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Chapitre III : De 1777 à 1780
Vendredi 9 Janvier 1778.
La pluie tombait avec abondance sur La Nouvelle-Orléans amenant une fraicheur qui avait amené la flambée dans la cheminée. Don Gálvez arpentait nerveusement de long en large son bureau sous les yeux de son valet de chambre, un grand noir dénommé Jésus. Malgré l’urgence, il avait remis au lendemain toutes les réunions du jour. Son secrétaire, Ignacio de Las Vegas, l’avait excusé auprès de tous et avait géré les premières plaintes, suite au coup de main qu’avait fait James Willing. Ce dernier, un patriote, un ancien résident de Natchez, dirigeait une bande de maraudeurs, qu’il avait rassemblé sur la rive gauche du Mississippi, afin de chasser les Anglais. Cette tache que le gouvernement espagnol avait agréée avait quelque peu débordé de ses objectifs. Beaucoup avaient trouvé qu’il avait ravagé plus que de raison et sans nécessité les belles plantations qui s’élevaient sur la rive gauche du fleuve atténuant les sympathies des Louisianais pour les patriotes.
Bernardo Gálvez n’arrivait pas à rester en place, allant de la bibliothèque à son bureau, puis de la porte-fenêtre donnant sur la véranda à la porte ouvrant sur l’antichambre. Il ne savait comment calmer son inquiétude, son impatience. Sur cette entrefaite arriva à l’impromptu son beau-père, monsieur de Saint-Maxent. Cela interrompit momentanément son agitation. Il lui fit bonne figure. Cela fit sourire Gilbert Antoine, il reconnaissait là l’effort surhumain que cela coutait à son gendre. Marie-Félicité mettait au monde leur premier enfant. Élizabeth son épouse était déjà auprès d’elle.
« – Alors mon ami, vous avez des nouvelles de votre épouse ?
– Sa chambrière me dit que tout va pour le mieux. Mais je crois aimer mieux le champ de bataille que cette attente interminable.
– On voit que c’est le premier mon ami, il ne faut pas vous en faire, laissez la nature faire son travail. Offrez-moi donc un verre et fêtons cette arrivée !
Alors que Bernardo servait son verre à son beau père, Élizabeth entra dans le bureau. « – Messieurs c’est une fille ! Bernardo, vous pouvez aller voir votre épouse, elle est épuisée, mais présentable. Tout s’est bien passé. » À croire que c’était une tradition familiale, contrairement à l’impression du jeune père, l’accouchement avait été rapide et sans difficulté particulière. L’enfant était un beau poupon, pas très grand, mais joli. D’un commun accord, le père et la mère décidèrent de la prénommer Matilda. Le début de l’année de 1778 commençait bien pour le gouverneur.
***
Samedi 18 avril 1778.
La douceur de l’air du début de printemps était telle que Marie-Félicité avait fait ouvrir les portes-fenêtres donnant sur les jardins. Comme la brise du soir amenait un peu de fraicheur, elle alla s’accouder sur la rambarde de la galerie de l’étage. De là où elle était, elle profitait d’une vue sans pareille. Elle surplombait la courbe du fleuve, le port rempli de navires, le marché toujours en effervescence malgré l’heure, et les galeries marchandes des bâtiments de l’autre côté de la place d’armes accueillant les derniers clients. Les arbres étaient en fleurs et coloraient l’ensemble du décor, la faisant profiter d’une multitude de fragrances qui masquait quelque peu celle de la vase des marais dont une partie ceinturait la ville.
Elle fut sortie de sa rêverie par l’arrivée d’Amanda et de sa petite fille, Faustina, qui venait l’embrassait avant d’aller se coucher. Trois ans, cela faisait trois ans que cette poupée blonde ensoleillait ses jours. Elle se pencha et l’a pris dans ses bras. « Qu’es-tu fait maman ?
– je contemple notre ville, ma poupée d’amour.
Et c’est bien ce que faisait Marie-Félicité. Amanda, qui, après avoir été sa nourrice, était restée à son service, la ramena à ses devoirs de maîtresse de maison. « Marie-Félicité, il faudrait peut-être te préparer ? Tes invités vont arriver. » Ses invités. Le souper. Oui, bien sûr, cela allait bientôt être l’heure et elle ne pouvait se soustraire à cette tache qui par ailleurs ne lui était pas désagréable. Depuis que son mariage avec Bernardo Gálvez avait été officiel, à ses côtés, elle se devait de tenir son rôle. Elle était devenue l’épouse du gouverneur de la colonie et ce n’était pas rien. De plus, cela avait été un miracle, car sa promesse accomplie, Bernardo, en paix avec lui-même et prêt à accepter son funeste destin, avait recouvré la santé. Il avait progressivement retrouvé ses forces et avait finalement pu reprendre ses fonctions de gouverneur à la satisfaction de tous. L’avis du roi finit par arriver, la permission de se marier avait été officiellement accordée. Le mariage public avait été célébré à La Havane sur l’ile de Cuba. Ce fut un grand spectacle qui fut clôturé plusieurs jours plus tard à La Nouvelle-Orléans par un banquet et un bal où tout ce qui comptait dans la colonie était venu pavoiser et s’amuser.

Et c’est bien ce que faisait Marie-Félicité. Amanda, qui, après avoir été sa nourrice, était restée à son service, la ramena à ses devoirs de maîtresse de maison. « Marie-Félicité, il faudrait peut-être te préparer ? Tes invités vont arriver. » Ses invités. Le souper. Oui, bien sûr, cela allait bientôt être l’heure et elle ne pouvait se soustraire à cette tache qui par ailleurs ne lui était pas désagréable. Depuis que son mariage avec Bernardo Gálvez avait été officiel, à ses côtés, elle se devait de tenir son rôle. Elle était devenue l’épouse du gouverneur de la colonie et ce n’était pas rien. De plus, cela avait été un miracle, car sa promesse accomplie, Bernardo, en paix avec lui-même et prêt à accepter son funeste destin, avait recouvré la santé. Il avait progressivement retrouvé ses forces et avait finalement pu reprendre ses fonctions de gouverneur à la satisfaction de tous. L’avis du roi finit par arriver, la permission de se marier avait été officiellement accordée. Le mariage public avait été célébré à La Havane sur l’ile de Cuba. Ce fut un grand spectacle qui fut clôturé plusieurs jours plus tard à La Nouvelle-Orléans par un banquet et un bal où tout ce qui comptait dans la colonie était venu pavoiser et s’amuser.
Marie-Félicité avait repris la place de sa sœur ainée, Marie-Élizabeth ayant suivi son époux vers son nouveau poste de gouverneur du Venezuela. Laissant les deux jeunes frères de son époux défunt à l’une de ses belles-sœurs. Elle était venue s’installer dans la maison du gouverneur avec sa fille Faustina d’Estrehan et sa nourrice Paloma, sa fidèle Amanda et trois autres serviteurs. Il ne manquait pas de serviteurs que ce soit des nègres ou des soldats pour l’entretien de l’immense demeure et le service du gouverneur, mais elle n’avait pu se passer des siens.
Son père, Gilbert Antoine de Saint-Maxent, voyait chaque jour se réaliser les prédictions faites par Rosalba, la sorcière métisse, dans son jeune temps. Il exultait. Il n’avait jamais été aussi riche, aussi cette année-là, après avoir vendu sa demeure, Gilbert Antoine avait déménagé une nouvelle fois. Il avait construit sur son terrain de Chef Menteur, sur la crête de Gentilly en bordure du lac Pontchartrain, à l’Est de La Nouvelle-Orléans une maison grandiose. Pourvue d’une table de billard en acajou, de deux tables incrustées d’échecs, d’un clavecin, des miroirs encadrés en or, deux globes, l’un terrestre, l’autre céleste, d’une horloge qui sonne les heures avec un chant d’oiseau, d’une bibliothèque de 4700 ouvrages, elle était enviée par tous.
Dimanche 19 avril 1778
Ce fut dans cette demeure que l’Espagne commença à organiser officiellement son aide aux belligérants américains. Ce jour-là, Gilbert Antoine avait invité son gendre et sa fille à un déjeuner dominical au sein de sa demeure. Après la messe, Bernardo Gálvez et Marie-Félicité rejoignirent donc les Saint-Maxent jusque sur les rives du lac Pontchartrain sous la pluie battante d’un orage qui s’était mis à gronder pendant le sermon du Père Dagobert. Le gouverneur, qui par ailleurs s’entendait fort bien avec son beau père, pressentait que ce n’était pas par hasard s’il avait reçu cette invitation. Il soupçonnait de sa part quelques manigances. Arrivée dans l’allée de chêne de la plantation, une éclaircie apparue qui soulagea Marie-Félicité qui ne se voyait pas gâcher sa robe sous la pluie battante. Le cocher approcha au plus près des marches qui menaient à la véranda, effaçant ainsi ses dernières craintes. La jeune femme était toujours heureuse de revenir dans sa famille et l’accueil fut à la hauteur.
Elle venait à peine de gravir les marches, qu’à elle arriva les plus jeunes de ses frères et sœurs suivis de leurs nourrices et servantes qui n’avaient pu contenir le petit groupe et leurs ainés. Les quatre filles étaient en admiration devant leur sœur. L’ainée de celles-ci avait quatorze ans et se comportait comme une femme. La plus jeune avait deux ans et marchait tant bien que mal. Quant aux quatre garçons, l’ainée avec ses dix-neuf était un jeune homme qui travaillait déjà pour son père et son benjamin, plus jeune de trois années, le mimait en tout, quant aux deux autres il fallait maintenir leur turbulence encore infantile. La scène fit rire Bernardo qui aimait cette ambiance familiale qu’il commençait à vivre avec la petite Faustina qu’il considérait comme sa fille.
Le bruit du tumulte des retrouvailles attira Gilbert Antoine qui vint au-devant d’eux et ayant remis un peu de calme dans sa tumultueuse descendance, il guida Marie-Félicité et Bernardo vers le grand salon où se trouvait un autre couple. « – J’ai pris sur moi le plaisir d’inviter notre ami Olivier Pollock et sa charmante épouse Margaret O’Brien. » Bernardo sut de suite à la façon dont cela était présenté, que le couple, du moins Olivier Pollock, était le sujet de l’invitation. Il les connaissait fort bien, l’épouse d’Olivier Pollock faisait partie de l’entourage de la mère de son épouse ainsi que de celui de cette dernière. Quant à lui, originaire d’Irlande, installé en Pennsylvanie, deux ans auparavant, il avait commencé une carrière en tant que négociant dans les ports espagnols des Indes occidentales, et avait été basé à La Havane où il avait créé des liens avec le gouverneur général Alejandro O’Reilly. Ce fut par son entremise qu’il commença comme marchand à La Nouvelle-Orléans. Il fut favorablement accueilli par les fonctionnaires espagnols de la Louisiane, qui lui accordèrent le droit de libre-échange dans la ville. Il gagna en notoriété lorsqu’il fit importer de la farine répondant au besoin désespéré de la colonie et qu’il la vendit à la moitié du prix. Ce fut cette année-là qu’il épousa Margaret O’Brien originaire de La Nouvelle-Orléans et devint propriétaire d’une plantation à Bâton-Rouge, s’intégrant ainsi complètement dans la bonne société de la ville. Le déjeuner se passa en toute convivialité, les échanges se firent sur les nouvelles du moment, d’arrivée d’immigrants espagnols et de leurs installations, de la situation de la colonie et des nouvelles des uns et des autres. Le repas pris, les hommes laissèrent leurs épouses déguster leur café et partirent sur la galerie fumer leur cigare et avaler un verre de rhum.

« – Comme vous le savez, j’ai amené le Congrès Continental à comprendre l’importance stratégique de la vallée du Mississippi. C’est comme cela que j’ai été nommé agent commercial à La Nouvelle-Orléans, faisant de moi le représentant des colonies dans la ville. Il me faut aider financièrement le général George Rogers Clark pour sa campagne dans l’Illinois, mais mon soutien ne va pas être suffisant. Je suis donc venu vous demander une aide. » Appuyé contre l’une des colonnes de la véranda, tout en fumant, Bernardo écoutait l’américain. Ce qu’il entendait lui convenait même si au premier abord il semblait indifférent. Gilbert Antoine ne sachant ce que pensait son gendre, afin d’appuyer la demande de son invité, s’empressa de dire que lui même mettrait la main à la poche s’il le fallait. Bernardo l’arrêta. « – Non, non ! Gardez votre argent. Pour l’instant, notre gouvernement va pourvoir à cela. » Les Espagnols ne pouvaient que voir avec plaisir l’affaiblissement de l’Angleterre et se trouvaient fort aises de la savoir sérieusement occupée, voire embourbée par une guerre intestine. Aussi Bernardo n’hésita pas un instant. Il venait d’apprendre grâce à des rapports secrets que les Britanniques se préparaient à envahir la province, aussi cela venait à point nommé. Il accepta de fournir un appui non déguisé à Olivier Pollock et lui proposa un emprunt de 70 000 $ comme soutien financier.
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Dans les semaines qui suivirent, Bernardo reçut du gouvernement espagnol l’ordre de chasser les Anglais de la Louisiane et d’installer à leur place des colons espagnols. Ceux-ci vinrent aux frais du roi des îles Canaries et de la province espagnole de Málaga. Ils s’installèrent, sous le commandement de Marigny de Mandeville, à la Terre aux Bœufs. Guidés par Gilbert Antoine de Saint-Maxent, d’autres se retrouvèrent près de Bayou-Manchac, à environ vingt-quatre milles de la ville de Bâton Rouge, où ils établirent un village qu’ils appelèrent Galveston en l’honneur du gouverneur. Le reste forma Valenzuela, sur le Bayou Lafourche avec les Acadiens qui les avaient précédés. Le gouvernement porta sa sollicitude paternelle jusqu’à construire une maison pour chaque famille, et une église pour chaque établissement. Ces émigrés étaient très pauvres, et furent pourvus de bétail, de poules et d’ustensiles de ferme. On leur fournit des rations, pour une période de quatre ans, dans les magasins du roi, et une assistance pécuniaire. Ils s’intégrèrent rapidement et devinrent même francophones. Dans le même temps, le gouverneur facilita le transit des rebelles américains sur tout le territoire au sud de la zone de guerre, en aidant l’envoi d’armes et de munitions pour les troupes américaines de George Washington et George Rogers Clark, et négocia directement avec Thomas Jefferson, Patrick Henry, Oliver Pollock et Charles Henry Lee.
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Été 1779
L’été était comme les autres, très chaud et souvent orageux. La chaleur était d’autant la plus sensible et plus accablante que les vents ne soufflaient d’aucun point de l’horizon, et que ce calme profond de l’air ajoutait un nouveau poids à l’ardeur de l’atmosphère qui toutefois était tempérée par des pluies fréquentes. Le temps semblait s’être arrêté, pourtant le bonheur de Marie-Félicité fut de courte durée. La colonie se remettait lentement de l’une des afflictions les plus graves qui fut, la petite vérole. En cette année comme dans les précédentes, cette épidémie avait été fatale à La Nouvelle-Orléans, et sur les plantations alentour. La maladie tant redoutée s’était répandue faisant des ravages dans beaucoup de famille n’épargnant aucune couche de la société. À peine remis de cette succession de drames et de chagrins, un coursier du vice-roi de Nouvelle-Espagne, Martín de Mayorga, venu de Mexico, vint annoncer la déclaration de guerre faite à l’Angleterre, le roi Charles III venait de confirmer le Traité d’Aranjuez, accord entre la France et l’Espagne. L’Espagne se donnait le droit d’intervenir dans la Guerre d’indépendance des patriotes. Bernardo avait reçu des instructions pour prendre immédiatement l’offensive contre les établissements britanniques. Il allait devoir quitter sa femme et ses enfants.
Chaque soir, tout en se préparant sous les doigts agiles d’Amanda pour la nuit, Marie-Félicité écoutait, stoïque, son époux lui faire un résumé des préparatifs guerrier qu’il mettait en place. Elle savait que tout en lui résumant toutes ses décisions il prenait du recul sur celles-ci. La guerre ? Elle en avait toujours plus ou moins entendu parler, principalement contre les Indiens. Elle avait, jusque là, toujours été préservée de ses conséquences, mais cette fois-ci, ce n’était pas la même chose, son époux et l’un de ses frères allaient y partir ainsi que plus d’un homme de son entourage qui étaient entrés dans la milice régie par son père. Afin de ne point alarmer son époux et de ne point lui ajouter de souci supplémentaire, la jeune femme cachait, de son mieux, son ressentiment envers ses préparatifs. Elle ne s’en morfondait pas moins d’inquiétude. La guerre, c’était des morts, des blessés, des mutilés, des veuves, des orphelins, des drames en perspectives, mais elle ne pouvait rien contre la volonté des hommes. Dans cette perspective, elle prenait son courage à deux mains et fièrement présentait de son mieux une face sereine.
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Jeudi 30 juillet 1779
Comme souvent la table du gouverneur était ouverte. La grande salle à manger, qui donnait par les portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse et les jardins, était meublée à la dernière mode française. Les murs étaient délicatement moulurés, le portrait du roi d’Espagne trônait au-dessus de la cheminée. La longue table était entourée de chaises à la reine tapissées de brocard et supportait deux grands chandeliers qui, en plus des appliques murales, éclairaient la pièce. Pour éviter les piqures des maringouins, les serviteurs fermèrent les portes avant le début du souper. Ce soir-là, Marie-Félicité recevait, outre ses parents, le nouvel intendant de la Louisiane Felix Martín Antonio Navarro, Bartolomé de Macarty, son épouse, Francisca de Beleire y Pellerin, et leur fille Céleste fiancée à Estéban Miró, lieutenant colonel du régiment de Louisiane, lui même à la table. À eux s’étaient joints Jeanne Marguerite D’Estrehan et son époux Jean Étienne de Boré de Mauléon qui étaient de passage à La Nouvelle-Orléans. Entre deux bouchées de gombo, ce soir-là il y en avait un aux crevettes et un autre au poulet, la conversation roulait sur le futur mariage de mademoiselle Macarty et de don Miró. Madame Macarty expliquait que son époux et elle avaient quitté leur plantation de la Côte des Allemands pour leur maison de ville afin d’organiser le mariage qui aurait lieu à l’église Saint-Louis et faire faire la robe de la mariée. La jeune fiancée ne disait rien, jetant de temps en temps un regard fugace vers don Miró, cela attendrissait Marie-Félicité qui proposa spontanément son aide. Les hommes laissaient converser les femmes entre elles, le sujet les intéressant peu. Toutefois, monsieur Macarty, sentant l’ennui venir, reprit en main la discussion et la dirigea vers les nouvelles venant des colonies anglaises. Bernardo resta vague ne pouvant dévoiler ses intentions, bien qu’à table don Navarro et don Miró savaient à quoi s’en tenir, mais respectaient le secret du gouverneur. Marie-Félicité sentant venir une conversation peu agréable, car inquiétante pour elle comme pour ses compagnes, car toutes étaient inquiètes quant au devenir de leurs époux et de leurs amis, essaya de guider la conversation vers les dernières nouvelles venues de France. Elle n’eut pas le temps de le faire, Ignacio de Las Vegas, le secrétaire de Bernardo, entra dans la salle à manger, s’excusa d’interrompre le souper et se pencha vers le gouverneur lui murmurant une information. « Mes amis, je m’excuse, mais je dois m’absenter un instant, continuez sans moi. Je ne serai pas long. »
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sergent Ignacio de Balderes
Le gouverneur suivit son secrétaire jusqu’à son bureau où l’attendait un de ses sergents visiblement à peine descendu de son destrier tant il était crotté. Il était quelque peu intrigué par les nouvelles qu’il lui apportait. Elles devaient être d’importances pour que cela amène à le sortir de table.
Le sergent Ignacio de Balderes, de Salamanque, entré dans l’armée à treize ans, avait été envoyé à l’ouest de la Floride espagnole pour travailler comme arpenteur. Avec ténacité et courage, il avait gravi les échelons au sein de l’armée. En poste au fort Saint-Jean, surveillant les abords de la baie Saint-Louis et des lacs Borgne et Pontchartrain, il était en première ligne lors de l’incident qui l’avait amené devant le gouverneur. Il n’était pas très à l’aise, même s’il était fier d’avoir été choisi, il n’aimait pas les nouvelles que son supérieur lui avait demandé de porter de toute urgence.
« – Bonjour, mon ami. Je suppose que vos nouvelles sont d’envergure ?
– Oui monsieur. Veuillez tout d’abord m’excuser de ce dérangement.
Bernardo balaya les excuses d’un geste.
– Des Anglais ont saisi deux de nos embarcations battant notre pavillon.
– Vous étiez sur l’un d’eux ?
– Non, monsieur, j’étais sur une troisième, mais ils étaient plus nombreux, aussi mon supérieur a profité de la venue de l’obscurité pour nous mener jusqu’au bayou saint Jean afin de vous prévenir au plus tôt. De là, j’ai emprunté un cheval à la plantation de monsieur de Saint-Maxent.
– Voilà qui va accélérer les choses. Las Vegas veuillez-vous occuper de notre ami. Il a visiblement besoin de se remettre.
Tout en retournant ses pensées dans tous les sens et essayant de n’en rien laisser paraître, Bernardo rejoignit ses invités. Il serait toujours temps de prendre les mesures adéquates par la suite. Il avait pour cela demandé à son secrétaire de faire venir son conseil de guerre un peu plus tard dans la soirée. À peine entré dans la salle à manger, Marie-Félicité ressentit de suite la tension, l’entretien impromptu avait visiblement amené des préoccupations. Elle maintint la conversation, retenant de son mieux l’attention de la tablée. Le dessert pris le gouverneur s’excusa auprès de ses invités, il expliqua qu’il devait se retirer avec messieurs de Saint-Maxent, Navarro et Miró et que cela serait sûrement long. Marie-Félicité sans poser plus de questions entraina ceux qui n’étaient pas concernés vers le grand salon adjacent.
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Était déjà présent dans le bureau du gouverneur, en compagnie de don Juan Antonio Gayarre, Don Juan Dorotheo Del Portege. Ce dernier avait succédé à Don Cecilio Odoardo depuis le début de l’année au sein du bureau de la guerre et il était de fait évaluateur du gouvernement. Il avait donc toujours son mot à dire et ne s’en privait pas. Gilbert Antoine les salua et prit un des fauteuils libres face au bureau marqueté tout comme Felix Martín Antonio Navarro, Don Miro et Bernardo restèrent debout. Le colonel Don Manuel Gonzales et le capitaine-sergent major Jacinto Panis, arrivèrent avant que le gouverneur n’intervienne.
« – Messieurs, je vous ai fait venir, car les Anglais ont eu la maladresse de saisir deux de nos embarcations sur le lac Pontchartrain, ils ont omis la dizaine de leurs navires qui sont arrimés à nos quais. » Ce que le jeune et énergique gouverneur ne disait pas, c’était qu’il voyait là une excellente opportunité à la carrière qui s’ouvrait devant lui. Aucune nouvelle n’aurait pu être plus bienvenue. Usant de l’occasion avec empressement, il projeta immédiatement une attaque contre les possessions anglaises voisines, et avec force d’arguments il la soumit à son conseil de guerre. Toutefois, chacun essaya de calmer l’impétueux, lui recommandant d’attendre que des renforts soient obtenus de La Havane et lui conseillant dans l’intervalle de mettre tous ses efforts dans la mise en place d’une meilleure défense pour la colonie. Arguments contre contre-arguments, la réunion s’acheva sur ce postulat.
Les pensées encore agitées, insatisfait de cette conclusion, Bernardo retrouva son épouse. Marie-Félicité qui avait patienté après avoir quitté ses invités se trouvait dans leur chambre. Amanda avait fini de brosser sa lourde chevelure, devinant que les deux époux désiraient être seuls, elle quitta la pièce discrètement. À peine, fut-il en sa compagnie qu’il se lança dans un monologue. « – Vous savez, Félicité, j’ai dû convoquer un conseil de guerre, car les Anglais se sont permis de nous confisquer deux voiliers. C’est pour cela que de Las Vegas est venu interrompre notre repas. Vous ne le croirez jamais, mais alors que j’étais sûr que le conseil irait dans mon sens, qu’il voudrait venger notre honneur, et bien il a ergoté. J’étais résolu à les amener à mon point de vue d’autant que j’ai découvert par des lettres interceptées à Natchez que les Anglais ont l’intention de surprendre La Nouvelle-Orléans.
– je suppose, Bernardo, vous le leur avez dit ?
– Non, je ne pouvais tout leur dévoiler, mais il nous faut attaquer les premiers. Il nous faut bloquer le port avant que les navires britanniques n’utilisent le fleuve à des fins intrusives. Il ne faut pas que les Anglais en arrivent à posséder les deux rives de la rivière, ils seraient en situation de porter la guerre au Nouveau-Mexique et aux autres provinces de la Nouvelle-Espagne. Cela est impensable !
Bernardo était très agité, ce que concevait Marie-Félicité au vu des nouvelles. Elle essaya de le calmer, de détourner son attention, mais cela était difficile. Elle l’aida à se dévêtir afin de se coucher, le milieu de la nuit était passé.
L’aube n’était pas levée que Bernardo était sorti du lit et avait quitté la chambre conjugale. Le peu d’heures nocturnes qui l’avait séparé du jour n’avait été que tourment. Ces sombres réflexions avaient pesé sur son esprit et avaient stimulé et renforcé sa volonté. Sous prétexte de se préparer à la défense, avec une activité infatigable, il entreprit d’exécuter ses desseins secrets. Il commença par nommer Don Juan Antonio Gayarre commissaire de guerre pour l’expédition projetée. Il avait décidé de marcher contre l’ennemi le 22 août, et pour cela de réunir, le 20, tous les habitants qui étaient à sa disposition et qu’il avait l’intention d’inviter à le suivre.
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18 août 1779

La chaleur était étouffante et moite. Marie-Félicité s’était installée dans son antichambre à l’angle de la demeure. Un immense magnolia protégeait de son ombre la pièce et la véranda de ce côté. Elle avait fait ouvrir les portes-fenêtres des deux côtés voulant profiter du moindre mouvement d’air. Contrairement à Faustina, elle était affalée sur une duchesse brisée, chaque mouvement lui coutait. Elle avait revêtu sur sa chemise un manteau ample en indienne aux motifs colorés, elle ne supportait rien de plus. Si Faustina malgré la touffeur courait partout faisant souffrir sa nourrice qui la surveillait, toute la ville semblait avoir arrêté toute activité. La petite fille dans son jeu chuta et se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Marie-Félicité se leva, prête à la sermonner quand levant la tête vers l’extérieur, elle découvrit au-dessus du fleuve la noirceur soudaine du ciel. Elle n’eut pas le temps de réagir que de brusques mouvements d’air firent claquer les portes-fenêtres. Elle blêmit. Il n’y avait pas de doute, un ouragan venait sur eux. « – Amanda ! Jésus ! Vite, vite, faites barricader l’habitation. Paloma allait chercher Matilda, au nom de Dieu vite, vite. » Elle fit rentrer Faustina qui s’était aussitôt arrêtée de pleurnicher et avait répondu au geste de sa mère sans broncher. La petite fille avait compris que cela était grave. Ce fut alors un branle-bas de combat dans la demeure. Serviteurs, militaires, suivaient les injonctions de Marie-Félicité. Elle avait été la première à se rendre compte du danger à venir. Le vent augmenta, la pluie soudainement tomba en trombe. Rien cependant ne faisait prévoir cette catastrophe. La veille au soir, le temps était beau. Jusque là, le ciel était resté limpide, n’annonçant rien de fâcheux. Bernardo arriva promptement, retrouvant sa famille repliée dans un coin de la pièce. Faustina était collée à sa mère tenant Matilda dans ses bras. Amanda et Paloma à ses côtés, tout comme elle, priaient la clémence de Dieu. Il prit son épouse et ses enfants dans ses bras essayant de les rassurer. Dehors le vent vrombissait au milieu du tonnerre et des éclairs. À travers les persiennes des volets intérieurs, il alla observer le vent terrible qui s’élevait, tordant tout dans de puissants tourbillons, et renversant, comme sous la poussée d’une décharge d’artillerie, tout ce qui lui faisait résistance. Des toitures des maisons, des tuiles, des chevrons, des pièces de bois d’un fort poids, étaient soulevées comme des allumettes et volaient comme des oiseaux à travers les airs à une prodigieuse hauteur. Laissant ses filles à leur nourrice, Marie-Félicité rejoignit son époux et constata la même chose que lui, nul être humain n’aurait pu, à cet instant, se risquer dehors sans être enlevé lui aussi, ou frappé à mort par les débris de toutes sortes qui voltigeaient de toutes parts. Le feuillage des arbres était déchiqueté, de grands arbres étaient déracinés, les maisons semblaient s’écrouler les unes après les autres, et le fleuve montait, la place d’armes était sous l’eau. Bernardo donna des ordres pour que l’on monte à l’étage tous le mobilier du rez-de-chaussée, il fut le premier à montrer l’exemple se mêlant aux serviteurs, appuyant leur action.

Soudain, une accalmie se fit. Quelques téméraires sortirent de leurs refuges, croyant la tempête terminée. Ils ignoraient que c’était le centre du cyclone, l’œil pernicieux, qui passait à ce moment-là sur la ville, et que la tourmente allait rugir à nouveau, plus dévastatrice et plus terrible. Sous le premier choc, nombre de navires à l’ancre avaient été jetés sur la levée sans espoir de recevoir de secours par ceux qui les entouraient et qui avaient toutes les peines du monde, en dépit de leurs ancres, à ne pas subir le même sort. La plupart des vaisseaux du gouverneur, prêts à l’expédition, allèrent au fond du Mississippi. La frégate « El Volante » fut sauvée par l’intrépidité et l’habileté de son commandant Luis Lorenzo de Terrazas. Le répit fut de courte durée, les bourrasques reprirent avec plus d’intensité et acheva de renverser ce que les premières rafales avaient épargné. Les ronflements du vent et du fleuve étaient si forts que le fracas des maisons s’abîmant sur le sol ne se distinguait plus. Le cyclone semblait être au paroxysme de sa fureur. La jeune femme n’avait rien vu de si terrible, elle sentait les murs de pierre de la demeure souffrir devant la violence des vents, les craquements en étaient effrayants. Il était impossible de sortir et de se porter de mutuels secours. Les rues étaient impraticables, la pluie en avait fait des torrents, les marais autour de la ville avaient envahi la ville. S’y engager eût été aller au-devant d’une mort certaine, car les matériaux des habitations détruites sillonnaient l’air et ne laissaient aucune issue. Dans la pièce, tous étaient tétanisés, Faustina collée contre Amanda pleurait doucement. Marie-Félicité accrochée au volet ne sentait plus ses jambes tant elle était saisie par la peur. Des arbres énormes, déracinés par la violence des vents se précipitaient, telles des catapultes gigantesques, avec une vitesse inouïe, broyant leurs branches contre les maisons. Quelques-unes, soulevées d’une seule pièce, allaient s’effondrer à plusieurs mètres de distance de leur assise primitive.
Petit à petit la tempête se calma et fut remplacée par un ciel bleu et limpide. Bernardo ouvrit l’un des volets et s’avança avec précaution sur la véranda. Il fut rejoint par Marie-Félicité. La tourmente avait eu son cruel triomphe, des débris sortaient les habitants hagards, leurs faces souillées, égarées, furieuses. Ils découvraient l’ampleur des dégâts. Ceux qui se découvraient vivants enlaçaient ceux qu’ils rencontraient. Puis le choc passé chacun chercha les siens, découvrit les morts et les blessés, parfois ne trouva rien. Bernardo ouvrit sa demeure, Marie-Félicité la transforma rapidement en hôpital de fortune.

L’ouragan avait éclaté avec une telle violence qu’en trois heures, il avait détruit un grand nombre de maisons de La Nouvelle-Orléans, la plus grande partie des habitations et des améliorations faites sur les bords du fleuve, sur quarante milles de haut en bas. Il avait balayé comme la paille toutes les récoltes, avait tué presque tout le bétail et répandu la consternation générale dans toute la province. Pas un habitant qui n’ait éprouvé des dommages, soit dans les bâtiments, soit dans les plantations voire pousser le malheur jusqu’à perdre leurs esclaves. Hors d’état de réparer leurs pertes, certains se savaient ruinés.
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Malgré ce contretemps, Bernardo décida de recommencer ses préparatifs afin de prêter main-forte aux patriotes et de protéger la Louisiane. Le gouverneur craignait que dans l’état d’accablement de la colonie, les Anglais, leurs établissements n’ayant pas souffert de l’ouragan, en profitent pour appeler les Indiens à leur secours, et ainsi soulever suffisamment d’hommes pour s’emparer de la colonie. Il décida donc de persévérer dans ses intentions et ordonna au commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, de renouveler ses dispositifs. Seulement dans l’état d’épuisement de la colonie, il n’était pas facile de rassembler les éléments nécessaires pour assurer le succès de l’ʹinvasion du territoire d’ʹun ennemi. Afin d’ʹinciter les colons à se joindre à lui dans l’ʹexpédition envisagée, malgré les circonstances de désolation dans lesquelles se trouvait alors le pays, Bernardo joua le tout pour le tout. N’ayant pas encore annoncé que le roi l’avait confirmé dans le gouvernement de la Louisiane et qu’il n’était plus le gouverneur par intérim, il décida de convoquer les habitants devant l’église Saint-Louis, sur la place d’armes, pour en faire l’annonce. Accompagné de Marie-Félicité et de ses filles, il se présenta devant les Orléanais qui du plus riche au plus pauvre s’étaient rassemblés sous le soleil déclinant de la journée. Les aides et soutiens du gouverneur et de son épouse avaient raffermi le lien de la gouvernance avec ses sujets. Marie-Félicité avait connaissance du contenu de son discours, son époux l’ayant répété devant elle. Il discourut sur la misérable condition de la province, et regretta que, dans de si mauvaises circonstances, il eût à leur dire que la guerre avait été déclarée contre la Grande‑Bretagne et qu’il avait reçu des Ordres stricts afin de mettre la colonie en état de défense, parce qu’une attaque contre elle était prévue.

Bernardo de Gálvez y Madrid, vicomte de Gálvezton et comte de Gálvez
Tous écoutaient dans un silence religieux, ils étaient consternés par ce qu’ils entendaient et maudissaient ces Anglais qui ne les laissaient décidément point en paix. Marie-Félicité regardait avec un œil compatissant ses amis, ses connaissances qui plongeaient dans l’affliction sortaient à peine la tête de l’eau. Ils réparaient ou reconstruisaient leurs maisons, se demandant comment suppléer à leurs récoltes ravagées. Ils ne voulaient songer qu’à leurs subsistances, et voilà qu’il allait falloir réfléchir, à comment se protéger de la guerre voire à aller la faire. L’épouse du gouverneur comprenait fort bien leur ressenti, chaque jour depuis l’ouragan, elle se levait pour aller aider au couvent des ursulines ou à l’hôpital militaire. Du mieux qu’elle pouvait, elle apportait son aide, sachant que pour l’instant riches et pauvres avaient la même problématique, il n’y avait pas à portée de main de quoi subvenir aux besoins les plus rudimentaires. Aucun navire n’avait encore pu arriver jusqu’au port avec à son bord de quoi nourrir la population.
Cette partie du discours fini Bernardo brandit sa commission de gouverneur. Il s’adressa aux Orléanais avec l’énergie du langage et du sentiment qui convenait pour l’occasion.
« Messieurs, je ne puis me servir de ma commission, sans jurer devant le Cabildo que je défendrai la province. Je suis disposé à jeter la dernière goutte de mon sang pour la Louisiane et pour mon roi, mais je ne puis prêter un serment que l’on m’attend à violer parce que je ne sais si vous m’aiderez à résister aux ambitieux desseins des Anglais. Jurerai‑je de défendre la Louisiane ? Vous tiendrez‑vous près de moi pour vaincre ou mourir avec votre gouverneur et votre roi ? »
En disant cela, de la main gauche, il présenta la commission royale sous le large sceau de l’Espagne, et, avec la droite, il tira son épée avec une expression de détermination héroïque. Une acclamation immense et enthousiaste fut la réponse.
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Immédiatement après, Bernardo s’empressa d’accélérer ses préparatifs avec l’aide et les efforts unis des colons. L’Espagne voyait ainsi renaitre l’espoir de reprendre les territoires que leur avaient enlevé les Anglais. Pour cela, Bernardo, aidé de Gilbert Antoine, leva une force armée conséquente des plus variés. Elle était constituée de 170 anciens combattants espagnols et français, de trois cent trente Canariens, Mexicains, Cubains, Dominicains et Portoricains. À ceux-ci se rajoutèrent six cents mercenaires allemands, cent soixante Indiens d’Arcadie, des Attakapas, de Pointe coupée et des Opelousas et quatre-vingts mulâtres noirs et libres, et des miliciens français. Oliver Pollock demanda à servir comme aide de camp auprès du gouverneur, ce qu’il accepta. Ce dernier fit reconstituer une escadrille et pour cela il fit rassembler tous les bateaux qui avaient été épargnés par l’ouragan. Une goélette et trois canonnières furent dégagées hors de la rivière où elles s’étaient enfoncées, et on y mit les vivres, les munitions et l’artillerie. Celle-ci consistait en dix pièces, une de vingt‑quatre, cinq de dix‑huit, quatre de quatre livres, sous le commandement de don Julien Alvarez bien que sa santé fut grandement affaiblie. Cette petite flotte allait remonter la rivière en même temps que l’armée, pour subvenir à ses besoins.
Mercredi 26 août 1779
Bernardo Gálvez donna le commandement de La Nouvelle‑Orléans et de la garnison qui y restait au lieutenant‑colonel Don Pedro Piernas, et livra l’administration civile de la province, pendant son absence, au Contador Don Martin Navarro. Il nomma second le colonel Don Manuel Gonzales. Quant à Don Estevan Miró, Jacinto Panis, et Don Juan Antonio Gayarre, le commissaire de guerre, il les mit directement sous ses ordres, devenant ainsi les principaux acteurs de l’expédition.
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De ce jour, Marie-Félicité commença à attendre de ses nouvelles. Chaque jour, elle espérait qu’un coursier viendrait lui en amener ou que Don Piernas ou que Don Navarro en recevrait. Il fallut patienter plusieurs semaines avant d’avoir les premières.
Lorsqu’arriva le premier courrier, Marie-Félicité était à table avec Felix Martín Antonio Navarro, l’intendant de la Louisiane, habitude prise depuis qu’il logeait dans la maison du gouverneur. Les nouvelles n’étaient guère bonnes. Bernardo s’était bien retrouvé à la tête de six cents hommes supplémentaires pour remonter le Mississippi, mais son armée s’était trouvée réduite d’un tiers de leur nombre, arrivée à son premier objectif. Les causes en étaient la maladie et les fatigues du voyage. Toutefois le 6 septembre 1779, il siégeait devant le fort Manchac, ce qu’il avait fait par surprise. Le coursier étant parti avant la bataille, ils n’avaient pas plus d’informations. La jeune femme restait mitigée devant ces informations. Elle était bien sûr heureuse de savoir son époux, les membres de sa famille et ses amis en santé au moment de la rédaction de ses nouvelles, mais la lettre avait été signée juste avant un moment crucial, l’attaque du fort. L’inquiétude supplanta le soulagement. Elle se remit à attendre, et cela avec plus d’appréhension.
Trois jours plus tard, d’autres nouvelles arrivèrent, Marie-Félicité les trouva en revenant des ursulines où elle s’était rendue. Un navire était arrivé avec des marchandises et don Navarro lui avait permis d’en prendre une partie pour aider la communauté. Lorsqu’elle revint chez elle, l’attendaient dans le grand salon sa mère et le père Antonio de Sedella, venu la remercier pour des indigents qu’elle avait fait héberger à l’hôpital militaire la veille. Comme elle conversait avec eux autour d’une tasse de café, l’intendant vint en personne apporter la lettre qu’il n’avait pas décachetée. Avec fébrilité, Marie-Félicité prit la lettre et jeta un regard interrogateur vers l’Intendant, qui opina du chef, l’autorisant à décacheter la lettre devant sa mère et le père. Les jambes tremblantes, elle s’assit dans un des fauteuils et la parcourut. Son cœur se calma, la teneur en était bonne, elle en fit un résumé pour tous. Avec succès, l’assaut du fort Manchac avait été donné le 7 septembre par la milice. Son frère, Gilbert-Antoine de Saint-Maxent, fut le premier à entrer dans le fort par l’une de ses embrasures. Élizabeth, la main portée à sa poitrine, à cette annonce se retourna vers le père souriant de bonheur, soulagée et fière à la fois. La garnison était composée d’un capitaine, d’un premier lieutenant et d’un second lieutenant, avec vingt soldats, dont un avait été tué, et cinq s’échappèrent avec un des lieutenants. Les autres furent faits prisonniers de guerre. Ce n’était certainement pas un grand exploit, mais cela avait gonflé le moral des troupes, et Bernardo s’en félicitait.

Quelques jours après, sans grandes difficultés non plus, Bernardo s’empara de Bâton Rouge, puis de fort Panmure, à Natchez, à la fin du mois de septembre. Si l’expédition de Bernardo rencontrait la fortune de la chance, la guerre n’en était pas moins proche de La Nouvelle-Orléans. Sur le lac Pontchartrain, une goélette américaine, aménagée à La Nouvelle‑Orléans par un individu nommé Pikle, captura un corsaire d’Antioche, les canonnières espagnoles capturèrent également près de Galveston trois goélettes et un petit brick qui retournaient à Pensacola, une goélette qu’ils rencontraient sur le Mississippi, et deux cotres chargés de vivres, qui venaient de Pensacola, par les lacs Pontchartrain et Maurepas.
De lettre en lettre, d’inquiétude en soulagement, Marie-Félicité découvrait la campagne et les exploits de son époux et de son gouvernement. Les résultats de cette campagne étaient très flatteurs pour les armes espagnoles. Huit navires et trois forts avaient été pris. Cinq cent cinquante-six militaires, outre un bon nombre de marins, de miliciens et de noirs libres avaient été faits prisonniers, parmi lesquels le lieutenant‑colonel Dickson et beaucoup d’autres officiers. De son côté, Marie-Félicité n’était pas sans avoir ses vertus, et tous les lui reconnaissaient. Avec humilité, elle s’employait à soulager les maux de tous les miséreux, quelle que fût leur origine. Elle passait ses journées entre les ursulines, l’hôpital militaire et les doléances qu’elles recueillaient au nom de son époux. Bien sûr, il y avait ses filles qui passaient avant toutes choses et elle n’oubliait pas qu’elle représentait le gouverneur, aussi gardait-elle sa table ouverte. En tout, elle était soutenue par Felix Martín Antonio Navarro, qui en plus de s’occuper des finances de la colonie, pourvoyait à ses besoins. Il s’y était tellement bien pris qu’il avait même apprivoisé la petite Faustina.
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Octobre 1779
Les nouvelles tant espérées par Marie-Félicité arrivèrent au milieu du mois d’octobre. Don Navarro en personne vint les lui porter à ses appartements. Au vu de ce qu’il portait, Amanda le laissa entrer alors que sa maîtresse était à sa toilette matinale. À peine le messager avait-il pénétré dans la chambre que la jeune femme, serrant sa robe d’intérieur autour d’elle, saisit la missive. Elle exulta dès qu’elle en découvrit le contenu, Bernardo rentrait.
Ayant accompli ses desseins, il avait démantelé la milice et avait renvoyé les hommes chez eux avec les louanges et les récompenses qu’ils méritaient. Il avait laissé dans les postes qu’il avait conquis, le plus gros de ses forces, tant et si bien qu’il restait plus qu’une cinquantaine d’hommes de troupe dans la capitale pour la garnison. La nouvelle se propagea dans la ville comme un feu de brousse. Les Orléanais exultaient de joie, ils se rassemblaient, ils échangeaient les nouvelles qu’ils avaient ou qu’ils croyaient détenir. Le respect que le gouverneur inspirait par son caractère, ses talents, son énergie et ses récentes réussites était tel qu’il n’avait pas de raison de se repentir d’avoir agi en cette occasion comme il l’avait fait et de ce qui aurait pu se révéler une imprudence téméraire. La ville attendait son héros, même les diverses tribus d’Indiens étaient venues à La Nouvelle-Orléans pour féliciter les Espagnols de leur victoire.
Entre l’annonce du retour de Bernardo depuis la garnison du fort Panmure et l’arrivée du voilier qui le ramenait à La Nouvelle‑Orléans, il s’écoula une dizaine de jours, qui mirent les nerfs de Marie-Félicité à rude épreuve. Elle dépensa son énergie à organiser un grand banquet où se réuniraient la société orléanaise et celle des alentours dans le jardin de la maison du gouverneur. Quand il fut annoncé à l’approche de la ville, don Navarro eut toutes les peines du monde à la retenir, elle se devait de l’attendre devant l’église Saint-Louis avec le comité d’accueil de la ville et le père de Sedella. Elle ne pouvait se mêler à la foule qui s’assemblait sur la levée, son rang l’en empêchait. Le hasard et l’Espagne avaient aussi amené, en même temps, un renforcement des troupes espagnoles de La Havane ainsi que des honneurs et des récompenses à tous ceux qui s’étaient distingués dans cette expédition.
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La ville était en liesse, tous avaient revêtu leurs habits de fêtes afin de faire honneur à leur gouverneur. La plupart s’étaient agglutinés sur la levée ou sur la place d’armes. Entourée des siens, Marie-Félicité, tenant la main de Faustina, attendait l’amarrage du navire qui ramenait son époux. Autour d’elle, les membres du Cabildo et leurs familles, commentait ce retour que tous attendaient pour en savoir plus sur les exploits de leur héros. Marie-Félicité conversait avec Marguerite D’Estrehan, sa belle-sœur, son époux Jean Étienne de Boré de Mauléon, derrière elle, s’entretenant avec ardeur avec Gilbert Antoine de Saint-Maxent, son père, quand Bernardo descendit enfin du navire amarré face à l’église Saint-Louis. Les discussions autour d’elle s’estompèrent puis furent remplacées par des acclamations de joie à sa vue. La jeune femme sentit un frisson la parcourir, Bernardo était malade. Malgré les efforts qu’il faisait pour donner le change à ses concitoyens, elle devinait en lui une grande faiblesse. Instinctivement, elle agrippa le bras de sa mère qui était à ses côtés. Élizabeth, lui jeta un regard surpris, mais ayant perçu au passage la démarche de son gendre, elle comprit l’inquiétude de sa fille. Appuyé sur le bras de son secrétaire, don de Las Vegas qui s’était rendu au-devant de son maître, il était visible que Bernardo faisait tout son possible pour ne pas perdre l’équilibre. Tous voulurent prendre cela pour une grande fatigue due à ses exploits. L’homme avait les yeux caves et le teint bilieux, la jeune femme reconnut les symptômes de la maladie qui avait failli l’emporter juste avant leur mariage.
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Le banquet organisé par Marie-Félicité malgré la faiblesse de Bernardo eut tout de même lieu. Celui-ci fit un effort surhumain, il minimisa son état de faiblesse à son épouse qui ne se fit pas d’illusion, comme à ses amis et à ses concitoyens. La jeune femme inquiète gardait son attention sur son époux tout en tenant son rôle de maîtresse de maison. En dépit de l’inquiétude de l’entourage du gouverneur, la fête battit son plein. Au milieu des jardins éclairés par une multitude de flambeaux, la foule se bousculait autour des longues tables. Marie-Félicité avait réussi à rassembler des mets variés et du vin qui par leur abondance et leur qualité faisaient la joie de tous. Elle avait même fait distribuer des vivres aux plus démunis. Lorsque le bal commença, et après l’avoir ouvert avec son épouse, le gouverneur se retira le plus discrètement possible. Marie-Félicité, qui se devait de rester auprès de ses invités, le fit suivre par son médecin afin de voir comment soulager son époux. Au petit jour, les derniers invités se retirèrent et laissèrent la place aux serviteurs qui nettoyèrent et rangèrent les lieux d’autant plus rapidement que la pluie s’annonçait. Dans la chambre du gouverneur, Marie-Félicité s’était assoupi dans un fauteuil-cabriolet qu’elle avait rapproché à côté du lit du malade qu’elle était venue veiller. Elle fut réveillée par les gémissements de son mari.
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Cela faisait une semaine que le gouverneur de Louisiane était alité. Marie-Félicité ne quittait guère le chevet de son époux, elle ne savait plus que penser. Les médecins défilaient et aucun n’apportait de solution ni même d’apaisement. Désemparée, elle commençait à céder au découragement. Allait-elle perdre son époux d’une maladie inconnue ? Ses maux de ventre le faisaient souffrir au plus haut point, il se tordait de douleur désespérant Marie-Félicité devant son impuissance à le soulager. La solution vint de son père Gilbert Antoine de Saint-Maxent.

Après réflexion, il n’avait trouvé qu’une solution, il avait demandé de l’aide à celle qui était de venue une des reines du vaudou de La Nouvelle-Orléans, Rosalba. Peu l’auraient reconnu, mais beaucoup allaient la voir, pour leur avenir, pour les soulager de quelques problèmes ou de quelques douleurs. Elle ne s’était pas fait prier. À la nuit tombée, elle avait suivi celui qui n’avait jamais failli à sa promesse jusqu’à la maison du gouverneur. Bien que tous ceux qui croisèrent celle qu’ils prenaient pour une sorcière furent surpris de la voir dans la demeure avec monsieur de Saint-Maxent, aucun n’osa s’interposer. Marie-Félicité avait accepté la proposition de son père, estimant qu’il fallait tout essayer. Déjà reconnaissante, elle avait accueilli Rosalba avec chaleur. Après avoir jeté un œil autour d’elle, cette dernière demanda des bougies, de la farine, du sel, de l’huile, un récipient avec de l’eau et voulut rester seule avec le malade, ce qui décontenança quelque peu Marie-Félicité. Sans hésiter, elle entraina toutefois son père et les serviteurs, et laissa la sorcière avec son époux. Elle connaissait Rosalba, elle ne l’avait vu que de loin, mais Amanda lui avait raconté la prédiction qu’elle avait faite à son père avant qu’il ne rencontre sa mère. Elle ne savait pas quel rapport la métisse encore fort belle entretenait avec son père et ne tenait pas à le savoir, mais elle avait confiance. Ce qui se passa dans la chambre nul ne le sut, pas même Bernardo qui ne se souvint de rien. Quand après deux longues heures la reine du vaudou sortit de la chambre, elle demanda à s’entretenir avec Marie-Félicité. Celle-ci accepta, mais elle demanda à aller auparavant voir son époux ce que la guérisseuse accepta d’un hochement de tête. Elle le trouva dormant d’un sommeil profond et visiblement salvateur. Elle remarqua sur le sol des traces de dessins géométriques et les bougies presque entièrement fondues un peu partout dans la pièce. Elle ne fit aucune remarque et en ressortant de la chambre elle guida Rosalba vers le lieu de leur conciliabule.
Monsieur de Saint-Maxent tiquait à l’idée de cette entrevue, mais il n’intervint pas. Il avait bien quelques craintes quant aux révélations que pouvait faire la devineresse à sa fille, mais il ne s’estimait pas le droit de s’immiscer. Marie-Félicité convia Rosalba dans son boudoir et fit signe à Amanda inquiète qu’elle pouvait les laisser seule. « – Je vous prie de m’excuser de tout ce mystère, mais il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas ébruiter. » Marie-Félicité fut étonnée par cette entrée en matière, qu’allait donc lui apprendre cette sorcière. Elle n’était pas sûre de vouloir tout savoir, mais la curiosité l’emporta, après lui avoir servi une boisson chaude, elle lui fit signe de poursuivre. « Votre époux madame ne sera jamais guéri de cette maladie. Il aura d’autres crises et l’une d’elles l’emportera. Dans son corps est entré un mal que nous ne pourrons faire sortir. Je vais vous donner une recette pour une décoction qui le soulagera. Vous pourrez trouver les plantes qui la constituent partout où vous irez. » À cette annonce, la jeune femme pâlit. Elle était atterrée. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle était sûre que la guérisseuse disait vrai. « Vous pensez qu’il en a encore pour longtemps ?
– Vous aurez encore le temps d’avoir deux enfants avant qu’il ne vous quitte.
– ah !
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Janvier 1780
Dès que Bernardo fut complètement remis sur pied, Felix Martín Antonio Navarro organisa la remise des gratifications envoyée par le roi auxquels avaient droit les vainqueurs de la précédente campagne. Bernardo Gálvez fut nommé général de brigade. Le colonel Don Manuel Gonzales fut élevé au même grade et nommé gouverneur de la province de Cumanas. Le lieutenant‑colonel Miró, le capitaine Don Pedro Piernas et Don Jacinto Panis furent eux aussi promus. Le commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, fut nommé Contador pour Acapulco.

Avec ses nominations se trouvaient joints des ordres. Bernardo devait poursuivre le combat contre les Anglais et reprendre toutes les régions que les Anglais avaient prises à la Nouvelle-Espagne. L’Espagne reconnaissait l’indépendance des patriotes. Elle avait conclu avec eux un traité d’alliance et de commerce à condition de lui abonner l’exclusivité de la navigation du Mississippi et de consentir à lui laisser reprendre possession des Florides et de tout le territoire s’étendant de la rive gauche de ce fleuve jusqu’aux arrières des anciennes provinces britanniques, d’après la proclamation de 1763.
À peine avait‑il été remis, qu’après ses conquêtes de Manchac, de Bâton Rouge et de Natchez, Bernardo prépara une autre expédition contre Mobile, et Don Juan Antonio Gayarre agit une dernière fois comme commissaire de guerre. Marie-Félicité fataliste regarda son époux préparer tous les préparatifs de cette nouvelle campagne qui semblait lui redonner plus que jamais de l’énergie.
Le 5 février, il partit du fort de la Balise avec deux mille hommes, composés de soldats réguliers, de la milice de la colonie, et de quelques compagnies de noirs libres. Il fut paralysé par une tempête dans le golfe qui fit échouer sur la côte quelques‑uns de ses navires, et endommagea ses provisions et munitions. Cependant, après quelques retards, et des efforts considérables, le gouverneur arriva après un parcours plus ou moins compliqué avec son armée, son artillerie, ses provisions et ses provisions militaires, à l’est de la rivière Mobile.
Ces nouvelles arrivèrent alors que Marie-Félicité était au chevet de Matilda qui était prise d’une fièvre infantile qui laissait penser qu’elle couvait la rougeole. La jeune mère, rongée d’angoisse, avait envoyé sa fille ainée chez sa mère craignant la contagion. Peu d’enfants arrivaient à l’âge adulte et bien que la famille de Saint-Maxent pouvait se targuer de n’avoir perdu aucun des leurs, cela n’enlevait aucune crainte à la jeune mère. La lettre, que don Navarro fit passer par Amanda, ne fit que rajouter à ses inquiétudes. Les jours suivants s’écoulèrent au fil des attentes et des espérances de Marie-Félicité. Matilda avait bien contracté la rougeole, elle en eut tous les symptômes, mais s’en remit doucement. Sa guérison n’était pas complète que des nouvelles de son père arrivèrent. À la grande joie de tous, il s’était emparé du fort et de la ville de La Mobile, avant que la garnison anglaise ait eu le temps de recevoir des secours.
Mai 1780
Le commissaire de guerre, don Juan Antonio Gayarre, revint à La Nouvelle‑Orléans, porteur d’un message. Son retour n’avait pas été sans risque, passant à travers les lacs, il avait été assailli par une tempête qui lui avait été presque fatale. Son navire avait été frappé par la foudre et ce ne fut pas sans difficulté qu’il entra dans le port.
Don de Las Vegas, dès la nouvelle connue, se précipita au couvent des ursulines où Marie-Félicité en compagnie de sa mère, Elizabeth de Saint-Maxent, était venue porter de l’aide aux orphelins. Il la trouva entourée d’enfants de tous âges, dont sa fille ainée, qu’elle initiait aux actes charitables. Sur un banc à l’ombre d’un magnolia Paloma berçait la petite Matilda. Quand elle le vit, elle frémit. Était-ce une mauvaise nouvelle ? Il lui sourit pour la rassurer, elle se détendit. « Vous êtes venu me chercher, don de Las Vegas ?
– Oui señora, don Gayarre est arrivé avec des nouvelles pour vous.
– Vous en connaissez la teneur?
– Non, señora. Il ne peut les donner qu’à vous, mais il m’a assuré qu’il n’y avait rien d’alarmant.
– Je vous suis donc.
***
Don Gayarre conversait avec don Navarro quand Marie-Félicité et sa mère qui avait tenu à l’accompagner, pénétrèrent dans le grand salon où les attendaient les deux hommes. Sur une table attendait une cafetière entourée de son service en porcelaine, Amanda l’avait précédé. Après avoir remercié pour les compliments reçus à son arrivée, elle invita les deux hommes à s’asseoir autour de la table leur faisant accepter une tasse de café fumant qu’elle servit elle-même. Les deux hommes étaient admiratifs et de la grâce et du sang froid de la jeune femme qui ne laissait rien paraître de sa curiosité fort légitime. S’étant salué et ayant trempé les lèvres dans leur tasse, Marie-Félicité interrogea le commissaire de guerre. « Don Gayarre, quelles nouvelles nous apportez-vous ?
– Comme vous le savez, señora, notre gouverneur a pris le fort de La Mobile, mais le général Campbell s’est réfugié sans gloire à Pensacola.
– Et ?
– Encouragé par son succès, don Gálvez a décidé d’attaquer Pensacola. Mais le fort est fort fortifié, et il a une très grande garnison. Ses moyens étant insuffisants pour l’exécution de son plan, il a sollicité le capitaine général de Cuba pour obtenir des renforts.
– Mais où est-il maintenant ? intervint Marie-Félicité qui commençait à s’impatienter. Pas très à l’aise, non pas qu’il remit en question son supérieur, mais il savait que sa réponse n’allait pas plaire.
– Il est allé à La Havane, afin de mander en personne ce qu’il désirait.

La jeune femme était à moitié surprise, elle connaissait la nature impatiente de son époux. Elle n’était pas aussi sans savoir qu’il était méfiant à l’encontre du capitaine général de Cuba. Elle ne doutait pas qu’il obtint ce qu’il désirait. En tant que fils du vice‑roi du Mexique et neveu du président du Conseil des Indes, il n’allait pas être aisé de lui refuser sa demande. Elle était toutefois désappointée, elle aurait apprécié que Bernardo passât par La Nouvelle-Orléans, bien qu’elle admettait en son for intérieur que cela aurait été un grand détour. Détour qui aurait mis à mal ses desseins. Elle prit sur elle et fit bonne mine aux deux hommes et les convia au diner le soir même en présence de ses parents et de quelques amis. Bien évidemment, Don Gayarre serait le centre des attentions et ce serait une bonne chose. Elle aurait moins d’efforts à faire envers ses invités.
***
Les préparatifs furent longs, et le temps s’en mêla, Bernardo rencontra un ouragan si fréquent à cette période de l’année. Quelques‑uns de ses transports périrent, et les autres furent dispersés. Il dut retourner à La Havane au mois de novembre. Avec persévérance, humanité et un sens inébranlable du devoir, il rassembla les restes dispersés de sa flotte. Il quitta La Havane pour Pensacola à la tête d’une expédition redoutable à la fin du mois de mois de février. La flotte était commandée par Don José Cabro de Irazabal.

épisode suivant
Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
sources: http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Gazetteer/Places/America/United_States/Louisiana/_Texts/GAYHLA/4/3*.html