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Épisode 16

28 novembre 1729, le massacre
Des coups étaient violemment frappés à la porte, s’ils continuaient sa tête allait exploser. Il grommela et comme les coups recommençaient, il hurla d’arrêter. Excédé, il se décida à se lever. Le commandant Etcheparre avait la gueule de bois. Il avait été invité la veille par le Grand-Soleil, chef suprême des Natchez, et accompagné de son état-major et du garde-magasin Ricard il avait festoyé, bu de l’eau-de-vie, caressé de jeunes Indiennes, une bonne partie de la nuit. Qui osait dès l’aube venir rompre son repos ? Il ouvrit violemment sa porte, et trouva derrière, sa sentinelle figée ; « — qu’est ce qu’il y a ! Nom de Dieu ! » Au garde-à-vous, il lui annonça le lieutenant Macé. Il allait l’envoyer paître, mais ce dernier, qui prévoyait une scène de ce genre, était juste derrière lui, accompagné de l’interprète Papin, que l’ouverture la porte cachait. « — Mon commandant, désolé de vous sortir du lit, mais j’ai une information d’importance à vous remettre.
— Et bien ça attendra que j’aie dormi !
— Mon commandant, excusez-moi d’insister, c’est trop grave pour remettre cela à plus tard, les Natchez vont nous attaquer, je tiens cela de source sûre.
— Comment ? Mais vous affabulez, vous vous prenez pour un devin !
Sans se décontenancer, le lieutenant insista : « — Mon commandant, le Grand-Soleil est un traître, il a donné ordre à ses guerriers d’égorger tous les Français.
— Et vous m’avez réveillé pour cela, alors que je me suis couché à trois heures de relevé. Ma parole, vous cherchez à m’en imposer. Je ne le crois pas. Comment osez-vous être soupçonneux envers une Nation amie ? Il n’y a pas trois heures que j’étais encore parfaitement reçu par le grand Soleil. Vous m’importunez au plus haut point Macé ! Gardes ! Mettez cet homme aux fers, et je ne veux plus rien entendre.
Mais l’interprète Papin ainsi quatre ou cinq autres personnes arrivées entre-temps pour lui faire un rapport similaire se rebellèrent et essayèrent de se faire entendre, mais ils ne furent pas plus écoutés. Aboyant d’une voix pâteuse, il ordonna : « — tant que vous y êtes, mettez-y aussi ceux-là ! – et se tournant vers la sentinelle qui était en faction à sa porte, il ajouta. – et ne laissez entrer personne chez moi avant neuf heures du matin. » Après cela, débarrassé des importuns, il alla se remettre au lit.
*
Au petit matin, monsieur Kolly, avec son fils, tous deux arrivés la veille, et son intendant, monsieur Longuay, se rendirent au fort. Les trois hommes étaient fort inquiets, ils avaient remarqué des rassemblements, qui pour eux dénotaient un comportement étrange de la part des Natchez. D’un commun accord, ils s’étaient décidés et étaient venus en faire part au commandant. À leur entrée, le garde leur refusa une entrevue, monsieur Kolly repoussa le garde et passant outre, ils forcèrent le passage réveillant une deuxième fois le commandant du fort. Son mal de tête n’étant pas circoncis, et ne voulant pas entendre ce qui pour lui était des inepties d’hommes veules, il ordonna à leur surprise, sans même leur laisser le temps de s’expliquer, de mettre ses nouveaux visiteurs avec les autres, soit dans la prison du fort. Ils s’indignèrent de ce comportement, résistèrent, mais durent obtempérer.
Dans la geôle tous étaient catastrophés, ils comparaient leurs informations et toutes se recoupaient. Pour éviter les terribles événements qui à leur avis se profilaient, il aurait suffi pour dissiper l’orage, de faire mettre les troupes sous les armes et un seul coup de canon à poudre aurait intimidé les belligérants. Ils jugèrent le commandant obtus et d‘une bêtise incommensurable qui allait les mener dans une situation dramatique.
*
Pendant ce temps-là, les Natchez jouaient le dernier acte de leur sanglant projet, afin de prendre, pour ainsi dire, tous les Français d’un seul coup de filet. Ils s’étaient dispersés par troupes. Les uns à la concession Terre-Blanche, d’autres à celle de Sainte-Catherine ou au Fort-Rosalie où les Soldats de la garnison avaient leurs fusils, mais guère de poudre. Il n’y avait pas un seul habitant, chez lequel ils ne se fussent rendus sous différents prétextes. Les uns apportaient aux Français, ce qu’ils pensaient leur devoir, les autres venaient prier leurs amis de leur prêter leurs fusils pour tuer, disaient-ils, un ours ou un chevreuil qu’ils avaient vus proches de l’habitation, quelques-uns feignaient de vouloir traiter quelques marchandises. La plupart des colons n’y prêtèrent pas attention. Où il y avait trois ou quatre Français ensemble. Il s’y trouvait au moins une douzaine d’Indiens, avec ordre de leur chef d’agir qu’au signal qu’il leur avait été donné.
Ces mesures étant prises, le Grand-Soleil partit du grand village Natchez sous l’œil circonspect de Brazo-Picade et des autres femmes. Porté dans sa litière, accompagné de ses Guerriers, des petits Soleils des différents villages, le calumet au vent, le sorcier du cacique avançait frappant sur le pot de cérémonie. La troupe portait au Commandant français le dédommagement promis, volailles, pots d’huile, blé, pelleteries qu’il avait exigés pour les deux Lunes de délai qu’il leur avait accordé. Comme les Indiens passaient sur la route proche de l’ancien magasin de la Compagnie, le premier à voir la procession fut monsieur Ricard, le garde-magasin. Afin de mettre en sûreté les effets et marchandises qu’il avait apportés pour ce poste. Il était descendu au bas de la côte où il faisait décharger la demi-galère. Bien que surpris de ce cortège festif, bienveillant, il lui sourit. Cela le rassurait et éliminait les inquiétudes qu’il avait ressenties suite à quelques conversations avec des planteurs de la région. La troupe passa au pied du fort, chantant, faisant voltiger le calumet à la vue de tous les soldats de la garnison, qui étaient accourus pour voir cette marche. Les Natchez avançaient ainsi en cadence et à pas comptés vers la maison du Commandant, qui dormait encore, sans songer à tant de biens qu’on lui apportait. Madame Etcheparre, derrière une fenêtre regardait, ébahie, s’avancer le groupe. Une sentinelle vint prévenir le garde en faction. Ils n’eurent pas le temps de se poser la question de savoir s’il devait réveiller leur commandant, celui-ci à l’étage râlait déjà : « — C’est quoi tout ce boucan, bordel de dieux, on ne veut donc pas que je dorme !
— Commandant ! Dépêchez-vous ! Le Grand-Soleil, en personne, suivi d’une troupe de guerriers chante le calumet et approche du fort, les bras chargés de présents. Expliqua le messager.
— Et quand je pense que ses bougres d’officiers et de planteurs sont venus me mettre en garde ! Mais de quoi, nom de Dieu ? Allez me chercher Macé, Papin et les Kolly père et fils, qu’ils viennent assister à la manifestation d’amitié que m’offrent les Natchez.
N’ayant pas le temps de se vêtir, il reçut la délégation en robe de chambre. Il accepta volailles, huile d’ours, peaux de castor et le blé, geste d’allégeance, promis par le chef de Pomme-Blanche. Il admira ces présents avec complaisance, se riant intérieurement de la vaine crédulité de ceux qui l’avaient mis en garde contre ses amis les Sauvages. Les délégations indiennes et françaises fumèrent le calumet. Etcheparre, assurée de sa victoire sur les événements, plein de complaisance, pour faire plaisir aux Natchez, dansa, but et rit avec eux. Les seuls à ne point participer de bon cœur à cette manifestation d’allégresse, étaient, bien sûr, le jeune lieutenant et ses comparses de geôle qui impuissants contemplaient le spectacle. Pendant que la fête monopolisait l’attention d’Etcheparre et du plus gros de sa garnison, les guerriers indiens se répandaient dans le fort et sans que personne ne le remarque, ils furent rapidement du même nombre que les soldats de la garnison.
Pendant ce temps, d’autres Natchez battaient la campagne alentour, prenant position au bord de la rivière, s’approchant d’une demi-galère arrivée la veille pleine de marchandises devant emporter à La Nouvelle-Orléans les boucaux de tabac récoltés dans les concessions. Là, chaque guerrier à la surprise de tous choisit son homme, le coucha en joue, le tira et le laissa mort sur la place. C’était le point de départ du plan revanchard du Grand-Soleil. Dans le fort, les coups tirés déconcertèrent les soldats et en désordre, ils tombèrent sans avoir eu le temps de comprendre ce qui se passait. Vingt-trois des vingt-quatre soldats du fort périrent sans avoir pu se défendre, le père Poisson, jésuite, l’abbé Bailly, le sous-lieutenant Desnoyer, les chirurgiens Laronde et Gurloz, les mariniers Pascal et Caron, patrons de la demi-galère, furent décapités avant que d’avoir pu réagir.
En rentrant chez lui, sa maison était hors du fort après le cimetière, le lieutenant Macé, qui s’était éclipsé, dépité par l’inconscience de son supérieur pendant la fête, fut rattrapé par des Indiens et en voulant s’enfuir, reçut une machette dans le dos. Il ne s’était pas effondré qu’il était scalpé.
Les habitants, qui ignoraient ce qui se tramait, virent arriver chez eux, tout miel et tout sourire, des Indiens qu’ils avaient l’habitude de côtoyer. Au signal auquel tous les Natchez étaient attentifs, ils firent de tous côtés main basse sur les Français. Les uns furent percés de leurs propres armes, les autres égorgés ou assommés. Ce fut la panique générale, mais c’était la plupart du temps trop tard pour réagir ou s’enfuir. Monsieur Kolly père et son fils furent massacrés à leur concession de Sainte-Catherine, alors qu’avec monsieur de Longraye, ils venaient juste de revenir. Monsieur Desnoyers, le régisseur de la Terre-Blanche connut le même sort. Monsieur des ursins et monsieur de Saint-Germain-en-Laye, qui chassaient par là, furent attaqués et tués.
Dans le fort, ce n’était que hurlement, coup de feu, gargouillis d’hommes égorgés ou éventrés, tous les occupants furent abattus, même les soldats la Flamme, la Joye, la Douceur, tous tombèrent morts sur les lieux de la fête, sauf le commandant. Étonné par la scène, Etcheparre, abhorré des Natchez, épouvanté, blessé, eut le temps de s’extirper, de se sauver, par-derrière, dans le jardin. Les Natchez, méprisants, ne le mirent pas en joue. Le chef des « Puants » l’assomma, et le laissa sous les coups des femmes qui pour beaucoup n’oubliaient pas ce qu’elles avaient dû subir de lui ou de ses hommes. À coup de massue, elles le mutilèrent puis l’écorchèrent comme un vulgaire gibier, quand elles se lassèrent, le chef lui trancha la tête. Le soulagement et la colère ouvrirent la porte aux pires exactions. Le massacre telle une onde se répandit dans toute la région. Ils tuèrent au fusil, à la sagaie, à la hache, ouvrirent le ventre des femmes enceintes, égorgèrent celles qui avaient des enfants à la mamelle, écrasèrent la tête des nouveau-nés, se débarrassèrent d’innocents, dont les cris les importunaient ! Celles qui furent épargnées furent destinées à l’esclavage. Le Grand-Soleil avait exigé la mort de tous les hommes, de toutes les femmes qui feraient mine de résister. Miraculeusement, un tailleur et un charpentier, connus d’eux, furent gardés en vie pour leurs compétences. Les nègres se rendirent sans défense, la plupart étaient du complot, les autres furent égorgés. Il leur avait été promis la liberté et là possession des femmes et des enfants de leurs maîtres. Dans les demeures, ils vidèrent les armoires et placards, pillèrent puis mirent le feu.
Assis sous un hangar de la Compagnie, le Grand-Soleil jouissait du bruit de la fusillade et attendait qu’on lui apportât la tête du commandant Etcheparre, ce qui ne tarda pas. Tant que dura la boucherie, des guerriers vinrent déposer au pied du Grand-Soleil des têtes de soldats, de planteurs, d’employés de la Compagnie. Le cacique disposa en cercle celles des officiers, puis les autres en pyramide. Quand la fête sanglante fut terminée, il s’en alla d’un pas tranquille et les choucas arrivèrent.
Deux soldats du fort, qui avaient réussi à s’échapper, furent repris, Mayeux et Lebeau. Les Indiens leur laissèrent la vie sauve. Lebeau, parce qu’il était aussi tailleur et pouvait adapter aux mesures des assassins les vêtements de leurs victimes. Mayeux, parce qu’il était robuste et ferait un bon domestique. On le chargea d’ailleurs immédiatement de transporter au grand village des Natchez le butin, notamment la cave d’Etcheparre et les munitions trouvées dans le fort.
Monsieur Ricard, le garde-magasin, eut la présence d’esprit de plonger dans la rivière où il attendit la nuit. Il se sauva à la faveur d’un orage qui éclata en soirée. Une vingtaine de personnes réussirent aussi à se cacher, et comme lui profitèrent de l’obscurité et de la pluie pour quitter ces lieux maudits où les chiens, les chats sauvages, les renards et les rapaces se disputaient les cadavres.
épisode 17

L’attaque de la plantation
Malgré le soleil, dans la maison tout était morose, même le petit Roussin gratouillait sans grande conviction le sol en bas de l’escalier sous l’œil vigilant d’Abigaël. La scène de la veille avait laissé des traces, Jean n’avait pas voulu d’explications malgré les suppliques de Marie. Elle savait en son for intérieur qu’elle était quelque peu fautive, mais elle n’avait pas voulu cela. Au matin lorsqu’elle s’était levée, Jean était déjà parti, c’était habituel, mais cette fois-ci Marie en éprouva un sentiment de profonde solitude. Comme sa réflexion devenait très sombre, elle se leva, l’action la chasserait. Elle fit sa toilette sans y apporter grande attention contrairement à son habitude. Lorsqu’elle sortit de sa chambre, elle se retrouva face à Zaïde qui, avec zèle, lui apportait comme chaque matin son déjeuner. Décontenancée, l’esclave prise au dépourvu ne savait où servir sa maîtresse, d’un geste las, celle-ci lui indiqua le salon. Contre toute attente, elle y retrouva Blanche-Marie. Le dispensaire était vide, elle s’était réfugiée là, et fut sortie de ses préoccupations à l’entrée de son amie. Elle se força à lui sourire et prit une tasse de café pour l’accompagner. Marie s’installa, et se laissa servir. L’humeur lugubre, elle se mit à tourner sans conviction sa cuillère dans sa tasse. L’estomac noué, elle ne se sentait pas d’avaler quoi que ce soit. L’âme en peine, elle laissait courir son regard vers l’extérieur, Blanche-Marie était peinée pour elle. « — Voyons Marie, vous ne pouvez vous mettre martel en tête, vous n’êtes pour rien dans tout cela. » Marie tourna la tête vers elle, posa sa cuillère, elle remit une mèche de cheveux derrière son oreille, elle avait les yeux embués. « — Vous savez bien que j’y suis un tant soit peu pour quelque chose… Mais comprenez, quand je l’ai vu, là, dans l’allée, après tous ces jours d’angoisses, d’incertitudes, mon cœur n’a plus eu sa raison… J’ai perdu quelque peu la tête. Et… François, enfin, monsieur de Montigny, s’est cru autorisé ce qui a suivi. Je ne l’ai pas voulu, Blanche-Marie. Je vous jure que je ne l’ai pas voulu. J’aime Jean, on ne peut avoir meilleur époux. Évidemment, ce n’est pas monsieur de Montigny, ce dernier a, dirons-nous, plus de panache, mais mon époux me rassure, il me protège. Je n’ai pas besoin d’autant rêver. » Elle s’effondra en pleurs. Blanche-Marie se précipita, l’a prise dans ses bras, essaya de la consoler. « — Venez Marie. Allons faire quelques pas. Cela nous fera du bien. »
Les deux amies, bras dessus bras dessous, s’engagèrent dans l’allée qui allait vers le fleuve. Elles avaient laissé derrière elles le petit Roussin contrarié de ne pouvoir les suivre ainsi que Brutus. Le molosse semblait souffrir d’une indigestion. « — Je me plains Blanche-Marie, mais vous ? vous ne dites rien. N’avez-vous jamais eu de soupirant ? Monsieur Macé par exemple ? J’ai remarqué qu’il n’était jamais loin quand nous allions au fort. » Blanche-Marie fut surprise de la tournure de la conversation, c’était bien la première fois que Marie ou quiconque s’intéressa à ses sentiments amoureux. Il était vrai qu’elle était très réservée et évitait les questions personnelles. Elle avait à peine parlé de sa famille ? En avaient dit très peu de choses. Par courtoisie, personne n’avait jusqu’alors essayé d’en savoir plus, d’autant qu’elle dirigeait à chaque fois les conversations sur ses interlocuteurs qui ne se préoccupaient que rarement de ses pensées. Comprenant que c’était un bon dérivatif aux préoccupations de son amie, elle se laissa faire.
— Il est charmant et très gentil. Mais non ! Il n’a d’ailleurs jamais montré le moindre intérêt à mon encontre.
— Mais il n’y a jamais eu personne ? Jolie comme vous êtes, vous ne me le laisserez pas croire.
— Non, pas qui vaut la peine de s’y intéresser. – Peut-être par franchise, peut-être simplement, car elle avait envie d’en parler, elle se reprit. – Si, en fait. Mais il y a bien longtemps. Mais ce n’était qu’un caprice d’enfant. De toute façon, je n’ai plus de nouvelles.
— Oh, comme c’est dommage. Et comment s’appelait-il ?
— Thimothée, Thimothée Monrauzeau. Blanche-Marie éprouva un peu de tristesse, cela faisait déjà sept ans, elle pensait avoir oublié. Cela faisait si longtemps qu’elle ne s’était pas autorisée à penser à lui. Les premiers temps de son arrivée, elle avait espéré des lettres, qu’il viendrait la chercher, mais comme rien n’était venu elle avait rangé ses espoirs dans la case de l’oubli. En fait, elle n’avait guère laissé parler les battements de son cœur, elle avait cloisonné ses sentiments dans une tour d’ivoire, trop de pertes l’avaient fait souffrir. Elle s’était contentée d’être spectatrice. Elle ne se supposait même pas jolie ni attrayante, son comportement toujours en retrait, un peu froid, avait fait échouer plus d’une approche, ce dont elle était inconsciente. Si quelqu’un avait soupiré pour elle, elle ne l’avait jamais su, et ce n’était pas le harcèlement d’Etcheparre qui lui avait ouvert les yeux sur des relations plus engageantes.
L’esclandre, causé par Montigny, avait remué tout le monde et secoué les certitudes de chacun. L’instabilité qu’avait créée la dispute avait mis à mal la stabilité des émotions que s’était construite Blanche-Marie. Le silence s’installa entre elles, chacune prise dans les méandres de ses pensées. Elles passèrent le portail sans vraiment y prêter attention. Elles sortirent brutalement de leurs réflexions respectives aux hurlements de Jean. « — Courez, courez, vite aux bateaux, les Natchez ! » Comme un seul corps, elles se retournèrent et virent arriver au loin, Jean, à toutes jambes, tenant son fils sous le bras, suivi d’Abigaël et de Zaïde qui tant bien que mal essayaient de ne pas se faire distancer. Derrière, au loin, un rideau de fumée épais s’élevait, ce devait être les champs en feu. Déjà sous la véranda les premiers guerriers hurlants agitant leurs armes au-dessus de leur tête apparaissaient, l’un d’eux fracassa le crâne de Brutus qui protégeait la fuite de ses maîtres. Blanche-Marie réagit la première, prit la main de sa compagne et l’entraîna, courant au plus vite. Jupes relevées, leur course empêtrée par celles-ci, les deux femmes faisaient de leur mieux pour fuir le terrible danger. Cherchant son souffle, comprimée par son corset, Marie essayait de regarder derrière elle, mais sa comparse la tirait sans ménagement. « — Non ! Non Marie ! Court, nom de Dieu, court ! » À bout de souffle, elles arrivèrent au ponton, Marie hésita, Blanche-Marie la poussa dans la première embarcation, une grosse barque. Jean arriva, son petit toujours dans ses bras. Il se baissa, défit la corde qui retenait le bateau. Un hurlement glacial jaillit dans l’air, le fit se retourner, Abigaël avait été rejointe par un Indien. Celui-ci la poussa, la faisant trébucher, tomber, et là sans hésitation, l’égorgea, faisant jaillir de la gorge de la malheureuse ébahie un flot de sang. Zaïde fit deux enjambées de plus, mais à son tour fut rejointe, son agresseur lui fit faire une volte-face lui plantant son coutelas dans le ventre et l’éventrant en un seul mouvement dans un cri de victoire à la stupéfaction de sa victime. Levant les bras devant lui, affolé, Jean tendit son fils, l’enfant ne comprenant pas se débattit. Une flèche vibra dans l’air et se figea dans le milieu du dos de Jean. Il perdit l’équilibre, fit tomber son garçon à l’eau. Marie rugit d’épouvante. Elle se pencha pour rattraper l’enfant. Son mouvement écarta l’embarcation du ponton qui, prise dans le courant du fleuve, s’éloigna. Impuissante, elle hurla d’horreur, son enfant se noyait sous ses yeux. Blanche-Marie eut juste le temps de saisir Marie par la taille pour l’empêcher de passer par-dessus bord. Désemparées, dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, elles regardaient, désespérées, horrifiées, la scène sur le ponton. Une dizaine d’Indiens invectivaient, les menaçaient les bras en l’air pour montrer leurs armes pendant que l’un d’eux s’acharnait sur le corps de Jean.
Marie était livide, pétrifiée. Elle était anéantie. Blanche-Marie la repoussa vers le fond du bateau afin d’éviter les quelques flèches qui allèrent plonger dans l’eau autour d’elles. Marie finit par fondre en pleurs, Blanche-Marie était accablée. Elles étaient toutes les deux emportées par le flot sans moyen de maîtriser l’embarcation, les rames étaient restées sur le ponton. Le fleuve était large, si large que d’une rive à l’autre, on avait du mal à en distinguer les abords, et elles étaient emportées sans possibilité de se diriger d’un côté ou de l’autre. Marie était amorphe au fond du petit bateau, le choc avait été si violent que son esprit s’était fermé. Blanche-Marie n’avait qu’une peur, c’était d’être poursuivie, rattrapée par les Indiens. Elle scrutait au loin, le plus loin possible, mais elles semblaient être seules dans leur désarroi. Elle n’avait plus la notion du temps, le drame qui s’était déroulé lui avait paru interminable et dans le même temps si fulgurant. Et maintenant, tout lui paraissait si lent, à son goût, elles ne s’éloignaient pas assez vite du lieu du drame. Dans quelque direction qu’elle portât son regard, de vastes forêts noirâtres bordaient l’horizon, les troncs dégarnis de leurs branches descendaient lentement le courant du fleuve, et la rive était parsemée d’arbres échoués. Les rives n’étaient pas plus rassurantes que le fleuve.
*
Richard maugréait, râlait contre son maître. Il avait les tripes en bouillie et voilà qu’il l’envoyait réparer son bateau, sous prétexte qu’il avait hâte de faire sa livraison. L’apprenti du maître potier, de mauvais gré, se rendit donc sur le chemin qui menait à l’embarcadère de la concession. La colique qui le tenait l’obligea en cours de trajet à chercher un lieu propice à sa délivrance. Ayant trouvé l’endroit adéquat, à son aise il libéra ses entrailles. Tout à la satisfaction de son soulagement, caché au fond d’un fourré, il fut surpris de voir se faufiler au travers des taillis un groupe d’Indiens. Cela ne présageait rien de bon. Il ne bougea pas. Inquiet, il épia. Suivit une troupe plus nombreuse qui avançait en catimini. Visiblement, ils étaient sur le pied de guerre. Il était terrorisé. Seul, loin des siens, dans l’incapacité de prévenir, il restait cloué sur place, comme foudroyé de terreur. Il n’osait faire un geste de peur d’être remarqué. Des coups de feu éclatèrent le faisant sursauter. Il se releva, remontant sa culotte au passage. Immobile, il prêta l’oreille. Près de lui rien ne bougeait. Retourner aux habitations le mènerait à la mort, il n’y avait aucun doute. Au loin, ce n’était que hurlements, cris de victoire des uns, d’agonie des autres. De là où il était, il ne voyait que la fumée des embrasements, les champs et les maisons devaient être la proie des flammes. Il resta tapi, et le peu qu’il devina, qu’il en vit, n’était que l’horreur de la tuerie. Il pleurait de terreur comme un enfant, ce qu’il n’était plus depuis peu. Les clameurs du massacre s’arrêtèrent à la nuit, les bruits nocturnes remplacèrent peu à peu ceux de l’agonie des derniers mourants. Richard ne bougeait toujours pas, il était épouvanté à l’idée d’être déniché par les sauvages et de subir le même sort que les siens. Maigrelet, malgré ses quinze ou seize ans, lui-même ne savait pas, tous le tenaient pour plus jeune qu’il n’était. Il passait toujours inaperçu, personne ne faisait attention à lui, cette fois-ci cela lui avait sauvé la vie. Tremblant de peur, engourdi de froid, les entrailles crispées par l’effroi et la faim, il se leva et sortit de sa cache à la pointe du jour. Il s’avança vers les ruines des maisons qui s’amassaient dans un angle de la concession. L’odeur était pestilentielle, âcre, écœurante. Il découvrit une vision des enfers, le sol était jonché de cadavres. Égorgés, étripés, scalpés, défigurés à coup de masse, les habitants gisaient là, pas un n’y avait échappé, quel que fût son âge ou son sexe. Devant tant d’horreur, le dégoût l’emporta, il vomit. Ses jambes faiblirent, malgré cela la panique lui redonna des forces. Il courut droit devant lui, oubliant toute prudence. À bout de souffle, il se retrouva sur le ponton de l’embarcadère, il sauta dans une pirogue et pagaya du plus vite qu’il put. Il lui fallait s’éloigner le plus loin possible. La distance faisant, la panique s’estompa, il s’arrêta au milieu du fleuve, et s’y effondra en pleurs balbutiant des prières. Désemparé, loin de tout, il restait hébété, il était peut-être près d’un danger, cette dernière possibilité le décida, il lui fallait rejoindre le fort Saint Claude plus bas sur le fleuve. Là, il serait en sécurité. Il se mit donc en tête d’aller chercher du secours ou tout au moins prévenir, donner l’alerte. Il garda son canoë au milieu du fleuve, il ne voulait pas être remarqué, chaque fois qu’il avait un doute il s’aplatissait le plus possible, espérant que son embarcation soit prise pour un des multiples troncs d’arbres qui flottaient habituellement. De peur d’être intercepté, même de nuit il laissait glisser son embarcation dans le courant. Il mit deux jours qui lui parurent interminables pour arriver au fort qui surplombait le Mississippi, ce fut un soulagement de le voir se profiler au loin. Lorsqu’il s’approcha, force pour lui, fut de constater que rien ne bougeait, qu’étrangement tout était calme. Il tira son canoë sur la berge et le camoufla sous la végétation du bois qui entourait les bâtiments français. Il se faufila entre les arbres jusqu’à s’approcher des premières maisons adossées à la palissade du fort. Il blanchit d’un coup, il était atterré, les habitants des lieux avaient subi le même sort que ceux de la concession. La tuerie avait été générale, nul ne semblait y avoir échappé. Les mêmes scènes s’étalaient devant lui, c’était un cauchemar. Il allait reculer vers le sous-bois, quand il en entendit un râle, il se raidit. Il balaya l’espace du regard et finit par remarquer le moribond qui avait encore un souffle de vie. Il s’approcha du corps, c’était un militaire, une large plaie laissait un flot de sang s’écouler. Richard enleva sa chemise et compressa la blessure. L’homme entre deux souffles gémit : « — te fatigue pas petit, je n’en ai plus pour longtemps… faut aller… le gouverneur… prévenir, les Natchez… les autres nations aussi… » la tête de l’homme vacilla et un filet de sang sortit entre ses lèvres. Désemparé, l’apprenti ne savait que faire, un craquement dans le sous-bois le ramena à la réalité, sa survie. D’un bond, il se précipita derrière un pan de mur calciné, comme rien ne semblait sortir ni bouger du bois, il pensa à quelques bêtes. Courbé, presque rampant, il retrouva la végétation qui pouvait le dissimuler, puis il courut le plus vite possible jusqu’au bord du fleuve, il retrouva son embarcation, et sans regarder derrière, il la mit à l’eau, sauta à l’intérieur et pagaya.
Il ne devait jamais réellement se souvenir des jours qui suivirent et qui le menèrent, hagard, épuisé jusqu’aux pieds du gouverneur de la Louisiane, effaré à l’écoute de son histoire. Les Natchez, mais aussi les Yazous, les Natchitoches, les Chouachas et les Chactas s’étaient soulevés
*
Monsieur de Mesplet était attaché au poteau de torture au milieu du Grand-Village Natchez. Il s’était fait remarquer dans quelques-unes des guerres précédentes aussi, cela faisait trois jours et trois nuits qu’il était savamment martyrisé. Blanche-Marie et Marie, à genoux et en pleurs, comme tous les prisonniers, dans les faits, essentiellement des femmes, étaient obligées d’assister au spectacle sanglant qui consacrait la victoire des guerriers Natchez. Elles étaient attachées devant la maison de Brazo-Picade à qui elles avaient été offertes en esclave. Leur chevelure couleur de soleil pour l’une, couleur de lune pour l’autre, avait attiré trop de convoitise, aussi pour éviter que ses petits soleils ou ses guerriers n’en viennent à se battre entre eux, le Grand Soleil, diplomatiquement, avait tranché pour sa mère. Elles avaient été rattrapées sur le fleuve à quelques encablures de la concession et elles vivaient à leur corps défendant le martyr d’un de leurs voisins. Leurs ventres se crispaient, leurs têtes éclatées chaque fois qu’un guerrier sortait du cercle entourant la victime et qui par un cri annonçait son passage à l’action. Il s’élançait alors vers monsieur de Mesplet et avec un geste expert à l’aide d’un crochet, il arrachait un lambeau de sa peau. Elle était ainsi arrachée morceau par morceau et comme cela ne semblait pas suffire les sauvages déposaient sur son corps à vif des poisons le brûlant horriblement. L’orgueilleux seigneur, qu’était la victime, ne laissait échapper aucune plainte, aucun gémissement, ni aucune supplique à la satisfaction de ses tortionnaires pour qui cela montrait autant la valeur du prisonnier que la leur. Sous les yeux pleins de larmes, accompagnés des gémissements et l’empathie de ses amis et voisins, le supplicié rendit l’âme en gentilhomme fier de l’être avec à peine une crispation de la mâchoire à la dernière décharge de douleur. Sous les yeux horrifiés des blancs par ce dernier outrage sur sa personne, ses longs cheveux bouclés, si beaux, qui coulaient sur ses épaules dont il était si fier, furent scalpés et remis au Grand-Soleil. Le silence s’abattit, puis crescendo les tambours résonnèrent, et leurs rythmes lancinants entraînèrent les guerriers offrant leur danse au grand manitou. Blanche-Marie dans les bras de sa comparse effondrée pleurait à n’en plus pouvoir. Elles désespéraient l’une et l’autre de sortir de ce cauchemar sans fin.
Outre les prisonniers, le Grand-Soleil avait saisi nombre de fûts contenant de l’eau de vie. Il en distribua généreusement aux petits soleils et à leurs hommes. Les femmes, qui savaient à quoi s’en tenir sur les suites prévisibles de la beuverie, rentrèrent dans leurs maisons et s’y barricadèrent. Les hommes, s’ils riaient pour l’instant, dès qu’ils seraient ivres, ce qui arrivait vite, deviendraient très agressifs, certains allant jusqu’à se battre à mort.
Brazo-Picade profita de ce moment de flottement pendant lequel personne ne faisait attention à elle, où les hommes étaient tous captivés par le liquide chaud et brûlant qui les faisait flotter qui les rendaient euphoriques, pour quitter les lieux avec ses deux esclaves blanches. Celles qui avaient été astreintes à rester sur place pendant trois jours, comme tous les prisonniers ou peu s’en fallait, furent déconcertées quand elles comprirent que la mère du Grand-Soleil les faisait sortir du Grand-Village. Traumatisées, empreintes encore du drame qui venait de s’achever, les jambes flageolantes, troublées par la crainte, elles suivaient la vieille indienne sans comprendre. Elles étaient abasourdies et ne comprenaient pas. Elles ne cherchaient pas à savoir ce qui se passait, elles sentaient simplement que le pas de la cacique s’accélérait. Intriguées, sans trop comprendre, elles se retournaient et regardaient furtivement si elles n’étaient pas suivies. Leur route s’arrêta sur le bord du bayou. Là, l’Indienne entreprit de tirer un canoë à l’eau. Elle chuchota avec énergie « — Aidez-moi ! Dépêchez-vous ! » Bien que déconcertées, le ton les électrisa. Elles attrapèrent les bords de l’embarcation et tirèrent de toutes leurs forces. Une ondée brutalement se mit à tomber, Brazo-Picade sourit, le grand Manitou était avec elles, il les cachait à tous. Les deux femmes pénétrèrent dans l’eau. Les cheveux mouillés commençant à dégouliner sur leur visage, les vêtements collant à la peau, de plus en plus désemparées par la situation qu’elles ne comprenaient pas, elles hésitèrent se demandant quel parti prendre. L’Indienne les houspilla « — Allez ! montez ! » Les deux fugitives venaient de comprendre leur situation, à leur étonnement, la cacique les aidait à s’échapper. Sans plus d’hésitation, elles prirent place dans le canoë, l’embarcation oscilla, dès qu’elle fut stable, elles prirent chacune une pagaie. « — Pour l’instant, laissez — Moi faire ! Vous m’aiderez plus tard. » L’Indienne supposait à raison qu’elles ne savaient pas ramer. Tout au long du reste de la nuit, elles parcoururent la « petite rivière » puis la « rivière Blanche « qui se jetait dans le large fleuve le Mississippi. La première était profonde, mais si peu large qu’il fallait éviter la végétation des rives qui fouettait le visage, si l’on n’y apportait pas attention. Le deuxième bayou plus large passait aux abords des concessions françaises où plus rien ne bougeait où tout n’était que mort. La rivière Blanche formait une large courbe qui passait très loin de la concession des Roussins, ne laissant pas aux passagères l’envie de s’y arrêter, ni même d’y faire un détour. Quand le soleil éclata derrière le rideau de la forêt ancestrale, elles étaient sur le large Mississippi. L’Indienne accéléra la cadence dans la large courbe qui les éloignait de la région des Natchez, leur fit traverser celle des trois chenaux afin qu’elles ne s’y perdent pas dedans et accosta sur la rive Est du fleuve. Brazo-Picade n’avait pas ouvert la bouche pendant tout le voyage, les sens aux aguets, tout comme ses passagères. Elles étaient tendues, persuadées de voir débouler, elles ne savaient d’où, les guerriers à leur poursuite. Dans la tête des deux fugitives, les questions se bousculaient, elles n’étaient pas sûres de comprendre les aspirations de la Natchez, voulait-elle vraiment les soustraire aux siens ? Elles envisageaient donc différentes solutions, certaines, sans trop y croire, mais espérant tout de même. Comme elles esquissaient de suivre l’Indienne sortant de l’embarcation, celle-ci les arrêta dans leurs mouvements.
« — Non, vous, vous restez. Je ne peux rien de plus. Vous en avez pour plusieurs jours. Dans la journée, restez au milieu du fleuve. Si vous vous approchez d’un village, cachez-vous sur la rive opposée et continuez votre chemin pendant la nuit tapi dans le fond de l’embarcation en la laissant filer dans le courant. Mais évitez de voyager pendant la nuit, vous ne discernerez pas les obstacles. Bonne chance ! » L’Indienne sans attendre ni objections ni remerciements leur tourna le dos et s’enfonça dans la forêt. Elle aurait aimé faire plus, ne serait-ce que pour effacer quelque peu ce que son peuple avait commis, mais elle savait aussi que cela ne pardonnerait en rien les exactions meurtrières.
Blanche-Marie et sa compagne furent abasourdies par ce retournement de situation et sur l’instant, restèrent décontenancées ne sachant que faire. Elles se regardèrent espérant de l’autre un début d’action, Blanche-Marie avec sa pagaie repoussa le canoë de la rive. Elles furent aussitôt entraînées dans le flux du fleuve. Réagissant, elles essayèrent de s’accorder, trouvèrent leur rythme et firent avancer avec vigueur leur frêle embarcation, l’espoir leur revenait.
épisode 018

Quand les nouvelles arrivent, décembre 1729.
La journée était belle, bien qu’un peu fraîche, mais à cette saison, c’était somme toute normal. Martha s’était installée aux abords du marché, sur la levée protégeant la ville et qui servait désormais de quai. Comme chaque jour, elle vendait sa petite production, puis elle irait livrer l’ouvrage de madame Payen de Noyan qu’elle avait terminé tard dans la nuit en attendant Alboury. Elle aurait pu se contenter pour vivre de ce que lui donnait celui-ci, mais cela aurait fini par soulever la curiosité et la jalousie aurait fini par entraîner sa perte. Elle s’accrochait donc à une vie d’apparence normale, celle d’une femme seule subvenant honnêtement, comme elle le pouvait, à ses besoins. Sa joliesse attirait les hommes bien qu’elle les tînt le plus loin possible de sa personne. Elle avait dû repousser deux demandes en mariage, celle d’un militaire et l’autre d’un artisan et elle avait, non sans mal, donné des raisons guère convaincantes, mais les soupirants n’avaient pu faire autrement que de les entendre. Elle avait pour défendre sa vertu contre les mauvaises langues, la veuve Camplain qu’elle côtoyait avec régularité et contre toute attente la mère supérieure des ursulines qui lui fournissait chaque fois qu’elle le pouvait du travail de couture, voire la dépêchait comme garde malade dans quelque famille. Martha supposait que l’une comme l’autre connaissait la nature de ses rapports avec Alboury, mais elle n’avait osé tâter le terrain.
Elle avait laissé Paul vagabonder entre les étals, l’enfant qu’elle avait recueilli après sa convalescence était connu de tous. Il s’était imposé à Martha, qui n’avait pas résisté lorsqu’elle l’avait trouvé recroquevillé dans son jardin à l’attendre. Sur le marché, elle avait ses habitués, certains avaient eu affaire à ses soins à l’hôpital et venaient encore la chercher si l’un d’eux était souffrant, le chirurgien étant trop onéreux. Elle vendait facilement le peu qu’elle proposait et ce matin-là elle avait apporté peu de marchandises, son jardinet ne produisait guère. Debout, devant les quelques légumes et fruits qui lui restaient, elle bavassait avec une de ses clientes, une petite vieille qui semblait n’avoir que cela à faire. Courbée sous le poids des ans, appuyée sur un bâton lui servant de canne, criant un peu, car elle-même entendait mal, la vieille persiflait sur la présence en ces lieux d’une notable qui à son goût se pavanait un peu trop avec ses esclaves tenant parasols et paniers. Martha entendait sans écouter, quand son attention fut attirée de l’autre côté de la place d’armes. Un attroupement se constituait aux abords du fleuve. Elle ne fit plus attention à ce que lui disait sa comparse qui s’évertuait à retenir son attention. La jeune femme essayait de deviner ce qui se passait de si inhabituel que cela amenait la foule à se rassembler. Aucun navire n’avait accosté qui put ameuter les curieux. Sans s’en rendre compte, elle coupa la parole à la bavarde. « — À ton avis que se passe-t-il ?
— Pardon ? Ah, là-bas ! Ché point.
— C’est étrange, la foule a l’air de se déplacer comme un seul corps. Où peut-elle aller ? Excuse-moi, il faut que j’en aie le cœur net.
Martha rassembla en hâte ses invendus dans ses paniers et en prit un dans chaque main. Elle descendit la levée, sa cliente clopinant sur ses talons. La foule grossissait au fur et à mesure qu’elle avançait au sein du marché. Elle semblait diffuser une information qui, telle une vague, déferlait sur l’ensemble. La nouvelle finit par parvenir jusqu’à elle. D’abord confus ce qui se répétait de l’un à l’autre stupéfait ceux qui l’entendaient et les horrifiait. Martha essaya de comprendre, elle finit par distinguer des noms, des mots : Natchez, Fort-Rosalie, massacre, tous mort. Son cœur se comprima. Elle eut la chair de poule. Ce ne pouvait être vrai. C’était impensable. Elle n’avait pas du bien comprendre. Sur la place après le tumulte, le silence commença à se faire, la tension devenait palpable. Quelqu’un cria : « — chez le gouverneur ! » Le tumulte reprit, les conversations grossirent, leurs tons se faisaient alarmants. Martha interpella un vieux vendeur d’oranges de sa connaissance qui paraissait en savoir plus. Il se mit en devoir d’expliquer à elle, et à qui voulaient l’entendre, créant ainsi un nouvel attroupement, qu’un enfant était arrivé à l’instant, presque mort tant il était épuisé, affamé, et qu’il était le seul survivant de la concession sur laquelle il travaillait. Les Natchez s’étaient soulevés sans raison apparente. Les hommes l’amenaient au gouverneur. Martha se demandait que faire. Comment savoir ce qu’il en retournait ? Qu’était devenue Blanche-Marie ? Le petit Paul arriva sur cette entrefaite. « — Prends les courses, rentre à la maison, je vais essayer d’en savoir plus. »
Elle serait bien allée voir monsieur de Manadé, proche du pouvoir, lui aurait pu la renseigner avec plus de précision, elle avait gardé de très bonnes relations avec lui, mais elle supposait qu’elle ne pourrait l’approcher. Elle courut donc vers le mouillage de « l’indépendance « où elle savait trouver Alboury. Il fallait qu’elle partage ses inquiétudes. Il fallait qu’elle en sache plus. Quand depuis son tillac, le contrebandier la vit arriver, il fut à peine surpris, la terrible nouvelle avait parcouru tous les navires du port et de sa population. Il partageait encore avec deux de ses hommes, ce qu’ils avaient appris alors qu’elle montait à bord. Il était sidéré et s’inquiétait du sort de ses amis et de tous ceux qu’il connaissait dans la région. Sans pudeur, elle lui tomba dans les bras, dans un débit haché de paroles, elle lui dit ce qu’elle savait, c’était peu de chose, il n’en savait pas plus.
*
Le jeune Richard, sans faillir, avait pagayé jour et nuit, laissant aller son canoë dans le courant pour se reposer lorsque son corps lâchait prise. Il avait fait en quatre jours et quatre nuits un voyage qui habituellement prenait près du double de temps. Il n’était pas le seul, l’inspecteur des tabacs, Monsieur Ricard, suivait dans son sillage à quelques heures, qui s’étant plongé dans le fleuve pour se cacher, après avoir fait croire à sa mort aux belligérants. Se camouflant dans les hautes herbes du rivage, il avait attendu la nuit pour sortir de sa cache. Il s’était enfui des lieux, accompagné de trois nègres, qui avaient opté pour la même stratégie que leur maître, peu confiant dans la mansuétude des Natchez. Les esclaves s’étaient relayés pour conduire sa pirogue de l’habitation de Terre-Blanche, au pays des Natchez, jusqu’à La Nouvelle-Orléans.
Le pied aussitôt mis sur le quai, le fonctionnaire harassé se rendit chez le gouverneur pour confirmer ce que quelques heures plus tôt le gamin rescapé avait annoncé, laissant sceptique monsieur de Périer quant à l’ampleur du drame. Cette fois-ci, il n’y avait aucun doute, plus de deux cent cinquante Français, établis autour du Fort-Rosalie, avaient été massacrés, ainsi que ceux de fort Saint Claude. Tous étaient morts ou peu s’en fallait.
*
Le gouverneur n’avait pas eu à battre l’appel. La nouvelle s’était propagée dans la ville et ses alentours. La cloche de l’église ne s’arrêtait plus de sonner appelant les plus obtus. De toutes parts, les familles arrivaient, les planteurs avaient quitté leurs terres, la ville s’emplissait de réfugiés. Consterné, assis dans son fauteuil, le gouverneur Périer réfléchissait ou plus exactement ruminait. Il était conscient qu’avec ce drame, il entendrait parler de son prédécesseur, monsieur de Bienville, qu’il allait lui être comparé. Il se mit à faire les cent pas dans son salon, sa femme, Marie de Launay, à la fenêtre ne disait rien, son regard perdu vers le fleuve et les navires amarrés. Que ne donnerait-elle pas pour rentrer chez elle au Havre ? Elle avait su pour ainsi dire à même temps que lui la terrible nouvelle et en avait éprouvé de l’effroi, mais elle n’avait rien rajouté, elle avait simplement imposé sa présence en soutien à son époux. Bien qu’intelligent, il ne savait pas s’exprimer avec clarté et esprit. Contrairement à son prédécesseur, il ne savait pas trouver les mots qui frappaient les esprits et imposaient de façon naturelle ses idées même les plus pertinentes. Là où monsieur de Bienville était redoutable de persuasion au point que la vérité lui apparaissait facultative si elle allait à l’encontre de ses objectifs, lui, trop influençable, hésitait, il avait beaucoup de mal à convaincre de son bon jugement.
Monsieur de la Chaise fut l‘un des premiers à arriver dans le pavillon du gouverneur pour demander ce qu’il en était, comme il était arrivé avec la plupart des membres de sa famille, madame de Périer entraîna les dames dans un salon adjacent, bien que certaines seraient bien restées pour en entendre plus. Mais les hommes de l’état-major, les planteurs, remplissaient la pièce, les femmes étaient en trop au milieu des discours de guerres et d’horreurs, tous échangeaient les nouvelles récoltées. Monsieur de Périer et monsieur de la Chaise s’écartèrent, assis dans des fauteuils à hauts dossiers dans un angle de la pièce, en conciliabule, ils conversaient à l’abri des oreilles indiscrètes. Ils évaluaient la situation et ébauchaient les premières actions à mener. Accoururent, dans la foulée, Pierre d’Artaguiette et son frère Bernard Diron qui avait été imposé au gouverneur puis les capitaines de Merveilleux, Trudeau, Chauvin de Léry, Délaye. Dans leur sillage, la bedaine en avant et le souffle court, suivit l’abbé Raguet. Éberlué, il se précipita vers le gouverneur. Ce qu’il savait, était-il vrai ? Dans cette société enfiévrée s’était infiltré monsieur de Montigny revenu dans la ville la veille au matin. Il comprit au milieu de cette agitation, la chance qu’il avait eue, en quittant la concession des Roussin. En colère et dépité, il avait quitté les lieux la veille du drame. Il ressentait une grande colère, et était très malheureux, il savait qu’il avait eu tout le temps raison, mais comme Cassandre personne n’avait voulu le croire, maintenant cela n’avait plus d’importance. Il fallait qu’il retourne là-bas venger Marie qui devait être morte et qui laissait un vide immense en lui.
Au fil de la journée, les estafettes ramenèrent des nouvelles autant qu’elles en portaient, la région se mettait sur le pied de guerre. Un messager apprit au gouverneur que monsieur Juchereau de Saint-Denis sur la défensive, prévenu par ses fidèles de la tribu des Ceni, avait repoussé une attaque des Natchitoches et après en avoir tué une centaine les autres avaient fui. Quelques heures plus tard, au milieu de la nuit un planteur vint prévenir que près du détour des Anglais, un village, habité par des Chouachas, avait été incendié et ses habitants égorgés par des nègres de peur qu’ils n’aient trempée dans la conjuration.
La nouvelle de ces massacres avait répandu l’alarme dans La Nouvelle-Orléans. La ville et toute la colonie étaient terrorisées. Dès la certitude de l’ampleur de la situation, monsieur de Périer qui ne disposait que de cinq cent soixante-sept soldats, dont cent trente à La Nouvelle-Orléans et quatre-vingt-cinq à Mobile, pour défendre la colonie en son entier, réclama d’urgence des renforts en armes et soldats à Paris. Un navire, « le Saint Michel« qui mouillait dans le port de Biloxi partit le jour même à cet effet, mais il lui faudrait au moins trois mois pour revenir, à condition que la Compagnie veuille bien admettre l’urgence. En attendant, le gouverneur décida de faire renforcer l’enceinte de La Nouvelle-Orléans, de construire de nouveaux forts et des redoutes entre le pays des Tunica et le delta du Mississippi, et d’accélérer les travaux du fort Condé de Mobile. Les planteurs, comprenant que tout ceci serait long à se mettre en place, rentrèrent protéger leurs biens et mirent leurs esclaves au travail, faisant élever des redoutes qui, sans être des forts, pouvaient opposer une certaine résistance. Des Chapitoulas, aux Cannes brûlées, aux Allemands, aux Bayagoulas, à la Pointe-Coupée la colonie se hérissa d’ouvrages fortifiés.
La population de la ville pensait, elle aussi, que toutes les précautions du gouverneur allaient être longues à se mettre en œuvre et pendant ce temps, ils risquaient d’être attaqués, ils pouvaient être massacrés. Au troisième matin, à la surprise suspicieuse de tous, une bonne nouvelle arriva.
Six cents guerriers Chactas, qui n’avaient pas reçu du « Grand-Soleil « leur part de butin, vinrent offrir leur aide aux Français. Ils venaient assurer monsieur Périer de leur fidélité bien qu’ils fissent partie de la conspiration, mais les Natchez les avaient trahis. Ils avaient attaqué leurs ennemis communs, les français, avec plusieurs jours d’avance. Les roseaux qu’ils leur restaient et qui comptaient les jours dans leur calendrier guerrier en témoignaient. De plus, outre, qu’ils eussent agi avant eux, ils avaient gardé pour eux seuls les dépouilles des victimes et les prisonniers, ils avaient donc juré d’en tirer vengeance. Ils prétendirent donc que leur alliance avec les Natchez n’avait été qu’une feinte ; qu’ils n’avaient gardé le secret sur la conspiration que pour mettre les Français aux prises avec un ennemi dont ils ne désiraient que la destruction ! Après concertation avec monsieur de la Chaise et les commandants de son état-major, monsieur de Périer décida de faire confiance aux Chactas. Avaient-ils vraiment le choix ? Le gouverneur ne le pensait pas, s’il ne réagissait pas au plus vite la colonie serait détruite par les sauvages. Avec les chactas se joignirent les nations Avoyelles et Tunicas, aussi contre toute attente les Français se retrouvèrent avec plus d’alliers qu’ils ne l‘avaient espéré.
*
Depuis la veille, jour de l’annonce du drame, Martha se rongeait les sangs, Alboury était parti aux nouvelles et n’était pas encore revenu. Elle n’osait quitter la maison, aussi envoyait-elle le petit Paul récolter des nouvelles. Chaque fois qu’il rapportait ce qu’il avait réussi à recueillir, Martha devenait plus inquiète, pour Blanche-Marie bien sûr, mais désormais pour eux tous, car les nouvelles étaient de plus en plus alarmantes. Le drame, telle une chape, recouvrait le ciel de la colonie. Alboury revint un soir accompagné de monsieur de Manadé. Le chirurgien était le seul à connaître en dehors du foyer les relations qui liaient Martha et le contrebandier. Cela lui était indifférent, tenant en grande estime l’un et l’autre. Les deux hommes firent un résumé de la situation à la jeune femme. Elle était accablée, il n’y avait pas de place à l’espoir. Alboury, qui avait un don, contredit les funestes pensées de sa compagne. Du plus loin que remontaient ses souvenirs, il avait eu des images dans la tête qui s’imposaient à lui et qui se révélaient être des présages, c’est grâce à cela qu’il avait été l’apprenti du Houngan de son village. Celui-ci lui avait enseigné comment communiquer avec les Esprits. Et si Alboury Ndiaye n’avait aucun avis sur la religion chrétienne, qu’il ne connaissait pas ou mal, il restait ouvert à toutes les approches mystiques du divin. Il savait la magie utile et par ailleurs nécessaire à son bien-être. Ces images étaient le plus souvent figées et furtives, il avait appris à en décrypter les symboles, à en découvrir les secrets et les augures qu’elles prophétisaient. Elles lui avaient sauvé la vie plus d’une fois, mais ne l’avaient pas empêché de suivre son destin. Aucune n’était apparue pour le prévenir de son enlèvement par des esclavagistes, par contre avant de la voir il savait qui était Martha et la place qu’elle prendrait dans sa vie. Et dans le cas présent, il avait vu un canoë échoué sur la rive du fleuve dans une courbe qu’il connaissait. Il savait que l’embarcation était liée à Marie Roussin et à sa dame de compagnie.
*
Alboury savait comment provoquer ses visions, son Hougan le lui avait appris. Il évitait de le faire, car ses visions n’étaient que très rarement des images de bonheur. Il pratiquait donc la cérémonie qui les provoquaient que dans les cas de grands besoins. Il n’avait pas les mêmes ingrédients à sa disposition que dans son pays natal, mais il avait trouvé chez les Indiens Houmas un palliatif. Il s’installa dans la chambre, s’assit au milieu de la pièce et avala sous forme de boulettes les herbes hallucinogènes. Pour entrer en transe, il frappait doucement sur un tout petit tambour, et comme un battement de cœur, le son emplissait la pièce. De l’autre côté du mur, appuyé contre celui-ci, Martha attendait, assise sur un banc, le petit Paul à ses côtés. La jeune femme était inquiète, elle connaissait bien sûr le don d’Alboury. Elle avait bien tiqué quand elle avait appris, mais les sorciers et sorcières, elle connaissait. Elle savait que l’on pouvait en attendre le meilleur comme le pire et que le diable n’avait pas toujours à avoir avec l’affaire. Elle avait appris pour son don deux jours après son renvoi de l’hôpital par la mère supérieure, elle s’en souvenait très bien. Elle avait trouvé son amant sur le pas de sa porte, un sourire tendre sur la face. Elle s’était effondrée dans ses bras, il l’avait consolée, rassuré de mots tendres. Il lui chuchota que tout allait aller pour le mieux, qu’il était là pour la protéger. Elle s’était énervée, lui demandant comment il pouvait le savoir que tout irait bien. Sa phrase à peine terminée, elle avait réalisé qu’elle ne lui avait encore rien dit et que de toute évidence il connaissait sa situation. Elle le questionna, voulut savoir qui l’avait renseignée. Quand il lui répondit « — personne, je l’ai vu », elle resta dubitative, il lui expliqua, comment il savait et pour le lui prouver, lui décrivit la scène qu’elle avait vécue et qu’elle n’avait racontée à personne. Il lui prédit ensuite qu’ils seraient heureux, qu’ils auraient bientôt un enfant qui ne serait pas le leur, mais ce serait tout comme, et qu’un jour pas si lointain que cela, ils auraient une grande maison avec plein de serviteurs, qu’il fallait avoir confiance. Elle avait ri de la prédiction, persuadée qu’il voulait lui changer les idées, mais il ne s’était pas passé cinq jours que le petit Paul était dans le jardin. Le garçonnet s’était enfui de l’hôpital et était venu chercher refuge auprès d’elle. Elle avait cru à une coïncidence, mais depuis et cela à plusieurs reprises, elle avait dû admettre qu’il avait annoncé des faits qui advenaient. Elle avait fini par le croire, elle n’était donc plus surprise quand il prédisait quelque chose.
Le plus souvent seul, il était là chaque fois qu’elle avait besoin de lui. La maison s’était remplie d’un confort que venaient patiner des objets de luxe de façon incongrue. Elle réfléchissait à tout cela pendant que le tam-tam en sourdine sur le tambour martelait le subconscient d’Alboury. Martha, elle, se demandait si les voisins n’allaient pas surgir intrigués. Elle espérait que cela n’affolerait personne. Elle finit par sortir dans le brouillard profond surgi du fleuve et constata que rien ne s’échappait de la maison. En fait, rien ne laissait supposer qu’un rituel magique avait lieu dans ses murs, elle en fut soulagée. Elle avait pourtant l’impression de n’entendre que cela à l’intérieur, l’appréhension sûrement.
Pendant ce temps-là, Alboury était rentré en transe. Une profusion d’images se bousculait sous ses paupières. Il savait que certaines venaient du passé. Il se frayait un chemin à travers elles afin de retrouver ses amis, ce fut alors que les scènes d’horreur s’imposèrent à lui, ce fut comme s’il y était, il parcourut tel un fantôme impuissant les massacres qu’opéraient sous ses yeux les Natchez. Il survola le Fort-Rosalie et ses alentours desquels les âmes s’élevaient au fur et à mesure qu’elles étaient arrachées des corps. Ce n’était que cris d’épouvante, torrents de larmes, gémissements sans fin, les portes du purgatoire s’ouvraient grandes. Une tristesse infinie s’imprégna en lui ne faisant plus qu’un avec lui. Quand ses visions l’amenèrent sur la plantation Roussin, ses larmes devinrent deux ruisseaux roulant sur ses joues qui dans ses yeux grands ouverts sur le vide prenaient leur source. Il s’éloigna vers le fleuve attiré par un objet flottant. S’approchant, il découvrit les deux jeunes femmes, tout d’abord avec l’Indienne, puis seules, prises dans la tourmente d’un orage. Sa colère était si terrible, si puissante, qu’il rendait les flots tumultueux. Il les vit, terrorisées, pauvres choses, au milieu d’une jungle dans laquelle elles se réfugiaient. Il comprit l’urgence de leur porter secours, il savait où. La transe s’arrêta, elle avait duré une partie de la nuit, il était inconscient du temps passé.
Avant l’aube, « l’indépendance « remontait le fleuve.
*
Marie ne savait que faire, Blanche-Marie avait été prise de fièvre dès le deuxième jour de leur fuite. Ses forces la quittaient. Au milieu d’une tempête, les deux jeunes femmes avaient dû accoster de peur d’être renversées par le flot de plus en plus chaotique. Elles avaient posé le pied sur la rive, Marie avait tiré le canoë sur la petite plage, Blanche-Marie trop faible n’avait pu l’aider. Elles s’étaient réfugiées dans le sous-bois afin de s’abriter des trombes d’eau, que le ciel déversait sans commune mesure. Là, Blanche-Marie avait défailli, ses jambes tremblantes ne l’avaient plus soutenue. Marie n’avait pas eu la force de la retenir, la tête de la malade reposant sur ses genoux, elle pleurait. Perdues au milieu de nulle part, elles restèrent là deux ou trois heures, puis la pluie s’interrompit et le soleil refit son apparition. Blanche-Marie avait repris quelque peu ses esprits, et quelques forces. Elles retournèrent vers le fleuve et là, stupeur, le canoë avait été emporté dans la tourmente. Marie sentit ses forces fléchirent. « — Que faire ? » Blanche-Marie faisait de son mieux pour se maintenir debout, mais elle était à bout de forces. Marie que le destin bousculait sans fin violemment trouvait étrangement des forces dans ce combat, elle se laisserait aller plus tard. Dieu ne leur avait pas permis d’échapper à toutes ses horreurs pour les abandonner maintenant. Forte de cette assertion, elle prit le bras de sa compagne. Il n’y avait qu’une chose à faire, inutile de tergiverser, il fallait descendre le fleuve en suivant sa rive. Ce n’était pas le plus simple, le rivage était souvent encombré de débris naturels charriés par le fleuve, qu’il fallait enjamber ou contourner. De plus, le sol était spongieux et les mauvaises rencontres, tels les crocodiles, étaient toujours possibles. Courageusement, soutenant de son mieux la malade, Marie les mit en branle.
Elles s’arrêtaient souvent, tourmentées par la faim et la fatigue. Marie avait espéré que leur embarcation se serait échouée un peu plus en amont, mais son espoir se trouvait contrarié. Tout à coup, avec horreur, Marie perçut des voix humaines. Elle s’arrêta, amena Blanche-Marie dans le fouillis du sous-bois afin de s’y dissimuler. La malade suivie sans vraiment comprendre ce qui se passait, ce n’était que brouillard et confusion autour et en elle. Elles s’approchaient sans le savoir d’un village de la nation des Houmas. Marie s’en était rendu compte juste à temps, elle attendit de ne plus rien entendre, puis elle reprit le bras de Blanche-Marie et l’entraîna vers l’intérieur des terres, dans le dessein de contourner le village.
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Les trois canoës, les uns derrière les autres, pénétrèrent dans une étendue d’eau large comme un lac dû à la confluence de plusieurs bayous. Le lieu était silencieux à peine perturbé par le glissement chuintant des pagaies s’enfonçant dans l’onde avec régularité. Le lieu était sinistre, au milieu de la plaine aquatique telle de sinistres sentinelles, les troncs ébranchés des cyprès s’élevaient vers un ciel sombre, orageux. Dérangée par leur passage ou quelques prédateurs, la multitude volatile se mit à crier, piailler, s’envolant brusquement, rendant le paysage encore plus lugubre, plus inquiétant. À la vue de cette forêt aux troncs noirs et carbonisés par l’humidité du lac, l’optimisme, l’assurance d’Alboury déclinait quelque peu. Accompagné en plus de quelques-uns de ses hommes par des Indiens Houmas chez qui il avait emprunté les canoës, laissant « l’Indépendance « aux abords de leur village, le contrebandier était parti à la recherche de Marie et de sa suivante. Aranck, un des chefs Houmas, n’avait pas été étonné de la demande des blancs et de leur chef noir. Rechercher deux femmes blanches au milieu des bayous, et qu’Alboury sache où chercher n’avait pas surpris l’Indien qui connaissait les pouvoirs du géant à la peau noire. Le chef avait tout de suite accepté d’aider les Français, ils savaient tout du soulèvement de la nation Natchez et il ne voulait pas que son peuple en subisse les représailles. Lui et les siens y avaient donc mis toute leur bonne volonté.
La dernière vision d’Alboury lui avait présenté les deux jeunes femmes dans une situation critique. Le loustic blond qui avait guidé le contrebandier vers sa nouvelle vie, qui de facto était devenu son second et le suivait partout, malgré la confiance aveugle portait à son ami et son chef, se demandait comment il savait où se diriger dans ses méandres. Alboury savait, aussi étrange que cela puisse paraître. Il avait su qu’il fallait quitter le fleuve au lieu dit « la Fourche », nom donné à la jonction du Mississippi et du bayou des Chitimacha, et qu’il fallait s’enfoncer dans les bayous puis de bifurcation en bifurcation revenir vers le large fleuve plus en amont. Ils s’étaient donc engagés dans ce chaos primitif, lieu de désolation où l’eau sans reflet se pétrifiait en îles noirâtres et vaseuses autour de troncs semblables au dos de quelque animal gluant, où la lumière ne s’infiltrait que par quelques trouées de la canopée et où il savait les deux jeunes femmes perdues à ses abords. Il regardait les crocodiles dormants à demi submergés dans la boue, il reconnut l’aigrette de sa vision, immobile sur un pied, semblant rêver philosophiquement sur le néant des choses. Il leva les yeux vers le ciel y cherchant les carencros planants au-dessus de ce qu’ils pensaient être leur nouveau repas. Il détestait ces oiseaux qui tenaient à la fois du corbeau et du vautour et qui accouraient de tous les points de l’air pour se gorger de chair et de pus jusqu’à être ivres de matières sanglantes. Ils les guettaient cette fois, car ils allaient les guider vers les égarées, dans sa vision c’était eux, qui dans une vaste parade tournoyaient au-dessus de celles dont il s’était mis en quête. Ce fut Aranck qui, pointant le doigt vers le ciel, signala la présence des charognards. Les hommes appuyèrent sur leurs pagaies accélérant la cadence, Alboury savait qu’ils les avaient trouvées.
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Marie était terrorisée. Abattue, elle ne pouvait plus faire suivre Blanche-Marie, mais elle ne pouvait se résigner à l’abandonner. Épuisée, un sourire triste égaré sur sa face, la jeune fille avait lâché prise, la fièvre avait laminé son courage, sa détermination avait été engloutie par sa trop grande faiblesse. Elle n’espérait plus rien, n’en avait plus la capacité, elle avait abandonné la lutte de la survie. Allongée contre un tronc d’arbre, elle laissait sa vie la quitter. Marie, à ses côtés, pleurait doucement sans bruit. De temps en temps, elle la grondait. En vain, elle essayait de lui influer un peu d’énergie, un supplément de courage pour lutter pour s’accrocher à l’infime parcelle de vie qui restait en elle. Elle pressentait la fin, mais la refusait.
Marie, de peur de rencontrer des Indiens, avait guidé son amie loin du rivage du fleuve. Comme il faisait à nouveau une large courbe, elle avait supposé qu’en traversant la forêt, elle retrouverait ses rives, mais contre toute attente le sol était devenu marécageux. Droits, élancés, renflés à la base comme un bulbe d’oignon, les cyprès avaient jailli des flaques d’eau remplaçant les chênes. Marie essaya de contourner la rivière qui avait fini par montrer son lit sous la vase et les lentilles d’eau. Elles avaient eu de plus en plus de mal à avancer, s’embourbant, les jupes appesanties d’eaux, pieds et jambes écorchés, peau boursouflée par les piqûres des insectes. Quand la nuit vint, elles étaient au bord de l’exténuation, Marie les avait installées sur la Fourche d’un arbre tombé au sol. Elle ne dormit pas tant elle avait peur qu’elles ne fussent pas seules, que quelques dangers ne les guettassent. À l’aube, elle ne put obliger Blanche-Marie à se lever. Celle-ci ne pouvait même plus parler, ses lèvres étaient craquelées, ses yeux collés, toute énergie l’avait quittée. Marie désemparée décida de la laisser se reposer, espérant un peu de rémission, un regain d’énergie. Par des trouées de la canopée, le jour passait, Marie désespérait de les sortir de cet enfer, elle ressassait sans fin ce qu’elle considérait comme une injustice. « — Pourquoi Dieu les sauverait-il de toutes les horreurs du massacre, de la captivité, pour venir les perdre, les faire mourir au milieu de nulle part ? »
Marie perdait espoir. Elle ruminait de sombres pensées quand elle réalisa, que des alligators somnolaient à demi émergés dans la vase. Une peur indicible prit la jeune femme. Elle regarda autour d’elle ce qui pouvait lui servir d’armes. Elle saisit un branchage, seul élément à sa portée dont elle pouvait se saisir. Son mouvement éveilla l’un des monstres qui de ses yeux reptiliens la fixaient. Elle blanchit de terreur, la panique la faisait trembler, elle resta immobile, la sueur perlant à son front. Elle jeta un coup d’œil à Blanche-Marie inconsciente. L’animal se mit à bouger puis d’un coup surgit de la gangue boueuse. Un cri échappa à Marie qui par réflexe avança la branche dans la gueule du monstre. Gêné, surpris, il recula, balança la tête pour s’en défaire. Affolée, Marie chercha autour d’elle une autre arme, elle sursauta, un coup de feu claqua dans l’air, la bête s’effondra et ses congénères s’enfoncèrent dans l’eau et d’un mouvement sinueux s’enfuir des lieux. Marie n’avait pas remarqué le convoi silencieux, qui avec à sa tête Alboury, venait vers elle.
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Ignorant de tout ça, pendant ce temps, François Dumont de Montigny accompagnait l’expédition punitive lors de laquelle il espérait assouvir sa vengeance. Il s’était mis sous les ordres du chevalier de Louboey, devenu à cette occasion major de La Nouvelle-Orléans. Monsieur de Périer avait tout d’abord envisagé d’en confier le commandement à Diron qui, en sa qualité de lieutenant du roi, se croyait tout désigné pour l’exercer. Mais leur désaccord ancien ayant été trop profond, le gouverneur Périer lui avait enjoint de rester à La Mobile et avait donné le commandement, à Louboey. Monsieur de La Chaise avait été scandalisé par ce choix, car le chevalier était connu autant pour sa vaillance, que pour son libertinage, mais le commissaire ordonnateur n’avait pu s’opposer à sa soudaine nomination.
Le chevalier de Louboey était parti avec un détachement de soldats et de volontaires sous les yeux de la population orléanaise pleine d’espoir. Il parvint à Pointe-Coupée, à quarante lieues au-dessus de La Nouvelle-Orléans, vers le tout début du mois de décembre prenant en charge la défense des concessions au fur et à mesure qu’il remontait le fleuve avec sa troupe. François de Montigny avait hâte d’en découdre et trouvait l’avancement de la petite armée fort lent. Les problèmes rapidement s’amoncelèrent, le chevalier, d’un naturel courtois, n’en imposait pas suffisamment à ses hommes, ce qui était fort handicapant pour une expédition exigeant rapidité et décision. Les cas d’insubordinations se multiplièrent tout au long de la campagne. Il ne put réfréner les habitudes des hommes et des officiers subalternes qui se livraient à de petits négoces avec les tribus indigènes qu’ils croisaient afin d’arrondir leurs soldes voire de s’en pourvoir. Tout ce commerce retardait l’avancement de l’ensemble. De plus, là où le silence eut été de mise pour ne pas alerter l’ennemi, le tapage fait par la troupe pendant les étapes nocturnes allait à l’encontre de la stratégie militaire élémentaire. De Montigny rongeait son frein. Pour essayer d’attaquer les Natchez à l’improviste hors de leurs forts, il eut fallu forcer la marche des troupes, mais monsieur de Louboey en était incapable. L’état-major se décida pour une autre stratégie.
Lorsque le jeune Lesueur fut délégué auprès des Chactas, de Montigny demanda à l’accompagner, ce qui lui fut accordé. Le jeune lieutenant réussit à réunir sept cents guerriers qui allèrent, entraînés par des coureurs de bois, donner une première leçon aux Natchez. Mais en cette fin du mois de janvier, l’attaque brusquée de ces derniers sur la rivière Sainte-Catherine n’obtint pas le résultat escompté. Le jeune Le Sueur prit la tête des guerriers indigènes avec l’intention de réaliser un coup d’éclat, mais il ne remporta qu’un succès limité. Les Natchez, découvrant l’arrivée de leurs agresseurs, essayèrent de se réfugier dans le Fort-Rosalie, poursuivis par ceux-ci, mais les guerriers Chactas se heurtèrent à la résistance de nombreux noirs des concessions que les Natchez avaient capturés. Redoutant les Chactas, plus que les Natchez les jugeant plus cruels, les Noirs avaient pris le parti de leurs nouveaux maîtres. Ils se battirent à leurs côtés, et résistèrent assez longtemps pour leur permettre de regagner le fort afin de s’y mettre en état de défense. Les Chactas y avaient tellement mis d’ardeur qu’ils réussirent tout de même à tuer quatre-vingts hommes, alors qu’eux-mêmes n’en perdirent que deux et réussissent à scalper soixante d’entre eux ! C’était une victoire mitigée, mais Lesueur pouvait se glorifier de dix-huit prisonniers, d’avoir libéré Mayeux et Lebeau, ainsi que cinquante et une femmes Blanches et cent six esclaves, en attendant que fût montée une véritable expédition punitive. Évidemment, si les Chactas avaient pu attendre le corps de Louisianais, qui s’avançait sous les ordres de Louboey, les Natchez auraient été probablement détruits dès cette première campagne.
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Quatre jours plus tard, les chevaliers d’Artaguette et d’Arensbourg arrivèrent enfin à la tête de mille quatre cents hommes presque tous français et quatre pièces d’artillerie. En bons officiers expérimentés, ils attaquèrent le Fort-Rosalie de leurs canons.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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