1742 à 1781. Les Placées de Saint-Domingue, Maminetta
Ana-Filipa était la fille de Roberta et Roberta était la fille de Maminetta.
Maminetta avait été nommée Netta par sa mère, sur l’habitation, plantation de son père et maître, à quelques milles de Cap-Français dans la paroisse Saint-Jacques dans La Plaine du Nord. Arrivée à sa quinzième année, elle avait suivi, comme chambrière, sa sœur blanche, du même âge, dans l’habitation de son mari Benjamin Dupouilh dans le quartier de la « Petite-Anse ». Trois ans plus tard, morte en couches après avoir mis au monde un fils, la jeune madame Dupouilh laissait sa place auprès de son époux à sa sœur noire. Dans un dernier soupir, elle lui remit aussi son nourrisson tout en lui faisant promettre de le choyer. Bien qu’elle ne put devenir la nourrice de l’enfant, elle tint sa promesse. N’étant elle-même pas mère, et pour tout dire encore vierge, elle n’en fut pas moins sa mère de substitution. Elle lui donna par contumace la tendresse maternelle de la défunte.
Benjamin Dupouilh ne perdit pas au change et succomba aux différents charmes de la métisse au point de ne jamais désirer se remarier. De cette union naquirent quatre enfants dont seule la fille survécut, Roberta. L’année de sa naissance, son frère aîné âgé de sept ans se noya, Netta avait cru mourir de douleur. Le deuxième de ses fils était mort à la naissance six ans auparavant, elle s’était faite à l’idée. Le troisième était dans son troisième mois quand une étrange maladie le dessécha, elle l’avait regardé partir à petit feu tout en se demandant ce qu’elle avait pu faire au ciel. Le père, bien que persuadé d’être maudit, n’en eut aucune frustration. Il retira tout le bonheur possible de ce que Dieu lui laissait, d’autant que, malgré le travail que cela demandait, l’habitation prospérait bon an mal an. Dans une colonie où un esclave des champs avait une espérance de vie huit ou neuf ans, les bénéfices réguliers qui l’en tiraient lui permirent de doubler sa main-d’œuvre servile et de la renouveler sans problème. Il possédait près de deux cent esclaves qui de l’aube à la tombée de la nuit trimaient pour lui, labourant, plantant, binant, sarclant, cueillant…
Netta changea petit à petit de nom, au fil des babillements de François-Xavier, son neveu, le fils de son amant et maître, elle devint Maminetta. Lorsqu’il eut seize ans, son père l’envoya parfaire ses études en France, les capucins de Cap-Français n’étaient plus suffisants à son goût. Il partit donc pour un collège à Bordeaux. À sept ans, Roberta resta la fille unique de la maison, cajolée par son père qui n’avait d’yeux que pour elle. Cinq ans plus tard, sa mère ne la quittait plus des yeux, car son père n’était pas le seul à bader la beauté naissante de sa fille. Avec sa peau d’ambre, sa lourde chevelure couleur de jais et surtout ses yeux fendus vers les tempes d’un vert limpide, elle retenait l’attention. Sorti de l’enfance, son corps commençait à dessiner ses courbes de femme, et annonçait une silhouette déliée et de belle stature. Elle devenait une beauté féline au regard hypnotisant qu’il allait falloir protéger de toutes les convoitises et Maminetta savait que cela serait difficile.
Après des années de bonheur, Benjamin Dupouilh se mit à souffrir d’un mal, qui, il le sentait bien, le menait à la tombe. Il écrit à son fils de rentrer au plus vite, prit ses dispositions et se laissa mourir. Désespérée, Maminetta regarda son amant et maître quitter ce monde. Qu’allaient-elles devenir ? Sa situation de tisanière lui avait permis d’être à l’abri des durs labeurs. En tant que concubine du maître, elle était devenue de fait la gouvernante de la Grand-Case, la demeure de son amant. Elle faisait confiance en François-Xavier, mais il se marierait un jour et ce jour-là sa position ne vaudrait pas grand-chose, sans parler de celle de Roberta. Quelle femme voudrait sous son toit de la beauté qu’elle devenait ?
La peur fut à son comble quand trois mois après avoir mis en terre Benjamin, un attelage remonta l’allée. Tout comme Roberta qui arriva en courant de l’étage, elle crut un instant que le jeune maître était de retour, quel ne fut pas leur effroi, quand descendit un homme maigre au teint verdâtre qu’elles ne connaissaient pas, accompagné de deux molosses aux babines dégoulinants de bave. La peur au ventre, Maminetta le reçut sur le pas de la porte. « – Je viens chercher des esclaves, les dénommées : Maminetta et Roberta. » Ce qu’elle avait le plus craint arrivait, c’était un marchand d’esclaves. François-Xavier se débarrassait d’elles, il n’avait même pas le courage de les affronter. Son petit les jetait dehors, pire il avait dû donner l’ordre de les vendre. Désespérée, elle cherchait comment échapper à son sort. L’un des contremaîtres de l’habitation s’approcha intrigué. Il affichait un sourire mauvais, satisfait de voir la concubine du maître dans une mauvaise passe. Il n’avait aucune raison de lui en vouloir particulièrement, mais la jalousie se dévoile dans ces instants où le destin, tel un couperet, semble écraser une victime. Elle comprit que c’était trop tard, qu’aurait elle put y faire de toute façon. Elle connaissait le sort des fugitifs, fouet, marquage aux fers, amputation, dès qu’ils étaient rattrapés, et ils étaient souvent repris.
– Mais pourquoi ?
– Je suppose que tu es Maminetta et l’autre derrière c’est Roberta ? Je n’ai pas d’explication à te donner, faites vos ballots et suivez-moi. C’est votre maître qui donne les ordres.
Une heure plus tard, sans plus de commentaire, elles étaient assises à côté du cocher et en route pour Cap français. L’homme avait refusé de les faire asseoir à ses côtés, elles étaient noires.
*
Dominé par la montagne du Morne Jean, le Cap-Français, communément appelé le Cap, était une ville portuaire située sur la côte septentrionale de l’île. Elle s’étalait dans toute son opulence face à l’océan chargé de navires aux ventres remplis de la richesse de ses habitants. C’était une ville prospère, la plus importante de la colonie, en dépit des nombreux incendies et séismes qui l’avait frappé. Même le déménagement des autorités, qui fuyaient ses calamités, pour Port-au-Prince n’avait en rien amoindri son importance. Pour les dominicains, c’était un petit Paris. Elle s’étendait de la Plaine du Nord au pied du Morne-Rouge. Sa région était traversée par la rivière Gallois et la Grande Rivière du Nord. Cette large rivière allait se déverser dans l’Océan Atlantique. Ils venaient de cette dernière, l’habitation Dupouilh était située sur ses rives, à une heure de la route qui allait à la cité. Ils pénétrèrent à la nuit dans une de ses rues étroites qui formaient son plan quadrillé. Les deux femmes n’étaient jamais venues à la ville, elles étaient terrorisées par leur avenir incertain et effarées de tout ce qu’elles découvraient. L’homme, venu les chercher, avait omis de se présenter, il était un des affidés du plus riche notaire de la ville. Le cocher arrêta la voiture, dans une rue plus large, devant une maison de pierre à étage avec lanternes pour éclairer son pas-de-porte, elles n’en avaient jamais vu de telle. Leur univers s’était jusqu’alors limité à la “Grand-Case“ aux galeries de bois. Il les fit descendre, les brusqua pour les faire rentrer. Elles étaient tétanisées, l’ignorance de leur sort accentuait leur peur. Il frappa à la porte et attendit que l‘on lui ouvre. Maminetta tenait Roberta par la main et cherchait autour d’elle une voie pour s’échapper, telle une bête prise au piège, elle s’affolait. L’homme s’en aperçut, avec un sourire mauvais, il lui dit : « – N’y compte même pas, tu n’auras pas le temps d’aller au bout de la rue que les chiens t’auront rattrapée ! » La porte s’ouvrit sur un majordome en livrée à la mine hautaine. L’homme qui les accompagnait, avec dédain le bouscula pour passer. « – On est attendu Firmin ! pousse toi ! »
Sans se départir de sa dignité, il répondit : « – Le maît’e est à la salle à manger avec son invité. » L’homme traversa le hall de marbre blanc, se retourna. « – Dépêchez-vous! » Impressionnées par tout ce qui les entourait, serrant une partie de leur bagage contre elles, elles le suivirent. Il les planta dans un salon et frappa à l’une de ses portes. Roberta en pleurs tomba dans les bras de sa mère, elles entendirent le ton obséquieux de l’homme annonçant leur arrivée. Un homme répondit de les conduire dans le bureau ; Mais à ce moment-là un jeune homme, d’une vingtaine d’années, blond la figure avenante, jaillit dans la pièce. « – Maminetta! Roberta? Nom de Dieu mais j’avais laissé une petite fille ! » Il prit dans ses bras son ancienne gouvernante déboussolée de cet accueil chaleureux et plein d’affection. « – Comme je suis heureux de vous revoir même si les circonstances ne sont, elles, guère heureuses. Mais qu’avez-vous ? vous avez l’air terrorisé ?
L’homme qui avait suivi le jeune impulsif, Monsieur Laussat, se retourna vers son homme de main : « – Coucherant ! vous n’auriez pas omis de dire à ces dames, pourquoi elles étaient invitées dans mon étude ? » l’homme baissa les yeux, mimant la contrition devant le ton autoritaire de son supérieur. Devant la mascarade, ce dernier ne rajouta rien, d’un geste, il lui montra la porte. Avec un sourire, ne détrompant pas Maminetta quant à sa teneur d’hypocrisie, il leur proposa de passer dans son étude. Ils traversèrent la maison, par un couloir, véritable galerie des ancêtres, descendirent un escalier et se retrouvèrent dans une large pièce aux murs lambrissés et garnis d’une mezzanine sur tout le tour, supportant des étagères couvertes de dossiers ou de registres. Au milieu trônait un vaste bureau devant lequel attendaient trois chaises à dossier en médaillon. Installant sa forte corpulence dans un large fauteuil cabriolet, de l’autre côté de son bureau, il proposa à ses clients de s’asseoir. François-Xavier sans façon obéit, insista du regard pour encourager les deux femmes à faire de même. Cette simple déférence les troublait, leur gêne était grande tant c’était à l’opposé de ce que l’on attendait habituellement de leur condition. Le notaire fit comme s’il ne voyait rien et ouvrit un dossier, le testament de Benjamin Dupouilh. Par amour pour Maminetta et Roberta, le défunt avait pris des dispositions en leur faveur des années auparavant, mais la maladie l‘avait empêché de leur faire savoir. Il avait affranchi la mère et la fille, tenant ainsi sa promesse faite à Maminetta à la naissance de Roberta, et leur avait légué une maison au Cap, additionné d’une petite rente pour subvenir à leurs besoins. François-Xavier ne tiqua pas à cet énoncé, ni trouvant rien à redire, ses dispositions étaient fort communes sous ses latitudes, de plus cela n’amputait guère son héritage. Il était même soulagé de savoir que son père avait pensé à subvenir aux besoins de celle qui l’avait longtemps prise pour sa mère, n’ayant jamais connu la sienne.
Elles apprirent à l’ouverture du testament, qu’elles ne retourneraient pas sur l’habitation. Le chagrin de la perte du compagnon et du père fut compensé par l’annonce de la liberté et la découverte de la maison au cœur de la ville du Cap.
*
Au croisement des rues du Hazard et Saint-Louis, François-Xavier fit descendre les deux femmes. Elles se retrouvèrent devant une petite maison à un étage avec balcon en fer forgé. Il sortit de sa poche une clef, il la remit à Maminetta. Elle ouvrit avec émotion la porte de la maisonnette donnant sur un couloir sombre plongeant profondément en son sein. De chaque côté se trouvait une porte desservant une pièce de taille honorable. La maison était plus grande qui n’y paraissait, elle avait quatre pièces spacieuses, deux par étage. Le couloir aboutissait sur une véranda d’où montait un escalier vers l’étage. Elle-même faisait face à un jardin en friche. Comme le stipulait le testament, elle était meublée modestement, Maminetta avait reconnu le solide mobilier enlevé de la “Grand-case“ lors de son renouvellement. Il était solide et c’était cela l’essentiel. Elle eut un pincement de cœur quand elle trouva dans sa chambre les meubles élégants de sa défunte sœur et qui par la suite avait été les siens avant d’être, eux aussi remplacés . De la galerie de l’étage, elle examinait le potentiel du jardin découvrant un puits sous un tulipier. Elle organisait machinalement dans sa tête le futur potager. Pendant ce temps Roberta faisait la moue devant le confort sommaire de l’habitation. François-Xavier ne savait que penser de la réaction muette de son ancienne gouvernante.
– La maison te plaît au moins ?
– Bien entendu, mon François.
– Tu pourrais acheter une esclave pour t’aider à l’entretenir, je ferais l’achat si tu veux ?
– Pour cela, on verra plus tard.
*
À la porte, on frappa. Étonnée d’avoir de la visite, Maminetta, alla ouvrir. Elle trouva sur le pas de sa porte une métisse ou une quarteronne corpulente, souriant de toutes ses dents. « – Bonjour, je suis Solange, Solange Espérabet votre voisine, je viens vous porter le pain de la bienvenue. » Puis se retournant elle présenta les deux comparses qui l’accompagnaient dans sa mission, voici Désirée Artigat et Dalia Fazeutieux. L’une était grande et mince avec une allure très arrogante coiffée d’un tignon très haut quant à l’autre, c’était une miniature à la peau d’ivoire, coiffée à l’identique, mais des boucles rousses s’en échappaient. Maminetta leur rendit son sourire et les invita à entrer. Tout en avançant dans la maison, les voisines examinaient et jugeaient le décor. Maminetta leur proposa de s’installer dans la galerie, elle leur présenta des chaises installées autour d’une table ronde, le tout faisant face au jardin broussailleux mais fleuri. À peine assise devant des fruits, du café et de la citronnade, Solange engagea la conversation : « – Nous pensions que vous arriveriez plus tôt, cela fait bien six mois que la maison est prête.
– Nous n’avons su qu’hier que nous la possédions.
-Ah ? mais j’y pense, il est vrai que vous avez une fille, on dit même qu’elle est très belle, cela va être plus facile pour madame Nana.
– Roberta ? oui ! Mais comment savez-vous tout ça ?
– Par monsieur Dupouilh, quand il est venu avec les ouvriers. Intervint la plus grande.
Maminetta ressentit un pincement de jalousie, avait-il eu des relations avec cette femme ? elle était belle, il est vrai. Sa corpulente voisine comprit ce qui se passait dans la tête de son hôtesse.
– Monsieur Dupouilh est venu voir madame Nana pour que l’on s’occupe de vous à votre arrivée.
– Mais qui est cette Madame Nana ?
– C’est notre marieuse, voyons ! elle a marié toutes nos filles, enfin placées, toutes nos filles.
– Nous vous la présenterons. Rajouta doucement la plus petite d’entre elles. Elle n’attend que ça.
C’est ainsi que Maminetta et Roberta découvrirent le microcosme des noirs affranchis, les noirs libres de la ville du Cap. Ce petit monde fermé ne fréquentait guère les autres couches de cette société coloniale. Les esclaves étaient considérés comme quantité négligeable, tant les affranchis avaient peur de retourner à cet état, tant ils étaient fiers d’en être sortis. Quant à la classe des blancs, les pauvres les méprisaient, les jalousaient et les mulâtres leur rendaient bien. Quant aux riches, ceux que l’on appelait les Créoles, ils ressentaient pour eux un sentiment mêlé de peur et d’envie. Quelques-uns parmi les quarterons accumulaient des fortunes enviables, mais la goutte de sang noir, aussi imperceptible quelle fut, les rabaissaient sous les blancs les plus pauvres, leur rendant ceux-ci abjects. Ils luttaient donc pour être de plus en plus blancs, même en apparence, de génération en génération. C’était cette détermination qui convainquit Maminetta de placer Roberta. Elle devait lui trouver un protecteur blanc et riche. Avec l’aide de ses voisines, elles s’intégrèrent dans le milieu des mulâtres, car elles comprirent vite qu’elles avaient été installées au milieu de femmes de la même condition. Benjamin Dupouilh avait aussi pensé au devenir de sa fille. Elles étaient toutes de sang-mêlé et protégé par de riches créoles. Certains de ceux-ci vivaient régulièrement auprès d’elles quand ils logeaient en ville, voire les emmenaient vivre sur leur habitation quand ils n’avaient pas de famille blanche. Dans tous les cas, ils les installaient confortablement, elles étaient le prolongement de leur statut social, ils les habillaient le plus souvent avec luxe, les couvrant de riches bijoux ou d’accessoires divers qu’elles affichaient sans pudeur avec fierté voire avec ostentation. Maminetta et Roberta entrant dans cette caste durent en apprendre tous les codes larvés de luttes. Elles furent en cela aidées par leurs trois voisines. Elles avaient casé toutes leurs filles et n’étaient plus en âge d’entrer en concurrence, aussi elles n’éprouvaient aucune crainte devant la beauté de Roberta. Elles firent tout ce qu’elles purent pour être de bonnes conseillères et parrainèrent de leur mieux les deux nouvelles arrivantes, leur présentant tout leur entourage. Les trois comparses étaient très fières d’être en quelque sorte les marraines de la jeune quarteronne qui avait toutes les chances d’obtenir un excellent parti. Elles la protégeaient des coups bas des mères de celles qui avaient la même ambition, qui la jalousaient et qui se tenaient sur les rangs de ces étranges mariages. Car c’était bien de mariage dont il était question, les jeunes filles briguant le plaçage, se devaient arriver vierges et leurs mères signaient le contrat leur octroyant maisons, rentes et parfois reconnaissances des enfants à venir. Dans le meilleur des cas, ces enfants-là étaient bénéficiaires de l’héritage paternel. Certaines arrivaient à construire des fortunes raisonnables et se retrouvaient libres de tout engagement à la trentaine lorsqu’elles étaient souvent délaissées pour des femmes plus jeunes. Le contrat leur garantissait un confort, le tout formait un vrai statut dans la société créole, souvent jalousée par les femmes blanches cloîtrées sur les habitations, envieuses de cette étrange émancipation.
Maminetta avait bien l’intention de trouver le parti le plus avantageux. Elle voulait mettre Roberta à l’abri des difficultés. Elle mettait tout en œuvre pour cela, elle y investissait tout son pécule. Elle commença par habiller Roberta telle une jeune fille créole, l’obligeant à afficher l’humilité due à son âge, elle bannit toute tentative ostentatoire de clinquant. Elle décida à l’approche de ses quinze ans d’emmener sa fille dans le monde, de commencer à la montrer. Solange l’arrêta dans l’élan, il fallait faire appel à une marieuse, dans cette société matriarcale, elles étaient le haut de la pyramide. C’était incontournable sous peine d’être évincé de ce système. Et puis comment serait-elle si le parti qui se présenterait était sérieux ? Elle devait aller présenter sa décision à madame Nana, celle-ci n’attendait que ça depuis leur installation. Maminetta n’avait pas osé tant la notoriété de la marieuse était connue. Accompagnées de ses trois voisines, elles amenèrent Roberta, tout intimidée dans son caraco assorti à sa jupe blanche. Madame Nana habitait près du port, un quartier riche, où logeaient les Créoles blancs.
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Madame Nana était celle qui savait tout sur le monde créole. Elle avait été dans sa prime jeunesse d’une telle beauté qu’elle avait été la placée d’un des plus riches planteurs de l’île. Il l’avait fort bien installé dans un hôtel de la rue “Saint-Louis“ à la lisière du quartier des riches négociants créoles. Elle y tint salon à la demande de son protecteur et établit ainsi sa notoriété. Celle-ci s’affirma quand elle revint d’un voyage en France où sa beauté exotique l’avait fait briller dans les salons de Nantes, Paris et Bordeaux à la satisfaction de son amant. Son intelligence lui avait fait éviter tous les pièges de sa position et lui avait permis d’asseoir sa situation sans la faire choir à la mort de son protecteur. Ce dernier lui avait légué un tiers de sa fortune, la mettant ainsi à l’abri du besoin et elle avait été une des rares quarteronnes à la faire fructifier au point de posséder une habitation où elle passait les jours les plus chauds de l’année. Toutes rêvaient de cet avenir et l’enviaient. L’âge venant et sa beauté se fanant, bien qu’elle en garda de la majesté, elle n’en maintint pas moins sa notoriété. Sa maison était toujours visitée, les pères amenant les fils dans son salon feutré. Car si les quarteronnes se renseignaient sur les Créoles, ceux-ci faisaient à l’inverse la même chose, elle était la jointure de ses deux mondes. Tous la gratifiaient pour ses renseignements, les mères des jeunes mulâtresses la couvraient de cadeaux afin qu’elle favorisât leurs filles. Elles espéraient obtenir le nom et la situation du meilleur parti. C’est ainsi que Maminetta d’un battement de cils de madame Nana accompagné d’un vigoureux geste du poignet refermant son éventail, put resserrer ses filets autour d’Alphonse Ducreil.
Héritier d’une riche famille, propriétaire d’une fructueuse habitation de café faisant de ce dandy de 25 ans l’un des plus riches partis de l’île, n’avait plus que sa mère, une femme de forte volonté, et sa jeune sœur. Sa rencontre avec Roberta fut organisée par madame Nana. Elle avait fort bien connu son père aussi, s’était-il tourné vers elle, quand, comme ses comparses, il avait décidé de profiter des avantages de cette institution. Elle lui avait assuré connaître la perle d’entre les perles, une beauté de quinze ans, et lui avait proposé le bal public de la rue Saint-Georges pour première entrevue. Il avait accepté.
Maminetta fut donc invitée à emmener Roberta à l’un de ses bals qui fleurissaient au printemps et, où étaient exhibées les jeunes beautés mulâtres, sous l‘œil vigilant de leurs mères, de leurs tantes, chaperons tatillons de leur respectabilité, sous le regard acéré de madame Nana garantissant la fiabilité des renseignements quant au parti proposé. Solange, Désirée, Dalia et Maminetta, tinrent un conseil de guerre pour décider de la tenue de la jeune fille. Toutes étaient d’accord pour ne pas tenir compte de l‘avis de l’intéressée, elle ne pouvait comprendre l’enjeu. C’était mal connaître Roberta, mais cela l’amusait de voir l’état d’excitation de ses marraines de circonstance. Elle s’amusait de leurs nerfs, rechignant faussement, regimbant avec malice. Quelle couleur lui faire porter pour l’occasion ? Bien sûr, toutes lui convenaient, mais il ne fallait rien de vulgaire, il fallait imposer sa réputation. Elles se décidèrent pour une jupe et son caraco de faille grège bordé de volants de linon laiteux au décolleté. « – Surtout pas de bijoux… non, non, non, pas d’anneaux, trop nègre ! » Roberta éclata de rire devant la remarque de Solange, dite avec sérieux. La coiffure fut un casse-tête, pas de tignon soit, mais quel chignon ? Elles adoptèrent le plus simple, une coiffure à la mode en France, large et basse avec de longues mèches flottantes dans le dos, juvénile à souhait. Le résultat était concluant et fut adjugé, elles se décidèrent à partir. Le petit groupe de voisines encadrant la jeune fille et sa mère se rendirent rue Saint-Georges. La bâtisse de pierre à trois étages et à six travées abritait à son rez-de-chaussée le bal le plus couru de la ville du Cap. Le public pénétrait par le hall. Dans l’un de ses angles était installé un salon où trônait en son centre, sur des bergères, madame Nana encadrée par des mulâtresses de sa génération, qui garantissait la respectabilité du lieu. Tous en entrant devaient saluer le groupe de cerbères. Dans un flot joyeux et turbulent arrivaient des couples, Créoles ayant à leur bras d’arrogantes métisses, redevables pour beaucoup à la marieuse. Dans leur sillage, les nouvelles arrivantes avec modestie se présentaient sous le regard attendri de leurs mères, tout comme leurs futurs cavaliers. Madame Nana approuva d’un sourire l’arrivée de Roberta. Elle se retrouvait dans la jeune fille. Elle était déterminée à faire ce qu’il fallait pour aider à son ascension. Elle avait même envoyé Maminetta voir la grande prêtresse du vaudou pour invoquer les Loas en sa faveur. Maminetta y avait laissé sans regret une partie de son pécule.
La salle était grande, brillamment illuminée et ouverte sur une terrasse par quatre portes-fenêtres. Tout son long était jonché de fauteuils et de chaises sur lesquels avec grâce s’étalait un parterre coloré de jeunes filles, aux yeux baissés, entourées de leurs chaperons. Autour d’elles tournaient déjà en paradant des hommes, bavardant d’un air dégagé avec ces dernières. L’orchestre constitué de six musiciens essayant leurs instruments à cordes, attendait le signal pour lancer le premier quadrille. Roberta et sa mère s’étaient assises auprès d’eux. La jeune fille regardait par en dessous le spectacle alentour. Elle patientait, sa mère l’avait prévenue, elle ne devait accepter aucune danse tant qu’elle n’aurait pas reçu l’assentiment de madame Nana. Elle avait acquiescé, de toute façon elle ne connaissait personne, alors qui songerait à l’inviter. Elle avait vite compris que tout était codifié, que l’étiquette invisible ne serait transgressée par personne. De derrière son éventail, elle jetait des regards furtifs vers les autres
participantes, autant dire les autres concurrentes. Il y avait plus d’une jolie femme dans l’assistance, toute vêtue, coiffée avec recherche. Elle était contente du choix de ses conseillères, sa mise modeste la mettait bien plus en valeur que les froufrous, les couleurs, les bijoux, les extravagances de certaines. Elle se comparait aux autres. Elle n’avait pas la peau la plus blanche, elle avait une carnation d’un ambre assez clair alors que d’autres auraient pu passer pour blanche, mais elle avait une des plus jolies silhouettes, de cela, elle était sûre. Grande, la taille très fine, une poitrine ronde, elle avait une allure qui faisait retourner les hommes, elle l’avait déjà vérifié avec satisfaction sur le marché. Mais son atout, c’était ses yeux, frangés de longs cils noirs fournis, ses prunelles d’un vert limpide, subjuguaient et elle en jouait. Mi-clos ils étaient reptiliens, grands ouverts c’étaient des lacs dans lesquels on se noyait, légèrement plissés ils étaient frondeurs. Elle savait lever la tête d’un coup, surprenant d’un regard innocent sa proie. C’est ce qu’elle fit involontairement quand arriva la marieuse au bras d’un homme charmant dont le sourire se figea à la rencontre de ses yeux. La marieuse présenta Maminetta à l’homme tout en faisant semblant d’ignorer la jeune fille. L’entrée majestueuse, telle une reine, de madame Nana entourée de la cour de ses comparses, avait permis à l’aboyeur d’annoncer le premier quadrille, l’orchestre attendait ce signal. Maminetta demanda à l’homme, Alphonse Ducreil, s’il pouvait faire danser sa fille, car elle ne connaissait personne dans la ville du Cap, elles étaient de la campagne, arguât-elle. Il accepta bien volontiers de rendre ce service, au demeurant bien agréable assura-t-il. Roberta, un peu inquiète de ses capacités de danseuse, elle n’avait pu les expérimenter que dans le salon de la maison avec ses voisines comme professeurs, répétait dans sa tête les différentes figures. Elle se laissa guider par son cavalier et décida qu’elle allait tomber amoureuse, elle le trouvait à son goût.
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