épisode 020
1803, ni mensonge ni vérité.
10 janvier1803.
Le navire mouillait aux abords de la rade des Basques. Le « Surveillant », un brick, navire réputé pour sa rapidité, avec ses trois canons, et ses quatre-vingts hommes d’équipage, allait les emmener jusqu’en Louisiane. La goélette, qui les avait menés de Rochefort à la côte atlantique, par la rivière, la Charente, s’amarra à ses côtés pour transborder ses passagers. La famille Laussat, Edmée, ses enfants et les serviteurs découvrirent le bâtiment qui de suite leur parut exigu. Ils étaient attendus, entre autres par Joseph Antoine Vinache, chef du bataillon d’ingénieurs, le docteur Blanquet-Ducaila, Jean Blanque, un jeune béarnais, commissaire de guerre, André Burthe d’Annelet, lieutenant-colonel et son cousin Dominique François Burthe, sous-lieutenant.
Si Edmée et Marie-Anne Laussat étaient pour des raisons différentes mitigées quant au futur voyage, les enfants et Pierre-Clément étaient tout excités par toute cette nouveauté et cette aventure. Madame Laussat de son côté était quelque peu inquiète, elle craignait les aléas du voyage, de plus, elle avait à peine mis les pieds sur le pont de la goélette que le balancement lui avait amené des nausées. Le tangage du « Surveillant » ne lui apporta aucun soulagement. Elle dut se retirer dans la cabine que le capitaine du navire avait cédée à la famille du futur gouverneur. Elle n’avait eu d’autres choix que de s’aliter sous la surveillance de sa femme de chambre laissant à la nourrice et à la gouvernante la garde de ses trois filles.
Pour Edmée ce n’était pas la peur du voyage qui la tenaillait ni le confort de ce dernier, elle avait été en cela rassurée par une brève apparition de l’Éthiopienne, c’était le doute qui s’était réveillé alors qu’elle était au pied du mur. Avait-elle fait le bon choix ? Une fois sur le pont du navire, fataliste, elle avait fini par accepter sa destinée. Une nouvelle vie s’ouvrait à elle.
***
Leur première étape fut le port de Santander au nord de l’Espagne. Cette escale qui les détournait quelque peu de leur route avait pour objectif de récolter une forte somme pour le gouvernement de Saint-Domingue. Somme que devait rapporter Pierre-Clément pour soutenir les besoins de son gouverneur qui avait besoin de fond pour installer de la stabilité dans cette île qui rapportait tant à l’état français et où couvait une révolte. Le « Surveillant » atteignit le port des Asturies situé sur une péninsule à la nuit et par fort mauvais temps. Le temps était si mauvais qu’ils percevaient à peine les lumières des maisons du bord de mer. S’étant fait annoncer afin d’amarrer leur navire dans sa rade, le mouillage à peine effectué, Pierre-Clément reçut une invitation à souper de monsieur Ranchoud, le commissaire des relations commerciales françaises. Ne désirant point s’attarder en ces lieux, Pierre-Clément voulut y répondre sur l’instant.
Au vu de l’agitation de la mer, tout comme le commandant Girardias, madame Laussat, qui, bien qu’invitée, n’était pas en état d’y répondre, essaya de l’en dissuader. Rien n’y fit, Pierre-Clément était par trop impatient. Accompagné de Jean Blanque et d’André Burthe d’Annelet, il avait décidé de s’y rendre. Edmée avait en vain essayé d’appuyer, par ses arguments, les conseils donnaient par ses comparses. Enroulées dans leurs châles, elle et Marie-Anne regardaient avec inquiétude la chaloupe descendre dans la noirceur de l’onde. Le ciel était si sombre et les éléments si mauvais que l’on n’y voyait guère à cinq mètres. Penchées depuis le bastingage, elles braquaient leurs regards sur la chaloupe de Pierre-Clément qui descendait tout en se balançant vers les vagues tempétueuses d’un océan des plus tumultueux. La frêle embarcation heurta avec fracas la coque du brick. Marie-Anne crut que son cœur s’arrêtait. Avec effrois les deux jeunes femmes entendirent l’enseigne du vaisseau hurler : « – grande voie d’eau ! Le canot s’emplit ! Du bord, une amarre ! Une amarre ! » Marie-Anne vacilla, perdant quelque peu connaissance, s’en était trop pour elle. Elle fut retenue à temps par Edmée. Le drame fut contrecarré par une grosse chaloupe descendue préalablement pour le ravitaillement qui récupéra avec justesse Pierre-Clément et ses acolytes qui virent avec dépit leur embarcation couler. Ne dérogeant pas à son choix, après avoir fait rassurer son épouse, Pierre-Clément, intrépide, se rendit à son invitation. Edmée resta auprès de Marie-Anne qui ne put s’empêcher de se ronger les sangs jusqu’au retour de son époux.
***
Le futur gouverneur de Louisiane et son entourage furent accueillis avec empressement par la société de Santander. Ils furent reçus par tous les riches Français installés dans la région, certains étant des connaissances de Pierre-Clément qu’il avait connu dans sa jeunesse à Bilbao.
Marie-Anne et Edmée reçurent tous les honneurs notamment ceux de don Miranda, type du vrai militaire espagnol et beau-frère du commandant de la ville. Bien que la rumeur le dît épris d’une dame de la haute société, il n’en fit pas moins une cour empressée à Edmée. Celle-ci s’en amusa, bien qu’elle ne cédât en rien. Le bellâtre se transforma en guide, tenant à l’accompagner partout où elle allait. À la surprise de celle-ci, le comportement de l’espagnol dévoila l’intérêt que lui portaient deux autres hommes. Le jeune commissaire de guerre, Jean Blanque était de suite tombé sous le charme d’Edmée. Dès qu’il lui avait été présenté, son cœur s’était emballé. De nature timide, il n’en avait rien montré jusqu’à l’entrée de l’hidalgo. Quant à André Burthe d’Annelet, c’était de la jalousie. S’étant renseigné sur la jeune veuve, et ayant compris qu’elle avait des biens et qu’elle était de noble naissance, il avait jeté son dévolu sur celle-ci. Après tout le premier consul n’avait-il pas fait un choix presque similaire ? Qui y avait-il de plus valorisant qu’une riche et belle épouse pour accompagner un maréchal, car un jour et le plus tôt possible, il serait maréchal ? Il ne pouvait donc admettre qu’elle ne s’intéressa pas à lui et encore moins qu’elle puisse avoir un attrait quelconque pour un autre.
Les deux hommes ne voulant en rien laisser leur place à cet espagnol suivirent les deux femmes partout où elles allaient, sous prétexte de les protéger. Marie-Anne et Edmée, qui ne se quittaient guère, en privé se gaussaient du charmeur et de ses concurrents. Dans l’intimité, Marie Anne, amusée par cette cour de moins en moins discrète des trois hommes, fit remarquer afin de taquiner celle qui était devenue son amie que si elle n’avait pas été mariée, elle aurait été bien jalouse. Ce à quoi Edmée répondit qu’il n’y avait pas de quoi, et confia qu’elle était bien ennuyée de toute cette soudaine attention, d’autant que si elle trouvait Jean Blanque très agréable, elle ne pouvait en dire de même de son acolyte. Elle trouvait qu’il était la caricature même du militaire de l’époque. Il était irascible, batailleur, très jaloux des honneurs qu’il se croyait dus. La première fois qu’elle lui avait été présentée, un être de lumière lui avait annoncé que Pierre-Clément devait s’en méfier. Ce dernier n’eut pas le temps d’en douter, avant même d’embarquer, André Burthe d’Annelet s’était brouillé avec Pierre-Clément voulant être le chef du personnel militaire de l’expédition ce en quoi le futur gouverneur ne voulait en rien lui laisser remplir cette fonction qui était sous son autorité. Les deux amies avaient même constaté qu’il s’était mis en mauvais termes avec la plupart des officiers et plus spécialement avec Vinache, chef de bataillon du génie, un homme qu’elles trouvaient au demeurant fort agréable.
***
Le lendemain d’un bal qu’avait donné le commandant de la ville, s’invita dans la demeure, où elle logeait avec les Laussat, le secrétaire de l’évêque don Raphael Mendès de Lorca, évêque du diocèse. Tout comme Marie Anne, elle avait pour le prélat une certaine aversion due aux mauvaises ondes que cet homme d’Église dégageait. Il lui avait été présenté à la fin d’une messe donnée par ce dernier dont le prêche au demeurant fort long avait pour sujet l’abomination qu’étaient les jeux et les plaisirs de la chair. Edmée, toujours dans les couleurs du deuil, avait senti à plusieurs reprises son regard glisser jusqu’à elle. Elle en avait ressenti un certain malaise, qu’elle avait écarté à peine sortie du lieu saint. Elle fut donc fort surprise quand Louison vint la chercher, lui annonçant la visite du secrétaire de l’évêque et sa demande de s’entretenir avec elle. Elle finit de se préparer, ajustant une boucle de son chignon qui s’était échappée. Elle jeta un œil à son reflet dans la psyché, vérifiant le tomber de sa robe d’organdi noir ajustée à la poitrine et prenant de l’ampleur ensuite jusqu’à une courte traine. Afin d’avoir plus de contenance, elle se saisit d’une étole de cachemire qu’elle drapa sur son buste. Elle entra dans le salon, telle une déesse digne d’Héra, où l’attendaient le secrétaire et un jeune prêtre. Ceux-ci se levèrent à son entrée. « – Excusez-moi, mon père, de vous avoir fait attendre, vous m’avez prise au dépourvu à ma toilette.
– À cette heure ?
– Hélas ! Mon père, les enfants donnent parfois quelques inquiétudes et ma benjamine est quelque peu fiévreuse. Ma mise en a donc été quelque peu retardée.
– Rien de grave pour cette enfant, j’espère ?
– Rien qu’un peu de repos supplémentaire ne serait résoudre. Hormis cela, que me vaut le plaisir de votre visite ?
– Je suis venu, madame, à la demande de notre évêque afin de vous demander de bien vouloir refréner votre comportement qui amène de toute évidence la convoitise et des débordements parmi la gent masculine.
Edmée fut atterrée. Avait-elle bien entendu ce que lui disait le prélat ? Elle était outrée. Elle resserra le châle autour d’elle comme pour se préserver du poison émis par ses paroles. Elle ne cilla pas, elle en avait vu d’autres.
– Comment osez-vous ! À ce que je sache, mon maintien comme ma mise sont fort décents et n’induisent aucune ambiguïté. Je vous rappelle que je porte encore le deuil de mon époux. Je pense que vous ne vous adressez pas à la bonne personne.
– Madame ! Vous êtes-vous vu ? Vous attirez la convoitise quoique vous en disiez et que vous en pensiez.
– Monsieur, j’insiste, Dieu m’a faite telle que je suis et je n’abuse pas de ce don que vous présentez comme une immondice.
L’homme d’Église allait rétorquer, n’admettant pas le ton de la jeune femme qu’il considérait comme outrecuidant, quand Pierre-Clément entra dans le salon suivi de Marie Anne. Sans s’en rendre compte, Edmée avait haussé le ton attirant l’attention de Louison qui, inquiète, était allée les chercher. Ils furent surpris de trouver en tête à tête ou presque Edmée visiblement indignée et le secrétaire de l’évêque, tel un inquisiteur, prêt à donner sa sentence. Après les salutations, Pierre-Clément, toujours protecteur envers Edmée, s’adressa à ce dernier dont il connaissait la réputation d’intégrisme de son supérieur. « – Puis-je savoir ce que nous vaut votre visite mon père. » Ce dernier n’eut pas le temps de répondre qu’Edmée dont la colère ne s’était pas apaisée prit la parole. « – Ce soi-disant saint homme est venu me reprocher mon apparence à défaut de pouvoir me reprocher mon comportement. Il semblerait que j’attise la luxure.
– Voyons, ma chère, vous avez du mal comprendre l’intention de notre évêque, du moins j’ose l’espérer, car autrement ce serait une offense fort déplacée venant d’un homme d’Église.
Sur ce, il se retourna vers le secrétaire mal à l’aise attendant d’être contredit. Pierre-Clément ne doutait pas des paroles d’Edmée, sa répartie était faite pour inciter le prélat à s’excuser même avec une entourloupe. C’était sans compter avec la raideur d’esprit de l’homme d’Église. « – Monsieur, je vous demanderai de bien vouloir excuser notre évêque et donc moi qui le représente. Je sais parfaitement ce que je dis. J’ai eu assez de retours sur cette femme en confesse et autres pour savoir qu’elle est un danger pour notre communauté. Il est à savoir que son comportement a même entrainé des hommes à se battre ! » Edmée outrée au plus haut point. Qu’était-ce encore que cette histoire ? Elle allait répondre, mais Pierre-Clément ne lui en laissa pas le temps. « – Je ne vous permets pas d’insulter cette dame dont je me porte garant quant à sa probité. Elle ne mérite en rien votre acrimonie. Il est évident qu’elle n’est en rien responsable du comportement de ces hommes.
– Je me permets d’insister, d’autant qu’une partie de ses hommes fait partie de votre entourage.
– je suppose que vous ne connaissez pas le nom de ces hommes et que vous rapportez quelques ragots.
– Contrairement à ce que vous dites, je sais qui sont ses hommes. Ce sont messieurs Burthe et Burthe d’Annelet et ils s’en sont pris à un de nos éminents notables don Miranda sous prétexte que chacun se réservait les faveurs de cette femme. Si nous ne l’avions pas appris, ils s’entretuaient lors d’un duel à l’aube.
Si Edmée et Marie-Anne échangèrent un regard inquiet, Pierre-Clément qui l’avait perçu ne s’en décontenança pas.
– Je vous prierai de garder vos idées étroites pour votre communauté. De plus, vous venez d’insulter une protégée de notre premier consul, auquel je ferai un retour sur l’accueil que vous nous avez fait. Quant à mes hommes, je jugerai par moi-même les raisons de cette confrontation. Non ! monsieur ! N’essayez pas de rajouter quoi que ce soit, ma porte est ouverte, je vous saurais gré de bien vouloir la passer. »
Le secrétaire, outré par ce manque de respect élémentaire venant de ces Français impies qui ne respectaient plus Dieu, sans un mot quitta la pièce et l’hôtel, suivi du jeune prêtre effaré par la scène qu’il venait de vivre. Quant à Edmée, elle se demandait bien ce qu’elle avait pu faire pour que ce don, qui était sa beauté, lui apportât tant de malheur.
– Je suis désolé, Pierre-Clément, je n’ai pu me contrôler. Cet esclandre va vous apporter des ennuis.
– N’ayez crainte, Edmée, tout d’abord, vous n’êtes en rien responsable, et sachez que je n’en ai que faire. De plus, j’étais rentré pour vous apprendre que nous reprenons notre route dès demain. La cassette de piastres est déjà partie pour notre navire. Nous quittons Santander.
Le chargement des piastres avait retenu les voyageurs une dizaine de jours aux abords du port espagnol.
***
Quitter le port ne fut pas aussi simple que Pierre-Clément l’eut aimé. Pendant trois jours, ils furent retenus sur le navire dans la rade par des vents contraires. À l’aube du quatrième jour, le « Surveillant » put enfin quitter la baie et s’éloigner enfin des côtes. Ce délai permit à un homme, un français, de s’embarquer in extrémiste. Il fut présenté par la capitaine Girardias à Pierre-Clément comme étant un planteur de Louisiane ayant appris juste à temps la destination du navire.
***
Le « Surveillant » tanguait toujours de façon désagréable. « – Anne Marie restera encore couchée aujourd’hui ». Pensa Edmée. Tout en se regardant dans le petit miroir, elle finissait de tresser sa lourde chevelure. En façonnant son chignon sur le bas de la nuque, elle laissait courir ses pensées. « – Pourrait-il aujourd’hui enfin quitter les parages ? » Elle avait pris en horreur Santander suite au scandale du prêtre. Le retour sur le navire et la confrontation avec les Burthe avait été des plus désagréable et avait quelque peu tourné au drame. André Burthe d’Annelet était rentré dans une grande colère lorsque Pierre-Clément avait voulu connaître le fin mot de l’histoire. Lui qui ne supportait pas l’idée d’être commandé par le futur gouverneur de Louisiane. Il partait du principe que ce pouvoir lui était dévolu comme beaucoup de choses. Il n’avait pas accepté les remontrances quant à la mise en danger de la réputation d’Edmée. Pierre-Clément eut toutes les peines du monde à se faire respecter. Bien que cela se fit en tête à tête, cela fut connu de tous, l’isolation des parois étant inexistante. De façon visible, les Burthe gardèrent un ressentiment envers elle. Tout cela, mit mal à l’aise la jeune femme. Chaque regard semblait la dénuder, la juger. Elle savait bien qu’il y avait une part d’irrationalité dans ce ressenti, tous connaissaient les Burthe et beaucoup étaient déjà en froid avec eux. Fin prête, elle chassa ses pensées négatives et monta sur le pont, laissant Louison finir de préparer la petite Louise. Hippolyte était parti devant. Tout comme sa mère, il aimait voir la mer avant que d’aller déjeuner. Edmée montait l’escalier, qui menait des coursives au pont, prenant attention de ne pas se prendre les pieds dans le bas de sa robe, quand elle retrouva son fils posté en haut de l’escalier. « – Mère, il y a un nouveau passager ! » Étrangement, le ton de son fils semblait plus une mise en garde qu’une nouvelle. Qui était ce nouveau passager ? Pourquoi, son fils, annonçait-il cela sur le ton de la mise en garde ? Son don naturel de prémonition percevrait-il quelque chose ? Arrivée sur le pont, elle ne le vit point. Des yeux son fils lui montra le pont supérieur. Le vent soufflait encore avec vigueur, elle resserra autour d’elle son châle puis elle monta l’escalier qui permettait d’y accéder. Là, elle trouva Pierre-Clément et le capitaine Girardias en conversation avec un troisième homme qu’effectivement elle ne connaissait pas. L’homme se retourna sentant l’attention de ses deux autres comparses attirés par quelque chose. Même s’il n’en montra rien, la vue d’Edmée le troubla plus que tout. À l’approche, elle sourit, un automatisme de convenance. Quelque chose la troublait chez cet homme. C’était un bel homme, grand, brun, l’œil noir, mais il y avait autre chose, une impression étrange, confuse. Elle avait l’impression de le connaître alors que ce n’était pas le cas. Étant arrivé à la nuit, Louis-Armand Dupin lui fut présenté. « – Edmée, monsieur Dupin est à quelques encablures près l’un de vos futurs voisins. Sa plantation est aussi aux abords de La Nouvelle-Orléans. »
***
Louis-Armand Dupin, planteur de Louisiane, avait subi les conséquences des aventures de la colonie française devenue espagnole dans la douleur. Il était né alors qu’Alejandro O’Reilly nettoyait les désordres causés par les colons français. Ces derniers avaient osé se révolter contre la couronne d’Espagne. Son père avait dû quitter en toute urgence la colonie laissant son propre frère et sa femme à peine relevée de ses couches se dépêtrer de la funeste situation. Il n’était jamais revenu. Il avait fini par refaire sa vie en France, utilisant l’héritage qui lui avait été remis à son arrivée. Le premier Louis-Armand Dupin, grand-père de ce dernier, venait de décéder. En Louisiane, l’oncle de Louis-Armand prit la place de son père en tout point. Pour la forme, sa mère porta le deuil toute sa vie, d’un homme qui n’était pas mort.
Louis-Armand grandit dans cette situation des plus étrange, dans une société qui était permissive si on gardait les apparences. Son oncle devenu son père putatif était décédé un an auparavant, suivant de près la mort de celle qu’il avait aimée toute sa vie, la mère de Louis Armand. Quand il reçut son héritage, soit deux plantations, celle de son père et celle de son oncle, il découvrit plusieurs courriers de son père qui par culpabilité avait sur le tard essayé à plusieurs reprises de reprendre contact. La révolution en France avait multiplié les courriers dont les contenus étaient devenus des appels à l’aide. Visiblement, ni sa mère ni son oncle n’avaient répondu. Pendant ce temps, de France arrivaient une multitude de réfugiés, fuyant les affres de la colère du peuple. N’ayant plus de nouvelles, il décida de se rendre en France afin de savoir à quoi s’en tenir sur ce père qui l’avait abandonné à la naissance.
Originaire du Nivernais, aux bords de la Nièvre et de la Loire, bourgeois de la ville de Nevers, la famille Dupin possédait une très grande manufacture de faïence et des propriétés agricoles. Louis-Armand arrivé sur les lieux découvrit que son père et sa famille s’appelaient en fait Dupin-Tourne-Josserand, les noms des propriétés qui au fil des générations avaient allongé leur patronyme, mais tout avait été perdu pendant les évènements révolutionnaires.
Lorsqu’il se renseigna sur son père, à sa surprise, les portes se fermèrent, jusqu’au moment où il découvrit la famille de sa concubine. Le père de celle-ci, vivant dans le dénuement le plus complet, contre une somme d’argent, voulut bien dire au jeune homme que son père avait fui avec sa deuxième famille vers l’Espagne. Le père de Louis-Armand avait eu la mauvaise idée de défendre les idées girondines contre Robespierre et d’être riche. Les dernières nouvelles que l’homme avait obtenues de son pseudo-gendre venaient d’Oloron-Sainte-Marie. La preuve en était la dernière lettre reçue. Frustré d’être arrivé trop tard, Louis-Armand s’en était allé vers la ville nichée aux pieds des Pyrénées et pour cela il avait dû traverser la France. Le voyage avait été difficile, la période était encore très mouvementée, voyager sur les routes françaises n’était pas chose facile. Sur place, il s’était rendu à la dernière adresse connue, une auberge aux abords de la ville. L’aubergiste se souvenait de la petite famille, un couple et deux jeunes enfants. Il l’informa qu’ils voulaient traverser les montagnes pour aller à Santander afin de prendre un navire pour l’Amérique. L’homme lui avait confié qu’il y avait des biens. Fataliste Louis-Armand avait fait de même, il s’était rendu au Pays basque et de là il s’était rendu de l’autre côté de la frontière.
Arrivée en Espagne, il avait battu en vain la ville et la campagne alentour de Santander. Alors qu’il désespérait une nouvelle fois et qu’il allait abandonner, il obtint l’information désirée de l’un des curés de la ville. Son père était bien arrivé jusqu’à la ville. Il avait atteint sa destination seul et malade. Des brigands l’avaient dépouillé, sa femme et ses enfants n’avaient pas survécu à l’agression. Il était décédé à l’hospice de la ville.
Abattu, en désespoir de cause, Louis-Armand était allé prier à la cathédrale de la ville. Ce jour-là dans la foule venue à la messe, il avait aperçu pour la première fois Edmée au milieu de son entourage francophone et fut surpris d’entendre les allégations médisantes à son sujet. Sa beauté allait à l’encontre des noirceurs dont on l’affublait. Il avait supposé qu’il y avait une part de jalousie dans tout cela. Ce fut comme cela qu’au milieu des ragots, il avait appris qu’elle voyageait avec le futur gouverneur de Louisiane. Quand il se renseigna sur quel bateau ce dernier voyageait, il apprit qu’il était justement en partance attendant la marée propice ! Soudoyant un pécheur, il avait atteint de justesse « le surveillant ».
***
Le soleil était à son zénith lorsque le « Surveillant » dépassa le Cap Ortegal. Le mauvais temps s’était enfin éloigné. Les voiles gonflées par les vents, il fallut quatre jours au bâtiment, ballotté par le roulis fatigant des vagues pour l’atteindre. Edmée, du pont, fixait la côte qui inexorablement s’éloignait. Hippolyte à ses côtés, les bras croisés sur le garde-corps, le menton posé dessus, faisait comme sa mère. « – Vous savez, mère, il n’y a que Louise qui reviendra sur ce continent. Nous nous resterons là-bas et je ne vous quitterai pas. » La phrase de l’enfant qui n’avait que neuf années, sortit la jeune femme de ses pensées moroses. Attendrie, elle se retourna vers lui. « – Je pense aussi mon fils. J’espère n’avoir nul besoin d’y revenir, ce que j’en ramène de meilleur, c’est vous et votre sœur. Le reste n’est pour ainsi dire qu’une succession de mauvais souvenirs ou peu s’en faut. Les moments de bonheur ont été salis par le malheur. Quant à ne pas me quitter, jeune homme, nous verrons, car il faudra bien construire votre vie. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, allons donc rejoindre nos amis qui eux aussi ressentent quelques nostalgies. »
***
Quelques jours plus tard, ils atteignirent les Açores, et les températures plus tropicales amenèrent les voyageurs à passer plus de temps sur le pont. Cela aurait été parfait pour tous si l’océan ne s’était pas tout à coup figé enrayant leur course. Il n’y avait plus un souffle d’air. Les températures étaient chaudes, chacun se mit à souffrir de la chaleur excessive et une profonde léthargie s’écrasa sur les voyageurs comme sur l’équipage. Le soleil irradiait du matin jusqu’au soir. Chacun se mit à guetter le moindre déplacement d’air, le moindre nuage annonciateur de changement. Parmi les hommes d’équipage, certains firent des paris, espérant ainsi provoquer les éléments. Ils ne stagnèrent au milieu de l’immensité de l’océan que quelques jours. À leur grand soulagement, ils reprirent leur voyage. Dans l’espace exigu qu’était le brick, l’ennui était la norme journalière, chacun trouvait le temps long. Chacun s’occupait comme il pouvait, lecture, jeux de cartes ou autres, conversations ponctuaient les journées. Edmée était toujours entourée, être seule lui était impossible. Quand elle n’était pas en compagnie des Laussat ou de ses enfants, Jean Blanque tenait à lui tenir compagnie. Avec courtoisie, elle le fuyait, prenant prétexte de s’intéresser aux recherches Joseph Antoine Vinache et du docteur Blanquet-Ducaila sur l’épuration de l’eau potable dont ils avaient tous besoin ou alors elle prétextait un livre à finir.
Louis-Armand ne semblait pas s’intéresser outre mesure à Edmée. Sa seule curiosité apparente à son encontre fut lors d’un repas, lorsqu’il demanda le nom de sa plantation. Comme cela ne sembla rien lui dire puisqu’elle était au nom de la maison de négoce Espierre, il se concentra sur Pierre-Clément et son épouse. Edmée mimait l’indifférence, elle se sentait étrangement attirée par cet homme et cela l’exaspérait. De son côté, Louis-Armand se posait de multiples questions, ce qu’il avait entendu à Santander ne correspondait pas à la jeune femme qu’il côtoyait. Pierre-Clément et Marie-Anne n’en disaient que du bien et toutes ses actions, ses réflexions attestaient leur point de vue. De temps à autre, leurs regards se croisaient, ils se surprenaient à se regarder, mais un mur semblait les séparer. Ils pensaient l’un et l’autre être discrets, mais Pierre-Clément et Marie-Anne avaient fini par se rendre compte du jeu inconscient. Ils s’en entretenaient et attendaient la suite, étant favorables à ces prémices.
L’ennui fut interrompu par une tradition maritime, « le baptême du tropique ». Déguisé, l’équipage mimant un dieu antique et sa cour mit en branle la cérémonie du baptême. Elle était sommaire et avait pour objectif de plonger dans un grand baquet d’eau tous ceux qui n’avaient jamais passé le tropique. Cela amusa les enfants et divertit les adultes. Si Pierre-Clément joua le jeu comme les enfants, Marie-Anne et Edmée furent exemptées de la farce.
***
Deux semaines plus tard, sous une température étouffante, le navire approcha de Saint-Domingue, une des escales prévues de leur voyage. Bien qu’anxieuse, Edmée était fébrile à l’idée de revoir Cap-Français. Elle se doutait bien que personne ne ferait le rapport entre Edmée Espierre et Zaïde Bellaponté, mais elle appréhendait tout de même. Elle se demandait si elle reconnaitrait les lieux et quel effet cela lui ferait. Alors qu’elle se posait des questions, soudainement deux êtres de lumières se matérialisèrent devant elle. « – Prévenez le capitaine, il ne faut pas que vous abordiez, mille dangers vous attendent sur l’île ! » Elle n’eut pas le temps de réaliser qu’une voix derrière elle l’interpella. « – Il m’a semblé comprendre que vous étiez de Saint-Domingue ? » Edmée sursauta. Emplie de sa réflexion, elle n’avait pas perçu l’arrivée de Louis Armand. « – Excusez-moi, je vous ai surpris.
– Non, non, tout va bien, j’étais perdu dans mes réflexions. Oui, effectivement, je suis de Cap-Français. Mais j’étais très jeune lorsque mon père et moi sommes partis. Je doute de me souvenir des lieux.
Edmée essayait de ne pas paniquer, elle voulait écourter la conversation afin de faire part de son message, mais Louis-Armand semblait vouloir rester à ses côtés. Elle ne voulait en aucun cas le repousser ni le froisser, trop heureuse que pour une fois ils soient en tête à tête. La situation était schizophrène, elle ne savait comment s’en sortir. Hippolyte qui n’était jamais loin de sa mère fit remarquer qu’une chaloupe venait de la côte. Cette information amena les autres passagers et une partie de l’équipage de ce côté du navire. Un militaire à la proue de celle-ci fit un signe amical pour assurer de sa bienveillance. Edmée ressentit une terreur, elle eut un frisson. Elle augurait une catastrophe. Louis-Armand se retournant vers Edmée la découvrit pâle comme la mort. « – Vous n’allez pas bien ? Vous vous sentez mal ?
– Non, non, ça va. Mais… je pressens un drame.
Louis-Armand n’eut pas le temps de lui répondre qu’André Burthe d’Annelet rétorqua. « – Voilà qu’elle nous joue les pythonisses ! » La voix de Pierre-Clément retentit. « – Un peu de respect, s’il vous plait. » Edmée se retourna vers lui avec un sourire contrit. Il la regarda droit dans les yeux y cherchant un message. Il savait que par le passé son intuition avait été des plus pertinentes. Il ne voulait pas la questionner devant tous, cela les surprendrait et mettrait à mal Edmée. Il prit sur lui et attendit l’amarrage de l’embarcation. Le capitaine intrigué fit monter à bord le militaire.
À la surprise de tous, l’officier amenait un ordre du préfet colonial, monsieur Daure, et des fruits frais en grande quantité. L’injonction était une interdiction absolue de descendre à terre. Le messager les prévint que le Préfet viendrait en personne pour les informer plus amplement des raisons de cet ultimatum. Cela généra de multiples interrogations, tous auraient aimé descendre tant ils étaient las des tangages du navire. Marie-Anne interrogea son époux du regard qui la rassura à haute voix, donnant à tous son avis. Edmée ne fut pas convaincue, elle regardait vers le port de Cap-Français qu’il n’avait pas le droit d’approcher. Malgré la lumière du jour qui baissait, de là où ils étaient, ils apercevaient la ville et ses environs. Ils discernaient un grand tumulte, des bruits de canonnades, des fumées d’incendies. Edmée appelait intérieurement l’Éthiopienne, mais nulle apparition ne venait à elle, même plus celle des êtres de lumière. Que se passait-il de si extraordinaire pour qu’aucun message ne vienne à elle ?
Quelques heures plus tard, sur une frêle embarcation, le préfet Daure atteignit le navire. Il était visiblement ébranlé, la mine défaite et la mise négligée. Il s’excusa de ne pas avoir pu se déplacer plus vite, mais la situation à terre était catastrophique. Edmée sentit un frisson la parcourir. Il expliqua à tous que les esclaves s’étaient soulevés au point de mettre le feu aux habitations alentour et aux faubourgs de la ville. Ils avaient mis à sang la colonie. Du pont du navire, il pointa du doigt les feux de leurs camps, le long de la côte, les signes de leur présence qui autour des habitations pullulaient. Il expliqua que cela faisait quarante-huit heures que cela durait. L’armée, elle-même, avait été submergée par la terreur que propageaient les esclaves en rébellion. Ils égorgeaient tous les blancs qu’ils rencontraient, quel que soit le sexe ou l’âge. Ils avaient dévasté la petite île de la Tortue. Dans son désarroi, il en avait oublié qu’il y avait des femmes et des enfants qui l’écoutaient effarés. Edmée s’était affaissée sur la banquette installée sur le pont. Qu’étaient devenue l’Éthiopienne et Noisette ? La question s’imposa à elle. Elle n’avait jamais douté que sa grand-mère et sa tante fussent vivantes. Marie-Anne s’assit à côté d’elle et la prit dans les bras, pensant ne la rassurer que d’une peur irrationnelle. C’en était trop, cela ne finirait donc jamais, partout où elle mettait les pieds, le drame la poursuivait. L’ayant formulé sans s’en rendre compte à haute voix, Marie-Anne la rassura. Ce qu’elle disait n’avait aucune logique, il y avait des drames partout dans le monde. Chacun était statufié par les dires du Préfet. Sans s’en rendre compte, l’homme, telle une confession, se soulageait de ce qu’il avait vécu ou de ce qu’il lui avait été rapporté. Lorsqu’il s’en rendit compte, il s’en excusa, mais cela était fait.
Malgré le drame sur terre, il devait mouiller aux abords quelques jours, car il leur fallait se ravitailler. André Burthe d’Annelet, qui s’agitait prétendant que s’il avait été le gouverneur de l’île rien de cela ne serait arrivé, fut envoyé par Pierre-Clément afin d’aller chercher des vivres. Il partit avec quelques hommes, dont son cousin et Jean Blanque qui ne voulait pas être en reste pour jouer les héros. Les passagers les attendirent plusieurs heures. L’anxiété montant petit à petit. Miraculeusement, ils réussirent à se réapprovisionner alors qu’une partie de la ville maintenait les révoltés à distance pendant que l’autre fuyait par tous les moyens à sa disposition. Le « Surveillant », lui-même, recueillit des membres d’une famille dont une partie des leurs étaient éparpillés sur d’autres embarcations, du moins l’espéraient-ils. Ce que les passagers du navire entendirent alors, de leur part, fut pire que les dires du Préfet. Les atrocités commises par les insurgés étaient impensables par le commun des mortels. Après plusieurs voyages jusqu’à la côte, quand ils eurent emmagasiné assez d’eau et de vivres, ils quittèrent les rives sinistrées. Ils ne pouvaient rien faire de plus pour les victimes.
Ils côtoyèrent l’île avec lenteur et dans le plus grand silence, distinguant les bruits du drame. Tous étaient accolés au bastingage du navire, fouillant la nuit pour voir. Ils entendaient les coups assourdis par l’éloignement des fusils et des canons. Ils percevaient la lueur des buchers d’où s’élevaient d’épaisses fumées. Louis Armand, en silence, restait aux côtés d’Edmée hypnotisée. Sentant son angoisse, pour la rassurer, il mit sa main sur la sienne. Elle ne la retira pas. Elle lui sourit tristement.
***
La nuit fut agréable, à peine ballotté par les vagues, le mouvement du navire berçait le sommeil salvateur des passagers. Ils s’éveillèrent doucement et tardivement. Edmée, fin prête, quelque peu impatiente à l’idée de descendre sur terre, rejoignit Pierre-Clément et quelques passagers dont Louis-Armand. Un épais brouillard les environnait. Ils entendaient les cris, les cors et les trompes des navires voisins sans toutefois les voir. Des éclaircies leur en découvraient de temps en temps les mats. Les vents soufflaient les empêchant d’entrer dans la passe. En milieu de matinée, le brouillard se dissipa, ils découvrirent leurs huit compagnons d’ancrage, avec leurs pavillons flottants. Ils formaient une escadre réconfortante autour d’eux. Le décor, lui était plus décourageant. Les eaux jaunes et sales s’étendaient et se confondaient avec l’horizon. Du haut des mats, le guetteur annonça une chaloupe, qui sondait, plaçait des bouées et s’avançait. C’était le pilote Ronquillo, pilote en chef de la Balise, qui les envoyait chercher, pour aller prendre un logement chez lui. Edmée, Marie Anne, et les enfants peu rassurés embarquèrent sur un canot, celui-ci reviendrait chercher les autres passagers, lors d’un deuxième voyage. Pierre-Clément quant à lui, avant que de les rejoindre, restait sur le navire afin d’être présent au moment où celui-ci passerait la barre, ce qui voudrait dire qu’il serait dans le lit du fleuve. Près de la balise qui marquait l’extrémité des rochers, situés au-delà de la jetée, à l’est, il existait une sorte de barre, confrontation de fleuve et de la mer. Les vagues y déferlaient avec fureur malgré cela, ils réussirent à faire passer « le Surveillant » sans trop de problèmes.
L’épouse du pilote Ronquillo mit à disposition de tous de quoi à se décrasser du voyage. Edmée avec délice apprécia son bain et le savon de fleurs de magnolia, elle se fit nettoyer quelques effets afin de rafraichir sa garde-robe et celle de ses enfants pour le reste du voyage. Tous étant à nouveau propre, enfants comme adultes, ils se retrouvèrent pour partager le repas du soir. La journée s’était écoulée en repos. Pierre-Clément revint annonciateur du passage de la barre par le navire, ils repartiraient le lendemain. En attendant, il expédia par un messager ses dépêches et l’annonce de leur arrivée au gouverneur espagnol Salcedo, à La Nouvelle-Orléans.
Le lendemain, Pierre-Clément entraîna famille et amis dans une promenade afin de visiter les lieux. Malgré leur discrétion, les Laussat avaient remarqué un changement dans le comportement entre Edmée et Louis-Armand. Ils n’en dirent rien, ne firent aucune remarque, mais étaient satisfaits de cette évolution qu’ils trouvaient bénéfique pour leur amie. Ils espéraient sincèrement que celle-ci puisse avoir une nouvelle vie. Pierre-Clément savait à quel point ce n’était que justice.
La Balise contenait les maisons de Ronquillo, le logement de seize matelots-pilotins, la douane, les casernes pour le détachement et pour l’officier, un corps de garde de figure pentagone, et enfin la tour en clairevoie et grillage, pour donner moins de prise au vent, haute de 45 pieds au-dessus du sol environnant et de 50 au-dessus du niveau des plus hautes eaux de la rivière, avec une aiguille qui la surmonte dans la forme d’une flèche de clocher. Ils grimpèrent par un escalier qui inquiétait quelque peu Edmée, mais qui amusait les enfants qui en comptèrent les marches. Arrivé en haut, Louis-Armand lui fit admirer la vue tant il était fier de son pays. La perspective depuis cette tour embrassait la mer, des îlots, la barre, avec des brisants à droite et à gauche, de larges nappes d’eau, nommés bayous, de longs joncs noyés dans des marais, et au Sud-ouest, l’ancien établissement Français, dont il restait encore des orangers, des arbres fruitiers et les ruines d’un magasin à poudre. Il lui expliqua que le sol n’avait aucune solidité, le peu qui était capable de quelque résistance était de main d’homme. Le fleuve y rongeait et y creusait ses rives d’un côté, pendant qu’il les y formait et les y élevait de l’autre. Ses bords étaient hérissés d’arbres entraînés par les eaux et que le hasard enchevêtrait les uns aux autres. Il agrandissait ainsi annuellement et peu à peu son delta. De ses quatre passes, celle du Sud-ouest, celle du Sud, celle de la Loutre et celle de la Balise à l’Est, il n’y avait que la dernière de praticable, mais plus il y avait de crues et moins elle était profonde.
***
Vers midi, le lendemain ils retournèrent à bord du « Surveillant », une heure plus tard le vent du Sud leur permit de lever l’ancre. Ils remontèrent la rivière à la voile, le courant était très fort, mais faute de vent, ils durent tourner au cabestan, c’était la peine et le tourment des matelots. Ils avancèrent fort peu pendant ce dur ouvrage. Traversant une immense région, presque plate, la pente des eaux était peu sensible aux marées, aussi le « Surveillant » remontait qu’avec peine et lenteur. Le courant du fleuve était assez paisible, il était rompu fréquemment par de nombreux coudes qui en restreignaient la force, aussi à cause du changement brusque et fréquent du cours du fleuve, le vent ne servait que de façon fluctuante. Les passagers avaient tout loisir de découvrir les lieux, et contemplaient avec curiosité le paysage et la faune de leur nouveau pays. Il y eut tout d’abord les bois, des arbres fort grands, sentant le marécage. Dans quelque direction que se portait le regard, de vastes forêts noirâtres bordaient l’horizon. Le cyprès dominait à l’exclusion de tous les autres arbres. Cet arbre emblématique était droit, élancé, renflé à la base comme un bulbe d’oignon, il jaillissait au milieu des eaux du bayou. À leurs sommets s’épanouissait un feuillage vert pâle. À ces branches pendaient les longues fibres de mousse appelée « barbe espagnole ». Les bras du fleuve, les ruisseaux, les marécages se mélangeaient avec les forêts dans un désordre inextricable, Edmée trouvait cela émouvant, contrairement à son amie qui trouvait cela fort triste.
Après avoir péniblement fait une lieue, ils jetèrent l’encre en face du fort de Plaquemines. Monsieur Favrot, le commandant, leur offrit des provisions fraîches, des gâteaux et des pommes dans un panier de sauvages et par son émissaire, invita le futur gouverneur de Louisiane à prendre chez lui quelques jours de repos. Pierre-Clément accepta l’invitation, tous descendirent visiter les lieux. Le fort était comme une ile au milieu des marais. Monsieur Favrot, vieux français et loyal militaire, les y accueillit au milieu de sa famille. C’était la candeur et l’hospitalité même, en les voyant, la joie se peignit sur son front. Tout à la joie et à la fierté de recevoir en ces lieux Pierre-Clément, le commandant du fort voulut leur faire visiter les lieux. Ils parcoururent et examinèrent le fort. Edmée au bras de Louis-Armand suivait leur hôte et les Laussat tout en ayant un œil sur les enfants que Louison et la gouvernante avaient quelque mal à tenir. Monsieur Favrot profitant de la visite fit passer ses besoins et expliqua qu’il fallait y renouveler souvent la garnison, qu’il y avait dix-huit canons de fer, un bastion. La défense du poste ne tenait qu’en cela. En face, de l’autre côté de la rivière était le fort Bourbon, armé de quelques canons de fer, dont les feux se croisaient avec ceux du fort Saint-Philippe. Edmée n’arrivait pas à se concentrer, à coup d’éventail, elle luttait contre les piqures des brûlots, des moustiques et des maringouins. Comme elle n’était pas la seule à souffrir de ce nouveau tourment, Marie-Anne en ayant fait la remarque, le maître des lieux les entraina dans sa maison. Madame Favrot pendant le temps de cette tournée avait mis en place un diner que tous jugèrent excellent. L’ambiance était agréable, voire fort joyeuse. Les passagers du « Surveillant » étaient heureux d’être pour ainsi dire arrivés, quant aux hôtes ils furent les premiers à pouvoir féliciter enfin un gouverneur français. Des santés sans nombre au bruit de l’artillerie, des chansons françaises à refrains, exprimant en chorus le vin et l’amour furent à peine interrompues par l’arrivée de Don Manuel Salcedo, capitaine, fils aîné du gouverneur espagnol, et Don Benifio Garcia Calderon, sous-lieutenant des grenadiers du régiment de la Louisiane, tous deux envoyés par le gouverneur pour donner des secours et des renseignements dont Pierre-Clément allait avoir besoin. Louis-Armand glissa à l’oreille d’Edmée qu’elle vivait une petite représentation de la vie des colonies.
Pierre-Clément, ne voulant pas s’attarder, prit congé de son hôte. Ils remontèrent tous à bord, et reprirent leur voyage. Pierre-Clément s’impatientait, Marie-Anne n’était plus sûre d’être aussi pressée quant à Edmée, elle profitait de la compagnie de Louis-Armand. Elle craignait que le voyage fini ce dernier ne la délaisse, qu’elle ne fût qu’un passe-temps. Ce dernier était loin de cette pensée, il se demandait au contraire comment faire évoluer la situation. Au milieu de ces questionnements divers et de ces états d’âme, les voyageurs découvraient sous leurs yeux les premiers établissements de la Colonie, qui étaient au premier abord peu de choses et ne présentaient qu’une langue de terre cultivable entre le fleuve et des marécages. Au-delà du coude que forme le fleuve, appelé le « Détour des Anglais », apparut un petit nombre de moulins à scier le bois, quelques sucreries, et des places où l’on cultive des légumes et des vivres, le tout disposé de file, et l’un après l’autre le long des rives du fleuve. Ils étaient à environ quinze lieues au-dessous de La Nouvelle-Orléans et au premier abord, ce n’était qu’arbres flottants à la surface de la rivière, crocodiles, les uns reposant tranquillement, les autres plongeant dans l’eau, bois touffus, habitations rares et misérables, verdure vive et variée. Il n’y avait pas d’autre chemin que le sentier de la bête fauve et du chasseur tel celui qui les conduisait à l’habitation Duplessis à onze lieues de La Nouvelle-Orléans. Le propriétaire n’était pas riche, mais il était hospitalier. Pierre-Clément avait été à nouveau invité avec son entourage, car depuis le fort de Plaquemines la nouvelle de l’arrivée du nouveau gouverneur s’était propagée. De chez lui à La Nouvelle-Orléans, un service de relais tenu par des dragons, menait par la voie de terre à la ville, malgré cela la visite faite, ils remontèrent au bord du « Surveillant », Pierre-Clément ayant envoyé un coursier afin de faire venir jusqu’à lui suffisamment de voitures et de chevaux pour faire voyager tout son monde. Reprenant la navigation, ils abordèrent un peu plus tard à l’habitation Gentilly. Renommés pour leur humeur hospitalière, les propriétaires les traitèrent avec une magnifique générosité. C’était une riche et belle habitation, ils y dinèrent et y couchèrent. Rembarqués à l’aube, ils s’arrêtèrent six heures plus tard pour déjeuner, sur l’habitation Sancier, guère riche, mais toujours aussi accueillante. Louis-Armand connaissait les sept frères propriétaires de celle-ci et notamment celui qui les reçut. Ce dernier eut soin d’attester à son nouveau gouverneur qu’il descendait d’un des premiers immigrants français à La Mobile. Ils reprirent ensuite les canots et descendirent jusqu’à l’habitation Sibben, à trois ou quatre lieues de La Nouvelle-Orléans. Ils avaient été informés que des voitures les y attendaient, le voyage allait se terminer.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles
Pingback: De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 021 | franz von hierf
Pingback: De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 19 bis | franz von hierf