La sibylle du Faubourg Saint-Germain (2ème partie)

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La jeune Sybille, Marie-Anne Lenormand, avait échappé à l’arrestation de justesse. Son amant, Amerval de la Saussotte, n’avait pas eu cette chance. C’était lui qu’ils venaient chercher. Il était noble, joueur et avait eu le malheur de se montrer par trop royaliste. Elle était seule, cachée dans un garni sous les toits du Palais-Royal. Elle réfléchissait. Que pouvait-elle faire ? Pour lui ? Rien ! Elle savait depuis longtemps quel sort funeste l’attendait. Les adversités prédites pouvaient vous aider à mieux les surmonter et à vous battre, mais rien ne pouvait changer le résultat ultime. Peut-être l’atténuer ? Elle maudissait parfois son don, mais elle n’y pouvait rien. Il était là, surgissant de façon inattendue. Elle ne pouvait l’occulter. Elle touchait une main et une multitude d’images, parfois énigmatiques, apparaissaient. Elle ne pouvait faire autrement que de prévenir la victime ou l’heureux bénéficiaire, que rassurer l’inquiet. Elle prenait de plus en plus conscience que ce qu’elle avait pris pour un pouvoir était en fait une lourde charge qu’elle détenait au service des autres. Elle était anéantie, son âme s’engouffrait dans les limbes du désespoir. Comme j’étais son ange gardien, je dus intervenir afin de la faire réagir et fit venir dans l’hôtel, au fond duquel elle se cachait, un groupe d’individus. Elle prit peur, elle pensa qu’on la cherchait, le besoin de vivre reprit le dessus. Elle s’enfuit des lieux. Elle ne sut jamais, que ce jour-là, elle ne risquait rien. Ce n’était que les propriétaires qui revenaient chez eux en catimini, car eux-mêmes étaient en danger.

Marais-Hotel-de-SensNe sachant plus quoi faire, elle se décida à rejoindre Louise Gilbert, une cousine de sa mère, qu’elle savait vivre dans une maison d’hôtes dans l’une des zones les plus pauvres de Paris, le Marais. Elle l’avait rencontré à son arrivée dans la capitale, celle-ci ne recevait qu’une petite pension et avait du mal à joindre les deux bouts. Elle complétait ses maigres revenus avec ce qu’elle pouvait gagner dans la rue comme blanchisseuse, cuisinière voire porteuses d’eau. Marie-Anne l’avait aidée de son mieux mais elle s’était refusée de vivre jusque-là en sa compagnie. Mais c’était d’autres temps, aussi Marie-Anne loua une chambre dans le quartier pour une somme modique. Elle avait réussi à récupérer quelques maigres biens chez son amant qu’elle était courageusement allée chercher plusieurs jours après la fatidique arrestation.

La période était difficile, il n’y avait jamais eu autant de pauvres, et il fallait bien rechercher quelques ressources pour survivre. La ville était pleine de danger, d’individus prêt à tout, les pauvres devaient être habiles. Il ne fallait pas compter sur la charité publique, les caisses et les bourses étaient vides. Il fallait être ingénieux. Avec une simple étagère, quelqu’un pouvait encore gagner sa vie. Il lui suffisait d’avoir l’idée de se mettre à un endroit où la rue était boueuse puis d’inviter à utiliser sa planche contre une pièce aux riches passants qui ne voulaient pas crotter leurs chaussures de ville.

Pour un prix raisonnable on vendait de tout dans les rues : des cure-dents faits maison, des colliers en papier, des épingles, des allumettes ou des roses pour la boutonnière. Toutes sortes de services étaient offerts, tels que le polissage des chaussures, le toilettage du chien et le transport de l’eau. rodolphe-trouilleux-palais-royal-demi-siecle--L-10En sortant du théâtre on proposait son aide pour ouvrir une des portes de la voiture ou on aidait à y monter. Les plus désespérés se joignaient aux regratteurs, qui balayaient les pavés à la recherche de clous de sabots et de petits morceaux de fer qui étaient tombés des roues de charrette. Une vie dans les rues n’était pas facile, mais pas honteuse, seulement Marie-Anne ne pouvait s’y résoudre, il y avait sûrement une autre solution. Il n’était pas question qu’elle vende son corps, elle aurait pu elle était jolie, mais elle avait mieux à faire que de voir, que de sentir courir sur son corps des mains anonymes et libidineuses. Ce fut sa cousine qui trouva une solution acceptable connaissant le don de sa parente.

Louise Gilbert, si elle n’avait pas un don aussi développé que Marie-Anne, n’en était pas exempte. Elle pratiquait elle-même ​​la chiromancie et donnait des conseils sur l’utilisation de boissons à base de plantes et autres remèdes maison avec un effet médical ou magique. Elle avait une petite clientèle de gens modestes, mais fidèles, qu’elle savait écouter et conseiller. Dame Gilbert, comme tous la nommaient, atteignait l’âge mûr, une trentaine d’années. Elle avait encore suffisamment d’appât pour avoir pour compagnie un jeune homme qui se faisait appeler Flammermont. Il était boulanger, avait un maigre salaire, mais avait toujours à manger. C’était une bonne affaire à un moment où le pain était rationné et où il y avait de longues files d’attente quotidienne pour la boulangerie. John Raphael Smith (fortune preview)Appuyée par son amant, elle proposa une association dont le but serait de prédire l’avenir aux passants du pont neuf, le pont le plus utilisé de la capitale. Si cette pratique pouvait être encore condamnée, on fermait les yeux. L’époque, pleine d’incertitude et de soubresauts, semblait aimer avoir recours à ces sciences occultes pour la résolution de la plupart de ses problèmes. Le mystique permettait de se rassurer, face à tous les problèmes et les angoisses du moment. Les déceptions de la vie étant trop pesantes. La clientèle, souvent naïve, était poussée à fonder une certitude dans les pouvoirs du surnaturel. Elle n’avait rien à quoi se raccrocher, la religion était en déshérence et ce n’est pas le culte de l’ordre suprême qui rassurait. L’ésotérisme, souvent confondu avec les pratiques occultes et maléfiques, faisait l’objet d’une grande popularité et devenait un commerce très lucratif qu’il ne fallait pas nier.

Louise Gilbert compléta les connaissances de Marie-Anne en matière de divination à l’aide du tarot divinatoire d’Etteilla, car en publique il fallait mettre en scène les prédictions. Les visions de la jeune femme avaient besoin de plus de consistance pour un publique crédule. Elle forma Marie-Anne à la cartomancie, à l’art d’interpréter les cartes.

OriginalLenormand3sMarie-Anne dut apprendre, tout d’abord, les significations des cartes suivant leur position. Ce, qui jusque là n’avait été qu’intuition, s’appuya désormais sur une théorie. Cela ramena à son souvenir la gitane d’Alençon. Un homme de cœur, par exemple, annonçait l’arrivée d’un jeune homme blond. Y avait-il une reine de pique sur la table qu’une femme sombre ou une veuve éplorée allait croiser le chemin du questionneur et encore tout dépendait de la façon dont la carte avait été comparée aux autres cartes. Il suffisait que la carte soit inversée au moment de son placement sur la table, pour qu’elle changeât de sens et la carte de la veuve éplorée devenait en fait un désir secret de se marier à nouveau. Dame Gilbert croyait en une force magnétique globale qui se prolongeait du passé vers le présent et qui aboutissait à l’avenir. La main des cartes, de fait, expliquait, voire pour elle, démontrait la chose. Cela permettait, à son avis, de révéler le sort de chaque être humain sur la terre. La diseuse de bonne aventure insistait pour que la procédure soit suivie scrupuleusement. Le client se devait toujours de tirer ses cartes, et cela de sa main gauche. Il devait battre les cartes, les couper, les étaler. La façon dont il faisait donnait des indices. Était-il cadré qu’il était sûrement cartésien ? Était-il juste curieux ? Était-il tourné vers le passé, l’avenir ? Les cartes donnaient déjà des indices. Une fois le jeu étalé, il fallait lui faire choisir chacune des cartes, c’était son pouvoir, et avec sa sélection, il fallait les placer en pyramides, en croix, en ligne suivant la demande, les besoins. À partir de là, on étayait le passé et le présent, et par fulgurances on annonçait le futur, parfois avec des phrases périphériques si ce n’était pas bénéfique. Parce que cela était vite oublié, il fallait rassurer le client et conclure sur le plus important.

pont neuf vue du quai de la mégisseriePendant cet apprentissage, Flammermont obtint une table pliante et alla à la recherche d’un endroit approprié sur le pont le plus achalandé sur la Seine, le Pont-Neuf. Le large pont était chaque jour plein de vendeurs de rues, cela commençait avec un vendeur de poupées gigognes, qui était si habile que beaucoup de gens s’arrêtaient pour regarder. Un peu plus loin, il y avait un nain qui, fondamentalement, ne faisait que tendre son chapeau dans l’espoir que les passants jetteraient une pièce dedans. Au milieu du pont se pratiquait des jeux de hasards, il y avait foule autour. Les personnes souffrant de maux de dents étaient traitées par un dentiste avec un fort sens du théâtre, qu’il fut vraiment expert en la matière était discutable. Flammermont trouva une place à côté d’un vieil homme dans un costume noir d’enseignant, qui avait trois chiens qu’il faisait danser sur leurs pattes de derrière. De temps en temps gémissait un violon.

Déguisée en pythonisse, tour à tour italienne, bohémienne ou gitane, ou transformée en jeune Américaine qui avait traversé l’océan pour faire bénéficier les Français de ses talents exceptionnels, la jolie Marie-Anne lisait les lignes de la main ou tirait les cartes. de son côté, Flammermont distribuait des prospectus et faisait de la réclame auprès des commerçants du quartier. Il faisait en sorte que personne ne resta sans payer, et tenait les fauteurs de troubles et les garnements à distance, tout en essayant d’attirer de nouveaux clients, distribuant de la publicité.

Les passants venaient en masse sur le pont neuf, habituellement à un rythme soutenu, ils allaient vers  l’autre côté de la Seine, mais parfois ils étaient simplement là pour errer. Une jeune femme, par exemple, se promenait au bras de son prétendant pensant  que le bonheur pourrait être avec lui. Qui sait si son amour et quelques mots de la pythonisse, finalement, ne le décideraient pas à lui demander sa main. Marie-Anne voyait en elle, et dirigeait la lecture dans le sens de l’espoir. Elle reconnaissait rapidement les sceptiques qui reculaient devant son savoir, ayant au fond la peur de l’avenir.Intérieur d'un comité révolutionnaire sous la Terreur. La présence de Marie-Anne comme peau rouge mystérieuse à côté de dame Gilbert les aidaient à dépasser leur appréhension. Il y avait sans doute quelque chose d’étrange à propos de ce duo, et il n’était pas sûr qu’elles soient prises au sérieux. Cela pouvait paraître manqué de sérieux, mais leur commerce allait bien, jusqu’à ce qu’une plainte un jour fut déposée à la police. Marie-Anne et dame Gilbert auraient prédit à un de leur client qu’il serait décapité dans les dix jours. À cette époque, c’était une possibilité que l’on ne pouvait exclure. Les gens pouvaient être arrêtés d’un jour à l’autre et parfois en quelques heures, après un simulacre de procès, ils étaient envoyés à la guillotine. Mais voilà, après les dix jours prédits, l’homme qui les avait passés dans l’agonie du désespoir, était encore vivant. Et parce que la prédiction n’avait pas été remplie, il était venu en porter le constat à la gendarmerie. Une telle déclaration, aussi surprenante fût-elle, ne pouvait être écartée. Le même jour, le trio était arrêté et traduit en justice. Les brochures imprimées en tant que preuve ne pouvaient pas être niées, ils avaient enfreint la loi qui interdisait de faire des prédictions. Ils reçurent l’ordre de cesser leurs activités ; les pamphlets de Flammermont furent confisqués et détruits. Il y eut plus de peur que de mal.

Après cet incident, Louise Gilbert, qui avait eu très peur, décida d’aller à sa manière et préféra travailler seule. Elle voulait retourner à ses anciens clients qui lui étaient fidèles. Avec eux, elle se sentait en sécurité, tout simplement à la maison. Défavorisés, nécessiteux, miséreux, ivrognes, elle les aidait avec sa sorcellerie et elle était sûre qu’ils ne la dénonceraient jamais à la police. Pour Marie-Anne, avec son éducation et son ambition, n’être que serveuse ou vendeuse n’était pas pensable et comme il y avait peu de travail, elle n’avait d’autre choix que de poursuivre sur la voie choisie, même si la concurrence était grande. À Paris travaillait une énorme quantité d’artistes de rue, y compris de nombreux voyants qui pour trois ou quatre sous chacun à leur manière donnaient leurs prédictions. Les uns utilisaient une roue avec des boîtes où à chaque tour l’une d’elles tombait avec la réponse espérée. Le Baquet de MesmerUn autre était astrologue et transportait une écritoire portable en bandoulière avec un hibou en peluche. Un magicien laissait ses clients choisir des papiers, où des personnages mystérieux apparaissaient comme s’ils avaient été mis dans un bol avec un liquide spécial. Et puis il y avait le mystérieux magicien, à la robe brodée de hiéroglyphes, qui murmurait dans l’oreille de ses clients sa prédiction avec un long tube. Marie-Anne ne se sentait pas de parenté avec toutes ces pratiques, et ne voulaient pas être amalgamée à tous ces stratagèmes ou objets faits pour vous divertir ou pour inquiéter. Beaucoup d’objets appartenaient ou s’apparentaient désormais au domaine de la science, comme un microscope, une camera obscura ou un générateur électrostatique, que l’on pouvait essayer pour deux sous. Cette fin de siècle était une époque de miracles scientifiques qui semblait souvent aussi bizarre qu’une attraction foraine, et il n’était pas facile de savoir ce qui était scientifique et ce qui n’était que du charlatanisme. Comment pouvait-on savoir si la pratique du Dr Mesmer guérissait vraiment les maux des riches de la Révolution ? Le Magnétisme animal de Mesmer et les bouteilles de Leyde-étamé, bouteilles d’eau qui pouvaient être chargées électriquement, étaient pour la plupart des gens aussi incompréhensibles que fascinants. Et avec toutes ces vagues de découvertes miraculeuses, des radiations, des gaz, ou de tout autre force invisible que ce soit, tout semblait improbable. Marie Anne ne voulait pas être confondue à tout cela, elle ne voulait plus faire de spectacles ni être analysée à la loupe de la science.

*

Palais-Royal_-_view_1679_-_V_Johnson_2008_p88Flammermont préféra rester avec la plus jeune des deux cousines, il sentait que ce serait plus lucratif que de revenir dans la maison de famille et la boulangerie du Marais. En raison de l’interdiction de la police, le duo décida d’aller exercer leur pratique dans le jardin du Palais-Royal. C’était la propriété privée du duc d’Orléans et elle était en dehors de la juridiction des autorités. Le jardin, qui jour et nuit était ouvert au public, était devenu un bastion de l’anarchie. Des Pamphlets séditieux y étaient vendus ouvertement, des discussions politiques houleuses s’y échangeaient et des discours radicaux y étaient proclamés, mais la plupart étaient là pour la propension des lieux au libertinage. C’était le terrain des prostituées qui paradaient les seins à demi nus tentant d’appâter les clients. Toute la journée, il y avait une cacophonie de différents types de musique et de rires exubérants. Des acrobates et des magiciens montraient là leurs prouesses comme si leur vie en dépendait. Les voleurs à la tire faisaient leur bonheur parmi le public qui regardait, fasciné, les différentes attractions. Les portes des maisons de jeu étaient grandes ouvertes. Jusqu’à minuit, le jeu était courtois, mais ensuite, la table de jeu se transformait en féroce champ de bataille. Les hommes étaient allégés de tout ce qu’ils avaient, risquant de se ruiner eux-mêmes ainsi que leurs familles. La plupart prirent l’habitude de consulter, au préalable, Marie-Anne, pour préjuger de leur chance. palais royal

La jeune pythonisse accordait ses services, assise à une table dans le café voisin, où un orchestre constitué de musiciens aveugles jouait des airs mélancoliques. Tard dans la soirée venaient les acteurs et actrices qui se réunissaient après les spectacles dans les cafés du Palais-Royal. L’État avait levé le monopole sur les théâtres et avait permis l’ouverture de nouvelles salles. Paris était inondée de chanteurs et d’acteurs d’opéra, remplis de l’espoir de devenir grand et célèbre.
Marie-Anne était satisfaite, son commerce fructifiait, elle avait de l’argent qu’elle pouvait dépenser à son gré, mais pour combien de temps ? Elle et Flammermont menaient une existence précaire, elle en était consciente. Peut-être était-ce la raison pour laquelle ils cherchèrent un soutien pour les prédictions de celle qui était devenue mademoiselle Lenormand. Le duo prit contact avec le directeur du théâtre du Péristyle du Jardin-Égalité, sous les arcades du Palais-Royal, qui était en fait Mademoiselle Montansier. C’était une grande dame de la scène, qui dirigeait le théâtre à Versailles avant la Révolution et avait donné des représentations pour Marie-Antoinette. Mlle_Montansier_1790_-_Londré_1991_p186Mademoiselle Montansier était toujours occupée avec de nouveaux projets, souvent spectaculaires. Elle ne manquait jamais d’idée pour attirer les clients. Elle alla jusqu’à laisser chaque soir cinquante belles courtisanes dans son théâtre, afin d’encourager plus d’hommes à venir voir son spectacle. Elle était toujours à la recherche de la nouveauté, de l’original.
Mademoiselle Montansier trouvait intéressantes les séances de divination de Marie-Anne. La pratique de diseuse de bonne aventure était pour elle une forme de théâtre. Elle aimait attirer l’attention par la curiosité, et sans en avoir l’air, elle croyait dans les dons de sa nouvelle protégée. Elle mit en scène des séances divinatoires au sein de son théâtre avec Marie-Anne, l’aida à s’installer, et lui promit de la présenter à la prochaine fête du Palais du Luxembourg.

Marie-Anne passa des terrasses du jardin du Palais Royal au n° 9 de la rue de Tournon. Elle découvrit sa nouvelle adresse, à l’aide d’un pendule passait sur une carte. Un passage secret reliait ce dernier à la cave du n° 5 et par là au réseau de galeries souterraines des anciennes carrières. Si besoin était, cela  permettait d’échapper à d’éventuelles arrestations. Cet avantage décida notre demoiselle à s’installer au rez-de-chaussée au fond de la cour de cet immeuble.

Noviciat+des+J$C3$A9suites+I.Cette demeure en elle-même était une histoire. Le célèbre mage Cagliostro, autrefois, soupçonné d’être mêlé à l’affaire du « collier de la reine » y trouva refuge au cours des années 1780. Le journaliste Jacques Hébert, un des personnages les plus sinistres de la Révolution, directeur du journal le « Père Duchesne », y avait résidé jusqu’en 1792. Marie-Anne, qui le rencontrait à l’occasion, pensait qu’il pourrait éventuellement l’aider en cas de difficultés avec les Jacobins, car comme elle il venait d’Alençon.

Comme il ne faisait pas bon d’être « voyante » dans un Paris où la Terreur régnait, Marie-Anne ajouta une enseigne sur la porte de son domicile où l’on pouvait y lire : « Mademoiselle Lenormand, libraire ». Dès lors, le cabinet de la devineresse prospéra très rapidement. Elle lisait, principalement, l’avenir dans les tarots et le marc de café. Les consultants attendaient dans le salon, anxieux et patient. La porte s’ouvrait, la sibylle apparaissait : de taille moyenne, mince, l’œil scrutateur fixé sur ses interlocuteurs, avec une perruque blonde qui lui tombait sur les épaules. Flammermont, transformé en huissier, tout habillé de noir, introduisait le premier client dans la chambre, sanctuaire de la devineresse.

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Celle-ci lui disait : « Voulez-vous une consultation à 10, 40 ou 80 francs ? » Après que le client eut choisi, le tarif, elle battait les cartes, les faisait couper par le consultant ; puis, elle examinait longuement la paume de sa main gauche. Ensuite, elle posait quelques questions : « initiale de votre prénom, lieu, date et heure de votre naissance, fleur, animal et couleur que vous préférez, la première lettre de la ville où vous habitez ». Enfin, après un long moment de recueillement, elle formulait l’analyse psychologique et la prédiction. Elle avait compris qu’il fallait désespérément faire du spectacle pour être prise au sérieux. Elle aurait pu faire plus simplement. Un peu de concentration, un contact physique, lui suffisaient, mais qui l’aurait cru ?

Marie-Anne attira là tout ce qui comptait dans la capitale, à commencer par le gratin révolutionnaire et la classe de nouveaux riches qui se formait autour du naissant pouvoir. Elle reçut le peintre David, Robespierre, Saint-Just, Marat, Tallien, Talma, Garat et bien d’autres, ainsi que leurs égéries ou leurs compagnes.

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Si venait jusqu’à elle des personnalité au faîte de leur notoriété, elle en reçut qui allait le devenir. En pleine Terreur, elle reçut un officier de vingt-quatre ans, Corse, à l’accent épouvantable, qui allait influencer le cours de sa vie. Il n’avait que peu d’argent, elle ne lui prit que la somme la plus modique. Elle prenait même au plus pauvres un peu d’argent pour garder la crédibilité. Force était de constater que ce qui était gratuit était sans valeur aux yeux des gens. Elle prédit au jeune officier les honneurs au-delà du commun des mortels et lui affirma qu’une veuve ferait son bonheur. Napoleone Buonaparte ne crut pas une seconde à ce que Marie-Anne lui prédit et demanda si elle ne connaîtrait pas plutôt un astrologue. Elle ne s’offusqua pas devant sa muflerie, souriant intérieurement, et lui donna l’adresse de son ami Bonaventure Guyon qui lui répèta les mêmes prédictions.

Une nuit d’été, trois hommes se présentèrent sans vouloir dévoiler leur identité. C’était peine perdue, l’un d’eux était trop connu pour qu’elle ne devinât pas qui ils étaient. Elle eut tout de même un frisson d’effroi, devant les trois individus qui terrorisaient la France. Elle savait qu’elle n’avait pas le choix, que sa vie allait de toute façon basculer après leur venue. Le premier avait été entraîné par les deux autres. Elle reçut donc, Marat, Robespierre et Saint-Just, sans qu’ils ne veuillent donner leurs noms. Ils désirèrent avoir leur prédiction en présence des autres. Elle ne sourcilla pas, cela ne changerait rien. Elle ne demanda pas par lequel elle devait commencer. Elle prit son tarot, le battit elle-même, l’étala et leur demanda de tirer une carte chacun. Elle savait déjà ce qu’elle allait leur dire.

lenormand-robespierre– Vous êtes trois, là, devant moi, leur dit-elle, eh bien, tous les trois, oui, je le vois, vous mourrez tous les trois de mort violente. Vous, monsieur, commença-t-elle en se tournant vers le premier de ses interlocuteurs, le plus maladif, le plus souffreteux, qui s’avérait être Marat, vous, vous précéderez vos deux collègues, mais le peuple vous décernera les honneurs divins. C’est une femme qui vous dépêchera du fond des enfers. (cela le fit sourire tant il pensait cela impossible) Quant à vous, hélas, prédit-elle aux deux autres curieux, vous serez insultés et maudits par la populace avant de mourir…

Agacé par les dires de Marie-Anne, Marat voulut partir, Saint-Just le suivit. Robespierre, lui, voulut en savoir plus. Il avait le secret espoir de modifier les choses. Il était déjà un fidèle de Catherine Théot, qui se prenait pour la « Mère de Dieu », et qui avait annoncé l’arrivée d’un Messie, consolateur des pauvres. Il avait été présenté à celle-ci par la belle-sœur du menuisier Duplay, qui l’hébergeait. Cette dernière lui avait fait passer une lettre de l’illuminée. Elle lui annonçait que sa mission était prédite dans Ézéchiel et le félicitait des honneurs qu’il rendait à l’Être suprême. Robespierre n’était pas loin de penser qu’il pouvait être le Messie dont elle avait présagé la venue.

RobespierreMarie-Anne détesta, de suite, son caractère mutin, insolent, opiniâtre et jaloux. Elle savait, qu’une fois parvenu au faîte de la popularité, une fois en jouissance de tout le pouvoir dont le peuple investit ses tribuns dans un temps de trouble, il n’avait eu garde de laisser à personne l’espoir de l’emporter sur lui dans la carrière du crime. Livré à lui-même, elle put le juger. C’était un homme sans caractère, superstitieux à l’excès. Il se croyait envoyé par le Ciel pour coopérer à une entière régénération de la société. Pendant la consultation, il ferma les yeux pour toucher les cartes, il frissonna même à la vue d’un neuf de pique… elle faisait trembler ce monstre, mais elle savait qu’elle allait être sa victime.

Sans aucune pitié, il la dénonça comme trouble à l’ordre public et comme incitation au soulèvement contre la république. Il n’avait pas apprécié sa séance divinatoire, comme si cela allait changer son destin. La dénonciation eut toutefois un écho auprès de Vadier au Comité de salut public. Elle avait prédit à celui-ci, quelques mois avant que cela soit, la mort de Louis XVI. Il avait trouvé cela suspect mais elle n’en n’avait pas démordu, pas plus que de sa prédiction sur la mort prochaine de Robespierre. Il la fit emmener sans ménagement à la prison de la petite Force. Toutefois, bien que prétendument indifférent à tout ceci, il pris les devants sur son avenir. Il lit à la Convention le dossier à charge, constitué de fausses preuves, contre Catherine Théot, ridiculisant le mysticisme de Robespierre. En prenant la parole contre lui, les 8 et 9 thermidor, à la Convention, il sauva sa vie en participant ainsi à la chute de Robespierre.

 Cour intérieure de la Force en 1840

suite au prochain numéro

2 réflexions sur “La sibylle du Faubourg Saint-Germain (2ème partie)

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