Il était une fois les Karmas

Au milieu de la myriade de galaxies illuminées de leurs multiples soleils, l’astéroïde flamboyant à une vitesse foudroyante parcourait des milliers de milliers de distances au sein de l’Univers. Heurtant tout ce qui la gênait, elle s’approchait irréductiblement d’une planète ou plutôt d’un vaste nuage de gaz et de poussières qui tourbillonnaient dans le pourtour de cette nébuleuse extragalactique appelée Voie Lactée. Cela semblait être son objectif. Elle allait la percuter. Son but ultime ? Se fondre en elle. Elle apportait la vie au sein de ses multiples molécules qui la constituaient. L’astéroïde entra en collision avec l’amas. Elle éclata, s’éparpilla et s’intégra au disque de matières gravitant autour du soleil qui venait de se créer. Au fil du temps, les éléments hétéroclites se conglomérèrent et modelèrent un agglomérat attirant à lui d’autres blocs rocheux et petit à petit donna naissance à ce que les humains nommèrent la Terre. Il fallut un temps infini pour que le tournoiement de cet essaim de particules s’arrête, les unes composant le cœur, le noyau en fusion sans fin de la planète, tandis que d’autres façonnaient le socle, la croûte terrestre sur laquelle nous avons pu nous regrouper et sur son manteau former la vie. Le ciel est enfin apparu et le soleil nous a irradiés et nous avons pu développer diverses formes de vie.

Mais il faudra tant de réincarnation pour que toutes les parties de ce corps céleste se rassemblent et que chaque molécule recouvre sa compagne et que l’ensemble se reconstitue.

La mémoire de chacune des cellules a transmis l’information, les humains multiplièrent les légendes pour expliquer ce qui s’était passé… sans comprendre qu’ils parlaient d’eux-mêmes et de ce qu’ils avaient vécu.

Quand mourir était l’heure suivante

Il n’y a pas de jours sans larmes qu’elles soient de tristesses, de chagrin, de bonheur ou de joie. Flot d’émotion si souvent contenu intériorisé qu’il irrigue notre corps autant que le flux sanguin. Il réside en nous un fleuve tortueux… Cela est parfois si violent qu’il faut reprendre son souffle. C’était un moment comme cela.

S’arrêter au bord de la route. Les regarder passer. Ne plus vivre parmi eux. Écouter la voix sibylline de Lily Allen me chanter « fuck you ». Pleurer ! Pleurer à ne plus ressentir mon moi. Je n’en puis plus d’avancer. Fermer les yeux et écouter. Écouter ce qu’il y a en moi, au tréfonds de mon âme. Entendre les vocalises de mes frères et de mes sœurs qui comme moi au fil du courant sentent glisser le fleuve originel sur chaque centimètre de leur peau, de ma peau. J’ouvre les yeux, il me faut remonter, aspirer de l’air. Je bondis, j’émerge hors des flots de la mer infinie, je fais une virevolte, j’expire faisant jaillir l’eau, puis j’inspire en grande quantité l’oxygène sous le ciel limpide qu’irradie un soleil brûlant. Quel bonheur ! Je replonge, je glisse, je reprends de l’élan. J’immerge à nouveau, je vrille sur moi-même, je souffle, j’inhale, je m’enfonce encore une fois dans les profondeurs. Dans le courant, je me laisse aller, j’aspire avec satisfaction et abondance le krill, ces efforts m’ont donné faim. Je prends plaisir à la douceur du flot qui effleure ma peau foncée presque bleue. Au milieu de ce bain de bonheur, je réalise que je suis seule, alors je chante, les notes voluptueuses s’insinuent jusqu’à mes congénères. L’écho me répond, je le suis. Je m’abandonne dans le flux chaud qui nous mène dans la mer ou je mettrais au monde mon petit. C’est ma destinée, je l’ai choisi. Quand ? Je ne sais ! Comment ? Qui est instruit de cela ? Cela n’a pas d’importance. Je suis seulement conscient d’avoir pris ce parti et je me laisse porter par ce karma. Est-ce le premier ? Sûrement pas ! J’ai déjà trop de perception de cette vie. Au fil des jours, moi et les miens approchons. Le ballet de la reproduction se met en branle. Les chants se multiplient, je m’éloigne, je les abandonne à leur joie, je vais à la mienne. Je sens mon petit, c’est son heure. Mon premier. Les contractions commencent, je l’expulse. Une fois hors de moi, je le pousse vers la surface pour sa première respiration, sa première bouffée d’air. Je le guide. Je lui montre, il le faut. Il reproduit mes actes puis vient contre ma peau, il a déjà faim. Nous restons plusieurs jours seuls avant de rejoindre le groupe.

Le portrait du Fayoum

Octavius Secundus et Manius Quintus

A Fayum

Je ne m’en remettais pas. Le peintre mortuaire m’avait apporté la copie du portrait de Manius avec ma représentation à ses côtés. L’original de celui que j’avais porté dans mon cœur reposait sur sa momie dans sa maison familiale. Je tenais, pour ne pas dire, je n’avais pas lâché le panneau de bois sur lequel je contemplais celui que j’aimais et qui était parti. Il m’avait abandonné. J’avais beau m’agripper à mes croyances, qui toutes affirmaient sans vraiment me conforter dans un espoir, que c’était une nouvelle naissance pour lui. Mon âme, elle, s’enfonçait dans la noirceur du délaissement, de la solitude à venir.

Depuis le drame, je m’étais reclus dans la villa de mon défunt père au sein du latifundium familial. J’arpentais à longueur de journée sans but précis sous le regard inquiet de mes serviteurs le grand hall d’entrée, puis le jardin intérieur agrémenté de sa fontaine la rafraichissant. Je ne faisais plus attention aux marbres colorés, aux somptueuses mosaïques et aux peintures raffinées dont jusque-là j’étais si fier. De la terrasse qui surplombait les riches terres agricoles qui présentaient ma famille comme une des plus fortunées d’Égypte, je laissai mes yeux vaguer sur les plantations. Elles menèrent mes pensées au canal qui drainait les eaux du Nil salvateur jusqu’aux champs d’alfa, de blé, de coton qui alimentaient mon opulence depuis que cette propriété avait été donnée en cadeaux à mon père par l’Imperator Caesar Divi Filius Augustus en remerciement pour son aide dans l’accession au pouvoir de ce dernier. C’est au bord de ce ruisseau que Manius et moi nous étions rencontrés pour la première fois. L’un et l’autre, nous avions neuf années tout au plus, nous ne nous sommes dès lors jamais quittés. Il était le cinquième enfant d’une famille amie de la mienne.

Arrivés à l’âge de l’apprentissage, nous avons commencé à trainer dans les vastes jardins qui entouraient le bâtiment du gymnase du village de Philotéris. Nos pères, comme tous ceux des riches lignées du Fayoum, nous y envoyaient autant pour pratiquer le sport que pour l’enseignement de la lecture, de la langue grecque et de la philosophie. Au milieu de la grande salle de réunion ornée de statues, nous assimilions toute la culture dont nous avions besoin pour faire partie de notre caste. Manius et moi n’étions pas sauvages, mais nous nous mêlions aux autres que collés l’un contre l’autre. Notre entourage nous avait surnommés Castor et Pollux. Nous fîmes de même, quand nos familles nous envoyèrent à Alexandrie.

Cette période de notre vie fut sûrement la plus belle. Nos pères nous avaient logés chez leur courtier dans le quartier du Gymnase à deux pâtés de maisons du palais royal. C’était le quartier le plus animé de la cité. De par la situation et l’origine de nos pères, nous étions considérés comme citoyens de la métropole la plus cousue d’or d’Égypte. Nous vivions au sein de la jeunesse dorée et passions notre temps entre le gymnase, le théâtre, la célèbre bibliothèque et l’amphithéâtre où nous écoutions l’élite de la culture gréco-romaine. Outre sa richesse économique, et la concentration du pouvoir, le rayonnement de la ville était accentué par la présence d’un certain nombre d’intellectuels grecs et romains. Le courtier de nos pères ne s’occupait guère de nous, à part de notre bien-être, aussi jouissions-nous de toute notre liberté. La première chose, que nous avons saisie, fut de tomber amoureux l’un de l’autre sans pudeur, de le comprendre et d’accepter que nous tenions l’un à l’autre. Nous avions depuis longtemps découvert nos corps et avions déjà pris bien des plaisirs que l’on trouvait illicites, non pas à cause de l’acte qui n’avait rien de répréhensible, mais par ce que nous devinions, les prémices de notre attachement. Aimer l’autre, quel que fût son sexe n’était guère admissible dans nos sociétés, en aucun cas nous ne devions nous mettre en position d’infériorité par rapport à un autre, cela était mal perçu. Les sentiments pour l’autre étaient considérés comme une faiblesse. Quatre années s’écoulèrent comme cela. Notre bonheur s’écroula avec la mort de mon père. J’héritais de la fortune et de la famille de mon père, dont je ne m’étais pas préoccupé jusque-là tout en profitant. Nous rentrâmes dans les latifundiums familiaux.

Moi, Octavius Secundus Manilius Caecilius, j’étais le deuxième garçon de la famille et désormais le seul. Les cérémonies liées au décès de mon père fini, ma mère vint m’entretenir du futur, de notre futur. Elle m’expliqua en long et en large les devoirs que je détenais vis-à-vis d’elle et de mes sœurs. Sur cinq, seulement deux d’entre elles étaient mariées. La réponse à ses obligations étant la poursuite de la lignée Caecilius. J’écoutais ma mère avec scepticisme, même si je comprenais ce qu’il y avait sous ses conseils. Moi ? Créer une famille ? Moi ? Prendre une épouse ? Je n’en avais nul besoin. J’avais Manius, qu’aurais-je pu vouloir de plus. Je laissais parler ma mère qui essayait de me convaincre, mais je n’ajoutais aucune assertion à ses recommandations. Dès que je fus Manius, avec dérision, je lui fis part de la conversation maternelle. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir se décomposer ! Je l’apaisai de mon mieux lui affirmant qu’il n’avait aucune crainte à avoir. Il n’était pas question que quelqu’un prenne sa place. Je pensais que mes arguments l’avaient rassuré, mais sans en avoir l’intention, je l’avais ébranlé. En fait, lui-même ne savait pas comment il allait réagir au poids de cette charge. Il ne voulut pas me le dire ce jour-là, mais tout comme moi il était le seul garçon de sa fratrie et son père lui avait fait la même demande. Cette injonction eut un poids différent de celle de ma mère. Dans mon inconscience ou mon égoïsme, je ne réalisai pas ou ne souhaiter pas admettre, que les membres féminins de ma famille pouvaient tout perdre si je n’avais pas d’enfants. S’il m’arrivait quelque chose, mes biens seraient éparpillés, récupérés par d’autres hommes de la famille de mon père. Les femmes n’avaient aucun pouvoir sur leur avenir. Aveuglé par mon amour, je ne changeais rien.

La blessure, début de notre malheur, vint du père de Manius. Il ne lui laissa pas le choix, il fallait un héritier à la famille Veturius. Il lui fit épouser la fille d’une famille en vue d’Alexandrie. Cela aurait pu suffire au besoin de son père, mais ce dernier harcela Manius pour qu’il ait une progéniture, tout au moins un fils. Le poids du désir de son père entama la chute de mon aimé. Il vint de moins en moins me voir, il se trouvait lâche. Il s’estimait méprisable d’avoir accepté cette union. Son attitude commença à me faire perdre pied, mon équilibre ne tenait qu’aux yeux de son amour. Cependant, je tins bon, me disant qu’à partir du moment où il y aurait un enfant et avec un peu de chance un garçon, les choses reprendraient leur cours. Vénus n’avait jamais dû entendre prier avec autant de ferveur. Toutefois, Manius m’en voulait de pouvoir faire ce dont j’avais envie. Lui-même souffrait de ses obligations, convoiter une femme n’était pas plus dans ses cordes que dans les miennes. La partition était faussée dès le début. Chaque fois, qu’il devait se retrouvait dans le lit conjugal, il me haïssait à cause de l’amour qu’il me portait et du désir qu’il avait de moi. En dépit de cela, il revenait me voir et me demandait pardon. Je le rassurais, je ne lui en voulais point, cela n’était de la faute ni de l’un ni de l’autre, c’était notre société qui était construite comme cela. Je pouvais, s’il le souhaitait, moi-même prendre épouse si cela pouvait le déculpabiliser. Il me le défendit avec véhémence. Je l’enlaçai dans mes bras ce jour-là pour l’apaiser. Seulement plus le temps passait plus sa culpabilité envers moi, son père, sa femme augmentait. La blessure de l’un comme de l’autre s’étendait, nous envahissait. Nous étions désarmés devant le drame grandissant. Puis vint le miracle. Pour lui c’était un échec, le reflet de sa faiblesse et pour moi, candide, la solution. Son épouse tomba enceinte. Un soir de colère, il avait réussi à la pénétrer et à la féconder. Il s’en était voulu, il pensait nous avoir tous trompés, tout au moins moi. Le fruit de cette honte vint au monde, ce fut un garçon, il le rejeta. Il fut congratulé. Il décida qu’il n’y aurait pas d’autres fois. Plus jamais il ne nous trahirait. 

J’appris tout cela par une lettre que je reçus un matin alors que je sortais du bain. Un esclave de Manius me porta la conclusion de nos affres. Affolé par la lecture, je fis seller un cheval et me rendis au plus vite à la villa des Veturius. Je n’avais pas mis le pied sur le sol de celle-ci que le père de Manius vint m’insulter, m’accusant du drame que je finis par comprendre au travers de son verbiage désordonné. Manius s’était pendu. Un vide incommensurable s’engouffra en moi. Je laissai ma monture me ramener chez moi.

L’autodafé

C’était le jour de l’autodafé. Le soleil n’était pas levé que frère Francisco nous réveilla. Je sortis de ma paillasse péniblement. La nuit avait été courte, mais la journée s’annonçait bonne. Notre inquisiteur avait jugé un groupe d’impies, des juifs pour la plupart et ils allaient être brûlés sur la plaza major de notre sainte ville de Madrid. Ces « marranes » avaient été découverts par l’entremise d’un noble, ce qui était des plus rares, car si les grands d’Espagne paraissaient lors des châtiments, ils ne s’occupaient guère depuis bien longtemps du menu peuple. Ils jetaient à peine les yeux sur la plèbe. Je m’étirais et enfilais ma bure sur ma chemise et mon caleçon puis mon scapulaire. Je l’avais exceptionnellement ôté avant de me coucher tant il faisait chaud à cette époque de l’année. Je me passais de l’eau sur le visage afin de finir de m’éveiller et mis mon capuce brun sur mes épaules et rabattis ma capuche sur la tête. Je jetais un regard furtif sur la minuscule fenêtre en haut du mur du dortoir où la lumière commençait à se montrer. Je pressais le pas et rejoignis mes frères à La Chapelle pour les prières du matin. Je m’agenouillai par prédisposition au pied de la statue de saint Dominique. C’était ma place préférée, les premiers rayons du soleil traversaient les vitraux au-dessus d’elle et ils me caressaient le visage. Je commençais à égrener le rosaire attaché à ma ceinture. J’éprouvais du mal à me concentrer comme à mon habitude. Je le cachais comme je pouvais, mais il fallait peu de chose pour que mes pensées courent vers l’ailleurs. Cette fois-ci, elles voyagèrent vers le passé. Elles s’enfouirent dans mes souvenirs et fouillèrent ce que je n’avais pas voulu voir ou enregistrer. Elles m’emmenèrent vers le procès que j’avais suivi de près, car j’étais devenu le secrétaire de l’un des inquisiteurs. J’étais très fier de mon poste, je venais d’une bonne famille de Castille dont j’étais le 3ème fils, mon rôle dans notre société était tout tracé. J’aimais les études, depuis ma tendre enfance je m’étais réfugié dedans. J’étais érudit, j’avais été jusqu’à explorer des sources que notre sainte Église aurait rejetées, aussi j’avais gardé pour moi ces connaissances. Si je rêvassai assez facilement, j’étais toutefois vif d’esprit, peu de choses échappaient à mon intuition à défaut de mon attention. De plus par nature j’affectionnais ou tout du moins par besoin je rendais service, quand bien même si l’on ne me le demandait pas. J’avais donc été remarqué assez vite après mon arrivée au sein du monastère. Du procès, j’avais retenu sur l’instant qu’une donnée, celle que notre inquisiteur rabâchait, le groupe de marranes étaient des voleurs et des menteurs. C’était une famille sur trois générations, deux couples de grands-parents, les parents et leurs cinq enfants dont deux filles. Sur le moment, ce fut les seules qui me touchèrent de compassions de par leur âge et leurs joliesses. Je n’avais eu aucune pitié pour les autres membres qui pratiquaient leur religion maudite sous le secret et qui dépouillaient sans impunité leurs clients. Ils étaient commerçants, essentiellement en produits manufacturés provenant d’Orient. Plusieurs témoins étaient venus se plaindre, étayant le crime s’il y avait eu un doute. Seulement, voilà, au milieu de mes prières une idée fugace commença à grandir en moi. Plus exactement, plusieurs arrivèrent, se bousculèrent dans ma tête, brouillèrent mes pensées puis éclairèrent par leur ordonnancement et leur logique un point de vue et des interrogations qui m’avaient effleurée, mais que j’avais repoussées. La première qui s’imposa à moi était un souvenir de la veille. Un problème d’argent conséquent qu’avait notre communauté s’était soudainement résolu. Étant en retrait de la conversation, je n’avais pas osé poser la question qui m’était passée à travers l’esprit : comment ? Cette lumière subite en amena une autre, tous les témoins étaient des clients plus ou moins endettés auprès de cette famille. Cela commença à chatouiller ma culpabilité. Je me recentrais sur ma prière que j’adressais directement à saint Dominique dont la statue était précisément au-dessus de moi. Levant mes yeux vers elle, elle me sourit. Avais-je rêvé ? Je la fixais à nouveau, oui elle me souriait. Je regardais autour de moi, aucun de mes frères ne semblait troublé. Je m’obligeais à me concentrer sur mon acte de contrition. Une fulgurance me mit en exergue une évidence, le noble qui avait dénoncé la famille juive, ne voulait-il pas construire son hôtel particulier aux abords de ce nouveau quartier convoité par tous les grands d’Espagne ? Il me revenait la scène d’un conciliabule entre lui et mon supérieur peu avant le procès. Il se plaignait alors à ce dernier du manque de terrain pour cela et les condamnés possédaient justement demeure et entrepôts à sa lisière. Trop de Coïncidences s’imposèrent à moi pour garder la paix de mon âme. J’eus un pincement au cœur. Son ordre, son supérieur avaient donc ouvert l’affaire judiciaire pour des raisons vénales. Son seul objectif était la récupération des biens de cette famille ! Je me levais d’un bon attirant tous les regards à moi. Je sentis le sang quitter mon corps et mon cœur devant l’horreur de ma découverte et mon incrédulité flagrante. Saint Dominique me tendit la main.

L’hypothèque

J’étais abattue, j’avais fait tout ce que je pouvais ou tout du moins ce que je pensais pouvoir faire pour lever l’hypothèque de nos biens. À cette idée, je resserrai mon fichu autour de mon corps qui avait servi d’arguments. Mon époux était parti en me laissant ses dettes, dettes qu’il avait conclues avec ce monstre par une hypothèque sur notre demeure et nos terres environnantes. Je ne pouvais me retrouver sans un toit sur la tête et celles de mes enfants. Mes petits, qui m’attendaient seuls à la maison, nous n’avions plus de domestiques. L’ainé du haut de ses sept ans surveillait sa petite sœur de trois ans plus jeune. Le jour tombait, ils devaient être apeurés. Je claquais mon fouet au-dessus de la tête de ma vieille jument pour qu’elle hâte son pas. Le cabriolet accéléra quelque peu. Nous traversions la forêt, la pleine lune éclairait heureusement la route. On se serait cru en plein jour. J’éprouvais encore des hauts le cœur de ce que j’avais du accomplir pour obtenir la destruction de ce maudit papier qui allait me priver de tout, de toit et de sécurité. Le créancier de mon mari, un vil banquier, m’avait dégoûté dès que je l’avais rencontré. Il m’avait lorgné comme si j’étais de la viande fraîche. Il m’avait fallu bien du courage pour me décider à lui rendre visite, mais je n’avais plus eu le choix. C’était cela où les huissiers, j’avais attendu la dernière minute, espérant sans doute un miracle. Je m’étais mise à mon avantage et j’avais demandé à mes pensées de m’oublier, d’omettre ce que je m’apprêtais à faire. Ce qui s’était passé pendant l’entrevue, je l’avais occulté ou tout du moins j’essayais de l’enfouir dans le tréfonds de l’oubli. Je tenais le papier en ma possession, ce que j’avais du faire n’avait nulle importance, mes petits et moi étions sauvés. Je détenais la signature, l’hypothèque était levée.

De la ville à la maison, il y en avait pour un peu plus d’une heure, le trot de mon cheval me berçait. Une secousse due à une branche sur la route sur laquelle je roulais me fit sursauter et redresser la tête. Je remis machinalement une de mes boucles qui s’était extirpée de mon chignon. J’aperçus très loin un nuage étrange qui s’élevait au-dessus de la canopée. Intriguée, je le fixais, me demandant ce que cela pouvait être. De toute évidence, cela ressemblait à une colonne de fumée. Mon cœur s’étreignit. Y avait-il le feu dans la forêt ? Je ne parvenais pas à situer l’endroit, la route était tortueuse et je n’arrivais pas à évaluer la distance. Je repris les rênes et arrêtais le cabriolet. Une fois celui-ci à l’arrêt, je me mis debout et scrutait de mon mieux l’horizon. Je n’arrivais toujours pas à déterminer le lieu de ce qui était de toute évidence un départ de feu. Mon inquiétude toutefois augmenta d’un coup, ce ne pouvait être que vers la maison. Je claquais le fouet au-dessus de ma jument et lui fit prendre le trot le plus rapide qu’elle put. Plus l’on s’approchait, plus mon cœur s’étreignait. L’incendie semblait jouxter ma demeure et mes petits étaient seuls. Le portail du domaine était depuis belle lurette bloqué par la rouille et j’étais obligé de contourner la propriété ce qui m’empêchait de voir où cela se situait, car de toute évidence c’était chez nous. Une grange ? Comment le feu avait-il pu prendre dans une grange ? Je fouettais avec plus de vigueur ma pauvre jument qui n’en pouvait visiblement Plus. Mon dieu ce n’était pas la grange, c’était la demeure. Depuis longtemps par l’arrière de nos terres nous ne pouvions nous approcher de la maison en voiture. Je sautais du cabriolet, je me précipitai le plus près possible, je m’empêtrais dans l’ourlet de ma jupe, je la relevais du mieux que je pouvais. Je courais criant le prénom de mes enfants. Le vrombissement du brasier couvrait ma voix. Je dus m’arrêter à quelques pas de distance, la chaleur brûlait ma peau. Je scrutais la maison au travers des flammes cherchant désespérément mon fils et ma fille. Où avaient-ils bien pu se réfugier ? Je fis le tour, mais l’incendie avait embrasé le moindre espace. Mon âme s’effondrait. Je finis par rester statique devant le perron fixant mes pieds, le bas de ma robe, puis je m’affaissais sur les genoux.

L’opéra

La salle était comble. Comme à mon habitude un sentiment d’appréhension irraisonnée montait en moi avant d’affronter le public, d’entrer en scène. Mon habilleuse ajustait ma tenue. Elle finit de maintenir les boucles de mon chignon avec des épingles ornées de perles et pour terminer je mis ma rivière de diamant. Debout, devant la psyché, je vérifiais ma mise. Contrairement à bien des cantatrices, je n’avais rien à reprocher à ma silhouette. C’était un grand soir. J’interprétais notamment des airs de la Flûte enchantée. Le régisseur vint me prévenir que c’était l’heure. Je descendis jusqu’aux coulisses, je réajustais mes gants. Concentrée, je ne voyais rien, hypnotisée par ma concentration, je suivais mon habilleuse. Je commençais par attendre derrière le rideau. Les musiciens s’étaient installés et accordaient leurs instruments. J’entendis l’auditoire applaudir, le chef d’orchestre avait fait son apparition. Mon cœur se mit à tout rompre, cela allait être à moi. Je me redressais, j’affichais un sourire sur ma face, le rideau s’ouvrit, je m’avançais jusque sur le devant de la scène. Les nouvelles lumières m’illuminaient, je percevais à peine la masse du public qui m’ovationnait avec un enthousiasme à tout casser. Je fis un signe de tête au chef d’orchestre, la mélodie commença. Mon chant s’élança doucement vers le parterre, le caressa, effleura les loges puis s’éleva à toucher le poulailler en survolant les balcons. Le silence était total, tous étaient médusés. Ma voix emplissait l’espace d’une émotion vibrante, je n’étais plus dans mon corps, je me voyais sur les planches, petite silhouette solitaire sur l’immense scène éclairée. Mon âme flottait au côté de ma voix qui tourbillonnait au fil des volutes qu’accomplissait l’œuvre de Mozart. Je n’étais plus une femme, ni même une cantatrice apte à passer de contralto à soprano, je n’étais qu’une voix, un chant qui médusait chaque individu lui donnant des frissons voire des larmes. Chaque corps était empli d’une émotion de joie telle que l’amour vibrait au sein des hauts murs moulurés du lieu.

La longue file d’attente

La file d’attente était longue. Elle était constituée d’une ribambelle d’enfants sachant à peine marcher. En équilibre précaire, ils se dirigeaient tous en file indienne, dans un ordre étonnant, vers des pontons qui donnaient sur le vide. Dans ce néant flottait des barques et dans chacune un enfant s’installait, parfois deux, rarement plus. L’un d’eux ne désirait pas monter dans l’embarcation, symbole de sa vie à venir. Il ne voulait pas de ce karma, il ne souhaitait pas ces nouveaux combats qui devaient l’amener à se dépasser, à gravir les échelons de la sagesse. Que de vies, il avait dû déjà parcourir ! Que de souffrances il avait dû subir pour comprendre. Il était fatigué. Il savait, que de choix, il n’avait point. Il entendait la voix qui le rassurait qui l’appelait qui l’incitait à s’y rendre. Il ne pouvait guère résister, il arrêta son regard derrière lui, les autres l’examinaient avec stoïcisme. Tous savaient qu’il allait finir par franchir l’embarcadère et mettre le pied dans son destin. Ils ne s’impatientaient pas, il n’y avait pas de notion de temps là où ils étaient. Il n’était pas le premier à avoir cet instant de recul inutile. On ne jette pas son dévolu sur son âme, mais l’âme choisit les épreuves qu’elle doit passer. C’était la loi éternelle, il devait gravir l’escalier de la sagesse. Il fallait avancer dans le renoncement. Il fallait s’oublier. Il fallait n’être rien pour être tout. Simple à dire pas toujours facile à penser, cependant c’était le seul chemin possible, celui de l’infinie Vertu.

DU VIN A LA CANNE À SUCRE

La petite fille avait le cœur qui battait la chamade. Sa mère lui avait mis sa plus belle robe et son plus joli chapeau. Son père lui avait expliqué minutieusement quelles actions elle devait mener à bien. C’était un grand jour pour elle et la Louisiane. Elle se tenait debout, entourée de militaires, au milieu de la place d’armes de La Nouvelle-Orléans où tous la regardaient. Le soleil brillait de mille feux, en ce 20 décembre 1803. En ce jour fatidique de la passation de pouvoirs, Élisabeth Duparc, âgée de 7 ans, fille d’une famille de riches planteurs, coloniaux et aristocrates, avait l’honneur d’abaisser le drapeau français.

Chapitre 1

vue du port de la Nouvelle-Orléans

Décembre 1803, la Louisiane devient américaine 

À dix heures et demie du matin, du jour qui devait être le premier d’une ère nouvelle pour les rives du Mississippi, Pierre-Clément de Laussat, envoyé comme gouverneur par Napoléon, se trouva entouré, chez lui, de tous les officiers municipaux, de l’état-major, d’un grand nombre d’officiers et de bien plus de citoyens français, de tous rangs et de toutes conditions. Le préfet français se rendit à pied, avec ce cortège, au Cabildo, l’Hôtel-de-Ville de La Nouvelle-Orléans. Parmi eux marchait Philippe-Guillaume Benjamin Duparc, dit Guillaume Duparc, père d’Élisabeth Duparc.

La journée était belle et la température douce comme cela était la norme au mois de mai. Jolies femmes et élégants ornaient tous les balcons de la place d’armes. Personne ne voulait manquer le spectacle. Les officiers espagnols se distinguaient dans la foule par leurs plumaches. À aucune des cérémonies précédentes, il n’y avait eu pareille quantité de curieux. Au premier rang, Anne Prudhomme Duparc, entourée de ses deux fils, regardait avec attention et attendrissement sa petite fille. Elle ne la quittait pas des yeux afin de la rassurer de son mieux. Celle-ci, debout au côté d’un officier, ne bougeait pas. Elle attendait avec calme que ce dernier lui dise quoi accomplir. Elle levait la tête de temps en temps vers lui, c’était le seul signe de son impatience.

Les troupes anglo-américaines se présentèrent enfin. Elles débouchèrent en pelotons successifs le long du fleuve. Sur la place, faisant front aux milices adossées à l’Hôtel-de-Ville, ils se formèrent en ordre de bataille. Le chef de bataillon du génie Vinache, le major des milices Livaudais, et le secrétaire de la commission française Daugerot reçurent au bas de l’escalier de l’Hôtel-de-Ville les commissaires américains, Messieurs Claiborne et Wilkinson délégués par leur gouvernement. Pierre-Clément de Laussat s’avança vers eux, jusqu’à la moitié de la salle de la séance. Claiborne s’assit sur un fauteuil à sa droite et Wilkinson sur un autre à sa gauche. La remise du traité de cession et des clefs de la ville à Monsieur Wilkinson faite, le préfet français délia de leur serment de fidélité envers la France les habitants qui voudraient rester sous la domination des États-Unis. Guillaume Duparc pensa en lui-même. « Tout cela pour ça ! » La France, l’Espagne puis de nouveau la France et maintenant l’Amérique, mais la Louisiane c’était eux, les habitants, les planteurs, les négociants. Ils l’avaient construite et défendue. Jamais aucun gouvernement ne leur avait demandé quoi que ce soit. Et lorsqu’ils avaient réclamé de choisir, O’Reilly, un Irlandais à la solde de l’Espagne s’était chargé de les punir.

Elisabeth Duparc

Les signatures et les discours achevés, ils se transportèrent au principal balcon de l’Hôtel-de-Ville. À leur apparition, le capitaine dénoua la corde qui maintenait le drapeau tricolore en haut du mat et la tendit à la petite fille que l’impatience gagnait. La bannière française fut descendue et le pavillon américain fut monté par un jeune officier américain. Ils furent arrêtés à la même hauteur. Un coup de canon lança le signal des salves des forts et des batteries. Monsieur Wilkinson se retourna vers les membres amassés derrière lui. « — C’est votre fille Duparc ?

— Oui monsieur.

— Elle est charmante.

À l’instant où le drapeau français avait été descendu, partout, excepté quelques applaudissements d’un groupe d’Américains, les larmes et la tristesse se manifestèrent. On voyait régner l’immobilité et le silence. La douleur et l’émotion se peignaient sur la plupart des visages… Plus d’un pleur fut versé au moment où le pavillon abaissé disparut du rivage.

***

 À trois heures de l’après-midi, Pierre-Clément de Laussat réunit à dîner quatre cent cinquante personnes. Le public était mélangé, français, Espagnols, Américains se côtoyaient. Guillaume Duparc et son épouse étaient venus accompagnés de la famille de cette dernière, les Prudhomme et de leurs amis les Rousseau. Les trois familles étaient de notoriété fort respectable. Les Prudhomme étaient la troisième génération de Louisianais, leurs ancêtres étaient des Canadiens français qui avaient émigré du Québec à Iberville en 1699 pour s’installer dans la nature sauvage de la Louisiane. Le grand-père avait été médecin à la cour du roi de France Louis XV, un lien si noble qu’il avait assuré aux Prudhomme une position sociale solide dans la colonie, sous domination française comme espagnole. Quant à Pierre Rousseau, commandant espagnol à Natchitoches, il était le camarade d’armes de Guillaume Duparc, héros militaire richement décoré et généreusement récompensé, lui-même commandant du poste de Pointe-Coupée en Louisiane.

Avec le madère, les invités burent à la santé des États-Unis et de Jefferson ; avec du malaga et du vin des Canaries, à Charles IV et à l’Espagne ; avec du champagne rose et blanc, à la République française et à Bonaparte. Enfin, le dernier toast porté fut au bonheur éternel de la Louisiane pendant que se terminait une salve de soixante-trois coups de canon. Ensuite, un « thé paré » fut servi à sept heures et un bal clôtura la journée. On soupa à deux heures de la nuit. En apparence, tout semblait harmonieux, la passation de la Louisiane au sein des États-Unis d’Amérique paraissait convenir à tous. C’était sans compter les pensées larvées et le ressentiment qu’Espagnols et Français avaient envers leurs rois qui les utilisaient comme des pions et sans l’assurance avec laquelle pavoisaient les Américains nouvellement arrivés.

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Anne Nanette Prudhomme et guillaume Duparc

Mars 18o4, visite à la plantation Duparc.

Le landau s’arrêta devant une ébauche d’allée qui s’enfonçait dans la végétation. Guillaume Duparc descendit de la voiture et aida son épouse à faire de même. Malgré le froid rigoureux, des hirondelles voltigeaient dans les airs sous un soleil qui annonçait des temps meilleurs. C’était à la fois les derniers jours de mars et les premiers du printemps. Les arbres fruitiers étaient déjà couverts de fleurs et exhalaient de toutes parts leurs parfums. L’atmosphère en était embaumée. Les oiseaux gazouillaient de tous côtés, et l’aimable Moqueur faisait retentir son chant varié et harmonieux. Il n’y avait encore ni maringouins ni serpents. L’herbe pointait avec force et formait une nappe verte, qui rafraîchissait la vue sur les deux rives du Mississippi. La crue du fleuve cette année-là était en retard par rapport à l’habitude. Il ne charriait ni sédiments ni déchets de végétation. Il n’était pas troublé, ne débordait pas. Il présentait un vaste tapis mobile qui se déroulait majestueusement. Les navigateurs le montaient, le descendaient aux rames, à la voile, en chalands, en pirogues, chargés des produits des manufactures d’Europe et des champs de la Louisiane.

Anne resserra son châle de cachemire autour de son manteau, le vent du nord sifflait vigoureusement. Elle replaça l’une de ses mèches brunes, qui s’était échappée de sous son capot de paille. Elle prit le bras de son mari et se laissa guider sur leur nouvelle propriété.

Chapitre 2

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

Quand tout commença !

Guillaume Duparc n’était pas un saint. Il était, comme beaucoup de vétérans, un homme familier des conflits et de la violence. D’une famille normande, de Caen, il se nommait Philippe Guillaume Benjamin Gilles. De nature coléreuse, le jeune Guillaume avait entaché la famille Gilles en tuant en duel un ami proche de son père. L’ayant appris, ce dernier attendit son retour, la rage gonflant en lui. Le père ne pouvait renier son fils. Mais pour l’un comme pour l’autre, l’emportement engendrait la source de leurs actions aussi lorsque son fils rentra dans la demeure familiale, il chercha à regagner son honneur en punissant son fils. Ne pouvant l’approcher, de colère, il lui courut après, l’arme à la main, n’hésitant pas à lui tirer dessus. Guillaume s’enfuit, se précipitant vers le jardin puis les champs adjacents. Le père manqua sa cible, mais bien que le fils ne fût point physiquement blessé, il n’échappa pas pour autant à l’ire de son père. Il fut banni de sa famille et il fut envoyé au sein de la Marine royale française, un destin que l’on prétendait pire que la mort. Initialement assigné comme assistant-tireur, le jeune Français résilient et ambitieux monta rapidement dans les rangs des Marines. En traversant l’Atlantique et en combattant dans la Révolution américaine, Guillaume gagna en notoriété et pour cela il opta pour un nouveau patronyme, désirant tirer un trait sur sa famille et effacer son humiliation. Avant d’entrer dans l’Armée de mer, Guillaume Gilles adopta le surnom « de Mézières Duparc »en inférant une certaine relation à la noblesse. Quelles que fussent ses raisons, il fut bientôt connu sous le nom qu’il avait choisi : Duparc.

Dès sa première campagne, il participa à la bataille de Savannah au service de l’amiral français Charles-Henri d’Estaing, puis deux ans plus tard, la providence le trouva sous les ordres du général espagnol Galvez combattant les Britanniques à la bataille de Pensacola. Pendant son service, il rencontra Pierre Rousseau qui devint un ami de confiance. Tous les deux reçurent les compliments du roi Carlos d’Espagne pour leurs rôles dans cette victoire franco-espagnole. Ils rejoignirent le comte de Grasse à Saint-Domingue, puis ils voguèrent vers le nord jusqu’à la Bataille des Banques extérieures. Après cette expédition, la carrière militaire de Guillaume Duparc atteignit son paroxysme grâce à la bataille d’Yorktown, où il fut blessé. Lorsque la guerre de la Révolution américaine prit fin, les deux amis obtinrent comme charges par les Espagnols de défendre les voies navigables de la colonie. Le roi Carlos nomma Rousseau, pour son service rendu, Commandant du poste de Natchitoches quant à Duparc, il reçut la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, un avant-poste stratégique dans le centre de la Louisiane. Le monarque par l’intermédiaire du gouverneur leur alloua une pension, une terre et un statut en Louisiane espagnole. Les deux camarades devinrent associés dans des projets immobiliers et commerciaux et achetèrent des propriétés le long du Mississippi et dans le sud-ouest de la Louisiane.

Anne Nanette Prudhomme

Fortune et position établies, Pierre Rousseau, cousin par alliance de la famille créole Prudhomme, introduisit avec tact son ami. Il profita d’un bal militaire pour procéder aux premières présentations. Au sein de cette famille existait une charmante et ravissante fille à marier. Anne Prudhomme, que tous surnommaient Nanette, outre sa joliesse, elle avait pour avantage une dot fort conséquente et un caractère à la hauteur de son galant. La cour de Guillaume fut de courte durée. Si la famille créole de Anne était l’une des plus anciennes de Louisiane, Duparc était un héros militaire richement décoré et copieusement récompensé, aussi l’union conjugale était destinée à être d’égales valeurs sociales. Chacun y trouvant son compte, ils se marièrent à Natchitoches. La base financière, politique et sociale nécessaire au bien-être futur était assurée. Les premières années du couple furent calmes. Ils les passèrent à Natchitoches dans cette région cotonnière, non loin des plantations et des maisons de la famille Prudhomme. Leur premier enfant, Louis vint au monde au sein de ce bonheur tout neuf.

Ayant obtenu la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, ils emménagèrent au sein de cette paroisse. Anne accompagna son époux sans état d’âme, bien qu’elle appréciât son existence auprès de sa famille, une nouvelle vie l’enthousiasmait, d’autant qu’elle l’intégrait en tant qu’épouse du commandant. À peine arrivés, naquit Guillaume dit Flagy. Deux ans plus tard, vint au monde Élisabeth.

Les responsabilités de Guillaume impliquaient de gouverner à la fois militairement et politiquement. Il trouvait cela bien ironique et c’était pour lui un juste retour des choses, lui qui avait quitté la France quelques années auparavant comme un meurtrier déshonoré à cause d’un duel. De manière identique que les autres fonctionnaires coloniaux espagnols, il se devait d’appliquer la loi hispanique sur les Français et les créoles, qu’ils fussent libres ou esclaves, bien que la plupart eussent préféré vivre sous le drapeau français. Sa vie de Commandant espagnol alla de crise en crise : querelles françaises et espagnoles, soulèvements d’Indiens. Il dut même réprimer de façon fort brutale une insurrection d’esclaves qui avait éclaté sur les plantations de Pointe-Coupée. 23 esclaves furent pendus et 31 condamnés récoltèrent une peine de flagellation et de travaux forcés. Trois hommes blancs ayant aidé, voire tramer la rébellion, furent déportés suite à leurs actes. Deux d’entre eux purgèrent six ans de travaux forcés à La Havane. On lui en reprocha la méthode, mais pour lui c’était le résultat qui comptait.

***

1803

Avec l’achat de la Louisiane, Guillaume Duparc fut relevé de ses fonctions. Le gouvernement américain réorganisa la colonie à sa convenance avec les nouvelles lois qui allaient avec. En tant que vétéran de la guerre d’Indépendance américaine, il présenta une demande au président Thomas Jefferson, pour obtenir des terres supplémentaires. Ce dernier assuré de la fidélité de Guillaume lui accorda une plantation aux bords du Mississippi. Si Guillaume fit expulser les pauvres fermiers acadiens propriétaires des parcelles adjacentes qu’ils avaient colonisées vingt ans auparavant, il accepta la présence des indigènes, des Acolapissa, sur la partie arrière du domaine qui donnait sur les bayous. Le terrain était de premier ordre, sur un sol inhabituellement élevé et dégagé sur les rives du fleuve. Il construisit sa demeure au milieu de l’emplacement du grand village indien des Acolapissa établi sur place depuis plus d’un siècle.

Chapitre 3

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

1808, le jour fatidique

À l’ombre des branches basses des grands chênes, la demeure était presque cachée de la route qui longeait le fleuve. Elle était construite sur un sous-sol en brique surélevée et de briquette entre-poteaux pour l’étage supérieur. La maison, avec sa charpente de toit normande, formait un U. Les deux ailes arrière entouraient une cour centrale. Au fond de celle-ci se situait la cuisine détachée des bâtiments pour éviter les accidents incendiaires. Anne vérifiait que le ménage avait été correctement fait par les deux servantes, et traversait les dix pièces de l’étage. Toutes donnaient sur les galeries de devant comme de derrières, cela permettait par fortes chaleurs de provoquer un semblant de courant d’air.

Elisabeth Duparc

Elizabeth jouait sous la véranda lorsqu’elle remarqua des esclaves qui ramenaient sur un brancard un homme visiblement mal en point. À sa grande surprise, c’était son père, il paraissait mort. Elle accourut voir de plus près ce qu’il en était. Triste constat difficile à admettre. Quelque chose en elle se brisa, elle saisit de suite que son enfance était achevée. Elle se précipita à l’intérieur de la maison sa robe de voile de coton blanc voletant comme un nuage autour d’elle. « Nanette, Nanette! C’est père! C’est père» Anne, qui avait découvert son deuxième fils, Guillaume, surnommé Flagy, dans sa chambre, à une heure avancée et dans un triste état alcoolisé, le sermonnait essayant désespérément de lui faire comprendre qu’il ne devait pas courir après toutes les quarteronnes de La Nouvelle-Orléans. Devant le tapage créé par Élisabeth, elle finit par s’énerver oubliant son calme. C’en était trop, elle abandonna son fils et se retourna avec colère vers la pièce d’où elle entendait hurler sa fille. « Élisabeth, une jeune fille de bonne famille ne crie pas comme une poissonnière!

 Mais Nanette, c’est père.

— Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’il a ton père ?

— Je pense qu’il est mort.

— Mort ?

Anne se hâta vers la véranda, suivi de son fils à l’équilibre précaire, et trouva au pied des marches les esclaves chargés du poids du corps qu’ils n’avaient pas osé poser au sol. La jeune femme n’en croyait pas ses yeux, pour une fois elle était totalement désemparée. Élisabeth tira sur la robe de sa mère. « Nanette, il faut le mettre au lit. »

***

Guillaume Duparc avait été retrouvé sur ses terres, mort, les mousquets à la main. Que lui était-il arrivé ? Nul ne le sût.

***

Les Duparc étaient installés depuis à peine deux ans et demi, et Anne se retrouvait veuve avec trois enfants à élever et une plantation à gérer. Le défunt avait eu le temps d’acquérir les parcelles adjacentes étirant le domaine à plus de douze mille acres. Le moulin à sucre était situé au loin, à 1 mile derrière la grande maison entourée de champs de canne. Une route plus longue s’étendait à l’arrière de l’habitation sur une distance 3,5 miles, bordée de cabanes d’esclaves.

Les terres et tout ce qu’il y avait dessus désormais lui appartenaient. Les lois de la Louisiane lui avaient donné les droits successoraux et de propriété, lui permettant ainsi de prendre le contrôle de la plantation naissante de canne à sucre pour le bien de ses enfants. Le testament de Guillaume stipulait, ce qui convenait fort bien à son épouse, que si elle ou leur descendant désiraient vendre à une personne celle-ci devait être en mesure de payer rapidement. Il excluait d’office les éventuels acheteurs américains en qui il n’avait aucune confiance. Il voulait éviter à sa famille d’être trompée par ceux-ci. À la lecture, Anne avait souri, elle reconnaissait bien les pensées de son mari. Malgré le chagrin, elle ne se laissa pas abattre et ne permit à personne de s’immiscer dans sa vie.

Chapitre 4

Elisabeth Duparc

Une nouvelle vie

1808,

Élisabeth avait douze ans lorsque son père mourut. Au milieu de ses deux frères, elle avait grandi dans un milieu privilégié, ne manquant de rien, entouré d’esclaves pour répondre à tous ses besoins. L’aîné de la fratrie, Louis, de nature turbulente, arrogante et violente, au point qu’apprenant qu’il n’était pas l’héritier de la plantation, il avait tué de colère deux esclaves. Il avait juste oublié qu’à dix-neuf ans, il n’était pas encore majeur. Sa mère, agacée par ce gâchis, l’envoya en France à l’Académie Militaire Royale de Bordeaux, dans l’espoir de le voir revenir en gentilhomme rangé. Flagy, lui était désespérément un coureur à la tête légère. Malgré les emportements répétés de sa mère, il ne s’arrêtait pas, cumulant les dettes pour entretenir les beautés qu’offrait La Nouvelle-Orléans.

Très vite, Nanette se retourna vers sa fille. Ses deux fils n’étant visiblement pas aptes à s’occuper de la propriété, elle n’eut aucune gêne à susciter de l’intérêt pour l’intendance du domaine à sa fille. Celle-ci faisait preuve malgré son jeune âge d’une grande maturité et d’une solide intelligence. Elle l’encouragea tout d’abord à tenir les comptes et petit à petit elle partagea les responsabilités inhérentes aux besoins de la plantation. Élisabeth, qui s’ennuyait quelque peu, le plus souvent en tête à tête avec sa mère, se prit de curiosité et d’attirance pour la gestion. Bien que produisant essentiellement du sucre, Anne diversifia l’activité première vers d’autres cultures, comme le bois d’œuvre et l’élevage, le tout avec succès.

***

1812

Fanny Rucker Duparc

 La vie austère de la plantation fut bousculée à la plus grande joie d’Élisabeth par le retour de son frère accompagné de sa pétillante belle-sœur. Craignant Napoléon, de peur de voir enrôler son fils dans l’armée impériale, Anne l’avait obligé à rentrer. Elle avait menacé Louis de lui couper les cordons de la bourse s’il ne revenait pas immédiatement en Louisiane. Sachant qu’elle ne pourrait le retenir sur leurs terres, elle lui avait proposé de l’engager comme agent commercial de leur production à La Nouvelle-Orléans, ce qu’il accepta tant cela convenait parfaitement à sa personnalité. À Bordeaux, Louis avait rencontré celle qui était devenue son épouse, Fanny Rücker, la fille d’un armateur allemand. La jeune femme de toute beauté était le charme incarné. Elle avait séduit de suite sa belle-mère et surtout Élisabeth qui reconnut en elle une amie.

Le couple métamorphosa l’ambiance austère dans laquelle était inhibée Élisabeth. Louis et Fanny de Mézières Duparc s’étaient rapidement transformés en personnalités à la mode parmi les créoles et les Américains pour les fêtes somptueuses qu’ils donnaient dans le quartier Français à La Nouvelle-Orléans. Fanny commença par montrer les manières en vogue à Paris. Dans la foulée, elle conduisit aussi souvent que possible sa belle-sœur dans la fleur de l’âge à La Nouvelle-Orléans, lui faisant découvrir les plaisirs des autres demoiselles créoles, les artistes et musiciens européens de passage. Elle l’entraînait au théâtre, au bal, aux dîners pour le plus grand bonheur de la jeune fille.

Chapitre 5

Fanny Rucker Duparc

1820, la libération

Fanny désespérait, sa belle-mère monopolisait tellement Élisabeth que celle-ci, à vingt-trois ans, malgré sa joliesse, son caractère aussi fort qu’agréable, n’avait toujours pas convolé en juste noces. Lors d’un long séjour en France avec son mari, Louis, elle avait pris sur elle d’inviter un très bon parti. Elle avait convié, l’héritier des vignobles du château Bon-Air, Raymond Locoul, dont elle avait fait la connaissance durant son dernier passage à Bordeaux. Elle avait perçu le jeune homme comme charmant en tous points. Outre un physique avenant, il était d’un caractère agréable, souple et fin psychologue. Invitée dans son château de Pessac, elle avait remarqué qu’il donnait des ordres avec une telle gentillesse, mais avec néanmoins fermeté que ses employés obéissaient sans résistance ni mauvais vouloir. Quant à ses rapports avec son entourage, elle l’avait observé amener les gens exactement où il désirait. Elle l’avait de plus vu agir avec son époux, sans que ce dernier s’en rende compte, l’incitant à se découvrir sur certains points de vue très personnels. Dans l’intimité de leur chambre, Louis l’avait même complimenté sur sa pertinence, ce qui avait fait sourire Fanny. Elle en était venue à penser qu’il serait le beau-frère idéal dans une famille au tempérament rustique, voire volcanique, et le trouvait très complémentaire à Élisabeth. Elle s’en était ouverte à son mari qui lui avait donné son accord.

Profitant d’un dîner où étaient entre autres réunis les Locoul, père, fils et frères et elle-même et son époux, Fanny avait jeté ses appas. Elle avait parlé de l’engouement des Louisianais pour le vin de la région et la difficulté de s’en procurer. Louis prit le relais en faisant remarquer qu’il n’y avait pas à La Nouvelle-Orléans de négociants d’importance dans ce commerce alors que dans le sud des États-Unis tous reluquaient le bon goût de cette ville en grand développement et le copiait sans hésitation. Comme il y avait ce soir-là plusieurs châtelains viticulteurs, la conversation s’amplifia et généra des envies et des idées qui frayèrent leur chemin dans la tête de chacun. Les Mézières Duparc incitèrent Raymond Locoul à découvrir le champ des possibilités en l’invitant à séjourner dans le quartier français où ils se feraient un plaisir de le recevoir et de l’introduire dans cette société d’élite.

***

Raymond Locoul

1821

Pour plus de subtilité, munie de lettres d’introduction d’amis de sa famille, une formalité indispensable pour entrer dans le réseau de la communauté créole locale, Fanny introduit Raymond par des intermédiaires, les membres des Labatut. Félix Labatut, dont les parents étaient originaires de Bayonne dans les Pyrénées-Atlantiques, se trouvait être un intime de Louis et tout comme lui faisait partie de l’élite créole de la ville. Étant informé des espérances de Fanny et Louis, commerciales et familiales, il se fit un plaisir de présenter le jeune français à toutes ses connaissances.

Fanny donna un souper suivi d’une réception au sein de la demeure des Mézières Duparc, dans le vieux carré, quartier de la fine fleur française, à l’occasion de l’épiphanie. Elle y avait invité sa belle-mère et Élisabeth pour l’occasion. S’y bousculaient tous les créoles français, les uns parurent pour le repas du soir, les autres pour le bal. Parmi ceux-ci arriva Raymond en compagnie de Félix Labatut, ce fut ce dernier qui le présenta à Élisabeth.

À vingt-trois ans, la jeune femme, de toute beauté, rayonnait toute à la joie de la fête. Elle arborait une robe venue de paris rapportée par sa belle-sœur. Elle en était très fière. Elle était en mousseline blanche recouvrant une soie rose, et avait une coupe s’évasant du haut du buste jusqu’à une courte traine. Son décolleté carré était garni d’un galon de dentelle, mettant en valeur sa jeune poitrine. Elle avait relevé ses cheveux selon la mode du jour et y avait ajouté deux fleurs de magnolia. Raymond était tombé en admiration devant la nymphe. Elle attirait les regards et les attentions, mais nul n’avait officiellement demandé sa main ; malgré les avantages de la dot, la famille Duparc impressionnait bien trop. Il est vrai qu’Élisabeth tout comme sa mère était douée intellectuellement, cultivée et avec un fort tempérament, et peu d’hommes acceptaient d’être régentés. Cela n’exerça nulle influence sur Raymond. L’échange entre les deux jeunes gens s’accomplit tout de suite de façon fluide et vive. L’un et l’autre étaient séduits, autant par le physique que par l’intelligence de l’autre. Dès cette soirée, ils ne se quittèrent guère, d’autant que Louis invita de suite le français à la plantation Duparc, officiellement pour la lui faire découvrir.

Anne, suspicieuse, s’était informée sur le jeune homme. Ayant appris par le père Labatut que sa fortune était conséquente et par d’autres que son fils Louis que le jeune homme était de bonnes manières, elle accepta sans enthousiasme de le recevoir et de le voir dans le sillon de sa fille. Elle n’était pas prête à voir partir Élisabeth, elle s’appuyait sur elle pour la gestion de la plantation, ses deux fils ne lui apportant guère d’aide. Louis s’occupait de vendre tant bien que mal tout ce que la propriété produisait et Flagy passait plus de temps à courir la quarteronne dans les faubourgs de La Nouvelle-Orléans qu’à jouer les contremaîtres. Élisabeth, elle, était soucieuse des chiffres comme de la productivité des esclaves et des terres. Elle partageait ses journées entre les comptes, la gestion et les champs. Chaque jour, telle une amazone, elle parcourait les lieux, montrant à tous qu’elle surveillait tout ce qui s’y accomplissait. Élevée dans une famille créole, elle avait peu de considération envers ses esclaves, hormis ceux de la maison. Elle tenait à ce que l’on ne les maltraite pas, uniquement pour qu’ils soient toujours productifs et donc rentables. Elle les faisait nourrir, habiller et loger de façon à ce qu’ils ne tombent jamais malades. Aucun n’avait intérêt à faire semblant, les punitions étaient données sans compassion. Anne était très fière de sa fille, mais c’était aussi ce comportement connu de tous qui avait éloigné jusque-là les prétendants. Elle aurait été toute foi surprise de savoir ce que pensait sa fille.

Élisabeth n’aimait plus beaucoup son existence sur les terres familiales qui la tenait écartée de la société créole. Tout comme sa mère, elle n’avait guère d’estime envers les Américains. Elle préférait tout de même rester dans la maison de famille à La Nouvelle-Orléans qu’à la plantation, mais sa mère ne lui en laissait guère l’occasion. Aussi lorsque Raymond entra dans sa vie, ce fut comme un vent de liberté, une possibilité d’évasion. Quand, au bout de quelque temps, il la demanda en mariage, elle répondit sans hésitation par l’affirmative. Sa belle-sœur et amie, Fanny, vit toutes ses espérances comblées. Bien dotée, Élisabeth imaginait là une occasion rêvée de partir de l’austère plantation pour la France où elle avait toujours souhaité mettre les pieds.

Raymond pressentait dans sa bien-aimée un atout appréciable pour la gestion des exploitations viticoles du Bordelais. Celle-ci promit avec plaisir dans le contrat prénuptial de quitter la Louisiane et de prendre en mains la direction des affaires de son mari à Bordeaux, région dont elle avait entendu tant de bien par son frère et sa belle-sœur. En échange, Raymond signa en contrepartie un engagement qui assurait à Élisabeth et aux enfants issus de leur union, la jouissance de ses possessions, droits et privilèges provenant des propriétés foncières et des biens immobiliers bordelais.

Chapitre 6

Élisabeth et Raymond Locoul

1822, le mariage

Le couple se maria à la cathédrale Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans devant toute la société créole qu’ils reçurent ensuite dans la maison qu’ils avaient acquise rue de Toulouse près de l’Opéra. Cela faisait à peine six mois que Raymond était arrivé de France. Les festivités des noces passées, ils s’installèrent à la plantation où les manières raffinées et le caractère agréable de Raymond furent très appréciés dans une famille de « cracheurs de feu » où chacun s’emportait pour un rien. Il jouait avec succès le rôle de conciliateur dans sa belle-famille où l’ambiance était souvent à couteaux tirés.

Le voyage vers la France fut repoussé à plus tard, Élisabeth était tombée enceinte à la grande joie de tous. Louis Raymond Émile arriva au monde dans la plantation familiale. Le couple décida de remettre leur départ lorsque l’enfant ferait ses premiers pas. Deux ans plus tard, il marchait à peine, naissait Aimée ajournant à nouveau leur projet.

Chapitre 7

Flagy Duparc

1829, la prise en main

Marie Louise Marcelite Cortès

Anne Duparc, lasse de s’occuper de la plantation, avait laissé petit à petit sa gestion entre les mains d’Élisabeth. Il ne lui restait qu’un problème, Flagy. Ce dernier ne semblait pas comprendre que la fortune dont il profitait avec inconséquence était due au travail journalier de sa jeune sœur. Ce n’était qu’un jouisseur tout comme son frère aîné, mais lui avait réussi à fonder une famille. Et s’il ne visitait la plantation que pour tirer plaisir de la campagne, au moins participait-il à son économie. La vie qu’il avait à La Nouvelle-Orléans promouvait leur bien et leur vente, que ce fût la partie agricole ou vinicole. Elle décida alors que le benjamin ferait comme l’aîné et sous peine d’avoir les vivres coupés, il devrait trouver une femme digne de ce nom. N’ayant guère d’autres possibilités, il entretenait une métisse dans le faubourg Marigny, il se mit à chercher celle qu’il pourrait épouser ! Sa mère le guida voire le poussa vers une famille de Natchitoches originaire de Saint-Domingue, avec qui elle avait des accointances. Elle invita donc à la plantation les Cortès avec leur fille à marier. De nature discrète et effacée, elle convint immédiatement à Flagy. Sa sœur et sa belle-sœur plaignirent de suite la jeune fille, elles comprirent pourquoi il allait la choisir. Cela indifférait Anne qui ne voyait que son objectif atteint.

En conséquence, Flagy Duparc épousa au mois de mai de cette année-là avec Marie Louise Marcelite Cortès. Anne fut enfin soulagée, elle allait pouvoir passer à autre chose. Elle n’allait pas jusqu’à penser qu’il allait calmer ses ardeurs auprès des quarteronnes, mais chargé de famille, il prendrait sûrement ses responsabilités. Ses enfants ayant chacun leur vie, elle décida de se retirer laissant la place à son second fils. Pour cela, elle se fit construire sa propre maison à seulement cinq cents pieds de l’habitation principale de la plantation Duparc. Elle comptait bien avoir encore l’œil sur ce qui se passait. Aimant la campagne plus que la ville, elle avait résisté à l’impératif créole de quitter la plantation et de vivre à La Nouvelle-Orléans. Cité qu’elle trouvait trop pleine d’Américains maladroits, gauches et socialement inférieurs. Elle pouvait ainsi recommencer sa vie près de sa famille, tout en étant indépendante. Assistée par les deux mêmes esclaves, Henriette et Nina, elle se mit à subsister de la rente de mille piastres par an que ses enfants lui versaient sur les profits de la plantation et des différents négoces.

Chapitre 8

Elisabeth Duparc

1830, quand il n’y a plus de choix.

Au vu de la situation familiale, ne pouvant toujours pas quitter la Louisiane, Élisabeth décida de commencer à importer du vin, en plus de la production de sucre au sein de la plantation. Elle invita dans leur demeure du vieux carré des amis et des connaissances américaines. Lors du repas, elle ne proposa que du vin venu de bordeaux. Au cours des conversations, elle glissa que son frère en mettait sur le marché, mais ce vin détenait une excellente réputation, aussi se vendait-il très vite. Il n’en fallait pas tant pour créer l’envie. La commercialisation des premiers crus commença de façon fulgurante. Les premiers tonneaux furent à peine arrivés sur les quais, qu’ils furent distribués. Les châteaux de la maison Locoul finirent par ne plus suffire, ils étendirent leur négoce à d’autres châteaux du Bordelais.

Chapitre 9

Élisa Duparc

1831 où prendre les choses en main

Élisa Duparc était la fille de Fanny Rucker et de Louis Duparc. Jolie, gentille et bien élevée, elle avait été la première de la nouvelle génération et était la préférée de toute la famille. Poussée par tous à être parfaite en tous points, elle avait répondu à la demande, jusqu’au jour, où à son corps défendant elle développa une acné qui mit en péril sa beauté. Son père et sa mère décidèrent de revenir en France pour la faire soigner. Ce qui était un traitement anodin, à la stupeur de tous, tourna au drame, le médecin calcula mal le dosage du médicament, et la jeune fille de 16 ans mourut. Sa mère, Fanny, se consuma de culpabilité et une fois rentrée en Louisiane, elle ne voulut plus quitter la plantation. Elle écrivit à un ami : « Je n’attends plus rien d’agréable dans mon existence. Cela a été mon destin, toujours des peines et de l’anxiété. C’est de cette manière que je passe ma vie et que je suis anéanti. Je suis sûr que je ne serai plus jamais heureuse. » De son côté, Louis ne put faire face à l’incarcération volontaire de sa femme. Il la quitta et s’installa définitivement à La Nouvelle-Orléans, avec deux adolescentes esclaves comme concubines. Louis se plongea dans les mondanités du vieux carré, il fit même promouvoir son frère cadet, Flagy, général de brigade à sa place, se déchargeant ainsi de cet engagement.

Malgré son désir de déménager en France, Élisabeth finit par admettre que par la faute de l’incompétence de ses frères à gérer la plantation, elle ne pourrait s’y établir. Un peu par défaut, elle fut donc contrainte de prendre la tête de la propriété. Bien que déçu, Raymond, son époux, ne dit rien d’autant que l’importation de ses vins explosait. Très rapidement, les Duparc étaient devenus le plus grand distributeur de vins de la Louisiane avec une capacité de dix mille bouteilles mises sur le marché à l’année. Élisabeth qui avait un sens des affaires très développé remarqua l’importante baisse des ventes d’esclaves. Elle décida d’acheter 30 adolescentes pour les faire féconder dans le but de faire une récolte d’enfants. Cela lui assurerait ainsi un cheptel prometteur et financièrement intéressant dans l’avenir. Durant les années de forte croissance économique qui suivirent, ils firent également de substantiels investissements immobiliers à La Nouvelle-Orléans. Ils acquirent pas moins de six résidences dans le quartier français de La Nouvelle-Orléans, en plus de leur grande maison, rue de Toulouse.

Chapitre 10

Louis Raymond Emile Locoul

1835, un garçon trop gentil.

Louis Raymond était le premier-né d’Elizabeth et de Raymond Locoul. De caractère, il ressemblait plus à son père qu’à sa mère, ce que cette dernière regrettait. Elle voulait en faire un planteur, mais il était d’un naturel empathique.   Sa mère le jugeait faible et trop sensible. Elle en arriva à le traiter de « gâcheur de nègres ». Il passait son temps à les plaindre et à les excuser en tout. Elle espérait pourtant qu’un jour, il assumerait le rôle d’un planteur respectable. Élevé en grande partie à La Nouvelle-Orléans, une ville désormais américaine et en pleine effervescence, il était devenu fort influencé par les idéaux de la jeune nation alors que le reste de sa famille demeurait attachée aux valeurs créoles. Bien que défendue étonnamment par sa grand-mère et naturellement par son père, afin de réprimer ses idées qu’Élisabeth trouvait sérieusement trop libérales, elle décida de l’envoyer à l’Académie militaire Royale de Bordeaux. À l’âge de treize ans, ayant traversé l’Atlantique, Émile découvrit les grands changements politiques de la France. S’il ne comprit pas tout de suite ce qui l’entourait, avec le temps il se familiarisa avec l’avant-garde française. Il étudia la politique et les arts. Il retira même de la fierté de compter Victor Hugo parmi ses amis.

Il resta en France jusqu’à l’obtention de son diplôme. À cette occasion, toute sa famille le rejoignit à Paris. Il reçut en récompense un voyage pour faire le « Grand Tour » d’Europe avant de rentrer au sein de sa famille en Amérique.

Chapitre 11

Raymond Locoul

Être fataliste

Les années s’écoulèrent de récolte en récolte, et malgré la prospérité de son commerce cela n’empêchait pas Raymond Locoul, d’éprouver de l’amertume pour sa nation. Il écrivait en 1847 à un ami : « Oh ! Que la France me manque. Un jour, peut-être, reviendrons-nous vers mon pays que nous aimons tant et que nous avons eu tant de peine à quitter ». Les années passèrent et les chances du couple Duparc de s’établir en France s’évanouirent définitivement. Élisabeth de son côté n’avait guère de temps pour la nostalgie, sa mère s’occupait de moins en moins de la plantation en dehors de quelques conseils que sa fille trouvait redondants. De plus, elle devait secouer ses deux frères pour les obliger à accomplir le minimum pour leurs affaires.

Chapitre 12

Nouvelle-Orléans

Le drame, 1750

L’été avait été sec. La chaleur, portée jusqu’à 90 et 94 degrés de Fahrenheit, agissait sur les masses de terres fraîchement remuées. Elle attirait une multitude de moustiques. Leurs piqures finirent par développer des maladies. Elles produisirent de nombreux incidents sur les esclaves. Beaucoup présentèrent des syndromes de fièvres pernicieuses d’un caractère alarmant, et quelques-uns agonisèrent. Élisabeth ne savait où donner de la tête aussi elle avait laissé partir seul Raymond pour La Nouvelle-Orléans quand la Saison mondaine commença.

L’automne avançait, la chaleur ne faiblissait pas, de plus quand des pluies abondantes se manifestèrent, l’humidité devint insupportable. À la ville, des cas de fièvre jaune se révélèrent. Ils se multiplièrent pendant les premiers jours d’octobre et ce fut toutefois à la moitié du mois qu’on la déclara épidémique. Lorsqu’Élisabeth l’apprit, la cité était fermée aux personnes extérieures, mais, Raymond, comme ses frères, était à l’intérieur. À la plantation, tout le monde se mit à craindre le pire. Anne racontait les souvenirs qu’elle avait des affres de la dernière, celle de 1832. Tous l’avaient gardé en mémoire, plusieurs de leurs amis avaient fait partie des victimes. Les familles Duparc et Locoul eurent à l’époque beaucoup de chance, dans leur malheur de pleurer leur petite Élisa, aucun ne s’était rendu à la ville et le fléau n’était pas arrivé à la propriété.

***

L’inflammation toucha tout d’abord son système gastrique, et provoqua des congestions. Raymond fut pris de nausées et de vomissements, entraînant une très grande fatigue. Son majordome, Ignacius et son valet de chambre Albert se retrouvaient en plein désarroi. Quand de violents maux de tête le mirent à mal au point de le faire délirer, Ignacius envoya Albert prévenir Louis de Mézières. Ce dernier impuissant ne put rien faire. Lui-même devint anxieux à l’idée d’être contaminé par la maladie. Albert revint, il avait bien essayé d’amener un médecin à venir, mais aucun n’était en mesure de répondre à la demande. À la fièvre jaune, c’était greffé le choléra morbus. Les deux esclaves ne purent que constater la faiblesse grandissante de leur maître malgré les soins qu’ils lui apportaient.

Dans la ville, les malades périssaient les uns après les autres. Peu se relevaient de l’épidémie et la plupart l’avaient contractée. On voyait de toutes parts tomber des individus frappés par la mort ; les médecins ne pouvaient plus répondre plus aux appels au secours, et nulle mesure n’était adoptée pour interrompre les progrès du mal. Déjà, les malportants encombraient les hôpitaux sans qu’aucun édifice public fût préparé pour y suppléer. La terreur croissait avec la maladie ; on essayait à la fois vingt traitements divers que prônaient chaque jour les gazettes.

Vers la mi-novembre s’éleva le vent du nord ; le froid se fit sentir subitement, et moins de trois jours suffirent pour arrêter la progression du fléau, mais Raymond Locoul était décédé. Et, avec lui, un sixième de la population de la ville.

Par peur de la contagion, le corps du Bordelais ne put être transporté jusqu’au caveau familial des Duparc près de la plantation. On l’inhuma au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans.

Louis Duparc se chargea d’annoncer à sa sœur l’atroce nouvelle. Il ne pouvait pas faire moins. Quand elle l’apprit, elle s’effondra.

***

Après le décès de Raymond Locoul, Élisabeth poursuivit jusqu’à sa mort en 1884 à superviser la distribution des vins Locoul qui continuait à s’avérer très rentable.

Elisabeth et Raymond Locoul

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 19

épisode précédent

épisode 19

1801, Quand la vérité semble faire jour.

Le Port de Bordeaux, vu devant le Château Trompette sur la Garonne et vu du quai des Farines, gravure sur cuivre d_après N. Ozanne, 2

Edmée ce jour-là rentra plus tôt que prévu, elle était partie à pied visiter une de ses voisines, elle n’avait donc eu besoin de personne. Passant devant le grand salon, elle entendit sa belle-sœur en grande conversation avec Théophile. Surprise de les entendre dans cette pièce à cette heure-là, elle allait pénétrer dans le salon quand elle entendit son prénom. Cela l’arrêta net devant la porte entrebâillée. Elle ne put s’empêcher d’écouter. « Tu m’agaces Henriette, ce n’est pas ma faute si elle n’arrive pas à obtenir son héritage.

– Je te rappelle que tu l’as épousé pour ça ! De plus, je suis à peu près sûr que c’est une imposture, elle n’est pas ce qu’elle prétend, et je finirai par en avoir le cœur net !

– Comment cela ? Tu en auras le cœur net.

– J’ai demandé à maître Collignan d’enquêter.

Edmée n’en écouta pas plus, elle redescendit l’escalier en courant, et se précipita dehors. Ne sachant que faire tant elle était désemparée. En colère, elle se mit à marcher droit devant elle sans but précis. Ses pas la menèrent vers la campagne qui commençait à la fin de la rue Barreyre. Sa tête était pleine du tumulte de ses émotions, elle ne voyait rien autour d’elle. Elle traversa le chemin royal et se retrouva en plein champ. Elle passait de la plus grande indignation au plus grand désarroi. Cela faisait quatre ans qu’elle était arrivée, cela faisait longtemps qu’elle ne se méfiait plus de sa belle-sœur. Elle était autant en colère contre elle qu’envers elle-même. Comment avait-elle pu baisser la garde ? Comment avait-elle pu se tromper à ce point sur son époux ? Et puis, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

« – Edmée, tu comptes aller où comme cela ? » Edmée sursauta. Elle réalisa qu’elle avait l’Éthiopienne à ses côtés. « – Mais… Mais, je croyais que je ne te reverrais plus !

– Je ne pouvais pas t’aider, ma chérie. De plus, tu n’avais pas vraiment besoin de moi.

– Et aujourd’hui ?

– Ne soit pas aigrie ma chérie. Il ne m’est pas facile d’être là et si aujourd’hui j’ai répondu à ton appel, c’est que tu es à un tournant de ta vie. Ne crois pas tout ce que tu as entendu, ce ne sont que les dires de ta belle-sœur, l’expression de sa jalousie. De plus, cela ne va rien changer.

– Comment ? Cela ne va rien changer ?

– Voyons ma chérie, tu sais qui tu es. Alors que veux-tu qu’elle arrive à trouver ? Va plutôt chez ton notaire, il a des nouvelles pour toi qui vont changer ta vie. Ne t’inquiète pas. Tout cela n’a plus d’importance…

L’Éthiopienne fut coupée par l’appel de Gérôme qui courait derrière Edmée, à ces mots, l’Éthiopienne se volatilisa dans les airs. Edmée s’arrêta. Avait-elle rêvé ?

***

Edmée suivit du valet de son époux quelque peu intrigué par le comportement fébrile de sa maîtresse, revint vers la maison de négoce la rage au ventre fouettant furieusement sur son passage les herbes hautes aux alentours avec une branche qu’elle avait inconsciemment saisie sur son passage. Quand elle arriva devant la demeure, elle trouva sur le palier l’Éthiopienne les bras croisés un léger sourire sur la face, comme dans son enfance. À sa vue, elle s’apaisa comme au temps de la plantation Bellaponté, sa respiration se régula, elle lâcha sa branche, elle monta les marches et quand elle atteint le palier, avec un sourire affectueux, l’Éthiopienne disparut. Edmée monta jusqu’au premier étage, l’étage des bureaux. Elle pénétra au sein de ceux-ci, trouvant son époux et sa belle-sœur, chacun sur leur bureau, la mine renfrognée, visiblement en désaccord. Les deux commis aux écritures à son entrée s’éclipsèrent semblant deviner ce qui allait advenir. Ignorant sciemment sa belle-sœur, elle s’adressa à son époux. « – Mon ami je viens d’avoir des nouvelles de mon notaire, je vais donc m’y rendre si cela ne vous ennuie pas. Je vais donc faire atteler la voiture. » Théophile levant les yeux vers elle répliqua. « Pas de problème, mais voulez-vous que je vous accompagne ?

– Non ! Non ! ce n’est pas utile

Henriette, intriguée, voulut se mêler de la conversation. « Êtes-vous sur ? Si c’est pour régler quelques affaires, il serait peut-être bon que Théophile vous accompagne ?

IMG_1140.JPG– Merci, Henriette, de votre sollicitude, mais je peux régler mes affaires personnelles par moi-même. Vous savez, j’ai l’air fragile tout du moins à vos yeux, mais je ne le suis pas. J’ai vu des choses qui auraient pu entrainer beaucoup de monde jusqu’à la tombe. Je vous rappelle que j’ai fait la connaissance de Térésa tout comme de Rose, enfin Joséphine, à la prison des Carmes où tous les jours on nous annonçait ceux qui allaient mourir et je venais d’une autre prison où je n’étais pas mieux lotie. Donc ne vous inquiétez pas pour moi, il y a longtemps que j’ai appris à me battre, je sais donc régler mes affaires par moi-même. Et puis nous n’avons pas de secrets, donc si j’ai un souci je sais vers qui me retourner…

Henriette était devenue rouge de colère contenue, sentant les choses lui échapper. Elle sentait qu’elle avait été prise à contre-pied. Quant à Théophile, il était bouche bée, se demandant ce qui prenait soudainement à Edmée d’un naturel apparemment docile.

Une heure plus tard, la jeune femme était rue Judaïque face à son notaire. Elle avait réalisé dans la voiture qu’elle n’avait pas su pourquoi Gérôme était venu la quérir.

***

– Madame Espierre, quelle surprise, je ne m’attendais pas à vous voir. J’allais vous envoyer un coursier afin de vous faire savoir que je détenais des nouvelles.

– Et bien vous voyez mon cher, je suis venu au-devant. Intuition féminine s’il en est. Je venais justement m’enquérir sur l’avancée de mes affaires.

Cela faisait quatre années qu’en vain, tout comme elle, maître Collignan essayait de faire tomber les scellées sur ses biens. Il n’était pas arrivé plus qu’elle à avoir des nouvelles de Monsieur Dambassis, quant aux biens bordelais, malgré toutes les accointances que le notaire avait parmi les notables de la ville, il avait été impossible de lever le secret sur les mises sous-scellées. Personne ne semblait savoir qui les avait demandées et personne n’osait chercher à savoir. La seule chose qui avait avancé fut la certitude de son identité. Cette dernière avait été ratifiée, à sa grande surprise par un portrait à la mine de plomb qu’elle ne connaissait pas, pas plus que son auteur, et qui était accompagné par un écrit notarial signé de Rose et de Pierre-Clément attestant de son identité. Le notaire reprit la parole. « – En fait, je viens d’avoir un courrier du secrétaire de notre consul nous annonçant la levée du secret de la mise sous-scellés de vos biens dans la région. Ils ne vous seront pas tout de suite restitués, mais c’est très prometteur. » Edmée respira, quelque chose avançait. « – Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, j’ai quelqu’un à vous présenter qui est spécialement venu de Paris pour vous. » Edmée intriguée leva un sourcil, se demanda qui cela pouvait bien être. « – En fait, c’est pour cette personne que j’allais vous envoyer quérir. » Il prit la sonnette sur son bureau et l’agita. Son serviteur entra, hocha la tête et referma la porte. Trois minutes plus tard à sa grande surprise entra le secrétaire de monsieur Dambassis.

Edmée se leva d’un bond, elle avait devant elle celui qui avait essayé en vain de la protéger. « – Monsieur Ducasse ! » Les deux mains en avant, elle se précipita, il la prit dans ses bras. « – Mademoiselle Edmée ! Mademoiselle Edmée ! Nous avons cru vous avoir perdu. Toute la famille Dambassis était en deuil.

– Mais comment avez-vous su ? Vous avez enfin reçu mes lettres ?

– Non ! Aucune ! Notre consul étant favorable au retour de monsieur Dambassis en France, mon maître m’a envoyé au-devant pour m’enquérir de ce qu’il était possible de faire et sous quelles conditions ? Quelle n’a pas été ma surprise, à mon arrivée, lorsque l’on m’a donné les lettres de votre notaire cherchant des renseignements sur vous et vos biens ! Je lui ai donc répondu aussitôt et ai accouru dès que j’ai pu. Il m’a fallu toutefois, ce qui est la cause de mon arrivée tardive, faire quelques recherches et acquérir quelques autorisations. Heureusement, devant la bienveillance de notre consul, les portes se sont grandes ouvertes devant moi. Il faut dire que j’ai été reçu par ce dernier à Malmaison par sa charmante épouse, Joséphine, une de vos amies.

– Oh ! vous avez vu Rose ! Enfin, Joséphine depuis qu’elle a épousé son général Bonaparte.

– Oui et cela a été un vrai plaisir, un agréable moment. En fait, c’est par elle et par notre ami Pierre-Clément de Laussat qui lui aussi soupait ce jour-là à Malmaison que j’ai eu les premières informations.

– Vous avez aussi vu Pierre-Clément !

Portrait de Mr de Beaufort, Adélaïde Labille-Guiard.jpg– Oui ! c’est à croire que tout le monde s’était donné rendez-vous à Paris. Il était de passage à la capitale et avait été averti de ma présence par madame Bonaparte. Suite au diner, il s’est donc le jour suivant présenté à l’hôtel Dambassis avec les premières pistes à suivre. Il s’était procuré des dossiers des plus inattendus et improbables sur vous et la famille Dambassis.

– Ah ? Et savez-vous pourquoi mon bien m’a été confisqué ?

– Pour la partie parisienne, c’est fort simple, monsieur Dambassis étant immigré, vos biens ont été amalgamés à ceux de mon maître. Pour ceux-là, cela va être assez simple, la mise sous-scellés tombera dès que mon maître se décidera à revenir France. Nous étudions les tenants et les aboutissants, mais cela devrait se faire, notre consul semble y être bien disposé. Il faut dire qu’il a besoin de banquiers pour remettre notre pays en selle. Pour vos biens dans la région, il m’a, dans un premier temps, été plus difficile de savoir pourquoi et par qui vos biens avaient été mis sous séquestre. En fait, j’ai trouvé les éléments dans les dossiers que monsieur de Laussat détenait.

– Et qu’elle en est la cause ? Qu’est-il arrivé à ma tante ?

– Pour votre tante, je ne sais. Mais je sais pourquoi on a voulu l’arrêter. Tout avait été manigancé par Joseph Froebel qui à l’aide de son rapprochement avec le comité de salut public a constitué les dossiers qui ont permis votre arrestation, la mise sous-scellés de vos biens et l’arrestation de votre tante. Pour celle-ci, il s’est appuyé sur la supposée aide du vicomte de Vielcastel, votre oncle, au comte de Provence dont il était au service. Afin de s’assurer de la faisabilité de toutes ses actions, il a mouillé plusieurs personnes en place à Paris et à Bordeaux dans les comités de salut public leur faisant miroiter la possibilité de rentrer en possession de vos biens.

Monsieur Collignan entendant cette histoire s’exclama : « – mais qui est ce Joseph ? 

– Joseph Froebel était l’un des secrétaires particuliers de mon maître, mais il s’est révélé être avant tout un monstre. Pour une raison machiavélique, il avait décidé de détruire mademoiselle de Vertheuil enfin, madame Espierre. 

Edmée se retourna vers le notaire. « Laissons ce monstre là où il est, je ne tiens pas à faire remonter ses souvenirs nauséabonds. » Le notaire n’insista pas, il avait enfin compris tous les tenants et aboutissants des mystères qui entouraient sa cliente.

« – Avec tout cela, je ne vous ai pas demandé des nouvelles des Dambassis, comment vont-ils ?

– Monsieur Dambassis se porte bien, il vient de se remarier.

– Se remarier ? Mais qu’est devenue Madame de Saint-Martin ?

– Madame de Saint-Martin est décédée. Elle a malheureusement mal vécu son départ de Paris, et elle est morte. Comment dire ? De langueur.

Ce que Monsieur Ducasse omit de dire, c’est que madame de saint Martin avait fort mal vécu son exil, la solitude qui en avait découlé et sa décrépitude. Elle avait fini par avaler une forte dose d’arsenic. « – Quant à Sophie, elle va pour le mieux, elle vit à Saint-Pétersbourg et comme vous, elle a deux beaux enfants. » Oubliant monsieur Collignan, ils conversèrent à bâtons rompus, se remémorant le passé et se donnant des nouvelles de leurs connaissances, monsieur Ducasse en ayant visiblement plus et de plus fraîches. Edmée finit par se rendre compte qu’elle déballait devant son notaire toute sa vie. Elle se retourna vers lui et faisant courir sa main sur bureau, gracieusement elle lui dit en aparté. « – Bien sûr, tout ceci reste entre nous jusqu’à la restitution de mes biens. Ensuite, je vous autorise à en parler, j’y gagnerai en notoriété.

– Ne vous inquiétez pas, je raconterai peut-être deux ou trois anecdotes à votre sujet et encore, mais je garderai suffisamment de mystère, car comme vous le savez rien ne vaut une bonne dose de mystère pour la séduction, tant qu’elle n’entache point la réputation.

Sur ce, ils continuèrent à converser entre deux tasses de café. L’attention d’Edmée fut tout à coup happée, car au-dessus du notaire un être de lumière apparut. Elle fut surprise, elle ne savait comment le regarder sans intriguer quelqu’un. Le notaire, néanmoins, perçut quelque chose sans trop comprendre. Edmée semblait ne plus être avec eux. L’être délivra son message. « – Gardez votre ami jusqu’à dimanche, ou malheur, il lui arrivera. » Puis il se dissipa dans l’air. « – Ma chère, vous semblez ennuyé par quelque chose, aurais-je dit quelque chose de malencontreux ?

– Point du tout, je me demandais simplement quand vous alliez nous quitter.

– Je pars demain pour voir vos biens. Maître Collignan m’accompagne et à notre retour je reprendrai la diligence pour Paris.

– Il ne faut pas repartir si vite. – Se retournant vers la notaire – peut-être, pourrions-nous garder notre ami au moins jusqu’à dimanche ?

Le notaire comprenait bien qu’Edmée ne pouvait le recevoir elle-même sans donner d’explication à son époux et sa belle-famille, mais il fut surpris de la façon dont cela était présenté. « – Bien entendu, peut-être, pourriez-vous vous joindre à notre repas dominical ?

– Avec plaisir, par contre je viendrai seul, mon époux part dans deux jours pour Nantes pour régler des affaires.

***

Morning Dress, June 1817 .jpgCe même soir, au diner, Edmée se présenta apprêtée et rayonnante. Elle était pleine d’espoir en un nouvel avenir dans lequel elle ne serait pas dépendante de son époux et de sa belle-famille. Elle pourrait choisir un autre lieu de vie et ne serait pas obligée de vivre sous le même toit que sa belle-sœur, car le malaise venait surtout de cette situation de plus en plus conflictuelle. Sa belle-sœur était entrée dans une lutte de pouvoir que seule la jalousie nourrissait. Elle n’avait aucune prise sur Edmée et ne le supportait pas. Les premières années suivant la naissance de leur enfant respectif avaient à peine calmé cette lutte intestine, dans laquelle Edmée s’était retrouvée engagée sans en comprendre l’enjeu. Elle ne s’intéressait que de très loin à la maison de négoce et à ses affaires à l’encontre d’Henriette qui d’une façon ou d’une autre obtenait un compte rendu sur l’emploi du temps d’Edmée y cherchant de quoi la mettre en porte à faux.

Installée à la table de la salle à manger avec son époux et son frère, Henriette pâlit à la vue de sa belle-sœur visiblement sereine et de belle humeur. Elle était d’autant plus intriguée qu’elle la savait de retour de chez son notaire. Théophile lui sourit et la complimenta sur sa beauté. Ce soir-là, les deux couples mangeaient en tête à tête, les commis qui habituellement partageaient leur repas étaient rentrés chez eux, aussi Théophile n’eut aucune gêne à lui demander des nouvelles sur son entretien avec son notaire. « Alors mon amie, comment vont vos affaires ?

  – Je dois dire qu’elles sont en de bonnes voies, elles n’évolueront pas aussi vite que je l’aurai espéré, mais ce que j’ai appris est engageant.

Devant les dire de sa belle-sœur, Henriette, inquiète, voulut en savoir plus et ne laissa pas son frère poursuivre. « Surtout Edmée, si vous avez besoin de nous pour faire avancer vos affaires, n’hésitez pas.

– Ne vous inquiétez pas, notre notaire semble avoir les choses bien en main et je pense que nous pouvons lui faire confiance. Il est ressorti de notre entretien que dans une période où les fortunes se font et se défont, la mienne devrait entrer en phase ascendante.

Autour de la table, les autres protagonistes comprirent qu’Edmée ne voulait rien dire, cela irritait Henriette, car elle n’aimait pas ce que semblait cacher sa belle-sœur. En son for intérieur, elle comprenait qu’elle perdait du terrain et comptait bien en savoir plus en se rendant dès le lendemain chez leur notaire, même si elle avait compris depuis longtemps qu’elle n’obtenait pas grand-chose de sa part, Edmée semblait l’avoir envouté.

La conversation prit un autre tour, Théophile l’amena sur son départ prochain à Nantes. « – Edmée, vous êtes sûr de ne pas vouloir m’accompagner. Je serai absent une dizaine de jours.

– Mon ami, ce serait avec plaisir, mais notre petite Louise fait ses dents et a un peu de fièvre. Je préfère donc rester auprès d’elle.

– Mais moi aussi j’ai une dent qui me titille ! – Dit-il avec un sourire enjôleur.

– Mon ami vous êtes grand maintenant, et puis il faudrait peut-être la montrer au chirurgien ?

Théophile éclata de rire devant le ton maternant de son épouse.

***

Henriette le lendemain, fort tôt, se rendit chez maître Collignan, mais trouva porte close, elle dut revenir deux jours plus tard. Celui-ci ne fut pas vraiment surpris de sa venue pour le moins inopinée. Il la fit toutefois patienter, aussi quand elle entra dans son bureau, elle retenait avec peine son exaspération. Elle bouillait d’impatience. Après avoir échangé les salutations d’usage, elle engagea la conversation sur la maison de négoce et l’amena sur Edmée. Elle croyait avoir suffisamment rusé, mais maître Collignan savait pourquoi elle était venue. « – Puisque nous parlons de ma belle-sœur, mon frère et moi-même sommes un peu inquiets pour Edmée. Elle est revenue de son dernier rendez-vous avec vous quelque peu bouleversé. Elle n’a point voulu s’en entretenir avec nous, la gêne sûrement.

– Il n’y avait pourtant pas de quoi s’inquiéter, il est vrai que le jargon judiciaire et notarial est parfois quelque peu obscur. Elle a sûrement mal interprété ce que je lui ai dit. Tout comme elle, sachez qu’il n’y a pas lieu de vraiment s’inquiéter. Ces problèmes prendront du temps, nous le savons, mais devraient trouver leur solution.

Fashion Plate (Walking Dress) Rudolph Ackermann (England, London, 1764-1834), England, London, October 1, 1820 .jpgMaître Collignan disait à mots couverts ce que voulait entendre madame Lhotte. Il voulait rassurer Henriette afin qu’elle ne se mêle pas des affaires de sa cliente, aussi allait-il dans le sens de ses espoirs, laissant planer un doute sur l’éventualité d’une solution. Il savait bien qu’il ne fallait pas qu’elle devine à quel point les affaires d’Edmée étaient en voie d’amélioration. Elle ne pourrait en rien perturber leur dénouement, mais elle pourrait ébranler la paix de sa cliente. De son côté, Henriette ne voulait pas en rester là, elle voulait savoir, elle sentait que le notaire cachait quelque chose. Elle poursuivit donc sur une autre voie. « – Si Edmée a un problème de trésorerie, surtout n’hésitez pas à nous demander de l’aide. Théophile, comme moi-même, pouvons y pourvoir en toute discrétion. » Maître Collignan fut quelque peu décontenancé, il n’avait jamais perçu de gêne financière dans la situation d’Edmée. Elle ne l’avait jamais pressé en sous-entendant un besoin de trésorerie, et n’avait jamais demandé de prêt. « – Dans ce domaine aussi ne vous inquiétez point, elle ne m’a jamais sollicité pour un problème de trésorerie.

– Ah. Elle n’a pas de problème d’argent ?

– Pas que je sache.

– Bon. S’il ne nous faut que de la patience, nous serons attendre et entourer ma belle-sœur afin de la rassurer.

Henriette quitta le notaire sur cette entrefaite, et à peine remontée dans sa voiture ses pensées s’agitèrent. D’où sa belle-sœur pouvait-elle bien sortir l’argent ? Elle ne s’était jamais occupée des comptes personnels de son frère. Ils n’avaient jamais influé sur ceux de la maison de négoce, mais à y réfléchir il y avait de quoi se poser des questions, à s’y intéresser. Elle ne doutait pas que son frère, comme tout époux, entretenait le train de vie de son épouse, mais celle-ci avait une garde-robe qui était enviée par beaucoup car toujours à la pointe de la mode. Il est vrai que sa mise était plutôt sobre, mais pas austère, de plus ses enfants, tout comme elle, étaient toujours habillés avec soin, ce qui l’avait agacé, car son fils semblait à côté toujours négligé. Edmée ne portait que les bijoux que Théophile lui avait offerts. Mais maintenant qu’elle y pensait, elle se souvenait de la magnifique montre qu’Edmée avait offerte à son époux au dernier Noël. D’où était sorti cet argent ? Sûrement pas de la poche de Théophile. Voilà qui l’intriguait, elle se promit de fouiner de ce côté-là.

***

Dans la salle à manger de maître Collignan, tout en dégustant un délicieux foie gras arrosé d’un vin sucré de Monbazillac, monsieur Ducasse faisait un compte rendu sur ses visites dans les terres des châteaux Lamothe et de Vertheuil. « – Vos biens sont bien entretenus, il faut le reconnaitre. Les vignes sont d’ailleurs d’un bon rapport.

– Mais qui s’en occupe ?

Princesse_Sophie_Petrovna_Apraxine.jpg– Les différents métayers de madame votre tante. Je me suis fait ouvrir les châteaux, pas sans mal, mais avec l’aide de maître Collignan et des papiers fournis par le secrétaire de notre consul, les résistances ont cédé, même si les personnes qui les ont regardés ne savaient pas lire. Le château Lamothe est en bon état et a peu souffert de l’absence d’habitants. Il y aura bien quelques réfections et un bon ménage à faire, mais il est habitable et reste un bel endroit pour séjourner. Le château Vertheuil quant à lui est plus sinistré, mais il m’a semblé comprendre qu’il n’avait pas été habité depuis fort longtemps.

– Oui, c’est exact, depuis mes grands-parents. Ma tante l’avait fait nettoyer et l’avait quelque peu réhabilité pour notre arrivée, à mon père et à moi, mais ce dernier étant décédé lors du voyage, il est resté inhabité. Par contre, je ne comprends pas. Comment se fait-il que les biens de ma tante soient encore entretenus par les métayers ?

– C’est malheureusement très simple, ces derniers se sont mis en accointance avec Joseph Froebel par l’intermédiaire de certains membres du comité de salut public de la ville alors en exercice. Joseph devait recevoir une partie des gains et en échange, le moment venu, les métayers auraient obtenu les terres.

– Comment ça ? Le moment venu ?

– Lorsque votre tante et vous-même n’auriez pu plus les réclamer. Je pense que l’arrestation de votre tante a été planifiée dans ce but.

Edmée resta interloquée. « – Mais c’est scandaleux, comment cela se peut-il ?

– Oh ma chère ! Si vous saviez ce que la révolution a permis de faire, les fortunes des uns sont passées dans l’escarcelle des autres. Beaucoup n’ont pas hésité à accaparer des biens de façon frauduleuse, vous êtes la première concernée.

– Comment cela ?

– Outre les châteaux, votre tante détenait un immeuble particulier contenant quatre appartements dans le centre de bordeaux, lorsque les locataires ont su que votre tante était morte, ils ont fait comme si le bien leur appartenait. Et comme jusqu’à ce jour personne n’est venu leur réclamer le titre de propriété…

– Mais alors pour Versailles ? C’est pareil ?

– Pour l’hôtel particulier du chevalier Vielcastel qui a judicieusement été mis à votre nom avant son immigration et avant le décès de votre tante, quelqu’un se l’était réservé, mais il est monté à la guillotine avant que d’en prendre possession. L’hôtel est donc resté fermé. Il y a aussi un appartement dans le marais à Paris, les locataires se sont retrouvés dans la même situation que ceux de Bordeaux, mais ils ont tout de même versé leur loyer à un avocat de monsieur Dambassis.

Edmée restait perplexe à l’annonce de toutes ces nouvelles. Tout devenait plus clair, mais n’en restait pas moins complexe quant à la restitution de ses biens. Le déjeuner se poursuivit. Chacun échangeait des nouvelles, quant au milieu de la conversation, monsieur Ducasse sembla se souvenir d’un fait s’adressa à Edmée. « – Ma chère, j’ai oublié de vous remercier.

– De me remercier ? Mais de quoi ?

– En suggérant à maître Collignan de m’inviter à rester, vous m’avez sauvé la vie.

– Je vous ai sauvé la vie ?

La jeune femme ne faisait pas totalement semblant d’être étonnée, elle se doutait bien que si un être de lumière lui avait fait passer un message ce n’était pas pour rien, mais elle n’en connaissait pas la raison. Maître Collignan de son côté était intrigué, car il se rappelait de la suggestion, aussi cette histoire de sauvetage l’intriguait. Tenant son public en haleine, le narrateur poursuivit. « – J’avais retenu ma place sur un coche dont la barge qui lui faisait faire la traversée du fleuve à couler de façon dramatique devant Pauillac, il n’y a eu aucun survivant. » Le notaire regarda Edmée de façon suspicieuse, les bruits qui couraient sur elle comme quoi elle avait une intuition qui était digne d’une devineresse étaient donc vrais. Décidément, sa cliente était des plus mystérieuse.

Monsieur Ducasse quitta Bordeaux trois jours plus tard.  

***

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Tout ce qui comptait du négoce bordelais s’était rendu au récital donné chez la belle Ferrière. La maîtresse de maison avait invité la nouvelle cantatrice en vogue, une jeune beauté à la tessiture de cristal. La soirée avait commencé par les rafraichissements et quelques friandises. Quand tous furent là, l’hôtesse entraina ses invités dans le grand salon où attendait le pianiste devant un piano-forte, dernière acquisition dont elle était très fière. Une fois installés, les invités applaudirent l’entrée de la jeune cantatrice qui faisait déjà tant parler d’elle. Elle s’élança avec virtuosité, exprimant brillamment les airs des héroïnes de Gluck. Edmée écoutait avec volupté les volutes des airs qui virevoltaient dans le grand salon. Elle en aurait fermé les yeux de plaisirs, mais elle ne put se laisser aller à ce bonheur, un être de lumière apparut au-dessus de la chanteuse, les yeux baissés, il s’adressa à elle. « – Il faut rentrer, il faut rentrer de suite. » Elle blanchit, son cœur se mit à palpiter. C’était la première fois qu’un être de lumière s’adressait à elle pour elle. Il avait dû arriver quelque chose à l’un de ses enfants. Sans hésitation, elle se leva, fit discrètement un geste d’excuse pour la maîtresse de maison qui leva un sourcil de perplexité. Elle essaya de la rassurer en esquissant un sourire et s’éclipsa par l’une des portes de côté du grand salon. Rosa dans le vestibule attendait déjà avec le manteau de sa maîtresse dans les mains.

Rosa écoutait derrière la porte avec d’autres serviteurs de la maison la cantatrice, quand elle eut l’irrépressible besoin d’aller chercher le manteau de sa maîtresse. Elle tenait de sa race le lien entre ses ancêtres et la terre. Cela s’exprimait le plus souvent sous la forme d’intuition auxquelles elle ne résistait pas. Elle avait été étonnée lorsqu’elle avait deviné que sa maîtresse était elle aussi reliée à ses ancêtres. Bien sûr, elle savait qu’il y avait des sorciers chez les blancs, mais elle n’en avait pas moins été troublée quand elle l’avait remarqué. Depuis ce constat, elle n’en avait que plus respecté sa maîtresse.

Donc, quand Edmée arriva, Rosa revêtit de son manteau Edmée. Celle-ci ne réalisa pas vraiment ce qui se passait, elle était possédée par l’idée de rentrer. Un valet se présenta, lui demanda s’il pouvait l’accompagner avec une lanterne, ce qu’elle accepta. Rosa se demandait pourquoi il fallait revenir à la maison de suite, il devait s’y passer quelque chose de grave que sa maîtresse avait pressenti, car personne n’était venu la chercher.

Arrivée devant la maison de négoce, s’abîmant de mille questions sans réponse, qu’elle ne fut pas la surprise d’Edmée de voir la porte s’ouvrir sur Gérôme ! « – Mais Gérôme, vous êtes là ? Vous êtes arrivés ! » Le valet de son époux hocha la tête. Elle sut de suite que c’était pour Théophile que l’être de lumière l’avait interpellé et non pour l’un de ses enfants. « – Que se passe-t-il Gérôme ? Où est monsieur ?

Monsieur est dans sa chambre, il est alité.

Déboutonnant son manteau Edmée le laissa glisser le long de son corps, Rosa le rattrapa avant qu’il ne choie sur le sol. Elle monta les marches de l’escalier et se précipita dans la chambre. Elle trouva dans la pénombre dans la pièce Henriette au chevet de son époux. « – Qu’a-t-il ?

– Ah ! Vous voilà ? Il n’est jamais trop tard.

– Henriette ce n’est pas le moment. Vous savez bien que nous ne connaissions pas la date de retour de Théophile. De plus, vous saviez où je me trouvais, il suffisait de m’y faire chercher.

8cd89771281c04e0e1ac837c91589bce.jpgN’écoutant plus l’acrimonie de sa belle-sœur, Edmée saisit le chandelier sur la table de chevet, seule lumière de la pièce, et l’approcha du visage de son époux. Il était fort gonflé sur le côté gauche, son teint était gris et malgré la fièvre la main qu’elle saisit était glacée. « – Mon Dieu, Théophile, qu’est-ce qui vous arrive ? » Au milieu de la fièvre, Théophile gémit. « – C’est ma dent Edmée, c’est ma dent, ce n’est rien. Ça va passer.

– Ça va passer ! Mais ça ne va pas passer comme ça ! Il faut faire venir un chirurgien, un médecin !

– Que croyez-vous que j’aie fait Edmée pendant votre absence ?

– Encore heureux ! Henriette, que vous en ayez eu l’idée. Il aurait plus manqué que vous vous contentiez de regarder votre frère souffrir !

Devant le mal de Théophile, le masque des deux femmes tombait. Henriette n’eut pas le temps de lancer une répartie, le chirurgien se présenta.

– Ah ! Madame Espierre, vous êtes là, je vous croyais encore chez madame Ferrière.

– Non, non, je vous ai précédé monsieur Labat comme vous pouvez voir.

– Alors qu’a-t-il ?

– Théophile prétend que c’est une dent.

Le chirurgien ausculta le malade le faisant gémir de douleur quand il touchait la partie sensible de son visage tuméfié par l’infection. Il essaya d’obtenir des informations, mais Théophile était trop mal pour s’exprimer. Edmée derrière lui se tordait les mains cherchant un espoir dans les gestes du médecin bien qu’elle n’y croyait pas, car au-dessus du lit l’être de lumière, les yeux baissés, ne disait rien. « – Il serait peut-être bon de laisser se reposer, monsieur Espierre. » Les deux femmes comprirent qu’il voulait s’entretenir avec elles en dehors du malade. Edmée sortit la première entrainant dans son mouvement le médecin et sa belle-sœur jusque dans le grand salon.

« – Je suis désolé, mais c’est une septicémie et elle semble avancée. Je doute qu’il survive. »

Edmée ne sentit plus ses jambes. Lourdement, elle tomba assise sur le fauteuil qui était derrière elle. « – Comment ça ? Il va mourir à cause d’une dent ?

– Oui madame ! L’infection a déjà envahi une partie du corps. Je doute que nous arrivions à la faire reculer malgré le jeune âge de votre époux.

– Oh ! mon Dieu.

Elle regarda, désespérée, le chirurgien. « – Que peut-on faire ?

– Je vais vous donner de quoi lui faire oublier sa douleur. C’est la seule chose que je peux faire. Nous ne pouvons rien faire de plus, à part attendre, prier et espérer.

Le chirurgien partit, les deux femmes retournèrent vers la chambre du malade. « – Vous savez Edmée, si vous désirez vous reposer je peux veiller mon frère, toute seule.

– Non, non, Henriette. Allons-y ensemble. La vie m’a appris qu’à moins de l’ignorer il vaut mieux ne pas être seule devant la mort.

***

Les deux femmes s’étaient installées de chaque côté du lit. Edmée trempa un linge dans la cuvette pleine d’eau fraîche que Rosa avait apportée et posée sur la table de chevet. Elle en rafraichit le visage de Théophile puis la nuit de garde commença. Part à coup, la fièvre faisait délirer Théophile qu’elles entendaient marmonner. Les heures lentement s’écoulaient, aucune des deux femmes ne semblait vouloir quitter sa place, Edmée n’y pensant pas et Henriette ne voulant pas. Elles furent sorties de leur somnolence au petit matin par l’agitation soudaine du malade qui passa du bredouillement aux cris.

– Henriette ! Henriette ! Je t’ai dit que je l’aimais, elle est tout pour moi ! C’est l’amour de ma vie ! Je ne te permets pas de douter d’elle ! Non ! Non ! Henriette ! Je l’aime. Tu ne pourras rien y faire. C’est la lumière de ma vie ! Je me fou et me contre fou de qui elle est ou de qui elle n’est pas ! Je l’ai épousée, car c’est mon seul bonheur !

École française, XVIIIe siècle acad ||| Nu ||| Sotheby's n09457lot75vypen  2.jpgEdmée ne se décontenança pas, Henriette était tétanisée par ce qu’elle entendait. Edmée se pencha vers le malade. D’une main elle lui prit la main et de l’autre elle l’humecta d’un linge humide. « – Doucement mon ami, doucement. Je suis là, je sais tout cela, je l’ai toujours su. Détends-toi, doucement, doucement, mon ami. » En le disant, Edmée réalisait qu’elle n’avait jamais douté de lui. Elle se retourna vers Henriette tétanisée par la scène. « – Effectivement, je sais cela depuis le premier jour. J’ai su dès que je vous ai vu que vous me vouliez du mal, que vous ne m’aimiez pas. Non ! Henriette, ne vous fatiguez pas, je sais pourquoi. C’est par jalousie.

– Ce n’est pas parce que vous êtes belle que je suis jalouse !

– Non, je sais cela, vous êtes jalouse parce que votre frère m’a épousé sans votre consentement. Et cela vous a déplu ! Cela était la première fois, et c’était le début de son indépendance et ça, vous ne l’avez pas supporté.

– Mais Edmée…

– Ne vous fatiguez pas Henriette. Je sais, vous avez pensé que j’étais une jolie femme sans cervelle et vous avez cru pouvoir faire ce que vous vouliez de moi. Vous-même, cru y être arrivée. Mais la beauté sans l’intelligence détruit. L’intelligence est un plus à la beauté, je dirai même que c’est la beauté qui est un plus à l’intelligence. Ne vous énervez pas, plus d’une femme vous a contredite sur le sujet, vous ne voulez pas le voir, mais cela est votre problème. Chacun à ses faiblesses, quoi que vous puissiez en penser. Pour l’instant, c’est de Théophile que nous devons nous occuper.

Henriette, dépitée, finit par sortir de la chambre laissant le couple en tête à tête.

***

Dans les jours qui suivirent, Henriette évita de croiser Edmée. Si le médicament envoyé par le docteur Labat calma quelque peu la douleur de Théophile, la fièvre ne baissa pas. Le mal emportait irréductiblement vers la tombe le malade. Edmée fataliste ne quittait guère le chevet de son époux se demandant tout de même pourquoi le destin lui enlevait ceux qui l’aimaient et la protégeaient. Plus les jours passaient, plus l’état de Théophile se dégradait. Il semblait perdre la tête. Il ne se souvenait plus où il était, ni ce qui c’était passé, ni qui était les personnes qui l’entouraient. À même temps qu’il perdait le contrôle de sa tête, ses organes se dégradaient. Il n’était plus capable de se contenir, de manger, petit à petit il devenait une loque. Edmée, que l’injustice mettait en colère, faisait de son mieux pour le soulager, le rassurer, mais il s’affaiblissait inexorablement. Elle passait de la prière à la rage, de la culpabilité à la colère. Elle se sentait inutile, mais elle quittait peu son époux, laissant de temps en temps la place à sa belle-sœur qui n’ayant pas l’âme d’une garde malade se sentait impuissante face au mal de son frère. Edmée fatiguait face à cette lutte qu’elle savait inutile, mais que pouvait-elle faire de plus que d’attendre l’inéluctable ? Elle vivait dans l’instant présent, refusant de songer au futur se laissant envahir par les souvenirs. Elle se sentait terriblement seule, mais refusait de perdre face à la vie. L’attente de la fin qui semblait plus que longue à Edmée tant elle voyait Théophile souffrir, ne dura toutefois qu’une semaine. Le ressenti du temps était faussé par la douleur de voir partir lentement la vie du malade. Sa mort fut annoncée à Edmée par un être de lumière qui lui demanda de faire venir Louise pour dire adieu à son père. Elle se leva, appela Rosa pour faire la toilette à Théophile. Elle monta ensuite à l’étage. Louison y gardait les enfants les empêchant de faire du bruit. Louise du haut de ses cinq ans se précipita dans les bras de sa mère semblant deviner le dénouement. Edmée, les larmes aux yeux, prit sa fille dans ses bras, la serra et lui expliqua qu’il fallait venir dire adieu à son père. Hippolyte demanda à venir lui aussi faire ses adieux à cet homme qui l’avait élevé en partie.

Edmée accompagna ses deux enfants auprès du moribond. Sagement, ils se tinrent au chevet ne sachant que faire. « – Mon ami, les enfants sont venus vous voir. » Théophile ouvrit les yeux. Dans un dernier moment de lucidité, il leur demanda de toujours écouter leur mère. Il les rassura, de là où il serait, il les protègerait. Louise s’effondra en larme, son grand frère la prit par les épaules et Edmée doucement les ramena à la porte. Elle demanda à Rosa d’appeler sa belle-sœur et de lui dire que cela semblait être la fin. En attendant, elle se remit au chevet de son époux. « – Je suis désolé, Edmée. Je ne pensais pas vous quitter si vite. J’espère que j’ai été un bon mari et que je vous ai rendue quelque peu heureuse. » Le cœur serré, elle lui tenait la main retenant ses larmes. « – Oh, mon ami, plus que vous le pensez. » Sa voix s’étrangla, elle ne savait plus que dire. Il lui serra la main, ferma les yeux. Il semblait apaisé. « – Désormais, je les vois moi aussi. J’ai toujours su que vous les voyez, eux ou autre chose. Je savais que vous étiez un ange. » Les larmes coulaient le long des joues de la jeune femme. Elle ne faisait rien pour les retenir ni les essuyer. « – Ne vous laissez pas faire, luttez, refaites votre vie, de là où je serai je vous y aiderai de mon mieux. Ils m’ont dit que je pourrai le faire… » Il se tut, sa respiration ralentit. Henriette entra, Edmée laissa sa place et sortie la laissant seule auprès de son frère. Edmée se rendit au grand salon, s’appuya sur le chambranle de la fenêtre et laissa voguer son regard sur le port. Qu’allait-elle devenir ? Que fallait-il faire maintenant ? Elle serra son châle autour d’elle, seule protection à sa portée.

Quand Henriette sortit quelques instants après, ce fut pour annoncer que Théophile était mort. De rage, elle ajouta qu’il ne lui avait rien dit. En son for intérieur, elle avait espéré un pardon.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 19 bis

 

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 002

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épisode 002

La vérité non dite

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La jeune Thaïs se cachait comme elle le pouvait du regard libidineux des hommes. Sa peau de couleur ambre, ses grands yeux d’un vert limpide bordés de longs cils noirs où perlaient des larmes cristallines aimantaient les regards. Malgré son jeune âge, son corps, ses gestes appelaient la caresse des hommes et si elle ne s’en rendait pas compte sa mère à ses côtés en était consciente.Celle-ci en était fière, car Thaïs aurait pu passer pour quelque beauté espagnole ou italienne, son sang noir était à peine perceptible, ce qui était un avantage dont elle pourrait tirer parti, son seul regret était de n’avoir pas eu le temps de la préparer à utiliser ce pouvoir. La silhouette déliée, la taille fine, les seins hauts, elle avait beau faire, elle ne pouvait se dissimuler derrière sa mère, celle que l’on nommait l’Éthiopienne. Personne n’avait donné d’autres noms à la métisse à l’orgueil aussi fièrement affiché que sa beauté, car de mère en fille la nature avait fourni à celles-ci tous les avantages dont les femmes rêvaient. Plus exotique que sa fille, la peau plus foncée, les yeux reptiliens sous de lourdes paupières, le sourcil arqué arrogant, peu de personnes soutenaient le regard de l’esclave. De haute stature, elle avait le port d’une reine d’orient d’une Reine de Saba, elle impressionnait même les blancs, les maîtres, elle était insondable, elle transpirait le mystère. Nègres et blancs la supposaient sorcière.

Ontario Sara Golish (Moonchild.jpgLa mère de l’Éthiopienne, Habtom Adane, était née dans la corne de l’Afrique, dans ce pays que les anciens appelaient le pays de Pount. Il était connu et convoité pour ses richesses en myrrhe et en encens ainsi qu’en ébène et en or. Alors, à peine sortie de l’enfance, elle avait été enlevée au cours d’une razzia et vendue au marché de Mogadiscio à un marchand yéménite de la ville de Zabid. Elle avait les caractéristiques de sa race, grande, fine, le visage ovale, les traits fins, félins, le nez légèrement camus, les lèvres sensuellement ourlées, de grands et beaux yeux en amande comme ceux des biches, elle était troublante. Le négociant la trouva à son goût, elle lui coûta un dromadaire, il l’engrossa. Mais le temps passant, il se lassa de sa nouvelle maîtresse. Poussé autant par son caractère ombrageux que par la jalousie de ses trois épouses, il la céda pour un bon prix, elle et sa progéniture à un marchand portugais avec lequel il commerçait régulièrement. Celui-ci après en avoir abusé à loisir la revendit, elle et ses enfants, à un marchand français. L’Éthiopienne, à peine sortie de l’enfance, fut la seule à atteindre Saint-Marc dans le golfe de la Gonâve à Saint-Domingue sur le versant nord de la chaîne des Matheux.

Celle que tous appelaient l’Éthiopienne n’avait gardé de sa famille, de ses origines qu’un nom secret que sa mère lui avait délivré à même temps qu’elle lui avait enseigné à vénérer les ancêtres. Elle se prénommait Aynalem, l’œil du monde, et pour que son nom soit puissant, qu’il la protège, elle le devait garder pour elle, ce qu’elle fit. De sa naissance à la mort de sa mère qui avait précédé celles de ses deux frères sur le navire qui les avaient amenés, treize fois les élégantes grues cendrées avaient suivi le vent du Nord pour nichées sur les bords de la rivière Omo, le pays de ses ancêtres.  Elle avait eu à peine le temps d’apprendre les cultes qui attiraient les bonnes grâces des morts et qui nécessitaient de nombreux sacrifices d’animaux, des offrandes de lait, d’alcool et de sang. Comme toutes filles aînées de sa famille, elle avait été initiée, dès qu’elle avait su marcher, aux rites, qui permettaient aux divinités de prendre possession d’un corps humain, faisant d’elles des intermédiaires de l’au-delà. Elle connaissait les chants, les incantations et les danses, qui laissaient les dieux parler à travers elle, annonçant prophéties et mises en garde. Julien Vallou de Villeneuve (1795-1866), Petit blanc que j'aime.jpgElle savait concevoir les amulettes, les gris-gris ou talismans qui servaient à parler aux dieux ou  à protéger les individus des esprits maléfiques. En plus de cet héritage, sa mère lui avait donné un dernier conseil dans son dernier souffle d’agonie « – Fait que tes enfants tes petits-enfants soient blancs, c’est la clef de leur liberté. » Et le destin allait l’aider à suivre cette recommandation. À peine dans l’île à sucre, elle fut vendue à un riche négociant de Cap-Français, monsieur Billard de Laurière. Celui-ci n’était pas homme à être effarouché par quelque supposée sorcellerie, il aimait le danger et avait tout de suite été attiré par l’énigmatique et inquiétante beauté. Bien que fort jeune, il en avait fait sa maîtresse, ce que l’on nommait complaisamment une tisanière, sous prétexte que l’on les appelait au milieu de la nuit pour cette boisson. Pour plus de commodité, et afin de profiter au mieux de sa nouvelle passion, il avait exilé sans remords, sa femme et ses enfants légitimes dans son habitation de la plaine du Nord. Madame Billard de Laurière, femme de tempérament qui ne s’en laissait pas compter y attendit son heure, persuadée que son époux se lasserait comme à chaque fois. Mais le temps passant, l’Éthiopienne mit au monde plusieurs enfants dont deux filles qui survécurent et contre toute attente monsieur Billard de Laurière ne se fatiguait pas de cette situation, par ailleurs des plus courantes dans la colonie, il est vrai. Il se prélassait dans cette double vie, où aux yeux de l’épouse légitime la maîtresse avait la meilleure place puisqu’elle jouissait de la maison de ville. L’exil devenant par trop pénible, madame Billard de Laurière profita d’un séjour de son époux pour résoudre son problème à sa façon. Sa solution vint d’une indigestion qui la rendit veuve et pendant que l’on vendait l’Éthiopienne et sa progéniture dont l’aînée ressemblait en bien plus jolie à ses filles, elle réintégrait le confort de sa maison de la rue Saint-Louis qu’elle avait quittée quatorze ans plus tôt.

L’Éthiopienne ne s’était pas révoltée devant l’injustice de la situation qu’aurait-elle pu faire de toute façon. Elle n’avait pas bronché, elle savait s’en tirer à bon compte, car elle aurait pu tout aussi bien être accusée de l’empoisonnement qui ne faisait aucun doute. Fataliste, elle acceptait une nouvelle fois son destin et ses aléas. Elle n’avait jusque-là pas eu à se plaindre de sa situation, et avait vécu dans l’aisance et le confort auprès d’un homme dont le désir pour elle n’avait jamais failli et qui lui laissait deux filles dont l’aînée était aussi claire de peau que son père et aussi belle que sa cadette, dont le temps avait foncé la carnation, était laide, tout au moins à son goût. Rassurée, elle écoutait, dans la salle pleine d’hommes riches, les enchères montaient, preuve de la qualité du lot qu’elle représentait avec ses deux filles et qui devait leur assurer un avenir confortable.

***

Sugar Cane Harvest, Trinidad, 1836Conduite par Philippe de Belpont, l’Éthiopienne et ses filles arrivèrent à Bellaponté à la période la plus chaude de l’année. La carriole qui les transportait pénétra dans l’allée de l’habitation où des deux côtés, les esclaves courbés sous le fouet des contremaîtres commençaient à couper la canne. Pas un n’osa lever la tête sur leur passage. Le maître rentrait à temps pour la récolte. À peine arrivé, celui-ci renvoya aux champs les deux servantes qui entretenaient la Grand-Case jusque-là. Il expliqua à son contremaître que les nouvelles venues étaient plus à même d’effectuer les tâches afférentes à la demeure. Si Charles Dufay, le contremaître, fut sceptique, il n’en montra rien, gardant ses réflexions pour lui. L’Éthiopienne jugea que c’était de bon augure pour son devenir et celui de ses filles, aussi fit-elle tout pour que le maître ne regrettât pas sa décision, tout fut fait pour lui plaire.

Les jours s’écoulèrent sans heurts au fil des multiples besognes que réclamait la Grand-Case et les multiples soins pour le maître. Comme à son habitude l’Éthiopienne mit à ses pieds tous ceux qui l’entouraient, ses filles en premier, qui s’occupaient du ménage et du linge, elle, se réservant la cuisine et tout ce qui était minutieux. Pour les gros travaux dont la maison avait besoin, elle avait réclamé de l’aide que le contremaître lui avait accordée. Elle avait donc régenté deux nègres pour déménager les quelques meubles de la maison et pendant qu’ils les réparaient, elle avait fait revenir les deux servantes afin de nettoyer de fond en comble murs et planchers et avait ensuite fait blanchir à la chaux les uns et cirer les autres, le tout pendant une absence du maître parti pour Cap-Français. À son retour, Philippe de Belpont ne sut pas comment s’y était prise sa nouvelle gouvernante, puisque c’était de fait ce qu’était devenue la fière Éthiopienne, mais l’aspect de son intérieur s’était amélioré et sa table était devenue une des meilleures du quartier.

Jour après jour elle prit l’ascendant sur tous, en commençant par les esclaves qui comprirent très vite ses multiples dons qui commençaient par celui de guérisseuse et ensuite par les blancs, les contremaîtres comme le maître qu’elle manipulait avec subtilité. Très vite tout passa par elle tout au moins ce qui concernait directement la Grand-Case.

Tout allait donc pour le mieux jusqu’au jour où l’Éthiopienne trouva sa fille aînée en pleurs sur le banc de la cuisine, les vêtements déchirés et du sang dégoulinant d’entre les cuisses. Elle avait rempli un baquet, elle voulait se laver, encore et encore, enlever les traces, frotter, nettoyer, oublier ce qui s’était passé, mais n’en trouvait pas la force. Son corps l’a dégoûté, elle aurait voulu s’en séparer. Il avait fallu peu de temps pour que Philippe de Belpont ne forçât Thaïs, qu’elle fut à peine nubile où peu s’en fallait, lui avait été indifférent. La toute jeune fille avait été jusque-là inconsciente des dangers qui pesaient sur elle. Elle n’avait découvert la fragilité de sa position que fortuitement. Pendant les treize années où elle était demeurée dans la maison de son père, nul n’avait osé l’approcher. Inconsciente, elle ne le se savait pas, elle était protégée par sa mère dont tous avaient peur. Quand ce monde protecteur s’était écroulé à la mort de son géniteur et maître, elle n’avait pas compris ce qui arrivait. Elle et sa famille avait été enfermée dans une geôle en attendant d’être vendues, la réalité lui était tombée dessus comme une chape de plomb. Lorsqu’elle avait compris qu’elle avait été achetée avec sa mère et sa sœur, elle avait été rassurée. Candide, elle avait cru que sa vie allait reprendre là où elle l’avait laissée à Cap-Français, ce serait un autre lieu, un autre maître, rien de plus. Elle avait bien été mal à l’aise en présence du maître dont elle sentait sans comprendre les regards lourds de celui-ci, mais comme il s’était absenté presque aussitôt, elle ne s’était pas méfiée et de toute façon l’aurait elle fait que cela n’aurait rien changé. Qui était elle pour refuser les avances du maître ? Aussi quand Philippe de Belpont l’avait surprise seule dans la maison appliquée à nettoyer le plancher, il n’avait pas résisté à la tentation, cela ne lui était même pas venu à l’idée, il était le maître, elle était à lui, c’était son objet, il l’avait utilisé. Qu’elle se fut débattue, n’avait fait que mettre du sel à la situation. Son plaisir pris, il l’avait laissée là, jonchant sur le sol, sanglotante, sans plus y prêter attention, repris par ses préoccupations.

Scott Burdick (Ebony CharcoalL’Éthiopienne, de voir sa fille se mettre dans un tel état, la contraria grandement, elle avait de suite compris ce qui s’était passé, mais la lutte perpétuelle pour vivre dans une relative sécurité l’avait tellement endurcie qu’elle ne ressentit tout d’abord pas de compassion, ne voyant que les avantages qu’elles allaient retirer de cette situation. D’une voix rauque elle tança sa fille pour qu’elle se reprenne, il n’était pas question qu’elle plonge dans un abattement qui ne mènerait à rien, elle avait déjà vu ce triste schéma se dérouler avec d’autres filles dans cette situation, et nul homme ne valait cette fin souvent tragique. « – qu’est-ce que tu as ? le maître t’a forcée ? tu t’es pas trop défendu au moins ? » Thaïs releva la tête vers sa mère et jeta un regard implorant vers elle, ne pouvait-elle pas comprendre à quel point elle souffrait ? Elle avait été salie ! son corps n’était plus à elle. Elle fut reprise de nausée, elle se mit à hurler. L’Éthiopienne se précipita et lui envoya une gifle pour qu’elle se reprenne, puis la prit dans les bras la serra contre elle. Elle comprenait bien ce que ressentait sa fille, elle se souvenait aussi, tout comme sa propre mère, elle avait subi le désir des hommes, c’étaient leur lot, les hommes ne demandaient pas la permission surtout à des filles dans leur position. Thaïs se débattait dans les bras de sa mère tout en pleurant. Sa mère d’une voix basse la consolait la rassurait. De ce drame, tout comme elle l’avait fait, elle devait en tirer le meilleur parti, malgré la douleur de l’âme et la souffrance du corps. D’un ton plein de douceur, elle lui murmura comme une berceuse des mots doux pleins d’affection et de consolation. « – je sais que c’est terrible, mais tu devines aussi que c’est la meilleure chose qui pouvait arriver. Tu ne veux pas aller t’exténuer dans les champs ? Couper la canne sous le soleil, voir tes mains en sang et ta peau brûlée ? Pourquoi crois-tu qu’il nous a achetés ? tu auras des enfants de cet homme et ce sera une bonne chose, les hommes ne nous respectent qu’à partir de ce moment là. Tes enfants auront la peau encore plus blanche que toi et c’est le seul moyen de les voir libres, eux ou leurs enfants. Pourquoi crois-tu que je t’ai laissé la vie à la naissance, uniquement car tu étais claire de peau. Tes autres frères et sœurs, je les ai renvoyés aux dieux. Pourquoi procréer des esclaves, tu sais, nous le faisons toutes, nous évitons d’enfanter. Pour ta sœur, je n’étais pas en état de choisir son sort et puis sa peau a foncé plus tard contre toute attente, c’est comme ça. Il doit y avoir une raison. » Thaïs eut un moment de recul tant elle était horrifiée par les confidences de sa mère. L’Éthiopienne ne s’offusqua pas, avec le temps sa fille comprendrait. « – Ne me juge pas Thaïs, réfléchi, pourquoi laisser vivre des enfants qui n’auraient qu’une vie de souffrance, autant l’abréger, nous le faisons toutes, si nous n’avons pu l’empêcher avant. Tu es là uniquement par ce que tu as une chance d’obtenir pour toi et tes enfants à venir la liberté. Moi, je n’ai pas réussi, ton père est mort avant que de se décider à nous affranchir. Alors arrête de pleurer sur ton sort, de toute façon tu n’as guère le choix et n’oublie pas que cette place si tu te l’as fait, elle te permettra d’être la maîtresse dans cette maison. »

***

mark demsteader. Beautiful!Tout d’abord, Thaïs sembla se retirer d’elle-même. Elle ne ressentait rien, mais sursautait pour un oui pour un non. Elle avait des sautes humeurs, passait des éclats de rire aux sanglots. Puis, elle accepta la fatalité, elle ne se défendit plus des assauts du maître. Il en fut fort aise. Elle semblait accepter ses caresses, voire elle les recherchait. Sa candeur encore enfantine amusait son amant et maître, elle était son jouet, sa maîtresse, elle ne quittait plus la Grand-Case, elle dormait avec lui. Elle paraissait au fil du temps apprécier la compagnie de son amant qui, au demeurant, lui rendait par mille attentions, sous forme de pièces de tissus ou d’objets ramenés de la ville. Tout cela alla pour le mieux jusqu’au jour où le cri strident de Thaïs ameuta sa mère et sa sœur. Elles la trouvèrent devant la meule faisant de la farine, l’intérieur des jambes sanguinolent. Elle baragouinait toute seule des phrases décousues, elle se disait maudite, elle pensait que sa vie s’enfuyait, qu’elle était punie, qu’elle mourrait par là où elle avait pêché. Ses barrières de protection avaient cédé. L’Éthiopienne la calma, la rassura. « – Thaïs, tu as tes saignements, ce n’est rien, tu es une femme, tu peux enfanter. C’est somme toute normal. Cela n’a rien à voir avec le péché, c’est une histoire de blanc. Tu vas te laver et tu mettras une de ces éponges. Tant que tu saigneras, tu feras cela chaque jour. Ton corps te préviendra. »

***

La vie reprit son cours, Thaïs jour après jour se faisait effectivement femme, laissant derrière elle les grâces de l’enfance et prenant ceux de la femme. Son corps accentuait ses courbes, elle gagnait en vénusté. Tant et si bien que la nature s’exprima, ses seins devinrent lourds, son ventre s’arrondit, et elle eut des nausées, elle se crut malade, atteinte d’un mal. La première à comprendre fut l’Éthiopienne, mais elle n’en dit rien. Lorsque Thaïs finit par confier à sa mère ses inquiétudes, celle-ci la rassura, elle attendait. La future mère tout à son bonheur de procréer une nouvelle vie voulut partager son bonheur avec le père. Contre toute attente, elle obtint une réponse d’une violence inattendue. Philippe de Belpont entra dans une colère où la raison n’avait pas sa place, fureur que la jeune fille ne comprit pas tant elle était persuadée qu’il allait partager sa joie. Il l’invectivait tout en la frappant, il avait attrapé sa cravache qu’il avait à sa portée et lui balafra le visage. Thaïs hurlait sous les coups tout en protégeant son ventre. Alertée par les cris, l’Éthiopienne accourut et s’interposa entre le maître et sa fille. Elle fixa sans ciller avec calme et détermination les yeux de son maître, qui, surpris, arrêta son geste dans l’élan. Elle seule osait croiser le regard translucide. Son regard énigmatique soutint le regard glacial plein de colère de Philippe de Belpont qui vociférait des incohérences. « – Maître, pourquoi tuer une esclave ? alors qu’elle peut en fournir d’autres ? si elle ne te convient plus, prends-en une autre, mais pourquoi la perdre ? » Sa colère tomba d’un coup, mais il garda rancune à l’Éthiopienne d’avoir raison. Celle-ci entraîna Thaïs en dehors de la Grand-Case. Au loin, dans le quartier des esclaves, tous essayaient de savoir ce qu’étaient ces cris, tandis que Noisette arrivait en courant du potager. La benjamine avait compris qu’il s’était passé un drame, elle entra dans la cuisine et y trouva sa mère et sa sœur. L’Éthiopienne cajolait la jeune fille. « – tu sais ma fille, les hommes sont étranges. Celui-ci ne voulait pas partager ton corps même avec son enfant, la jalousie ne se contrôle guère. Quand tout ceci sera fini, il te reprendra, n’en doutes pas. » Thaïs n’était pas du tout sûr que cela la consola, de toute façon son ventre lui faisait très mal, des crampes s’étaient déclenchées, elle se tenait le ventre, puis le sang coula. Apercevant Noisette, l’Éthiopienne la houspilla afin qu’elle aille chercher de l’eau, il fallait la soigner. Ce fut peine perdue, Thaïs perdit l’enfant et garda une fine cicatrice sur le visage. Quand Philippe de Belpont se rendit compte qu’il n’y aurait pas d’enfant, il la reprit dans sa couche, indifférent à la chose. Dans les trois années qui suivirent, Thaïs retomba enceinte et par deux fois elle perdit l’enfant à la plus grande ignorance ou indifférence du maître.

***

bigth_1868.jpgUne nuit alors que la pleine lune trônait au milieu d’une myriade d’étoiles, l’Éthiopienne s’installa sur le pas de la porte de la cuisine et attendit le retour de Thaïs. Elle savait qu’elle allait venir. Celle-ci arriva alors que l’astre lunaire descendait dans le ciel, le maître l’avait renvoyée, une nouvelle lubie. Fataliste, elle avait quitté la couche de son maître, elle descendit l’escalier et traversa l’espace qui séparait le petit bâtiment de la cuisine et de la Grand-Case. Elle n’était pas contrariée, à vrai dire elle appréciait ces moments de solitude et profitait de ces heures où la nature, elle-même vivait au ralenti. Elle écoutait les bruissements de la faune nocturne, respirait les odeurs de la terre, et profitait de la clémence des températures glissant sur sa peau. Elle sursauta en découvrant sa mère sur le pas de la porte assise en tailleur et la fixant, ses yeux émeraude brillants d’un éclat inquiétant, ils semblaient voir au-delà d’elle. Elle frissonna, elle connaissait cette posture, sa mère était en pourparlers avec les dieux. D’une voix rauque et basse l’Éthiopienne l’interpella « – Thaïs, l’enfant que vous venez de concevoir vivra et celui-là sera le premier de notre lignée à recouvrer la liberté. » La jeune fille resta interloquée, le don de sa mère ne se trompait jamais.

***

Le soleil était à son zénith ramenant la taille des ombres à de minuscules parcelles. Chacun aurait aimé s’y réfugier, mais le destin en avait décidé autrement. Les douleurs avaient pris Thaïs alors que le premier coup de fouet tombait sur le dos de l’esclave de la guildiverie qui avait fauté. L’Éthiopienne y avait vu un sombre présage. De la galerie, alors qu’elle aidait Thaïs, courbée par la douleur, à descendre l’escalier, car il n’était pas question d’accoucher dans la Grand-Case, elle avait pu embrasser toute la scène. Sur la place du village des esclaves, le maître avait fait rassembler l’ensemble des esclaves des champs et leurs commandeurs autour du poteau de torture. L’homme puni s’était endormi devant le fourneau. L’Éthiopienne trouvait la punition injuste, mais elle n’y pouvait rien. Elle avait empêché Noisette de s’y rendre, estimant qu’elle avait mieux à faire. Quand les premières crispations vrillèrent le corps de Thaïs, l’homme criait ses premières douleurs mêlant sa souffrance à celle de la jeune mère. Installée accroupie, se tenant à une poutre dans la case attenante au bâtiment de la cuisine, Thaïs s’épuisait au fil des contractions. L’Éthiopienne lui avait fait boire une tisane narcotique pour estomper les douleurs, mais la chaleur étouffante des deux derniers mois avait amoindri ses forces et sa santé. Lentement l’enfant venait, la sage-femme de circonstance savait qu’il pouvait y en avoir pour le reste de la journée et une partie de la nuit avant que ce ne soit fini, dans la pièce Noisette suivait les consignes de celle-ci, elle faisait bouillir de l’eau pour laver l’enfant, et régulièrement essuyait le visage et la gorge de sa sœur. Dans le même temps, sans interrompre les gestes dévolus à sa tache, l’Éthiopienne marmonnait sans fin une litanie qui pour des oreilles non averties ressemblait à des prières, ce n’était pas loin d’être vrai, mais elles n’étaient point pour le dieu des chrétiens, elles invoquaient la compassion des dieux ancestraux.

***

L’angélus du milieu de la journée ponctua la mort de l’esclave fautif. Trop épuisé, son corps avait cédé au grand soulagement de son esprit. Philippe de Belpont fort contrarié retourna à la Grand-Case. Il avait perdu deux mille livres à cause d’un fainéant. Il entra dans la demeure fulminant de colère. Ne trouvant personne, il se mit à hurler afin de faire venir à lui ses servantes. Mais rien ! Qu’un silence pesant. Il allait de nouveau appeler avec virulence, mais dans le silence vibrant de chaleur un hurlement monta. Il s’élança dans la galerie. Qu’était ce encore ce démon-là ? Il allait descendre en courant vers le cri quand Noisette se présenta à lui. « – qu’est-ce qui se passe encore !

– C’est ‘ien mait’e, la Thaïs elle so’t le petit.

– Et elle a besoin de faire tout ce tapage, dis-lui de faire cela en silence et porte-moi de quoi manger et boire. Allez oust !

ebony.jpgNoisette ne se le fit pas dire deux fois bien qu’elle n’en pensa pas moins, elle haussa les épaules et courut jusqu’à sa mère. Celle-ci la renvoya d’un geste continuant sa litanie. Elle avait mis entre les dents de Thaïs un morceau de bois tendre. Elle avait dessiné autour de la parturiente une ligne de protection magique, en forme de cercle, constituée de farine et de sel ponctuée de bougies qu’elle avait subtilisées. Thaïs était si droguée, qu’elle était dans un état semi-second. L’après-midi s’était écoulée d’accalmies en douleurs fulgurantes puis la nuit vint apportant le souffle de fraîcheur tant espéré. La lune monta faisant scintiller son cercle parfait au-dessus de la cahute où la parturiente s’épuisait à mettre au monde son enfant. Son épuisement était tel qu’elle sentait sa vie se retirait. L’Éthiopienne, à ses côtés, imperturbable, continuait, dans une sorte de transe, sa cérémonie ponctuée du tintement des osselets dans la calebasse qu’elle agitait devant sa fille. Elle interpellait les ancêtres, les attirait à elles afin de l’aider à faire venir l’enfant. Dans un angle noyé par la pénombre Noisette accroupie se jurait en son fond intérieur de ne jamais au grand jamais avoir d’enfant. Médusée, elle regardait la beauté de sa sœur s’enfuir sous les affres de la douleur. Elle la voyait mourir sans que l’enfant ne vienne. « – Noisette vient vite, prends-la sous les aisselles, il faut que je tire l’enfant, il ne doit pas mourir ! » l’Éthiopienne plongea une de ses mains dans les entrailles de sa fille cherchant à saisir le nouveau-né sans le blesser. Elle semblait fouiller sans trouver ce qu’elle cherchait. Noisette se demandait s’il y avait vraiment un enfant dans ce ventre gonflé. Puis tout à coup dans un geste lent continu, elle extirpa par les pieds le nourrisson qui s’étranglait avec son cordon ombilical. Noisette était écœurée, l’enfant n’avait pas de visage, c’était horrible, ce devait être un être surnaturel, un monstre. L’Éthiopienne retira la pellicule qui lui recouvrait la face, et le miracle apparut le visage du nourrisson était aussi blanc que la lune. C’était une fille.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

 

épisode 003 et 004

 

Jeanne dite Guimbelot, ménagère (2ème partie)

épisode précédent

Chapitre II de 1739 à 1755

Port au Prince, 1740.

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Elle allait être libre ! Jeanne ne l’avait jamais envisagé ni même rêvé. Aimé Benjamin le lui avait promis, elle allait rejoindre la cohorte des mulâtresses libres qui affichaient leur statut par des vêtures ostentatoires. Dès qu’elle les avait vus, elle avait envié ces femmes de couleur libres qui pour la plupart avaient été esclaves et qui avaient été affranchies par leur maître, comme cela était le cas pour elle, au moment où elles avaient attendu leur premier enfant. La loi disait que « l’enfant suivait le ventre », aussi le seul moyen de voir ses enfants naître libre était, pour le colon, d’affranchir sa « ménagère » lorsqu’elle était enceinte de son premier enfant. Aimé Benjamin ne fit pas exception quand il avait su que Jeanne attendait son premier enfant. Quel père aimerait voir ses enfants vivre dans l’esclavage ? De plus financièrement, il lui aurait fallu payer les taxes a posteriori pour l’affranchissement de chacun de ses enfants. Aimé-Benjamin avait donc décidé d’affranchir Jeanne, car il était épris d’elle. Cela il ne l’aurait pas admis à quiconque.

Dès que Jeanne était devenue officiellement la ménagère de son maître, son statut dans la demeure avait changé. Elle ne s’était pas sentie supérieure à ses comparses, mais les autres l’avaient mis sur un piédestal. Elle en avait été décontenancée d’autant que dans un premier temps elle n’avait rien changé à ses habitudes. Elle avait juste accepté la tendresse que lui donnait celui qui était son maître. Il ne l’avait pas brusqué, il y avait mis les formes qui ressemblaient à l’affection. Seulement cela ne suffisait pas à Aimé Benjamin, il ne voyait pas les choses comme cela. Il lui avait tout d’abord demandé de partager ses repas, puis en plus des cadeaux réguliers qu’il lui ramenait, il lui avait fourni des pièces de tissu afin qu’elle s’habille plus en accord avec sa nouvelle position. Afin de l’aider à comprendre ce qu’il attendait d’elle, il avait invité un de ses amis, Étienne Janin, avec sa ménagère, une mulâtresse de renom, de grande beauté, prénommée Rachel. Jeanne avait été fort impressionnée par l’aisance de celle-ci. Agostino_Brunias_-_Free_West_Indian_Creoles_in_Elegant_Dress_-_Google_Art_ProjectElles s’étaient facilement liées et Rachel l’avait aidé à comprendre sa nouvelle situation et les avantages qu’elle pouvait et devait en retirer. Avec l’aide de la Nonon, Jeanne s’était confectionnée deux ou trois robes, inspirées de celles des maîtresses à défaut d’être identiques, pour sortir ou recevoir, car Aimé Benjamin n’hésitez pas à l’afficher en public et lorsqu’il invitait il la présentait comme la maîtresse de maison. Elle avait tout d’abord été mal à l’aise ne sachant comment se comporter, mais suivant les conseils donnés par sa nouvelle amie et soutenue par la Nonon, elle avait gagné en assurance. Elle avait même osé prendre la parole et donner son avis devant les amis d’Aimé Benjamin. La situation était si courante à Saint-Domingue que Jeanne put avancer la tête haute.

***

Joséfus traversa le patio à pas pressés, il venait chercher Jeanne qui aidait Misa en cuisine. Il trouva les deux femmes riant tout en épluchant des légumes. Elles s’interrompirent à son entrée. « – Il y a une femme blanche qui veut te voir Jeanne.

– À moi ? Elle est où ?

– Je l’ai installé dans le salon de devant.

– Mais tu sais qui c’est.

– Une Madame Can’e. Elle dit que tu la connais. Moi je ne l’ai jamais vue.

– Cane, cela ne me dit rien.

Jeanne était surprise. Qui était cette femme ? Elle retira son tablier, lissa sa jupe, renfila son manteau en Indienne, remis une de ses mèches bouclées dans son chignon, se redressa et monta à l’étage par l’escalier à l’angle du patio. Elle était quelque peu inquiète, que pouvait bien lui vouloir une femme blanche. Elle aspira et ouvrit la porte du salon. Devant elle était assise Geneviève. À son entrée, celle-ci se leva et spontanément la prit dans ses bras.

Alexandre Roslin (1718-1793) | Portrait de Mme BoucherPas vraiment surprise, Geneviève avait appris le nouveau statut de Jeanne. Elle n’avait tout d’abord pas su si elle devait être en colère ou s’en réjouir, ce qui était certain, c’est qu’elle se sentait coupable. Son époux, Mr Cambre, l’avait assuré de l’honnêteté d’Aimé Benjamin. Cela ne l’avait pas rassuré et n’avait pas allégé son ressentiment. Elle savait bien, comme la plupart des épouses de colons, que ces mariages de la main gauche existaient voire que cela était chose commune, que leurs époux avaient des familles qu’ils faisaient vivre en parallèle des leurs. Certaines d’entre elles jalousaient même les mulâtresses libres qui finissaient par avoir des vies plus agréables dans leurs maisons de ville alors qu’elles-mêmes étaient cloîtrées sur les habitations souvent au milieu de nulle part. Le statut des femmes de colons était à peine plus enviable que celles des mulâtresses, mais au moins leurs enfants étaient reconnus par leur société, mais même là elles n’avaient pas toujours le dessus. Il arrivait que certains colons envoient leurs mulâtres en métropole et qu’ils héritent de biens spoliés à leurs enfants légitimes. Geneviève n’avait pas cette inquiétude, outre qu’en tant qu’épouse de négociants, elle vivait à la ville, elle avait connaissance de ce que faisait son mari. De plus, elle savait que son époux n’était nullement attiré par aucune femme, ni blanche, ni de couleurs, pas même elle. Son époux avait une réelle affection pour elle, elle n’avait pas de doute, mais les choses de la chair ne l’intéressaient pas et cela lui convenait très bien. Quand il l’avait informé pour Jeanne, il lui avait expliqué que c’était le meilleur moyen pour elle d’obtenir la liberté. Geneviève voulut s’en assurer et pour commencer elle tenait à voir si Jeanne se portait bien. Elle avait mis du temps à se décider, elle ne savait comment se comporter dans cette situation. Elle savait qu’en tant que femme blanche, son comportement dans leur société était surprenant. S’inquiéter pour une mulâtresse de plus liée à elle par le sang était des plus déplacés. Elle avait fini par prendre son courage à deux mains, et espérant ne pas rencontrer Aimé Benjamin Fleuriau, elle s’était rendue chez lui.

Lorsque Jeanne entra dans le salon où elle patientait, elle fut surprise de constater que c’était désormais une jeune femme fort belle qui plus est enceinte. Malgré le manteau ample qu’elle portait, sa grossesse était apparente. Instinctivement, son estomac se crispa, sa petite fille, car pour elle c’était sa petite fille, était devenue une femme et bientôt une mère. Sa tendresse la submergea, oubliant sa condition, elle la prit dans les bras. Jeanne était heureuse, elle n’avait pas vu ni eu de nouvelle de Geneviève depuis son mariage. Elle se laissa aller dans les bras affectueux de celle qu’elle considérait comme une grande sœur bien qu’elle avait vite compris qu’elle était la place de celle-ci et qu’elle était la sienne. Le premier élan passé, la gêne s’installa. Comment devaient-elles désormais se comporter ? Ce fut la Nonon qui, ayant appris la visite par Joséfus, était venue aux nouvelles afin d’aider si possible sa protégée. Elle fut emplie de joie quand elle découvrit sa petite, car elle avait été la nourrice de l’une et de l’autre, bien qu’elle n’ait allaité que la première. Autour d’un café, les trois femmes contèrent ce qu’elles avaient vécu depuis le départ de l’habitation Guimbelot. La Nonon raconta ce que la pudeur de Jeanne l’empêchait de dire. Geneviève n’était pas très à l’aise avec ce qu’elle entendait et la promesse de libération la rassurait à peine.

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Elle n’aimait pas l’idée que Jeanne ait dû donner son corps pour cela, mais quel que soit le statut c’était le lot de toutes les femmes.

***

Aimé Benjamin avait eu connaissance de la visite de Geneviève, Jeanne la lui avait racontée toute à la joie de celle-ci. Il avait vite deviné les inquiétudes de la visiteuse et afin de les dissiper il avait invité le couple Cambre à diner. Misa s’était mise en quatre pour faire plaisir à Jeanne et à son maître. Bien que la cuisine locale fût généralement lourde et surtout fortement relevée de piment, elle avait préparé sa spécialité, un plat de « griots », plat de porc frit pimenté accompagné de légumes du pays, patates douces, ignames, gombos, avocats, bananes, le tout arrosé de Bordeaux, le dessert étant des fruits confits ou en compote.

Jeanne portait le dernier cadeau offert le matin même par Aimé Benjamin, un manteau en indienne à dominance de ton de bois de rose. C’était la vêture qui convenait le mieux à son état de grossesse avancé. Elle était fébrile à la joie de recevoir celle qui l’avait toujours couvée et protégée. Elle avait aidé Misa en cuisine et vérifié le travail de Rosa et Joséfus, la Nonon s’amusait de son état d’excitation et essayait de la calmer.

Les Cambre avaient répondu favorablement. Mr Cambre ne pouvait refuser, Aimé Benjamin était autant un ami qu’un partenaire en affaires, quant à Geneviève elle préférait en passer par là afin de pouvoir surveiller de plus près le chemin de vie de Jeanne. Ils avaient eu l’occasion de se croiser chez des amis communs, mais ils n’avaient pas eu l’occasion de partager un repas chez les uns ou les autres. Geneviève avait longtemps gardé de la colère et de la rancœur après le refus d’Aimé Benjamin de leur revendre Jeanne. Elle se devait d’être conciliante pour l’avenir de sa nièce, celle-ci n’avait plus qu’elle pour la protéger.

Aimé Benjamin les reçut avec chaleur dans la pièce aménagée avec le plus de confort dans la maison. Geneviève eut le plaisir de retrouver Jeanne dans les meilleures conditions possible puisqu’elle lui fut présentée comme la maîtresse de maison. Cela la déconcerta quelque peu, car elle n’était point habituée à cette situation contrairement aux hommes qui se recevaient les uns les autres au sein de leur famille mulâtre. Cela mit un peu de gêne dans un premier temps, mais elle se dissipa au fil du repas. Aimé Benjamin et monsieur   Cambre échangèrent essentiellement sur le négoce puis le maître de maison fit glisser la conversation sur les ragots de la ville afin de distraire les dames. À l’arrivée du dessert, il se lança. « – Je vous ai fait venir mes amis afin de vous demander d’être le parrain et la marraine du futur enfant de Jeanne ». Surprise, Geneviève fut la première à répondre spontanément.

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 « – Mais voyons, monsieur Fleuriau, ce n’est pas possible. Jeanne est avant tout votre esclave !

– En fait pas tout à fait. 

Le maître de maison se leva et alla jusqu’à la petite bibliothèque adossée au mur opposé à la cheminée, un des rares meubles de qualité récemment acquis. Il saisit un marocain qui était rangé sur une de ses étagères. Il en défit les lacets qui le maintenaient fermé tout en se rassoyant. Jeanne tout comme les Cambre était intriguée. Qu’avait voulu dire Aimé Benjamin par : « pas tout à fait ? » « – Ceci est l’acte d’émancipation de Jeanne, elle est à ce jour une femme libre. » Il tendit le document vers les Cambre. Jeanne put lire son nom sur le document. Dès enfant, à l’encontre de la loi, Geneviève lui avait appris à déchiffrer les lettres puis les mots et enfin à lire quelques phrases. La jeune femme découvrant sa nouvelle situation laissa les larmes couler le long de ses pommettes. À ce moment-là, l’enfant qu’elle portait lui donna un coup de pied, elle sourit tout en se caressant le ventre. C’était tant de bonheur. « – De plus, j’ai racheté à Mandron sa maison et le terrain qui l’entoure, j’ai mis le tout au nom de Jeanne. Ce n’est pas grand-chose, mais au moins son enfant pourra porter le nom de sa nouvelle propriété s’il le désire. » Tous restèrent bouche bée. Jeanne explosait d’une joie profonde, Geneviève laissa échapper un merci, l’émotion lui amenant les larmes aux yeux.

***

Jean-Baptiste naquit à la fin de l’hiver et fut baptisé à l’église de la Croix-des-Bouquets. Sa marraine tout comme sa mère exultait de joie. Le nourrisson était un ravissement pour les yeux d’autant que sa peau était presque blanche ce qui rassurait sa famille blanche et sa mère. Sa carnation l’éloignait un peu plus des esclaves. Son père en était très fier et il le reconnut sur les fonts baptismaux.

Quelques jours après la naissance de l’enfant, Aimé Benjamin emmena Jeanne voir le bien qu’il lui avait offert, la maison Mandron. C’était une maisonnette entourée d’un petit terrain aux alentours de la ville naissante qu’était Port-au-Prince. La jeune mère n’arrivait pas à admettre que cela lui appartenait. Qu’était-ce qu’un bien, elle qui venait juste d’être libre. Elle qui avait été la possession d’un maitre dès sa naissance et qui découvrait à peine ce qu’était être un humain à part entière. Elle n’était pas sûre de bien comprendre ce qu’était la liberté, le principe lui était inconnu. Avoir le choix de décider ce qu’elle voulait faire ? Était-elle totalement libre ? Ses choix étaient restreints, une totale liberté aurait signifié qu’elle ne subissait aucune influence, ce qui était impossible. Bien sûr apparemment elle ne subissait plus de contraintes, de soumissions, de servitudes exercées par une autre personne, mais n’était-elle pas dépendante de son amant ? La liberté, c’était la possibilité d’agir selon sa propre volonté, mais quelle était-elle ? Jeanne était très perturbée par son nouveau statut, elle ne savait pas quoi en faire. Ce qui avait été une joie, un bonheur à l’annonce était devenu un poids, car elle ne savait que faire de ce cadeau que tous les serviteurs de la maison lui enviaient. Elle ressentait de la gratitude envers Aimé Benjamin qui comme un enfant était fier de l’avoir fait. Elle ne l’en aimait que plus, mais elle se sentait empêtrée par ce don. Elle ne savait comment se comporter. Devait-elle le faire savoir ? Devait-elle l’afficher ? Et comment ? De plus, il lui faisait peur, car la liberté c’était faire des choix, prendre des décisions. C’était s’engager seul dans ses actions et leurs conséquences. Si elle n’était plus esclave, elle ne sentait pas encore assez forte pour se sentir libre.

Tout en lui faisant visiter sa propriété, Aimé Benjamin lui expliquait qu’il avait acquis en son nom un esclave dénommé Joséfus et payé les services d’un nègre libre pour faire de sa terre un potager dont les produits seraient vendus au marché de Port-au-Prince et de La Croix des bouquets, ce qui lui amènerait des revenus. Il la rassura, il s’occuperait de la gestion de sa propriété, mais elle pouvait aménager la maisonnette comme elle le voulait et y venir quand elle le désirerait. Jeanne le remercia de tout cela, c’était beaucoup pour elle et elle n’était pas sûre de bien d’en évaluer l’ampleur. Elle, qui hier était esclave, était aujourd’hui propriétaire d’un bien immobilier et d’un esclave. Elle en trouvait pas cela très confortable.

***

L’année suivante au milieu de l’été vint au monde Marie-Jeanne. La petite fille eut pour marraine et parrain, Toinette La Ruelle, et son époux sieur Geslin, négociant, ce dernier n’ayant pas voulu être en reste par rapport à monsieur Cambre. À l’automne de l’année suivante naquit Marie-Charlotte. Elle n’eut rien à envier à sa sœur aînée. Des voisins d’Aimé-Benjamin, Marie-Madeleine Fernande et son époux sieur Chambon de la Croze, propriétaires d’une grande habitation voisine du bourg de la plaine du Cul-de-Sac, tinrent à parrainer l’enfant. Au printemps de cette année-là, l’année 1743, se servant de ses économies et de l’héritage que lui avait laissé son oncle décédé, Aimé Benjamin avait acheté l’habitation appartenant à Claude Alexis Mathieu à La Croix des bouquets, canton de Bellevue.

***

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Très fier de son acquisition, Aimé Benjamin avait tenu à ce que Jeanne l’accompagne à l’habitation Bellevue. La jeune mère avait donc laissé ses enfants à leur nourrice. Elle ne serait absente que deux ou trois jours, c’était peu de temps, mais elle n’aimait pas être loin d’eux. Elle était quelque peu frustrée, elle ne pouvait les allaiter, à aucune de ses grossesses elle n’avait eu de montée de lait. Elle en avait gardé de la culpabilité et craignait d’en être moins aimée.

Avec le temps, elle avait pris en main sa vie. Les naissances de ses enfants et l’instinct maternel lui avaient fait prendre en main sa destinée et la leur. Au sein de la maison d’Aimé Benjamin, petit à petit, elle avait pris au sérieux son rôle de maîtresse de maison. Elle était en cela secondée par César qui naturellement avait accepté sa position. Le maître de maison apprécia l’heureuse évolution et en sut gré à la jeune femme.

Force était de constater qu’à ce jour elle n’avait rien à craindre quant à l’affection d’Aimé Benjamin. Ses grossesses n’avaient laissé que peu de traces sur son corps. Elle restait toujours aussi mince au grand bonheur de son amant qui ne se lassait pas de son corps. Son intelligence vive rajoutait à ses attraits. Son amant aimait ses questions qui souvent par leur pertinence éclairaient son point de vue et ses réflexions spontanées qui l’amusaient beaucoup. C’était une satisfaction pour elle, elle avait parmi ses connaissances, en plus de Rachel, plus d’une mulâtresse et elle avait compris à quel point garder un homme auprès d’elle était chose importante. Bien sûr parmi elles, avoir un colon comme amant voire un représentant royal de la colonie, c’était avant tout un confort matériel et une position au sein de la caste des mulâtresses. Pour d’autres, tout comme Jeanne, les sentiments entraient en jeu, et le principe de famille était primordial. Jeanne, au contact de ses consœurs, était devenue consciente de la précarité de ce genre de liaison. Réaliste et pragmatique, elle avait pris sa vie et celles de ses enfants entre ses mains, au point de s’intéresser aux revenus que rapportait la petite propriété Mandron, ce qui amusait Aimé Benjamin. Ce dernier était loin de deviner la source de cet intérêt.

L’habitation Bellevue couvrait 327 hectares et la Grande Rivière du Cul-de-sac permettait l’irrigation de la plaine, et donc de l’habitation. Il profita du voyage fait en carrosse pour expliquer à Jeanne qu’il avait l’intention de planter essentiellement de la canne à sucre, 90 carreaux sur 140 qu’en comptait l’habitation. De plus contrairement à ses voisins il avait l’intention de se procurer plus d’esclaves et de les traiter mieux que bien de ses voisins, car il estimait que sur le long terme il y gagnerait. Il mettrait trois esclaves au travail par hectare de cannes s’il le fallait. Il s’engageait à donner la « liberté de savane » qui, sans être un affranchissement officiel, laisseraient libres de leur temps et de leurs occupations dans un coin de l’habitation les mères. Le taux de fécondité de ses esclaves lui ferait faire des économies. Tout cela devrait lui permettre d’agrandir sa fortune. Jeanne n’était pas très à l’aise avec ce qu’elle entendait. Aimé Benjamin avait tendance à oublier d’où elle venait, mais pour elle cela était impossible ; c’était marqué dans sa chair, cela coulait dans son sang. Elle pressentait que cela engendrerait des changements dans sa vie, mais elle lui faisait confiance.

***

IMG_0370.JPGIls arrivèrent à l’habitation en fin d’après-midi. Bien que ce ne fut pas celle de son père, Jeanne descendit de la voiture la boule au ventre. L’ombre de Madeleine Sarrazin son ancienne maîtresse planait au-dessus d’elle. Elle ne l’avait jamais revu depuis son départ de l’habitation Guimbelot, mais elle avait appris que celle-ci venait de décéder d’une affreuse maladie qui l’avait fait souffrir fort longtemps. Elle n’en avait eu ni satisfaction ni pincement au cœur, elle en avait ressenti un simple soulagement. Et voilà qu’arrivée en ces lieux la première personne à qui elle pensait c’était cette abominable femme. Pour garder contenance, avant d’affronter les lieux, elle remit à leur place les plis de sa robe volante en indienne puis elle prit le bras d’Aimé Benjamin. Jeanne avait compris que l’apparence jouait sur la perception que les gens avaient des autres. Elle faisait donc attention à sa vêture et soignait son apparence. Son amie Rachel lui avait expliqué qu’il n’y avait pas que de la fatuité dans le soin qu’apportaient à leur toilette les mulâtresses, elles imposaient leur statut. Jeanne l’avait admis et vite perçu dans le changement de comportement des autres. Elle soignait particulièrement sa mise, mais sans ostentation. Elle ne tenait pas à attirer tous les regards, aussi y mettait-elle de la sobriété, mais sa joliesse et son goût instinctif allait à l’encontre de son désir. Aimé Benjamin était très fier de l’avoir à son bras.

Ils furent reçus par les trois contremaîtres de l’habitation. Deux d’entre eux baissèrent les yeux quand ils croisèrent ceux de Jeanne, le troisième soutint le regard de la jeune femme espérant le lui faire baisser. Celle-ci passa avec une indifférence simulée qui déstabilisa le jeune homme. Elle avait l’habitude. Faire comme si elle ne remarquait rien afin de ne pas attiser ni l’envie ni la violence ; cela aussi elle l’avait appris très jeune. Ne pas enflammer sa jalousie, mais ne pas lui laisser croire qu’il avait la main mise sur elle. La liberté c’était cela aussi. De plus, elle devinait la suffisance de l’homme blanc, le maître qui n’avait aucune raison de se remettre en question. Il était né avec l’idée qu’il était supérieur, il était vain de vouloir faire changer cet état de fait. Aimé Benjamin avait dû percevoir l’intention du contremaître, tout comme il pressentit le ressentiment du petit groupe d’esclave de maison constitué de quatre femmes et d’un homme âgé. À peine les quelques marches gravies, il prit la parole semblant s’adresser au groupe qui tête baissée attendait. « Désormais, vous obéirez à Jeanne en tous points, si quelque chose ne lui convient pas, vous retournerez aux champs. J’espère que cela est compris, mais il n’y a aucune raison pour que cela n’aille point. »  Aimé Benjamin était un homme intelligent et très entreprenant, il pouvait paraître froid, mais le plus souvent il était affable. Jeanne fut donc surprise par cette intervention, mais elle n’en montra rien. Elle sourit avec douceur aux serviteurs qui fixaient ses pieds. Les contremaîtres comprirent le message indirect et ne se le firent pas redire. Le nouveau maître de maison entra dans celle-ci, suivi de Jeanne.

Comme la plupart des habitations dont les propriétaires avaient l’intention de rester vivre dans la colonie et donc d’habiter la maison du maître, nommée Grand’case, elle était à étage et de dimension importante. À chaque étage courait une profonde galerie sur tout son tour afin de protéger ses habitants des morsures du soleil. Elle était construite sur un socle de pierre, puis elle était de brique et de bois. Au rez-de-chaussée, Jeanne découvrit une pièce de réception, un bureau et quelques autres pièces et à l’étage des chambres. L’ameublement en était rudimentaire, Aimé Benjamin en fit la remarque et rassura Jeanne aussitôt. Il allait rapidement le renouveler. Elle lui sourit. Il avait de façon efficiente empli la maison de ville de meubles venus de France. Elle devait admettre que le confort de la maison en avait été augmenté, de plus elle en trouvait la facture fort belle.

À l’étage, Aimé Benjamin l’attira sur la galerie. De là, elle découvrit pourquoi l’habitation s’appelait Bellevue. Construite sur un promontoire, la Grand’case dominait toutes les terres adjacentes. Jeanne apercevait depuis la galerie de l’étage la Grande Rivière d’un côté et à l’opposé de hautes montagnes. À ses pieds, en bas de la colline, se trouvaient les cases des esclaves faites en torchis, les entrepôts, les ateliers de transformation, l’incontournable moulin dont avait besoin pour la transformation du sucre. Un peu plus loin, elle apercevait le bétail, les écuries et les étables. L’habitation Bellevue était sans commune mesure bien plus grande que celle de Guimbelot. « – Comme tu peux voir, Jeanne, la plaine du Cul-du-Sac est bornée au nord et au sud par de hautes montagnes, à l’ouest par le golfe de la Gonâve où se trouve Port-au-Prince et la plaine de l’Arcahaie qui la prolonge vers l’ouest. Cette vallée était autrefois un bras de mer et au moment de son retrait elle a donné naissance à deux grands lacs d’eau saumâtre : l’étang Saumâtre et le lac Enriquillo, ainsi qu’un petit étang d’eau douce appelé trou Caïman. Nos voisins pour la plupart cultivent des indigotiers. Mais la production commence à s’essouffler, aussi je vais privilégier les champs de canne à sucre. »

Jeanne aimait l’écouter. Elle aimait s’instruire. Geneviève Cambre avait fini de lui apprendre à lire et à écrire. Elle n’excellait pas encore, mais elle aimait cela. La lecture, parfois si difficile, lui apportait beaucoup. Dans les dîners et les réunions, elle aimait écouter et n’intervenait que rarement. Sa modestie naturelle, son intérêt et sa curiosité pour les choses nouvelles la faisaient rester en retrait.

***

The Moorish proud Queen of England Charlotte of Mecklenburg-Strelitz (19 May 1744-Aimé Benjamin ne rentrerait qu’à la nuit tombée. Elle avait trois bonnes heures devant elle. Jeanne se promenait le long de la rivière, ses pensées vagabondaient sans se fixer sur quoi que ce soit. Elle finit par s’asseoir sur un arbre que la foudre avait couché dans une courbe du lit. Ce n’était pas la première fois qu’elle accompagnait son amant à Bellevue. Ils y venaient régulièrement, la Grand’case était devenue confortable. Aimé Benjamin avait tenu parole et avait meublé selon son goût les différentes pièces. Ils étaient cette fois-ci venus avec les enfants et leur nourrice. D’un naturel curieux, Jean-Baptiste avec ses trois ans s’aventurait partout suivi de sa nourrice que cela amusait. Marie-Jeanne était déjà une enfant sage et réfléchie, elle marchait à peine et ne cherchait jamais à s’éloigner. Quant à Marie-Charlotte c’était un nourrisson qui babillait à longueur de temps. Jeanne s’épanouissait au sein de sa petite famille. Elle n’avait à se plaindre de rien, Aimé Benjamin lui avait fait don des nourrices de ses enfants et de Séraphine, esclave de maison de Bellevue. Malgré son jeune âge, elle était devenue la chambrière de Jeanne. Celle qui était devenue sa maîtresse avait découvert dès son premier séjour qu’elle avait un don pour tout ce qui était couture et coiffure. La Nonon qui était désormais passée, une fois affranchie, au service de Geneviève, avait eu le temps de finir de former la jeune chambrière. Cette dernière reconnaissante suivait sa maîtresse partout, mais ce jour-là, Jeanne avait voulu aller seule se promener. Elle avait besoin d’un peu de solitude. Enfin, seule, elle ne pouvait l’être, elle était à nouveau enceinte. À croire qu’elle avait été mise au monde rien que pour cela. Elle en était heureuse. Elle profitait de la douceur du temps qui ressemblait le plus à l’été d’après son amant. Elle rêvassait laissant courir ses yeux sur l’onde argentée de la rivière quand elle sentit une présence plus qu’elle ne la vit. Elle sursauta à sa vue. « – Allons, mon petit, te souviens-tu de moi ?

– Bien sûr ! Vous êtes la Mansar ! Notre Mambo. Celle qui m’a sauvé !

– Ce n’est pas moi qui t’ai sauvé, c’est Erzulie ! Par contre très bientôt je serai effectivement amené à t’aider.

– Je suis en danger ?

– Ton accouchement sera difficile. Ton garnement n’a guère envie de venir au monde. Il me faudra le convaincre, aussi on me fera venir. N’aie aucune inquiétude.

Jeanne regarda la Mambo en qui elle avait toute confiance avec scepticisme. Pourquoi l’appellerait-on à elle ? Celle-ci sourit. « – Jeanne, je suis l’hospitalière de l’habitation voisine.

– Ah ! Je ne savais pas.

En fait, Jeanne n’avait pas réalisé à quel point l’habitation, sur laquelle elle était née, était proche de Bellevue. Aimé Benjamin lui avait bien dit, mais ne reconnaissant aucun des lieux, pas même la route qu’ils prenaient pour venir à Bellevue, elle n’avait pas pris conscience de la proximité. À sa décharge, à La Croix des bouquets, ils ne s’engageaient nullement sur la même route, alors elle n’avait pas imaginé qu’ils étaient séparés de l’habitation Guimbelot que par deux habitations, dont celle du maître de la Mansar. L’échange était à peine fini, que la Mambo disparut. Jeanne resta bouche bée. Avait-elle rêvé. Elle fut sortie de sa réflexion par un coup de pied de l’enfant à venir. Elle caressa instinctivement son ventre. Il est vrai que c’était pour bientôt. Pourquoi se serait-elle inquiétée ? Les trois premiers étaient arrivés avec facilité.

***

IMG_0340.JPGLa journée avait été orageuse, Jeanne était fatiguée. Elle s’était installée dans un fauteuil à l’ombre de la véranda de l’étage. Chaque déplacement d’air était un soulagement pour elle. Elle somnolait dans le silence de la Grand’case, les nourrices occupaient les enfants de l’autre côté de la maison, Séraphine s’était installée à ses côtés avec un ouvrage, un nouveau corps corset pour Jeanne. Les nuages s’amoncelaient au-dessus des champs. Les premiers coups de tonnerre réveillèrent Jeanne. Elle allait enfin être soulagée. Des coups de vent les accompagnèrent faisant claquer les portes. Les éclairs se rapprochèrent et les bourrasques étaient de plus en plus fréquentes et violentes. « – Maîtresse, il faudrait rentrer. Ce serait plus sûr.

– J’ai chaud…

Un coup de tonnerre gronda si fort que Jeanne sursauta. L’éclair tomba sur un arbre proche de l’habitation. Il s’enflamma aussitôt. Des esclaves qui travaillaient sur un carreau proche se précipitèrent pour contenir le feu. Pendant ce temps, Séraphine aida Jeanne à entrer. Elle avait à peine fait deux pas qu’une douleur fulgurante irradia sa colonne vertébrale. Elle s’accrocha au bras de sa chambrière. « – Il a… il arrive… » Séraphine quelque peu paniquée, l’accompagna jusqu’à sa chambre tout en appelant de l’aide. Moise, le vieil esclave de l’habitation qui servait un peu à tout, et qui était si âgé que personne ne l’obligeait à rien, entendit l’appel au secours qu’il relia dans l’habitation. Arrivèrent sur le champ, servantes et nourrices. Elles se mirent à l’œuvre, et se préparèrent à l’accouchement. Séraphine, malgré son jeune âge, suggéra de prévenir le maître et d’aller chercher la Mansar. Anastasie qui était l’esclave la plus âgée acquiesça. Pour éviter l’invective du maître, il fallait faire comme avait dit Séraphine, et l’envoya faire la demande au maître. Au pire, ce n’est pas elle qui serait punie s’il arrivait malheur à la maîtresse. Il faut dire qu’Anastasie couvait une jalousie sans borne envers sa maîtresse. Elle avait été la ménagère de son précédent maître qui l’avait vendu avec l’habitation, aussi dès qu’elle avait vu Jeanne, la rancœur qu’elle avait au fond du cœur s’était transformée en jalousie pour celle-ci. Elle avait bien essayé d’entrainer les autres esclaves de maisons, mais Jeanne par sa gentillesse avait retourné la situation. Elle avait commencé par Moïse que sa douceur et ses attentions avaient fait fondre, puis par Amanda qu’elle aidait régulièrement à la cuisine. Pour Séraphine, il avait suffi d’un compliment sur le premier travail de couture qu’elle avait effectuée pour elle. Cette reconnaissance avait attaché sincèrement la jeune esclave à sa maîtresse. Anastasie avait donc gardé pour elle son ressentiment malgré tous les efforts de Jeanne pour l’amadouer. Cette dernière la laissait même diriger la maisonnée, mais rien y faisait. La frustration était telle pour Anastasie que son seul soulagement était de reprocher son statut tant convoité et envié à Jeanne.

Scott Burdick (Hererro WomanAimé Benjamin écouta la demande de Séraphine et envoya chercher la Mansar. Puis il commença à faire les cent pas sur la galerie de l’étage. Il surveillait l’orage qui sévissait sur la plaine de peur que la foudre n’enflamme les cultures. Cela occupait son esprit en attendant la naissance. « – Bonsoir monsieur. Il ne faut pas vous inquiéter, cela va bien se passer. » Le futur père sursauta. Il n’avait ni vu ni entendu arriver la guérisseuse qui se faisait sage-femme pour l’occasion. « – Bien, bien. Cela va être long ?

– Assez, il ne sera pas là avant demain, il n’est pas pressé de venir.

Aimé Benjamin ne rajouta rien, il se demandait bien comment cette femme pouvait être au fait de cela, mais il n’était pas sûr de vouloir le savoir. Il lui tourna le dos et reprit son poste de vigie. La Mansar de son côté rejoignit le chevet de Jeanne. Elle la trouva apaisée, les douleurs s’étaient interrompues tout du moins suffisamment espacées pour lui laisser du répit. Les femmes qui entouraient la parturiente sortirent à son entrée. Anastasie grimaça un sourire et baissa la tête en passant devant le regard lourd de la Mambo. On ne pouvait rien lui cacher. « – Séraphine ne t’éloigne pas. Je t’appellerais dès que j’aurai besoin… » Une fois en tête à tête, elle s’adressa à Jeanne. « – Alors mon petit, comment te sens-tu ?

– Pour l’instant, ça va Mambo. À vrai dire si je n’avais pas perdu les eaux, je ne saurai pas que c’est le moment.

– Il va falloir que je lui parle pour qu’il se décide. Ne t’inquiète pas, il va venir.

La Mansar interpella Séraphine et lui demanda d’apporter bougies, farine et sel ainsi que de la suie. La chambrière ne se le fit pas dire deux fois.

***

Antique Fountain Putti Cherub Francois Boucher Rococo Aveline ... Pinterest999 × 1000Recherche par image.jpgLa file d’attente était longue. Elle était constituée d’une ribambelle d’enfants sachant à peine marcher. À peine en équilibre, ils se dirigeaient tous en file indienne, dans un ordre étonnant, vers des pontons qui donnaient sur le vide. Dans ce néant flottait des barques et dans chacune montait un enfant, parfois deux, rarement plus. Celui qui allait devenir Joseph-Benjamin ne voulait pas monter dans l’embarcation, symbole de sa vie à venir. Il ne voulait pas de ce karma, il ne voulait pas de ces nouveaux combats qui devaient l’amener à se dépasser, à gravir les échelons de la sagesse. Que de vies, il avait dû déjà parcourir ! Que de souffrances il avait dû subir pour comprendre. Il était fatigué. Il savait, que de choix, il n’avait point. Il entendait la voix qui le rassurait qui l’appelait qui l’incitait à y aller. Il ne pouvait guère résister, il regarda derrière lui, les autres le regardaient avec stoïcisme. Tous savaient qu’il allait finir par franchir l’embarcadère et mettre le pied dans son destin. Ils ne s’impatientaient pas, il n’y avait pas de notion de temps là où ils étaient. Il n’était pas le premier à avoir ce temps de recul inutile. On ne choisit pas son âme, mais l’âme choisit les épreuves qu’elle doit passer. C’était la loi éternelle, il fallait gravir l’escalier de la sagesse. Il fallait avancer dans le renoncement. Il fallait s’oublier. Il fallait n’être rien pour être tout. Simple à dire, pas toujours facile à penser, mais c’était le seul chemin possible, celui de l’infinie Vertu.

***

La nuit était passée en souffrance, en supplique, en prière, en contractions, en recherche d’air, en pleur. Tous avaient cru que Jeanne mourrait, tant elle souffrait. La Mambo avait rarement vu une âme refuser à ce point de venir. Mais au matin, le cri du nourrisson rassura tout le monde. La mère était exsangue, mais vivante. Le nourrisson était rouge d’effort et de colère, mais il était beau. Il était couleur vanille et avait les cheveux bouclés et presque blonds. Peut-être parce qu’elle avait tant eu de mal à le mettre au monde, Jeanne ressentit un amour sans borne pour ce nouveau-né qui s’accrocha aussitôt à elle.

Joseph-Benjamin, comme fut baptisé le nourrisson, refusa le lait de sa nourrice, mais sa mère n’avait pas de lait. La Mambo trouva la solution, une mixture à base de lait. Il refusa de quitter les bras de sa mère et hurlait dès qu’il s’en éloignait. Jeanne le gardait à proximité et ne le quittait que quand il dormait.

***

Dans les années qui suivirent vint au monde Pierre-Paul, Jean, Toinette et Marie-Madeleine. Jeanne n’eut aucun problème pour les mettre au monde. Sur les conseils de la Mansar, elle décida qu’elle n’en aurait plus, huit enfants c’était suffisant pour rendre heureux n’importe quel père, de plus elle venait d’atteindre sa vingt neuvième année. Son corps s’était un peu épaissi, mais pas suffisamment pour altérer son port altier. Avec le temps, elle avait gagné en prestance. Elle était devenue l’une des mulâtresses les plus en vue, la richesse croissante d’Aimé Benjamin n’y était pas pour rien. Elle était fort respectée d’autant que son amant lui avait assuré une aisance personnelle à l’aide notamment de sa petite propriété qui avec le temps s’était même agrandie.

Francesco Benaglio.jpgTout allait apparemment pour le mieux, Aimé Benjamin dont la situation dans la colonie était de plus en plus prépondérante était en tant que négociant incontournable, et en tant que planteur un des plus riches, il avait une des plantations ayant le meilleur rapport. Seulement malgré l’apparente sérénité qu’il affichait la France le taraudait, sa famille le rappelait à son attention. Bien évidemment, il ne pouvait oublier, il remboursait les dettes de son père qui avaient ruiné la maison de négoce familiale et avaient engendré une rupture avec sa famille. Seulement son pays lui manquait, et bien qu’il eût fort bien construit sa vie dans la colonie, la nostalgie l’envahissait. Il était venu rejoindre son oncle à Saint-Domingue, non par choix, mais par devoir. Il fallait sauver l’honneur de la famille et éponger les dettes. Il aurait dû prendre la suite de son père, son frère Paul aurait dû venir au sein de la colonie pour tenir un comptoir familial, mais les aléas de la fortune en avaient décidé autrement. Il était à peine arrivé qu’il prévît de répartir, mais la situation financière familiale était plus difficile que prévu et contre toute attente, il s’était fait à sa nouvelle vie. Sa situation était devenue stable puis florissante. Sa vie avec Jeanne le comblait, il avait fini par oublier qu’il voulait retourner en métropole. Mais sa fortune grandissante était connue de sa famille, ce fut tout d’abord son jeune frère Paul, qui sous couvert d’information, reprit les relations puis ce fut sa sœur aînée, Marie-Anne, fille du premier mariage de son père, qui lui écrit. Comme il répondit intrigué par cet intérêt qu’il devinait quelque peu intéressé, il reçut d’autres courriers d’autres membres de la famille. Il remarqua qu’il attendait avec de plus en plus d’impatience des nouvelles de France, de La Rochelle et de sa famille. Petit à petit, il scinda en deux son attachement pour Jeanne et ses enfants et son besoin de revenir en France. Sans s’en rendre compte, son envie grandissante transpirait dans ses conversations. Jeanne le réalisa et commença à comprendre que son équilibre pouvait, voire aller, être renversé. Elle ne savait à qui confier ses inquiétudes. Elle ne serait pas la première mulâtresse à être abandonnée au sein de la colonie, une fois richesse faite. La plupart des colons ne faisaient que passer.

***

 18 octobre 1751, Port au Prince, habitation Mandron.

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Jeanne avait pris l’habitude plusieurs fois la semaine de se rendre avec Séraphine, ses enfants et leurs nourrices à l’habitation Mandron. Si tous les enfants couraient aux alentours, hormis les trois derniers qui n’étaient pas encore en âge de le faire, variant les jeux et les bêtises, Joseph-Benjamin du haut de ses douze ans, toujours sérieux, était toujours dans les jupes de sa mère. Il ne s’éloignait jamais, son père avait bien essayé de l’attirer vers des activités diverses afin qu’il soit plus indépendant, la seule qui lui convenait c’était l’étude. Il avait insisté et l’avait même laissé avec ses deux frères son aîné Jean-Baptiste et son puîné de deux ans Pierre-Paul à l’habitation Bellevue avec César, afin de comprendre les différents travaux et cultures de l’habitation. Si ses deux frères étaient revenus enthousiastes de cette indépendance toute relative, Joseph lui était revenu avec moult questions sur les esclaves et leurs traitements. Cela avait entraîné beaucoup de gêne. Dépité, Aimé Benjamin laissa l’enfant entre les mains de sa mère et ce fut elle qui répondit en lui racontant sa vie et en essayant de lui faire admettre la chance qu’il avait. Elle lui expliqua que les hommes blancs avaient peur des noirs, car ils étaient bien plus nombreux qu’eux, mais cela ils ne l’auraient pas admis. Joseph avait été choqué par le traitement des esclaves sur l’habitation, il ne pouvait savoir qu’ils étaient mieux traités que sur bien d’autres, mais il avait eu le temps de voir leurs conditions de vie, leurs punitions et le comportement des contremaîtres. Il eût à peine fini avec les questions sur les nègres qu’il poursuivit avec eux, les mulâtres. Jeanne fut surprise de cet intérêt. Aucun de ses autres enfants ne semblait se poser la question. Ils étaient entre les blancs et les noirs. Plus ils étaient blancs, plus ils se sentaient forts, mais ils ne faisaient partie ni des uns ni des autres. Qu’ils fussent métis, quarterons, octavons, il ne fallait jamais qu’ils oublient qu’ils faisaient partie des nègres pour les blancs. Il ne fallait pas se faire d’illusions. Aimé Benjamin aurait été bien surpris de l’analyse de sa ménagère qu’il traitait si bien. Elle ne le mettait pas vraiment dans le même lot, mais elle n’oubliait pas. Joseph voyait bien la différence entre les nègres et lui, moins entre lui et les blancs. Il avait été ébranlé par ce qu’il avait découvert et que jusque-là il avait perçu de loin. Sa mère essaya en vain de le consoler, il regarda autrement les serviteurs qui l’entouraient et fut empli de mansuétude. Quant à son père, il ne savait plus comment le percevoir. Jeanne instinctivement le défendait, le protégeait. De tous ses enfants, bien qu’elle les couvât tous, celui-ci était celui qu’elle avait toujours à l’œil comme s’il était perpétuellement en danger. Sa sensibilité à fleur de peau l’attendrissait et lui donnait des sujets de craintes quant à son devenir. Elle s’était confiée à Geneviève Cambre qui l’avait rassurée prétextant la jeunesse de l’enfant. Cela ne suffit pas à dissiper ses craintes.

Cet après-midi-là, dans un des carreaux, avec Joséfus, l’esclave que lui avait offert Aimé Benjamin à même temps que la propriété, et qui avait été rejoint par deux autres, elle examinait les cultures à venir. Joseph regardait sans voir ce que l’esclave expliquait à sa mère, quelque chose le tracassait. Il ressentait au tréfonds de lui une vague émotionnelle qui montait telle la marée. Il ne savait pas pourquoi. Alors que personne ne s’y attendait, il perdit connaissance. Séraphine se précipita à même temps que sa mère se penchait sur l’enfant. « – Je lui avais dit de boire, il fait très chaud, il n’en fait qu’à sa tête !

Francis Cotes, Portrait of Master Smith

– Ce n’est rien Séraphine, il revient à lui. C’est plus de peur que de mal.

– Alors, mon petit bout, que t’arrive-t-il ?

– Man’. Tout va s’écrouler ! La terre va vouloir tout engloutir.

– Qu’est-ce que tu racontes, mon Joseph ? Tu vas rentrer avec Séraphine et tu vas te reposer. Tu es resté trop longtemps sous le soleil.

– Man’ ! Non ! Il faut qu’on parte tous.

Jeanne allait répondre pour le rassurer, quand, de la mer, une masse noire de nuage visiblement électrique se présenta et attira son attention. Puis tout à coup la terre trembla, une secousse qui sembla s’éterniser. Elle déstabilisa beaucoup d’habitants et elle les surprit tous. Dans la ville, les résidents terrifiés gagnèrent les rues. Un silence s’abattit, écrasant d’angoisse Port-au-Prince. Le temps qu’ils réalisent, se remettent de leur première émotion, une seconde secousse ébranla la ville qui parut tout aussi longue à tous. « – Joséfus ! Séraphine ! Il nous faut partir, il faut rentrer à la maison. » La peur était lovée en chacun d’eux. Y allait-il avoir d’autres secousses ? « – Man’ ! Il faut aller plus loin !

– Joseph, ça suffit ! Plus tard !

Sur le chemin du retour, ils purent constater les dommages. Ils paraissaient insignifiants et semblaient se solder à quelques fissures aux murs des maisons. Jeanne comme ses voisins aurait pu se sentir soulagée, mais à partir de ce moment-là, la ville connue des jours d’anxiété. Précédées de gros grondements souterrains, des secousses intermittentes les unes moins violentes que les autres firent tressaillir le sol. Après chaque convulsion de la terre, le petit Joseph insistait auprès de sa mère. « – Il faut partir Man’. Il faut aller à Bellevue ! »

 ***

Emmanuel Kant .jpgL’anxiété de Jeanne ne fléchissait pas. À chacune des vibrations, à chacun des grondements, l’insistante demande de Joseph lui revenait. Partir à Bellevue. Elle partagea ses craintes avec Aimé Benjamin et le pria de partir avec les enfants à l’habitation. Il lui expliqua qu’il ne pouvait pas s’y rendre de suite, le conseil supérieur de Léogane venait d’être transféré à Port-au-Prince. La ville prenait de l’ampleur, elle avait investi 109 500 livres dans l’église, il y avait quatorze pavillons pour les casernes, une salle de spectacle qui servait aussi pour les bals et le gouvernement prévoyait de construire un hôpital, sans parler des maisons qui se bâtissaient agrandissant l’agglomération. En tant que négociant et personnage d’influence dans cette partie de la colonie, il ne pouvait s’éloigner. À force d’insister et comme, il devait bien l’admettre, les secousses persistaient, il finit par aller dans le sens de Jeanne. Et comme chaque fois qu’il allait sur l’habitation, il emmena toute sa famille. Ils se rendirent tous à Bellevue au grand soulagement de Jeanne et du petit Joseph.

***

21 novembre 1751, Port-au-Prince.

Après une commotion particulièrement forte se produisit la catastrophe que tout le monde appréhendait : l’effondrement de la cité ! Un tremblement de terre suivie d’une vague de la mer ébranla et noya Port-au-Prince. Les secousses furent si fortes qu’à Bellevue ont perçu les tremblements. Jeanne se figea dès le premier ressenti. Tétanisée, elle réagit quand sa petite dernière, Marie-Madeleine, endormie à ses côtés, se mit à crier. Elle la prit dans ses bras et se précipita dans la Grand’case. Quelques instants plus tard, Aimé Benjamin arriva, à brides abattues, voir si tout allait. Rassuré, il expliqua à Jeanne qu’il devait aller à Port-au-Prince constater l’étendue des dégâts. Elle essaya en vain de le retenir, prétextant que ce n’était peut-être pas fini, qu’il valait mieux attendre, mais il ne voulut rien entendre. Ses biens et ses gens étaient en jeux.

***

Dès le lendemain, Aimé Benjamin entra dans Port-au-Prince, malgré les secousses qui se succédaient. En dépit des supplications de Jeanne et la crainte qu’à force elles atteignent de façon virulente l’habitation, il désirait voir l’état de sa maison, de ses entrepôts et s’assurer de la vie de ses serviteurs.

Le bilan du désastre était impressionnant. Rares étaient les maisons encore debout. Pas une qui ne fut lézardée. Les édifices gouvernementaux étaient renversés ou endommagés. Les casernes, le magasin général et une aile de l’intendance c’était écroulée sur elle-même. L’église était en ruines. Les fortifications n’avaient pas mieux tenu ; la batterie de l’Ilet était complètement hors d’usage et celle des Trois Joseph anéantie… il y avait peu ou pas de pertes de vies humaines, mais dans les villages que le négociant avait traversés le malheur avait miné les traits de chacun…

IMG_0532.JPGArrivé devant chez lui, ce qu’il avait craint était avéré. Il trouva devant sa maison et ses dépendances, en partie sous forme d’éboulis, César, Rosa, Misa et son fils Hardy qu’il avait acquis cinq ans plus tôt. Bien qu’en piteux états aucun n’était gravement blessé. Il s’avança dans les ruines et découvrit que la partie autour du patio la maison d’habitation était en fait encore debout. Par contre, les dépendances et les magasins étaient mis à bas. Ses épaules s’affaissèrent. Quel gâchis ! Toutes ses marchandises étaient ruinées. Il se rendit sur le port avec Hardy sur les talons. Il ne se faisait pas d’illusion pour les bâtiments, heureusement il n’y avait aucun nègre à l’intérieur. La dernière vente avait été faite il y a deux semaines et depuis aucune cargaison n’était arrivée. Arrivé devant ses bâtiments, il ne put que constater l’inévitable. Les structures en bois n’étaient qu’un amas de débris.

Après avoir laissé, César, et les autres gens de maison, Aimé Benjamin reparti à Bellevue. Son intention était d’aller chercher et de ramener au plus vite une cinquantaine d’esclaves et un contremaitre afin de relever au plus vite ses bâtiments dont les locations étaient une forte source de revenus. Ce séisme avait mis à mal sa fortune. Il s’en relèverait bien sûr, mais cela allait prendre du temps. Il en était là de sa réflexion quand un bruit comme celui d’un canon souterrain annonça de nouvelles agitations. Ce n’était donc pas encore fini.

***

Durant les jours qui suivirent, l’angoisse tint les habitants en haleine. La population vivait sous la tente. Plus personne n’était assuré de voir sa maison tenir debout lorsqu’elle n’était déjà pas à bas. Port-au-Prince s’était transformé en un camp de Bédouins. Pour comble de malheur, une épidémie de fièvre maligne se déclara. Elle s’étendit dans toute la région. Le fléau n’avait aucune pitié et emportait les plus faibles. L’épidémie perdura quatre longs mois lors desquels Misa et César furent ainsi emportés.

Elizabeth Colomba painting artodyssey (15).jpg

Le mal s’étendit et atteint l’habitation Bellevue. Le petit jean fut soudainement pris de violentes douleurs abdominales qui surprirent et affolèrent sa nourrice.   Désemparée devant ce mal soudain, elle accourut chercher Jeanne. Elles ne surent que faire, elles essayèrent de le soigner avec les soins habituels, mais rien n’y faisait. Les coliques affaiblirent le petit garçon au point de déclencher une forte fièvre qui entraîna des assoupissements léthargiques qui laissèrent désarçonnées Jeanne et la nourrice. Elles ne purent faire venir la Mambo qui, tout comme Aimé Benjamin, était à Port-au-Prince. Jeanne était seule face à son désarroi. Le moment vint où le petit jean se mit à délirer au point de ne plus redevenir lucide. Pour comble de malheur, il fut rejoint dans les affres de la maladie par ses benjamines Toinette et Marie-Madeleine. Affolée, Jeanne envoya un des contremaitres jusqu’à Port-au-Prince. Seulement arrivé sur place ce fut pour apprendre qu’Aimé Benjamin était lui-même en mauvaise posture avec la maladie. Jours et nuits Jeanne restait auprès de ses enfants et malgré ses prières elle les vit partir l’un après l’autre dans les limbes. Dans ce terrible malheur, Aimé Benjamin se remit, seul soulagement pour Jeanne. Les morts successives de ses enfants la laissèrent prostrée plusieurs semaines. Désarçonné par son état, Aimé Benjamin fit venir la Mambo. Cette dernière essaya de la raisonner, mais le seul résultat qu’elle obtint fut une colère larvée qui se nicha en Jeanne qui ne s’exprimait pas, mais qui lui fit relever la tête.

***

Après qu’Aimé Benjamin lui ait assuré en envoyant Hardy, le fils de Misa, qu’elle ne risquait rien et que la maison pouvait les accueillir, Jeanne revint avec ses enfants encore en vie. Aimé Benjamin avait pris Hardy, comme valet de chambre. Il l’avait racheté à l’habitation Guimbelot dans le but de rassembler les membres de la famille. Il faisait partie des rares propriétaires d’esclaves qui pensaient qu’il était plus sûr de garder groupés les membres d’une même famille, car comme cela il risquait moins de les voir s’enfuir. Il avait constaté qu’ils étaient aussi plus obéissants craignant d’être dispersés et qu’il avait plus de naissances que beaucoup de propriétaires d’habitation.

Jeanne fut stupéfaite de ce qu’elle découvrit. Le séisme avait renversé l’hôtel du Gouvernement mis en chantier quelque temps auparavant. Des militaires avaient entamé la restauration de la Grand’case de Bretton des Chapelles, fendillée de tous côtés, et où logeait encore le gouverneur. Quant aux chantiers de l’hôtel du Gouvernement, ils avaient tout simplement abandonné. Les casernes, très endommagées, présentaient un aspect lamentable. Nègres et soldats s’étaient déjà mis à l’œuvre pour des réparations d’importance. L’Intendance n’avait pas mieux résisté aux commotions telluriques. Elle ne se maintenait que par miracle. Laporte de Lalanne y avait fait entreprendre des travaux de réfection… Les paroissiens se démenaient pour trouver à leur curé une nouvelle demeure, car l’ancien dépôt à bagasse, qui était sa maison, était tombé dans le domaine de l’Intendance, nouvellement agrandi. Il lui fallait quitter les lieux. L’église s’était totalement effondrée. Remettant à plus tard l’édification d’un temple digne du Créateur, les habitants construisirent hâtivement, place de l’Intendance, à côté de l’ancienne sucrerie, une chapelle provisoire en clisses.

Le sol de Port-au-Prince avait enfin retrouvé sa rassurante stabilité. Le souvenir des jours de terreur commença à s’estomper. La joie de vivre était revenue, et avec elle, le goût du confort et de la frivolité. Les maisons démolies furent remises en chantier, mais rares furent les propriétaires qui persévèrent dans l’idée de ne rebâtir qu’en bois, ils privilégièrent les maisons en maçonnerie.

***

Deux ans s’étaient écoulés depuis la catastrophe qui avait mis à mal Port-au-Prince et ralenti quelque peu son commerce, mais les colons avaient repris le dessus sur ce drame. Jeanne était dans le jardin de la maison Mandron qu’Aimé Benjamin avait fait reconstruire en pierre. Elle était plus grande qu’avant sa destruction et était désormais entourée d’une profonde galerie en bois et son toit était orné de mansardes. Elle était en pourparlers avec Joséfus pour la constitution d’un jardin d’agrément. Elle fut tout à coup perturbée par l’arrivée, sur l’allée qui menait jusqu’au perron de la maison, d’une vieille femme qu’elle ne reconnut pas de suite. C’était la Mansar. Jeanne se précipita au-devant de la Mambo. « – Grands dieux, cela faisait longtemps que je ne t’avais vu.

Oui, oui, je sais. Peux-tu m’offrir un fauteuil et de quoi me désaltérer ? Je suis lasse.

Bien sûr, viens, allons nous installer à l’ombre de la véranda.

Dr Maya Angelou by Henry Lee BattleUne fois installée, Jeanne demanda à la Mambo pourquoi elle était à la ville. « – Une personne importante souffre d’un mal incurable, mon maître m’a amené à son chevet. Je l’ai soulagé pour quelque temps, mais il ne faudra pas qu’il se fasse d’illusion. De toute façon que sommes-nous ? Des poussières d’étoiles, tout au plus… » Jeanne se doutait bien que la Mambo n’était pas venue jusqu’à elle pour échanger quelques mots. Elle attendit qu’elle lui dévoilât ses intentions, ce qu’elle ne tarda pas à faire, et cela de façon quelque peu abrupte. « – D’ici deux ans, Mr Fleuriau va repartir en France. Il ne reviendra pas. » Jeanne crut que son cœur s’arrêtait de battre. Elle n’était pas vraiment surprise, son commerce ayant repris de l’envergure son discours sur la France avait fait de même. Elle était consciente que son pays lui manquait, elle savait que les courriers de sa famille se multipliaient, qu’ils l’incitaient à revenir, mais elle ne pouvait rien faire contre cela. « – Ne pleure pas Jeanne, jamais il n’abandonnera ni toi ni tes enfants. Il sera toujours là pour vous, vous ne manquerez de rien, mais il refera sa vie en France, aussi il restera de l’autre côté de l’eau. Il faut te préparer. Tu as une belle maison, fais tout ce qu’il faut pour t’y réfugier. »

***

Bien qu’abattue, Jeanne garda la tête haute et attendit le coup du sort. Elle ne doutait ni de la Mansar ni de ses prévisions. De ce jour, elle fit en sorte de préparer l’avenir., tout au moins de le préserver au possible. Ce ne fut guère difficile. Aimé Benjamin avait mis un point d’honneur à ce que ses enfants soient éduqués. Il tenait à les voir réussir dans la colonie et avait l’intention de faire former un de ses fils voire plus au sein de sa maison de négoce. Les garçons comme les filles avaient droit à un précepteur. Ce dernier était jeune, mais sortait d’une faculté parisienne. Monsieur Rousselin, comme il se nommait, avait été heureux de trouver sa place. Il était parti à Saint-Domingue persuadé de retrouver la fille d’une famille de négociants dont il s’était amouraché. Il avait été fortement déçu, le temps qu’il atteigne l’île, elle était déjà mariée. Coincé à Port-au-Prince, sans argent, Mr Fleuriau avait été une chance. Les résultats qu’il obtenait des enfants convenaient à Aimé Benjamin. Il tenait à placer ses enfants dans la société de la meilleure façon, ce qui l’inquiétait le plus c’était ses filles. Il tenait à les sortir de leur condition de mulâtresses, aussi l’éducation de celle-ci était pour lui des plus importantes. Leur mère, comme elles-mêmes, aurait été étonnée de savoir qu’il avait l’intention de les envoyer en France afin de les sortir de leur condition.

***

Début de l’année 1755, Port-au-Prince.

Le glas tant redouté vint de François Fraigneau le fils de Marie-Anne-Françoise Fleuriau, la sœur aînée d’Aimé Benjamin. Il débarqua dans le but d’intégrer la maison de négoce d’Aimé Benjamin. Ce dernier l’accueillit avec chaleur et dans sa maison et dans son comptoir. Jeanne fit bonne figure bien qu’elle eut pressenti le danger.

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) - Portrait de jeune homme - Craie noire et sanguine.jpgLe jeune François Fraigneau s’intégra très vite et très bien au sein de la société de la colonie. Comme il arrivait fraichement de France, tous tenaient à le recevoir, afin d’obtenir des nouvelles récentes de celle-ci. Accompagné d’Aimé Benjamin, ils étaient invités dans toutes les maisons des riches négociants ou colons. Ce fut Geneviève Cambre qui fit les retours à Jeanne qui ne pouvait être de tous les diners et manifestations, les mulâtresses ne pouvaient officiellement être mélangées à tous. Geneviève, qui trouvait le jeune François charmant, ne tarissait pas de compliments sur lui. Outre les nouvelles de la métropole, il était dithyrambique sur l’évolution du négoce à La Rochelle et de l’évolution fulgurante de Bordeaux qui concurrençait désormais Nantes même sur le commerce triangulaire. Les fortunes s’y construisaient de façon spectaculaire. Il avait été commis au sein d’une maison de négoce bordelaise et n’avait pas assez de mots sur la ville tant il était enthousiaste sur son développement et sa société.

***

Le neveu d’Aimé Benjamin détenait dans ses bagages un document notarial qui dès qu’Aimé Benjamin l’avait eu entre les mains l’avait beaucoup fait réfléchir. Il lui fallait rentrer en France pour conclure le remboursement des dettes de son père s’il voulait recouvrer la totalité de la maison de négoce Fleuriau. Parmi ses frères et sœurs, il était le seul à pouvoir le faire. Son plus jeune frère Paul était parti s’installer en région parisienne. Sa sœur Marie-Anne-Françoise et son frère Pierre-Toussaint Fleuriau, tous les deux nés du premier mariage, avaient joint un courrier lui demandant son aide. Il se trouvait devant un dilemme, laisser Jeanne, car il n’était pas question de l’emmener, ou rester, mais perdre la maison Fleuriau de La Rochelle. Il partagea donc ses pensées avec Jeanne, non pas pour lui demander son avis, mais pour lui faire part de son embarras. Celle-ci se trouvait fort désemparée, car c’était elle et ses enfants qui devraient s’effacer au profit de la famille Fleuriau dont elle ne faisait pas partie de par son statut. Elle bouillait de colère. Elle n’était plus la jeune fille servile, elle était devenue une maîtresse femme, sachant gérer les situations. Elle avait su surmonter ses deuils, ses peurs. Devant cette injustice, elle savait qu’il était inutile de l’exprimer, elle aurait eu plus à y perdre. Elle resta imperturbable et attendit. Cela déstabilisa Aimé Benjamin. Il la rassura, il leur laisserait de quoi à vivre fort à l’aise s’il décidait de partir. Si elle et les enfants avaient besoin de quoi que ce soit, monsieur Cambre, avec lequel il s’était associé pour le négoce, lui ferait savoir et s’occuperait d’eux. De plus, il comptait emmener ses filles ainées afin de les installer et avait déjà acheté des terres au Mirebalais pour ses fils. Jeanne comprit qu’il avait déjà pris sa décision, mais qu’il ne se l’avouait pas. Le courage de l’homme ne se trouve pas dans la gestion de ses sentiments. Et puis le courage n’était-ce pas l’ignorance du danger ?

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Aimé Benjamin savait qu’il allait perdre Jeanne, mais il n’était pas sûr de ce qu’il allait gagner avec son retour en France. Pourtant son choix était fait, l’honneur de sa famille passait avant tout. Jean-Baptiste Renard serait le procureur de l’habitation et il engagea un gérant et un économe qui se surveilleraient l’un l’autre. Jeanne n’eut d’autre choix que d’accepter l’inévitable et commença à organiser sa nouvelle vie. Elle savait que parmi les blancs et même les mulâtres, elle allait perdre de son aura, mais elle ferait tout pour garder la main mise sur sa vie et celle de ses enfants. Aimé Benjamin lui donna tous les meubles de la maison qui lui convenait pour meubler au mieux la maison Mandron. Il mit sous forme de contrat la garantie du devenir de sa famille mulâtre. Il invita les Cambre, tous ses amis et accointances pour officialiser son départ. Geneviève soutenait de son mieux Jeanne qui restait digne malgré l’effondrement de sa vie. Marie-Jeanne et Marie-Charlotte étaient toutes excitées à l’idée de partir en France avec leur père et Jean-Baptiste et Pierre-Paul étaient emplis de fierté malgré leur jeune âge d’être propriétaires d’une habitation. Le seul à comprendre réellement la situation était Joseph. Il en voulait à son père, car il avait bien compris qu’il les abandonnait ou tout au moins leur mère. Il y avait longtemps que ses rapports avec son père étaient difficiles, de tout temps ils ne s’étaient pas compris. Il essaya d’en parler à sa mère, mais il comprit qu’elle savait déjà. En lui quelque chose se cassa. Son père ne fut pas parti qu’il se jeta dans la grande rivière, nul ne retrouva son corps. Jeanne plongea dans une dépression qui pris au dépourvu tout son entourage. Elle semblait ne plus saisir ce qui se passait autour d’elle. Aimé Benjamin qui avait déjà payé son voyage et celui de ses filles se retrouvait dans une impasse. Il en fut sorti par Geneviève et la Mansar qui lui assurèrent qu’elles allaient s’occuper d’elle et qu’elles la sortiraient de cette léthargie.

***

Le vaisseau Théodore Laporte sur lequel partait Aimé Benjamin quitta Port-au-Prince au début du printemps de l’année 1755. Jeanne lui dit adieu et embrassa ses filles. Elle était rongée d’inquiétude, il faudrait beaucoup de temps avant que de savoir s’ils étaient bien arrivés. Elle resta longtemps sur la jetée à regarder le voilier s’éloigner. Sa vie, lui semblait il, partait avec. Ce départ clôturer une succession de pertes et une vie qu’elle n’aurait plus, dont elle ne voulait plus. Ce fut Geneviève qui les avait accompagnées avec son époux qui la sortit de son intériorisation pensive. Elle l’entraîna jusqu’à la carriole où les attendaient ses deux fils. Elle accepta de rentrer à la maison Mandron qui était désormais son lieu de vie.

***

Aimé Benjamin atteint la Rochelle en juillet ; il tint parole, il s’occupa de sa famille créole jusqu’à la fin de sa vie. Il n’oublia jamais Jeanne bien qu’il se maria et fonda une autre famille en France.

 

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Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

Jeanne dite Guimbelot, ménagère (1ère partie)

Chapitre I de 1719 à 1739

Habitation Guimbelot, Été 1729.

Susan Lyon (439ashawltoprotectLe soleil était à son zénith et inondait de sa lumière l’immonde spectacle. Debout figée au milieu des autres, ses grands yeux verts fixés sur l’horreur, la petite fille essayait de comprendre le pourquoi d’une telle scène. Elle n’osait bouger. Face à elle, de l’autre côté de la place du village des esclaves, la nouvelle maîtresse donnait des ordres aux contremaîtres. Les instruments de torture de la maîtresse de l’habitation étaient d’ordinaire le fouet à lanières ou un faisceau de pousses de noyer séchées dans le feu et liées ensemble. Un simple regard, un mot, un mouvement, une erreur, un accident ou un semblant de prise de pouvoir, lui suffisait pour faire fouetter un esclave. Un esclave avait l’air mécontent ? Elle prétendait qu’il avait le diable en lui et qu’il devait être corrigé aussitôt. L’esclave parlait trop fort à son goût ou avait oublié de baisser la tête devant une personne blanche, c’était un manque de respect, il devait être châtié pour cela. Son ardeur était si énergique pour infliger ces actes barbares qu’elle n’avait aucun mal à choisir l’instrument pour infliger la torture. Elle prenait un plaisir évident à frapper. N’importe quels objets faisaient son affaire, une chaise, un balai, des fers à friser, une pelle, des cisailles, le manche d’un couteau, le lourd talon de son escarpin ou un trousseau de clefs, tout était bon pour infliger sa peine, tout était bon pour soulager sa colère. Ce jour-là, c’était pire que tout, le maître était à Port-au-Prince, il n’y avait personne pour la modérer.

Après le dîner, la maîtresse avait fait extirper de sa cabane en rondins Alban. Elle l’avait accusé de la mort de sa jument qui venait de mettre bas. Elle le fit traîner et déshabiller presque entièrement sur la place devant tous les esclaves, elle voulait faire un exemple digne de ce nom. Elle le fit fermement amener sous un barreau très haut maintenu entre deux poteaux et fit attacher ses mains au barreau, lui fit lier les pieds ensemble, et lui fit mettre un barreau entre les pieds. L’homme était affolé, il suait à grosse goutte. Ses yeux exorbités de terreur cherchaient en vain un secours. Elle se tint debout sur l’un des bouts de la barre pour maintenir le supplicié et demanda à ses deux fils de son précédent mariage, à peine âgés d’une dizaine d’années, de lui donner cinquante coups de fouet, puis elle demanda aux deux contremaîtres d’en faire autant trouvant que la force des enfants n’était pas à la hauteur de la correction désirée. Le sang giclait sur sa robe à  chaque coup de fouet, elle l’ignorait, elle ne bougeait pas. Lorsque des éclaboussures atteignirent son visage, elle ne prit pas la peine de s’essuyer. Autour du supplicié, le troupeau servile ne savait où regarder pour ne pas voir. La petite fille au premier rang était hypnotisée par la monstruosité de l’acte. Des ruisseaux rouge sombre dégoulinaient le long des plaies comme les centaines de rivières de sa souffrance. Le supplicié perdit connaissance. Tous serraient les dents, Jeanne sentait des filets de sueur brûlants ruisseler sur sa peau qui pourtant lui paraissait glacée. Pour finir, la maîtresse fit verser du goudron sur la tête du malheureux, lui en barbouilla tout le visage, s’empara d’un flambeau dont la mèche était allumée et y mit le feu. Son regard sadique contempla le supplice. Elle le fit éteindre avant qu’il ne soit trop gravement blessé. Personne ne broncha, les esclaves côtoyaient la mort tous les jours, elle leur était devenue si familière qu’ils ne la craignaient plus, tout au moins ils allaient au supplice avec joie et le supportaient sans crier, car ils pensaient trouver dans la mort un autre monde, une vie plus heureuse, une vie sans tourments. Pour leur bourreau c’était inimaginable. La maîtresse laissa glisser son regard hautain sur chacun, et s’arrêta sur la petite fille au visage baigné de larmes qui baissa d’instinct la tête. La maîtresse n’aimait pas la fillette, elle n’était pas assez noire. Il y avait trop de blanc en elle. Elle était quarteronne. Mary Digges, Lady Robert Manners (1737 - 1829), by Allan Ramsay, NG1523, National Gallery, ScotlandMadeleine Sarrazin, veuve Barry, la nouvelle épouse de Jacques Guimbelot, comme beaucoup de femmes propriétaires d’esclaves, haïssait et essayait d’accabler de mauvais traitements particulièrement les esclaves qui avait du sang blanc et Jeanne avait du sang de son époux dans les veines. Il n’y avait pas d’esclaves qui étaient traités de façon aussi dure que ceux qui étaient apparentés à des proches des femmes ou des enfants de leur propre mari ; il semblait bien qu’elles n’eussent de cesse de haïr ceux-ci totalement. Geneviève Guimbelot, la sœur de Jacques Guimbelot, veillait. Elle avait de tout temps protégé celle qui était sa nièce par le sang. Après la mort de sa ménagère, nom courant que l’on donnait aux concubines noires des planteurs, son frère l’avait remis dans les bras de la nourrice de la jeune fille alors une fillette, la Nonon. Le bébé que Jeanne était alors avait aussitôt été adopté par Geneviève comme on adopte un animal familier. La nouvelle épouse du maître de l’habitation n’avait aucun droit sur elle malgré ses velléités.

Geneviève était restée dans la Grand-Case, elle avait refusé d’être spectatrice de l’infâme punition. Son frère n’avait jamais été jusque-là pour punir un de ses esclaves, même ceux qui essayaient de s’enfuir. Il avait toujours respecté le code Noir qui permettait déjà beaucoup, ou tout au moins, faisait-il attention à la préservation de ses biens. Sa belle sœur avait été trop loin et elle ne doutait pas de la colère de son frère. Son palefrenier était l’un des esclaves qui lui avaient coûté le plus cher, car il faisait aussi de l’élevage. Comme elle n’entendait plus les coups de fouet, elle sortit sous la profonde véranda qui faisait le tour de la Grand-Case. Elle se tenait à l’étage, et de là avait une vue sur le village et ses environs. Elle devina, plus qu’elle ne perçut, l’intention mauvaise de Madeleine. Elle descendit le plus rapidement possible et arriva presque en courant sur les lieux : « – Nonon, Jeanne, c’est fini. J’ai besoin de vous. » Sa belle-sœur fut surprise par l’intervention tant elle était dans ses mauvaises pensées. Elle ne dit rien, elle laissa faire.

***

795f791bfc4942b740530b7a88785432Jacques Guimbelot originaire de Saint-Barthélemy de La Rochelle était propriétaire d’une grande habitation à la Croix-des-Bouquets aux abords de la grande Rivière. La plus grande partie de sa culture était le sucre après avoir été l’indigo. Comme toute habitation, comme l’on nommait les plantations de Saint-Domingue, la partie habitée avait pour centre la « Grand-Case », la maison du colon. Jacques Guimbelot l’avait fait construire en position dominante pour mieux surveiller et au vent des bâtiments d’exploitation pour éviter tous les risques et désagréments tels que bruits, odeurs, incendies. Elle était en bois sur socle de maçonne, les murs étaient bousillés entre poteaux, et elle avait un étage, entouré d’une galerie. Le toit était en tuiles, le sol du rez-de-chaussée était carrelé et celui de l’étage avait un parquet. La cuisine, sommaire, était à l’écart pour éviter les risques d’incendie. Il avait fait  tous ses efforts dès son installation, car il avait toujours eu pour projet d’épouser, même s’il n’y avait pas mis de hâte, et voulait assurer un confort certain à celle qu’il choisirait. À ce bâtiment, il avait ajouté le dispensaire, qui suivait le modèle traditionnel en trois parties : chambres pour hommes et femmes séparées par une salle de consulta­tions et équipées d’une barre et d’organeaux pour immobiliser les malades. Le bâtiment comme tous les bâtiments principaux était en bois, poteaux en terre, murs clissés et bousillés, carrelés au sol et couvert de paille et d’essentes pour la toiture. Des cases séparées servaient à l’isolement des malades contagieux. À proximité se trouvaient les logements de l’hospitalière, des domestiques, du cuisinier et une case pour le logement des hôtes ; un poulailler, un colombier, des magasins et entrepôts, les logements des économes et guildiviers blancs, le clocher pour appeler les esclaves au travail, un cachot voûté en maçonne, un four à chaux, des bâtiments abritant machoquèterie (forge), tonnelleries et charronnerie, des parcs à bêtes, puits, abreu­voirs… et pour finir le quartier des esclaves, à bonne distance sous le vent, cons­titué d’un alignement symétrique de cases en torchis. Une Grande Allée bordée d’arbres menait à un portail aux pilastres monumentaux fermé par une grille en fer forgé. Comme tout colon, Jacques Guimbelot mettait sa fierté dans la beauté de cette entrée.

***

Habitation Guimbelot, 1719.

Pénélope n’avait pas eu le choix, le maître avait posé les yeux sur elle. Qu’aurait-elle pu faire ? Elle logeait dans une cabane en rondins où le sol était de terre battue. Le plancher était un luxe inconnu pour les siens, enfin ceux qui étaient comme elle, rien ou pas  grand-chose, assimilés à des meubles à peine égaux aux bêtes de somme. Dans une seule pièce, étaient entassés comme du bétail, dix ou douze personnes, hommes, femmes et enfants. Les lits étaient des paillasses constituées de vieilles loques retenues par des planches ; une seule couverture pour les nuits froides. Dans ces taudis miséreux, insalubres, mortifère, ils étaient parqués pour la nuit et le jour elle portait des seaux d’eau aux hommes au travail et arracher les plantes avec leurs racines à la main. Les mauvaises herbes, qui grandissaient avec les pluies, menaçaient d’étouffer les jeunes plantes. Elle faisait partie des esclaves nés sur le sol que l’on nommait les créoles, une minorité par rapport aux Congos venus d’Afrique. Entre eux, ils se comprenaient à peine, elle restait le plus souvent avec ceux qu’elle avait toujours connus. Les jours passaient sans espoir avec la crainte d’une punition plus ou moins atroce, le labeur journalier les épuisait, le désir de vivre était des plus fugaces. Tous comme les autres, elle était une ombre et elle se croyait invisible, tout au moins l’espérait-elle, le désirait-elle. Le maître l’avait remarqué avant que les économes n’abusent d’elle, car elle avait déjà pressenti les regards lourds d’envie. Il l’avait mis entre les mains de la Nonon, et l’avait de ce fait inclus dans la caste des esclaves de maison. Elle avait vite compris quels étaient les avantages à ne pas faire partie des nègres de culture qui travaillaient la canne sous la conduite de commandeurs au pouvoir discrétionnaire. Divisés en « grand » et « petit atelier » selon les travaux, plantations, coupes et roulaison – pas­sage au moulin à cannes –, sarclages, fouille des vivres… Ils besognaient du lever du soleil à son coucher sous la menace du fouet et souvent le ventre vide, malgré son jeune âge elle connaissait que trop bien tout cela.

***

Pénélope était à peine sortie de l’enfance, Jacques Guimbelot l’avait acheté dans un lot alors qu’elle était à la mamelle de sa mère. Son précédent propriétaire, qui de toute évidence devait être son père vu la couleur de sa peau, s’était séparé de la mère et du nourrisson. Il ne pensait même pas qu’elle survivrait, ne s’en était pas soucié, et l’avait quelque peu oublié jusqu’à ce jour. Contre toute attente, l’enfant avait survécu alors que la mère avait été victime de maladie. La Nonon la prit en main, la nourrit un peu mieux, l’habilla décemment, la forma aux tâches ménagères et comme elle était la nourrice de la jeune sœur du maître, elle fit de Pénélope la compagne de jeu de cette dernière. La petite fille était née d’une deuxième union et n’avait plus de parents, elle avait donc été élevée par son frère aîné. Comme toute esclave de maison, La Nonon, Misa la cuisinière, Rosa et Pénélope vivaient dans une grande promiscuité avec leurs maîtres qu’elles devaient laver, habiller et accompagner en toutes circonstances. Il advint ce qui devait advenir, Jacques Guimbelot fit venir tardivement Pénélope à son chevet et elle devint sa nouvelle ménagère après une scène qui tenait du viol. La victime devint consentante, elle n’avait pas d’autre choix. Scott Burdick (contefigures1La Nonon trouvait bien que la petite était trop jeune pour être sa concubine, mais qu’aurait-elle pu dire ? Une esclave était obligée de céder aux désirs libidineux de son maître pour ne pas s’exposer, si elle refusait, à toutes sortes de châtiments. Elle lui donna tous les conseils possibles pour répondre aux désirs du maître et surtout pour ne pas engendrer. Avortements et infanticides étaient chose courante parmi les esclaves. Il leur fallait briser le cycle héréditaire de l’esclavage par tous les moyens. Pourquoi engendrer un être servile, un être sans âme ? Pourquoi fonder une famille, risquer la séparation et la dispersion par la vente d’un ou de plusieurs de ses membres ? Vivre avec une épée de Damoclès en permanence ? Il aurait fallu tout d’abord vivre avec un espoir. L’espoir leur était interdit. Contre toute attente, Pénélope se retrouva grosse et quand son maître s’en rendit compte, il se détourna de sa ménagère. Elle ne sut que faire. Il était trop tard pour faire quoi que ce soit. Elle essaya bien d’avorter, mais elle n’y arriva pas la première fois et eut peur de réitérer. Elle se mit à vivre dans la crainte d’être rejetée de la Grand-Case, les jours, les semaines passèrent dans la terreur de la mise à la porte, du retour aux champs, jusqu’à ce que Jacques Guimbelot ramène celle qui de toute évidence allait être une nouvelle ménagère. Terrorisée, elle se jeta de l’étage, mais ne réussit qu’une chose, déclencher son accouchement. L’hospitalière et la Nonon mirent au monde un nourrisson prématuré, c’était une fille. La Nonon n’avait pas eu le courage d’enlever ce jeune être à un honteux esclavage d’autant qu’elle avait peu de chance de vivre, elle avait empêché l’hospitalière de lui plonger à l’instant de sa naissance une épingle dans son cerveau par la fontanelle comme cela se pratiquait le plus souvent pour enlever cette nouvelle vie aux maîtres. Elle fut inscrite dans la colonne des naissances sous le patronyme de Jeanne et dans la colonne des pertes Jacques Guimbelot inscrivit Pénélope. Après un accouchement terrible de douleur et sans fin, elle avait quitté la vie. Elle avait avalé sa langue et s’était étouffée. Elle avait par cela achevé son suicide abandonnant son enfant à sa destinée. Jacques Guimbelot, peu intéressé par cette naissance, laissa la Nonon s’en débrouiller et comme Geneviève du haut de ses cinq ans s’était entichée du bébé, il resta à la Grand-Case.

***

Jeanne fut un nourrisson silencieux puis une petite fille discrète à la silhouette fluette comme si elle avait compris le danger qui la guettait. Geneviève, pour qui elle avait d’abord été un jouet, s’était mise à l’aimer sincèrement et à la protéger de tout et de tous. Contre toute attente, son père fit de même. Après l’avoir ignoré, il s’était mis à avoir de la tendresse pour la petite fille et laissa Geneviève faire à sa guise. Tout alla bien pour la fillette jusqu’à l’arrivée de celle que son père et maître avait épousée, Madeleine Sarrazin, accompagnée de ses deux fils. Jacques Guimbelot leur donna pour consigne de ne pas s’occuper de la fillette. Ayant compris de suite qui était la fillette, son incarnation de couleur caramel identifiait avec certitude son sang blanc, la nouvelle épouse, bien qu’elle ne l’entendit pas comme cela, acquiesça comme si cela l’indifférait.

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Habitation Guimbelot, 1729.

Allan Ramsay (Mary Degg, Lady Robert Manners (1737 - 1829).jpgMadeleine Sarrazin était la veuve de monsieur Barry, négociant au Petit-Goâve. Il était décédé un an auparavant des fièvres, la laissant seule avec ses deux fils, des jumeaux âgés de neuf ans et le fils d’un premier mariage d’une vingtaine d’années. Il avait laissé des biens conséquents à ses fils et une rente convenable à son épouse. Ses deux fils afin de maintenir leur fortune basée sur le négoce allaient devoir continuer à vivre à Saint-Domingue et elle ne se voyait pas repartir seule en France. Elle n’en aurait tiré aucun avantage. De plus, il lui fallait surveiller de près la maison de négoce, gérée par le fils aîné de son défunt mari, afin qu’elle revienne à ses fils en bonne condition. À vingt-sept ans, elle avait encore suffisamment d’avantages pour se remarier, et en fut certaine lorsque Jacques Guimbelot commença à lui tourner autour. Elle connaissait la nature et la valeur de ses biens, il était en affaires avec son défunt époux. Contre toute attente, au lieu de se tourner vers quelques jeunes héritières, il lui demanda sa main. Deux éléments avaient déterminé son choix, le premier, il n’avait guère plus d’accointances en France pour prospecter pour lui, et deuxièmement, un besoin urgent de fond lui avait fait porter son choix sur la négociante.

Pour maintenir et développer son habitation, Jacques Guimbelot avait besoin de nouveaux nègres. Les mauvais traitements et les maladies, dues à l’affaiblissement, avaient ravagé les ateliers, il devait donc réapprovisionner sa main d’œuvre. Son choix s’était porté sur Madeleine. Elle était encore assez jeune pour engendrer et avait bonne présentation, de plus sa fortune et sa position au sein des maisons de négoce pouvaient l’aider.

L’arrivée de Madeleine à l’habitation bouleversa les habitudes. Pour Jeanne ce fut le début d’un martyr silencieux, malgré la vigilance de Geneviève et de la Nonon, chaque fois qu’elle le pouvait, pour la moindre raison, Madeleine giflait, pinçait, frappait d’une façon ou d’une autre la fillette. Jamais celle-ci ne se plaignait, elle essayait de l’éviter, de ne jamais rester seule, mais lorsque cela arrivait, elle subissait en silence. Les années passèrent, le long martyre insidieux perdura.

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Habitation Guimbelot, 1731.

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Jacques Guimbelot avait reçu une demande en mariage pour Geneviève. Il n’avait eu aucune raison de refuser le parti fort intéressant qui se présentait en la personne de Mr Cambre, négociant à La Croix des bouquets. Geneviève l’avait donc épousé. Elle quitta l’habitation, mais elle ne put imposer Jeanne à son époux. Devant la laisser, elle se mit à craindre, à juste titre, pour son l’intégrité. Elle demanda à la Nonon de la prévenir si cela allait mal pour la fillette et elle partit de la Grand-Case le cœur lourd.

De ce jour, Madeleine se sentit libre de faire ce qu’elle voulait, elle n’avait plus le regard suspicieux de sa belle-sœur. Malgré une grossesse en cours qui si elle la rendait agressive la ralentissait, car elle l’épuisait bien qu’elle ne fut guère avancée, elle n’en martyrisait pas moins son entourage et chaque fois qu’elle le pouvait Jeanne. Plus le temps avançait, plus elle accusait la fillette de mille exactions voire même de l’amener à perdre son enfant. Jacques Guimbelot qui mettait cela sur le compte des humeurs fluctuantes de son épouse dues à sa grossesse refusait de voir où elle voulait en venir. La Nonon, elle, finit par s’en apercevoir, elle prit la seule décision possible à sa portée, il fallait protéger la fillette, elle l’amena une nuit voir la Mansar.

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Le seul espoir qu’avait la masse servile c’était la religion. Comme tous ceux qui souffrent Dieu, les dieux, les saints sont le dernier refuge. Contrairement à ce que pensaient leurs maîtres qui s’étaient empressés de les baptiser avant que de les asservir définitivement soulageant ainsi quelque peu leur conscience, ce n’était pas la religion chrétienne qui prévalait. C’était un panaché de celle-ci et de leurs croyances ancestrales, c’était le Vaudou. La Nonon amenait au milieu de la nuit Jeanne voir la Mambo, prêtresse pour les uns, sorcière pour les autres. Comme toute religion, elle avait son temple, et dans les conditions dans lesquelles ils étaient, la nature en faisait office. La Nonon et Jeanne sous l’éclairage de la lune suivirent la Grande Rivière jusqu’à la mer. Jeanne était apeurée autant par le voyage que par son but. Elle marchait droite la tête haute au côté de la Nonon qui ruminait sa rancœur envers leur maîtresse et tous les maîtres en général. La fillette n’écoutait pas vraiment, elle connaissait par cœur les récriminations et ne les comprenait que trop bien. Ses pensées étaient emplies de la crainte de l’avenir proche et lointain. Sa maîtresse était pour elle l’équivalent du diable, malgré les explications de la nourrice, elle ne comprenait pas la haine de sa maîtresse à son encontre. Perdue dans ses pensées, elle avançait comme une somnambule tout en sursautant au moindre bruit caché dans l’ombre. La lune était à son zénith quand elles arrivèrent aux abords d’une crique éloignée de tout, a l’abri du regard des maîtres.

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La Mansar était connue de tous comme étant l’hospitalière de la plantation voisine à celle de l’habitation Guimbelot. Elle avait des dons de guérisseuse reconnue même des maîtres qui la faisaient venir quand ils désespéraient de leur propre chirurgien. Bien qu’elle en eût sauvé plus d’un, aucun n’aurait admis que ces miracles étaient son œuvre et pourtant son maître s’enrichissait avec ses dons. Mais pour les créoles comme pour les Congos, elle était la mambo, leur Mambo, celle qui leur donnait encore de l’espoir, celle qui préservait le lien avec leurs ancêtres. Cette nuit-là, elle attendait l’instant. Le moment propice où les Loas pourraient être en lien avec elle. Elle avait choisi comme Hounfor, le temple vaudou, un bosquet d’arbres sur une petite falaise surplombant l’onde miroitante de la mer. Elle avait tracé les Vévés, les dessins rituels étaient exécutés à même la terre battue avec de la fécule de maïs. En sa compagnie elle avait un petit groupe d’initiés, qui respectueusement attendaient. L’un des hommes allait taper sur le tamtam, les femmes allaient danser jusqu’à être en connexion avec la déesse Erzulie. Jeanne et la Nonon attendaient sur le péristyle en terre battue comportant une colonne, en fait un jeune arbre dénudé de ses branches et servant de poteau-mitan, symbolisant le chemin de la descente des esprits. Derrière un bosquet, la mambo priait devant l’autel bricolé dans l’espace transformé en chambre sacrée. La cérémonie commença par l’appel des Loas. L’une des initiées commença à taper du pied, scandant ses premiers pas de danse, puis son compagnon prit le relais sur son tamtam. La mambo sacralisa l’espace de culte par un jeté d’eau (jétédlo), puis les offrandes apportées par la Nonon furent rassemblées au pied du poteau-mitan. Elle disposa ensuite les objets sacrés aux points cardinaux et sur le poteau. L’initiée puis la mambo engagea alors les danses rituelles aux battements du tambour. Le son obsédant entraîna La Nonon suivie de Jeanne et établit le contact entre les deux mondes. Jeanne hypnotisée par le rythme sentit son âme sortir de son corps. Elle se mit à survoler la scène. Elle ne comprenait pas ce qu’elle ressentait, ni en elle ni autour d’elle. Elle se laissa transporter, planer. Pour protéger la fillette, la Mansar avait décidé de faire un sacrifice sanglant, les « mangers secs », comme s’appelaient les offrandes d’aliments appréciés par les Loas que l’on honorait, ne suffiraient pas. Elle avait fait préparer, nourrir, décorer trois pigeons. Le tambour battait avec frénésie pendant que la Mambo les égorgeait en répandant leur sang sur le sol de terre battue. Le cadavre fut ensuite offert aux quatre points cardinaux. Les initiés mouillèrent de sang leurs mains puis, avec des chants et des danses, ils appelèrent la descente des Loas. La Mambo entra en transe et se mit à danser de façon frénétique. IMG_0118.JPEGJeanne se vit faire la même chose et sentit en elle l’esprit prendre possession d’elle. La transe devint alors si intense que les yeux de la femme et de la fillette se révulsèrent. L’initiée et la Nonon s’arrêtèrent et attendirent la révélation à venir. Lorsque la Loa entra dans le corps de la fillette, la transe devint spectaculaire. Elle perdit connaissance, et fut rattrapée de justesse par la Nonon avant qu’elle ne tombe. Quand la Mansar revint à elle, elle annonça que la fillette avait été chevauchée par Erzulie qu’elle était donc sous sa protection que le lien subsisterait sa vie entière. La fillette ne se souvenait que d’une chose, c’était d’avoir vu une belle femme richement habillée, poudrée, parfumée, et portant, aux doigts, trois bagues somptueuses.

***

La Mansar et Erzulie tinrent leur promesse, Jeanne put avancer dans la vie sous leur protection. Chaque fois que Madeleine voulut punir Jeanne pour une quelconque raison, elle-même fut sanctionnée. Lors des huit années qui suivirent Madeleine tomba enceinte autant de fois qu’il y eût d’année et perdit à chaque fois, pendant ou juste après sa grossesse, l’enfant. Elle devint de plus en faible, laissant ainsi du répit à ses esclaves. Dans le même temps, Jeanne devint une jeune femme avec beaucoup d’attraits, tant et si bien que son géniteur se mit à la regarder différemment. La lubricité vint remplir l’affection qu’il avait pour la jeune fille qui n’avait plus rien d’une fillette. Lorsque son comportement commença à changer à son égard, il tomba malade, son corps se couvrit de pustule. De peur d’attraper la petite vérole, car c’était l’ignoble maladie, Madeleine s’enfuit au « Petit-Goâve » chez ses fils qui avaient repris tant bien que mal la maison de négoce auprès de leur frère aîné. Jacques Guimbelot lentement mourut de sa maladie ainsi que plusieurs de ses économes et plusieurs dizaines de ses esclaves. Jeanne et la Nonon en sortirent indemnes.

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La Croix des bouquets, 1739.

Madeleine était ruinée ou peu s’en fallait. L’habitation Guimbelot avait perdu une grande partie de ses nègres et avait déjà des dettes envers au moins deux négociants. Ne voulant pas s’encombrer de l’habitation et des ennuis qui en découleraient, elle décida de vendre. Elle commença par les esclaves de maison soit La Nonon, Misa la cuisinière, Rosa et Jeanne. Elle les céda à un planteur de Montrouis qui venait de s’installer comme négociant à Port-au-Prince, anciennement Hôpital, et qui allait avoir besoin de personnel pour entretenir sa maison de ville. Il était l’un des deux négociants auprès de qui Jacques Guimbelot s’était endetté, cette vente lui permettait d’en rembourser une partie. Elle ne savait pas qu’ayant refusé Jeanne et la Nonon à Geneviève, sous prétexte qu’elles n’étaient pas sa possession, cette dernière s’en était ouverte à son époux. Il lui avait proposé de les racheter, mais il doutait que sa belle-sœur se laissât faire. Avec son accord, il décida de contourner la chose et demanda à un de ses amis de le faire pour lui. Madeleine, sans le savoir, était tombée dans le piège, et noyé au milieu des autres serviteurs, avant que notaire et avocat n’interviennent et ne révèlent la fraude, Jeanne n’était plus en sa possession. Elle était tout de même satisfaite, car elle espérait bien que cela tourne au désavantage de Jeanne ayant vu le regard inquisiteur de son nouveau propriétaire.

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Port-au-Prince, 1740.

Pompeo Girolamo Batoni. Portrait of a Man in a Green Suit

Aimé-Benjamin Fleuriau était issu d’une famille commerçante de La Rochelle. Il avait dû faire face au décès de son père et à la faillite de l’entreprise de raffinerie familiale qui avait provoqué une dette de 124 409 livres ! Il avait tout d’abord rejoint son oncle à Saint-Domingue au sein de son habitation de Montrouis. Dix ans plus tard, il avait acquis des terrains en plein centre de Port-au-Prince, sur lesquels il avait fait construire tout d’abord un magasin où mettre les esclaves puis des boutiques qu’il loua à des bijoutiers et autres artisants. L’administration coloniale s’était convaincue de la nécessité d’établir une capitale, afin de mieux diriger la partie française de Saint-Domingue. Le Petit Goâve et Léogane prétendirent bien quelque temps à cette fonction, mais elles ne furent pas retenues. En effet, elles ne se trouvaient pas en position centrale dans la colonie, le climat du Petit-Goâve était trop sujet au paludisme, enfin la topographie de Léogane rendait sa défense difficile. Une nouvelle capitale, siège du conseil supérieur de la colonie, devait être construite, le but étant qu’elle remplaça le Cap-Français comme capitale de la colonie de Saint-Domingue. Aimé-Benjamin Fleuriau avait donc saisi l’opportunité et s’en portait bien.

***

Jeanne n’avait jamais quitté l’habitation, tout comme ses trois compagnes. Elle découvrit la ville dominicaine aussi inquiète qu’émerveillée. Port-au-Prince était d’abord un port, au départ simple entrepôt de denrées coloniales pour les « retours » en France et réceptacle des « expéditions » métropolitaines, dont les maisons, vouées au commerce maritime s’alignaient en « bord de mer ». Elle découvrit, ébahie, la rade encombrée de plus d’une centaine de navires et défendue par les redoutables forteresses contrôlant l’unique passe, puis ce fut les quais du « bord de mer » et leur foule bigarrée, leur activité débordante et désordonnée, derrière lesquels s’étendaient le damier bien régulier des rues qui se coupaient à angles droits. La carriole pénétra dans l’une d’elles bordée de maisons solides aux murs de pierres de taille et aux toits couverts d’ardoises, de tuiles ou d’essentes. Elles étaient sobres, assez riantes et bâties pour la fraîcheur et la commodité du commerce. Au détour d’une rue, ils arrivèrent sur une place et sa fontaine. La carriole qui les amenait s’arrêta devant un immeuble avec un étage encadré par la place et deux rues. La maison personnelle d’Aimé-Benjamin Fleuriau n’en occupait qu’une partie, le reste du bâtiment était occupé par des boutiques et des entrepôts qu’il louait. Sa demeure n’en était pas moins vaste et confortable bien que meublée sommairement. Il avait avant tout envisagé la ville coloniale comme un lieu de transition, un lieu d’affectation temporaire, une cité portuaire ouverte sur le monde, lieu d’échanges commerciaux où il pourrait remettre à flot la fortune familiale.

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La Nonon, Misa, Rosa et Jeanne furent descendues de la carriole par le contremaître qui les avait amenés. Ce fut Josefus, un grand nègre, qui vint en prendre possession pour son maître, ce dernier était occupé sur le port avec l’arrivée d’un navire. Les quatre femmes entrèrent suivant celui qui servait d’homme à tout faire à son maître. Elles traversèrent un couloir qui de chaque côté desservait, leur sembla-t-il, des pièces. Elles en sortirent pour entrer dans un patio assez vaste garni de deux palmiers en son centre, de pots de fleurs et d’un puits, ce qui était un luxe. Sur tout son tour, une galerie au rez-de-chaussée comme à l’étage soutenue par des arcades en pierre s’ouvrait visiblement sur les différentes pièces de la maison. Elles étaient impressionnées. Josefus après leur avoir expliqué que l’étage était réservé au maître et que le rez-de-chaussée servait pour son commerce et ses dépendances, les amena jusqu’à leur logement de l’autre côté du patio. La pièce qui leur était réservée était accolée à la cuisine et était bien plus vaste que ce qu’elles avaient déjà connu. Dès qu’elles furent seules, elles s’assirent sur les paillasses qui avaient été installées à leur usage et échangèrent leurs impressions. Jeanne ne leur dit pas qu’en entrant dans le patio, au pied du premier palmier, elle avait eu la fugace impression de voir la Loa Erzulie lui sourire. Elle avait pris ce message énigmatique comme étant rassurant, elle en avait été soulagée.

Dans les jours qui suivirent, au grand soulagement de Josefus, Misa se mit en cuisine et les autres femmes prirent en charge le nettoyage des lieux et l’entretien du linge. De loin, le maître se montrait satisfait de sa nouvelle main d’œuvre et laissait à son nègre, dans une moindre mesure, la gestion de la maison. Il avait toutefois expliqué à ce dernier de faire attention à la plus jeune, démontrant par là son intérêt pour celle-ci. Il avait été touché par la joliesse et l’aura de Jeanne au point d’expliquer à Geneviève et à son époux que contre toute attente il avait l’intention de la garder. Geneviève qui l’avait appris par son mari était entrée dans une grande colère et le fait qu’elle puisse récupérer la Nonon ne la calma guère. Mr Cambre lui expliqua qu’il ne pouvait rien faire, Jeanne était sa propriété, et bien qu’il devina pourquoi son ami voulait garder la jeune fille, il ne comptait pas se le mettre à dos en insistant.

George Morton.jpgJeanne ne sut rien de tout cela. Elle se trouvait bien au sein de la maison Fleuriau, d’autant que ni son maître ni son majordome ne semblaient s’intéresser à elle. Elle était libérée des regards lourds de danger des contremaîtres, des économes et de son maître et père. Elle besognait du matin au soir comme ses comparses sans le poids d’un quelconque sévisse.

Hormis sa nouvelle maison, enfin celle de son maître, elle découvrit la ville, la vie à la ville. Chaque jour, elle accompagnait Misa, la cuisinière, et Josefus au marché de la ville. Elle avait été étonnée par les rues pour la plupart pavées avec des trottoirs de briques ou de pierres. Évidemment elle préférait ne pas voir les rigoles du milieu de la rue comblées d’une boue noire et puante que l’on négligeait de nettoyer, les dépôts d’immondices accumulés que l’on entrevoyait entre deux façades. En traversant la ville elle avait été étonnée par le mélange des races et des couleurs, par la mise de certains maîtres qui portaient des perruques poudrées et souvent portait l’habit et l’épée alors que pour la plupart la mise habituelle était bien plus simple et adaptée au climat tropical : habit léger de drap fin, baptiste écrue ou basin, chemise blanche à dentelles, larges pantalons, bas de soie, fil ou coton, mouchoirs ou foulards de cou ou de tête et l’indispensable chapeau à larges bords pour se protéger de la chaleur. Simplicité et commodité étaient sans surprise pour Jeanne les premières règles. Elle remarqua que certains petits blancs allaient même pieds nus comme les esclaves. Les femmes, quel que soit leur rang, de l’esclave à la maîtresse, mais surtout les mulâtresses poussaient le luxe et la recherche de l’apparat au plus haut point : broderies, galons, dentelles, taffetas, bijoux multiples, pendants d’oreilles d’or, colliers à grains d’or et de grenat, bagues, corset, casaquin, chapeau à ruban de soie, mouchoir de tête ou madras, profusion de mousseline et de riches étoffes. Jeanne estimait que c’était parfois poussé au ridicule, elle n’avait pas à se plaindre, elle même, comme tous les serviteurs de la maison Fleuriau, était correctement vêtue et chaussée, leur maître estimait que cela démontrait son niveau de richesse et donc sa place dans la société coloniale.

Après un apprentissage d’une dizaine d’années en tant qu’économe et gérant d’une habitation, auprès de son oncle lors duquel Aimé-Benjamin avait appris à commander cent cinquante esclaves, à maitriser le travail de chacun, à tout savoir sur le raffinage du sucre, à gérer la vente et les achats pour la rentabilité de l’habitation, il était devenu négociant à la Croix des Bouquets. Il s’était affranchi de la tutelle de son oncle et avait traité seul ses affaires. Elles consistaient à réceptionner et à charger les navires, à vendre les cargaisons de bois d’ébène sous-entendu des esclaves et à négocier le sucre, l’or de Saint-Domingue. Commissionnaire, pour le compte d’armateurs, de négociants métropolitains et de grands colons, il était en charge de nourrir et de loger les esclaves, jusqu’à leurs ventes, ainsi de que de l’entretien des navires et de leurs équipages tant qu’ils étaient au port, et de leur réapprovisionnement en denrées pour le commerce et en vivre pour l’équipage. Toutes les commissions tirées de ses différentes affaires étaient fort substantielles et faisaient de lui un homme riche, ce qui lui permettait de commencer à rembourser les dettes de sa famille auprès des créanciers rochelais.

Un jeune homme inconnu Ramsay Allan 1713 - 1784.jpgLa vie quotidienne du colon aux iles différait bien évidemment par de nombreux côtés de celle que l’on peut mener dans la métropole. Même si Aimé Benjamin n’avait pas réfléchi à cela, certaines divergences, normales et attendues sous un climat éloigné, portant sur le plan matériel, étaient immédiatement visibles, d’autres, plus profondes et subtiles, affectaient la psychologie et le moral. Contrairement à beaucoup d’idées reçues sur l’indolence créole, la vie quotidienne était essentiellement occupée par le travail, on partait aux iles avant tout pour gagner de l’argent, il ne faisait pas exception. Force avait été de constater qu’à Saint-Domingue surtout, les longues journées de labeur harassantes sur les plantations isolées laissaient peu de temps au loisir, à la distraction. La plupart des colons essayaient d’accumuler en dix ou vingt ans le plus de revenus possibles pour aller ensuite en jouir en France. Les colons étaient plus intéressés à leurs cultures qu’à la vie sociale qui se réduisait essentiellement à des visites de voisinage ou de grands festins suivis de bal et de jeu à l’occasion d’événements familiaux. Les plus chanceux, ceux qui habitaient en ville ou tout près, pouvaient profiter du théâtre. Les « redoutes », bals organisés par des mulâtresses, étaient fort fréquentées et d’une manière générale, c’était vers les femmes de couleur que se tournaient les colons lorsqu’ils recherchaient le délassement. La double vie était la règle commune et les commérages étaient, avec les incontournables discussions d’affaires, l’essentiel des échanges. Aimé Benjamin ne faisait pas exception et partageait comme ses comparses ce style de vie, si ce n’est qu’il n’avait pas eu l’occasion d’officialiser une ménagère. Il en avait bien eu une ou deux sur la plantation de son oncle, mais y avait accordé peu d’importance. Il était donc fort déstabilisé par ce qu’il ressentait pour Jeanne.

***

Dans ces existences mornes, l’arrivée d’un « étranger », d’un nouveau, était toujours un grand moment et la célèbre hospitalité créole qui lui était partout largement accordée n’était pas exempte d’une bonne dose de curiosité.

Jacques Rasteau armateur et directeur de la Chambre de commerce de La Rochelle avait envoyé son fils Gabriel à Saint-Domingue afin d’y installer un comptoir. Il arriva à même temps qu’un des navires de l’entreprise familiale, « La Victoire », pour laquelle il fallait procéder à la vente de la cargaison humaine. Les chirurgiens avaient procédé à sa « réfection », quelques jours avant l’entrée au port et dans le port même. Les captifs prenaient l’air, ils étaient mieux nourris afin de les rendre présentables. À l’arrivée, comme commissionnaire, Aimé Benjamin était monté à bord pour aider aux transactions ; il touchait 1,5 % sur les ventes, mais c’était le capitaine qui vendait lui-même la cargaison. Il devrait de son côté faire charger les retours, marchandises en tout genre. Le négrier se transformerait en roulier, chargeant du coton brut, du cacao, du tabac, du café, du sucre brut, parfois du bois précieux et des produits tinctoriaux comme l’indigo, du fret divers, sur lequel il toucherait là aussi sa commission. Comme à chaque fois il recevait le capitaine du navire et ses officiers voire ses passagers. Cette fois-ci, il avait convié Gabriel Rasteau chez lui ainsi que le capitaine de « La Victoire » et son second.

Tout se passait fort bien, le repas était fort arrosé, de vins de Bordeaux essentiellement, et la nourriture était abondante et fort bien préparée. Misa était une très bonne cuisinière, donnant à la table de Aimé Benjamin une certaine notoriété. Ce dernier avait surtout échangé avec Gabriel Rasteau dont le père faisait partie des créanciers de son père et avec le capitaine du négrier qui leur racontait ses aventures sur les côtes africaines. Une chose avait fini par déranger Aimé Benjamin, ce fut le comportement du second. Après avoir constaté la tournure de Jeanne, qu’il trouvait gironde selon son dire, il n’arrêta pas de lui faire des réflexions voire de la tripoter à chacun de ses passages sans que son capitaine ne le reprenne. Las de ce comportement, qui le mettait mal à l’aise, il avait fini par renvoyer la jeune fille a d’autres activités pour l’éloigner du malotru. Josefus et Rosa continuèrent le service au grand regret du second.

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Cela aurait pu s’arrêter là, mais l’homme enivré, alors que tout le monde s’était retiré, était resté fumer dans l’ombre profonde de la galerie de l’étage. Il aperçut dans le patio Jeanne qui finissait de ranger. Il l’interpella, lui demanda de lui apporter de quoi se désaltérer. Elle se retrouva prise au dépourvu et dut obéir, son statut ne lui permettait pas de faire autrement. Elle attrapa une carafe et un verre dans la cuisine et lui monta. Elle était à peine arrivée à l’étage, qu’il la saisit à bras le corps, lui faisant choir son plateau. Elle ne put retenir le cri de surprise qui se transforma en effroi quand elle saisit ce qui allait lui arriver. Elle savait qu’elle ne devait pas se défendre, qu’elle n’était qu’une négresse, un objet pour cet homme. Malgré cela, instinctivement, n’écoutant que sa peur, elle résista, se défendit attirant ainsi son maître. Surpris de l’arrivée d’Aimé Benjamin, le second lâcha sa prise. Jeanne tomba à genoux. « – Pardon ! Pardon maître ! Je sais, je n’aurais pas dû !

– Tu n’y es pour rien, Jeanne. Quant à vous, monsieur, veuillez quitter cette demeure puisque vous ne savez pas vous tenir, j’expliquerai à votre capitaine mon point de vue.

– Mais c’est une négresse !

– Oui ! Mais c’est la mienne, vous n’êtes pas dans un bordel !

L’homme ne demanda pas son reste et tourna les talons. Jeanne se mit à ramasser les débris de la carafe et du verre. Aimé Benjamin se pencha et releva la jeune fille. Elle n’osait lever les yeux. Il lui prit le menton et releva son visage vers lui. Ses yeux se plantèrent dans le regard limpide, ce qui l’émut au plus haut point et sans plus réfléchir l’embrassa. La jeune fille, bien que surprise, se laissa faire et aller. Réalisant ce qu’il venait de faire, il s’écarta d’elle. « – Excuse-moi Jeanne, je te sors des pattes de ce monstre et je ne fais pas mieux !

– Oh ! Non maître, tout va bien.

Et afin de le lui prouver, elle se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa à son tour.

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Suite au prochain épisode

Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

Je suis la vice-reine du Mexique. (5ème partie)

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Chapitre IV : de 1785 à 1786

4 Février 1785

Le capitaine du navire « El Volante » hâtait de son mieux son arrivée à Cuba, car il n’était qu’à quinze lieues de la Jamaïque. Il évitait tant que puisse se faire les navires anglais et les conflits qui pourraient en découler, ses passagers étaient puissants et d’importance pour le gouvernement espagnol. Son vaisseau transportait le nouveau gouverneur et capitaine général de Cuba Bernardo Gálvez ainsi que sa famille.

IMG_4866 Marie-Félicité, appuyée sur le bras de son mari, tout en l’écoutant, regardait l’île se rapprochait. Il lui montra plusieurs petits bâtiments qui rôdaient sur les côtes de Cuba qui parurent plutôt vouloir s’éloigner d’eux que de les approcher. « C’est certain, ils font de la contrebande. Il faut dire que la longueur considérable de cette île si peu habitée facilite ce genre de commerce. Vous savez Felicidad, les Anglais sortent le soir de la Jamaïque et s’approchent des côtes de Cuba, qui leur sont familières pendant la nuit, et souvent même en plein jour dans les lieux les moins fréquentés. Nous dépensons énormément en soldats, en commis, en inspecteur pour surveiller la contrebande, mais cela n’y fait rien et pourtant nous punissons plus qu’aucune autre nation. Ceux qui sont pris sont condamnés aux mines, malgré cela ils n’hésitent pas à poursuivre leur commerce illicite. » 

L’île de Cuba courait dans sa longueur d’est en ouest, sur une largeur très étroite et si étranglée, qu’en plusieurs endroits elle n’avait pas plus d’une douzaine de lieues. Sa plus grande largeur était au cap de la Veracruz, dont le vaisseau s’approcha d’assez près pour que ses passagers puissent reconnaître ses coteaux et ses montagnes lointaines. Marie-Félicité avec ses sœurs, Maria-Victoria et Antoinette-Marie, jouissait de l’aimable verdure qui couronnait les bords de cette belle île pendant que son époux et ses beaux-frères s’étendaient sur les possibilités économiques de la colonie. Les parfums suaves de ses fleurs s’exhalaient jusqu’à eux, mais aucune trace d’habitations n’animait ce tableau. Quand le navire dépassa le cap de la Veracruz, que la terre disparut de leur vue, la mer forma à la pointe du cap un profond enfoncement anguleux semé de rochers noirs à fleurs d’eaux et si serré, qu’on ne pouvait y voguer qu’en chaloupe. Le capitaine fit remarquer, bien qu’il ne sût pourquoi, que cet amas lugubre de rochers se nommait jardins de la reine. Ils retrouvèrent la vue de la terre de Cuba que vers le cap Corrientes, et elle se montra à eux également pavée de forêts touffues et aussi peu habitée. Ils finirent par dépasser le cap Saint Antoine, qui s’avançait en bec du côté de l’isthme rocheux du Yucatan. C’était dans cette partie au nord en face de la Floride orientale qu’était située la ville de La Havane, capitale de l’île, lieu de leur destination.

Cette ville, peuplée de plus d’environ quarante mille âmes, était l’entrepôt des relations de l’Espagne avec le Mexique, et le centre de ses forces de terre et de mer. La réussite de La Havane, le plus grand port de la région, et le plus grand ensemble de chantiers navals du Nouveau Monde, reposait sur sa très remarquable baie et sur l’escale obligatoire qu’il fallait y faire sur la route maritime passant par la mer des caraïbes et le golfe du Mexique. Cela avait rendu nécessaire sa protection militaire tant sa situation était convoitée par les autres nations. Son commerce était considérable, il avait pour objet non seulement de fournir aux besoins de la ville et de l’intérieur de l’ile, mais encore à celle du Mexique, et d’en exporter ses riches métaux. La Havane approvisionnait en même temps les deux Florides et la Louisiane en denrées coloniales et de quelques-unes venues d’Europe.

Marie-Félicité appréciait la ville dans laquelle elle avait déjà séjourné avant de faire le voyage pour Madrid et qui avait la magnificence de Séville. Elle aimait ses nombreuses places telles la Plaza Vieja, la Plaza de San Francisco, la Plaza del Cristo ou la Plaza de la Catedral, toutes entourées de nombreux bâtiments exceptionnels comme la Iglesia Catedral de La Habana, l’Antiguo Convento de San Francisco de Asís et le Palacio del Segundo Cabo . Elle appréciait ses maisons privées avec leurs arcades, leurs grilles en fer forgé et leurs cours intérieures. Elle avait aperçu ses rues étroites pleines d’une foule bigarrée où sa berline avait du mal à passer pour aller jusqu’à sa demeure, le Palacio de los Capitanes Generales, sur la Plaza de Armas.

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À peine arrivées, Marie-Félicité et ses sœurs s’installèrent et se mirent à leurs aises au sein de l’immense bâtiment carré à parois épaisses de style baroque. Les appartements occupés par Marie-Félicité et sa famille donnaient d’un côté, sur la face avant du bâtiment dont les arcades étaient soutenues par des colonnes et un pavé de porcelaine Pelona qui portait les petits balcons de l’étage s’étendant devant les portes-fenêtres, et de l’autre sur une cour verdoyante, ouverte, surplombée par une galerie sur les quatre côtés au centre du bâtiment.

En tant qu’épouse du nouveau gouverneur et capitaine général de Cuba, Marie-Félicité reprit ses fonctions et activités mondaines, ouvrant sa table, organisant des soirées et des bals ou s’occupant avec humilité des nécessiteux. Elle n’eut pas le temps de profiter de son nouveau confort que de Madrid arriva une mauvaise nouvelle qui remettait en cause les fonctions de Bernardo. Son père Matías de Gálvez y Gallardo, alors vice-roi de Nouvelle-Espagne, était décédé, et cela depuis le 3 novembre 1784 à Mexico. Pour le récompenser de son administration du Guatemala, le roi Charles III l’avait nommé, deux ans plus tôt, vice-roi de Nouvelle-Espagne malgré son âge et son état de santé précaire. Par la même lettre qui amenait la triste nouvelle, Bernardo apprenait qu’il se devait de succéder à son père comme vice-roi de la Nouvelle-Espagne et qu’il devait donc déménager avec sa famille à Mexico.

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Le 16 mai 1785

Marie-Félicité rajusta son chapeau de paille afin que les rayons du soleil ne touchent pas la peau de son visage. Assise sur le banc accolé contre le bastingage du pont supérieur, elle écoutait sa fille aînée Faustina lui lire une histoire. Devant elle, la gouvernante de ses filles, doña Despointes, surveillait sa benjamine, Matilda, qui jouait avec son petit dernier, Miguel. La vigie avait annoncé la terre. D’ici la fin d’après-midi, ils seraient arrivés à Veracruz. À cette idée, elle songea à la déception qu’elle avait eue quand elle avait appris qu’au lieu de rentrer à La Nouvelle-Orléans ils partaient pour Mexico. Il avait fallu encore organiser son voyage, faire préparer les malles de toute la famille et choisir tous les objets et meubles qu’elle comptait emporter. Elle avait partagé sa déconvenue avec ses sœurs, qui tout comme elle, fatalistes, avaient tout organisé pour cet ultime voyage, du moins le pensaient-elles. Elle savait bien que Bernardo, s’il était fier de ce nouveau poste, n’en était pas moins triste, d’autant qu’il lui était dû suite au décès de son père. De son côté, elle avait espéré revoir sa famille et ses amis, elle n’avait jamais songé que sa destinée la mènerait aussi loin de sa maison, qu’elle traverserait par deux fois les océans. Elle rendait grâce à Dieu de n’avoir été que peu malmenée par des tempêtes et que tous les siens fussent sortis sains et saufs de ces voyages maritimes. Évidemment, elle ne pouvait décemment se plaindre, elle qui était la fille d’un négociant, elle allait devenir vice-reine du Mexique. Toutefois, elle avait la nostalgie de son pays et aurait tant aimé élever ses enfants en son sein. Elle avouait de bon cœur qu’il n’était pas courant d’avoir épousé par deux fois un homme qui l’aimait et qui la choyait. Malgré tout ce bonheur, en cet instant, son cœur était triste du chemin que prenait sa vie, même si celle-ci s’apprêtait à être glorieuse. Un pressentiment indéfinissable la taraudait. Faustina fit remarquer à sa mère qu’elle ne l’écoutait plus. Marie-Félicité se ressaisit, s’excusa auprès d’elle et reporta à nouveau son attention vers elle.

Le vaisseau passa devant l’île du fort San Juan de Ulua duquel ils furent salués par une canonnade. Faustina et Matilda étaient appuyées sur le bastingage, Bernardo leur expliquait ce qu’elles voyaient. Perrine surveillait de près Miguel qui lui aussi voulait voir. Marie-Félicité, abritée par son ombrelle, de son côté, sans mot dire examinait son nouveau pays, elle avait laissé Amanda et doña Despointes aidées de Paloma fermer les malles. Jésus lui s’occupait personnellement de celles de son maître. Tout se mettait en place pour débarquer. Maria Victoria et Antoinette-Marie rejoignirent leur sœur sur le pont troublant ainsi ses réflexions. À l’approche du port, ils découvrirent une foule enthousiaste venue acclamer leur nouveau vice-roi, son héroïsme en Louisiane était venu jusqu’à eux, ils en étaient très fiers.

Le navire amarré, Bernardo prit le bras de son épouse et suivit sa garde sur le port qui leur fit une haie d’honneur. Les attendaient sur le quai, tout ce qui comptait à Veracruz et cela n’était pas rien. Bernardo en était conscient. Le port était devenu le plus important Nouvelle-Espagne, le commerce atlantique avait créé une grande et riche classe marchande, qui était même plus prospère que celle de Mexico et le nouveau vice-roi, tout comme son père, avait bien l’intention de s’appuyer sur celle-ci pour gouverner au mieux. Il avait déjà expliqué cela à Marie-Félicité qui mettait toute sa séduction pour charmer les notables qui les accueillaient.

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La famille Gálvez fut momentanément logée au Palacio de la ville avant que de poursuivre vers Mexico. Ils furent invités à deux soupers en leurs honneurs suivis d’un bal. Bernardo et Marie-Félicité furent encensés par les notables. Ils restèrent huit jours sur place, le temps de se remettre des affres du voyage et de préparer leur expédition jusqu’à la capitale mexicaine. Ils allaient devoir traverser une forêt tropicale avec une faune inquiétante et peut-être croiser des brigands qui en voudraient à leurs biens, certains n’avaient pas froid aux yeux, plus d’un convoi d’or ou de pierres précieuses n’arrivait pas à destination. Malgré l’inquiétude latente de Marie-Félicité, les huit berlines et la troupe, qui les accompagnaient, mirent dix jours à faire le trajet par voie de terre jusqu’à la capitale en passant par Cordoba et Puebla, où ils s’arrêtèrent pour se rafraichir et profiter de la fête que leur faisaient à chaque fois les villageois. Ils n’eurent à subir que les affres de la chaleur et une poussée de fièvre sans conséquence de Miguel.

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Début juin 1785

Ils étaient enfin arrivés à Mexico. De la fenêtre de la berline, Marie-Félicité regardait s’approcher la capitale de la Nouvelle-Espagne, la ville la plus peuplée du continent américain. Située sur le bord d’un lac, au premier abord, elle trouva le lieu charmant. La ville bâtie de maisons sur pilotis était édifiée sur un terrain marécageux, traversé par un grand nombre de canaux. À sa création, tous les bâtiments aztèques avaient été détruits sauf les palais de l’empereur Moctezuma, dont Cortés avait fait sa résidence. Le plan de la nouvelle ville avait été dessiné par le géomètre Alonso García Bravo qui avait adopté un plan en damier. Ils entrèrent dans la ville où, dans les larges rues tirées au cordeau et coupées à angles droits, une foule curieuse, mélange d’Espagnols, d’Indiens et de noirs, s’était agglutinée. Bernardo expliqua qu’au lendemain de la conquête, les Espagnols avaient opté pour une séparation avec les Indiens dont ils craignaient une révolte aussi par prudence, le quartier espagnol était séparé des quartiers indigènes par un canal, dont les ponts pouvaient être relevés. Marie-Félicité n’était pas bien sûr que cela la rassurait.

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« – Maman, regardez le palais ! » À sa vue, Marie-Félicité eut un frisson, une sourde angoisse irraisonnée la tenaillait. Sur la place principale de Mexico, la place d’armes, Bernardo et sa famille découvrirent le palais du vice-roi construit avec les pierres des ruines de la puissante capitale aztèque. Tous le trouvèrent très impressionnant avec sa façade grandiose, bordée au nord et au sud par deux tours imposantes et comprenant trois portes principales, chacune menant à une partie du bâtiment. La porte centrale ouvrait sur le patio principal. Ils en franchirent l’entrée et pénétrèrent dans la cour principale agrémentée d’une fontaine représentant Pégase et entourée d’arcades baroques à trois niveaux et des colonnes Renaissance. Descendus de leurs voitures, ils furent accueillis par les membres de La Real Audiencia y Chancillería, constituée des alcades et de leurs alguazils. En plus des membres du gouvernement, il y avait des hidalgos et de riches créoles. Après un bref discours de Vicente Herrera, qui avait remplacé à sa mort don Gálvez, le père de Bernardo, ils remontèrent dans leurs voitures et allèrent jusqu’à la porte sud qui ouvrait sur le patio d’honneur et sur l’arrière vers le jardin du vice-roi. Ils empruntèrent ensuite les escaliers menant au deuxième étage de la cour où Marie-Félicité et ses sœurs découvrirent leurs appartements. En dessous, la mezzanine servait aux fonctions de secrétariat et aux archives de la vice-royauté, la partie inférieure étant pour les serviteurs et les soldats.

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De sa fenêtre qui donnait sur le marché, Marie-Félicité pouvait voir sur sa gauche la acequia real, le canal menant à la lagune de Texcoco, et sur sa droite la cathédrale. La Plaza Mayor était le principal marché d’approvisionnement de la ville. La place était comble, elle grouillait d’activités et de vendeurs ambulants. Marie-Félicité avait du mal à voir autre chose que la saleté, la fumée, le vacarme et la promiscuité miséreuse qui régnaient sur la place. Amanda lui avait expliqué que le marché couvert nommé le Parían par les autochtones permettait de trouver des produits fins, vins et liqueurs espagnols, tabac, foulards, orfèvrerie, porcelaine chinoise, etc. Les boutiques étaient tenues par des Espagnols et les produits étaient coûteux. Le marché Baratillo qui s’étendait de ce dernier aux pieds du palais vendait des produits frais provenant de la vallée de Mexico : fruits, légumes, poissons. IMG_5151On y trouvait également des vêtements de seconde main, des produits de contrebande, des armes ou des objets de recel. Ce marché était fréquenté par les moins riches. Tout cela n’avait pas convaincu Marie-Félicité, pas plus que ses sœurs, d’aller y voir de plus près. Elles avaient par contre pris le temps de visiter en voiture les rues du voisinage, la belle rue de la Plateria, ou rue des Orfèvres. Elles avaient été ébahies en apprenant par le capitan qui les accompagnait qu’en moins d’une heure on pouvait y voir la valeur de plusieurs millions, en or, en argent, en perles et en pierres précieuses. La rue de Saint-Augustin, tout aussi fort riche, était la rue des Marchands de soie. Elles avaient parcouru la rue Tabuca, une des plus longues et des plus larges rues de la ville, où presque toutes les boutiques proposaient des ouvrages de fer, d’acier & de cuivre. Elles avaient été invitées dans les magnifiques maisons de la rue de l’Aigle qui tenait son nom d’un Aigle de pierre, d’une grosseur surprenante qui était au coin de la rue où les familles les plus riches habitaient, la plupart des gentilshommes, des courtisans et des officiers de la Chancellerie. Mais avant tout cela, elle avait accompagné Bernardo à l’église du Collège Apostolique de San Fernando sur la tombe de son père.

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Le statut de vice-roi de Nouvelle-Espagne n’était pas des plus simples et catalysait beaucoup d’ennemis dans l’ombre. La région se situait au carrefour de multiples routes commerciales, c’était le point de jonction entre les flux commerciaux atlantiques et pacifiques. Depuis les Philippines, venaient des produits de luxe, tissus, porcelaine, épices, laque puis étaient acheminés depuis Acapulco via Mexico jusqu’au port de Veracruz, port d’entrée des produits européens, que partaient les navires chargés d’argent jusqu’à Cadix et Séville, via La Havane, où les lingots étaient enregistrés et estampillés. Mexico était également un carrefour où se croisaient les routes commerciales terrestres. L’axe nord-sud était composé d’un ensemble de routes où les marchandises circulaient à dos de mulet. Extrait des mines septentrionales, l’argent arrivait dans la ville de Mexico avant d’être réexporté vers l’Espagne. L’axe est-ouest était un véritable pont continental permettant aux marchandises asiatiques non seulement d’alimenter les foires régionales d’Acapulco, de Mexico, de Puebla, de Jalapa et de Veracruz, mais également les marchés européens.

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Bernardo, toujours aussi entreprenant, avait pris sa tâche à bras le corps, il ne savait pas faire autrement. Il tenait à poursuivre l’œuvre de son père et apporter sa vision. Sous le regard inquiet de Marie-Félicité, il s’activait dès l’aube jusqu’à tard dans la nuit donnant le meilleur de lui-même pour être digne de son nouveau poste et de ses objectifs. Elle lui conseilla en vain d’aller plus doucement, de prendre son temps, mais il argua qu’il y avait beaucoup à faire et ses actions le prouvèrent. Il commença par l’installation de l’éclairage public dans la ville. Il poursuivit la construction de la route vers Acapulco, et prit des mesures pour réduire les abus commis sur les Indiens dans le cadre de ces travaux, ce qui lui généra des ennemis. Qu’avait-on à se soucier du sort des indigènes ? Il se mit à dos Vicente Herrera, frustré de ne pas avoir gardé le poste de vice-roi, et avec lui une partie des alcades qui estimaient qu’il outrepassait ses prérogatives.

Il n’eut pas le temps de s’attarder à ce qui ressemblait à l’émergence d’une cabale, qu’une calamité désola la ville et la région de Mexico. En pleine saison des pluies, au milieu du mois d’aout, la température chuta à tel point que le gel s’étendit sur la région détruisant les récoltes et causant la famine. Marie-Félicité qui s’occupait des indigents. Elle avait toujours estimé, qu’en tant que privilégiée et de par son statut de vice-reine, cela faisait partie de ses charges, demanda de l’aide à son époux. Il fit prélever un pourcentage sur le revenu des loteries et autres jeux de hasard pour pourvoir aux besoins des plus pauvres, ce qui accentua la défiance des propriétaires qui voyaient là une intrusion dans leur négoce. Montrant l’exemple, Bernardo mit lui-même la main à sa bourse. Il donna douze mille pesos de son propre héritage et trouva cent mille pesos auprès d’autres donateurs pour acheter du maïs et des haricots pour la population. Il prit également des mesures en vue d’accroître la production agricole. Comme il ne voulait pas en rester là, il encouragea les sciences en finançant l’expédition de Martín de Sessé et Vicente Cervantes qui envoyèrent en Espagne un très riche catalogue des diverses espèces de plantes, oiseaux et poissons de la Nouvelle-Espagne.

Bernardo était franc, galant, aimable et simple. Il se déplaçait en ville dans un attelage ouvert tiré par deux chevaux, assistait aux corridas, pèlerinages et fêtes où il était accueilli généralement par des applaudissements. Cependant, l’Audiencia se méfiait de son vice-roi. Ses alcades et leurs cercles craignaient que sa popularité ne lui permît de suivre l’exemple américain et qu’il ne déclarât l’indépendance de la Nouvelle-Espagne. Ce doute avait été immiscé par un groupe de nantis que Bernardo et ses velléités à aider l’ensemble de la population gênaient. L’Audiencia insinua ses soupçons à Madrid et la Couronne mit en garde Bernardo. Il en avait vu d’autres, mais autant de défiance le rendit mélancolique. Il contournait cette conjuration larvée en s’appuyant sur les riches négociants et en lançant de grands projets. Pour cela, il utilisa une partie de sa fortune personnelle pour achever l’édification des tours de la Cathédrale et poursuivit la construction du Château de Chapultepec, entamée par son père, sur la colline de Chapulín qui tenait son nom des cigales qui l’habitaient. Il voulait faire de ce palais, édifié au sommet de la colline située en périphérie de la ville de Mexico, une résidence estivale. Bernardo donna la gestion du projet au capitaine Manuel Agustín Mascaró, en qui il avait toute confiance, son prédécesseur étant parti pour La Havane. Quelle ne fut pas sa surprise quand il apprit par Marie-Félicité, qui le tenait de Maria-Victoria, qu’on l’accusait de construire une forteresse avec l’intention de se rebeller contre la couronne espagnole, à partir de là ! Il ne changea en rien ses projets, d’autant qu’une épidémie de peste se déclencha provoquée par la famine difficile à juguler malgré tous ses efforts. Il fit installer sa famille dans le début de la construction afin de les isoler de la terrible maladie. Celle-ci fit des ravages malgré tout ce qui fut entrepris pour l’endiguer.

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Pâques 1786

IMG_4894.JPGLes piliers de l’intérieur de l’Église étaient tapissés d’un superbe velours cramoisi, bordé d’une large frange d’or et détenait une lampe dont le corps d’argent était d’une si grande forme, qu’il devait y entrer trois hommes pour la nettoyer. Marie-Félicité était éblouie par cette lampe enrichie de figures, de têtes de lion, et de différents ornements d’or pur. Elle fit comme tous. Elle s’agenouilla et se mit à prier devant la balustrade d’argent massif qui entourait le maître-autel. Elle remercia Dieu d’avoir épargné sa famille de la terrible calamité qu’avait été la peste et qui avait disséminé une partie de la population. Insidieusement, ses pensées allèrent à son époux qu’elle trouvait de plus en plus fatigué. Elle remercia tout d’abord Dieu et pria pour qu’il gardât son époux en pleine santé, car elle le savait fragile. Tout en écoutant les litanies hypnotiques de prêtres, ses pensées l’amenèrent à la prédiction de Rosalba. Elle n’y avait pas pensé depuis un certain temps, Bernardo n’avait pas eu de malaise depuis Madrid ou si peu que les tisanes préconisées avaient été salvatrices. Puis tout à coup, telle une fulgurance mystique, elle en fut certaine, elle se sut enceinte. « – Vous aurez encore le temps d’avoir deux enfants avant qu’il ne vous quitte. » Lui avait prédit la sorcière de La Nouvelle-Orléans et voilà qu’elle attendait ce deuxième enfant. De cela, elle était certaine. Elle se mit à prier avec encore plus de ferveur pour son mari et sa famille. Les larmes coulaient sur ses joues, ceux qui le virent furent émus devant tant d’émotion.

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Aout 1786.

Les jours passaient, pour Bernardo, en combat larvé avec les alcades de l’Audiencia et leurs accointances, et pour Marie-Félicité en inquiétude sourde. Elle luttait contre elle-même. Sa grossesse, bien qu’encore peu visible et toujours pas officialisée, jouait sur son humeur de façon excessive. Elle tenait toujours son rôle de femme du monde sans faillir, animant avec grâce soupers, bals, manifestations en tous genres. Entourée d’une cour composée des épouses et autres membres de la famille des hidalgos et des notables composant l’Audiencia, elle n’était jamais seule. Elle avait pour soutien ses deux sœurs qui ne la quittaient pour ainsi dire jamais et qui recevaient toutes ses confidences.

eorgian-empress- Sketch of Mary Robinson by Sir Joshua Reynolds. 1782..jpgMarie-Félicité se préparait sans envie pour des combats de taureaux sur la place del Volador. Elle n’appréciait pas les corridas, elle ne voyait pas d’intérêt à regarder un animal se faire trucider sous les ovations énamourées de la foule pour le toréador. Elle reconnaissait le courage des toréadors, mais avait de la pitié pour les taureaux sacrifiés. Quoi qu’il en soit, elle se devait d’être aux côtés de son époux, la population adorait ses fêtes. Amanda ajustait délicatement sa robe à l’anglaise pour qu’elle ne la serrât point, mais la mette toutefois en valeur. Marie-Félicité ajustait le positionnement de son chapeau à larges bords et s’examinait machinalement dans la glace quand elle fut détournée de son introspection par l’entrée brutale d’Ignacio de Las Vegas, le secrétaire de Bernardo, qui lui avait toujours été fidèle et qui était visiblement bouleversé. « – Señora, Señora, vite ! Don Gálvez s’est trouvé mal ! » Elle prit ses jupes dans les mains, les soulevant, et se précipita dans le sillage du secrétaire qui avait fait demi-tour devant sa réaction. Ils traversèrent les appartements et entrèrent dans la chambre de Bernardo qu’avec Jésus ils avaient réussi à recoucher. À ses côtés se trouvait son valet qui à leur entrée se retourna les larmes aux yeux. « – Il est inconscient, señora ! »

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Un bruit persistant courait, on avait empoisonné le vice-roi. Il était tombé gravement malade et gardait le lit. Aucun remède ne le soulageait, il était de plus en plus exsangue. Marie-Félicité l’avait fait transporté dans un palacio à Tacubaya dont le climat était reconnu comme plus sain que le centre de Mexico. De plus, elle avait préféré l’éloigner des rumeurs de la cour de l’Audiencia. Bien que sa grossesse, désormais connue de tous, la fatiguait, elle ne quittait que très peu son chevet. Elle avait laissé ses enfants entre les mains de leurs servantes et de ses sœurs. Au sein de la cour du vice-roi, beaucoup s’apitoyaient sur le sort de la vice-reine, mais d’autres jubilaient à l’idée qu’ils allaient être débarrassés de don Gálvez. Tout ceci dura cinq mois, ils furent un martyr pour le couple. Marie-Félicité revivait ce qu’elle avait vécu avec Gilbert Antoine de Saint-Maxent, impuissante. Elle voyait petit à petit Bernardo perdre la vie. N’ayant plus d’illusions quant à son devenir, au début de mois de novembre, il fit venir à son chevet les alcades et leur remis ses fonctions gouvernementales, qu’il ne pouvait plus exécuter, à l’exception de la présidence de l’Audiencia. Dans les semaines qui suivirent, la douleur ne donna nul répit au malade, plus rien ne le soulageait même plus les tisanes de Rosalba. Les tourments de la maladie qui rongeaient Bernardo ravageaient l’âme de Marie-Félicité qui était impuissante à aider son époux. Cette dernière nuit, un moment de répit fut accordé à Bernardo, il remercia son épouse de tout ce qu’elle lui avait donné et lui demanda pardon dans un dernier souffle. Avant qu’elle ne comprenne ce qui se passe, l’âme de Bernardo avait quitté son corps. Quand elle le réalisa, elle défaillit laissant échapper un cri de bête blessée. Son entourage crut qu’elle allait perdre l’enfant, elle était proche du terme. Mais il n’en fut rien.

Le 28 novembre 1786, Bernardo Gálvez n’était plus.

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La mort du vice-roi fut consignée dans un acte enregistré devant l’Audience. La vacance du poste fut annoncée par cent tintements de cloches dans la cathédrale, auxquelles répondaient les autres cloches de la ville ; au même instant, on tira trois coups de canon puis un autre toutes les demi-heures. On répéta le tir dès le lendemain, dès quatre heures du matin, puis toutes les demi-heures, jusqu’à ce que le vice-roi défunt soit enterré. Son corps avait été embaumé et revêtu de son uniforme avec les insignes de son rang puis il avait été placé dans un beau cercueil au milieu d’une pièce transformée en chapelle ardente. Malgré son état Marie-Félicité tint à prier toute la nuit accompagnée de tous les familiers du vice-roi. Elle oscillait entre la colère et le chagrin. Au petit matin, le corps du vice-roi fut porté par huit évêques et conduit au monastère de Santo Domingo dans la salle De Profundis, dont les murs et le sol étaient recouverts de tissus noirs. Des autels érigés dans la salle permettaient aux membres du Cabildo, aux curés de la paroisse et aux communautés religieuses de célébrer des messes. Pendant ce temps, quatre pages ainsi que deux chapelains et des religieux des ordres de saint François, saint Dominique et saint Augustin, veillaient le mort. Marie-Félicité de son côté avait été alitée, la fatigue avait pris le dessus sur son chagrin. À ses côtés, ses filles s’étaient assoupies, terrassées elles aussi par le malheur.

L’enterrement eut lieu trois jours après. Un corps d’artillerie suivi par une compagnie de grenadiers ouvrit le cortège qui se refermait sur la milice urbaine et une compagnie de Dragons. Tous les villageois y assistaient ainsi que les ordres religieux, les congrégations, le curie ecclésiastique, le Cabildo de la ville, suivi du cortège des docteurs de l’université, de la haute noblesse, du tribunal des comptes et des membres de l’Audiencia. Tout le monde fut ému de voir Marie-Félicité soutenue par ses sœurs et précédée de ses enfants suivre le cercueil jusqu’au cimetière de San Fernando. Sa dignité était à la hauteur de l’estime que le peuple de Mexico avait pour elle.

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11 décembre 1786.

Douze jours seulement après la mort de Bernardo, Marie Félicité donna naissance à leur fille Guadalupe. Au baptême de l’enfant, dans un geste de respect, le gouvernement de la ville demanda de servir de parrains à l’enfant, ce que la mère accepta. Elle devinait qu’ils voulaient par ce geste faire taire la rumeur comme quoi Bernardo avait été empoisonné par ses ennemis avec l’approbation de la Cour ou tout au moins se faire pardonner de ce supposé crime. Elle savait qu’il était mort d’une longue maladie qui l’avait rongé intérieurement, mais elle les laissa faire.

290ac1812a521ea57f96a891e045e323.jpgElle s’était très bien remise de l’accouchement, mais elle était plongée dans une grande affliction. Elle ne lâchait pas son nouveau-né, qu’elle gardait collé contre elle et qu’Amanda avait toutes les peines du monde à lui retirer pour le faire allaiter par sa nourrice. Marie-Félicité couvait son enfant, voulant se faire pardonner la mort du père. C’était irrationnel, mais elle ne pouvait se contrôler.   Ses sœurs essayaient de la sortir de cet état léthargique, essayant de la ramener vers ses autres enfants qui avaient aussi besoin d’elle. Elle se morfondait, elle regrettait de ne pas avoir profité de son bonheur conjugal. Son entourage avait beau lui dire qu’elle avait obtenu bien plus d’affection de son époux que bien des femmes de sa caste, mais elle rejetait les arguments recherchant désespérément des souvenirs sur lesquels s’appuyer pour remonter la pente de la désespérance. Pour les fêtes de la nativité qui s’écoulèrent en prières pour le vice-roi disparu, Marie-Félicité ne se montra pas, elle ne voulait voir personne. Seules Amanda et ses sœurs pouvaient l’approcher. Deux mois s’écoulèrent sans qu’elle ne refît surface puis une lettre du roi arriva. À la demande de l’Audiencia, Ignacio de Las Vegas, qui s’était naturellement mis à son service, vint lui porter une lettre du roi exprimant son intention de maintenir Bernardo à son poste, et l’assurer de sa satisfaction pour sa conduite prudente et active comme vice-roi. Celle-ci était arrivée avant la mort de Bernardo. Elle ne comprit pas très bien pourquoi on la lui faisait connaître maintenant ; leur sentiment de culpabilité sûrement. Cette lettre était adjointe d’une invitation au sein de l’Audiencia au palais. Elle comprit que tous voulaient la voir réagir et c’est ce qu’elle fit. Elle fit ouvrir les rideaux de sa chambre et se fit habiller avec gout choisissant depuis bien longtemps la tenue qu’elle désirait porter. Une fois apprêtée, elle quitta le palacio de Tacubaya, ayant donné au préalable des ordres afin que sa famille retourne elle aussi dans leurs appartements au sein de la cour. Malgré le deuil, la vie de la famille Gálvez reprenait.

barry lindon-006.JPGElle fut reçue à l’Audiencia avec tous les honneurs. Le señor Jacobo de Villaurutia la fit asseoir au milieu des alcades et de leurs alguazils dans le grand salon d’apparat. C’était étrange, elle se serait crue au milieu d’une cour de justice. L’alcade Sánchez Pareja, bien que vieux et malade, avait été nommé comme vice-roi. Il déplia une lettre détenant le sceau royal. « – Señora, le roi vous fait savoir qu’il vous accorde une pension de cinquante mille réaux, six mille réaux à votre fille, Matilda de Gálvez, quatre mille à Doña Faustina Adélaïde Destrehan et six mille à votre dernière fille Guadalupe. Votre fils Miguel a été nommé « Comendador de Bolanos en la Orden de Calatrava. » Marie-Félicité fut surprise de tout cela, sachant que son fils Miguel quoiqu’il arrive était l’héritier d’une fortune considérable. Après un discours réitérant des remerciements à son époux pour tout ce qu’il avait fait pour la Nouvelle-Espagne et l’avoir congratulé pour ce qu’elle-même avait fait à ses côtés, don de Villaurutia l’a pris à part.  « – Désormais, señora que désirez-vous faire ? » Voilà une question à laquelle elle ne s’attendait pas et qui la désarçonna. Elle jeta un regard énigmatique au vice-roi par intérim. Elle ne tenait pas à cacher quoi que ce soit, elle ne connaissait tout simplement pas la réponse. Elle réalisa toutefois que tous attendaient sa réponse, sa place n’était donc plus là. « – Señor, je ne sais encore, mais dès que je serai vous serez le premier à le savoir. » L’homme lui sourit avec paternalisme. « – Il n’y a pas d’urgence, señora. Vous êtes ici chez vous aussi longtemps que vous le désirez. »

***

Mars 1787.

barry lindon-004.JPGMarie-Félicité était revenue à Madrid. Le marquis de Sonora, oncle de Bernardo, lui avait écrit pour lui présenter ses condoléances, bien sûr, mais aussi pour l’inviter à revenir à Madrid. La lettre avait interrompu les tergiversations de ses pensées. Après avoir hésité entre un retour en Louisiane et entre un départ pour l’Espagne, elle avait tranché pour l’avenir de son fils. Elle était donc partie avec ses enfants, ses serviteurs Amanda, Jésus, Paloma, Perrine ainsi que doña Despointes, la gouvernante et Ignacio de Las Vegas qui était devenu son secrétaire personnel. Ses sœurs étaient restées à Mexico, leurs époux ayant des postes qu’ils ne pouvaient quitter. Juan Antonio Riaño y Barcena, l’époux de Maria Victoria, était devenu un Corregidor et Manuel de Flon, Comte de Cadena, l’époux de Antoinette-Marie, avait reçu le poste de gouverneur de la province de Poblana. Elle était donc rentrée seule. Après un court séjour à l’hôtel Sonora de la calle de Toledo, lors duquel le roi l’avait reçu en privé pour lui présenter ses condoléances, lui certifier son titre et ses droits en tant que vicomtesse de Galveston, comtesse de Gálvez, ancienne vice-reine de la Nouvelle-Espagne et épouse du gouverneur de la Louisiane et l’assurer de sa protection, elle s’était retirée dans leur maison de campagne au bord du Tage près d’Aranjuez.

Son arrivée à Madrid n’était pas passée inaperçue, tous connaissaient son malheur. Les premiers à se permettre une visite furent François Cabarrus et son épouse. Par eux, elle s’était informée des dernières nouvelles madrilènes, la santé du roi qui était chancelante, les humeurs du dauphin, des frasques de la dauphine, Marie Louise de Bourbon-Parme, du retour en grâce de Manuel de Godoy, de la fraîcheur des relations entre les comtes D’Aranda et Floridablanca. Cela fit chaud au cœur de Marie-Félicité.

IMG_5163Avec la saison d’été, comme chaque année, le roi aménageant au palais royal d’Aranjuez, toute la société madrilène immigra aux alentours. De ce fait, petit à petit, Marie-Félicité reçut des visites et le marquis et la marquise de Sonora vinrent s’installer dans leur demeure près de chez elle. Elle reprenait petit à petit gout à la vie, et se mit à suivre les conseils de Monsieur Cabarrus. Malgré son deuil, elle ne pouvait s’isoler de la société indéfiniment, elle avait des enfants dont elle devrait assurer leur avenir. Elle se devait de tenir son rang. Si elle ne pouvait participer aux grandes manifestations, diners, bals, soupers ou spectacles, elle acceptait les invitations faites dans l’intimité d’un cercle réduit. Elle était conviée par tout ce qui comptait dans l’entourage du roi. Elle comprit très rapidement, bien que veuve et âgée de trente-deux ans, elle était encore un parti intéressant. Elle en était flattée, consciente que sa fortune personnelle y était pour quelque chose, mais bien décidée à éviter tout remariage.

***

17 juin 1787.

Marie-Félicité s’était installée sous la pergola donnant sur le vaste jardin de style français ponctué de statues de marbre blanc, de cascades et de fontaines où canards et carpes s’y reposaient et s’y nourrissaient. Essayant de se concentrer sur un livre qui lui avait été offert par Monsieur Cabarrus, elle écoutait distraitement Faustina jouer du piano sous l’œil attentif de son professeur pendant que Miguel et Matilda jouaient un peu plus loin sous un chêne sous l’attention complaisante de Paloma. Amanda sortit de la maison à petits pas précipités, cela intrigua Marie-Félicité, devinant que quelque chose n’allait pas. « – Madame, madame, un serviteur de don Sonora est là ! Don Sonora a eu un grave malaise, doña Sonora souhaiterait que vous la rejoigniez.

– Dis-lui que j’arrive et rejoins-moi dans ma chambre, il me faut me changer.

Quelques instants plus tard, Marie-Félicité se présentait chez don Sonora. De suite, elle comprit que c’était grave. Son intuition ne l’avait pas trompé. Les tristes mines du personnel venaient le confirmer. Le majordome la guida jusqu’à l’étage où doña Sonora était en larmes dans les bras de sa fille. Cette dernière, à son arrivée lui annonça la mort de don Sonora.

***

L’enterrement de don Sonora eut lieu juste IMG_4996.JPGavant le départ pour San Ildefonso du roi, de la cour et de tout ce qui gravitait autour. Il fut enterré en grande pompe dans la ville même, à l’église San Antonio, la chapelle royale. Sous la belle coupole supportée par des arcades, le roi vint rendre hommage à son ministre et pour cela recula son départ pour son lieu de villégiature.

Quand tous furent partis, la famille Gálvez resta esseulée à Aranjuez, ce que Marie-Félicité apprécia. Elle avait besoin de calme et de temps, le décès de l’oncle de Bernardo avait ravivé la douleur de la perte de son époux. Ils restèrent en famille, s’occupant d’eux, soignant leur blessure. Quand l’automne vint, ils partirent pour Madrid.

***

IMG_5452.JPGSur la calle Del Almendró à quelques pas de la plaza Moros, bravant la tempête de neige, un carrosse arriva devant l’hôtel particulier de la comtesse de Galvez. À deux pas du palais, Marie-Félicité de Saint-Maxent, épouse du feu comte de Galvez, en appréciait son confort, pas très grand, mais assez spacieux. Elle s’y était installée avec ses quatre enfants à la mort de son époux. Elle avait eu le plaisir d’être accueillie à Madrid comme la vice-reine du Mexique, ce qui avait compensé ce choix fait pour ses enfants au détriment d’un retour dans sa Louisiane tellement aimée. Elle était reçue et appréciée à la cour de Madrid ce qui aida à son installation en Espagne.

De la voiture descendirent deux femmes qu’un valet précéda pour leur faire ouvrir la porte. A l’intérieur de l’hôtel, Marie-Félicité s’apprêtait à passer à table quand Jésus vint la prévenir de la présence de ses invités inopinés. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre que c’était sa mère et sa sœur ainée Marie-Elizabeth. Elle se précipita aux devants de ces dernières. Elle tomba dans les bras de sa mère qu’elle n’avait pas vu depuis quatre année quant à sa sœur cela remontait à 1775.

***

14 décembre 1788

Le roi Charles III était mort. Les dernières années de sa vie avait été attristée par la discorde avec son fils, et en particulier avec sa belle-fille, 
Marie-Louise de Bourbon-Parme
, la fille de Marie-Thérèse d’Autriche, ainsi que de la mort de son fils préféré quinze jours avant la sienne. L’Espagne avait perdu l’un de ses plus grands rois et son peuple comme son fils le savait. Les grandes familles et sa famille l’amenèrent jusqu’à la crypte royale du monastère d’El Escorial. Après lui, la charge royale s’avéra être des plus lourdes pour le nouveau roi, Charles IV. Si, lui était fortement impressionné par le poids de ce nouveau pouvoir, et pourtant il avait plus d’une fois critiqué son père, son épouse, Marie-Louise, avait décidé de le prendre à bras le corps. Seize jours après l’accession au trône du prince des Asturies, elle fit nommer comme cadet surnuméraire au Palais Royal son amant Manuel Godoy. Cela crispa bien l’élite et fit parler tout un chacun, mais que pouvaient-ils faire ? De plus si le roi laissait faire, à part commenter les faits, ils ne pouvaient que rester spectateurs. L’un des salons qui en parlaient le plus était celui de Marie-Félicité. Son grand deuil étant terminé, elle s’était violentée et avait ouvert sa demeure. IMG_5195Elle devenait célèbre pour son salon à l’esprit si français auquel participait écrivains célèbres et politiciens, y compris le comte D’Aranda, Monsieur Cabarrus, Gaspar Melchor de Jovellanos, Leandro Fernández de Moratín, Francesco Sabatini ou Ignacia Clemente, veuve du ministre des Finances, Miguel Muzquiz, comte de Gausa et les Français de passage à Madrid. L’un des besoins qui l’avaient fait sortir de son malheur avait été soulevé par Marie Élisabeth de la Roche, sa mère. Outre le malheur qui avait frappé pour la deuxième fois Marie-Félicité, elle était venue avec sa fille aînée pour aider Gilbert-Antoine de Saint-Maxent à sortir d’un imbroglio. Il avait été innocenté de ses affaires, le gouverneur Miró y Sabater avait été remplacé par Monsieur de Carondelet, mais on ne lui avait toujours pas rendu ses biens. Sa fortune s’était effondrée, Élisabeth comptait sur la position de ses deux filles au sein de l’oligarchie espagnole pour dénouer cela. Le comte D’Aranda fut mis à contribution.

***

Marie-Félicité était à nouveau invitée à toutes les manifestations dont il fallait être. Sa popularité était restée intacte malgré son éloignement au Mexique et la perte de son époux. Sa beauté et son intelligence pétillante en faisaient une des invitées incontournables de toutes soirées. Au grand bal d’ouverture de la saison au Palais Royal de San Ildefonso, elle fut si rayonnante que Manuel Godoy l’invita à danser. Il fut enthousiasmé par la belle Condesa comme tous la nommaient et cela fit sourciller la reine qui n’aimait pas que l’on marche sur ses platebandes. Il n’en fallait pas tant pour la rendre suspicieuse. De ce jour Marie-Félicité fut mise sous surveillance.

Carlos_IV_de_rojo

Carlos IV d’Espagne

Cet été là, vinrent de France des nouvelles qui laissèrent toute la cour d’Espagne ébahie, le peuple de France s’était révolté contre son roi. Ils avaient mis à bas la forteresse royale. Plus les nouvelles arrivaient, plus elles inquiétaient le roi Charles IV. Il avait accédé au trône avec une large expérience des affaires de l’État, mais il était dépassé par les répercussions des événements qui survenaient en France. Son manque de volonté personnelle lui fit petit à petit mettre le gouvernement dans les mains de son épouse Marie-Louise et de son favori Manuel Godoy. La mort de Charles III, le déclin économique et les dysfonctionnements de l’administration qui s’en suivirent mirent au jour les limites du réformisme et pourtant les premières décisions de Charles IV avaient démontré une volonté similaire à celle de son père. Il avait même nommé le comte de Floridablanca Premier ministre. Ce dernier avait pris des mesures comme l’annulation des retards de contributions, la limitation du prix du pain, la restriction dans l’accumulation des biens de mains mortes, la suppression des majorats et donna une impulsion au développement économique, mais la révolution qui grondait aux frontières changea radicalement la politique espagnole. Lorsque les nouvelles de France parvinrent en Espagne, la nervosité de la couronne s’accrut et l’isolement semblait être le meilleur moyen d’éviter les propagations des idées révolutionnaires à l’Espagne. Il mit fin aux projets réformistes du règne précédent et les remplaça par le conservatisme et la répression.

L’intelligentsia se multiplia. Elle infiltra tous les cercles et le salon de Marie-Félicité fut particulièrement espionné au vu du nombre de Français qui le fréquentaient. Dès les événements, des aristocrates français traversaient la frontière et rapidement se retrouvaient dans son hôtel. Ce qui avait été un cercle mondain ou la culture française prévalait, était devenu un passage incontournable pour les nouveaux réfugiés. Comme le sujet principal était les événements révolutionnaires, et bien que ce ne fut que plaintes envers eux, le salon fut très vite perçu, comme un danger politique d’où les nouvelles idées contre le pouvoir royal pouvaient se diffuser. Marie-Félicité aurait bien été surprise si elle avait connu ses doutes, elle aurait cru plus crédible la jalousie de la reine.

Le vent commença à tourner pour la belle Condesa et ses amis. Entre le comte de Floridablanca et la reine, l’étau se resserra. Pour commencer Gaspar Melchor de Jovellanos fut exilé à cause de ses idées en faveur du libéralisme et Pedro Rodríguez de Campomanes fut privé de ses charges suite aux manigances du 1er ministre.

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Le comte de Floridablanca ne voulant pas en rester là et désirant écarter le comte D’Aranda, se servit de François Cabarrus comme levier et à cette fin s’appuya sur la jalousie de la reine. Il ne lui faisait jamais oublier le salon de Marie-Félicité et surtout le fait que les hommes lui tournaient autour. La reine Marie Louise, qui n’appréciait pas les compliments que l’on faisait sur la belle Condesa, et qui ne se souvenait que trop de ceux faits par son amant, cherchait un moyen de l’éloigner de la cour et de Madrid, mais pour cela il lui fallait une raison. Elle était consciente qu’elle ne pouvait faire dans l’arbitraire et qu’elle ne pouvait imposer à son époux quoi que ce soit au sujet de celle qui avait été vice-reine du Mexique. Elle était, de par la notoriété de feu son époux le Conde Gálvez, quelque peu intouchable. Se laissant guider, sans s’en rendre vraiment compte, par le comte de Floridablanca, elle mit la suspicion sur monsieur Cabarrus, ami de son ennemie. Elle rappela à son époux son éloge de Charles III, lors d’une séance de la Société économique de Madrid, dans laquelle il insistait sur le rôle crucial et positif de la philosophie des Lumières dans le développement économique de l’Espagne, lui faisant remarquer à quel point cela allait à l’encontre de ses propres choix. De plus, cela attisait la haine des membres de l’Inquisition et de tous les ennemis des Français et de leur Révolution. Mais ce qui mit le feu aux poudres fut une phrase anodine, un ragot.

***

Juin 1790

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Marie-Félicité, ses enfants, sa mère et sa sœur s’étaient installés dans leur demeure d’Aranjuez, reproduisant le rituel annuel. Dès les premiers jours de leur arrivée, leurs amis les visitèrent et la maison fut à nouveau remplie d’invités. Comme tous les mercredis Marie-Félicité faisaient salon et tous s’y pressaient. Ignacia Clemente et la comtesse de Montijo s’étaient isolées à l’ombre d’un arbuste près d’une des fontaines où la maîtresse de maison avait fait installer des tables et des chaises pour prendre collation. Elles semblaient avoir quelques secrets à partager. Maria Antonia de Galabert y Casanova, Mme Cabarrus, piquée par la curiosité, les interrompit. « – Alors, mesdames, que nous cachez-vous là ?

– Oh ! Maria Antonia, rien de bien secret. Nous parlions du beau Manuel Godoy et des têtes qu’il faisait tourner.

– Il vaut mieux pour lui qu’il garde la tête froide s’il ne veut pas perdre sa position, la reine pourrait le prendre mal.

– De quoi parlez-vous, mesdames ?

– Rien de bien original, Marie-Félicité. Nous parlions des relations entre Manuel Godoy et Sa Majesté.

– Mesdames, voyons, nous ne pouvons ici étaler les frasques de la reine, cela ne se fait pas. Et elle partit d’un rire cristallin qui entraîna celui de ses amies. Mais parmi les personnes présentes, quelqu’un trouva fort intéressant ce qu’il venait d’entendre.

***

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La reine ne décolérait pas. Comment cette Française osait-elle se moquer d’elle ? Sans donner le sujet de la médisance, elle demanda au roi que Marie-Félicité et sa famille soient tenus en résidence surveillée, et pour appuyer sa demande elle sortit de sa manche ses accointances avec François Cabarrus soupçonné de détournement de fonds. Pour étayer ses accusations, elle se fit appuyer par le Premier ministre, le comte de Floridablanca. Celui-ci présenta, au roi Charles IV, un rapport démontrant les supposés agissements du banquier l’accusant d’avoir disposé de la banque San Carlos comme de son propre bien et d’avoir confié à ses créatures tous les emplois qui en dépendaient. Il n’en fallut pas plus pour persuader le roi, qui fit arrêter le banquier le 24 juin 1790, et le fit jeter en prison au château de Batres, a deux lieues au sud de Madrid. Pour compléter l’action, bien qu’il ne fût guère convaincu, il fit bannir Marie-Félicité de la cour et de Madrid, tout comme plusieurs personnes de l’entourage de la famille Cabarrus.

***

IMG_0029Ce fut la stupeur au sein des trois femmes ! Quelle ne fut pas leur surprise quand elles virent devant la porte un capitan avec une lettre de cachet assignant Marie-Félicité à demeure ! La belle Condesa fut abattue par la nouvelle. Elle était assignée à résidence pour soupçons d’accointances avec l’ennemie. Quel ennemi ? Comme sa sœur, Marie-Élizabeth, n’était pas concernée par l’ordre royal, et qu’elle pouvait sortir du domaine Gálvez, elle partit aux nouvelles et pour cela se rendit chez le comte D’Aranda. Bien qu’un peu suspicieux et méfiant, le comte la reçut. Il estimait que cela valait mieux faisant partie des intimes de la comtesse de Gálvez, il ne pouvait l’ignorer. Il se savait surveillé, bien sûr, mais même le comte Floridablanca ne pouvait rien malgré ses manigances, car bien sûr lui aussi avait ses espions et détenait des informations dérangeantes pour le ministre. Lui-même avait bien été pris de court par la chute de Cabarrus, mais il mettait déjà en place de quoi rétorquer. Quant à la reine, il avait compris ce qui lui importait et là aussi il avait des cartes à abattre et Marie-Élizabeth pouvait l’y aider.

Il l’accueillit dans un salon intime de son hôtel afin de la mettre à l’aise. Il fit servir un café et des mignardises puis attendit que sa servante fût sortie.

IMG_0051.JPG« – Je suppose, Señora, que vous venez me voir pour la lettre de cachet ?

– Vous êtes déjà informé ?

– Ma chère, tout Aranjuez en est informé. Ce genre de nouvelles va très vite.

– Mon Dieu ! Que va-t-on penser ?

– Que la comtesse de Gálvez est une héroïne.

– Une héroïne ?

– Bien sûr. Entre nous la reine aurait pu jouer plus finement que d’afficher sa jalousie. Évidemment avec Floridablanca, on ne pouvait à s’attendre à mieux.

– Mais peut-on faire quelque chose ?

– La meilleure action pour l’instant est de se faire oublier. Si je puis me permettre, il serait bon que vous rentriez à Malaga et que votre mère pense à retourner en Louisiane, quant à la comtesse Gálvez, le mieux est qu’elle se fasse discrète. Rassurez-vous, je m’occuperai d’elle, je ne l’abandonnerai pas. Cela risque de paraître un peu long à la comtesse, mais il faut abattre ses cartes au bon moment.

Marie-Élizabeth sortit de son entretien très sceptique.

***

Juin 1792.

IMG_0048Il lui fallut attendre deux ans ! Deux ans, qu’elle était enfermée dans sa demeure avec de très rares visites, chacun évitant d’être mêlé à l’ostracisme de la belle Condesa. Marie-Félicité prit son mal en patience, d’autant que le comte D’Aranda avait tenu sa promesse, il ne l’abandonnait pas. Il lui donnait des nouvelles et la visitait discrètement régulièrement. Elle partagea son temps entre ses enfants et son jardin. Elle fut donc très surprise quand Jésus lui annonça Manuel Godoy. Elle le fit patienter dans le salon pendant qu’elle peaufinait sa vêture. Elle passa une robe à l’anglaise de couleur sombre, croisa sur sa poitrine un fichu de linon blanc aux bords brodés. Elle ne voulait en aucun cas paraître légère. Tout en arrangeant sa coiffure, elle réfléchissait. Que pouvait bien lui vouloir l’amant de la reine ? Car c’était désormais de notoriété publique, même au fond de son bannissement elle en avait eu les ragots. Elle savait bien que le comte D’Aranda cherchait à obtenir sa grâce par son intermédiaire, ils s’étaient trouvé un point commun, l’un comme l’autre désirait écarter le comte de Floridablanca. Avaient-ils réussi ? Elle descendit retrouver son invité inattendu.

Elle trouva celui qui venait de devenir le duc d’Alcudia, ce qu’elle avait appris depuis peu, le nez levé vers un tableau la représentant au-dessus de la cheminée du salon. « Vous admirez ce vieux tableau, don Godoy ? » L’homme se retourna avec un large sourire.

Vieux ? Cela ne se voit pas doña Gálvez ! Mes hommages, madame.

Elle accepta le sous-entendu galant avec un léger sourire et lui tendit la main qu’il effleura puis elle ouvrit la porte-fenêtre donnant sur le jardin. « Profitons du soleil, don Godoy, assoyons-nous sur la terrasse, Amanda nous porte le café» Comme chaque fois qu’elle était inquiète, elle gardait son ancienne nourrice, devenue depuis longtemps sa gouvernante de sa maison, près d’elle. « Vous avez un très beau jardin, madame. J’en avais entendu parler, mais je n’avais pas eu l’occasion de l’admirer.

– Vous voyez, il n’est jamais trop tard. Un peu de café ?

– Avec plaisir.

Don Godoy prit la tasse qui lui était tendue. Il tourna, deux trois fois, sa cuillère en argent dans la tasse de porcelaine et avala une gorgée. Elle lui connaissait une belle conversation et lui reconnaissait un certain charme, elle savait qu’il s’attirait l’affection et l’amitié facilement. Elle ne pouvait toutefois pas s’empêcher de se méfier, elle lui devait de façon indirecte son bannissement de la cour. Elle attendait donc qu’il se décidât à lui annoncer la raison de sa venue. « – Madame, j’ai spécialement fait le déplacement pour vous apporter une invitation au bal d’ouverture de la saison au Palais Royal. J’espère que vous pourrez vous y présenter. J’y ai joint une lettre de cachet du roi annonçant la fin de votre assignation à résidence. J’espère que nous aurons l’occasion de vous revoir briller dans nos soirées, elles sont devenues un peu ternes depuis votre absence. » Marie-Félicité en resta coite. Elle n’en croyait pas ses oreilles. Que s’était-il donc passé pour que ce soit don Godoy lui-même qui vienne la prévenir ? Elle le remercia avec retenue, ne voulant pas lui montrer son soulagement et sa joie d’être à nouveau libre. Il resta encore un moment parlant de tout et de rien, puis la remercia de son accueil s’excusant de la quitter si promptement, sa charge le réclamant.

Ce fut par don D’Aranda qu’elle apprit la disgrâce de don Floridablanca par Charles IV d’Espagne et son emprisonnement à Pampelune et le jugement déclarant François Cabarrus innocent. Ce dernier avait donc été gracié et indemnisé d’un montant de six millions de reaux et titré Conde de Cabarrús, vizconde de Rambouillet et nommé gentilhomme de la Chambre. L’un et l’autre devaient cela aussi à don Godoy.

***

1795

Bien qu’elle évitât d’y mettre de l’éclat, elle fut accueillie à la cour comme à la ville avec chaleur. Louis-Roland Triquesse  (1791 Portait d'une Dame.jpgSi elle reçut beaucoup chez elle, elle ne refit pas officiellement salon et se méfia de qui rentrait chez elle. Elle n’avait jamais su qui avait médit sur elle. Les années passèrent, jonchées de bonnes et de mauvaises nouvelles, dont le décès de son père, l’été précédent, qu’elle n’avait jamais revu depuis son départ de Louisiane et la déchéance de don D’Aranda qui n’avait pas réussi à sauver le cousin du roi, Louis XVI de France. Dans les heureuses nouvelles, elle eut la joie de marier sa fille Faustina avec Benito Pardo de Figeroa.

Ce fut après les fêtes du mariage, lors desquelles don Godoy avait fait l’honneur d’être présent, qu’elle suggéra à ce dernier d’envisager de faire parvenir une ouverture à la République au moyen de la correspondance qui subsistait entre François Cabarrus et sa fille, Térésa devenue l’épouse du conventionnel Tallien. Cette requête avait été proposée par François Cabarrus qui voyait l’Espagne s’enliser dans une guerre avec la France, Marie-Félicité avait accepté de faire l’émissaire. Cette démarche ne fut pas étrangère à la conclusion de la paix avec la France.

Ce fut l’une des dernières apparitions en public de Marie-Félicité de Saint-Maxent Comtesse de Gálvez. Elle décéda cinq ans plus tard à Madrid, Espagne.

fin

Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

Je suis la vice-reine du Mexique. (4ème partie)

épisode précédent

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Chapitre III : De 1780 à 1783

 Le 24 août 1780,

Eleanor Francis Grant - De Arndilly.pngLa chaleur était telle que Marie-Félicité s’était installée pour quelques jours chez ses parents sur la crête de Gentilly. Si à La Nouvelle-Orléans l’air était étouffant, la brise venue des bords du lac Pontchartrain était salvatrice. Ses filles jouaient toute la journée avec leurs oncles et tantes à peine plus âgés, courant chahutant dehors comme dedans, donnant quelques sueurs à leurs nourrices et servantes. Quant à elle, elle profitait de ses parents et de ses frères et sœurs, les deux aînées parlant déjà de mariages tout en touillant leur café dans leurs tasses de porcelaine.

Marie-Félicité prenait son mal en patience, elle n’avait pas revu son époux depuis l’hiver. Les dernières nouvelles qu’elle avait eues de lui l’avaient laissé dans le golfe du Mexique en partance pour La Havane à moins qu’il ne fût dans l’autre sens allant vers Pensacola. Malgré son inquiétude, contenant avec peine son impatience, son dépit et sa colère, elle s’était partagée entre son rôle de mère et son rôle d’épouse du gouverneur. Sa table ne désemplissait pas, permettant à don Navarro de tenir son rôle d’administrateur de la colonie sans faire d’ombre au gouverneur absent. Quand le repas se faisait entre elle et ses filles ou avec les membres de sa famille, il se joignait à eux. Il lui tenait compagnie, lui donnant des nouvelles de la colonie partageant ses soucis. Elle appréciait ces moments qui lui permettaient d’oublier quelque peu ses craintes et de ne pas se retrouver désœuvrée. Tout ce qu’elle entendait lui permettait de donner conseil, voire d’agir de son côté par elle même ou au travers de toutes ses accointances constituées de l’élite de la colonie. Il avait bien fallu expliquer à Matilda que don Navarro n’était pas son père, elle avait en fait peu vu le sien, mais le problème avait été contourné à l’aide d’un tableau représentant Bernardo. De plus, l’intendant venait régulièrement accompagné d’Adélaïde de Blanco, fillette d’une dizaine d’années que Marie-Félicité soupçonnait d’être sa fille.

***

Elle s’était levée souffrant d’un mal de tête, la chaleur sûrement, elle était, ce jour-là, déjà très élevée. Amanda lui porta de suite une décoction pour la soulager. Elle se leva péniblement et enfila son manteau en indienne à motif floral sur sa chemise de nuit. Elle sortit sur la véranda et machinalement regarda le ciel qui de ce côté de la demeure était limpide. Elle ne fit pas attention au décor qui s’étalait devant elle et ne profita pas de la vue sur le lac. Les reflets sur l’eau accentuaient son début de migraine.
« Tu regardes le temps qu’il fera ? Mama Talla a dit que la fureur du ciel vient à nous. Et ce n’est pas bon…

– Encore ! Cela ne va pas encore recommencer. Pourvu que Mama Talla se trompe !IMG_5138.JPG

L’une et l’autre savaient que la nourrice d’Elizabeth de Saint-Maxent ne se trompait jamais. De tout temps, les ancêtres l’avaient guidée sans faillir. Ils se servaient d’elle pour relier le ciel et la terre, par elle passait l’énergie mystique. À l’annonce de la mise en garde, les habitants frémirent de crainte. Pour tous, dans la maison, l’attente commença. Les enfants ne furent pas autorisés à s’éloigner de l’habitation et les contremaîtres n’envoyèrent pas les esclaves aux champs. Elizabeth et Marie-Félicité s’inquiétaient aussi pour la nouvelle Orléans d’autant que Gilbert Antoine était à la maison de négoce.

Le ciel resta limpide une partie de la journée. Il semblait vouloir prendre le contre-pied des dires de Mama Talla. La nature semblait s’être figée, rien ne semblait vouloir même frémir. Les prémices de la tempête commencèrent par des coups de vent venus du haut de la crête qui amenèrent de gros nuages noirs puis ce fut le lac Pontchartrain qui se démonta et qui se transforma en mer déchaînée mettant à mal les embarcations qui s’y étaient aventurées. La famille et les esclaves de maison se réfugièrent dans l’habitation dès les premiers symptômes. Ils barricadèrent de leur mieux la demeure. Les esclaves des champs quant à eux furent cantonnés dans les écuries, les bâtiments étant plus solides que leurs cases. La pluie se mit à tomber tout d’abord doucement puis de plus en plus abondamment. Le vent s’en mêla et l’ensemble se fit avec de plus en plus de violence. Dans la demeure, les aînés, de leur mieux, essayaient de rassurer les plus jeunes. Avec angoisse, Marie-Félicité faisait l’aller-retour de ses filles et leur nourrice à la porte-fenêtre d’où depuis un interstice entre les volets elle guettait le haut de la crête. Ce dont elle avait peur arriva, l’eau se mit à tout d’abord par ruisseler sur les pentes de la crête puis elle déferla telle une chute d’eau. Le Mississippi avait donc débordé, inondé La Nouvelle-Orléans et avait fini par rejoindre les marais. Elle n’eut pas le temps de vraiment y penser, la demeure gémissait. Elle semblait vouloir quitter le sol. Instinctivement tous fixaient le plafond se demandant si le toit allait s’envoler. Les murs tremblaient, vacillaient, tous étaient terrorisés. Les bourrasques se succédaient, la pluie tombait en trombe. Les plus jeunes des enfants pleuraient doucement dans le giron de leur mère ou de leur nourrice. Elizabeth rassurait tout son monde, la maison était solide. Marie-Félicité quant à elle n’avait d’yeux que pour les grands cyprès en haut de la côte qui se balançaient au point de se déraciner. Comment cela allait-il finir ? L’eau atteignit le soubassement de la maison et commença à lécher les portes-fenêtres du rez-de-chaussée. Aidés des serviteurs, les habitants commencèrent à remonter à l’étage tout ce qu’ils pouvaient.

***

IMG_4789.JPGL’ouragan, beaucoup plus furieux que celui qui avait prévalu l’année précédente balaya la province. Il détruisit toutes les récoltes, déchira les bâtiments et enfonça tous les navires ou bateaux qui flottaient sur le Mississippi ou les lacs. Le désastre fut si étendu que Don Martin Navarro, l’intendant, qui, en l’absence du gouverneur, était chargé de l’administration civile de la Louisiane, adressa aux colons une circulaire imprimée par l’imprimeur du roi, Antoine Boudousquié, et dans laquelle la force de la patience était recommandée à ceux que la colère du ciel et de l’homme avait tant affligés. Il avait assuré à tous son aide assurant de l’étendue de ses pouvoirs et des moyens qu’il allait mettre en œuvre afin de soulager les angoisses des Louisianais et de remédier autant que possible aux nécessités de tous. Il avait fait pour s’en assurer un rapport détaillé au roi qui était déjà parti afin de demander le plus de moyens possibles.

Marie-Félicité revenue seule au sein de la maison du gouverneur, avec quelques difficultés au cours du voyage, fut là pour accueillir les habitants de La Nouvelle‑Orléans et de son voisinage qui vinrent remercier don Navarro et, à travers lui, leur gouverneur de la consolation qu’il s’efforçait de leur rendre. Toutes les conversations roulaient sur la misère qui se propageait. À cause d’une combinaison de circonstances défavorables, comme la guerre, deux ouragans, des inondations, des contagions, un été plus pluvieux et un hiver plus rigoureux qu’on ne l’avait jamais connue, la stagnation du commerce, la ruine de l’agriculture, le manque de capitaux, force était de constater qu’ils avaient éprouvé, en moins de deux ans, plus de détresse que cela était supportable.

***

Outlander -005.JPGLes jours, les semaines et les mois passèrent apportant quelques nouvelles, mais aucune n’annonçait le retour de Bernardo. Puis l’un des courriers fit part du débarquement des Espagnols à l’île de Sainte-Rose. Ils s’apprêtaient à mettre le siège devant Pensacola. C’était la fin de l’hiver, le mois de mars venait de commencer. Bien qu’inquiète, Marie-Félicité reprit espoir en la fin des conflits. Le gouverneur étant plus près de La Nouvelle-Orléans, les nouvelles étaient plus fréquentes. Celles-ci étaient commentées avec force de convictions et de certitudes par ceux qui vivaient de loin la campagne militaire.

– Ma chère, l’amiral Irazabal, a absolument refusé à tenter de forcer la passe, aussi notre cher gouverneur, après deux mois de siège, n’a pas obtenu le succès qui l’escomptait.

– Il est tout de même parvenu à faire entrer dans la baie quelques petits navires.

– Vous vous doutez bien que cela ne suffit point.

– Je fais confiance en mon époux, il doit nous réserver une surprise.

Marie-Félicité défendait de son mieux son époux auprès de toutes les personnes qui insinuaient que celui-ci s’enlisait aux pieds de la forteresse anglaise. Ce qui de fait était vrai et cela commençaient à faire des ravages dans l’opinion si facilement versatile. Ces changements aléatoires de point de vue firent un bon dans l’autre sens quand on apprit l’exploit du gouverneur à bord du brick Galveston. Suivi d’une goélette et de deux canonnières, qui constituaient toutes les forces navales appartenant à son gouvernement de Louisiane, il passa la barre tant redoutée de la baie de Pensacola qui ouvrait sur le golfe du Mexique entrainant ainsi, l’amiral Irazabal qui ne pouvait tergiverser. Et si sur terre, les forces espagnoles étaient dressées en bataille, et le battement de leurs tambours, avec les notes d’autres instruments martiaux, flottait sur les vagues bleues jusqu’au fort britannique, le gouverneur, lui, plastronnait sur le pont sous le large drapeau de Castille fièrement affiché au mât principal.

– Oh ! señora. Si vous aviez pu voir notre gouverneur. Il s’est avancé dans un canot et il est passé devant le fort au milieu d’une pluie de boulets qui se répandaient autour de lui. De la même manière, il est repassé à la tête des navires dont il a, par son héroïsme, obligé les commandants à entrer dans la baie.

Marie-Félicité écoutait sans broncher le sergent Ignacio de Balderes qui régulièrement faisait l’aller-retour entre elle et son époux pour la pourvoir en nouvelles.

Quand, en tête à tête, elle rapporta ces dernières nouvelles à sa mère, elle était aussi fière qu’en colère. « C’est à croire qu’il veut que je sois veuve une deuxième fois ! 

– Voyons Félicité, vous savez bien qu’il doit se montrer courageux, il doit montrer l’exemple pour donner du courage à ses troupes.

– Je sais cela, mère, mais cela ne me rassure nullement !

Elle espérait seulement que cela accélèrerait les échéances vers la fin de ce conflit.


Mercredi 9 mai 1781

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La nouvelle de la prise héroïque du fort de Pensacola arriva trois jours plus tard à La Nouvelle-Orléans et dans la salle à manger de Marie-Félicité qui avait une vingtaine de personnes à sa table. Tout le monde se complimenta et congratula la maîtresse de maison pour la réussite de son époux. Chacun se gargarisa de l’anecdote dont les faits avaient changé le cours des évènements. Un projectile avait fait sauter la poudrière anglaise et le fort s’était vu contraint d’ouvrir ses portes.

La conquête fut rapidement connue dans l’empire espagnol, les cloches sonnèrent à la Nouvelle Orléans, La Havane, Mexico, Madrid et bien sûr dans les colonies rebelles qui pouvaient enfin lutter sans crainte d’être attaqués sur deux fronts.

Mais dans le même temps don Navarro apprenait la perte de Fort Panmure, dans le district de Natchez. Les habitants du district avaient vu avec beaucoup de regret le drapeau espagnol succéder à celui des Britanniques. Quand ils entendirent que don Gálvez avait osé envahir la Floride, leur patriotisme ne douta pas de sa défaite, et, dans l’excès de leur zèle, ils résolurent de donner une preuve de leur loyauté envers leur souverain. Ils formèrent secrètement le projet de chasser les Espagnols, engagèrent la plupart des autres habitants dans la conspiration et s’assurèrent la coopération de quelques‑uns des tribus indiennes voisines. Entre la faiblesse du fort et l’apparition d’une puissante flotte britannique dans le golfe, qui laissa penser aux insurgés qu’elle couperait le retour de Gálvez en Louisiane, ils prirent le fort et dans leur euphorie ils se sentirent autorisés à marcher sur Bâton Rouge.

barry lindon-003.JPGCe fut cette dernière information qui amena don Navarro à demander à Marie-Félicité de rester au sein de la demeure du gouverneur. Il fut en cela appuyé par monsieur de Saint-Maxent qui expliqua à sa fille qu’ils risquaient affronter la peur ou l’envie de changement de certains colons. « Vous savez, Félicité, certains d’entre nous rêvent encore d’un retour au sein du royaume français, voire de mimer les Patriotes, aussi nous pouvons nous retrouver dans une situation similaire à celle de notre entrée au sein du Royaume d’Espagne. Il ne faut pas en arriver à ce que nous connûmes avec le gouverneur O’Reilly et monsieur Lafreniere. »

Marie-Félicité entendit les conseils donnés. Elle invita systématiquement sa famille aux diners qu’elle se devait de continuer à donner. Lors de ceux-ci, elle ne donnait jamais son avis sur cette rébellion ouverte. Elle laissait parler ses invités, devinant ainsi le sens du vent. Il n’eut pas le temps de souffler bien longtemps. Ayant appris la nouvelle de la prise du fort de Pensacola, résolus à ne pas s’exposer au ressentiment espagnol, les insurgés décidèrent de cheminer vers Savannah en Géorgie, qui était le point le plus proche occupé par les Britanniques. Les rebelles se trouvèrent alors confrontés à la traversée d’un immense désert habité par des Indiens hostiles. Comme ils étaient loyalistes, ils durent poursuivre par des routes détournées, afin d’éviter de tomber entre les mains des bandes armées des patriotes. 8b929b084dbc97af2db87c854f22d0c4.jpgLeur périple les amena à se frayer un chemin au travers de forêts interminables pour nager à travers un nombre infini de ruisseaux, profonds et larges, pour escalader des montagnes escarpées et hautes qui semblaient se dresser comme des barrières infranchissables devant eux. Ils risquèrent leur vie dans les méandres de nombreux marais, firent de longs et fastidieux circuits afin d’éviter Espagnols et Patriotes. Ils souffrirent de désespoir au sein de sauvages déserts, de la soif, de la famine, de la maladie et de la tempête. Ils avaient les sens constamment en éveil de peur de croiser l’ennemi indien, qui, ils le savaient, menaçait autour d’eux.

Si les chefs des séditieux s’en tirèrent ou disparurent corps et âme pendant leurs fuites, les Patriotes trouvèrent des familles qui avaient eu le malheur d’écouter les chefs belligérants et qui avaient cru en eux. Ils les livrèrent aux Espagnols. Des orphelins, des veuves, de pauvres ères en proie aux maladies, à la faim furent rapatriés à La Nouvelle-Orléans. Marie-Félicité se fit un devoir de s’occuper d’eux personnellement organisant leur hébergement, leur fit prodiguer les soins dont ils avaient besoin et leur fit fournir la nourriture dont ils manquaient et cela afin de montrer par ses actes la mansuétude de son époux. Elle se fit accompagner, par sa mère, ses belles sœurs Marguerite Marie de Boré de Mauléon et Jeanne Marie de Marigny ainsi que de Céleste Éléonore Miro y Sabater afin de montrer l’exemple et de rassurer la communauté française que les souvenirs rendaient craintive ou colérique.

***

Septembre 1781

Le repas s’écoulait au fil d’une conversation entre don Navarro et don Gálvez qui était rentré depuis deux semaines. La conquête de Pensacola par le gouverneur de Louisiane fut entièrement récompensée. Distingué de Charles III, il fut promu au grade de lieutenant‑général, décoré de la croix de chevalier, pensionné de l’ordre royal, fait comte et il reçut la Commission du capitaine général des provinces de la Louisiane et de la Floride.

Pompeo Batoni Portrait of a Gentleman, 1762..jpgMarie-Félicité heureuse de ce retour au calme écoutait sans broncher les deux hommes, car ce soir-là, ils n’y avaient qu’eux et ses parents à sa table. « Vous pensez bien, don Gálvez, que tandis que nos opérations militaires étaient en cours, le commerce et l’agriculture de la province ont été complètement ruinés, de sorte que les habitants ont été presque mis au désespoir. Sans oublier ce maudit ouragan beaucoup plus furieux que celui qui avait prévalu l’année précédente et que vous avez vécu avec nous.

– Je sais tout cela, mais nous n’avons pas eu le choix comme vous le savez mon ami. De plus, je vous sais gré de la façon dont vous l’avez traité, mais je pense avoir fait ce que je pouvais.

– Si fait. Mais la guerre avec l’Angleterre et la prise des forts britanniques sur le Mississippi ont privé les planteurs de Louisiane des grands avantages qu’ils tiraient du commerce illicite des commerçants britanniques.

– Bien que je ne puisse être d’accord avec le système de la contrebande, je ne puis qu’appuyer ce que dit don Navarro.

– je me doute bien, monsieur. Bernardo savait pertinemment que son beau père était le premier à faire ce type de commerce si cela devait lui rapporter. Je vais voir ce que je peux faire de plus pour aider nos colons.

***

Février 1782

Après avoir laissé son état-major, Bernardo Gálvez avait réuni dans son bureau Estéban Rodriguez Miro y Sabater et don Navarro. Les deux hommes, bien qu’un peu surpris de ce tête-à-tête, s’assirent face à leur gouverneur et attendirent son bon vouloir. Plongé dans sa réflexion, ce dernier leur tournait le dos, il regardait sans vraiment faire attention la vue sur la place d’armes. Il réfléchissait puis semblant s’être décidé, il se retourna. « – Messieurs, je désire profiter de la perte des Bahamas par l’Angleterre, pour organiser rapiidement une opération pour prendre l’île de la Jamaïque. Avec les Français, nous avons planifié une attaque conjointe contre l’île et pour cela je vais prendre le commandement de notre armée. » Ses deux comparses ne furent pas surpris par l’information, c’était la suite logique, l’Espagne avait l’intention de remettre la main sur le golfe du Mexique. « – Comme nous ne sommes pas assurés des évènements futurs, j’ai décidé de confier temporairement le gouvernement de la Louisiane au colonel Miró. Bien évidemment, notre roi est déjà informé de ce choix ou tout au moins il le sera bientôt. »

En fait, il avait été demandé à Bernardo de nommer son successeur, car il était convié à rentrer, dès sa campagne terminée, à Madrid pour recevoir ses titres de vicomte de Galveston et comte de Gálvez avec blason armorié. Il ne voulait point l’annoncer maintenant, il voulait en garder la primeur à Marie-Félicité, mais il ne voulait pas le lui dire avant d’avoir mené cette dernière campagne.

***

img_4875Quand Bernardo rejoignit son épouse, elle s’était installée dans son salon, où exceptionnellement, elle avait fait mettre la table pour un diner en tête à tête. Il la trouva particulièrement en beauté. Assise dans un fauteuil près de la porte-fenêtre ouverte sur la galerie, avec langueur elle s’éventait tout en rêvant devant le coucher de soleil sur la ville. Elle arborait une robe à la polonaise en soie peinte de Chine à dominante de rose qui mettait en valeur son teint. L’entendant arriver, elle se retourna et tout en remettant en ordre une de ses dragonnes dans sa coiffure savamment élaborée avec naturel.  Elle lui sourit et se leva. « – Vous voilà enfin, je me languissais.

– Oh ! mon ange, il ne fallait pas. Que puis-je faire pour obtenir votre pardon ?

– Vous asseoir à notre table et rester en ma compagnie, j’ai tant de choses à vous dire.

– Tant que cela, Felicidad ? Alors j’obéis, mais laissez-moi d’abord vous donner quelques nouvelles.

Elle acquiesça, lui servit elle-même un verre de vin, le lui tendit et s’installa à la table tout en mettant de l’ordre dans les plis de sa robe. Bernardo, quant à lui, ne sachant pas comment annoncer son prochain départ, se mit à arpenter la pièce de long en large, laissant ainsi deviner à sa jeune femme l’agitation qui le rongeait. D’un coup, il s’arrêta et lui annonça sa prochaine campagne et son départ imminent. Elle fut désappointée, mais elle ne fut guère surprise. Elle commençait à se faire à l’idée qu’elle avait épousé un militaire avant tout. « – Si je puis me permettre mon époux, ma nouvelle vaut la vôtre, mais elle est plus heureuse et va aussi changer notre vie. » Intrigué, il se décida à s’asseoir et à écouter la nouvelle. « – Mon ami il n’y a aucun doute, je suis à nouveau enceinte. » Il se leva d’un bond et tomba à ses genoux. « – Mon Dieu ! quel bonheur vous me faites, vous me comblez en tout point. » Réfléchissant avec promptitude, il décida de changer ses plans. « – Felicidad, il faut que vous sachiez aussi que nous sommes attendus à Madrid pour fêter mon triomphe, si vous le voulez je vous amène au Cap pendant ma campagne, puis de là nous partirons vers l’Espagne, comme cela, nous resterons ensemble. »

***

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Mai 1782

Le soleil s’était levé depuis deux bonnes heures quand le capitaine de la frégate « El Volante » fit savoir à Marie-Félicité qu’ils venaient d’entrer dans la rade de Cap-Français. Laissant Matilda à sa nourrice, elle monta sur le pont avec Faustina surveillée par Amanda. Elle avait quitté avec peine La Nouvelle-Orléans, mais elle était curieuse de découvrir cette nouvelle contrée où elle n’allait être que de passage. Sur le pont, ses deux jeunes sœurs, Maria-Victoria et Antoinette-Marie, admiraient, sous leurs ombrelles, la rade du port encombrée au bas mot de plus d’une centaine de navires. Elle était entourée des plantations les plus importantes de l’île et était défendue par de redoutables forteresses qui contrôlaient l’unique passe dans lequel leur navire s’était engagé. Avec leurs époux, les deux jeunes filles, fraichement mariées, avaient accompagné leur sœur ce qui lui avait mis du baume au cœur. Leurs époux, don Riaño y Barcena et don Manuel de Flon, Comte de Cadena, l’un et l’autre officiers du gouverneur, profitaient du voyage pour rejoindre leurs services. Marie-Félicité n’avait pu partir à même temps que son époux, comme elle le désirait. Son début de grossesse l’avait épuisé et ne lui avait pas permis de faire le voyage avec lui. Elle était donc, deux mois plus tard, venue avec ses soeurs.

Devant Marie-Félicité s’étalait la ville du Cap, le « Paris des Antilles », comme disaient les autochtones. Ses quais du « bord de mer » malgré l’heure matinale étaient déjà encombrés d’une foule bigarrée, d’une activité débordante et désordonnée. Derrière cette scène s’étendait le damier régulier des rues. Bernardo lui en avait fait la réclame. La ville pouvait se targuer d’une quinzaine de milliers d’habitants et d’être le centre économique de l’île. Elle s’enorgueillissait comme les grandes villes européennes ou hispano-américaines, de quelques grands édifices, dont l’église paroissiale ou les casernes, mais elle était surtout riche de solides maisons aux murs de pierres de taille et aux toits couverts d’ardoises, de tuiles ou d’essentes, surmontées de belles cheminées ouvragées. Bien que sobres, elles étaient assez riantes et bâties pour la fraîcheur et la commodité du commerce, comme Marie-Félicité s’en rendit compte lors de son parcours jusqu’à l’hôtel particulier qui lui était dédié.

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Les deux voitures, transportant Marie-Félicité et sa famille, s’arrêtèrent à l’angle de la rue Rohan et de la place Royale. Ils descendirent devant un hôtel de trois étages avec toit mansardé. Marie-Félicité, levant la tête, découvrit une vaste demeure en pierre avec ses six travées par étage, des balcons en fer forgé, un perron de trois marches devant la porte à double battant. Au pied du marchepied de la voiture, les trois jeunes femmes remettaient de l’ordre dans l’ordonnancement des plis de leurs robes quand la porte s’ouvrit sur Bernardo suivi d’une armada de serviteur noir. « – Felicidad ! Enfin vous voilà ! » Il accueillit avec chaleur les autres membres de sa famille et fit rentrer tout son monde à l’intérieur de la demeure dont la décoration n’avait rien à envier aux demeures du même type en Europe.

L’hôtel était confortable et construit au centre des quartiers élégants où un théâtre avait été édifié et dans lequel on jouait des pièces récentes, venues d’Europe. Les rues étaient pavées jusqu’au port et dans la Rue du Gouvernement, il y avait des boutiques où l’on trouvait les dernières marchandises arrivées d’Afrique, d’Europe et d’Amérique. Marie-Félicité, comme ses sœurs, était fort satisfaite de son aménagement. Tous les soirs, la table du gouverneur de Louisiane était à nouveau ouverte et les riches autochtones s’y pressaient. La table comme la conversation attiraient tout un chacun, le gouverneur Guillaume Léonard de Bellecombe en premier.

Tout aurait pu aller pour le mieux si ce n’était les contrariétés de Bernardo. Il était venu à Saint‑Domingue, où les forces combinées entre la France et l’Espagne devaient se rassembler. Tout avait mal commencé. À la bataille des Saintes, au début du mois d’avril, le comte de Grasse avait trouvé le moyen de perdre devant la flotte britannique. Le reste de la flotte française venait de rejoindre la flotte d’invasion près du Cap-Français. Bien qu’elle fût composée d’un total de 40 vaisseaux de ligne, l’invasion de la Jamaïque ne pouvait avoir lieu. La perte du commandant en chef, prisonnier des Anglais, et les maladies parmi les équipages avaient mis la campagne en péril.

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Pour parachever le tout, Don Cagigal y Montserrat avait désobéi ! Malgré ses ordres d’abandonner la campagne d’expédition vers les Bahamas afin que ses forces puissent être utilisées pour l’invasion de la Jamaïque, il avait poursuivi son projet et avait navigué jusqu’à La Havane. Et au lieu d’envoyer ses deux mille cinq cents hommes de troupe pour soutenir l’expédition jamaïcaine, il avait quitté la garnison de La Havane en direction de New Providence. Heureusement, une fois arrivé, il avait convaincu le commandant britannique, le vice-amiral John Maxwell, de se rendre sans avoir besoin de faire le siège de la ville de Nassau. Il était fortement tout de même en colère que don Cagigal n’ait pas suivi ses ordres, lui qui l’avait couvert lorsqu’il avait maltraité plus que de mesure un général britannique, après le siège de Pensacola. Suite à cela, il avait dû le renvoyer en Espagne où il serait sûrement emprisonné au moins pendant un certain temps. Tout cela l’avait frustré parce que la victoire navale britannique à la Bataille des Saintes l’avait forcé à momentanément abandonner l’invasion franco-espagnole prévue de la Jamaïque. Obstiné, Bernardo continuait toutefois les préparatifs pour sa campagne militaire.  Il avait besoin de plus de subsides et cela lui provoquait beaucoup de soucis. Cette campagne, bien qu’elle lui tînt à cœur, l’obligeait à rester à Saint-Domingue où de toute façon, l’été venant et l’accouchement de Marie-Félicité s’approchant, il se sentait de plus en plus bloqué.

***

Il manquait plus que cela ! Une estafette venait d’apporter un courrier annonçant une nouvelle catastrophe qu’il allait lui falloir annoncer à Marie-Félicité. Celle-ci s’était installée dans le jardin, où elle se reposait. Elle y était seule, ses sœurs faisaient les boutiques de la rue du gouvernement, il y avait eu de nouveaux arrivages de France.   Bernardo estimait que c’était une bonne chose, cela éviterait bien des débats. « – Felicidad, excusez-moi de troubler votre repos, mais j’ai des nouvelles de votre père et elles ne sont pas bonnes.

– Mon Dieu, il est arrivé un drame ?

– Rien qui ne puisse se résoudre, je vous assure.

– Ah ! Vous m’avez fait peur, mon ami. Alors que se passe-t-il ?

– Votre père est emprisonné à Kingston en Jamaïque.

– Grands dieux ! Qu’est-il arrivé ? Vous allez pouvoir l’aider ?

– Je vais faire de mon mieux, Felicidad. Sur sa route de retour, ses deux navires, La Margarita et la Felicidad, ainsi que leur équipage ont été capturés par les Britanniques. Ses navires et leurs cargaisons ont été réquisitionnés et vendus comme récompense de guerre. Il est tenu en résidence surveillée et ses hommes sont en prison.

– mais vous allez pouvoir faire quelque chose ?

– Je vais faire tout ce que je peux, j’ai quelque levier possible même dans cette situation. Rassurez-vous. De plus, votre père est un homme avec des ressources. Il a déjà réussi à obtenir un prêt d’un Anglais pour pourvoir aux besoins de ses officiers espagnols pendant cette épreuve.

***

Ce soir-là, on jouait Irène, une pièce de théâtre de Voltaire. Elle avait été représentée pour la première fois au Théâtre-Français à Paris quatre ans plus tôt et attisait la curiosité de la société dominicaine. C’était une tragédie en 5 actes et en vers, à laquelle Marie-Félicité désirait se rendre malgré l’état avancé de sa grossesse. Malgré l’attention de tous, elle se morfondait en attendant sa délivrance. Bien qu’il trouvât cela quelque peu inconvenant, Don Gálvez avait cédé au désir de son épouse. Il l’avait conduite, accompagné de ses sœurs et de leurs maris, au théâtre, à l’angle des rues Vaudreuil et Saint-Pierre. Le théâtre avait trouvé à se loger dans une grande et belle maison à étage où l’on pouvait assoir jusqu’à mille cinq cents personnes. Ils y étaient venus régulièrement parfois même pour des soirées privées comme celle du gouverneur donné en leur honneur et qui avait fort impressionné les habitants du Cap et des environs.

La salle était comble, la chaleur était lourde, et bien que satisfaite d’être là, Marie-Félicité était lasse. Sa grossesse touchait à son terme. L’enfant qu’elle attendait donnait régulièrement des coups de pieds, elle en avait déduit qu’il était pressé. Elle ne demandait qu’à le délivrer. Alors que le troisième acte commençait, sans prévenir une violente douleur irradia sa colonne vertébrale. Lâchant son éventail, elle s’accrocha à la rambarde de la loge. Elle avait l’impression que quelque chose cédait en elle. À partir de ce moment-là, les premières contractions la prirent. Tout en faisant la grimace, elle mit la main sur le bras de son époux. « – Bernardo, il faut rentrer !

– Maintenant, Felicidad ?

– Oui mon ami, ton héritier a décidé de faire son entrée.

Bernardo blêmit, il se leva et aida Marie-Félicité à se lever et à sortir de la loge. La salle frémit, plusieurs personnes ayant perçu le départ inopiné du couple. Il guida son épouse vers la sortie, don Manuel de Flon avait pris les devants faisant appeler la voiture, Antoinette-Marie et Maria-Victoria aidèrent leur beau-frère à soutenir la parturiente dont les contractions se multipliaient. Don Riaño y Barcena, derrière eux, rassurait les personnes qui se précipitaient pour avoir des nouvelles de sa belle-sœur.

L’arrivée de Marie-Félicité à leur demeure affola tout le monde sauf Amanda qui de suite prit les choses en main. Elle fit prévenir par Jésus la sage-femme qui lui avait été recommandée. Pour Bernardo, ce fut le début de l’attente, de la tourmente, l’inquiétude s’enracina en lui, malgré les discours rassurants de ses deux belles sœurs. Ne pouvant rien faire, bien qu’ils aient annulé tous les invités du souper, qui devait suivre le spectacle, auprès desquels ils s’étaient fait excuser, ils passèrent à table. Maria-Victoria et Antoinette-Marie essayèrent de divertir Bernardo et invitèrent leurs époux à en faire de même, mais rien n’y faisait. De son côté, malgré la terrible douleur, le déchirement soudain ressenti, Marie-Félicité mettait au monde un petit garçon avec autant de facilité que les fois précédentes.
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Il fut baptisé à l’entrée de l’automne, les parents le prénommèrent Miguel. L’enfant faisait l’admiration de son père qui était déjà empli de bonheur par ses filles Matilda et Faustina, même si cette dernière n’était pas de lui. Il était comblé par sa famille, mais était fort déçu par sa gouvernance. La campagne contre la Jamaïque n’avançait pas. Elle s’embourbait, le projet était très coûteux et voilà que maintenant l’Espagne entamait les négociations de paix qui allait mettre fin à la guerre avec les Anglais. Il s’attendait d’un jour à l’autre à l’annonce de la signature, et il ne pourrait plus repousser son retour à Madrid. Il ne pouvait s’y résoudre pour l’instant à cause de Marie-Félicité et des enfants. Cela était trop périlleux pour eux, trop de maladies emportaient les marins, alors des enfants en bas âges.

***

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Septembre 1783

Le voyage avait été long. Ils avaient tout d’abord vogué de Saint-Domingue à Cuba où ils étaient restés quelque temps. Puis il y avait eu la traversée de l’Atlantique, cinq semaines d’ennui avaient mené la flotte au sein de laquelle se trouvait le navire du gouverneur de Louisiane et de sa famille, à bon port, sans tempête ni manque de vent. Ils avaient accosté au port de Cadix, situé au bord d’une baie ouvrant sur l’océan atlantique et bâti sur un rocher qui était relié au continent par une chaussée étroite. Bien qu’elle ait trouvé le temps long, Marie-Félicité admettait qu’elle avait voyagé dans un confort acceptable. Elle n’avait pas souffert du mal de mer, à contrario, de sa sœur Antoinette-Marie qui avait été alitée presque tout le voyage et, malgré les craintes, personne ne tomba malade au sein de sa famille. Aucun de ses enfants n’en avait pâti. Ils étaient arrivés à Cadix, juste avant le lundi de Pâques. Ils furent reçus avec tous les honneurs et logés à côté de la Plaza San Martín dans le Barrio del Pópulo dans La Casa del Almirante, une somptueuse maison à la façade de marbre, construite un siècle avant avec le produit du commerce des Amériques. Les différents appartements étaient distribués autour du patio où tous se retrouvaient pour partager repas et agréments, profitant de la fraicheur de la fontaine et de la luxuriance de la végétation. Bernardo ne se lassait pas de jouer les pères au grand amusement de ses filles et de Marie-Félicité. Honorés, invités par tous, ils ne purent faire autrement que rester pour les fêtes de Pâques avant que de prendre les routes poussiéreuses et de rejoindre Madrid par Séville et Mérida où ils avaient été annoncés et à nouveau fêtés.

***

Les trois berlines entourées de gens d’armes qui transportaient la famille Gálvez et leurs serviteurs entrèrent dans Madrid en fin d’après-midi par la calle de Atocha sous un soleil chatoyant. Marie-Félicité, qui avait été en admiration devant Cadix et Séville, fut fortement impressionnée par la ville et le tumulte évident de sa vie. Charles III, qui s’était rendu compte que sa ville ne brillait pas autant que d’autres villes européennes telles que Paris, Rome et Londres, avait décidé d’étendre la ville au barrio Huertas. Il avait fait étirer le large Paseo del Prado de la Plaza de Cibeles à la Puerta de Atocha et projeté de construire un musée des sciences naturelles, un observatoire astronomique et un Jardin botanique. Il avait doté sa capitale de parcs, de jardins et de promenades publics. La noblesse, qui avait tout d’abord été réticente, avait fini par s’y presser avec sa nombreuse domesticité, le pouvoir surplombant  la ville au sein du palais royal.

IMG_5126.JPGAprès tant de jours de voyages sur les mers et sur les routes, Marie-Félicité allait enfin pouvoir se poser quelque temps avec toute sa famille. Si le voyage avait beaucoup amusé par ses péripéties Faustina et Matilda, dont l’âge ignorait les peurs, il n’en était pas de même de leur mère, elle était soulagée à l’idée de prendre repos et de se fixer quelque temps. Elle savait déjà que ce n’était pas leur destination finale puisqu’il faudrait faire le voyage retour. Et bien qu’elle aimât l’idée de revenir chez elle, en Louisiane, à la pensée du voyage et des craintes que cela générait en elle, elle abandonnerait bien ce désir. Reçue par José Bernardo de Gálvez y Gallardo, marquis de Sonora, oncle de Bernardo, avec les siens elle fut invitée à loger sur la calle de Toledo près de la plaza Mayor. Ils découvrirent le lieu de leur villégiature, une maison, bâtie sur un vaste terrain, avec porte-cochère de bois sculpté, encadrements des portes et fenêtres, balcons en fer forgé et cheminées construits à la française. La demeure, haute de trois vastes étages et composée de trois corps de logis, donnait sur une cour pavée qui servait de séparation entre la demeure et les écuries. À peine descendus de leurs berlines, ils furent reçus par une armada de serviteurs et des maîtres de maison. Bernardo était heureux de revoir son oncle, ministre des Indes, il lui devait son poste et sa fortune en Louisiane. Marie-Félicité et ses sœurs furent conduites avec leurs époux dans leurs appartements richement décorés et meublés comme l’ensemble de la demeure, ce qu’elles découvrirent par la suite. Elles furent fortement impressionnées par le bâtiment principal qui comprenait un vaste rez-de-chaussée divisé en quatre pièces et par les trois salles de réception de l’étage auquel on accédait par un grand escalier en pierre de taille. Il y avait aussi sept pièces de fonction au dernier niveau. Don de Sonora, qui était très fier de son neveu, avec son épouse, Concepción Valenzuela de Fuentes, fit tout ce qu’il put pour assurer le plus de confort possible à leurs invités.

***

À peine installé à Madrid, Bernardo fut rattrapé par les nouvelles de son beau-père. Il n’était parti pas de Saint-Domingue qu’il avait obtenu la libération de tous les prisonniers espagnols dont Gilbert Antoine de Saint-Maxent. Alors qu’il pensait être en paix de ce côté-là, voilà qu’il y avait des rebondissements. Il avait su par son oncle que le contrat de Saint-Maxent avec Carlos III était arrivé à terme échu et que le congrès, qu’il avait organisé avec les nations indiennes, était désormais reporté au printemps 1784 et les marchandises qu’il avait si difficilement obtenues étaient aux mains des Britanniques. Son beau-père était dans une mauvaise passe et celle-ci n’allait pas en s’améliorant. Il s’était mis en devoir d’obtenir d’autres prêts pour racheter ses navires et une partie de la cargaison, mais voilà que son bienfaiteur anglais avait été arrêté à La Havane. Ce dernier avait été accusé de contrebande d’espèce et n’avait pas hésité à impliquer de Saint-Maxent, aussi une ordonnance royale espagnole avait été délivrée pour son arrestation et un embargo fut mis sur ses actifs et ses propriétés.

Sans en parler à Marie-Félicité, il décida de faire son possible pour aider son beau-père avec l’aide de son oncle.

***
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La soirée de présentation ! Pour l’occasion Marie-Félicité s’était fait faire une robe à la française à petits paniers de pékin rayé à dominance de couleur crème, broché de soie et de lame d’argent. Heureusement, le roi Charles III d’Espagne leur avait laissé le temps de se retourner avant de les recevoir à la cour, cela lui avait permis, comme à ses sœurs, de rafraichir sa garde-robe et de se faire confectionner pour cette circonstance exceptionnelle la robe de son choix. Elle s’admirait devant sa glace faisant bouffer ses engageantes de fil d’or. Amanda finalisait sa coiffure mettant de l’ordre dans ses dragonnes blanchies de poudre, Marie-Félicité n’avait pas voulu du coiffeur en vogue à Madrid, elle ne faisait confiance qu’en son ancienne nourrice. Cela avait beaucoup perturbé et froissé le personnel de l’hôtel de Sonora, à qui Marie-Félicité avait vite fait comprendre qu’il n’y avait qu’elle et son époux qui pouvaient donner des ordres à ses serviteurs, ce en quoi Amanda, Jésus, Paloma et Perrine, spécialement acquise à Saint-Domingue pour servir de nourrice au petit Miguel, lui étaient reconnaissants. Leur place était des plus inconfortable au sein des serviteurs espagnols qui ne voyaient en eux que des esclaves, même si pour Marie-Félicité c’était une partie de la famille. Comme elle tardait, Bernardo entra dans sa chambre en habit à la française ajusté, au col droit, dont les pans de devant glissaient vers l’arrière, elle félicita de son choix vestimentaire avant qu’il ne lui reprochât son retard, devinant que c’était le sujet de son intrusion. Il rit à la ruse, mais joua le jeu et lui fit remarquer la qualité de la matière de couleur chocolat et les broderies au point lancé dans les tons crème qui ornaient les bords du gilet et de l’habit. L’un et l’autre tenaient à être à la hauteur de la situation, ce n’était pas tous les jours que l’on recevait les honneurs de son roi devant toutes la cour.

***

Le Palais royal surplombait de sa magnificence la ville de Madrid. Il s’organisait autour d’une vaste cour entourée de bâtiments de pierres blanches ainsi que d’une place d’armes où les deux berlines qui les transportaient s’arrêtèrent. Un bataillon de valets se précipita pour les aider à descendre. Ils découvrirent le bâtiment de granit, en pierre blanche de Colmenar et en marbre reliéfé. Tout en pénétrant à l’intérieur du palais par un imposant escalier, ils rassasièrent leur curiosité, admirant au passage la façade de la cour sur trois niveaux, remarquant son niveau inférieur avec un appareil en bossage, et ses deux niveaux de fenêtres, reliés par un ordre ionique colossal. Sur le perron les attendait le majordome qui les guida au fil des salles richement ornées de marbres espagnols, de stucs et de bois précieux pour les portes et les fenêtres, le tout amplifié par une décoration intérieure où trônaient des tapis, du mobilier et de l’argenterie de toute beauté. Ils étaient ébahis par la magnificence des lieux. Arrivés dans la salle de porcelaine dont les murs et le plafond étaient entièrement recouverts de porcelaine de la manufacture de Buen Retiro, ce qui était une curiosité en soi, le majordome leur demanda de patienter, le roi, son fils et son épouse n’étaient pas encore dans la salle du trône.

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La famille royale fin prête, Marie-Félicité et Bernardo purent entrer dans la salle du trône. Le roi entouré de ses ministres, le comte D’Aranda et le comte de Florida Blanca, les attendait tout en discutant avec ce dernier. Ils traversèrent la salle, encadrés par la foule des courtisans venus saluer le héros auxquels s’étaient mêlés les sœurs de Marie-Félicité et leurs époux. Après la révérence de Marie-Félicité et le salut courbé de Bernardo, le roi entama son discours le remerciant et le félicitant pour ses actes héroïques qui avaient apporté à l’Espagne une gloire fort appréciée. Il conclut ses propos par la remise des armoiries annoncées à celui qui devenait le vicomte de Galveston et comte de Gálvez. Un diner somptueux suivit cette cérémonie, chacun essayant de s’approcher du héros.

Quelques jours plus tard, le roi, en compagnie de ses deux ministres, le convia avec son oncle à une entrevue plus intime afin de lui faire raconter ses exploits. Impressionné, le roi le fit revenir à plusieurs reprises pour poursuivre cette narration. Le couple Gálvez fut dès lors invité à toutes les festivités de la cour ainsi que par toute la noblesse espagnole. Pas un souper, pas un bal ne pouvaient se faire sans qu’ils ne fussent présents. Marie-Félicité exultait et se laissait porter par ce tourbillon de fêtes profitant de son époux et de ses enfants sans qu’aucune inquiétude ne vienne assombrir le tableau.

Chaque jour ou presque, Marie-Félicité, Antoinette-Marie et Maria-Victoria avec les enfants arpentaient en berline décapotable la promenade du Prado de San Jeronimo, plantée d’arbres, ornée de fontaines et de statues, abondamment fleurie, et qui était devenue le lieu le plus fréquenté de la capitale. Les badauds allaient y admirer les défilés des carrosses commentant les personnages influents qui s’y pavanaient. De son côté, avec plus de temps libre, Bernardo s’intéressa à l’aérostatique et ayant entendu parler du premier vol habité par des humains effectué, à la manufacture de Jean-Baptiste Réveillon à la Folie Titon, avec un ballon captif, il chercha à faire de même. Au printemps suivant, il essaya un système de direction pour les ballons aux abords de la rivière Manzanares à Madrid, mais il eut peu de succès. Il en fut fort déconfit, cela le conforta dans l’idée qu’il n’était pas fait pour cela, bien qu’il fût captivé par toutes les nouvelles technologies. Il était persuadé qu’elles pouvaient aider le monde. cd3c146f72a3766caa4a0b821a54250eLes beaux jours venant, comme beaucoup de Madrilènes, Bernardo et sa famille partirent pour les abords d’Aranjuez ou la famille royale passait le printemps. Il acquit une maison de campagne au bord du Tage et alla s’y installer avec sa famille pour la belle saison. Ils firent ce que beaucoup d’aristocrates font, ils profitèrent de leur oisiveté, de promenades en diners, de théâtre en bal. L’été arrivant, ils firent comme tous. Ils partirent pour San Ildefonso où le roi et sa famille séjournaient l’été. Là-bas, ils furent invités dans la demeure de François Cabarrus, le conseiller du roi Charles III d’Espagne et le fondateur de la banque San Carlos, qui tenait à avoir dans son cercle tous les ressortissants de son pays d’origine, la France. Il tomba, comme son épouse, sous le charme du couple Gálvez, d’autant qu’ils attiraient à eux toute l’aristocratie espagnole. Marie-Félicité et Bernardo continuèrent leur rythme de vie, assistant aux invitations du roi participant aux spectacles et bals qu’il offrait à une poignée d’aristocrates. Après Bernardo, Marie-Félicité prit le flambeau de la renommée, elle séduisait comme elle l’avait fait à La Nouvelle-Orléans tous ceux qu’elle rencontrait.

Tout cela aurait pu durer, mais le comte de Florida Blanca commençait à trouver que Bernardo prenait un peu trop de place dans l’attention du roi. Il avait bien proposé au roi Charles de l’envoyer aux Pays-Bas, mais ce dernier n’avait pas voulu se passer de lui. Il profita du retour de la cour à Madrid pour rappeler au roi qu’il fallait nommer un nouveau commandant en chef des Florides et de la Louisiane et qu’il allait falloir proposer le poste à quelqu’un. Bien sûr, le ministre savait que le roi avait pensé à Bernardo, c’était la moindre des choses après son poste de gouverneur de Louisiane, mais il ne le lui rappela pas. L’automne passa sans que le roi se décidât. Pour accélérer les choses, il proposa des noms sans jamais nommer don Gálvez. Ce fut son ennemi juré, le comte D’Aranda, qui le fit pour lui.

***

Janvier 1785

Outlander -010.JPGLa neige avait recouvert Madrid, Marie-Félicité s’était installé avec ses enfants dans le salon donnant sur le jardin. La cheminée crépitait du feu qui la réchauffait. Elle n’avait pas l’habitude, elle ne se faisait pas au froid et au gris du ciel qui perdurait. Attendrie, elle écoutait la lecture appliquée de Matilda qui montrait ses progrès à sa sœur Faustina, celle-ci la corrigeant quand le besoin s’en faisait sentir.   Bercé par Perrine, Miguel babillait. Ce fut au sein de ce charme familial que Bernardo arriva. « – Felicidad, soyez heureuse, je vais vous sortir de votre ennui, nous venons de recevoir une invitation du palais pour le bal des rois mages. » Marie-Félicité prit l’invitation réfléchissant déjà à ce qu’elle allait mettre. Elle s’excusa auprès de son époux et se précipita porter la nouvelle à ses sœurs à l’étage supérieur.

Toute l’aristocratie madrilène était là, pas une famille d’hidalgo ne manquait à l’invitation. Les salons étaient emplis de femmes et d’hommes paradant dans leurs plus beaux habits. Les gorges des femmes exposaient des fortunes de pierres précieuses gage de la fortune et de la position de leur famille. Monsieur et madame Cabarrus avaient retrouvé les Gálvez dans la chambre Gasparini, l’une des plus belles salles du palais. Bernardo et Marie-Félicité étaient accompagnés du marquis de Sonora et de son épouse ainsi que de Maria Victoria et Antoinette Marie de Saint-Maxent et de leurs maris respectifs. Comme tous ils attendaient l’entrée de la famille royale. Un bruit courait, le retard était dû à Marie-Louise de Parme qui faisait une scène à son époux Charles l’héritier du trône. Elle n’était pas un scandale près, le roi Charles III d’Espagne avait dû exiler un certain Manuel Godoy de la cour pour des avances qu’il aurait faites à la princesse des Asturies. Bien qu’elle ne portât pas dans son cœur la princesse, Marie-Félicité admettait que le dauphin n’y mettait pas du sien et récoltait un juste retour de son indifférence. Ils parlaient de tout et de rien quand le comte D’Aranda vint chercher Bernardo, le roi désirait le voir en aparté. Cela devait être d’importance pour que le comte se déplaça lui-même pour venir le quérir.

***

« – Don Gálvez je vous ai fait venir aujourd’hui pour que vous ayez la primeur de votre nouveau poste dans mon gouvernement. »

Bernardo était quelque peu surpris par cette entrevue avec le roi, juste avant le bal. Marie-Félicité l’avait regardé partir sans se faire d’illusion, la douceur de leur vie allait être bouleversée. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce qui allait être annoncé à Bernardo, mais cela ne pouvait être qu’un nouveau poste. Poste qu’il ne pouvait refuser. Il ne pouvait en être autrement, ils étaient à Madrid depuis plus d’un an. Elle espérait qu’ils allaient rentrer à La Nouvelle-Orléans, mais il en doutait. Elle prit patience, attendant son retour et les nouvelles. Quand il revint, ce fut pour lui apprendre que le roi l’avait nommé commandant en chef des Florides et de la Louisiane en plus du poste d’inspecteur général des troupes de l’Amérique. Il devait partir pour La Havane, pour Cuba. Il allait falloir refaire les bagages et retraverser l’océan. Elle garda son quant-à-soi et elle fit bonne mine, car la nouvelle fusa, le bal faisant à peine tinter ses premières notes et ses premiers quadrilles. Tous vinrent les féliciter, et gracieusement elle remercia chacun pour ce qui était un honneur. Elle n’était pas sûre dans son for intérieur qu’elle s’en réjouissait contrairement à son époux qui irradiait de fierté.

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épisode suivant

Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

sources: http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Gazetteer/Places/America/United_States/Louisiana/_Texts/GAYHLA/4/3*.html

Je suis la vice-reine du Mexique. (3ème partie)

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Chapitre III : De 1777 à 1780

capture-decran-2017-01-13-a-18-33-29Vendredi 9 Janvier 1778.

La pluie tombait avec abondance sur La Nouvelle-Orléans amenant une fraicheur qui avait amené la flambée dans la cheminée. Don Gálvez arpentait nerveusement de long en large son bureau sous les yeux de son valet de chambre, un grand noir dénommé Jésus. Malgré l’urgence, il avait remis au lendemain toutes les réunions du jour. Son secrétaire, Ignacio de Las Vegas, l’avait excusé auprès de tous et avait géré les premières plaintes, suite au coup de main qu’avait fait James Willing. Ce dernier, un patriote, un ancien résident de Natchez, dirigeait une bande de maraudeurs, qu’il avait rassemblé sur la rive gauche du Mississippi, afin de chasser les Anglais. Cette tache que le gouvernement espagnol avait agréée avait quelque peu débordé de ses objectifs. Beaucoup avaient trouvé qu’il avait ravagé plus que de raison et sans nécessité les belles plantations qui s’élevaient sur la rive gauche du fleuve atténuant les sympathies des Louisianais pour les patriotes.

Bernardo Gálvez n’arrivait pas à rester en place, allant de la bibliothèque à son bureau, puis de la porte-fenêtre donnant sur la véranda à la porte ouvrant sur l’antichambre. Il ne savait comment calmer son inquiétude, son impatience. Sur cette entrefaite arriva à l’impromptu son beau-père, monsieur de Saint-Maxent. Cela interrompit momentanément son agitation. Il lui fit bonne figure. Cela fit sourire Gilbert Antoine, il reconnaissait là l’effort surhumain que cela coutait à son gendre. Marie-Félicité mettait au monde leur premier enfant. Élizabeth son épouse était déjà auprès d’elle.

 « – Alors mon ami, vous avez des nouvelles de votre épouse ?

– Sa chambrière me dit que tout va pour le mieux. Mais je crois aimer mieux le champ de bataille que cette attente interminable.

– On voit que c’est le premier mon ami, il ne faut pas vous en faire, laissez la nature faire son travail. Offrez-moi donc un verre et fêtons cette arrivée !

Alors que Bernardo servait son verre à son beau père, Élizabeth entra dans le bureau. « – Messieurs c’est une fille ! Bernardo, vous pouvez aller voir votre épouse, elle est épuisée, mais présentable. Tout s’est bien passé. » À croire que c’était une tradition familiale, contrairement à l’impression du jeune père, l’accouchement avait été rapide et sans difficulté particulière. L’enfant était un beau poupon, pas très grand, mais joli. D’un commun accord, le père et la mère décidèrent de la prénommer Matilda. Le début de l’année de 1778 commençait bien pour le gouverneur.

***

joseph-caraudSamedi 18 avril 1778.

La douceur de l’air du début de printemps était telle que Marie-Félicité avait fait ouvrir les portes-fenêtres donnant sur les jardins. Comme la brise du soir amenait un peu de fraicheur, elle alla s’accouder sur la rambarde de la galerie de l’étage. De là où elle était, elle profitait d’une vue sans pareille. Elle surplombait la courbe du fleuve, le port rempli de navires, le marché toujours en effervescence malgré l’heure, et les galeries marchandes des bâtiments de l’autre côté de la place d’armes accueillant les derniers clients. Les arbres étaient en fleurs et coloraient l’ensemble du décor, la faisant profiter d’une multitude de fragrances qui masquait quelque peu celle de la vase des marais dont une partie ceinturait la ville.

Elle fut sortie de sa rêverie par l’arrivée d’Amanda et de sa petite fille, Faustina, qui venait l’embrassait avant d’aller se coucher. Trois ans, cela faisait trois ans que cette poupée blonde ensoleillait ses jours. Elle se pencha et l’a pris dans ses bras. « Qu’es-tu fait maman ?

– je contemple notre ville, ma poupée d’amour.

Et c’est bien ce que faisait Marie-Félicité. Amanda, qui, après avoir été sa nourrice, était restée à son service, la ramena à ses devoirs de maîtresse de maison. « Marie-Félicité, il faudrait peut-être te préparer ? Tes invités vont arriver. » Ses invités. Le souper. Oui, bien sûr, cela allait bientôt être l’heure et elle ne pouvait se soustraire à cette tache qui par ailleurs ne lui était pas désagréable. Depuis que son mariage avec Bernardo Gálvez avait été officiel, à ses côtés, elle se devait de tenir son rôle. Elle était devenue l’épouse du gouverneur de la colonie et ce n’était pas rien. De plus, cela avait été un miracle, car sa promesse accomplie, Bernardo, en paix avec lui-même et prêt à accepter son funeste destin, avait recouvré la santé. Il avait progressivement retrouvé ses forces et avait finalement pu reprendre ses fonctions de gouverneur à la satisfaction de tous. L’avis du roi finit par arriver, la permission de se marier avait été officiellement accordée. Le mariage public avait été célébré à La Havane sur l’ile de Cuba. Ce fut un grand spectacle qui fut clôturé plusieurs jours plus tard à La Nouvelle-Orléans par un banquet et un bal où tout ce qui comptait dans la colonie était venu pavoiser et s’amuser.
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Et c’est bien ce que faisait Marie-Félicité. Amanda, qui, après avoir été sa nourrice, était restée à son service, la ramena à ses devoirs de maîtresse de maison. « Marie-Félicité, il faudrait peut-être te préparer ? Tes invités vont arriver. » Ses invités. Le souper. Oui, bien sûr, cela allait bientôt être l’heure et elle ne pouvait se soustraire à cette tache qui par ailleurs ne lui était pas désagréable. Depuis que son mariage avec Bernardo Gálvez avait été officiel, à ses côtés, elle se devait de tenir son rôle. Elle était devenue l’épouse du gouverneur de la colonie et ce n’était pas rien. De plus, cela avait été un miracle, car sa promesse accomplie, Bernardo, en paix avec lui-même et prêt à accepter son funeste destin, avait recouvré la santé. Il avait progressivement retrouvé ses forces et avait finalement pu reprendre ses fonctions de gouverneur à la satisfaction de tous. L’avis du roi finit par arriver, la permission de se marier avait été officiellement accordée. Le mariage public avait été célébré à La Havane sur l’ile de Cuba. Ce fut un grand spectacle qui fut clôturé plusieurs jours plus tard à La Nouvelle-Orléans par un banquet et un bal où tout ce qui comptait dans la colonie était venu pavoiser et s’amuser.

Marie-Félicité avait repris la place de sa sœur ainée, Marie-Élizabeth ayant suivi son époux vers son nouveau poste de gouverneur du Venezuela. Laissant les deux jeunes frères de son époux défunt à l’une de ses belles-sœurs. Elle était venue s’installer dans la maison du gouverneur avec sa fille Faustina d’Estrehan et sa nourrice Paloma, sa fidèle Amanda et trois autres serviteurs. Il ne manquait pas de serviteurs que ce soit des nègres ou des soldats pour l’entretien de l’immense demeure et le service du gouverneur, mais elle n’avait pu se passer des siens.

Son père, Gilbert Antoine de Saint-Maxent, voyait chaque jour se réaliser les prédictions faites par Rosalba, la sorcière métisse, dans son jeune temps. Il exultait. Il n’avait jamais été aussi riche, aussi cette année-là, après avoir vendu sa demeure, Gilbert Antoine avait déménagé une nouvelle fois. Il avait construit sur son terrain de Chef Menteur, sur la crête de Gentilly en bordure du lac Pontchartrain, à l’Est de La Nouvelle-Orléans une maison grandiose. Pourvue d’une table de billard en acajou, de deux tables incrustées d’échecs, d’un clavecin, des miroirs encadrés en or, deux globes, l’un terrestre, l’autre céleste, d’une horloge qui sonne les heures avec un chant d’oiseau, d’une bibliothèque de 4700 ouvrages, elle était enviée par tous.

Dimanche 19 avril 1778

Ce fut dans cette demeure que l’Espagne commença à organiser officiellement son aide aux belligérants américains. Ce jour-là, Gilbert Antoine avait invité son gendre et sa fille à un déjeuner dominical au sein de sa demeure. Après la messe, Bernardo Gálvez et Marie-Félicité rejoignirent donc les Saint-Maxent jusque sur les rives du lac Pontchartrain sous la pluie battante d’un orage qui s’était mis à gronder pendant le sermon du Père Dagobert. Le gouverneur, qui par ailleurs s’entendait fort bien avec son beau père, pressentait que ce n’était pas par hasard s’il avait reçu cette invitation. Il soupçonnait de sa part quelques manigances. Arrivée dans l’allée de chêne de la plantation, une éclaircie apparue qui soulagea Marie-Félicité qui ne se voyait pas gâcher sa robe sous la pluie battante. Le cocher approcha au plus près des marches qui menaient à la véranda, effaçant ainsi ses dernières craintes. La jeune femme était toujours heureuse de revenir dans sa famille et l’accueil fut à la hauteur.
portrait-of-mrs-henrietta-morris-and-her-son-john-by-george-romney-1777Elle venait à peine de gravir les marches, qu’à elle arriva les plus jeunes de ses frères et sœurs suivis de leurs nourrices et servantes qui n’avaient pu contenir le petit groupe et leurs ainés. Les quatre filles étaient en admiration devant leur sœur. L’ainée de celles-ci avait quatorze ans et se comportait comme une femme. La plus jeune avait deux ans et marchait tant bien que mal. Quant aux quatre garçons, l’ainée avec ses dix-neuf était un jeune homme qui travaillait déjà pour son père et son benjamin, plus jeune de trois années, le mimait en tout, quant aux deux autres il fallait maintenir leur turbulence encore infantile. La scène fit rire Bernardo qui aimait cette ambiance familiale qu’il commençait à vivre avec la petite Faustina qu’il considérait comme sa fille.

Le bruit du tumulte des retrouvailles attira Gilbert Antoine qui vint au-devant d’eux et ayant remis un peu de calme dans sa tumultueuse descendance, il guida Marie-Félicité et Bernardo vers le grand salon où se trouvait un autre couple. « – J’ai pris sur moi le plaisir d’inviter notre ami Olivier Pollock et sa charmante épouse Margaret O’Brien. » Bernardo sut de suite à la façon dont cela était présenté, que le couple, du moins Olivier Pollock, était le sujet de l’invitation. Il les connaissait fort bien, l’épouse d’Olivier Pollock faisait partie de l’entourage de la mère de son épouse ainsi que de celui de cette dernière. Quant à lui, originaire d’Irlande, installé en Pennsylvanie, deux ans auparavant, il avait commencé une carrière en tant que négociant dans les ports espagnols des Indes occidentales, et avait été basé à La Havane où il avait créé des liens avec le gouverneur général Alejandro O’Reilly. Ce fut par son entremise qu’il commença comme marchand à La Nouvelle-Orléans. Il fut favorablement accueilli par les fonctionnaires espagnols de la Louisiane, qui lui accordèrent le droit de libre-échange dans la ville. Il gagna en notoriété lorsqu’il fit importer de la farine répondant au besoin désespéré de la colonie et qu’il la vendit à la moitié du prix. Ce fut cette année-là qu’il épousa Margaret O’Brien originaire de La Nouvelle-Orléans et devint propriétaire d’une plantation à Bâton-Rouge, s’intégrant ainsi complètement dans la bonne société de la ville. Le déjeuner se passa en toute convivialité, les échanges se firent sur les nouvelles du moment, d’arrivée d’immigrants espagnols et de leurs installations, de la situation de la colonie et des nouvelles des uns et des autres. Le repas pris, les hommes laissèrent leurs épouses déguster leur café et partirent sur la galerie fumer leur cigare et avaler un verre de rhum.
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 « – Comme vous le savez, j’ai amené le Congrès Continental à comprendre l’importance stratégique de la vallée du Mississippi. C’est comme cela que j’ai été nommé agent commercial à La Nouvelle-Orléans, faisant de moi le représentant des colonies dans la ville. Il me faut aider financièrement le général George Rogers Clark pour sa campagne dans l’Illinois, mais mon soutien ne va pas être suffisant. Je suis donc venu vous demander une aide. » Appuyé contre l’une des colonnes de la véranda, tout en fumant, Bernardo écoutait l’américain. Ce qu’il entendait lui convenait même si au premier abord il semblait indifférent. Gilbert Antoine ne sachant ce que pensait son gendre, afin d’appuyer la demande de son invité, s’empressa de dire que lui même mettrait la main à la poche s’il le fallait. Bernardo l’arrêta. « – Non, non ! Gardez votre argent. Pour l’instant, notre gouvernement va pourvoir à cela. » Les Espagnols ne pouvaient que voir avec plaisir l’affaiblissement de l’Angleterre et se trouvaient fort aises de la savoir sérieusement occupée, voire embourbée par une guerre intestine. Aussi Bernardo n’hésita pas un instant. Il venait d’apprendre grâce à des rapports secrets que les Britanniques se préparaient à envahir la province, aussi cela venait à point nommé. Il accepta de fournir un appui non déguisé à Olivier Pollock et lui proposa un emprunt de 70 000 $ comme soutien financier.

***

Dans les semaines qui suivirent, Bernardo reçut du gouvernement espagnol l’ordre de chasser les Anglais de la Louisiane et d’installer à leur place des colons espagnols. Ceux-ci vinrent aux frais du roi des îles Canaries et de la province espagnole de Málaga. Ils s’installèrent, sous le commandement de Marigny de Mandeville, à la Terre aux Bœufs. Guidés par Gilbert Antoine de Saint-Maxent, d’autres se retrouvèrent près de Bayou-Manchac, à environ vingt-quatre milles de la ville de Bâton Rouge, où ils établirent un village qu’ils appelèrent Galveston en l’honneur du gouverneur. Le reste forma Valenzuela, sur le Bayou Lafourche avec les Acadiens qui les avaient précédés. Le gouvernement porta sa sollicitude paternelle jusqu’à construire une maison pour chaque famille, et une église pour chaque établissement. Ces émigrés étaient très pauvres, et furent pourvus de bétail, de poules et d’ustensiles de ferme. On leur fournit des rations, pour une période de quatre ans, dans les magasins du roi, et une assistance pécuniaire. Ils s’intégrèrent rapidement et devinrent même francophones. Dans le même temps, le gouverneur facilita le transit des rebelles américains sur tout le territoire au sud de la zone de guerre, en aidant l’envoi d’armes et de munitions pour les troupes américaines de George Washington et George Rogers Clark, et négocia directement avec Thomas Jefferson, Patrick Henry, Oliver Pollock et Charles Henry Lee.

***

Été 1779

L’été était comme les autres, très chaud et souvent orageux. La chaleur était d’autant la plus sensible et plus accablante que les vents ne soufflaient d’aucun point de l’horizon, et que ce calme profond de l’air ajoutait un nouveau poids à l’ardeur de l’atmosphère qui toutefois était tempérée par des pluies fréquentes. Le temps semblait s’être arrêté, pourtant le bonheur de Marie-Félicité fut de courte durée. La colonie se remettait lentement de l’une des afflictions les plus graves qui fut, la petite vérole. En cette année comme dans les précédentes, cette épidémie avait été fatale à La Nouvelle-Orléans, et sur les plantations alentour. La maladie tant redoutée s’était répandue faisant des ravages dans beaucoup de famille n’épargnant aucune couche de la société. À peine remis de cette succession de drames et de chagrins, un coursier du vice-roi de Nouvelle-Espagne, Martín de Mayorga, venu de Mexico, vint annoncer la déclaration de guerre faite à l’Angleterre, le roi Charles III venait de confirmer le Traité d’Aranjuez, accord entre la France et l’Espagne. L’Espagne se donnait le droit d’intervenir dans la Guerre d’indépendance des patriotes. Bernardo avait reçu des instructions pour prendre immédiatement l’offensive contre les établissements britanniques. Il allait devoir quitter sa femme et ses enfants.

Chaque soir, tout en se préparant sous les doigts agiles d’Amanda pour la nuit, Marie-Félicité écoutait, stoïque, son époux lui faire un résumé des préparatifs guerrier qu’il mettait en place. Elle savait que tout en lui résumant toutes ses décisions il prenait du recul sur celles-ci. La guerre ? Elle en avait toujours plus ou moins entendu parler, principalement contre les Indiens. Elle avait, jusque là, toujours été préservée de ses conséquences, mais cette fois-ci, ce n’était pas la même chose, son époux et l’un de ses frères allaient y partir ainsi que plus d’un homme de son entourage qui étaient entrés dans la milice régie par son père. Afin de ne point alarmer son époux et de ne point lui ajouter de souci supplémentaire, la jeune femme cachait, de son mieux, son ressentiment envers ses préparatifs. Elle ne s’en morfondait pas moins d’inquiétude. La guerre, c’était des morts, des blessés, des mutilés, des veuves, des orphelins, des drames en perspectives, mais elle ne pouvait rien contre la volonté des hommes. Dans cette perspective, elle prenait son courage à deux mains et fièrement présentait de son mieux une face sereine.

***

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Jeudi 30 juillet 1779

Comme souvent la table du gouverneur était ouverte. La grande salle à manger, qui donnait par les portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse et les jardins, était meublée à la dernière mode française. Les murs étaient délicatement moulurés, le portrait du roi d’Espagne trônait au-dessus de la cheminée. La longue table était entourée de chaises à la reine tapissées de brocard et supportait deux grands chandeliers qui, en plus des appliques murales, éclairaient la pièce. Pour éviter les piqures des maringouins, les serviteurs fermèrent les portes avant le début du souper. Ce soir-là, Marie-Félicité recevait, outre ses parents, le nouvel intendant de la Louisiane Felix Martín Antonio Navarro, Bartolomé de Macarty, son épouse, Francisca de Beleire y Pellerin, et leur fille Céleste fiancée à Estéban Miró, lieutenant colonel du régiment de Louisiane, lui même à la table. À eux s’étaient joints Jeanne Marguerite D’Estrehan et son époux Jean Étienne de Boré de Mauléon qui étaient de passage à La Nouvelle-Orléans. Entre deux bouchées de gombo, ce soir-là il y en avait un aux crevettes et un autre au poulet, la conversation roulait sur le futur mariage de mademoiselle Macarty et de don Miró. Madame Macarty expliquait que son époux et elle avaient quitté leur plantation de la Côte des Allemands pour leur maison de ville afin d’organiser le mariage qui aurait lieu à l’église Saint-Louis et faire faire la robe de la mariée. La jeune fiancée ne disait rien, jetant de temps en temps un regard fugace vers don Miró, cela attendrissait Marie-Félicité qui proposa spontanément son aide. Les hommes laissaient converser les femmes entre elles, le sujet les intéressant peu. Toutefois, monsieur Macarty, sentant l’ennui venir, reprit en main la discussion et la dirigea vers les nouvelles venant des colonies anglaises. Bernardo resta vague ne pouvant dévoiler ses intentions, bien qu’à table don Navarro et don Miró savaient à quoi s’en tenir, mais respectaient le secret du gouverneur. Marie-Félicité sentant venir une conversation peu agréable, car inquiétante pour elle comme pour ses compagnes, car toutes étaient inquiètes quant au devenir de leurs époux et de leurs amis, essaya de guider la conversation vers les dernières nouvelles venues de France. Elle n’eut pas le temps de le faire, Ignacio de Las Vegas, le secrétaire de Bernardo, entra dans la salle à manger, s’excusa d’interrompre le souper et se pencha vers le gouverneur lui murmurant une information. « Mes amis, je m’excuse, mais je dois m’absenter un instant, continuez sans moi. Je ne serai pas long. »

***

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sergent Ignacio de Balderes

Le gouverneur suivit son secrétaire jusqu’à son bureau où l’attendait un de ses sergents visiblement à peine descendu de son destrier tant il était crotté. Il était quelque peu intrigué par les nouvelles qu’il lui apportait. Elles devaient être d’importances pour que cela amène à le sortir de table.

Le sergent Ignacio de Balderes, de Salamanque, entré dans l’armée à treize ans, avait été envoyé à l’ouest de la Floride espagnole pour travailler comme arpenteur. Avec ténacité et courage, il avait gravi les échelons au sein de l’armée. En poste au fort Saint-Jean, surveillant les abords de la baie Saint-Louis et des lacs Borgne et Pontchartrain, il était en première ligne lors de l’incident qui l’avait amené devant le gouverneur. Il n’était pas très à l’aise, même s’il était fier d’avoir été choisi, il n’aimait pas les nouvelles que son supérieur lui avait demandé de porter de toute urgence.

« – Bonjour, mon ami. Je suppose que vos nouvelles sont d’envergure ?

– Oui monsieur. Veuillez tout d’abord m’excuser de ce dérangement.

Bernardo balaya les excuses d’un geste.

– Des Anglais ont saisi deux de nos embarcations battant notre pavillon.

– Vous étiez sur l’un d’eux ?

– Non, monsieur, j’étais sur une troisième, mais ils étaient plus nombreux, aussi mon supérieur a profité de la venue de l’obscurité pour nous mener jusqu’au bayou saint Jean afin de vous prévenir au plus tôt. De là, j’ai emprunté un cheval à la plantation de monsieur de Saint-Maxent.

– Voilà qui va accélérer les choses. Las Vegas veuillez-vous occuper de notre ami. Il a visiblement besoin de se remettre.

Tout en retournant ses pensées dans tous les sens et essayant de n’en rien laisser paraître, Bernardo rejoignit ses invités. Il serait toujours temps de prendre les mesures adéquates par la suite. Il avait pour cela demandé à son secrétaire de faire venir son conseil de guerre un peu plus tard dans la soirée. À peine entré dans la salle à manger, Marie-Félicité ressentit de suite la tension, l’entretien impromptu avait visiblement amené des préoccupations. Elle maintint la conversation, retenant de son mieux l’attention de la tablée. Le dessert pris le gouverneur s’excusa auprès de ses invités, il expliqua qu’il devait se retirer avec messieurs de Saint-Maxent, Navarro et Miró et que cela serait sûrement long. Marie-Félicité sans poser plus de questions entraina ceux qui n’étaient pas concernés vers le grand salon adjacent.

***

Était déjà présent dans le bureau du gouverneur, en compagnie de don Juan Antonio Gayarre, Don Juan Dorotheo Del Portege. Ce dernier avait succédé à Don Cecilio Odoardo depuis le début de l’année au sein du bureau de la guerre et il était de fait évaluateur du gouvernement. Il avait donc toujours son mot à dire et ne s’en privait pas. Gilbert Antoine les salua et prit un des fauteuils libres face au bureau marqueté tout comme Felix Martín Antonio Navarro, Don Miro et Bernardo restèrent debout. Le colonel Don Manuel Gonzales et le capitaine-sergent major Jacinto Panis, arrivèrent avant que le gouverneur n’intervienne.

Reading-a-Letter.jpg « – Messieurs, je vous ai fait venir, car les Anglais ont eu la maladresse de saisir deux de nos embarcations sur le lac Pontchartrain, ils ont omis la dizaine de leurs navires qui sont arrimés à nos quais. » Ce que le jeune et énergique gouverneur ne disait pas, c’était qu’il voyait là une excellente opportunité à la carrière qui s’ouvrait devant lui. Aucune nouvelle n’aurait pu être plus bienvenue. Usant de l’occasion avec empressement, il projeta immédiatement une attaque contre les possessions anglaises voisines, et avec force d’arguments il la soumit à son conseil de guerre. Toutefois, chacun essaya de calmer l’impétueux, lui recommandant d’attendre que des renforts soient obtenus de La Havane et lui conseillant dans l’intervalle de mettre tous ses efforts dans la mise en place d’une meilleure défense pour la colonie. Arguments contre contre-arguments, la réunion s’acheva sur ce postulat.

Les pensées encore agitées, insatisfait de cette conclusion, Bernardo retrouva son épouse. Marie-Félicité qui avait patienté après avoir quitté ses invités se trouvait dans leur chambre. Amanda avait fini de brosser sa lourde chevelure, devinant que les deux époux désiraient être seuls, elle quitta la pièce discrètement. À peine, fut-il en sa compagnie qu’il se lança dans un monologue. « – Vous savez, Félicité, j’ai dû convoquer un conseil de guerre, car les Anglais se sont permis de nous confisquer deux voiliers. C’est pour cela que de Las Vegas est venu interrompre notre repas. Vous ne le croirez jamais, mais alors que j’étais sûr que le conseil irait dans mon sens, qu’il voudrait venger notre honneur, et bien il a ergoté. J’étais résolu à les amener à mon point de vue d’autant que j’ai découvert par des lettres interceptées à Natchez que les Anglais ont l’intention de surprendre La Nouvelle-Orléans.

– je suppose, Bernardo, vous le leur avez dit ?

– Non, je ne pouvais tout leur dévoiler, mais il nous faut attaquer les premiers. Il nous faut bloquer le port avant que les navires britanniques n’utilisent le fleuve à des fins intrusives. Il ne faut pas que les Anglais en arrivent à posséder les deux rives de la rivière, ils seraient en situation de porter la guerre au Nouveau-Mexique et aux autres provinces de la Nouvelle-Espagne. Cela est impensable !

Bernardo était très agité, ce que concevait Marie-Félicité au vu des nouvelles. Elle essaya de le calmer, de détourner son attention, mais cela était difficile. Elle l’aida à se dévêtir afin de se coucher, le milieu de la nuit était passé.

L’aube n’était pas levée que Bernardo était sorti du lit et avait quitté la chambre conjugale. Le peu d’heures nocturnes qui l’avait séparé du jour n’avait été que tourment. Ces sombres réflexions avaient pesé sur son esprit et avaient stimulé et renforcé sa volonté. Sous prétexte de se préparer à la défense, avec une activité infatigable, il entreprit d’exécuter ses desseins secrets. Il commença par nommer Don Juan Antonio Gayarre commissaire de guerre pour l’expédition projetée. Il avait décidé de marcher contre l’ennemi le 22 août, et pour cela de réunir, le 20, tous les habitants qui étaient à sa disposition et qu’il avait l’intention d’inviter à le suivre.

***

18 août 1779

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La chaleur était étouffante et moite. Marie-Félicité s’était installée dans son antichambre à l’angle de la demeure. Un immense magnolia protégeait de son ombre la pièce et la véranda de ce côté. Elle avait fait ouvrir les portes-fenêtres des deux côtés voulant profiter du moindre mouvement d’air. Contrairement à Faustina, elle était affalée sur une duchesse brisée, chaque mouvement lui coutait. Elle avait revêtu sur sa chemise un manteau ample en indienne aux motifs colorés, elle ne supportait rien de plus. Si Faustina malgré la touffeur courait partout faisant souffrir sa nourrice qui la surveillait, toute la ville semblait avoir arrêté toute activité. La petite fille dans son jeu chuta et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Marie-Félicité se leva, prête à la sermonner quand levant la tête vers l’extérieur, elle découvrit au-dessus du fleuve la noirceur soudaine du ciel. Elle n’eut pas le temps de réagir que de brusques mouvements d’air firent claquer les portes-fenêtres. Elle blêmit. Il n’y avait pas de doute, un ouragan venait sur eux. « – Amanda ! Jésus ! Vite, vite, faites barricader l’habitation. Paloma allait chercher Matilda, au nom de Dieu vite, vite. » Elle fit rentrer Faustina qui s’était aussitôt arrêtée de pleurnicher et avait répondu au geste de sa mère sans broncher. La petite fille avait compris que cela était grave. Ce fut alors un branle-bas de combat dans la demeure. Serviteurs, militaires, suivaient les injonctions de Marie-Félicité. Elle avait été la première à se rendre compte du danger à venir. Le vent augmenta, la pluie soudainement tomba en trombe. Rien cependant ne faisait prévoir cette catastrophe. La veille au soir, le temps était beau. Jusque là, le ciel était resté limpide, n’annonçant rien de fâcheux. Bernardo arriva promptement, retrouvant sa famille repliée dans un coin de la pièce. Faustina était collée à sa mère tenant Matilda dans ses bras. Amanda et Paloma à ses côtés, tout comme elle, priaient la clémence de Dieu. Il prit son épouse et ses enfants dans ses bras essayant de les rassurer. Dehors le vent vrombissait au milieu du tonnerre et des éclairs. À travers les persiennes des volets intérieurs, il alla observer le vent terrible qui s’élevait, tordant tout dans de puissants tourbillons, et renversant, comme sous la poussée d’une décharge d’artillerie, tout ce qui lui faisait résistance. Des toitures des maisons, des tuiles, des chevrons, des pièces de bois d’un fort poids, étaient soulevées comme des allumettes et volaient comme des oiseaux à travers les airs à une prodigieuse hauteur. Laissant ses filles à leur nourrice, Marie-Félicité rejoignit son époux et constata la même chose que lui, nul être humain n’aurait pu, à cet instant, se risquer dehors sans être enlevé lui aussi, ou frappé à mort par les débris de toutes sortes qui voltigeaient de toutes parts. Le feuillage des arbres était déchiqueté, de grands arbres étaient déracinés, les maisons semblaient s’écrouler les unes après les autres, et le fleuve montait, la place d’armes était sous l’eau. Bernardo donna des ordres pour que l’on monte à l’étage tous le mobilier du rez-de-chaussée, il fut le premier à montrer l’exemple se mêlant aux serviteurs, appuyant leur action.
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Soudain, une accalmie se fit. Quelques téméraires sortirent de leurs refuges, croyant la tempête terminée. Ils ignoraient que c’était le centre du cyclone, l’œil pernicieux, qui passait à ce moment-là sur la ville, et que la tourmente allait rugir à nouveau, plus dévastatrice et plus terrible. Sous le premier choc, nombre de navires à l’ancre avaient été jetés sur la levée sans espoir de recevoir de secours par ceux qui les entouraient et qui avaient toutes les peines du monde, en dépit de leurs ancres, à ne pas subir le même sort. La plupart des vaisseaux du gouverneur, prêts à l’expédition, allèrent au fond du Mississippi. La frégate « El Volante » fut sauvée par l’intrépidité et l’habileté de son commandant Luis Lorenzo de Terrazas. Le répit fut de courte durée, les bourrasques reprirent avec plus d’intensité et acheva de renverser ce que les premières rafales avaient épargné. Les ronflements du vent et du fleuve étaient si forts que le fracas des maisons s’abîmant sur le sol ne se distinguait plus. Le cyclone semblait être au paroxysme de sa fureur. La jeune femme n’avait rien vu de si terrible, elle sentait les murs de pierre de la demeure souffrir devant la violence des vents, les craquements en étaient effrayants. Il était impossible de sortir et de se porter de mutuels secours. Les rues étaient impraticables, la pluie en avait fait des torrents, les marais autour de la ville avaient envahi la ville. S’y engager eût été aller au-devant d’une mort certaine, car les matériaux des habitations détruites sillonnaient l’air et ne laissaient aucune issue. Dans la pièce, tous étaient tétanisés, Faustina collée contre Amanda pleurait doucement. Marie-Félicité accrochée au volet ne sentait plus ses jambes tant elle était saisie par la peur. Des arbres énormes, déracinés par la violence des vents se précipitaient, telles des catapultes gigantesques, avec une vitesse inouïe, broyant leurs branches contre les maisons. Quelques-unes, soulevées d’une seule pièce, allaient s’effondrer à plusieurs mètres de distance de leur assise primitive.

Petit à petit la tempête se calma et fut remplacée par un ciel bleu et limpide. Bernardo ouvrit l’un des volets et s’avança avec précaution sur la véranda. Il fut rejoint par Marie-Félicité. La tourmente avait eu son cruel triomphe, des débris sortaient les habitants hagards, leurs faces souillées, égarées, furieuses. Ils découvraient l’ampleur des dégâts. Ceux qui se découvraient vivants enlaçaient ceux qu’ils rencontraient. Puis le choc passé chacun chercha les siens, découvrit les morts et les blessés, parfois ne trouva rien. Bernardo ouvrit sa demeure, Marie-Félicité la transforma rapidement en hôpital de fortune.

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L’ouragan avait éclaté avec une telle violence qu’en trois heures, il avait détruit un grand nombre de maisons de La Nouvelle-Orléans, la plus grande partie des habitations et des améliorations faites sur les bords du fleuve, sur quarante milles de haut en bas. Il avait balayé comme la paille toutes les récoltes, avait tué presque tout le bétail et répandu la consternation générale dans toute la province. Pas un habitant qui n’ait éprouvé des dommages, soit dans les bâtiments, soit dans les plantations voire pousser le malheur jusqu’à perdre leurs esclaves. Hors d’état de réparer leurs pertes, certains se savaient ruinés.

***

Malgré ce contretemps, Bernardo décida de recommencer ses préparatifs afin de prêter main-forte aux patriotes et de protéger la Louisiane. Le gouverneur craignait que dans l’état d’accablement de la colonie, les Anglais, leurs établissements n’ayant pas souffert de l’ouragan, en profitent pour appeler les Indiens à leur secours, et ainsi soulever suffisamment d’hommes pour s’emparer de la colonie. Il décida donc de persévérer dans ses intentions et ordonna au commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, de renouveler ses dispositifs. Seulement dans l’état d’épuisement de la colonie, il n’était pas facile de rassembler les éléments nécessaires pour assurer le succès de l’ʹinvasion du territoire d’ʹun ennemi. Afin d’ʹinciter les colons à se joindre à lui dans l’ʹexpédition envisagée, malgré les circonstances de désolation dans lesquelles se trouvait alors le pays, Bernardo joua le tout pour le tout. N’ayant pas encore annoncé que le roi l’avait confirmé dans le gouvernement de la Louisiane et qu’il n’était plus le gouverneur par intérim, il décida de convoquer les habitants devant l’église Saint-Louis, sur la place d’armes, pour en faire l’annonce. Accompagné de Marie-Félicité et de ses filles, il se présenta devant les Orléanais qui du plus riche au plus pauvre s’étaient rassemblés sous le soleil déclinant de la journée. Les aides et soutiens du gouverneur et de son épouse avaient raffermi le lien de la gouvernance avec ses sujets. Marie-Félicité avait connaissance du contenu de son discours, son époux l’ayant répété devant elle. Il discourut sur la misérable condition de la province, et regretta que, dans de si mauvaises circonstances, il eût à leur dire que la guerre avait été déclarée contre la Grande‑Bretagne et qu’il avait reçu des Ordres stricts afin de mettre la colonie en état de défense, parce qu’une attaque contre elle était prévue.

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Bernardo de Gálvez y Madrid, vicomte de Gálvezton et comte de Gálvez

Tous écoutaient dans un silence religieux, ils étaient consternés par ce qu’ils entendaient et maudissaient ces Anglais qui ne les laissaient décidément point en paix. Marie-Félicité regardait avec un œil compatissant ses amis, ses connaissances qui plongeaient dans l’affliction sortaient à peine la tête de l’eau. Ils réparaient ou reconstruisaient leurs maisons, se demandant comment suppléer à leurs récoltes ravagées. Ils ne voulaient songer qu’à leurs subsistances, et voilà qu’il allait falloir réfléchir, à comment se protéger de la guerre voire à aller la faire. L’épouse du gouverneur comprenait fort bien leur ressenti, chaque jour depuis l’ouragan, elle se levait pour aller aider au couvent des ursulines ou à l’hôpital militaire. Du mieux qu’elle pouvait, elle apportait son aide, sachant que pour l’instant riches et pauvres avaient la même problématique, il n’y avait pas à portée de main de quoi subvenir aux besoins les plus rudimentaires. Aucun navire n’avait encore pu arriver jusqu’au port avec à son bord de quoi nourrir la population.

Cette partie du discours fini Bernardo brandit sa commission de gouverneur. Il s’adressa aux Orléanais avec l’énergie du langage et du sentiment qui convenait pour l’occasion.

« Messieurs, je ne puis me servir de ma commission, sans jurer devant le Cabildo que je défendrai la province. Je suis disposé à jeter la dernière goutte de mon sang pour la Louisiane et pour mon roi, mais je ne puis prêter un serment que l’on m’attend à violer parce que je ne sais si vous m’aiderez à résister aux ambitieux desseins des Anglais. Jurerai‑je de défendre la Louisiane ? Vous tiendrez‑vous près de moi pour vaincre ou mourir avec votre gouverneur et votre roi ? »

En disant cela, de la main gauche, il présenta la commission royale sous le large sceau de l’Espagne, et, avec la droite, il tira son épée avec une expression de détermination héroïque. Une acclamation immense et enthousiaste fut la réponse.

***

Immédiatement après, Bernardo s’empressa d’accélérer ses préparatifs avec l’aide et les efforts unis des colons. L’Espagne voyait ainsi renaitre l’espoir de reprendre les territoires que leur avaient enlevé les Anglais. Pour cela, Bernardo, aidé de Gilbert Antoine, leva une force armée conséquente des plus variés. Elle était constituée de 170 anciens combattants espagnols et français, de trois cent trente Canariens, Mexicains, Cubains, Dominicains et Portoricains. À ceux-ci se rajoutèrent six cents mercenaires allemands, cent soixante Indiens d’Arcadie, des Attakapas, de Pointe coupée et des Opelousas et quatre-vingts mulâtres noirs et libres, et des miliciens français. Oliver Pollock demanda à servir comme aide de camp auprès du gouverneur, ce qu’il accepta. Ce dernier fit reconstituer une escadrille et pour cela il fit rassembler tous les bateaux qui avaient été épargnés par l’ouragan. Une goélette et trois canonnières furent dégagées hors de la rivière où elles s’étaient enfoncées, et on y mit les vivres, les munitions et l’artillerie. Celle-ci consistait en dix pièces, une de vingt‑quatre, cinq de dix‑huit, quatre de quatre livres, sous le commandement de don Julien Alvarez bien que sa santé fut grandement affaiblie. Cette petite flotte allait remonter la rivière en même temps que l’armée, pour subvenir à ses besoins.

Mercredi 26 août 1779

Bernardo Gálvez donna le commandement de La Nouvelle‑Orléans et de la garnison qui y restait au lieutenant‑colonel Don Pedro Piernas, et livra l’administration civile de la province, pendant son absence, au Contador Don Martin Navarro. Il nomma second le colonel Don Manuel Gonzales. Quant à Don Estevan Miró, Jacinto Panis, et Don Juan Antonio Gayarre, le commissaire de guerre, il les mit directement sous ses ordres, devenant ainsi les principaux acteurs de l’expédition.

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De ce jour, Marie-Félicité commença à attendre de ses nouvelles. Chaque jour, elle espérait qu’un coursier viendrait lui en amener ou que Don Piernas ou que Don Navarro en recevrait. Il fallut patienter plusieurs semaines avant d’avoir les premières.

Lorsqu’arriva le premier courrier, Marie-Félicité était à table avec Felix Martín Antonio Navarro, l’intendant de la Louisiane, habitude prise depuis qu’il logeait dans la maison du gouverneur. Les nouvelles n’étaient guère bonnes. Bernardo s’était bien retrouvé à la tête de six cents hommes supplémentaires pour remonter le Mississippi, mais son armée s’était trouvée réduite d’un tiers de leur nombre, arrivée à son premier objectif. Les causes en étaient la maladie et les fatigues du voyage. Toutefois le 6 septembre 1779, il siégeait devant le fort Manchac, ce qu’il avait fait par surprise. Le coursier étant parti avant la bataille, ils n’avaient pas plus d’informations. La jeune femme restait mitigée devant ces informations. Elle était bien sûr heureuse de savoir son époux, les membres de sa famille et ses amis en santé au moment de la rédaction de ses nouvelles, mais la lettre avait été signée juste avant un moment crucial, l’attaque du fort. L’inquiétude supplanta le soulagement. Elle se remit à attendre, et cela avec plus d’appréhension.

Trois jours plus tard, d’autres nouvelles arrivèrent, Marie-Félicité les trouva en revenant des ursulines où elle s’était rendue. Un navire était arrivé avec des marchandises et don Navarro lui avait permis d’en prendre une partie pour aider la communauté. Lorsqu’elle revint chez elle, l’attendaient dans le grand salon sa mère et le père Antonio de Sedella, venu la remercier pour des indigents qu’elle avait fait héberger à l’hôpital militaire la veille. Comme elle conversait avec eux autour d’une tasse de café, l’intendant vint en personne apporter la lettre qu’il n’avait pas décachetée. Avec fébrilité, Marie-Félicité prit la lettre et jeta un regard interrogateur vers l’Intendant, qui opina du chef, l’autorisant à décacheter la lettre devant sa mère et le père. Les jambes tremblantes, elle s’assit dans un des fauteuils et la parcourut. Son cœur se calma, la teneur en était bonne, elle en fit un résumé pour tous. Avec succès, l’assaut du fort Manchac avait été donné le 7 septembre par la milice. Son frère, Gilbert-Antoine de Saint-Maxent, fut le premier à entrer dans le fort par l’une de ses embrasures. Élizabeth, la main portée à sa poitrine, à cette annonce se retourna vers le père souriant de bonheur, soulagée et fière à la fois. La garnison était composée d’un capitaine, d’un premier lieutenant et d’un second lieutenant, avec vingt soldats, dont un avait été tué, et cinq s’échappèrent avec un des lieutenants. Les autres furent faits prisonniers de guerre. Ce n’était certainement pas un grand exploit, mais cela avait gonflé le moral des troupes, et Bernardo s’en félicitait.

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Quelques jours après, sans grandes difficultés non plus, Bernardo s’empara de Bâton Rouge, puis de fort Panmure, à Natchez, à la fin du mois de septembre. Si l’expédition de Bernardo rencontrait la fortune de la chance, la guerre n’en était pas moins proche de La Nouvelle-Orléans. Sur le lac Pontchartrain, une goélette américaine, aménagée à La Nouvelle‑Orléans par un individu nommé Pikle, captura un corsaire d’Antioche, les canonnières espagnoles capturèrent également près de Galveston trois goélettes et un petit brick qui retournaient à Pensacola, une goélette qu’ils rencontraient sur le Mississippi, et deux cotres chargés de vivres, qui venaient de Pensacola, par les lacs Pontchartrain et Maurepas.

De lettre en lettre, d’inquiétude en soulagement, Marie-Félicité découvrait la campagne et les exploits de son époux et de son gouvernement. Les résultats de cette campagne étaient très flatteurs pour les armes espagnoles. Huit navires et trois forts avaient été pris. Cinq cent cinquante-six militaires, outre un bon nombre de marins, de miliciens et de noirs libres avaient été faits prisonniers, parmi lesquels le lieutenant‑colonel Dickson et beaucoup d’autres officiers. De son côté, Marie-Félicité n’était pas sans avoir ses vertus, et tous les lui reconnaissaient. Avec humilité, elle s’employait à soulager les maux de tous les miséreux, quelle que fût leur origine. Elle passait ses journées entre les ursulines, l’hôpital militaire et les doléances qu’elles recueillaient au nom de son époux. Bien sûr, il y avait ses filles qui passaient avant toutes choses et elle n’oubliait pas qu’elle représentait le gouverneur, aussi gardait-elle sa table ouverte. En tout, elle était soutenue par Felix Martín Antonio Navarro, qui en plus de s’occuper des finances de la colonie, pourvoyait à ses besoins. Il s’y était tellement bien pris qu’il avait même apprivoisé la petite Faustina.

***

Octobre 1779

Les nouvelles tant espérées par Marie-Félicité arrivèrent au milieu du mois d’octobre. Don Navarro en personne vint les lui porter à ses appartements. Au vu de ce qu’il portait, Amanda le laissa entrer alors que sa maîtresse était à sa toilette matinale. À peine le messager avait-il pénétré dans la chambre que la jeune femme, serrant sa robe d’intérieur autour d’elle, saisit la missive. Elle exulta dès qu’elle en découvrit le contenu, Bernardo rentrait.

Ayant accompli ses desseins, il avait démantelé la milice et avait renvoyé les hommes chez eux avec les louanges et les récompenses qu’ils méritaient. Il avait laissé dans les postes qu’il avait conquis, le plus gros de ses forces, tant et si bien qu’il restait plus qu’une cinquantaine d’hommes de troupe dans la capitale pour la garnison. La nouvelle se propagea dans la ville comme un feu de brousse. Les Orléanais exultaient de joie, ils se rassemblaient, ils échangeaient les nouvelles qu’ils avaient ou qu’ils croyaient détenir. Le respect que le gouverneur inspirait par son caractère, ses talents, son énergie et ses récentes réussites était tel qu’il n’avait pas de raison de se repentir d’avoir agi en cette occasion comme il l’avait fait et de ce qui aurait pu se révéler une imprudence téméraire. La ville attendait son héros, même les diverses tribus d’Indiens étaient venues à La Nouvelle-Orléans pour féliciter les Espagnols de leur victoire.

Entre l’annonce du retour de Bernardo depuis la garnison du fort Panmure et l’arrivée du voilier qui le ramenait à La Nouvelle‑Orléans, il s’écoula une dizaine de jours, qui mirent les nerfs de Marie-Félicité à rude épreuve. Elle dépensa son énergie à organiser un grand banquet où se réuniraient la société orléanaise et celle des alentours dans le jardin de la maison du gouverneur. Quand il fut annoncé à l’approche de la ville, don Navarro eut toutes les peines du monde à la retenir, elle se devait de l’attendre devant l’église Saint-Louis avec le comité d’accueil de la ville et le père de Sedella. Elle ne pouvait se mêler à la foule qui s’assemblait sur la levée, son rang l’en empêchait. Le hasard et l’Espagne avaient aussi amené, en même temps, un renforcement des troupes espagnoles de La Havane ainsi que des honneurs et des récompenses à tous ceux qui s’étaient distingués dans cette expédition.

***

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La ville était en liesse, tous avaient revêtu leurs habits de fêtes afin de faire honneur à leur gouverneur. La plupart s’étaient agglutinés sur la levée ou sur la place d’armes. Entourée des siens, Marie-Félicité, tenant la main de Faustina, attendait l’amarrage du navire qui ramenait son époux. Autour d’elle, les membres du Cabildo et leurs familles, commentait ce retour que tous attendaient pour en savoir plus sur les exploits de leur héros. Marie-Félicité conversait avec Marguerite D’Estrehan, sa belle-sœur, son époux Jean Étienne de Boré de Mauléon, derrière elle, s’entretenant avec ardeur avec Gilbert Antoine de Saint-Maxent, son père, quand Bernardo descendit enfin du navire amarré face à l’église Saint-Louis. Les discussions autour d’elle s’estompèrent puis furent remplacées par des acclamations de joie à sa vue. La jeune femme sentit un frisson la parcourir, Bernardo était malade. Malgré les efforts qu’il faisait pour donner le change à ses concitoyens, elle devinait en lui une grande faiblesse. Instinctivement, elle agrippa le bras de sa mère qui était à ses côtés. Élizabeth, lui jeta un regard surpris, mais ayant perçu au passage la démarche de son gendre, elle comprit l’inquiétude de sa fille. Appuyé sur le bras de son secrétaire, don de Las Vegas qui s’était rendu au-devant de son maître, il était visible que Bernardo faisait tout son possible pour ne pas perdre l’équilibre. Tous voulurent prendre cela pour une grande fatigue due à ses exploits. L’homme avait les yeux caves et le teint bilieux, la jeune femme reconnut les symptômes de la maladie qui avait failli l’emporter juste avant leur mariage.

***

Le banquet organisé par Marie-Félicité malgré la faiblesse de Bernardo eut tout de même lieu. Celui-ci fit un effort surhumain, il minimisa son état de faiblesse à son épouse qui ne se fit pas d’illusion, comme à ses amis et à ses concitoyens. La jeune femme inquiète gardait son attention sur son époux tout en tenant son rôle de maîtresse de maison. En dépit de l’inquiétude de l’entourage du gouverneur, la fête battit son plein. Au milieu des jardins éclairés par une multitude de flambeaux, la foule se bousculait autour des longues tables. Marie-Félicité avait réussi à rassembler des mets variés et du vin qui par leur abondance et leur qualité faisaient la joie de tous. Elle avait même fait distribuer des vivres aux plus démunis. Lorsque le bal commença, et après l’avoir ouvert avec son épouse, le gouverneur se retira le plus discrètement possible. Marie-Félicité, qui se devait de rester auprès de ses invités, le fit suivre par son médecin afin de voir comment soulager son époux. Au petit jour, les derniers invités se retirèrent et laissèrent la place aux serviteurs qui nettoyèrent et rangèrent les lieux d’autant plus rapidement que la pluie s’annonçait. Dans la chambre du gouverneur, Marie-Félicité s’était assoupi dans un fauteuil-cabriolet qu’elle avait rapproché à côté du lit du malade qu’elle était venue veiller. Elle fut réveillée par les gémissements de son mari.

***

Cela faisait une semaine que le gouverneur de Louisiane était alité. Marie-Félicité ne quittait guère le chevet de son époux, elle ne savait plus que penser. Les médecins défilaient et aucun n’apportait de solution ni même d’apaisement. Désemparée, elle commençait à céder au découragement. Allait-elle perdre son époux d’une maladie inconnue ? Ses maux de ventre le faisaient souffrir au plus haut point, il se tordait de douleur désespérant Marie-Félicité devant son impuissance à le soulager. La solution vint de son père Gilbert Antoine de Saint-Maxent.

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Après réflexion, il n’avait trouvé qu’une solution, il avait demandé de l’aide à celle qui était de venue une des reines du vaudou de La Nouvelle-Orléans, Rosalba. Peu l’auraient reconnu, mais beaucoup allaient la voir, pour leur avenir, pour les soulager de quelques problèmes ou de quelques douleurs. Elle ne s’était pas fait prier. À la nuit tombée, elle avait suivi celui qui n’avait jamais failli à sa promesse jusqu’à la maison du gouverneur. Bien que tous ceux qui croisèrent celle qu’ils prenaient pour une sorcière furent surpris de la voir dans la demeure avec monsieur de Saint-Maxent, aucun n’osa s’interposer. Marie-Félicité avait accepté la proposition de son père, estimant qu’il fallait tout essayer. Déjà reconnaissante, elle avait accueilli Rosalba avec chaleur. Après avoir jeté un œil autour d’elle, cette dernière demanda des bougies, de la farine, du sel, de l’huile, un récipient avec de l’eau et voulut rester seule avec le malade, ce qui décontenança quelque peu Marie-Félicité. Sans hésiter, elle entraina toutefois son père et les serviteurs, et laissa la sorcière avec son époux. Elle connaissait Rosalba, elle ne l’avait vu que de loin, mais Amanda lui avait raconté la prédiction qu’elle avait faite à son père avant qu’il ne rencontre sa mère. Elle ne savait pas quel rapport la métisse encore fort belle entretenait avec son père et ne tenait pas à le savoir, mais elle avait confiance. Ce qui se passa dans la chambre nul ne le sut, pas même Bernardo qui ne se souvint de rien. Quand après deux longues heures la reine du vaudou sortit de la chambre, elle demanda à s’entretenir avec Marie-Félicité. Celle-ci accepta, mais elle demanda à aller auparavant voir son époux ce que la guérisseuse accepta d’un hochement de tête. Elle le trouva dormant d’un sommeil profond et visiblement salvateur. Elle remarqua sur le sol des traces de dessins géométriques et les bougies presque entièrement fondues un peu partout dans la pièce. Elle ne fit aucune remarque et en ressortant de la chambre elle guida Rosalba vers le lieu de leur conciliabule.

Monsieur de Saint-Maxent tiquait à l’idée de cette entrevue, mais il n’intervint pas. Il avait bien quelques craintes quant aux révélations que pouvait faire la devineresse à sa fille, mais il ne s’estimait pas le droit de s’immiscer. Marie-Félicité convia Rosalba dans son boudoir et fit signe à Amanda inquiète qu’elle pouvait les laisser seule. « – Je vous prie de m’excuser de tout ce mystère, mais il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas ébruiter. » Marie-Félicité fut étonnée par cette entrée en matière, qu’allait donc lui apprendre cette sorcière. Elle n’était pas sûre de vouloir tout savoir, mais la curiosité l’emporta, après lui avoir servi une boisson chaude, elle lui fit signe de poursuivre. « Votre époux madame ne sera jamais guéri de cette maladie. Il aura d’autres crises et l’une d’elles l’emportera. Dans son corps est entré un mal que nous ne pourrons faire sortir. Je vais vous donner une recette pour une décoction qui le soulagera. Vous pourrez trouver les plantes qui la constituent partout où vous irez. » À cette annonce, la jeune femme pâlit. Elle était atterrée. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle était sûre que la guérisseuse disait vrai. « Vous pensez qu’il en a encore pour longtemps ?

– Vous aurez encore le temps d’avoir deux enfants avant qu’il ne vous quitte.

– ah !

***

Janvier 1780

Dès que Bernardo fut complètement remis sur pied, Felix Martín Antonio Navarro organisa la remise des gratifications envoyée par le roi auxquels avaient droit les vainqueurs de la précédente campagne. Bernardo Gálvez fut nommé général de brigade. Le colonel Don Manuel Gonzales fut élevé au même grade et nommé gouverneur de la province de Cumanas. Le lieutenant‑colonel Miró, le capitaine Don Pedro Piernas et Don Jacinto Panis furent eux aussi promus. Le commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, fut nommé Contador pour Acapulco.

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Avec ses nominations se trouvaient joints des ordres. Bernardo devait poursuivre le combat contre les Anglais et reprendre toutes les régions que les Anglais avaient prises à la Nouvelle-Espagne. L’Espagne reconnaissait l’indépendance des patriotes. Elle avait conclu avec eux un traité d’alliance et de commerce à condition de lui abonner l’exclusivité de la navigation du Mississippi et de consentir à lui laisser reprendre possession des Florides et de tout le territoire s’étendant de la rive gauche de ce fleuve jusqu’aux arrières des anciennes provinces britanniques, d’après la proclamation de 1763.

À peine avait‑il été remis, qu’après ses conquêtes de Manchac, de Bâton Rouge et de Natchez, Bernardo prépara une autre expédition contre Mobile, et Don Juan Antonio Gayarre agit une dernière fois comme commissaire de guerre. Marie-Félicité fataliste regarda son époux préparer tous les préparatifs de cette nouvelle campagne qui semblait lui redonner plus que jamais de l’énergie.

Le 5 février, il partit du fort de la Balise avec deux mille hommes, composés de soldats réguliers, de la milice de la colonie, et de quelques compagnies de noirs libres. Il fut paralysé par une tempête dans le golfe qui fit échouer sur la côte quelques‑uns de ses navires, et endommagea ses provisions et munitions. Cependant, après quelques retards, et des efforts considérables, le gouverneur arriva après un parcours plus ou moins compliqué avec son armée, son artillerie, ses provisions et ses provisions militaires, à l’est de la rivière Mobile.

Henri-Guillaume Schlesinger.jpgCes nouvelles arrivèrent alors que Marie-Félicité était au chevet de Matilda qui était prise d’une fièvre infantile qui laissait penser qu’elle couvait la rougeole. La jeune mère, rongée d’angoisse, avait envoyé sa fille ainée chez sa mère craignant la contagion. Peu d’enfants arrivaient à l’âge adulte et bien que la famille de Saint-Maxent pouvait se targuer de n’avoir perdu aucun des leurs, cela n’enlevait aucune crainte à la jeune mère. La lettre, que don Navarro fit passer par Amanda, ne fit que rajouter à ses inquiétudes. Les jours suivants s’écoulèrent au fil des attentes et des espérances de Marie-Félicité. Matilda avait bien contracté la rougeole, elle en eut tous les symptômes, mais s’en remit doucement. Sa guérison n’était pas complète que des nouvelles de son père arrivèrent. À la grande joie de tous, il s’était emparé du fort et de la ville de La Mobile, avant que la garnison anglaise ait eu le temps de recevoir des secours.

Mai 1780

Le commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, revint à La Nouvelle‑Orléans, porteur d’un message. Son retour n’avait pas été sans risque, passant à travers les lacs, il avait été assailli par une tempête qui lui avait été presque fatale. Son navire avait été frappé par la foudre et ce ne fut pas sans difficulté qu’il entra dans le port.

Don de Las Vegas, dès la nouvelle connue, se précipita au couvent des ursulines où Marie-Félicité en compagnie de sa mère, Elizabeth de Saint-Maxent, était venue porter de l’aide aux orphelins. Il la trouva entourée d’enfants de tous âges, dont sa fille ainée, qu’elle initiait aux actes charitables. Sur un banc à l’ombre d’un magnolia Paloma berçait la petite Matilda. Quand elle le vit, elle frémit. Était-ce une mauvaise nouvelle ? Il lui sourit pour la rassurer, elle se détendit. « Vous êtes venu me chercher, don de Las Vegas ?

– Oui señora, don Gayarre est arrivé avec des nouvelles pour vous.

– Vous en connaissez la teneur?

– Non, señora. Il ne peut les donner qu’à vous, mais il m’a assuré qu’il n’y avait rien d’alarmant.

– Je vous suis donc.

***

Don Gayarre conversait avec don Navarro quand Marie-Félicité et sa mère qui avait tenu à l’accompagner, pénétrèrent dans le grand salon où les attendaient les deux hommes. Sur une table attendait une cafetière entourée de son service en porcelaine, Amanda l’avait précédé. Après avoir remercié pour les compliments reçus à son arrivée, elle invita les deux hommes à s’asseoir autour de la table leur faisant accepter une tasse de café fumant qu’elle servit elle-même. Les deux hommes étaient admiratifs et de la grâce et du sang froid de la jeune femme qui ne laissait rien paraître de sa curiosité fort légitime. S’étant salué et ayant trempé les lèvres dans leur tasse, Marie-Félicité interrogea le commissaire de guerre. « Don Gayarre, quelles nouvelles nous apportez-vous ?

– Comme vous le savez, señora, notre gouverneur a pris le fort de La Mobile, mais le général Campbell s’est réfugié sans gloire à Pensacola.

– Et ?

– Encouragé par son succès, don Gálvez a décidé d’attaquer Pensacola. Mais le fort est fort fortifié, et il a une très grande garnison. Ses moyens étant insuffisants pour l’exécution de son plan, il a sollicité le capitaine général de Cuba pour obtenir des renforts.

– Mais où est-il maintenant ? intervint Marie-Félicité qui commençait à s’impatienter. Pas très à l’aise, non pas qu’il remit en question son supérieur, mais il savait que sa réponse n’allait pas plaire.

– Il est allé à La Havane, afin de mander en personne ce qu’il désirait.

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La jeune femme était à moitié surprise, elle connaissait la nature impatiente de son époux. Elle n’était pas aussi sans savoir qu’il était méfiant à l’encontre du capitaine général de Cuba. Elle ne doutait pas qu’il obtint ce qu’il désirait. En tant que fils du vice‑roi du Mexique et neveu du président du Conseil des Indes, il n’allait pas être aisé de lui refuser sa demande. Elle était toutefois désappointée, elle aurait apprécié que Bernardo passât par La Nouvelle-Orléans, bien qu’elle admettait en son for intérieur que cela aurait été un grand détour. Détour qui aurait mis à mal ses desseins. Elle prit sur elle et fit bonne mine aux deux hommes et les convia au diner le soir même en présence de ses parents et de quelques amis. Bien évidemment, Don Gayarre serait le centre des attentions et ce serait une bonne chose. Elle aurait moins d’efforts à faire envers ses invités.

***

Les préparatifs furent longs, et le temps s’en mêla, Bernardo rencontra un ouragan si fréquent à cette période de l’année. Quelques‑uns de ses transports périrent, et les autres furent dispersés. Il dut retourner à La Havane au mois de novembre. Avec persévérance, humanité et un sens inébranlable du devoir, il rassembla les restes dispersés de sa flotte. Il quitta La Havane pour Pensacola à la tête d’une expédition redoutable à la fin du mois de mois de février. La flotte était commandée par Don José Cabro de Irazabal.

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épisode suivant

Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

sources: http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Gazetteer/Places/America/United_States/Louisiana/_Texts/GAYHLA/4/3*.html

Je suis la vice-reine du Mexique. (2ème partie)

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Chapitre II : 1769 à 1777

La maison de Saint-Maxent rue de Conti était en effervescence, le nouveau gouverneur venu d’Espagne avait été annoncé. Dans la nuit, la frégate du général avait amarré au quai de la ville avec vingt-trois autres vaisseaux. L’homme avait fait réveiller la ville par des salves, le Conseil à demi réveillé s’était présenté sur la levée face au mouillage du vaisseau dès le matin. Le gouverneur par intermittence, Charles Philippe Aubry, avait rendu une ordonnance pour enjoindre à tous les habitants de la ville, et les principaux de la campagne d’assister à une cérémonie de présentation au nouveau gouverneur, afin de l’assurer de leur entière soumission et fidélité au roi d’Espagne.

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Marie-Élizabeth et Marie-Félicité choisissaient leurs toilettes. Bien qu’elles fussent conscientes de la situation litigieuse dans laquelle était la colonie, elles étaient avant tout de jeunes filles qui allaient dans la société. Amanda, leur chambrière noire, laçait le corset de Marie-Félicité, essayant de maintenir son agitation afin de faire sa tache. Elles avaient choisi une robe à la française à la dernière mode, composée d’un manteau ouvert sur une pièce d’estomac et une jupe assortie. L’ainée, Marie-Élizabeth, en avait choisi une dans les tons bleus, Marie-Félicité avait préféré une variante dans les jaunes. Pendant que l’une remettait en ordre ses engageantes amovibles de mousseline de coton brodé fixées à ses manches « en pagode », l’autre sœur finissait de se faire coiffer. Si tôt prêtes, elles descendirent rejoindre leur parent pavoisant dans leurs robes à petits paniers au corsage ornementé et ajusté sur le devant et sur les côtés, et à la jupe garnie de bouillonnés variés et de falbalas. Les deux jeunes filles se ressemblaient. Brunes, le teint de lys, des yeux de biche, elles étaient aussi jolies l’une que l’autre. L’ainée faisait plus hautaine et la cadette plus douce, ce qui était, ni plus ni moins, le reflet de leur caractère. Marie-Élizabeth n’oubliait jamais de qui elle était la fille, Marie-Félicité était toujours dans l’empathie et cherchait à sauver tous les êtres qu’elle estimait faibles. Son père avait dû la modérer quand il s’agissait de leurs esclaves même si elle n’avait à faire qu’aux plus favorisés, ceux de maison.

À leur entrée dans le salon de la demeure, Gilbert Antoine de Saint-Maxent ressassait avec son épouse Élizabeth ses inquiétudes quant à l’arrivée tant redoutée. Après neuf mois de troubles et de désordre qui avaient mis la colonie en feu et à deux doigts de sa perte, la paix avait été recouvrée et la tranquillité, petit à petit, s’était installée, mais chacun avait compris que l’Espagne n’avait pas dit son dernier mot. Certains étaient partis pour d’autres colonies comme Saint-Domingue ou la Martinique, d’autres prétendaient aller s’installer chez leurs voisins les Anglais, beaucoup parlaient, mais ils ne bougeaient pas. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer, Gilbert Antoine s’était joint à Charles Philippe Aubry afin d’organiser au mieux une réception digne d’amadouer le représentant espagnol et de lui démontrer leur bonne volonté. Il avait d’autant plus soutenu le gouverneur par intérim qu’il était en but à la malveillance de ceux qui lui reprochaient de ne pas s’être mis à la tête de la révolution, mais qui l’avaient néanmoins désiré et nommé comme chef ! L’homme coincé entre ses concitoyens et un devoir envers le roi de France, à qui il avait juré fidélité, cherchait toujours et avant tout à rester loyal à sa consigne. Il ne voulait pas qu’on accusât le gouvernement de la France de complicité ou de duplicité dans le soulèvement.

***

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Alejandro O’Reilly

Marie-Élizabeth et Marie-Félicité aux côtés de leur mère étaient ébahies par le spectacle. Au milieu de la foule silencieuse, Monsieur Aubry avait fait battre la générale. La troupe française et la milice s’étaient formées sur un des côtés de la place en face des vaisseaux, à cinq heures et demie la frégate avait tiré et le général O’Reilly était descendu aussitôt à terre. Dans le même temps, trois mille hommes de troupes d’élite avaient débouché en colonne par tous les ponts des vaisseaux, et s’étaient formés sur les trois autres faces de la place avec une vitesse et un ordre surprenant. Monsieur Aubry placé à la tête de la troupe française, avec tous les habitants de la ville derrière lui, était là pour recevoir le général en toute déférence. À haute voix, balayant son regard sur la foule, le nouveau gouverneur annonça : « Monsieur, je vous ai communiqué les ordres et les pouvoirs dont je suis munie pour prendre possession de cette colonie au nom de Sa Majesté Catholique aussi bien que les ordres de Sa Majesté très chrétienne pour me la remettre, je vous prie d’en faire la lecture. » Aussitôt il s’exécuta : « Messieurs, vous venez d’entendre les ordres sacrés de Leurs Majestés très Chrétienne et catholique par rapport à la province de la Louisiane qui est cédée irrévocablement à la couronne d’Espagne, dès ce moment vous êtes les sujets de Sa Majesté Catholique et en vertu des ordres du Roy mon maître je vous relève du serment de fidélité et d’obéissance que vous deviez à Sa Majesté Très Chrétienne. » Sur ce monsieur Aubry remit les clefs des portes de la Ville déclenchant les décharges de l’artillerie des vaisseaux, de la place et le bruit général de la mousqueterie de toutes les troupes. Des cris de « Vive le Roy ! » se firent entendre de toutes parts. Tous étaient portés par l’enthousiasme général, la famille de Saint-Maxent comme les autres. Ensuite tous se rendirent à l’église Saint-Louis, pour assisté au Te Deum. Cette mémorable journée se termina par la marche de toutes les troupes qui défilèrent devant les orléanais avec un ordre et un appareil redoutable.

Les Orléanais furent très impressionnés par ces manifestations de force ainsi que par l’apparente magnanimité du nouveau gouverneur. Ce jour-là, le drapeau français fut officiellement remplacé par celui de l’Espagne.

***

Antoine Philippe de Marigny arriva à l’impromptu chez les Saint-Maxent, interrompant soudainement leur repas. « Bon Dieu ! Dans quel état es-tu mon ami ? Que t’arrive-t-il ? » Antoine Gilbert se leva aussitôt et lui fit donner une chaise dans laquelle il s’affala. Élizabeth, lui servit un verre de vin et lui tendit. « Il les a arrêtés !

– Qui a arrêté qui ?

– Le général ! Il a arrêté de La Frénière, Marquis, Mazan, Joseph et Jean Milhet, Petit, Caresse et Hardi de Boisblanc. Il les a fait venir en fin de matinée dans son cabinet sous divers prétextes et prétendant les retenir pour un repas de réconciliation, il les a invités à rester à sa table. Après avoir causé un instant avec eux, il est sorti et il a fait immédiatement entrer une escouade de soldats espagnols cachés dans la pièce voisine. Ainsi par surprise ils ont été arrêtés sans difficulté ni résistance, et immédiatement conduits sur une frégate et gardés, par des forces espagnoles.

Élizabeth et Gilbert Antoine échangèrent un regard, ils ne savaient quoi dire. Ils étaient atterrés. Ils ne pensèrent même pas à lui demander comment il avait obtenu les détails de l’ignominieuse arrestation. « Je vais aller voir Aubry, nous allons aller demander la clémence.

– Te fatigue pas, c’est Aubry qui a donné les noms et encore Bienville, Villeré, et Noyan n’étant pas dans la ville, ils en ont réchappé.

– Il devait avoir une bonne raison, ce n’est pas un homme mauvais, j’y vais ! Nous verrons bien.

– je t’accompagne.

***

Les deux hommes se précipitèrent chez Charles Philippe Aubry qui les reçut de suite. Il venait lui aussi d’apprendre ce qu’avait fait O’Reilly, il revenait de la maison du gouverneur. « – Je sais mes amis, j’avoue que j’ai été moi-même surpris. Le général m’a assuré qu’ils auraient un procès équitable. De plus, il ne risque qu’une chose, c’est d’être banni de la colonie. » Gilbert Antoine était quelque peu agacé par la suffisance ou la naïveté de son interlocuteur. « Mais enfin, Aubry ! Qu’est-ce qui vous a pris de livrer leurs noms ?

– de Saint-Maxent, redescendez sur terre ! Il est évident que le général O’Reilly est arrivé avec des instructions formelles et pensez bien que le gouverneur Ulloa lui avait déjà donné les noms. Je l’ai fait pour démontrer notre bonne volonté et afin qu’il épargne les innocents qui se sont laissés entrainer dans cette malheureuse et piteuse aventure.

Ce que ne disait pas Aubry, c’est que pour éviter un soulèvement des Allemands, il avait envoyé une invitation à Villeré, l’assurant de la volonté de paix du général. De Saint-Maxent et de Marigny étaient sidérés. Devant l’inéluctable, ils se retirèrent laissant Aubry avec sa conscience.

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La nouvelle fit le tour de la ville et de ses alentours. Le soir même, la maison de la rue de Conti accueillait plus que de mesure, les berlines et cabriolets faisaient la queue livrant tout ce qui comptait dans La Nouvelle-Orléans. Madame de Saint-Maxent aidée de ses filles ainées recevait tout ce monde, sa maison ne désemplissait pas. Si tous étaient là pour évacuer inquiétudes et angoisses, deux personnes étaient au-dessus de tout ça. Jean-Baptiste Honoré Destrehan fils faisait une cour assidue à Marie-Félicité. Il avait choisi la cadette des deux sœurs, car en plus de sa dot, elle parlait à ses sens. Quant à la jeune fille qui comme ses sœurs avait été élevée par les ursulines de la rue de l’Arsenal, elle était tombée en pâmoison devant les attentions du tout jeune homme. Au milieu du tumulte, ils eurent le temps d’échanger un baiser fougueux à l’ombre de la véranda qui laissa pantelante la jeune fille. Ce soir là, hormis ce premier baiser, il n’y eut rien de nouveau, tout le monde ressassa et extrapola ce que venait d’apprendre l’hôte de la maison. Les derniers visiteurs partirent au milieu de la nuit laissant Gilbert Antoine bien septique quant au devenir des prisonniers. Et bien qu’il leur en voulut quelque peu de son arrestation pendant leur semi-révolution contre le gouverneur Ulloa et de la saisie de la somme qu’il transportait alors et dont une bonne partie venait de sa caisse personnelle, il n’en demeurait pas moins inquiet quant à leur sort futur.

Après deux mois de procès qui remua la population, un nègre de chez de Marigny apporta un message à de Saint-Maxent lui enjoignant de le rejoindre chez lui. Gilbert Antoine se précipita chez son ami et arriva alors que d’autres étaient déjà dans la place conversant avec passion. Il y avait déjà beaucoup de monde sur place. Que se passait-il encore ?

 – Gilbert Antoine ! Enfin. On vient d’apprendre que le général a tranché, il va exécuter De Lafreniere, Caresse, Marquis, Joseph Milhet et Noyan. Ils sont condamnés. Foucault est renvoyé en France et les autres vont être emprisonnés à Cuba.

– Allons tous voir O’Reilly. Allons demander un sursis pour nous permettre de requérir la clémence royale.

Le groupe d’Orléanais se rendit à la maison du gouverneur et s’il fut reçu par le général, il n’obtint pas le résultat espéré. Les Louisianais implorèrent vainement un peu de clémence. La seule grâce qui leur fut accordée fut la substitution de la fusillade à la potence. O’Reilly n’eut aucun mal à leur accorder, tous savaient qu’il n’y avait pas de bourreau à La Nouvelle-Orléans. Il ne pouvait donc y avoir qu’un peloton d’exécution. Tous furent grandement abattus devant leur impuissance, le général les laissait avec un grand désarroi.

***

Le jour de l’exécution, jour de deuil pour La Nouvelle-Orléans qui laissait à bout de souffle et sidérés les Orléanais, Gilbert Antoine garda à diner les de Marigny, Jeanne Catherine d’Estrehan et son fils ainé Jean-Baptiste. À la table, se joignirent à leur parent, Marie-Élizabeth et Marie-Félicité, cette dernière s’impatientant auprès de son amour naissant. Tous considéraient qu’il fallait se soutenir dans ces heures sombres et funestes qui laissaient croire à un avenir bien incertain.

Six déportations, autant de condamnations à mort, c’est beaucoup trop pour une révolution quelque peu puérile d’enfants terribles sans éducation politique, à qui avant et depuis Kerlerec, on avait sans cesse tout permis.

– Vous avez raison de Saint-Maxent, O’Reilly va faire à la colonie une saignée cruelle et sans doute inutile, et je ne suis pas sûr que disparaisse de la colonie ce fâcheux esprit de cabale et d’intrigue qui depuis plus de soixante ans déjà la désole.

 – Espérons, de Marigny, que des dissensions ou des rivalités analogues ne nuiront plus à l’avenir au développement, voire même à la conservation, de notre colonie. Puisse cet affligeant tableau, histoire commune, hélas, de toutes nos possessions lointaines, serve de leçon à nos compatriotes fixés dans les pays nouveaux.

– Avez-vous su qu’Aubry s’est embarqué pour la France ?

– Oui bien sûr ! Il a eu raison et je lui souhaite bon vent !

***

Le général O’Reilly ayant de son point de vue châtié et remis sur le droit chemin les Louisianais, réorganisa, sans la bouleverser, l’administration de la colonie. Ayant aboli le Conseil Supérieur franco-louisianais, il instaura un Cabildo pour diriger la Louisiane sous juridiction espagnole, le nom changea plus que l’institution. Il y mit presque exclusivement que des Français et n’y fit entrer que d’anciens habitants de la Louisiane à la tête des différents postes de la colonie. Reggio, Vezin, Fleuriau, Bienvenu, Ducros, Braud en furent les premiers membres, tandis que Saint-Denis et La Chaise, tous deux portant des noms illustres dans la colonie, devenaient alcades de La Nouvelle-Orléans. Il modifia certains règlements notamment la possibilité pour les esclaves d’acheter leur liberté, et la possibilité pour les maîtres d’affranchir plus facilement leurs esclaves. Il interdit strictement l’asservissement des Indiens en Louisiane et il normalisa les unités de poids et de mesure utilisées dans les marchés, réglementa les docteurs et chirurgiens et améliora la sécurité publique en finançant la maintenance des ponts et des digues. Après avoir fait prêter serment de fidélité aux habitants de la Louisiane, il renvoya la plus grande partie de ses troupes, se contentant de garder douze cents hommes ne craignant pas de former un régiment, dit de Louisiane, dont presque tous les soldats étaient d’anciens colons français. Pour cela, il se tourna vers Gilbert Antoine qu’il nomma capitaine de la milice et commissaire des Affaires indiennes avec des instructions pour maintenir les tribus amies. Il l’invita aussi à négocier les conditions de la cession, en tant que représentant officiel de l’Espagne. Cela rapprocha ce dernier du nouveau pouvoir et notamment du colonel Luis de Unzaga y Amezaga, commandant intérimaire du régiment de La Havane, qui en fait était là pour reprendre la gouvernance dans le sillon du général O’Reilly, ce qu’il fit au mois d’octobre 1770. (c) Pallant House Gallery; Supplied by The Public Catalogue FoundationL’homme était affable et était un conciliateur avisé. Il fut rapidement accepté et apprécié. Si les Louisianais gardèrent rancune au général O’Reilly, ils n’en acceptèrent pas moins leur futur gouverneur et l’invitèrent à la moindre occasion. Ce fut ainsi qu’il rencontra fréquemment le couple de Saint-Maxent et leurs deux filles ainées. Bien que jolie, Marie-Félicité ne l’intéressait guère, elle était très jeune avec ses quinze printemps, il montrait un intérêt plus marqué pour son ainée de trois ans, Marie-Élizabeth, ce que Gilbert Antoine malgré l’âge du prétendant voyait d’un bon œil.   De son côté, Marie-Élizabeth était très flattée de cet intérêt pour sa personne d’autant que toutes ses amies l’enviaient.

***

Tout semblait réussir à la famille de Saint-Maxent. S’étant distingué par sa fidélité à la couronne espagnole en risquant de sacrifier sa vie et sa richesse pour le bien-être de celle-ci, part l’intermédiaire d’O’Reilly, le nouveau gouverneur don Unzaga y Amezaga, ordonna que tous les biens distribués aux Indiens dans la colonie dussent être achetés et livrés par la maison de négoce de Saint-Maxent et Ranson, nouvellement créée. À cette même époque, ayant décidé de s’associer avec la famille Ranson, Gilbert Antoine avait décidé de dissoudre la compagnie Maxent & Laclède. Comme dédommagement, il vendit ses parts du poste Saint-Louis pour 80.000 livres. Laclède l’acheta à crédit en quatre versements égaux, obtenant ainsi tous les bâtiments, les marchandises et la terre.

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Avec cette nouvelle manne financière, Gilbert Antoine, sur une de ses quatre plantations qu’il possédait, déménagea sa famille désormais fort nombreuse avec ses huit enfants, la dernière Marie Antoinette Joseph étant née au début de l’année, dans une nouvelle maison en dehors des remparts. La plantation était située immédiatement en aval de La Nouvelle-Orléans. Construite en planches de cyprès, riveraine du fleuve, il s’agissait d’une imposante maison de maître de deux étages avec des galeries supérieures sur les quatre côtés, sept colonnes de chaque côté, arrondi vers le bas et carré en haut, deux lucarnes, deux cheminées, un paratonnerre, un grand toit en pente, deux volées d’escaliers. Son architecture allait devenir un exemple pour bien d’autres.

***

Il devint de notoriété publique que le nouveau gouverneur courtisait avec assiduité la jolie Marie-Élizabeth de Saint-Maxent. Tout comme sa fille, Gilbert Antoine patiemment attendait que le prétendant fasse sa demande. Il ne voulait pas brusquer les choses. Élizabeth qui bien qu’elle appréciait l’homme, mais le trouvait quelque peu trop mûr pour sa fille, trente ans de plus cela n’était pas rien, expliquait à sa fille qu’il ne fallait pas trop précipiter les choses. Marie-Félicité, qui écoutait les conseils que sa mère donnait à sa sœur, se demandait quand son tour viendrait. Elle savait qu’elle épouserait Jean Baptiste d’Estrehan lorsqu’il aurait atteint sa majorité et qu’il serait alors entré en possession de son héritage. Chaque fois qu’elle voyait le beau d’Estrehan, son impatience la gagnait. Avec ses deux filles, Élizabeth ne savait où donner de la tête, elle ne savait plus comment modérer leur impétuosité.

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La berline entra dans l’allée de l’habitation alors que madame de Saint-Maxent et ses enfants s’étaient réfugiés dans la galerie de l’étage. Abrités de la chaleur du milieu du jour, maîtres et esclaves de maison profitaient de l’ombre que la profondeur de la véranda générait. La brise parfumée de l’odeur des magnolias venue du fleuve soulageait à peine les habitants de la plantation. Sous l’œil attentif de leur nourrice, Gilbert Antoine du haut de sa douzième année expliquait à son petit frère avec force de geste comment on pourfendait un ennemi avec un sabre de bois. Il s’arrêta quand son regard fut attiré par la poussière qui s’élevait sur la levée et qu’il supposait être celle de la course d’un cavalier. Quand il aperçut avec plus de détail la voiture qui se présentait au loin, il courut jusqu’à l’arrière de la maison où s’était installée la gent féminine de sa famille qui œuvrait sur le trousseau des filles ainées de la maison. Il interrompit la broderie de Marie-Élizabeth et de Marie-Félicité. Les deux jeunes filles à l’annonce de leur frère lâchèrent leur ouvrage et se précipitèrent à la balustrade donnant sur l’allée. Élizabeth fronça les sourcils de mécontentement devant les manières peu policées de ses filles. Elle posa son ouvrage, se leva, tapota sa jupe pour en réordonnancer les plis, rajusta son tablier de linon brodé et les suivit. C’était bien la berline du gouverneur qui s’arrêtait devant le perron. Descendant de la voiture, il leva les yeux vers l’étage, et salua les jeunes filles et leur mère. À sa suite descendit Gilbert Antoine, qui fit signe à son épouse de descendre.

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Élizabeth de Saint-Maxent malgré huit grossesses avait gardé toute sa beauté et quelque peu sa ligne. Elle en était très fière et en remerciait Dieu même si elle était consciente que ce n’était que vanité et s’en confessait. Elle entra dans le salon du rez-de-chaussée élégamment vêtu et accueillit avec chaleur le gouverneur. « Don Unzaga, c’est autant un plaisir qu’une surprise que de vous voir. Asseyez-vous, Amanda va nous apporter de quoi nous rafraichir. » Bien sûr, Élizabeth n’avait besoin d’aucune explication et savait pourquoi le gouverneur était là. À l’étage, Marie-Élizabeth et Marie-Félicité étaient en ébullition, le prétendant avait fait sa demande au père de la jeune fille. Et de cela, Élizabeth n’avait aucun doute, la mine satisfaite de son époux en était la plus sûre certitude. Après avoir échangé quelques banalités, don Unzaga expliqua à Élizabeth le sujet de sa venue et l’accord de son époux. Elle répondit qu’elle en était fort satisfaite et qu’elle allait de ce pas faire venir l’heureuse élue. Qu’aurait-elle pu dire d’autre ? Le gouverneur avait belle prestance et son pouvoir lui donnait une aura qui éblouissait sa fille, alors pourquoi aller à l’encontre de ce projet. Elle monta à l’étage prévenir Marie-Élizabeth et vérifier sa mise.

Pendant que don Unzaga faisait sa déclaration à sa sœur, Marie-Félicité, accoudée à la rambarde de la véranda, regardait sans le voir le soleil se coucher sur le fleuve. Elle était quelque peu jalouse. Quand viendrait donc son tour ? Jean-Baptiste lui avait fait sa demande, bien sûr, et elle savait qu’elle était agréée par son père, mais le jeune homme était au fin fond de la colonie afin de calmer quelque peu la turbulence des Indiens Houma. Et puis il fallait prendre son mal en patience jusqu’à ce que son oncle réussisse à lui faire remettre son héritage. Cela lui semblait sans fin.

***

Le mariage de Marie-Élizabeth et de don Unzaga se déroula à l’église à Saint-Louis et fut fêté par tous. La cérémonie suivie d’un banquet agrémenté d’un bal resta gravée dans les mémoires de ceux qui y furent invités, cela avait été d’un faste sans pareil. Ce mariage fortifiait le pardon entre le gouverneur et les colons qui lui en surent gré. La jeune fille se fit très vite à sa nouvelle situation pendant que Marie-Félicité attendait son tour.

Le nouveau gouverneur comprit très vite qu’il était inutile de vouloir hispaniser la colonie et ses habitants par la force, et qu’à moins de faire venir plus de colons espagnols qu’il n’existait de Français dans la colonie, il n’avait aucune chance d’y arriver. De plus, les premiers colons espagnols qui vinrent arrivèrent des Caraïbes et s’intégrèrent rapidement au mode de vie des Louisianais au point qu’ils en adoptèrent la langue et se francisèrent.

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L’attente de Marie-Félicité s’acheva un an plus tard, Jean-Baptiste Honoré Destrehan appelé de Beaupré venait d’avoir vingt et un ans. Il lui fallait reprendre les affaires de la famille. L’une des premières choses qu’il fit, ce fut d’officialiser sa demande en mariage à la grande joie de la jeune fille. Il fallut toutefois attendre quelques mois de plus pour aller devant le curé de l’église Saint-Louis, Jeanne Marguerite Marie D’Estrehan, l’ainée des filles de la famille, épousait, sur l’initiative de sa tante, Jean Étienne de Boré de Mauléon à Paris, afin de sauver la fortune des d’Estrehan. Quelques mois plus tard le mariage de Marie-Félicité et de Jean-Baptiste, et celui de Jeanne Marie Destrehan avec le Marquis Pierre Enguerrand Philippe de Marigny de Mandeville, affermissait la fortune des d’Estrehan et leur position dans la société orléanaise.

Le jeune couple emménagea dans la maison familiale de la rue de Chartres. C’était une grande maison avec de hauts plafonds avec portes et fenêtres face à face donnant sur une galerie profonde soutenue d’une rangée de colonnes sur chacune de ses faces. Surplombant la véranda, le haut toit pyramidal à pente raide était garni de « chiens assis » pour aérer les combles. La demeure était entourée d’un jardin, celui de devant était aménagé à la française, à l’arrière il était plus libre, magnolias, pacaniers et azalées ombrageaient et fleurissaient l’espace jusqu’aux étables. IMG_4503.JPGL’habitation n’avait rien à envier aux plus riches habitations de la ville, son mobilier venait de France comme l’ensemble de sa décoration et de sa vaisselle. Ils y retrouvèrent la mère de Jean-Baptiste, Catherine Gauvrit d’Estrehan ainsi que le reste de sa fratrie. Les deux petits frères de Jean-Baptiste étant revenus de France l’année précédente, ils avaient inauguré l’école initiée par le gouverneur dans laquelle on apprenait l’espagnol, quant à ses sœurs, elles étaient aux ursulines. Marie Élizabeth et Jeanne Marie d’Estrehan étant à quelque chose près du même âge que Marie-Félicité, elles y avaient été ensemble dès leurs sept ans.

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La première année de leur mariage, Marie-Félicité irradia de bonheur. Faisant partie de l’élite de La Nouvelle-Orléans, elle était de toutes les fêtes. Tout le monde encensait sa beauté, son élégance. Avec sa sœur Marie-Élizabeth, elle traversait bals et diners comme une déesse, habillée à la dernière mode française. Le gouverneur fermait quelque peu les yeux sur les actes de contrebande qui permettaient à tous d’afficher des produits venus de France par les bayous ou par le lac Pontchartrain à la nuit. Marie-Félicité profitait de chaque instant. En plus d’Amanda, cadeau de mariage de ses parents, qui avait été sa nourrice et qui était désormais sa chambrière, elle avait sous ses ordres la dizaine d’esclaves de maison de la rue de Chartres. Elle avait pris en main le rôle de maîtresse de maison, Catherine d’Estrehan n’avait jamais plus été la même depuis la mort de son époux. Elle était devenue apathique comme absente de la vie, tant et si bien qu’elle se laissa mourir, lorsque sa dernière fille décéda d’une maladie inconnue, laissant à Marie-Félicité la responsabilité de gérer l’habitation et de finir d’élever ses plus jeunes enfants.

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À ce tableau, une ombre planait. Nul enfant ne venait de sa part. Elle qui avait cru que cela se ferait de suite, elle ne tombait désespérément pas enceinte. Se servant de sa propre expérience, sa mère essayait de la rassurer, mais l’inquiétude grandissait. Sa sœur Marie-Élizabeth n’avait toujours pas procréé après plusieurs années de mariage. Et si elles étaient stériles. Cela devint plus vif quand sa mère mit au monde au début de l’année suivante Célestin Honoré, son dernier frère. Pourtant, Jean-Baptiste attentionné ne lui tenait pas rigueur de l’absence de naissance, et lui conseillait de laisser faire le temps, mais c’était plus fort qu’elle. Elle fut donc fort soulagée quand elle comprit qu’elle était enfin enceinte. Un an après la mort de sa grand-mère, le 6 septembre 1774, Marie Elizabeth Faustina Adélaïde Destrehan naissait. Marie-Félicité eut préféré un garçon, mais Jean-Baptiste la rassura, l’héritier viendrait en son temps, ce serait pour la prochaine fois.

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Ce fut à partir de ces années-là que les Espagnols favorisèrent le commerce avec les Anglais du Nord. Des marchands américains s’installèrent graduellement à La Nouvelle-Orléans, tandis que des prêtres anglo-irlandais commencèrent à évangéliser et à angliciser les Noirs libres de la ville. Ce fut le premier apport anglophone en Louisiane. Peu ou pas habitués au climat de la région, ils apportèrent dans leurs bagages un mal qui ravagea la vie de Marie-Félicité.

Un matin Jean-Baptiste se leva se plaignant d’un mal de tête assez fort et d’une douleur vague en diverses parties du corps. La journée ne s’était pas écoulée que la fièvre le ravageait. Quand les symptômes suivants se déclenchèrent, Marie-Félicité prit le malade en main et envoya sa fille et les jeunes frères de son époux à la plantation de Saint-Maxent. Pendant les treize jours qui suivirent, le mal s’aggrava se caractérisant par une chaleur extrême du corps, un défaut total de transpiration, un saignement de nez considérable et des vomissements de sang. Jour et nuit, la jeune épouse était auprès de Jean-Baptiste. Le médecin qui vint ne put rien faire, lui conseillant seulement de quitter les lieux tant que le mal ne l’avait pas atteint. Elle ignora sa recommandation, et avec Amanda elle soulagea du mieux qu’elle put le malade moribond. Alors qu’elle priait désespérément la Vierge afin que celle-ci veuille bien soulager son époux, ce dernier eut un vomissement de matières brunes. Elle fut terrifiée, il avait l’apparence du goudron. Jean-Baptiste se mit à délirer. Le Peletier de Saint-Fargeau on His Deathbed, 1793, engraving.jpgLa mort mit trois longs jours à venir. Elle laissa divaguer le malade tout le long, ne lui laissant que peu de répit. Marie-Félicité ne quittait pour ainsi dire pas son chevet, elle était exsangue de fatigue, Amanda n’arrivait pas à l’obliger à se reposer. Dans la maison tous les serviteurs attendaient, tous étaient suspendus aux affres du malade. Personne ne vint, tous étaient terrorisés, tous savaient que le mal de Jean-Baptiste était contagieux, dans la ville plusieurs cas s’étaient déclarés. Le temps semblait s’être arrêté. Dans un dernier sursaut, le malade sortit de son délire, remerciant la jeune femme du bonheur qu’elle lui avait donné. Elle allait le contrarier, voulant minimiser ses soins et la situation quand Jean-Baptiste se tétanisa, suffoquant sous une douleur indicible. Elle se précipita laissant échapper un cri qui ameuta Amanda et deux autres de ses comparses. Il s’affala sur lui même, il ne respirait plus. Sa carnation était devenue d’un jaune livide, toutes les parties du corps se couvraient de taches noirâtres et pourprées, semblables à des meurtrissures. À cette découverte, Marie-Félicité perdit connaissance.

***

Le 5 juin 1775, au cimetière Saint-Louis, La Nouvelle-Orléans accompagna Marie-Félicité de Saint-Maxent d’Estrehan dans son chagrin. Elle retrouva la maison de la rue de Chartres, sa fille en était l’héritière tout comme de la fortune de son père. La jeune veuve tint son engagement et accepta les nouvelles charges qui vinrent peser sur ses jeunes épaules. Elle continua à s’occuper de la fratrie de son époux décédé et endossa le poids de ses affaires. De nature compatissante et empathique, elle prit sur elle et se tourna vers les autres s’oubliant dans la charité et ses obligations.

La vie reprit malgré le deuil et recommença par la dernière naissance de la famille de Saint-Maxent, Marie Héloïse Mercedes dernière sœur de Marie Félicité. Élizabeth, que la fatigue tenait depuis cette dernière naissance, s’était arrangée avec Abigaël sa cuisinière pour que ce soit la dernière, car elle allait finir par y laisser sa santé. Avec dix enfants elle estimait que son devoir était amplement rempli, elle n’allait tout de même pas faire comme ces femmes acadiennes qui n’en finissaient pas de faire d’enfants allant jusqu’à en mourir d’épuisement.

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Marie-Élizabeth de Saint-Maxent dit doña Unzaga y Amezaga se devait de donner la primeur à sa famille quant à la nouvelle qui venait de tomber tout droit de la cour d’Espagne. Elle demanda à son époux de gouverneur ce privilège qui lui accorda, comprenant le choc que cela devait lui faire. C’est ainsi que les différents membres de la famille se retrouvèrent le soir même pour un souper à l’hôtel du gouverneur. Marie-Félicité était arrivée la première, l’urgence de l’invitation l’inquiétait. Espérant savoir ce qui préoccupait sa sœur, elle essaya en vain de rester seule avec elle. À peine, l’avait-elle vu qu’elle avait compris que ce n’était pas une bonne nouvelle que sa sœur aspirait à partager avec les siens. Ses efforts furent interrompus par l’arrivée de ses parents et de deux de ses frères. Il y avait ce soir-là aussi quelques intimes, Antoine Philippe de Marigny et son épouse ainsi que les deux belles-sœurs de Marie-Félicité, Jeanne Marie Destrehan et son époux Philippe de Marigny de Mandeville ainsi que Marie-Élizabeth D’Estrehan et le sien, Charles Guy Philippe Favre d’Aunoy. Marie-Élizabeth malgré les demandes exprimées par tous plus ou moins subtilement ne lâcha rien pendant le repas. Tous s’impatientaient, mais tous respectèrent le silence de leur hôtesse. Elle attendit de faire passer ses invités au salon pour leur annoncer. « – Chers membres de ma famille et amis, nous voilà réunis afin de vous apprendre en primeur la nomination de mon époux au poste de capitaine-gouverneur de la Capitainerie-générale du Venezuela» Chacun se figea et se demanda comment il devait réagir. Marie-Élizabeth était effondrée depuis cette annonce. Elle n’avait pas voulu envisager qu’un jour son époux aurait un autre poste et qu’elle devrait quitter son sol natal. Malgré la peine de voir partir sa fille, ce fut Élizabeth qui, la première, congratula le gouverneur pour sa nouvelle charge. Les effusions passées les questions vinrent, la première fut posée par Pierre-Antoine de Saint-Maxent. « – Si je puis me permettre don Unzaga, vous savez qui va vous remplacer ?

– Je sais et je peux vous le dire mon ami. C’est le jeune prodige de notre armée, Bernardo de Gálvez y Gallardo, que vous connaissez déjà. Notre roi conscient de ce qui se passe à nos frontières préfère me remplacer par un militaire émérite.

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Personne n’osa rajouter quelque chose après cette remarque qui suintait l’aigreur. Effectivement, il connaissait Bernardo de Gálvez. Aussitôt en poste, il s’était de suite attiré d’emblée la sympathie des Louisianais d’autant qu’il parlait le français et connaissait leurs coutumes. Lorsque les Orléanais avaient appris que le 4 juillet 1776, que les colonies anglaises avaient proclamé la Déclaration d’Indépendance, ce qui équivalait à une déclaration de guerre contre l’Angleterre, le nouveau colonel espagnol avait de suite proclamé sa sympathie. De leur côté, les Louisianais étaient plutôt inquiets, ils ne voyaient pas d’un bon œil cette agitation aux portes de leurs maisons. De plus, cela allait influer sur le commerce du Mississippi et les négociants de La Nouvelle-Orléans ne savaient pas dans quel sens. Tous attendaient, tous guettaient les soupçons d’informations qui pèseraient dans la balance de leur vie.

***

« – Enfin un pays à ma mesure ! » Ce fut la première pensée qu’avait eue Bernardo de Gálvez lorsqu’il était arrivé dans la colonie après les grosses chaleurs de l’été.

Suivant les traces de son père et de ses oncles, Bernardo de Gálvez avait su prendre une grande importance dans le service de son roi. C’était un homme né pour diriger les autres et conduire ses hommes au succès. Grand, avec une belle stature, il affichait une assurance bienveillante, semblant ne douter de rien et surtout pas de lui. Il n’y avait en lui aucune arrogance. Il transpirait la franchise et l’honnêteté. De lui se dégageait une force tranquille. À chaque position d’autorité qu’il avait obtenue, il s’était efforcé de gravir l’escalier du pouvoir. Il avait commencé sa carrière militaire à l’âge de seize lorsque l’Espagne était en guerre avec le Portugal. À dix-neuf ans, il était venu au Nouveau Monde et avait combattu contre les tribus apaches dans le nord de la Nouvelle-Espagne. À vingt-cinq ans, blessé par une flèche dans le bras et d’une lance dans la poitrine, il avait survécu et était retourné en Espagne pour sa convalescence. Cela n’avait altéré ni son courage ni ses ambitions. Devenu un vétéran endurci à l’âge de vingt-six ans, Bernardo chercha à gagner en notoriété en tant que chef militaire.

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Bernardo Galvez

Il rejoignit le Régiment de Cantabrie, une organisation militaire très admirée en France. À vingt-neuf ans, blessé au combat, il fut affecté à l’école militaire d’Avila et fut promu lieutenant-colonel. À trente ans, il fut renvoyé au Nouveau Monde comme colonel du « Louisiana Regiment ». Quelques mois après son arrivée, il fut chargé de servir de gouverneur par intérim de la province.

Ce soir-là, une fête était donnée en l’honneur de son investiture par le gouverneur Unzaga y Amezaga qui lui laissait la place. Une armada d’esclaves habillés de blanc circulait entre la multitude d’invités, plus richement vêtus les uns que les autres, qui se bousculait dans les salons et les jardins de la maison du gouverneur. Il y avait abondance de nourriture et de boisson sur les tables, couvertes de cristal et de porcelaine, ainsi qu’un orchestre qui pour l’instant jouait en sourdine un mélange de musique française et espagnole. Les plus jeunes des invités attendaient l’ouverture du bal par le futur gouverneur et doña Unzaga, l’épouse du gouverneur. Bernardo Gálvez aurait préféré sa sœur Marie-Félicité, mais la bienséance prévalait.

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Bernardo Gálvez et Marie-Félicité s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises avant ce jour. La première fois qu’il avait remarqué la jeune femme, c’était à la première parade militaire donnée en l’honneur de l’anniversaire du Dauphin à laquelle il participait à La Nouvelle-Orléans. Elle était au milieu des dames qui entouraient doña Unzaga. Depuis l’autre côté de la place d’armes, il avait de suite remarqué sa silhouette penchée vers l’épouse du gouverneur. Elle arborait une robe de soie violette ouverte sur une jupe blanche garnie d’un large volant en son bas. Il s’en souvenait encore. Abritée de l’ardeur du soleil par son ombrelle, elle était d’une beauté et d’une élégance dont il s’avisa de suite. Sous son large chapeau de paille, il fut sûr que ses yeux de jais le dévisageaient intensément. Sa curiosité attisée fut satisfaite lorsqu’ils se retrouvèrent lors du repas chez le gouverneur Unzaga. Ce fut comme cela qu’il apprit l’identité de celle qu’il avait remarquée. Étant la belle-sœur du gouverneur, il avait gardé ses distances, mais par la suite ils s’étaient rencontrés dans les multiples bals et diners que donnaient les familles orléanaises en vue. C’était une femme éduquée, sophistiquée possédant intelligence et charme et sachant tenir conversation. Plus il était amené à croiser Marie-Félicité, plus il était subjugué. Elle était pour lui la femme idéale. Sa beauté, son esprit, son élégance et son charme avaient pris possession de son cœur, un cœur durci par la guerre, mais impuissant devant le charme dégagé par la jeune femme. Force fut de constater que c’était réciproque, ils attendaient à chaque fois avec impatience une chance de se revoir. Elle était éprise de lui et il était complètement fou d’elle.

***

women-working-a-few-other-paintings-of-african-americans-by-thomas-waterman-wood-american-painter-1823-1903Amanda avait posé le plateau sur la table de la véranda face au jardin de la maison d’Estrehan où s’étaient installées ses petites. Elle était entrée dans la famille de Saint-Maxent, car elle avait été élevée avec Elizabeth de la Roche et l’avait suivi après son mariage avec Gilbert Antoine. Il y avait de grandes chances pour qu’elle fût sa sœur, mais cela n’avait pas d’importance. Elle avait tenu dans ses bras les enfants d’Elizabeth quand elles étaient nourrisson et les avait vu grandir. Elle-même n’avait jamais eu d’enfant, elle avait refusé de mettre au monde des esclaves et elle n’avait jamais été assez belle pour être remarqué par un maître qui aurait fait d’elle une placée et lui aurait peut-être offert la liberté. Quant à son maître, il avait toujours eu d’yeux que pour son épouse. Le couple de Saint-Maxent devait être le plus fidèle dont elle avait entendu parler. « – Voyons Marie-Félicité, il est évident que cet homme te plait ! Pourquoi ne pas refaire ta vie ? Tu es si jeune.

– Je n’ai nulle obligation de refaire ma vie, je suis à l’abri du besoin.

– Voyons, nous savons l’une comme l’autre que là n’est pas le propos. Et tu ne peux devenir sa maîtresse, ta réputation en serait définitivement entachée.

– Je sais cela et c’est bien dommage.

– T’a-t-il demandé quelque chose ?

– Rien ! Marie Élizabeth. Il est très respectueux. Bien sûr, je sais que je lui plais, il me fait assez de compliments pour que je n’aie aucun doute, mais il ne m’a rien demandé. J’avoue ne pas lui en avoir donné l’opportunité.

– Mais pourquoi ? Puisqu’il te plait. Non, ne dis pas le contraire, cela se voit comme ton nez au milieu de la figure.

– Tu m’agaces Marie-Élizabeth !

Cette dernière se contenta d’esquisser un sourire.

***

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Cette fois-ci, il se devait de trancher. Les ordres qu’ils venaient de recevoir l’avaient décidé. Il s’habilla avec soins, évitant les habits militaires, il choisit un habit et une culotte sobre de couleurs sombres brodés ton sur ton sur son bord. Une fois prêt, il se fit conduire à la demeure de madame d’Estrehan. Il ressassa jusque devant sa porte ce qu’il allait lui dire. Le majordome, un grand nègre nommé Jupiter, le conduisit jusqu’au salon donnant sur le jardin de derrière puis, tout en grommelant au sujet de cette visite qu’il trouvait incongrue à cette heure, il alla prévenir sa maitresse. Pendant que Bernardo attendait plein d’espoir, il se remémora ce qui l’avait amené là.

À l’été 1776, alors qu’il venait à peine d’arriver, Luis d’Unzaga y Amezaga avait été amené à aider les belligérants américains, que l’on commençait à appeler patriotes, en leur livrant secrètement cinq tonnes de poudre à canon des magasins du roi pour le capitaine et le lieutenant George Gibson Linn de la Virginie du Conseil de la Défense. La poudre à canon avait remonté le Mississippi, le but étant de l’utiliser pour contrecarrer les plans britanniques qui comptaient capturer fort Pitt. Cet acte allait être déterminant pour les années à venir et donner les lignes directives de son propre mandat.

En tant que nouveau gouverneur, les tâches de Bernardo s’étaient multipliées et étaient devenues de plus en plus conséquentes. Il fut pris en étau entre la gestion de la colonie et sa mission de fournir une assistance secrète aux colons américains qui luttaient pour leur indépendance. Pour la gestion de la colonie, il avait entériné ce que son prédécesseur avait commencé. Il avait autorisé officiellement le libre échange avec la France et ses colonies, instituant avec autorisation du roi les postes de deux commissaires français, sorte de consuls privilégiés qui organisaient et qui surveillaient l’import-export des marchandises. Cela se passait si bien qu’il fit retirer du port les gardes et les patrouilles accoutumées à cette tache. Quant aux belligérants américains, les derniers ordres qu’il venait de recevoir lui laissaient envisager que l’Espagne allait se joindre à la France pour s’allier aux colonies américaines. Selon lui, cela revenait à conduire une armée à la bataille. Cela ne lui faisait point peur, il était un guerrier dans l’âme, mais malgré toute cette frénésie, toutes ces responsabilités, il ne pouvait détourner ses pensées de Marie-Félicité. Suivant la réponse qu’elle allait faire à sa requête, elle pouvait être son fer de lance comme son puits sans fond.

***

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Qu’est-ce qui pouvait bien se passer pour que don Gálvez en personne vienne chez elle ? Et cela si tôt dans la journée. Elle rassembla sa lourde chevelure brune sur sa nuque, aidée d’Amanda, elle enfila une robe flottante damassée de couleur bleue sur son corset et son jupon et après avoir vérifié sa mise dans la glace, elle descendit au salon. Elle trouva l’homme visiblement préoccupé. « – Don Gálvez ! Que me vaut la surprise de vous voir. » Bernardo sursauta, crut voir rentrer une nymphe, il se ressaisit. « Veuillez m’excuser, dans mon urgence de vous parler je n’ai pas réalisé l’heure.

– Cela n’est point bien grave, vous êtes toujours le bienvenu. Asseyez-vous, ne restez pas debout. Amanda, fais-nous apporter du café s’il te plait.

Elle s’assit face à lui, avec précaution, elle harmonisa instinctivement les plis de sa robe autour d’elle, puis elle se pencha vers lui. « – Alors, qu’avez-vous à me dire de si important ? » Bernardo se racla la gorge. Devant la jeune femme, il perdait tous ses moyens, lui qui n’hésitait jamais sur un champ de bataille et qui habituellement dégageait une assurance sans faille.

– Vous n’êtes pas sans savoir que vous me plaisez, pourrais-je envisager que vous acceptiez de m’épouser. Je ne vous demande pas votre réponse de suite juste d’y réfléchir. Je vous promets de prendre soin de vous et de votre fille pour le reste de ma vie.

Directe et sans fioritures, la demande était quelque peu maladroite, mais Marie-Félicité ne lui en tint pas rigueur. Elle s’attendrit devant ce militaire plein de force et de fougue qui à cet instant devant elle ressemblait à un enfant. Elle avait déjà réfléchi à cette éventuelle demande. Elle avait déjà remarqué que le gouverneur, plein d’une autorité manifeste, en sa présence, était plus hésitant voire maladroit, car plus précautionneux de ses gestes et de ses paroles et semblant guetter son assentiment. Elle avait constaté qu’il la cherchait du regard dans les nombreuses soirées où ils étaient conviés. Dans les soupers, les hôtes les plaçaient l’un à côté de l’autre. Dans les bals, tous avaient constaté que le gouverneur dansait plus que de coutume avec elle. Elle était flattée de tout cela, d’autant qu’elle en était touchée. Elle lui prit la main et plongea son regard dans le sien. « – Il n’y a aucune raison que je vous dise non et j’en vois beaucoup pour vous dire oui. »

***

En tant que militaire de premier plan, dont toutes les actions représentaient la couronne royale, Bernardo Gálvez devait obtenir la permission du roi pour se marier. Bien que la permission requise ait été demandée, les fiancés durent attendre plusieurs semaines avant que le palais royal reçoive la demande officielle.

Pendant cette attente, Bernardo attrapa un mal qui le clouât au lit. Personne ne savait reconnaître les symptômes du mal dont il souffrait. Cela l’épuisait, le rendait moribond. La fièvre montait et descendait de façon aléatoire le laissant exsangue. La migraine le privait de toutes pensées lucides et les maux d’estomac le tordaient de douleurs. La sévérité de sa maladie inquiéta tout son entourage et finit par donner des doutes quant à savoir s’il vivrait assez longtemps pour échanger des vœux matrimoniaux. Lui même se demandait s’il pourrait remplir la promesse faite à sa fiancée. Marie-Félicité, dont c’était le dernier cadet de ses soucis, ne pensait qu’au bien-être de celui dont elle était tombée amoureuse. Elle voyait avec horreur se réitérer ce qu’elle avait vécu avec Jean-Baptiste. Elle venait tous les jours prendre des nouvelles et elle restait de longues heures, tenant compagnie au malade, lui racontant les derniers potins de la ville ou lui faisant la lecture. Bernardo, comme ceux qui l’entouraient, se pensait près de la mort. Il doutait de sa survie et malgré cela il savait qu’il avait une promesse à remplir et cela l’obnubilait. Honorer sa parole faite à Marie-Félicité hantait son esprit, c’était devenu une obsession. Comme le militaire qu’il était, il décida de défier le protocole officiel par amour. Il refusait d’attendre plus longtemps, il suivrait son cœur et non les mandats de la couronne. La jeune femme le rassura, elle saurait patienter, il n’avait aucune inquiétude à craindre. Mais, envahi par son idée, il tint à accomplir sa promesse, dût-il tricher devant la grande faucheuse. Devant son obsession, Marie-Félicité accepta de se marier en petit comité dans la maison du gouverneur. À l’insu du roi et de tout un chacun, à l’exception de quelques amis proches, de sa famille et de son clergé, qui jurèrent le secret, Bernardo épousa Marie Félicité en privé.

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Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.