommer l’allée des Pirates, car beaucoup de marchandises de contrebandes s’y vendaient. Cunégonde la suivait sans savoir où elle la conduisait. Philippine pénétra dans le lieu saint et se dirigea vers l’autel devant lequel elle s’assit. Ne voulant point l’importuner, sa chambrière s’installa sur un des bancs, à peine entrée dans l’église.

Philippine se mit à prier et demanda à Dieu de préserver ses amies et de se révéler clément envers elles et leurs familles. « — Et tu ne réclames rien pour toi? » La jeune femme sursauta et releva la tête. Devant elle se trouvait une femme qui lui était inconnue. Elle savait que c’était une entité, car elle avait perçu son interrogation dans ses pensées. « — Que me veux-tu?

— Rien! Je n’ai rien à te revendiquer. Je ne suis plus un fantôme, je n’ai donc besoin de rien. Je suis venue pour toi. Tu ne te souviens pas de moi. Je me trouvais là le jour de ton mariage. »

C’était l’entité contre laquelle elle s’était énervée. « — Oui, je me rappelle, mais pourquoi t’es-tu approchée de moi ce jour-là ?

— Je suis présente, car tu as besoin d’aide, et je détiens peut-être des clefs pour t’ouvrir les portes. Il faut dire que je me suis retrouvée dans une situation similaire à la tienne, mais je n’ai pu l’accomplir.

— Mais de quelles portes, de quelle situation me parles-tu donc?

— La réflexion que j’ai effectuée le jour de tes noces ne s’avérait pas anodine, d’ailleurs elle t’a grandement agacée.

— C’est vrai, j’en suis désolée.

— Tu n’as pas à t’excuser, tu ne pouvais être instruite alors de ce qui allait t’arriver, ton époux et sa tisanière, le départ de tes amies et maintenant Léandre. Tout cela te perturbe, car cela provoque beaucoup d’incertitudes. De plus, les messages que tu reçois te déstabilisent par le manque de précision ce qui est somme toute normal, même s’ils viennent jusqu’à toi pour te rassurer. 

— C’est exact, je l’admets.

— Comme tu le sais déjà, à cause de ta droiture, il ne se passera rien ici avec Léandre, mais tu quitteras la colonie d’ici un an. Entre-temps se produiront beaucoup de choses, certaines apparaîtront très pénibles et tu seras amenée à aider plusieurs personnes de ton entourage avant que de partir. Ne t’inquiète pas, c’est ton destin, tu ne détiendras aucunement la main dessus et tu n’auras aucune responsabilité sur ce qui va se révéler douloureux. Tu es forte, bien plus que tu ne le penses, alors n’abandonnes pas ta route, résous tes problèmes au fur et à mesure. Tu sauras au fur et à mesure ce que tu devras accomplir et ce que tu devras exécuter. 

— Vous ne pouvez être plus précise?

— Je suis désolée, je n’en ai pas le droit pour l’instant. Je vais te quitter maintenant. Si tu as besoin de moi, je reviendrai ici. »

De son banc, Cunégonde regardait sa maîtresse prier. Elle semblait fixer quelque chose devant elle. Elle se révélait consciente que tout comme Lilith, elle avait un don de la même envergure. Suite à ses demandes, elle l’avait réalisé. Cela correspondait toujours avec la visite de quelqu’un que l’on n’attendait pas ou des nouvelles qui survenaient de façon imprévue. Elle se souvenait encore de la tempête et des ordres de celle-ci qui les avaient protégés. Philippine se leva, les informations qu’elle venait de recevoir n’étaient pas pour la rassurer, mais au moins elle en savait un peu plus. Elle remonta l’allée centrale et annonça à Cunégonde qu’elles rentraient à l’habitation. 

***

À peine au sein de sa demeure, Philippine réclama à Héloïse d’aller chez Gabrielle d’Artaillon pour lui dire que son époux ne rentrerait pas aujourd’hui et qu’elle l’attendait le lendemain pour le souper. La servante s’exécuta, tous avaient compris dans l’habitation que leur maîtresse avait toujours raison. Elle interpella ensuite Cunégonde. « — Tu peux demander à Marceline de préparer un repas du soir pour demain? Nous devrions être quatorze. Si elle désire se rendre au marché, tu l’y accompagneras, je te donnerais de l’argent. Prie Adrianus de venir me voir s’il te plait. » Ce dernier exceptionnellement n’était pas parti avec son maître, il avait préféré le lui laisser au cas où elle en aurait besoin. Sur ce, elle s’installa dans le jardin, réfléchissant à ce que lui avait dit l’esprit dans l’église. Elle aussi lui avait confirmé son départ de la colonie. Elle avait été surprise, il ne lui restait qu’une année. De plus, elle avait insisté sur le fait que pour Léandre ce n’était pas ici qu’il surviendrait quelque chose. Cela sous-entendait que ce serait à son retour en France. Et qu’allait-il se passer pour qu’elle soit amenée à rentrer au pays outre que son oncle allait mourir d’après l’esprit de sa mère ? Elle en était là lorsque Adrianus se trouva devant elle. « – Adrianus, pourrais-tu aller jusqu’à la maison de négoce prévenir messieurs Brillenceau, Saurine, et de Villoutreix que je les attends demain soir pour un souper avec leurs épouses bien entendu?

— J’y vais de suite, maîtresse.

— Merci bien. » 

À peine partie, Violaine arriva avec Théophile qu’elle prit dans ses bras. Comment avait-elle pu ignorer son enfant ? Il commençait à se tenir debout tout seul et à essayer de marcher. Cela l’attendrissait.

***

L’heure venant, Philippine demanda à Cunégonde de l’aider à s’habiller. Elle avait décidé d’enfiler une de ses robes volantes, elle choisit celle de couleur crème. Et selon son habitude, elle se fit effectuer un chignon enroulé sur la nuque. Une fois prête, elle se rendit dans le salon donnant sur le jardin où elle avait sollicité l’installation de la table. Comme elle s’avérait très grande, au vu du nombre d’invités, elle était composée de tréteaux recouverts de nappes blanches. Le couvert avait été mis ainsi que les chandeliers pour éclairer le repas. La pièce détenait aussi un lustre et des portes-bougies fixés sur les murs. Tout se révélait prêt tel qu’elle le désirait. Cunégonde et Héloïse aidaient Marceline puis elles serviraient à table avec Adrianus. 

Elle alla s’installer dans une des bergères dans le salon d’à côté, ses réflexions envahirent ses pensées. Elle avait convié tout ce monde pour mettre le plus de distance entre elle et Léandre. Elle n’était pas assurée que cela suffirait, mais elle n’avait trouvé que ce moyen. Elle avait été informée la veille à peine entrée dans son habitation qu’Hilaire garderait ses visiteurs pour manger.

La première des invités à se présenter fut Gabrielle avec sa chambrière, ce qu’elle apprécia. Elle était venue avec son carrosse, aussi Philippine l’entendit arriver. Elle se leva et alla l’accueillir avec le sourire. Elle la fit assoir à ses côtés et demanda à Héloïse de lui servir un verre de vin blanc. Les paroles de bienvenues effectuées, Gabrielle engagea la conversation. « — Je te remercie de m’avoir prévenue qu’Adrien allait rester sur votre plantation. » Elle ne chercha pas à savoir comment elle en avait été informée. « – Je l’avoue, je ne m’y attendais pas non plus. Je me demande même comment ils ont fait pour tous se loger. À vrai dire, je ne suis jamais allée là-bas. C’est peut-être plus grand que je ne le pense.

— Il m’a semblé comprendre qu’il y a des choses sur la plantation que tu préfères ne pas voir. Ce que j’appréhende. Sur un tout autre sujet, je me dois de t’informer pourquoi je ne suis pas venue au départ de Catherine et de Fortunée. Je ne voulais pas vous déranger dans un moment aussi éprouvant pour vous. Je sais à quel point vous êtes liées. Je leur ai donc fait mes adieux lors de la soirée du gouverneur.  

— C’est très gentil Gabrielle. Effectivement, cela a été très difficile, voire pénible. Je pense que je ne les verrai plus. C’est bien dommage, car elles m’ont beaucoup aidée au couvent. Et toi, as-tu eu des nouvelles de Théodorine ?

— Aucune. Je lui ai écrit, c’est un capitaine de la caserne qui lui a porté la missive, car il allait à Pointe-Coupée. À son retour, il ne m’a rien rapporté, il s’en est même excusé. » 

La conversation se poursuivit sur divers points jusqu’à ce que se présente l’économe, le commis et le trésorier de la maison de négoce d’Hilaire accompagnés de leurs femmes. Visiblement, ils avaient dû se mettre d’accord pour leur heure d’arrivée. Il est vrai qu’ils habitaient pour ainsi dire les uns à côté des autres dans la rue Bourbon près de la rue de l’Arsenal. Philippine depuis leur premier repas avait pris l’habitude d’inviter leurs épouses une fois par semaine pour boire un thé. Comme Philippine se montrait d’une évidente bonté, mesdames Brillenceau, Saurine et de Villoutreix avaient, au fil des visites, créé des liens. Elles avaient été surprises par le comportement de cette dernière qui ne révélait rien d’un sentiment de supériorité alors qu’elles savaient qu’elle s’avérait noble. 

***

Hilaire Gassiot-Caumobere

Le carrosse avait mis trois bonnes heures avant de se retrouver à la Nouvelle-Orléans. Les six négociants discutaient de ce qu’ils avaient vu sur la plantation, hormis la présence de Lilith. Léandre avait tout de suite compris qu’elle était la maîtresse de leur hôte. Il culpabilisa beaucoup moins quant à son amour naissant pour Philippine. Arrivés devant l’habitation, monsieur de la Michardière découvrit sa voiture face à la porte. « — Il semblerait que mon épouse soit chez vous Hilaire. 

— Je pense qu’elle n’y est pas seule, ma femme a dû organiser un repas, j’espère que cela vous convient à tous ? » Tout le monde était fort satisfait de cette occasion. Quant à Hilaire, il était déjà informé qui se trouvait là, Lilith l’en avait instruit. Ce qu’elle ne lui avait pas dit c’est l’amour naissant entre Philippine et ce Léandre Cevallero, mais elle savait ce qui allait parvenir au cours de l’année. Lorsqu’ils entrèrent, Philippine les accueillit et leur fit servir un verre en attendant le souper. Elle croisa de façon insistante le regard de Léandre, elle comprit ce qu’il avait aperçu. « — Ne vous inquiétez pas monsieur Cevallero, je m’en révèle consciente. » Il fut surpris par sa réplique, se retournant vers tous, elle poursuivit. « — Mesdames, messieurs, nous allons passer à table dans le salon à côté. » Cunégonde était venue prévenir sa maîtresse que le repas pouvait être servi.

Chacun choisit la place qu’il désirait, Philippine avait demandé à Gabrielle et à Marie Élisabeth de Villoutreix de s’assoir à ses côtés. Léandre n’avait pu s’empêcher de se rapprocher, il s’était installé à gauche de madame de Villoutreix. Son regard glissait plus souvent vers son hôtesse que vers son hôte. Adrianus, Héloïse et Cunégonde débutèrent le service passant les uns derrière les autres afin de proposer les vins et les plats. Les conversations commencèrent, et monsieur Gendroneau de La Rochelle généra une réflexion qui décontenança les Louisianais « — Pendant le voyage, monsieur de Bienville était fort remonté envers monsieur de Perier. Savez-vous pourquoi ?

— Nous nous devons d’être lucide, notre précédent gouverneur, s’il a accompli des erreurs avec les Natchez, a déterminé les bases du commerce avec les îles et a accru l’élevage et l’agriculture. » Argumenta monsieur de la Michardière qui s’était installé proche d’Hilaire. Il désirait déculpabiliser l’ancien gouverneur qui avait été un vrai soutien pour son comptoir et sa vie personnelle. «  Si ce n’est pas indiscret, qu’a donc fait votre dirigeant avec ses Indiens ? » Demanda monsieur Ducourez qui sentait bien que ces interlocuteurs s’avéraient mal à l’aise avec sa requête. « — Monsieur de Perier, afin de développer la production de la colonie a amené les planteurs à débuter les cultures d’indigo, à améliorer les rendements du sucre, du riz et du tabac. Il a, de plus, fait planter des figuiers de Provence et des orangers de Saint-Domingue. Les terres ayant pris de la valeur, leurs demandes et acquisitions n’ont cessé d’augmenter. Il a même fixé à vingt arpents, en perpendiculaire du fleuve, la superficie des plantations pour chaque propriétaire. Là, où il a procédé à une erreur, qui s’est transformée en guerre, c’est avec les Natchez. Il leur a manqué de respect, alors que jusque là, les colons s’entendaient bien avec eux. Ils entretenaient de bonnes relations, au point qu’un certain nombre de fermes se situait auprès du grand village Natchez. Personne n’en est vraiment sûr, mais il semblerait, que monsieur de Perier ait voulu construire pour lui une plantation sur les terres les plus fertiles de ce peuple. Il aurait même été jusqu’à leur ordonner de quitter le pays. Les Indiens ont réagi en attaquant les colons et ils en ont beaucoup massacré. » Répondit Hilaire qui n’avait que faire de la mansuétude de son alter ego. Souhaitant détourner la conversation Philippine prit la suite. « – Ce qui est dommage, c’est qu’avec tout ça, nous n’aurons plus de bals à la maison du gouverneur. Outre que monsieur de Bienville n’y loge pas, je crois avoir compris qu’il va être obligé de se rendre au fort des Natchez. Nous avons encore quelques problèmes avec les Chickasas. 

— Vous avez oublié que le chevalier de Pradel a ouvert un cabaret.

— Je sais bien, madame Saurine, mais décemment nous ne  pouvons y aller.

— Accompagnée de votre conjoint, aucune raison ne vous empêche d’y accéder. Après tout, nous avons tous besoin de musique, exprima Léandre avec un large sourire et le regard fixé sur leur hôtesse. 

Gabrielle d’ARTAILLON

Philippine, encore plus, elle possède une très jolie voix, aussi au couvent, elle a très vite fait partie de la chorale. De plus, elle joue divinement bien de la harpe si bien qu’elle nous a fait écouter un très beau morceau lors de nos dernières pâques. Il est dommage que vous n’en ayez pas une ici. » Conclut Gabrielle. « — Une harpe ! C’est amusant, depuis des lustres nous en détenons une dans l’entrepôt dont personne ne veut, ajouta le trésorier ». Hilaire, bien qu’il ne percevait pas pourquoi, était agacé par cette partie de la conversation. Il supposa que cela venait du fait qu’il ne connaissait pas les dons de son épouse. Il ne s’y intéressait peut-être pas assez. « — Monsieur Saurine, vous pourriez la faire livrer demain matin ? Je pense que cela fera plaisir à ma femme. » Les échanges se poursuivirent sur d’autres sujets. Hilaire était titillé par quelque chose qu’il ne discernait pas. Il estimait que cela concernait Philippine, mais il n’aurait pas su dire quoi ? Avec plus d’attention, il aurait pu réaliser l’intérêt que portait Léandre pour son épouse. Ce dernier suivait, avec plus de curiosité, les conversations féminines afin de pouvoir s’y immiscer. La seule chose qui le passionnait, c’était connaître la jeune femme, rien d’autre en fait ne le captivait. Il appréciait en dehors de sa beauté, de son charme, de son regard envoûtant, son empathie évidente envers les gens. Cela l’attendrissait et touchait son cœur. Celle-ci n’était point dupe de l’effet qu’elle lui faisait et paraissait ne pas voir où il voulait en venir. Toutefois, elle percevait sa bonté et la corrélation avec son âme. Elle était intérieurement bouleversée même si elle n’en laissait rien transparaître.

***

La plantation avait rappelé Hilaire. Les quatre négociants allaient partir pour la Mobile puis pour la France. Ils n’avaient donc plus rien à faire avec lui. Ceux-ci avaient passé les deux dernières semaines en visite au sein des autres comptoirs de la ville.

Philippine avait été amenée à revoir Léandre, jamais en tête à tête, son époux ne les avait invités à nouveau qu’afin d’échanger dans l’espoir de nouer des liens voire des contrats. Aucun d’entre eux ne s’était engagé avec quiconque. Ils attendaient de connaître toutes les maisons de négoces de la colonie. Ce fut lors de ces discussions que Philippine apprit leur départ et leurs pérégrinations. Léandre comprit que cela la touchait, mais il savait qu’il ne surviendrait rien entre eux au vu des circonstances. De toute façon, il ne voulait pas d’une simple aventure avec celle-ci. Il espérait plus, mais il ne saisissait pas comment cela pourrait se réaliser. Il en était dépité. Quant à elle depuis qu’elle se révélait consciente qu’il allait quitter la Louisiane, il ne sortait plus de ses pensées. 

Le dimanche de Pâques était passé et Philippine n’avait point aperçu la révérende mère dans l’église lors de la messe. Ayant décidé que cela était anormal, elle opta, une fois son mari parti, de gagner le couvent. Cela faisait bien deux semaines qu’elle ne s’y était pas rendue. Dès qu’elle fut prête, accompagnée de Cunégonde, elle monta dans le carrosse. Elle ne put s’empêcher de ressasser de sombres pensées tout au long du voyage qui heureusement s’avérait fort court. Elle pressentait un drame. Arrivée sur les lieux, elle perçut de suite une étrange atmosphère. Il se passait quelque chose et ce n’était pas bon. Elle pénétra dans l’habitation principale et fut accueillie par sœur Marie-Madeleine. «  Bonjour ma sœur. Vous avez un problème ?

— Bonjour Philippine. Oui, notre révérende mère ne va pas bien. Elle est épuisée.

— Je peux aller la voir ?

— Bien sûr, venez. Je vais lui annoncer votre visite. » Elles gravirent l’escalier qui menait à l’étage et aux appartements de sœur Marie Tranchepain. Elles croisèrent sœur Blandine qui sortait de la chambre de la souffrante. Philippine remarqua sur son visage son désarroi. Elle comprit que son pressentiment était juste, la situation apparaissait préoccupante. Elle attendit derrière la porte que sœur Marie-Madeleine prévint la malade. Elle pénétra dans la pièce où l’on avait tiré les rideaux des fenêtres. «  Bonjour, révérende mère, il paraîtrait que vous n’êtes pas bien. 

— Bonjour, mon enfant ! vous pouvez vous approcher. Mon mal ne contaminera personne, j’en suis sûre. J’avoue, je ne me trouve pas consciente de ce qui me ronge, mais cela m’épuise. 

— Vous êtes allée faire chercher un médecin ?

— Ils sont très pris et puis je pense que c’est inutile. Aucun ne pourra alléger ma douleur.

— Enfin ma mère, vous ne pouvez savoir. L’un d’eux peut, peut-être, vous soulager quelque peu. Je pourrais demander au docteur Breytal de venir vous ausculter. C’est la moindre des choses.

— Faites comme vous le sentez, mon enfant. Je vous fais confiance et je ne suis plus apte à réfléchir. » Philippine resta une petite heure lui tenant compagnie, lui racontant les semaines où elle n’était point venue les visiter. Quand elle sortit, elle était au bord des larmes. Elle alla retrouver les autres sœurs. «  Notre révérende mère m’a autorisée à aller quérir un médecin. Je vais donc me rendre chez le docteur Breytal. J’espère qu’il pourra arriver avant la tombée de la nuit. »  Toutes furent rassurées, sauf sœur Blandine, qui la suivit jusqu’à son carrosse, où l’avait précédée Cunégonde. «  Tu sais, Philippine, cela ne va pas changer grand-chose.

— Oui, ma sœur. Mais si, au moins, il pouvait l’apaiser. »

Elle s’arrêta sur son retour chez le soignant, qui accepta de suite de se rendre au couvent. Elle demanda ensuite à Anatole de stationner à la cathédrale Saint-Louis. Une fois arrivée, elle lui dit de rentrer à l’habitation. Elle s’en retournerait seule. Cunégonde, attristée par ce qui effondrait sa maîtresse, comprit qu’elle ne devait pas quitter la voiture.

***

Léandre Cevallero

Philippine pénétra dans l’église. Elle ne se situait là que pour prier, elle n’attendait personne, aussi aucune entité ne se présenta. Elle sollicita le créateur pour qu’il amoindrisse les souffrances de la mère supérieure. Même si elle avait appréhendé qu’elle allait malheureusement mourir, elle ne méritait pas cela. Ayant accompli sa supplique, elle sortit du lieu saint. En passant la porte, elle vit s’approcher face à elle, Léandre. Elle l’attendit. « — Vous n’avez pas l’air de vous porter bien, madame de Madaillan ?

— Appelez-moi Philippine. Nous ne sommes que tous les deux, nous n’avons pas besoin de faire du spectacle. C’est vrai, je ne vais pas très bien. Je viens d’avoir une mauvaise nouvelle de plus. » Léandre devina que la précédente était son départ. «  Voulez-vous que nous marchions jusqu’à la Jetée ?

— Ma foi, pourquoi pas ? » Philippine se dirigea vers le trottoir opposé à l’hôtel du gouvernement suivi du jeune homme. Elle appréciait l’idée de réaliser quelques pas avec Léandre, même si elle évitait le plus possible d’être vue. «  Si je puis me permettre, qu’elle est la dernière nouvelle qui vous a tant attristé. 

— Je viens d’apprendre que la révérende mère se trouve au plus mal.  

— Cela est fort affligeant effectivement.

— Nous avons créé un vrai lien d’affection entre nous. Elle a été très bienveillante envers mes amies et moi-même. Elle s’est comportée comme une mère avec nous.

— Je comprends que cela vous secoue. »

Atteignant la digue, et désirant s’éloigner du tumulte du port, ils en suivirent le cours vers le nord de la cité. «  Excusez-moi, mais quand partez-vous ?

— Nous allons à la Mobile dès demain, nous devions naviguer sur le lac Pontchartrain, mais il semblerait qu’il y ait un problème, un manque d’embarcation. Nous prendrons la flute, la Gironde, qui nous mènera au port de la Balise puis nous nous rendrons à Biloxi puis au fort de notre destination. Nous y passerons quelques jours et nous repartirons pour la France. 

— C’est donc la dernière fois que nous nous revoyons ici. 

— Ici ? Vous pensez que nous nous reverrons ailleurs ?

— Si j’en crois mon intuition, dans un an je serai rentrée au pays.

— Vous allez revenir ? Et votre époux ?

— Je ne saurais vous dire. Depuis mon arrivée dans la colonie, à l’intérieur de moi, je sens que je retournerai chez moi. »

Léandre était surpris par cette information, qui lui convenait. Il pouvait attendre une année voire deux, il n’espérait pas mieux que de la voir venir à lui. Il patienterait. Ils accomplirent encore quelques pas ensemble, ils avaient du mal à se séparer, puis il la raccompagna jusqu’à sa demeure. Ils se quittèrent. À peine fut-il parti que Philippine s’effondra. Cela faisait beaucoup trop d’incertitude. 

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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