la véritable histoire d’Evangeline (chapitre III)

épisode précédent

Les rumeurs de guerre dérangent le calme et la tranquillité des Acadiens

Jusqu’à présent, Petiots, je vous ai brièvement décrit les manières simples et les coutumes des Acadiens. Je vais maintenant vous raconter ce qui s’est abattue sur eux, et comment une guerre cruelle a semé la ruine et la désolation dans leurs maisons. Je vais vous dire, comment ils ont été traités sans ménagement par les Anglais, chassés de l’Acadie, et dépouillés de tous leurs biens et possessions, comment ils ont été dispersés aux quatre vents, exilés misérablement, et que le nom même de leur pays a été effacés de l’existence. Mon récit ne sera pas gai, Petiots, mais il est bon que vous sachiez ces choses, et que vous les appreniez de la bouche des témoins eux-mêmes.

C’était un dimanche, je me souviens de cela comme si c’était hier, nous étions à la messe, et lorsque notre vieux curé monta en chaire, comme il avait coutume de le faire chaque dimanchClaude Picard (prierese, ce fut pour nous annoncer que la guerre était déclarée entre la France et l’Angleterre. « – Mes enfants, nous dit-il d’une voix triste et solennelle, vous pouvez vous attendre à assister à des scènes horribles et à subir de douloureuses épreuves, mais Dieu ne vous abandonnera pas si vous mettez votre confiance dans sa miséricorde infinie, puis s’agenouillant, il pria à haute voix pour la France, et nous avons tous répondu à sa voix fervente, et dit amen! du fond de nos cœurs. Un silence pénible régnait dans la petite église et cela jusqu’à la fin de la messe. Il semblait que chacun de nous assistait aux funérailles d’un membre de sa famille. Lorsque nous avons quitté l’église, les gens se regroupaient pour commenter les tristes nouvelles. Ce jour-là, Il n’y eut pas de danse sur la pelouse en face de la petite église et nous nous sommes retirés tristement et silencieusement dans nos maisons.

Cette nouvelle nous troubla, mais nous avons essayé, en vain, de secouer la morosité qui assombrissait nos âmes. Lorsque nous nous entretenions, sur nos lèvres nos mots étaient pleins de mort, et nos sourires avaient la tristesse d’un sanglot.

Ah! Petiots, la guerre, avec son cortège de maux et de malheurs, est toujours un fléau terrible, et il était tout naturel que nous en arrivions à méditer tristement sur ses conséquences et la peur de l’avenir. L’Angleterre avait enrôlé des centaines d’Indiens dans ses armées, et nous savions que ces sauvages sanguinaires n’épargnaient personne, et infligeaient des tortures des plus raffinées sur leurs prisonniers; ils ne rêvaient que d’incendie et de massacre, et ces troupes devaient être lâchés sur nous. La simple pensée de faire face à ces monstres suffisait à emplir de stupéfaction les cœurs les plus vaillants et troublait la paix et la tranquillité d’une communauté comme la nôtre. Nous ne savions à quoi nous résoudre, mais, quoi qu’il arrivât, nous étions déterminés à mourir plutôt que de devenir des traîtres à notre Roi et à notre Dieu.

attaques des mohicans

attaques des mohicans

Ensuite, nous nous soutenions dans une humeur différente et en pensant que ces nouvelles pouvaient, après tout, être exagérées, et que nos craintes n’étaient pas fondées. Pourquoi l’Angleterre mènerait-elle une guerre contre nous ? L’Acadie, si pauvre, si désolée, si peu peuplée, cela n’était vraiment pas la peine de faire couler ne serait-ce qu’une seule goutte de sang pour sa conquête. La tempête devrait passer sans même froisser notre paix et de tranquillité. Nous nous en sommes persuadés afin de nous débarrasser des sombres pressentiments qui nous troublaient, mais en dépit de nos efforts, nos peurs nous hantaient et nous faisaient déprimer nous rendant malheureux.

Les nouvelles, qui nous parvenaient, de temps en temps, étaient loin d’être encourageantes. La France, accablée par la défaite, semblait avoir abandonné, les Anglais gagnaient du terrain et nos frères canadiens appelaient à l’aide. Plusieurs de nos jeunes hommes se résolurent à se joindre à eux pour combattre du côté de la France et à mourir pour leur pays, si Dieu le voulait.

Ah! Petiots, c’était de tristes jours pour la colonie, et nous avons versé des larmes amères. Les jeunes hommes courageux, qui se sacrifiaient si noblement, pleuraient avec nous, mais comme des rochers restaient fermes dans leur détermination. Nous nous sommes, enfin, rendu compte du fait que la ruine nous menaçait fronçant les sourcils sur nous, et qu’elle s’enfonçait jusqu’au fond de nos cœurs.

Le jour de leur départ, les jeunes hommes nobles cœurs reçurent la sainte communion à genoux devant l’autel, et ils écoutèrent les mots d’encouragement de l’ancien curé, tandis que tout le monde pleurait et sanglotait dans la petite église. Après leur avoir dit de servir fidèlement le roi et d’aimer Dieu par-dessus tout, il leur a donné sa bénédiction, tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues. Hélas! comment pouvait-il les considérer sans émotion et sans chagrin? Il les avait baptisé quand ils étaient de simples garçonnets; il les avait vu grandir vers l’âge adulte; il les connaissait comme je vous connais, et ils quittaient leurs maisons et ceux qu’ils aimaient, peut-être pour ne jamais revenir.

Eugène Leliepvre

Eugène Leliepvre

Ils sont partis de Saint-Gabriel, tristes mais résolus, et tant qu’ils pouvaient être vus, marchant à pied, ils agitaient leurs mouchoirs pour un dernier adieu. Ce fut un jour cruel pour nous, et à partir de ce moment-là, tout est allé de mal en pis en Acadie.

suite au prochain numéro.

libre traduction de : Acadian Reminiscences by Felix Voorhies

la véritable histoire d’Evangeline (chapitre II)

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La narration de ma grand-mère ou les mœurs et coutumes des acadiens.

Cory Trépanier

Cory Trépanier

« – Petiots- dit-elle – ma terre natale se situe loin, très loin, vers le nord, et il vous faudrait marcher pendant plusieurs mois pour y parvenir. Vous auriez à traverser des rivières larges et profondes, à parcourir des montagnes surgissant à des milliers de pieds et des vallées profondes, vous auriez à voyager jour et nuit, dans des forêts sans fin, où des Indiens hostiles cherchent l’occasion pour vous assassiner.

Ma terre natale est appelée Acadie. Il s’agit d’une région froide et déserte, pendant l’hiver la neige couvre son sol et cela pendant plusieurs mois de l’année. La région est immense, et en de nombreux endroits la surface de sa terre est jonchée de pierres robustes. Il faut se battre dur pour y gagner sa vie, surtout avec les pauvres et maigres outils possédés par mon peuple. Mon pays n’est pas comme le vôtre un mélange de plaines et de douces collines couvertes l’année d’un épais tapis d’herbe verte, et où chaque plante germe et grandit comme par magie, jusqu’à l’échéance, et où l’on peut s’enrichir facilement, à condition de craindre Dieu, d’être laborieux et économe. Pourtant, je pleure pour mon pays natal, avec ses rochers et ses neiges, parce que j’y ai laissé une partie de mon cœur dans les tombes de ceux que j’aimais et qui dorment sous son gazon. »

Et, en parlant ainsi, ses yeux coulaient des larmes et l’émotion étouffait sa narration.

«- J’ai promis de vous donner un aperçu sur les mœurs et les coutumes de vos ancêtres acadiens, et de vous raconter comment cela était avant que de quitter notre pays comme des exilés et d’émigrer en Louisiane. Je tiens maintenant ma promesse, et vous raconte tout ce que je sais de notre triste histoire. Vous devez savoir, petiots, qu’il y a moins de cent ans, l’Acadie était une province française, dont le peuple vivait content et heureux. Le roi de France avait envoyé des officiers courageux pour gouverner la province, et ses officiers nous traitaient avec la plus grande bienveillance. Ils étaient nos arbitres et savaient ajuster tous nos différents, et si équitables étaient leurs décisions qu’elles étaient satisfaisantes pour tous. Est-il étonnant, alors, qu’étant aussi prospères nous vivions content et heureux?  nous ne pouvions alors imaginer ce que le cruel destin nous réservait…

Bernard lepicie (laborious mother

Bernard lepicie (laborious mother

Notre manière de vivre en Acadie était particulière, les gens formaient, pour ainsi dire, une seule famille. La province était divisée en districts, habitée par un certain nombre de familles, pour lesquelles le gouvernement avait partagé les terres en parcelles suffisamment grandes pour leurs besoins. Ces familles regroupées formaient de petits villages ou des postes administrés par des commandants. Personne n’avait le droit de mener une vie d’oisiveté, ou d’être un membre inutile de la province. L’enfant travaillait dès qu’il était en âge de le faire, et travaillait jusqu’à l’âge qui le rendait impropre au labeur. Les hommes surveillaient les troupeaux et cultivaient la terre, et alors qu’ils labouraient les champs, les garçons les suivaient aiguillonnant les bœufs pour les faire avancer. Les femmes et les filles participaient aux travaux de ménage, et filaient la laine et le coton dont elles tissaient et fabriqués le tissu avec lequel elles habillaient la famille. Les personnes âgées encore actives et fortes, comme votre grand-mère, – disait-elle en souriant – avec les infirmes et les invalides, tressaient la paille avec laquelle nous fabriquions nos chapeaux, de sorte que vous voyez, Petiots, nous n’avions pas de fainéants, pas de paresseux inutiles dans nos villages, et tous vivaient au mieux dans leurs seins.

Le terrain alloué à chaque district était divisé en deux parties inégales, la plus grande partie était mise à part comme terre de labour, le restant étant morcelé entre les différentes familles; et pourtant les conflits d’intérêts, résultant de cette communauté de droits, n’a jamais créé de désaccord parmi vos ancêtres acadiens.

Bien que pauvres, ils étaient honnêtes et industrieux, et ils vivaient se contentant du peu qu’ils avaient, sans envier leurs voisins, et comment pouvait-il en être autrement? Si quelqu’un était incapable de travailler sa terre pour cause de maladie, ou de quelque autre malheur, ses voisins volaient à son secours, et si cela exigeait quelques jours de travail, ils combinaient leurs efforts pour sarcler son domaine et sauver sa récolte.

C’est ainsi qu’incités par des sentiments nobles et généreux, les habitants de la province semblaient former une seule famille, et non une communauté composée de familles séparées. Ces détails, Petiots, sont fastidieux pour vous, et vous préfériez sans doute que je vous raconte des histoires plus amusantes et captivantes. »

« – Non, grand-mère, nous sommes de plus en plus intéressé par ton récit. Parle nous de l’Acadie, de ta terre natale, nous l’aimons déjà tout comme toi. »

«  – Petiots – dit-elle – J’aime mon Acadie, et j’aime vous apprendre à l’aimer, et vous faire connaître la valeur de ses honnêtes et nobles habitants. Mais – ajouta-t-elle, avec un sourire triste – la partie sombre et lugubre de mon histoire reste à dire. Quand vous m’aurez écouté, vous comprendrez alors pourquoi je me sens triste et pourquoi je pleure, quand la foule de mes souvenirs vient peupler mon cœur. Mais pour résumer, contiguë au village les pâturages étaient bien clôturés, et formaient les terrains communaux. Dans ces terres, le bétail des colons étaient conservés, et étaient parqués en toute sécurité. Nos troupeaux augmentaient chaque année. Ainsi, vous voyez, Petiots, nous n’avons manqué d’aucune des commodités de la vie, et bien que n’étant pas riche, nous n’étions pas dans le besoin, et nos vœux étaient peu nombreux et facilement satisfaits.

Rectitude et simplicité des mœurs sont les ressorts de bonheur, et ceux qui souhaitent ce qu’ils ne peuvent jamais avoir ou acquérir, doivent être bien malheureux, et digne de pitié. Ah! les Acadiens sont en train de perdre, par degrés, le souvenir de ces traditions et les coutumes de la mère-patrie, l’amour de l’or s’est implanté dans leurs cœurs, et cela ne leur apportera pas de bonheur. Et si vous vivez aussi vieux que moi, – disait-elle en secouant tristement la tête – vous verrez les prédictions de votre grand-mère se réaliser.

En Acadie, nous avons plus estimé la tempérance, la sobriété et la simplicité des mœurs que la richesse. Les mariages précoces étaient favorisés car ils encourageaient les vertus qui donnent à l’homme, le seul vrai bonheur, et d’où il tire sa santé et sa longévité. Aucun obstacle n’était jeté sur la voie d’un couple d’amoureux qui voulait se marier. L’amant accepté par la jeune fille obtenait le consentement des parents, et personne ne songeait à lui demander si l’amoureux était un homme avec des moyens, ou si la future mariée avait une belle dot, comme nous avons l’habitude de le faire aujourd’hui.

Lepicie Balvay 1784 FAMILY-PROPOSAL-FAMILY-MARRIAGE-ACCEPTED-

Lepicie Balvay 1784 FAMILY-PROPOSAL-FAMILY-MARRIAGE-ACCEPTED-

Leur choix mutuel donnait satisfaction à tous, et, en effet, qui y a-t-il de mieux que deux cœurs qui s’accouplent et qui veillent à leur bonheur tout le long de leur vie ? et, d’ailleurs, ce n’est pas souvent que les mariages fondés sur l’amour mutuel tournent mal.

Les bans étaient publiés à l’église du village, et le vieux curé, après les avertissements de la sacralité du lien qui les unissait à jamais, bénissait leur union, tandis que le saint sacrifice de la messe était dit. Petiots, il est inutile pour moi de décrire la cérémonie de mariage et les réjouissances qui se pratiquent pendant les noces, elles sont comme celles que vous avez vu ici, mais je vais vous parler d’une vieille coutume acadienne qui prévalait parmi nous, et qui ici n’est plus pratiquée.

Dès que le mariage d’un jeune couple était déterminé, les hommes du village, après avoir construit une petite maison confortable pour eux, nettoyaient et plantaient la parcelle de terrain qui leur était destinée. Et les femmes qui n’étaient pas en reste prolongeaient cette assistance généreuse, en entourant d’attention la jeune mariée, lui faisant des présents, considérant ce qui lui était nécessaire pour son confort et utile pour sa maison, et tout cela était fait et donné avec bons cœurs et bonne volonté.

Tout était ordonné et soigné dans la maison de l’heureux couple, et après la cérémonie de mariage dans l’église et la fête de mariage à la maison du père de la mariée, l’heureux couple était escorté à leur nouvelle maison par les jeunes hommes et les jeunes filles du village. Comme tout ceci était joyeux et réchauffait nos cœurs et comme nos âmes s’éclairaient en ces occasions; le tapage et la lumière de la gaieté des jeunes n’étaient que joie sans mélange et bonheur partagé!

suite au prochain numéro.

libre traduction de : Acadian Reminiscences by Felix Voorhies

la véritable histoire d’Evangeline (chapitre I)

Henry Hetherington Emmerson: Evangeline, le départ d'Acadie

Henry Hetherington Emmerson: Evangeline, le départ d’Acadie

Il me semble que c’était hier, pourtant ils sont morts il y a plus de 60 années, j’étais alors enfant. 

Comment le temps est éphémère, avec quelle rapidité la vieillesse tombe sur nous avec ses infirmités. Les volutes de la fumée dissipées par le vent qui passe, l’eau qui glisse avec un murmure de babillage dans le courant doux, laissent aussi profondément une marque de leur passage que les jours fugaces de l’homme.

J’avais douze ans, pourtant je peux encore imaginer la noble simplicité de la maison de mon père. Les maisons de nos pères n’étaient pas voyantes, mais leurs apparences étaient souriantes, accueillantes, elles n’avaient ni originalité, ni clinquant, mais  dans leur simplicité, elles étaient aussi grandioses que l’hospitalité sans bornes de leurs propriétaires. Il n’y avait pas plus généreux ni hospitaliers que les Acadiens qui se sont installés dans les régions sauvages, magnifiques et poétiques du pays du bayou Teche.

La maison de mon père se tenait sur une colline en pente, au centre d’une grande cour entourée de rangées d’arbres, entrecoupés de bosquets de chênes imposants, le tout formant une vue magnifique. Sur le versant de la colline un verger exhibait une profusion d’orangers, de pruniers et de pêchers. Plus loin, c’était le jardin, regorgeant de légumes de toutes sortes, suffisants pour les besoins de tout un village.

Acadian_House_NHL 2Je peux encore me remémorer la cour avec ses centaines de volailles, si pleines de vie, courant autour de ma mère avec des battements d’ailes et des caquètements bruyants dès qu’elle dispersait le grain pour elles le matin et le soir.

Au pied de la colline, qui s’étendait jusqu’au bayou Vermilion, étaient les pâturages  où paissaient les troupeaux, et où les moutons bêlant suivaient, le bélier majestueux son grelot suspendu à son cou.  Le paysage est encore clairement mémorisé dans mon esprit avec ses lumières et ses ombres! Si j’étais peintre, je pourrais encore en réaliser le tableau dans toute sa réalité, dans ses moindres nuances et dans toutes ses beautés.

Comme cela est étrange de me rappeler si vivement ces choses, alors que des scènes plus récentes, que j’ai pourtant admirées, se sont effacées de ma mémoire! Ah! l’esprit de l’enfant qui comme une cire molle prend si facilement l’emprunte des sensations, des impressions qui ne se fanent jamais, alors que l’esprit de l’homme, émoussé par le souci et les déceptions de la vie, ne peut plus recevoir et conserver les empreintes de ces impressions et sensations.

Si cela est vrai, n’est-ce pas une sorte de Providence qui nous incite dans sa sagesse de former l’esprit et l’intelligence de l’enfant par les soins attentionnés de la sollicitude de ses parents. Il peut ainsi devenir un honnête homme, un bon citoyen et un mari et un père irréprochable.

Mon père était un Acadien, fils d’un Acadien, et fier de son ascendance. Le terme acadien était, à cette époque, synonyme d’honnêteté, d’hospitalité et de générosité. Par son énergie indomptable, mon père avait acquis une belle fortune, et telle était la simplicité de ses manières, et notamment sa frugalité, qu’il vivait, content et heureux, de son revenu.

Jean Michel Moreau, le jeune. Engraver (Le Vrai bonheur 1782

Jean Michel Moreau, le jeune. Engraver (Le Vrai bonheur 1782

Notre famille se composait de mon père et de ma mère, de trois enfants, et de ma grand-mère, une centenaire, dont la mémoire claire et lucide contenait une mine riche de faits historiques qu’un historien ou un chroniqueur aurait été fier de posséder.

Lors des froides journées de l’hiver, ma famille s’assemblait dans le hall où un beau feu flambait dans la cheminée, et alors que le vent sifflait à l’extérieur, notre grand-mère, une exilée de l’Acadie. Elle nous relatait les scènes de troubles dont elle avait été témoin quand elle et les siens avaient été chassés de leurs foyers par les anglais, leurs souffrances au cours de leur long pèlerinage terrestre du Maryland à la nature sauvage de la Louisiane, les dangers qui les assaillirent le long de leur périple à travers les forêts sans fin, le long des berges escarpées des rivières trop profondes pour avoir des gués, les Indiens hostiles, qui les suivaient furtivement, comme des loups, jour et nuit, toujours prêt à bondir sur eux et les massacrer.

Et comme elle parlait, nous approchions d’elle, et regroupés autour d’elle nous ne nous agitions plus pour ne pas perdre un seul de ses mots.

Quand elle parlait de l’Acadie, son visage s’éclairait, ses yeux rayonnaient d’un étrange éclat, elle nous tenait en haleine, avec ses mots si éloquents et si tristes, mais ensuite les larmes coulaient sur ses joues et sa voix tremblait d’émotion. Sous le toit de notre père, il ne lui manquait aucune des commodités de la vie. Nous savions que ses enfants avaient rivalisé pour lui faire plaisir, et nous nous demandions pourquoi elle semblait être si triste et si malheureuse. Nous n’étions alors que des enfants et rien du cœur humain, nous savions. L’expérience sinistre ne nous avait pas appris ses leçons douloureuses, et nous ne pouvions savoir que le souvenir a souvent l’amertume du fiel, et que les larmes seules pouvaient laver cette amertume.

Elle était assise dans sa chaise berçante, les mains jointes sur ses genoux, son corps légèrement penché en avant, ses cheveux blanchis par l’âge, visibles sous la dentelle de son bonnet, sa robe propre et de bon goût, car elle avait toujours pris soin de son apparence et en portait fierté. Elle nous appelait « petiots» signifiant «petits», et elle prenait plaisir à converser avec nous. Mon père se chamaillait avec elle parce qu’elle nous caressait trop. «- Mère – disait-il – vous gâtez les enfants», mais elle ne faisait pas attention à ses mots et nous caressait de plus belle. Ces détails ne sont intéressants à aucun autre que moi, et je m’attarde peut-être par trop sur eux. Hélas! Je suis désormais un vieil homme. À ressasser les joies et douleurs de mon enfance, il me semble que je suis redevenu un petit enfant quand je parle de cette époque révolue, quand je rappelle à ma mémoire ceux que j’aimais tant et qui ne sont plus.

Je vais maintenant tenter de répéter l’histoire des malheurs de ma grand-mère, qu’elle nous a racontée maintes et maintes fois.

suite au prochain numéro.

libre traduction de : Acadian Reminiscences by Felix Voorhies

Le voyage tumultueux de mère Marie Tranchepain de Saint-Augustin

Une religieuse enseigne à des enfants autochtones en Nouvelle-France

Une religieuse enseigne à des enfants autochtones en Nouvelle-France

Le 22 février 1727, Mère Marie Tranchepain de Saint-Augustin, supérieure de la future communauté louisianaise des Ursulines s’embarqua au port de Lorient, sur le navire « la Gironde » avec pour destination la Nouvelle-Orléans. Elle s’embarquait pour une traversée dont elle était loin de connaître toutes les péripéties, elle n’en avait pas envisagé autant.

Elle était accompagnée de huit sœurs de sa congrégation, de deux novices et de deux jésuites. Elles étaient attendues par le révérend père Nicolas-Ignace de Beaubois, jésuite, ancien desservant de la mission des Illinois, vicaire général de l’évêque de Québec et supérieur général des Missions de la Louisiane

La Compagnie des Indes avait accepté d’entretenir les religieuses, de payer leur passage et celui de leurs quatre servantes ainsi que d’assurer le rapatriement de celles qui voudraient revenir en France.

Après avoir passé quelque temps dans le couvent le plus proche du port de Lorient, dame Tranchepain et ses companons s’embarquèrent le jour dit. Elle était accompagnée de sœur Marguerite Jude de Saint-Jean-1’Evangé-liste, de Rouen ; sœur Marie-Anne Boullenger de Sainte-Angélique, de Rouen ; sœur Madeleine de Mahieu de Saint-François-Xavier, du Havre ; sœur Renée Guignel de Sainte-Marie, de Vannes ; sœur Marguerite de Talaon de Sainte-Thérèse, de Ploërmel ; sœur Cécile Cavelier de Saint-Joseph, d’Elbeuf ; sœur Marie-Anne Dain de Sainte-Marthe, d’Hennebont ; soeur Marie-Madeleine Hachard de Saint-Stanislas, novice ; sœur Claude Massy, séculière de chœur ; sœur Anne, séculière converse ainsi que de deux jésuites, le père Tartarin et le père Doutrelau, et d’un convers, le frère Crucy. Un aléas de dernière minute repoussa leur départ, le vent avait changé. Le capitaine de la Gironde, M. de Vaubercy, avait donc résolu de mettre à la voile que le lendemain. Ce contretemps donna le temps aux sœurs d’arranger le petit dortoir qui leur avait été aménagé dans l’entrepont à l’aide d’une cloison construite à cet effet. Elles s’y trouvèrent bien un peu serrées, mais furent grandement soulagées de ne pas le partager, un navire étant le lieu de toutes les promiscuités tant la place était limitée.

La Gironde mit à la voile le 23 février à deux heures de l’après-midi. Le temps étant beau, la petite communauté monta sur la dunette pour prendre l’air et profiter de leur départ. L’agrément fut bref, le navire à une demi-lieue de l’Orient rencontra un rocher, le choc fut rude et l’alarme générale. Dans le même temps le capitaine fit relever les voiles, ce qui alerta et amena les secours. Ceux-ci travaillèrent avec tant de vigueur que les sœurs comme les autres passagers en furent quittes pour une frayeur de courte de durée. Le navire fut de suite en état de continuer sa route.

navire du XVIIIème siècle

navire du XVIIIème siècle

Cependant, les vents changèrent rapidement et devinrent tout à fait contraires. Le bâtiment fut alors dans une agitation continuelle, faisant des bonds qui renvoyaient les individus les uns contre les autres. À peine la soupe était elle sur la table qu’une secousse de vaisseau la renversait, mais ces petits accidents et autres faisaient rire les passagères qui faisaient contre mauvaise fortune bon cœur, car chacune des sœurs commença à payer le tribut à la mer. Le mal de cœur les réduisait jusqu’à l’extrémité tant il était violent, mais elles savaient ne point en mourir. Ce n’était pas ce désagrément qui allait ébranler leur vocation. Aucune d’elles n’y échappa et les moins malades furent les sœurs Boulanger et Hachard, qui en furent quittes pour de légers maux de cœur.

Malgré tous ces tumultes venteux, le vaisseau n’avançait guère, et en quinze jours, il ne fît pas le chemin qu’il eut dû faire en trois. Les vivres diminuèrent rapidement, surtout l’eau. Les passagers tout comme l’équipage furent réduits à une pinte par jour, encore était-elle très mauvaise. Le capitaine fut donc obligé de relâcher à l’Ile de Madère à peine à 300 lieues de Lorient pour s’approvisionner. Aussitôt que la ville principale de cette île aperçut le vaisseau, elle envoya au-devant de celui-ci des émissaires. Appartenant aux Anglais, elle voulait savoir ce que ce bâtiment battant pavillon français voulait. Satisfaits, ils s’en retournèrent. Le capitaine fit alors tirer sept coups de canons pour saluer la ville , qui lui répondit de même. Pendant les trois jours que le navire dut rester en rade pour réparation et ravitaillement, l’accueil fut chaleureux, les ursulines et les pères jésuites reçurent invitations, visites et rafraîchissements des communautés religieuses de l’île. L’équipage ayant fait les provisions nécessaires, le bâtiment remercia la ville par un coup de canon, et prit le large pour continuer sa route.

Le vent ne fut favorable que pendant deux jours puis il changea, « la Gironde » fut long à faire les 200 lieues au bout desquelles il découvrit un navire corsaire. Aussitôt ce fut le branle bas de combat, les préparatifs ordinaires de défense furent mis en place: chacun s’arma et tous les canons furent chargés. Il fut résolu que pendant le combat, dame Tranchepain, ses soeurs et les autres passagères seraient enfermées dans l’endroit de l’entrepont le plus sûr. Les femmes dirent adieu à leurs maris. Mademoiselle La Chaise, qui avait voulu être du voyage afin de rejoindre ses parents, pleurait amèrement dans la crainte de perdre son frère, qui était un des officiers du bâtiment. Heureusement pour les passagers, le bâtiment corsaire dut estimer la prise bien peu profitable et se retira. Tous en furent pour leur peur, quant aux religieuses, elles n’eurent plus qu’à combattre la dissipation qui se trouvait parmi les gens qui à bord ne pensaient qu’à se divertir et les empêchaient de faire leurs prières et leurs exercices spirituels en toute quiétude.

La Gironde passa le tropique le Vendredi saint, et la sainteté du jour empêcha de faire la cérémonie du baptême que tous les passagers attendaient, tant ils en avaient entendu parler. Elle fut remise au Samedi saint durant l’après-midi. La cérémonie, dénommée celle du « bonhomme tropique », est un divertissement pour les matelots, dont les passagers ne peuvent s’exempter qu’avec de l’argent, et comme il y avait plus de vingt femmes, en comprenant les domestiques des pères aussi bien que celles des ursulines, ils eurent de la part de la communauté une bonne petite somme. Quant aux autres passagers qui ne voulurent rien donner ils reçurent plusieurs seaux d’eau, mais la grande chaleur dut rendre le bain agréable aux récalcitrants.

Quelques jours après, il y eut une seconde alarme causée par un vaisseau qui se mit à les suivre de près. Le bâtiment se tint sur la défensive, et lorsque les deux vaisseaux furent proches l’un de l’autre, le capitaine fit enfermer tous les passagers ne pouvant combattre, dame Tranchepain une nouvelle fois se retrouva en fond de cale avec ses sœurs et les autres passagères, toutes tremblantes et priant. L’autre bâtiment sembla tout d’abord sur le point de tirer puis s’éloigna un peu, ce qui donna le temps à tous de souper. Comme on remarquait que l’ennemi s’approchait de temps en temps, les marins firent bonne garde, toute la nuit. Les passagers se couchèrent, restant sur le qui vive, attendant toujours que l’on vint les faire se lever. Une nouvelle fois, le lendemain, l’ennemi s’éloigna vers l’horizon, les prières n’avaient pas été faites en vain.

C’est alors que la mer se fit craindre, et elle devint si furieuse, que tous crurent être engloutis. Les passagers souffrirent davantage de la longueur du voyage, aspirant de plus en plus après cette terre si longtemps et si ardemment désirée. Ils redoublaient les vœux pour obtenir un temps plus favorable. Le Seigneur sembla répondre à leurs prières, plusieurs heures par jour le vent les poussaient sur la bonne route, et à l’aide de ce secours, ils arrivèrent à l’île de Marie Galante, où ils mouillèrent dans la baie Saint-Louis. L’accueil fut chaleureux et remit du baume dans le cœur de chacun. Le 19 du mois, comblés de présents, tous rembarquèrent pour continuer leur périple. Ils avaient reçu en cadeau de la part des directeurs de la Compagnie de l’île divers rafraîchissements pour adoucir le reste du voyage, qui était encore de 500 lieues.

Le vent fut d’abord favorable puis devint contraire et enfin calme retardant une nouvelle fois de beaucoup la course de la « Gironde ». Pour parachever le tout, le vaisseau rencontra deux vaisseaux ennemis, mais il en fut quitte pour se mettre juste en état de défense. Le capitaine et les passagers espéraient malgré ce contretemps arriver pour la fête du saint-sacrement, mais cela ne devait pas être.

Les vents contraires conjointement avec les courants poussèrent le bâtiment malgré lui vers l’Ile Blanche, au moment où tous attendaient avec impatience le plaisir de voir les premières terres du Mississippi. Les passagers ressentirent beaucoup de joie à l’approche de cette terre, mais cette joie fut courte! et fut chèrement payée. Au moment où les passagers y pensaient le moins, occupés à se divertir sur la dunette, le vaisseau s’échoua soudainement. Cela se fit si rudement et avec tant de secousses, qu’ils se crûrent perdus. Le capitaine et l’équipage baissèrent les voiles et firent diverses manœuvres pour tirer le navire du danger, mais tout fut inutile, et par le moyen de la sonde le capitaine découvrit que le vaisseau était enfoncé à cinq pieds dans le sable. Il décida de le décharger. Les marins commencèrent par les canons qu’ils amarrèrent à deux pièces de bois de sorte qu’ils puissent couler à fond, et les abandonnèrent à la mer. Puis les marins ôtèrent le leste composé de cailloux, de plomb et de ferraille, au risque ensuite de compromettre l’équilibre du vaisseau. Le capitaine avait rassuré les passagers, il n’y avait rien à craindre pour leur vie, tant ils étaient près de la terre. Il préférait toutefois ne faire descendre les passagers qu’à la dernière extrémité, vu que cette île n’était peuplée que par des sauvages très cruels. Tout cela ne suffit pas à alléger le bâtiment, ils décidèrent de jeter par-dessus bord les coffres qui étaient en grand nombre. Les premières qui se décidèrent furent dame Tranchepain et ses filles. Elles ne furent pas longues à se raisonner et à consentir de bon cœur à se voir dénuer de tout pour pratiquer une plus grande pauvreté. Au moment où les ursulines crurent devoir jeter leurs coffres, le capitaine changea d’idée et fit jeter le sucre qui était en grande quantité dans les cales. Les Révérends Pères et elles perdirent un baril de 300 livres que les Directeurs de la Compagnie leur avaient donné. Cependant, le navire était toujours trop lourd et le capitaine voulut en revenir aux coffres des ursulines, mais leurs prières ne semblaient pas veine, car encore une fois il changea d’avis. Il se décida alors pour 60 barils d’eau-de-vie et une grande quantité de saumon, après quoi les marins firent de nouveaux efforts pour retirer le vaisseau. Enfin, ils en vinrent à bout, ce qui remplit les passagers d’une grande joie. Ce péril dura vingt-quatre heures, et très peu de personnes se couchèrent cette nuit-là.

Peu d’heures après, le navire se remit en route, mais à peine avait-il fait un quart de lieue que le vaisseau toucha pour la seconde fois le fond et cela avec tant de violence et tant de secousses qu’il ne resta plus d’espérance pour les passagers que celles qui sont adressées à la toute-puissance de Dieu. Le capitaine même fut surpris de la résistance du vaisseau, il assura par la suite que sur dix, neuf auraient été brisés. Tout l’équipage était consterné. Quant à la mère supérieure, elle s’avoua qu’elle n’avait jamais vu la mort de si près et quoiqu’elle espérât toujours dans le secours de la Sainte Vierge, la crainte peinte sur tous les visages la portait à croire que sa dernière heure était tout de même arrivée et cela si près du but. Mais est-ce le Seigneur qui se contenta de la bonne volonté de tous, et qui donna sa bénédiction aux travaux du capitaine, et au travail des matelots et des passagers qui ne s’épargnèrent pas dans ce sauvetage, ils furent encore cette fois tirés du péril. Le capitaine fit chanter le Te Deum en action de grâces. Afin d’éviter dès lors tout danger, un canot avec un officier, la sonde à la main, précéda le navire jusqu’à ce qu’il prît le large.

Alors que chacun se remit à espérer après tant d’épreuves, l’eau vint à manquer. Les chaleurs excessives les firent tous souffrir de soif et pour l’épancher il fallut se résoudre à changer l’eau pour le vin, échange qui ne se fit pourtant que bouteille par bouteille, encore étaient-ils heureux d’en avoir à ce prix. Cela dura près de quinze jours, car les vents et les courants leur étaient presque toujours contraires, de plus il fallait jeter l’ancre plusieurs fois par jour. Enfin, ils arrivèrent à la vue d’une terre qui leur était inconnue et qu’ils crurent habitée par des sauvages, à cause des grands feux qui y étaient allumés. Cependant le capitaine y envoya un canot pour y chercher de l’eau. Quelques heures après le départ du canot, le vent devint favorable et le capitaine ne voulant pas perdre l’occasion d’avancer, tira un coup de canon pour avertir l’officier de s’en retourner, et en même temps il leva l’ancre, mais l’officier prit le bruit du canon pour le tonnerre et continua à avancer vers la terre, ce qui laissa les occupants du navire dans une grande inquiétude, car la mer devint furieuse et ils ne pouvaient les abandonner sur l’île. Le canot et ses passagers revinrent cependant le lendemain.

Cette île s’appelait Sainte-Rose, elle était occupée par les Espagnols, mais ils n’avaient rien à en craindre. Le navire put y mouiller trois ou quatre jours afin d’y attendre un vent favorable.

Ayant mis à la voile, le navire continua sa route, quelques jours plus tard il découvrait l’île Dauphine et un brigantin venait à eux. Cette vue causa beaucoup de joie aux passagers, ils étaient enfin arrivés ou presque. Le capitaine du brigantin demanda à saluer dame Tranchepain et les deux pères jésuites et leur donna des nouvelles du Père Beaubois. Le capitaine du brigantin les assura de l’impatience du révérend à les voir, du logement qui les attendait et du début de la construction du Monastère. C’était la première joie que la mère supérieure goûtait depuis leur départ de France, et elle lui fut si sensible qu’elle lui fit oublier ainsi qu’à ses sœurs, toutes les peines et les fatigues passées. « La Gironde » continua en compagnie du brigantin vers l’île Dauphine où il aborda pour avoir de l’eau dans la crainte des calmes qui sont fréquents dans ces parages.

À peine eurent ils abordé que le vent devint favorable. Ils reprirent leur route vers la Balize, le port situé à l’entrée du Mississippi, où ils arrivèrent enfin le 23 Juillet 1727, cinq mois jour pour jour depuis leur départ.

Mr. Duverger qui commandait à La Balize, pour la Compagnie, vint aussitôt offrir aux ursulines sa maison en attendant qu’elles puissent se procurer un moyen de locomotion pour se rendre à la Nouvelle-Orléans. Ayant accepté, dame Tranchepain et ses sœurs, accompagnées de monsieur Duverger, s’installèrent dans une chaloupe avec une partie de leurs effets. Le temps était fort mauvais, la chaloupe trop chargée, les matelots ivres, et les passagers se trouvèrent encore dans un péril imminent, il s’en fallut de peu qu’ils ne chavirassent. Ils furent tirer de ce mauvais pas par monsieur Duverger qui les fit relâcher à l’île aux Cannes près de la Balize. Ils eurent beaucoup de peine à aborder à cause du vent contraire. Ils coururent le risque d’y passer la nuit, dame Tranchepain ne se voyait pas avec ses sœurs parmi les hommes employés à bâtir un fort sous la direction de monsieur Duverger. Ce dernier envoya chercher des pirogues qui les convoyèrent jusque chez lui, il les traita avec toute la déférence due à leur position. Elles restèrent chez lui jusqu’au 29.

Le Père Tartarin devança de quelques jours, dame Tranchepain et ses sœurs pour aller annoncer leur arrivée au révérend Père Beaubois. Celui-ci fut agréablement surpris, car leur longue navigation avait alarmé tout le pays, et tous les croyaient perdues. Le révérend Père Beaubois ne tarda pas à les envoyer chercher, ne pouvant venir lui-même pour cause de maladie, il chargea monsieur Mafly, frère d’une des postulantes de la mission.

Ce monsieur remit deux lettres à la supérieure: l’une de monsieur Perrier, commandant de la Louisiane, et l’autre de monsieur La Chaise, directeur général lui témoignant une grande impatience de les voir. Les chaloupes étant trop petites pour contenir toute la compagnie, elle se sépara en deux groupes. Le trajet n’était que de trente lieues, laissant espérer un voyage court.

Ils partirent le jour de St. Ignace, la première chaloupe détenant dame Tranchepain prit les devants. Il leur fallait s’arrêter toutes les nuits une heure avant le coucher du soleil, afin d’avoir le temps d’arranger les moustiquaires, pour ne pas être assailli d’insectes notamment d’énormes moustiques dont les piqûres étaient insupportables de douleur. Ils durent se coucher deux fois au milieu de la boue et des eaux qui pénétrèrent les matelas au point de parfois avoir l’impression de dormir dans l’eau. Lorsqu’ils furent à huit ou dix lieues de la Nouvelle-Orléans, ils commencèrent à rencontrer des habitations. C’était à qui arrêteraient les ursulines et leur mère supérieure pour les faire entrer chez soi, et partout elles étaient reçues avec une joie au-delà de toute expression. De tous côtés on leur promettait des pensionnaires et quelques uns voulaient déjà les leur donner. Elles demeurèrent ainsi plusieurs jours sur diverses habitations. Enfin, le révérend Père Tartarin vint leur rappeler que le révérend Père Beaubois les attendait. Elles partirent aussitôt, il était trois heures du matin et arrivèrent à cinq heures soit le 6 août, la deuxième chaloupe n’arriva que le lendemain. Elles trouvèrent peu de monde à cause de l’heure, et suivant le père Tartarin, elles s’acheminèrent vers la maison du révérend Père Beaubois, qu’elles virent venir à leur rencontre appuyé sur un bâton à cause de sa grande faiblesse. Il paraissait pâle et abattu, mais bientôt son visage s’anima par la joie qu’il éprouvait de les voir. Il leur fit prendre un peu de repos et il leur fit servir un excellent déjeuner qui fut souvent interrompu par grand nombre de ses amis qui venaient saluer les dames ursulines tant attendues. Sur les dix ou onze heures le révérend Père conduisit dame Tranchepain et ses sœurs chez elles. C’était une maison que la Compagnie louait en attendant que leur monastère soit bâti. Elles étaient enfin arrivées. Leur voyage avait duré deux mois de plus qu’à l’habitude.

D’après le journal de Marie Tranchepain de Saint-Augustin, supérieure des Ursulines de la Nouvelle-Orléans.