La Nouvelle-Orléans : les profits et les vents

extrait de: La Nouvelle-Orléans au XVIIIe siècle

Courants d’échange dans le monde caraïbe

Shannon Lee Dawdy

University of Chicago

illustration de Assassin's Creed Liberation HD

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Un des points intrigants, concernant La Nouvelle-Orléans et la Louisiane sous domination coloniale française (1699-1769), est que, si l’on s’en tient aux données officielles telles que les importations et exportations enregistrées sur les navires de commerce homologués ou les bilans du ministère de la Marine, la colonie fut un échec financier. Pour la Couronne, ainsi que pour la plupart des entrepreneurs privés, les coûts excédaient toujours les profits. La Louisiane ne permit jamais de dégager la même fabuleuse richesse que Saint-Domingue. Néanmoins, les vestiges archéologiques, tout comme les inventaires après décès, témoignent, même quelques années après 1720 et l’écroulement spectaculaire de la Compagnie de John Law, d’une ville relativement prospère. Comment expliquer que la fortune de tant de citoyens continua de croître alors que l’économie coloniale était officiellement en déroute et la colonie elle-même administrativement à l’abandon dans les années 1730 ?

Sa fondation en 1718 représentait un défi symbolique dans le cadre d’une des expériences économiques les plus osées du XVIIIe siècle : l’idée de John Law d’intégrer le capital-risque, la banque et le trésor public. La création, du jour au lendemain, d’une métropole dans les bayous de Louisiane avait pour but de renforcer la confiance des investisseurs, tandis que l’élaboration soignée d’infrastructures portuaires permettait de protéger les privilèges et le monopole commercial de la Compagnie sur les importations et les exportations. Toute la ville fut conçue comme un laboratoire pour développer une nouvelle forme de mercantilisme colonial. La Nouvelle-Orléans jouait un rôle si important, dans le plan de John Law, que celui-ci n’eut de cesse de remplir son quota d’immigrants, y envoyant près de 9 000 personnes en l’espace de cinq ans alors qu’il disposait de vingt-cinq années pour le faire. Au moment de l’effondrement du système de Law, la plupart des investisseurs français abandonnèrent tout espoir de voir la Louisiane leur procurer jamais le moindre profit, et même la Couronne cessa progressivement d’apporter son soutien à la région. Les habitants de la Louisiane se retrouvèrent par conséquent livrés à eux-mêmes, affamés, dépourvus de la main-d’œuvre et du capital nécessaires au développement d’une économie de plantation sur le modèle de Saint-Domingue ou de la Virginie. Néanmoins, le commerce ne s’arrêta pas pour autant.

carte de la Nouvelle orléans

carte de la Nouvelle orléans

La ville réussit en tant que comptoir, mais pas exactement de la façon prévue initialement. Par moments quasiment privée de contacts directs avec la France en raison des guerres et des problèmes de navigation transatlantique, La Nouvelle-Orléans était pourtant loin d’être isolée. D’autres fournisseurs et circuits commerciaux prirent le relais. À la fin de la période française, le confort matériel des résidents s’était amélioré au point que des produits de luxe comme la soie, les vins de Bordeaux, les bijoux en or et les services de porcelaine avaient progressivement fait leur apparition dans nombre de foyers.

Dans les années 1730, trompés et abandonnés par la politique mercantiliste, beaucoup d’habitants de La Nouvelle-Orléans délaissèrent le monde atlantique. Ils choisirent de se tourner vers l’univers commercial préalablement créé par les Amérindiens, qui avaient déjà établi dans la région un vaste réseau. Pour les Africains et les forçats français, ce nouveau monde plein de promesses permettait d’échapper aux contraintes quotidiennes de l’Ancien Régime. Les résidents de La Nouvelle-Orléans, en quête de nouveaux marchés, se mirent donc à sillonner le Mississippi et le monde caraïbe pour commercer. Grâce aux contacts ainsi établis, d’autres acteurs du circuit international commencèrent en retour à se rendre de plus en plus souvent à La Nouvelle-Orléans même ou à son port maritime, situé à l’embouchure du Mississippi.

La Nouvelle-Orléans devint alors un marché important, une porte d’accès à « l’économie d’échange frontalière » de la Louisiane, et l’un des pôles d’un réseau international d’échanges. Ce circuit reliait cette bourgade aux grands ports de Veracruz, La Havane, Cap-Français, à des villes jumelles comme Fort Saint-Pierre en Martinique, ou encore à des centres de contrebande côtière comme Carthagène. Le commerce fluvio-maritime se mit à prospérer grâce à une flottille de pirogues, de bateaux à fond plat, de barques côtières et de petits bricks reliant les Grands Lacs au continent sud-américain. L’impact en fut au moins aussi important que celui du monde atlantique sur la vie quotidienne de La Nouvelle-Orléans au XVIIIe siècle. Les habitants de la Louisiane réalisèrent rapidement que leurs intérêts, sinon leur survie, dépendaient plus des liens économiques locaux que de la métropole. L’économie maritime de la zone Mississippi-Caraïbes n’apparaît qu’en marge des documents officiels des bureaux de douane et des compagnies de commerce. Les historiens ont souvent remarqué que seul un petit nombre de « vaisseaux du Roi » se trouvaient annuellement à quai à La Nouvelle-Orléans. Mais la cargaison de ces bateaux ne représentait qu’une petite fraction des biens qui transitaient par le port. De même, les recensements officiels n’enregistrent probablement qu’une petite partie de la population de négociants et de marins itinérants qui utilisaient La Nouvelle-Orléans comme base d’opération. Amérindiens, Africains, Canadiens, colons espagnols, marins français aguerris – parmi lesquels des femmes – naviguaient comme pilotes, capitaines, associés, employés et serviteurs sous contrat.

Alfred Rudolph Waud

Alfred Rudolph Waud

D’après les données archéologiques, les marchands de l’époque coloniale empruntaient des routes terrestres et maritimes datant de la préhistoire. Au XVIIIe siècle, les habitants de la Louisiane réactivèrent une ancienne route commerciale internationale entre la vallée du Mississippi et les peuples établis le long de la côte sud du golfe du Mexique. Ce commerce maritime non centré sur l’Europe était non seulement en contradiction avec la volonté de maintenir la Louisiane sous la dépendance de la métropole, mais aussi en grande partie illégal. En d’autres termes, La Nouvelle-Orléans était une des nombreuses capitales de la contrebande des Grandes Antilles. Fondée sous les auspices du mercantilisme dans les années 1710, la ville devint florissante dans les années 1730 en sapant ce même mercantilisme.

Le mercantilisme français au XVIIIe siècle obéissait à des règles qui fluctuaient d’une année sur l’autre. La nature capricieuse de la politique française explique peut-être qu’elle ait été totalement ignorée. La Compagnie contrôlait de manière exclusive l’ensemble des exportations et importations. Toutes les marchandises et biens d’origine non locale devaient être achetés dans les magasins de la Compagnie à des prix fixés. Les esclaves importés ne pouvaient être obtenus légalement que des navires de la Compagnie. Toutes les exportations indigènes – tabac, indigo ou peaux de daim – devaient être vendues, commandées et/ou transportées via la Compagnie. Quand la Couronne eut repris en main la colonie en 1731, les marchands indépendants français obtinrent le droit de commercer avec la Louisiane, mais à la condition qu’ils le fissent à partir d’un port français agréé, et seulement avec la licence appropriée. Les détails changeaient parfois, mais les principes de base de la politique officielle restaient les mêmes : les navires entrant et sortant de La Nouvelle-Orléans devaient être français, transporter des cargaisons françaises, et l’exportation directe par des commerçants individuels de la colonie vers les marchés étrangers était interdite.

le port de la Nouvelle Orléans

le port de la Nouvelle Orléans

Les fonctionnaires français avaient du mal à faire appliquer ces lois sur ce territoire éloigné où des gouverneurs compréhensifs accordaient la priorité aux besoins locaux. Cependant, la volonté de Law de voir La Nouvelle-Orléans jouer un rôle essentiel dans l’économie coloniale finit par se réaliser. Le commerce en Louisiane emprunta bientôt les voies maritimes et terrestres établies bien avant l’époque coloniale, dont le centre était La Nouvelle-Orléans. Les marchandises indiennes y arrivaient en abondance, en particulier les peaux de daims, qui étaient exportées. La Nouvelle-Orléans servait de grand marché agricole où les petits fermiers pouvaient vendre ou troquer du riz, des légumes, des figues, des patates douces, des œufs et du jambon contre du sucre, du café, du vin, du tissu et des meubles importés. À La Nouvelle-Orléans, les propriétaires de plantations trouvaient des acheteurs ou des agents de courtage pour leurs cultures de tabac, d’indigo et de riz, tandis que les esclaves des plantations venaient le dimanche vendre les surplus qu’ils obtenaient sur leur lopin de terre, une activité protégée par le Code Noir de 1724.

Les registres de commerce indiquent qu’ils venaient également, pendant la semaine, pour leur propre compte ou celui de leur maître, vendre divers produits alimentaires et plats cuisinés dans la rue. Les Amérindiens de basse Louisiane – les Ouacha, les Tchouacha, les Chitimacha et autres – colportaient en ville, outre les peaux de daims, du poisson frais, du gibier, de la graisse d’ours, du maïs, des herbes et le pain fait à partir du fruit de l’arbre à kaki. Les négociants en bois, en poix et en goudron de la rive nord du lac Pontchartrain y chargeaient leurs cargaisons. L’arrière-pays de La Nouvelle-Orléans couvrait une superficie considérable. Les peaux de castor provenaient des Grands Lacs; la farine des colonies françaises en Illinois descendait régulièrement le Mississippi; le bétail en provenance d’aussi loin que le Texas actuel circulait sur des barges, et les peaux de daims venues de la lointaine Caroline parvenaient jusqu’aux quais de la ville.

le Mississippi

le Mississippi

Le mercantilisme non seulement visait à maîtriser la circulation des produits, mais aussi la géographie. Hommes et biens étaient censés circuler de manière relativement directe de la métropole à la colonie, et vice versa. Ce système prévu pour La Nouvelle-Orléans céda bientôt le pas à un « désordre » à l’échelle locale où les hommes, les produits, et même les idées circulaient hors du contrôle de la métropole. Les Français réussirent sans doute à imposer leur marque dans le paysage grâce au plan d’urbanisme de La Nouvelle-Orléans, mais le développement de la Louisiane reposait sur des structures géohistoriques plus anciennes et plus vastes qui, tout au moins jusqu’à l’avènement de la machine à vapeur, étaient plus puissantes que toute volonté impérialiste.

http://www.cairn.info/revue-annales-2007-3-page-663.htm#no8

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