Elle était veuve pour la deuxième fois. Elle avait trente et un ans et elle était veuve avec quatre enfants ! Elle ne rentrait pas chez elle, il lui fallait aller vivre en Espagne, elle y était attendue. Elle ne savait pas comment elle allait être reçue, mais elle n’avait pas le choix, elle était la veuve du vice-roi du Mexique. Son fils était l’héritier. Elle était Marie-Félicité de Saint-Maxent d’Estrehan condesa Gálvez.
chapitre I de 1744 à 1769
Gilbert Antoine de Saint-Maxent, venait d’un pays montagneux peu élevé, car en partie occupé par des chaînes de collines couvertes de forêts qui descendaient jusque dans les plaines. Sa demeure familiale s’élevait sur un plateau entre Briey et Longwy et de la tour en ruine qui l’a surmontée, il voyait la Chiers, l’affluent de la Meuse et au loin la ville de Longwy. Son devenir en son pays était peu favorable. Sa famille, quoique de petite noblesse, était sans avenir. Elle était ruinée depuis longtemps. À 20 ans, il avait donc pris la seule décision possible, il s’était engagé dans l’armée. Comme il ne voulait pas que guerroyer, il demanda à s’embarquer pour la Louisiane. Il y supposait une ascension de carrière plus facile. Il obtint un poste situé à La Nouvelle-Orléans qui n’était alors qu’une grosse bourgade, perdue au milieu du Mississippi dans une de ses courbes, au climat plutôt difficile, et aux maladies tropicales fréquentes.
Pourtant, contre toute attente, le pays l’émerveilla et fit vibrer en lui l’élan de l’aventure et de tous les possibles. L’immensité du fleuve et la sinuosité sans fin de son lit, la végétation luxuriante des marais et des forêts, les plantations qui des rives du Mississippi s’enfonçaient dans les terres et même la ville voulue en son temps par Jean-Baptiste Le Moyne, Sieur de Bienville, bien que seulement ébauchée, l’enfiévra. Déterminé à faire fortune, il décida de s’installer dans cette dernière. Il commença tout d’abord par se faire distinguer en tant que soldat. À cette période le commerce de la fourrure entravé par les tribus Chicasaw, avait amené la France à construire une ligne de forts le long de la rivière Ohio. L’Angleterre par le biais de l’Ohio Company en Virginie essayait d’empiéter sur le territoire exploré et revendiqué par la France, une partie de l’attraction des deux pays étant la traite de fourrures. Le gouverneur Pierre de Rigaud de Vaudreuil pour garantir la paix intérieure à la colonie chercha à rattacher les Indiens à la cause française et à les détacher des Anglais, il tenta par divers moyens de limiter l’influence anglaise à l’intérieur du continent grâce aux autochtones. Après avoir parcouru les bords du Mississippi et s’être fait distinguer par son courage dans les guerres indiennes, Gilbert Antoine revint à La Nouvelle-Orléans où il fut accueilli et félicité par le gouverneur. Il en fut fort flatté, mais ce n’était pas suffisant, cela n’allait pas faire sa fortune même s’il sentait bien qu’il était sur la bonne voie.
***
Ce fut une succession de rencontres qui permit à Gilbert Antoine de gravir les échelons de la société louisianaise.
La première se fit de façon très naturelle, il se lia d’amitié avec un de ses frères d’armes, Antoine Philippe de Marigny de Mandeville, officier du détachement de la marine royale. Au cours d’une soirée arrosée dans une taverne des bords du fleuve à la lisière de la ville, ce dernier, écoutant les doutes de Gilbert Antoine sur son avenir, ironisa et lui conseilla d’aller voir la métisse Rosalba, esclave libre de grande beauté et qui avait d’autres atouts qu’il pourrait découvrir le moment venu et qui éclaircirait sa vie. Des atouts de la belle, ce soir-là, ils ne parlèrent que de la beauté charnelle. Cela émoustilla suffisamment Gilbert Antoine pour que l’idée de la belle le poursuive et qu’il accepta d’être entrainé par son ami de Marigny.
Rosalba était effectivement réputée pour sa beauté, mais pas seulement. Gilbert Antoine n’avait pas compris le sous-entendu ni retenu l’allusion de son ami. Au sein de la ville de La Nouvelle-Orléans comme dans les villes de Saint-Domingue, une caste se développait celle des tisanières. Ces femmes, qui souvent devenaient libres par acquisition de ce statut particulier, étaient les maîtresses de leurs maîtres et les mères de leurs enfants par la main gauche. Ces familles vivaient à la lisière de la ville, et c’est là que se rendit un soir Gilbert Antoine en compagnie de son ami.
Ce soir-là, Rosalba recevait ses amies et leurs compagnons. Sa maison n’était pas grande, quatre pièces entourées d’une véranda donnant sur un jardinet qu’un magnolia occupait à lui tout seul. « Rosalba, je te présente Gilbert Antoine de Saint-Maxent, un ami qui désire te rencontrer. » À la porte, dans une robe de brocart, une superbe jeune femme à la peau caramel les recevait avec un superbe sourire. Ses grands yeux se plongèrent dans ceux de Gilbert Antoine. Ce n’était pas de l’arrogance, c’était de la curiosité. Le jeune homme soutint le regard sombre bien qu’étrangement limpide. Elle lui prit la main. « Venez donc, ici nous ne faisons pas de manières, n’est-ce pas Marigny ? Isabella t’attend derrière, sur la véranda. » Avec une démarche chaloupée, que Gilbert Antoine avait déjà remarquée et appréciée chez les femmes de couleur, elle l’entraina dans la pièce à côté. La première surprise de Gilbert Antoine fut le mobilier qui était de qualité à défaut d’être à la dernière mode. Elle lui proposa une boisson à base de rhum et une part de gâteau. Il fut un peu décontenancé, il y avait plusieurs connaissances à lui et l’esprit du lieu était plutôt familial. Il y avait même des enfants en bas âge. Là où il avait pensé que ce serait sulfureux, chacun se comportait avec familiarité, mais avec bienséance. Il était quelque peu soulagé, non pas qu’il n’aimait pas ce qui était grivois, mais il n’aimait pas partager ce type de moment avec d’autres. Il avait toujours essayé d’esquiver les lupanars. La soirée s’étira jusqu’au milieu de la nuit en conversation, chants et dégustations de mets divers. Rosalba retint Gilbert Antoine et après lui avoir fait la danse de Salomé, elle l’entraina dans son lit, ce qui ne lui demanda pas une grande lutte, de résistance il n’y avait pas. Sa beauté avait conquis son visiteur dès le premier regard. Après les ébats amoureux, l’amant s’endormit sans coup férir, Rosalba, elle, se leva et alla contempler la nuit que la pleine lune éclairait. Quelques instants plus tard, Gilbert Antoine de son côté se réveilla en sursaut persuadé d’avoir été appelé. Surpris de se trouver seul dans le lit de la métisse, il se leva pour aller la chercher. Elle n’était nulle part dans la maison. Il sortit et fit le tour de la véranda. Au fond du jardin, il vit de la lumière dans un cabanon. Intrigué, il s’approcha, dans l’encadrement de la porte, seule ouverture de la cabane, la lumière irradiait. Il n’osa tout d’abord ouvrir celle-ci, mais il entendait une sorte de prière, une voix psalmodiait. « Entre Gilbert Antoine, nous t’attendons. »
L’homme, plus curieux qu’apeuré, poussa la porte. Tout de blanc vêtu, sa lourde chevelure tombant sur son buste, il découvrit sa maîtresse, entourée de dizaine de chandelles, avec devant elle, tracés sur le sol, des cercles concentriques au milieu desquels trônait un petit tas d’os. « Tu es venu chez moi dans l’espoir de savoir quel allait être ton devenir, alors assieds-toi et écoutes ce que mes ancêtres ont à te dire. » En entendant la phrase sortie de la bouche de la jeune femme, les sous-entendus de son ami, de Marigny, lui revinrent. Il obéit. Il n’était pas sûr de croire aux prédictions, qu’il prenait pour des fariboles de bonnes femmes, mais il était impressionné par la mise en scène. Rosalba prit les osselets, les remua dans une calebasse et les jeta dans les cercles dessinés. Au lieu de les regarder, elle leva les yeux vers le ciel. Quand elle les ramena vers lui, ils étaient blancs, comme aveugles. Il l’aurait juré. D’une voix d’outre-tombe, qu’il ne reconnut pas, lentement elle annonça sa prédiction. « On va te présenter une jeune veuve. Outre sa joliesse, elle sera riche. Épouse là ! Tu auras tout à y gagner. De ce mariage, dix enfants naitront. Tu n’auras pas à te plaindre des garçons, mais ce sont les filles qui te permettront de faire croître ta fortune, ta renommée et d’accéder au pouvoir. » Subjugué par ce que disait la pythie, il sursauta quand la porte derrière lui claqua éteignant toutes les bougies d’un coup. La jeune femme ouvrit ses grands yeux, semblant redevenir lucide, et lui sourit. « Gilbert Antoine, nous devrions nous recoucher il y a encore quelques heures avant le lever du soleil.
– Tu te souviens de ce que tu m’as dit ?
– Ce n’est pas toujours le cas, mais pour cette fois, oui.
– Si cela se réalise, je te promets que jamais tu ne manqueras de rien.
***
La prédiction ne perturba guère Gilbert Antoine, si ce n’est qu’il revint voir Rosalba, chaque fois qu’il était caserné à La Nouvelle-Orléans, tant il la trouvait belle et mystérieuse. Elle le laissa faire bien qu’elle sut qu’il ne resterait pas à ses côtés.
Tout changea lors d’une messe. Comme il se devait, chaque fois qu’il était présent dans la ville, il se rendait à l’office dominical. C’était le meilleur moyen de s’intégrer dans la société et d’entretenir les liens. Ce jour-là, il y avait foule, aussi comme beaucoup d’hommes de son statut, il était debout. Appuyé contre un des piliers, il attendait le début de la messe et elle ne pouvait commencer tant que le gouverneur et son épouse n’étaient point assis au premier rang. La foule des fidèles s’installait, ils se saluaient d’un banc à un autre, ils auraient pu être dans une salle de spectacle. Chacun s’était habillé pour la circonstance, chacun paradait mettant en avant son rang et sa position dans la colonie. Gilbert Antoine était toujours aussi surpris de voir à quel point les créoles mettaient un point d’honneur à être bien mis, bien parés même au bout du monde. Lui même faisait cet effort. Il dissimulait un bâillement quand il fut troublé de son ennui en croisant le regard amusé d’une jeune fille toute de noir vêtue assise à sa hauteur. Il fut surpris de rencontrer tant de gaité en cette jeune fille, visiblement en grand deuil. À ses côtés, une femme élégante, toute de noir vêtue elle aussi, lui tapota avec son éventail le genou la ramenant à plus de discrétion. Comme il la fixait sans s’en rendre compte, elle resserra sa mantille de dentelle noire autour de son visage tout en détournant les yeux. Intrigué, il ne put s’empêcher de revenir à elle pendant la messe. La prédiction de Rosalba vint le hanter. Elle ne quittait pas des yeux le curé, aussi ne pouvait-il admirer que son profil. À la sortie, contraint par la foule, il eut juste le temps de la voir monter dans une des rares berlines de la colonie. Curieux, il s’en ouvrit aussitôt à son ami de Marigny. L’épouse de Jean-Baptiste d’Estrehan Honoré de Beaupré, qui l’avait pris sous son aile et qui les attendait sur le parvis de l’église, l’entendit. Jeanne Catherine d’Estrehan née de Gauvrit s’amusa de l’intérêt de Gilbert Antoine et lui dévoila l’identité de la jeune veuve. « Mon ami, c’est Elizabeth de la Roche, et si cette jeune fille vous a porté de l’intérêt vous avez bien de la chance, c’est une jeune veuve fort fortunée. Elle a hérité de son père et de son époux. »
Gilbert Antoine n’avait aucun moyen de rencontrer à nouveau la toute jeune veuve avant la messe dominicale suivante. Il dut prendre son mal en patience. Évidemment, cette aventure, bien que ténue, avait réveillé le souvenir de la prédiction de Rosalba. Il culpabilisait pour la belle métisse, mais, comme elle, il savait qu’il ne pouvait vivre à ses côtés et contrairement à beaucoup de créole, il ne se voyait pas faire vivre deux foyers. Le dimanche arrivant, il avait soigné sa mise et s’était installé à nouveau contre le même pilier que la semaine précédente. Lentement, chacun arriva et s’installa renouvelant le rituel. La jeune veuve avec sa mère arriva dans les dernières, madame d’Estrehan leur avait gardé une place à ses côtés. La jeune fille s’assit et de derrière son éventail lui jeta un regard en coulisse qu’il lui rendit par un sourire et un hochement de tête, ce qui la décontenança quelque peu. Attiré, son regard revint constamment vers le jeune homme qui immanquablement le lui rendait. La messe fut longue pour l’un comme pour l’autre. Cette fois-ci à la sortie, Jeanne Catherine d’Estrehan retint madame Des Jardin, la mère de la jeune fille, sur le parvis de l’église qui s’ouvrait sur la place d’armes et le Mississippi et présenta la mère et la fille à Gilbert Antoine. Après quelques paroles courtoises, ils se séparèrent. La scène se reproduisit les deux semaines suivantes puis, madame d’Estrehan estimant que les convenances étaient respectées, invita lors d’un repas, en plus de quelques amis, madame Des Jardin et sa fille Elizabeth de la Roche ainsi que Gilbert Antoine.
Gilbert Antoine, en tenue d’apparat, se présenta à l’heure convenue rue de Chartres. Il avait revêtu le seul habit de brocard qu’il avait et qui était un peu désuet, mais comme c’était un bel homme de belle stature personne n’avait à redire. Il était quelque peu inquiet quant à son projet de demander la main de la jeune héritière. Il lui faudrait être accepté par sa mère et cela n’était pas acquis même s’il se savait soutenu par les personnes qu’avait invitées la jeune madame d’Estrehan. Elle avait privilégié un diner en petit comité et n’avait convié que des amis communs. Il y avait ce soir-là, de Marigny et son épouse Françoise, née Delisle-Dupart, ainsi que les parents de l’hôtesse, son père, Joachim de Gauvrit, étant l’officier supérieur de Gilbert Antoine et l’ami du père défunt d’Elizabeth de la Roche. Il se savait une réputation irréprochable et était conscient d’être apprécié par ses supérieurs jusqu’au gouverneur. Il avait devant lui une carrière militaire qui se présentait favorablement, mais est-ce que sa notoriété suffirait à pallier son manque de fortune ?
Elizabeth de la Roche avait à peine quinze. Elle avait été mariée un an auparavant, mais avait à peine connu son époux qui était décédé précocement. Ce soir-là, sa mère lui avait permis de quitter les couleurs du grand deuil, aussi arborait elle une tenue sobre, mais élégante, une robe à petits paniers de couleur violette sur une jupe vert anglais. Si la robe était en satin, elle était sans broderie et elle ne l’avait agrémenté d’aucun bijou. Tout comme elle, Madame Des Jardin savait pourquoi elles étaient invitées à ce diner, elle en avait été informée par trois des personnes qui y participaient. Madame de Gauvrit mère, madame d’Estrehan et madame de Marigny s’étaient entremises dans ce projet de mariage et avait mis en avant les perspectives de carrière de Gilbert Antoine et les faveurs qu’il avait déjà obtenues des autorités de la colonie. Madame Des Jardin n’avait rien contre ce projet, elle préférait choisir son gendre ne voulant pas courir le risque qu’on lui en impose un au vu de la fortune de sa fille. Le jeune homme à première vue et suite aux informations glanées lui convenait.
Gilbert Antoine trouvait Elizabeth fort jolie avec ses grands yeux de biche et sa chevelure sombre retenue à l’arrière en un petit chignon bouclé entremêlé de rubans. Pendant le diner, les convives s’évertuèrent à mettre en valeur les deux jeunes gens. Ils n’eurent aucun mal à y arriver. Outre que physiquement ils se plaisaient, l’un et l’autre découvraient chez l’autre ce dont il avait besoin, elle avait l’argent, lui avait l’ambition et était reconnu par tous pour ses valeurs militaires. Gilbert Antoine désirait une épouse qui lui permettrait de gravir les échelons de la société orléanaise et Elizabeth voulait être protégée. Madame Des Jardin fut tout aussi conquise que sa fille même si ce n’était pas les mêmes qualités du jeune homme qui lui plaisaient. Elle aimait son sérieux, son pragmatisme et son désir de réussite.
Il fallut donc peu de temps pour que Gilbert Antoine fasse sa demande en mariage et qu’Elizabeth l’accepte.
***
Le 11 aout 1749, devant leurs amis, Gilbert Antoine et d’Elizabeth se mariaient à l’église Saint-Louis devant le frère capucin Dagobère.
Le mariage fut profitable pour les deux partis. Gilbert Antoine s’empressa de réaliser un projet qui lui tenait à cœur et dont il s’était ouvert à sa belle-mère et à sa future épouse. Au fil de ses campagnes militaires, il avait constaté que les traiteurs en fourrure à travers la colonie, le long des rivières de la Croix-Rouge et du Missouri, négociaient les peaux avec les tribus indigènes à l’automne et à l’hiver. Au printemps, ils chargeaient leurs fourrures sur des barges et naviguaient sur le Mississippi jusqu’à la nouvelle Orléans, où ils vendaient leurs fourrures et achetaient les fournitures et les produits dont ils avaient besoin pour la saison suivante. Le jeune marié avait donc décidé d’ouvrir une maison de négoce avec la dot de son épouse au sein de La Nouvelle-Orléans. Il acheta un bâtiment sur la rue Conti et entra ainsi dans le négoce de la colonie comme marchand d’approvisionnement pour la traite de la fourrure. Gilbert Antoine achetait les peaux de castor, de loutre, d’ours, de bison, de raton laveur, de chat sauvage, de renard, de lynx et de cerfs contre des fournitures et des marchandises, telles que le riz, le sucre, la mélasse, le tafia, le tabac, ou des produits manufacturés en provenance d’Europe et des babioles. Le jeune négociant prospéra de suite dans cette entreprise, il avait, semble-t-il, un don pour le commerce.
Le mariage fut béni trois ans plus tard, par la naissance de leur premier enfant, qu’ils nommèrent Marie Elizabeth. La jeune mère était enfin exaucée, elle qui avait eu si peur de ne pouvoir procréer. Elle avait tant prié de peur de ne pas en être capable, ce fut un vrai soulagement.
Le bonheur et l’ascension de Gilbert Antoine ne lui avaient pas fait oublier la promesse faite à Rosalba. S’il n’était plus revenu pour partager se couche, il n’en fournit pas moins à la jeune femme de quoi vivre mieux. Par son entremise, Rosalba devint une des plus riches tisanières de La Nouvelle-Orléans, mais jugea bon de ne pas l’étaler.
L’année suivante, en 1753, Louis Billouart de Kerlerec vint remplacer Pierre de Rigaud de Vaudreuil au poste de gouverneur, la guerre avait éclaté entre la France et l’Angleterre. Ce conflit commencé en Europe engendra en Louisiane les guerres indiennes, les deux pays se servant des autochtones comme combattants.
Un matin se présenta à la porte de la maison de Saint-Maxent une invitation à la soirée de passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau gouverneur.
Gilbert Antoine se rendit à l’invitation remplie de curiosité. Il n’avait rencontré le nouveau gouverneur que lors de la cérémonie donnée en son honneur pour son arrivée. Il l’avait ensuite croisé à la messe dominicale, mais n’avait encore jamais eu de véritable entretien avec lui. Ce jour-là eut lieu chez le nouveau gouverneur une grande fêle où se réunirent plus de deux cents personnes. Le gouverneur avait fait les choses en grand, il régala ses invités avec un souper magnifique, où l’on voyait des tables couvertes d’une infinité de mets et ornées de tout ce qui se trouvait capable de hausser les magnificences d’un repas. Les tables étaient rangées entre les colonnes de deux galeries, qui furent ornées de feuillages entrelacés de roses et autres fleurs en façon de guirlandes, ou de vignes qui rampaient autour des échelons. Il y avait deux fontaines de vin qui coulèrent toute la soirée, l’une pour les soldats, l’autre pour les habitants de la ville. Élizabeth comme toutes ses amies était richement habillée, faisant honneur à madame Kerlerec et sa belle-sœur, Mademoiselle du Bot qui montraient l’exemple. Élizabeth se dirigea vers madame de Vaudreuil qu’elle avait beaucoup fréquenté pendant la gouvernance de son époux et qu’elle tenait à saluer en premier. L’assemblée aurait fait l’honneur à des villes les plus policées et les plus opulentes d’Europe. Le gouverneur et ses invités burent à la santé du Roi et de Monseigneur le Dauphin et de plusieurs autres, à la décharge des canons sur la place. Vers les onze heures du soir, l’assemblée se rendit au feu d’artifice, que conjointement mesdames de Kerlerec et de Vaudreuil allumèrent. Il dura une heure, à la grande satisfaction de tous les assistants. Tout avait été fait pour imiter la capitale. Le bal alors commença. Gilbert Antoine fut alors approché par le majordome du gouverneur, un grand nègre en livrée, qui le guida à l’intérieur de la demeure en pleine rénovation. Il le fit rentrer dans un salon attenant au bureau du gouverneur afin de patienter. Bien qu’il connut les lieux, il n’y reconnut pas grand-chose, le nouveau maître avait tout changé. Il n’attendit guère longtemps, son hôte se présenta à lui rapidement. « Monsieur de Saint-Maxent, me voilà bien heureux de cette aparté. » Monsieur Billouart de Kerlerec l’invita à entrer dans son bureau et à s’asseoir sur l’un des fauteuils cabriolets nouvellement importés. Gilbert Antoine le félicita pour cette nouvelle décoration qu’il jugeait fort élégante. À sa surprise, le gouverneur s’assit sur le fauteuil d’à côté et non derrière son bureau. « Je vous remercie, il faut dire que le précédent mobilier de ce bureau était quelque peu désuet tout comme l’ensemble de la demeure. » Ils furent interrompus par une négresse qui vint leur porter le café. Elle posa le plateau en argent avec la porcelaine fine sur une table marquetée installée entre leurs fauteuils. Gilbert Antoine comprenait bien que le gouverneur tenait à lui en imposer avec cet étalage de luxe, mais il n’était pas impressionné. Il n’était pas riche au point de posséder des objets de cette qualité, mais il n’avait pas à se plaindre de son intérieur. Ils laissèrent la servante les servir et attendirent qu’elle fût sortie pour continuer leur conversation. « Vous n’êtes pas sans savoir qu’avec cette guerre les navires de guerre britanniques nous acculent dans le Golfe et sur terre l’hostilité des Chickasaw est grandissante. J’ai donc décidé d’organiser une milice pour protéger la colonie. » Il prit sa tasse de café, en but une gorgée, puis une autre avant de reprendre son entretien. Son interlocuteur avait compris qu’il le laissait assimiler les informations, faits qu’il ne découvrait pas tant ils altéraient déjà son commerce. « Sur les conseils de mon prédécesseur et de ceux conjoints de monsieur d’Estrehan et de monsieur de Gauvrit, je vous propose de prendre le poste de colonel et commandant du régiment de la milice de la Louisiane. »
***
Elizabeth désemparée, mais fière vit son époux repartir à la guerre. Elle lui promit de se charger de son mieux de la gestion de la maison de négoce. Ces efforts furent couronnés de succès. Quand son époux revint chargé de gloire, la maison de négoce se portait toujours fort bien. Avec le temps, Elizabeth démontra qu’elle était autant une jolie femme qu’une femme de tête. De son côté, Gilbert Antoine s’était distingué dans les combats de défense contre les incursions des Britanniques et des Chicasaws. La guerre finie, le gouverneur tint à lui prodiguer une récompense pour son soutien et ses exploits militaires. Il lui octroya le droit exclusif de commercer avec les tribus à l’ouest du fleuve Mississippi et de son affluent le Missouri.
De ce jour, de paire, la fortune et la famille de Saint-Maxent s’agrandirent.
Pour son commerce dont l’étendue géographique s’était accrue, il engagea un compatriote venu du Béarn, Pierre Laclède. Ce dernier était arrivé deux ans plus tôt et avait servi sous ses ordres pendant la guerre contre les Indiens. Il l’envoya établir son commerce à l’ouest du fleuve Mississippi.
Quant à sa famille, elle s’agrandit tout d’abord avec une deuxième fille, Marie-Félicité. Puis trois ans plus tard vint Gilbert Antoine junior et trois ans encore plus tard Maximilien François.
***
Ce fut à cette période, en 1761, que la situation politique de la colonie se compliqua, impliquant Gilbert Antoine et ses amis dans une grande confusion et altéra quelque peu leur relation. Vincent-Gaspard-Pierre de Rochemore, commissaire général de la Marine et ordonnateur, nouvellement arrivé dans la colonie, s’opposa rapidement au gouverneur. Ils entrèrent en conflit, l’ordonnateur étant défavorable aux visions du gouverneur pour la colonie. Ce dernier avait rencontré beaucoup de difficultés pour remplir sa mission en raison du manque de soutien de la France qui était engluée dans la guerre franco-anglaise en Amérique du Nord. De Rochemore était un homme d’intelligence médiocre, à l’esprit étroit, dont toute l’activité se concentrait à étayer l’importance de ses fonctions et à montrer qu’on ne pouvait rien faire sans son consentement. « Même si ma procédure se trouvait mauvaise, elle était irrévocable », dit-il à propos de la saisie d’un navire, qui amena une véritable sédition. Un Juif de la Jamaïque, Diaz Anna était venu à La Nouvelle-Orléans et de Rochemore avait saisis, conformément à un édit qui datait de 1724, le navire et la cargaison. Kerlerec qui sur le terrain trouvait cet édit obsolète d’autant que la colonie avait besoin de la marchandise contenue dans les cales du navire envoya ses soldats pour chasser les gardes et rendre ses biens à son propriétaire. Les deux hommes finirent par s’accuser de corruption. L’épouse de Rochemore jalouse du statut de madame Kerlerec engendra une cabale regroupant tous les mécontents. La dispute entre les deux hommes entraina dans son sillage de Marigny et d’Estrehan, alors trésorier royal et ami proche de Rochemore qui dénonçaient eux aussi les méthodes dirigistes du gouverneur et l’accusèrent eux aussi de corruption. Louis de Kerlerec de guerre lasse fit rappeler en France son nouvel ordonnateur ainsi que ses deux autres opposants. À peine arrivés, de Rochemore usa de son influence et de ses accointances en France pour discréditer le gouverneur qui à son tour fut destitué et rappelé en France où il fut jeté en prison. Gilbert Antoine qui faisait dès lors partie des grandes fortunes de la colonie et qui, lui, était resté fidèle au gouverneur essaya de former un comité de négociants afin d’aller protester à Paris contre les accusations de Rochemore. Mais Jean-Jacques Blaise d’Abbadie arriva en Louisiane pour prendre le poste de gouverneur et coupa cet élan.
Le gouverneur n’était pas le seul à être en difficulté, Pierre Laclède perdit cette année-là sa petite plantation en raison de difficultés engendrées par la guerre avec l’Angleterre. Gilbert Antoine lui proposa de s’associer dans la création d’une nouvelle maison de négoce. L’année 1763 vit la naissance de la Compagnie Saint-Maxent & Laclède et de sa troisième fille, Maria Victoria.
Les hostilités avec l’Angleterre finies, de Saint-Maxent était devenu une figure militaire de notoriété et le premier marchand de La Nouvelle-Orléans. Profitant de cet élan, le commerce de la fourrure du Pays de l’Illinois lui ayant permis d’accroitre sa fortune, il décida d’établir un poste de traite avec un entrepôt central pour son commerce de pelleteries. Il voulait séparer ses entreprises des mains des commandants de poste qui avaient tendance à se servir dans ses bénéfices. Il proposa à Pierre Laclède d’aller établir un comptoir au confluent du Mississippi et du Missouri. Son nouvel associé et Auguste Chouteau, fils de sa compagne, quittèrent La Nouvelle-Orléans au milieu de l’été et remontèrent le Mississippi. Après trois mois de voyage difficiles, ils construisirent un poste à 30 kilomètres au sud du confluent des rivières Missouri et Mississippi, les environs du confluent étant trop marécageux. Ce poste baptisé Saint-Louis fut un vrai succès qui augmenta la fortune de Gilbert Antoine, qui lui permit d’obtenir huit mille mètres carrés de terrain sur un site appelé Chef Menteur, entre le lac Pontchartrain et le lac Borgne à l’est de La Nouvelle-Orléans.
***
Antoine Philippe de Marigny était revenu de France lavé de tous soupçons. Son navire était à peine mouillé dans la rade de La Nouvelle-Orléans qu’il s’était rendue rue de Conti. Il avait demandé à voir Gilbert Antoine. Il tenait à faire la paix avec son ami, le désaccord qu’il avait eu avec lui au sujet du précédent gouverneur n’avait plus lieu d’être.
« Entrez, Antoine Philippe ! Je suis désolé, Gilbert Antoine ne va pas tarder, il est à l’entrepôt. J’ai envoyé Norbert le chercher. » Élizabeth, qui n’avait pas voulu admettre le fondement de leur dispute tout comme comme madame de Marigny et madame d’Estrehan, qui étaient devenues ses amies, s’empressa de l’introduire dans le salon. Si elle était surprise de sa venue, elle n’en montra rien. Elle ne tenait pas à le voir repartir. Elle lui offrit le café et lui tint compagnie, l’entretenant sur son séjour à Paris. Lorsque Gilbert Antoine arriva quelque peu contrarié par la visite inopinée de Marigny, il trouva son épouse en grande conversation avec lui. « En voilà une surprise de Marigny ! Je vous savais sur le retour, mais point arrivé.
– Saint-Maxent ! J’espère ne pas trop vous contrarier par ma présence, mais je veux me faire pardonner à vos yeux, aussi je suis venu vous apporter en primeur une nouvelle de première importance.
Gilbert Antoine fut surpris de cet aparté, outre qu’il ne gardait pas rancune à son ami, pragmatique, il comprenait que chacun pouvait avoir un point de vue différent selon ses affaires, il se demandait bien qu’elle était cette primeur qu’il apportait. « Alors de Marigny, qu’elle est cette nouvelle si surprenante ? Non, non, Elizabeth, restez. Vous ne nous gênez en rien. N’est-ce pas de Marigny ?
– Bien sûr Saint-Maxent ! Elizabeth, votre mari a raison, vous ne nous dérangez en rien. La nouvelle que j’ai à vous apprendre ne s’est pas encore répandue de par la colonie, hormis moi il n’y a que d’Estrehan, qui est revenu avec moi par le même navire, qui en est informé.
Elizabeth fut heureuse de savoir que d’Estrehan était lui aussi de retour. Elle tenait à voir les trois hommes se réconcilier avec son mari, car elle avait envisagé avec Jeanne Catherine d’Estrehan de marier l’un de ses fils, Jean Baptiste junior, avec une de ses filles ainées. De Saint-Maxent s’assit et se servit un café laissant à de Marigny le temps de se désaltérer. Elizabeth ne disait rien, mais sa curiosité avait été éveillée. Elle supposait comme son époux que cela devait être d’importance pour que leur ami vienne sitôt les informer. « Lors de notre séjour, nous avons appris à notre grande surprise qu’un traité avait été signé à Fontainebleau et que notre roi avait cédé la Louisiane à son cousin, le roi d’Espagne, Carlos III, pour empêcher les Anglais de la prendre à la fin de la guerre.
– Mais notre gouverneur n’a reçu aucune confirmation officielle de la cession, enfin que je sache !
– Non ! Aucune. En fait, c’est d’Estrehan qui vient porter le document officiel. Pendant le voyage, il a décidé de former un comité et de repartir pour Paris afin de protester et de rappeler à son souvenir notre fidélité à la France.
– J’ai peur, de Marigny, que ce ne soit peine perdue. Nos gouverneurs ont déjà eu de tout temps un mal fou à obtenir des moyens financiers ou militaires pour développer et préserver notre colonie. La seule chose qu’ils ont obtenue ce sont des filles à la cassette ou une population pas toujours des plus honnêtes pour agrandir le nombre de nos colons. Quant à l’Espagne, je l’avoue, c’est l’inconnu. Je ne sais si elle a plus de moyens ou l’envie de nous voir nous développer.
***
Quelque temps plus tard, un comité se forma et fut envoyé à Paris pour protester et témoigner de la fidélité de la colonie à la France. Les Louisianais outrés de passer sous le règne du roi d’Espagne déléguèrent Jean Milhet, un riche négociant, afin de demander à Louis XV de ne point abandonner ses sujets à un autre monarque. Ce fut en vain que Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville alla rencontrer monsieur Choiseul en compagnie de Milhet afin d’appuyer sa demande. Ils furent très bien reçus, mais on leur fit part que le traité de Fontainebleau ne pouvait être annulé. Malgré le refus de la population de supporter les conséquences du Traité qui les jetaient sous la férule de l’Espagne, ce fut la fin de la domination française. Gilbert Antoine, réaliste sur la situation, décida de ne pas participer à la rébellion ouverte qui commençait.
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Le début de l’année 1765, commença par la mort de Jean Baptiste Honoré D’Estrehan de Beaupré. Son enterrement entraina toute la haute société de La Nouvelle-Orléans au cimetière Saint-Louis. Quelques jours avant sa mort il avait invité Gilbert Antoine et son épouse à venir le voir. Ce fut son épouse Jeanne Catherine qui accueillit le couple et qui les guida vers le lit du moribond. Celui-ci, calé dans les coussins de son lit, les reçut avec une moue de tristesse. « Bonjour de Saint-Maxent, bonjour, Élizabeth. Asseyez-vous à mes côtés, je n’en ai pas pour longtemps à vous importuner. Non ! Non ! de Saint-Maxent, écoute-moi. » D’Estrehan respirait avec difficulté. De l’autre côté du lit, son épouse lui tenait la main. Il se reprit. « Tout d’abord, j’espère que tu as vraiment pardonné mon parti pris pour Rochemore. Je l’avoue, ce n’était pas la meilleure décision que j’ai prise. Attends, laisse-moi finir. Je vous ai fait venir pour nos enfants. Comme tu le sais de Saint-Maxent, avant toute cette affaire, nos épouses avaient fomenté, avec notre accord, le mariage de mon fils ainé avec l’une de tes filles. Puis-je espérer avant de quitter ce monde que j’ai toujours ton accord ?
– Bien sûr, mon ami, je n’ai jamais pensé que cela en serait autrement. Je te promets que l’une de mes filles le moment venu se mariera avec ton Jean-Baptiste.
D’Estrehan sembla mieux respirer à cette annonce. Il était visiblement soulagé par le résultat de l’entretien. Après quelques mots amicaux, le couple de Saint-Maxent quitta le moribond l’âme en peine. Gilbert Antoine perdait un mentor et un ami.
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Le temps s’écoula sans que ne vienne de l’Espagne une nouvelle autorité. Jean Jacques Blaise D’Abbadie, puis à sa mort, Charles Philippe Aubry, prirent le relais de la gouvernance de la Colonie. Pendant que d’un côté les gouverneurs par intérim accueillaient les premières familles acadiennes chassées d’Acadie par les Britanniques, ils informaient et redirigeaient vers d’autres colonies françaises tous les officiers, soldats, et employés qui voulaient quitter la Louisiane. Les colons, eux, attendaient l’inéluctable. Un gouverneur espagnol ! Chacun extrapolait son avenir au sein d’une colonie devenue espagnole, une résistance larvée s’installait. Gilbert Antoine, réaliste, se contentait d’attendre et de laisser venir. Il agirait le moment venu. Au milieu de cette effervescence contenue, en juin 1765, Elizabeth donna un nouveau fils qui fut nommé Honoré Sosthène à Gilbert Antoine qui était déjà empli de bonheur par sa nombreuse progéniture.
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Le gouverneur espagnol débarqua à La Nouvelle-Orléans au milieu de la journée du 5 mars 1766. Entre deux accalmies d’un orage épouvantable, le navire « El Volonte » fit son entrée dans le bassin demi-circulaire, mais évasé, qui tenait lieu de port à la ville, devant la place d’armes.
Au milieu du mutisme général, les Orléanais s’étaient pour les uns postés sur la levée, nom des digues qui retenaient les eaux du fleuve, et pour les autres, les plus nantis et les plus en vue, devant la maison du gouverneur. Chacun commençait à murmurer ce qu’il estimait être une gageure, le gouverneur prenait possession de leur immense colonie avec un seul bâtiment. Si de Saint-Maxent en déduit que les Espagnols avaient l’intention de s’appuyer sur les Français et fit part à son entourage de ce qu’il estimait être un point positif, certains autres prenaient ça plutôt pour de la suffisance. En fait, bien que le nouveau pouvoir ne fut pas en place, chacun avait déjà un parti pris et se campait déjà sur ses positions.
Les dames n’étaient pas en reste, chacune donnait son avis quant à l’avenir. Elizabeth, gardant son quant-à-soi, auprès des autres épouses des fonctionnaires de la colonie, était assise dans le salon qui depuis les balcons donnait sur le fleuve. Plus curieuse, Madame de Marigny était sur le balcon. Abritée sous un parapluie, elle commentait les mouvements du navire. « Ça y est ! Les marins ont jeté les traverses, le gouverneur va descendre. » Dans un bruissement d’étoffe et de claquement de talons, toutes les dames se précipitèrent sur les balcons. En dessous, sans broncher, leurs époux commençaient à entrer en mouvement suivant le Conseil supérieur qui s’avança vers le nouveau gouverneur, qui venait de mettre pied sur la digue, suivi de ses trois officiers civils dont le contrôleur Estevan Gayarré et le commissaire des guerres Joseph de Loyola et Piernas. Une force de seulement quatre-vingt-dix soldats les accompagnait.

Antonio de Ulloa
À la surprise de tous, lorsque le Conseil supérieur demanda au nouveau gouverneur d’exhiber ses pouvoirs, il refusa annonçant qu’il voulait différer la prise de possession jusqu’à l’arrivée de toutes les forces espagnoles. Il ajouta, qu’il n’avait rien à démêler avec le Conseil supérieur, qui n’était qu’un tribunal civil, et que, pour la prise de possession, il n’avait à traiter qu’avec le gouverneur Aubry qui respectant un protocole établi à l’avance, était resté à l’arrière. Aubry était un petit homme sec, maigre, laid, sans noblesse, sans dignité, sans maintien, et peu respecté, aussi tous furent surpris de l’importance que l’espagnol lui donnait et s’en offusquèrent.
Comme les troupes espagnoles qui étaient nécessaires à la garde de la ville et aux postes principaux n’étaient pas encore arrivées, don Antonio De Ulloa pria, au nom du roi d’Espagne, Aubry de vouloir bien continuer le gouvernement civil et militaire en attendant, ce qui l’accepta.
La cérémonie s’acheva sans avoir commencé, frustrant les Orléanais. Le drapeau espagnol ne fut pas levé, laissant le français pavoiser. Ne voulant pas en rester là, beaucoup, dont les Saint-Maxent, se retrouvèrent chez les de Marigny. Échangeant leurs premières impressions, la rue de Chartre se mit à bruire des premiers constats. Du point de vue de tous, le nouveau gouverneur dégageait, avec un physique petit et mince, une voix faible et aigre, un caractère fourbe. Sa physionomie, quoiqu’assez régulière, avait de l’avis de tous quelque chose de faux. Ses gros yeux toujours baissés vers la terre ne lançaient que des regards en coin, et semblaient chercher à découvrir tout en se dissimulant. Une bouche dont le rire forcé annonçait la fourberie, la duplicité et l’hypocrisie, terminait le portrait général fait par tous de don Antonio de Ulloa.
Gilbert Antoine de Saint-Maxent, en homme pragmatique, fut l’un des premiers Français à faire allégeance au nouveau gouverneur et à lui faire bonne figure, faisant remarquer à ses amis que son commerce, sans l’appui des autorités, capoterait. Bien que beaucoup le trouvèrent opportuniste, ils acquiescèrent et se contentèrent d’observer la suite. Dès qu’il en eut l’occasion, Gilbert Antoine visita ouvertement le gouverneur tandis que d’autres se moquaient de lui. À la fin du mois de juillet de l’année 1767, le gouverneur afin de montrer à tous l’inclination qu’il portait au négociant, accepta de devenir le parrain de la quatrième de ses filles, Marie Anne Joseph. Mais si les Saint-Maxent bénéficiaient de la bienveillance du gouverneur, l’accueil froid avec lequel les habitants l’avaient reçu ne fut sans doute pas sans influence sur ses dispositions et bientôt Antonio De Ulloa ne montra plus que du dédain pour les colons. D’autant qu’il accepta mal l’accueil qu’ils firent à sa future épouse, l’une des plus riches héritières du Pérou.
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Elle arriva au printemps de 1767 et le mariage fut célébré à la Balise sans cérémonial par le chapelain des Espagnols ce dont lui firent grief les Orléanais qui se sentaient exclus. Alors seulement, Ulloa revint à La Nouvelle-Orléans. Jusque là, les Orléanais s’étaient à la fois étonnés et piqués de voir Ulloa s’abstenir de résider dans leur ville et y voyaient le signe d’un mépris bien marqué. Pourtant la raison qui attachait le gouverneur espagnol à la Balise, dans un séjour aussi triste et si peu confortable, était tout simplement que de jour en jour il attendait l’arrivée du navire qui devait amener sa fiancée, Mademoiselle de Larredo, marquise d’Abrado.
À cinquante ans, le gouverneur avait épousé une très belle femme. Il essaya de l’entourer d’une cour afin de la distraire, beaucoup boudèrent les invitations et ceux qui y vinrent, dénigrèrent la jeune mariée devenue doña Ulloa, la trouvant trop belle, trop riche, trop arrogante, trop espagnole, ce qu’Élizabeth qui était devenue une de ses intimes trouvait déplacé.
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Les relations entre le gouverneur et les Louisianais ne s’améliorèrent pas, aussi quand il commença par la mise en place d’une politique de traite des fourrures stricte en ce qui concernait les Indiens, il y eut plus d’une frustration. Écoutant toutefois de Saint-Maxent, il maintint l’expérience des Commandants français aux postes frontaliers qui avec des cadeaux maintenaient la paix les Indiens. Il autorisa donc les négociants à garder les tribus sous contrôle. Le centre de traite le plus important devint le poste de Saint-Louis de la Compagnie Saint-Maxent & Laclède pour le négoce avec les Osages, les Kansas, les Otoes, les Pawnees, les Sacs, les Foxe, les Iowas, les Missouri, les Sioux et les Ottawas.
L’année suivante, tout se gâta. Suite aux plaintes faites au roi d’Espagne, quant à la désespérance des affaires financières de la colonie, Antonio De Ulloa décida sans coup férir de les corriger. Pour ce faire, il annonça son intention de sévir contre les opérations de contrebande en Louisiane, par la fermeture de l’embouchure du fleuve Mississippi. De tout temps, les Orléanais amélioraient leur niveau de vie, leur confort matériel par l’achat en contrebande de produits manufacturés. Ils y étaient si bien parvenus que des produits de luxe comme la soie, les vins de Bordeaux, les bijoux en or et les services de porcelaine avaient progressivement fait leur apparition dans nombre de foyers. Dans le même temps, il déclara que la Louisiane ne ferait plus de commerce et d’échanges avec la France ou l’une de ses colonies, en conformité avec la politique coloniale espagnole. Tous les membres du négoce se mirent en colère, et si de Saint-Maxent pensait avoir fait un investissement compensatoire en obtenant l’entretien de la frégate royale, pour les Louisianais, c’en fut trop. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Presque tous les colons alors se décidèrent à tenter un coup de force qui, dans leur idée, devait dégoûter les Espagnols de leur nouvelle acquisition et forcer la main au Roi de France, pour l’obliger à reprendre possession de la Louisiane. Un petit nombre le fit par loyalisme pour la France, quelques-uns par esprit d’intrigue et le reste par intérêt. Les conversations se multiplièrent, chacun essayant de convaincre les autres. De Marigny et d’Estrehan fils attendaient de voir dans quel sens le vent allait tourner, Gilbert Antoine quant à lui était septique quant à toute cette affaire. Il se méfiait de tout ce tumulte, il essayait de ne pas être pris dans la tempête qui se soulevait. Il était persuadé qu’il ne fallait pas s’y prendre comme cela pour obtenir quelque chose du nouveau pouvoir. Mais un groupe en décida autrement. Un complot fut ourdi pour forcer le gouverneur à quitter la colonie dont l’âme principale était le procureur général Chauvin De Lafreniere. Il était entouré par le contrôleur Denis-Nicolas Foucault, par Pierre Caresse et Pierre Marquis, ancien officier du régiment Suisse. C’étaient rapprochés d’eux de riches marchands de la Nouvelle-Orléans, Jean Baptiste Noyan, Joseph Milhet et son frère Jean, bien que ce dernier fut revenu avec une réponse de non-recevoir du Premier ministre français, de Pierre Poupet et Pierre Hardi de Boisblanc, des banquiers mécontents, de Joseph Petit, un marchand qui avait perdu beaucoup de richesse au cours des deux années précédentes.
Vers la fin du mois d’octobre, Jérôme Doucet écrivit un argument juridique décrivant que le traité de Fontainebleau était contraire aux lois des nations, pendant qu’une pétition, une liste de griefs était rédigée par Pierre Caresse et De Lafreniere, et circulait à La Nouvelle-Orléans et aux environs et fut signée par cinq cent trente personnes. Les citoyens de la Louisiane avaient pris la résolution d’expulser le gouverneur étranger, et pour cela ils adressèrent la pétition au conseil supérieur de la colonie. Datée du 28 octobre 1768, elle proclamait la détermination des coloniaux à « offrir leur propriété et leur sang pour conserver à jamais le titre inviolable de citoyens français. » La requête adressée à l’ordonnateur Foucault, demandait de statuer sur le renvoi immédiat de don Ulloa comme infractaire et usurpateur, le maintien de tous les anciens privilèges et exemptions et la liberté du commerce et l’admission en Louisiane des navires de tout pavillon. Charles-Philippe Aubry qui était resté sous les ordres du nouveau gouverneur eut vent de tout cela et se mit en devoir d’interrompre la sédition ou tout au moins de la limiter. Il essaya en vain de remettre le procureur général Chauvin De Lafreniere sur la bonne voie. Il mit tous ses efforts pour le détourner d’une entreprise qui à son avis serait la cause de sa perte et de celle de la colonie. Comme il persistait dans son opiniâtreté, il finit par lui déclarer que s’il le fallait il s’y opposerait les armes à la main et qu’il y aurait bien du sang de répandu. De pourparlers en pourparlers, il réussit à savoir que pour appuyer la pétition, Louis de Noyan-Bienville avait décidé d’amener à La Nouvelle-Orléans un fort contingent d’Acadiens et que De Villeré s’apprêtait à entrer dans la ville à la tête pas moins de trois cents Allemands. La plupart de ces gens étaient supposés arriver tout armés, et ceux qui ne l’étaient point devaient être conduits immédiatement chez Milhet, Marquis et Caresse, où se trouvaient des armes à leur disposition. Si les Allemands comptaient venir en masse, c’était plus pour réclamer le prix des fournitures de grains qu’ils avaient faites aux Espagnols quelques mois auparavant que pour s’occuper d’un grimoire qu’ils ne comprenaient guère et qui ne les intéressait que fort peu. Faute de fonds, le trésorier espagnol n’avait pu payer leur maïs et leur blé dans les délais fixés et ce retard avait causé parmi ces agriculteurs laborieux, mais soupçonneux, un vif mécontentement que leur commandant Joseph Antoine De Villeré eut du reste bien soin d’entretenir soigneusement.
Aubry, sans connaître exactement l’étendue et la gravité de la sédition qui se préparait, en savait assez pour être sur ses gardes et se précipita auprès du gouverneur Ulloa, afin qu’il se tienne prêt à se mettre en sûreté à bord d’un de ses vaisseaux. En même temps, n’ayant plus de munitions, il lui en demanda pour ses troupes qui ne consistait que de cent dix hommes. Il accourut ensuite chez de Saint-Maxent en qui lui et le gouverneur avaient toute confiance. Son arrivée mit la demeure de la rue de Conti en émoi. Aubry demanda à Gilbert Antoine d’aller jusqu’à l’habitation d’Arensbourg porter les fonds nécessaires afin de désamorcer la colère des Allemands. Il accepta de suite et embrassa Elizabeth. Celle-ci, derrière lui, fit barricader la maison. Pendant qu’Élizabeth armait son personnel, qu’il soit blanc ou noir, avec l’aide des deux ainées, Marie Élizabeth et Marie Félicité, les deux nourrices rassemblèrent à l’étage les enfants de Saint-Maxent dont l’ainée venait d’avoir seize ans et la benjamine un an.
Pendant ce temps, Aubry freinait le nombre d’Acadiens prévenant à temps leur commandant Judice d’avoir à les contenir et rappelant tout ce qu’il avait fait pour leur installation aux Attakapas.
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Les plans de Joseph Antoine De Villeré marchaient à souhait quand, au moment précis où il commençait à réunir et à armer ses hommes, il apprit que de Saint-Maxent arrivait, sur la côte des allemands, avec les fonds nécessaires pour payer les cultivateurs et cela ne faisait pas du tout son affaire. Il craignait, à juste raison, que les habitants, une fois désintéressés, se déclarassent satisfaits et ne voulussent plus marcher, aussi prit-il avec Nicolas-Pierre Verret le parti peu délicat de faire arrêter Gilbert Antoine, sur l’habitation d’Arensbourg, de le délester de toutes les piastres qu’il apportait pour le compte du gouvernement espagnol et de le renvoyer, sans que les Allemands eussent eu vent du but de sa visite. Nicolas Chauvin De Lafreniere et Pierre Marquis réussirent à l’intercepter à la plantation de Cantrelle. Gilbert Antoine fit de son mieux pour les distancer, mais il ne pouvait se résoudre à leur tirer dessus. C’étaient des voisins. Il connaissait leur famille, ils se fréquentaient. Il éperonna son cheval, mais l’animal était déjà à bout de souffle. Son cavalier était venu jusque là à brides abattues. Les insurgés prirent le dessus, le capturèrent. Eux-mêmes ne se voyaient pas lui faire de mal même s’ils n’étaient pas du même côté. Ils l’escortèrent jusqu’à Chef Menteur sur sa plantation et le placèrent en résidence surveillée sous bonne garde. Ils lui firent écrire une lettre pour son épouse afin qu’elle accepte de le rejoindre avec ses enfants sans alarmer qui que ce fut. Gilbert Antoine accepta, mais ne décolérait pas. Il ne supportait pas d’être impuissant.
Le 28 au soir, malgré les ordres d’Aubry, De Villeré entra dans la ville à la tête de 400 Allemands, Acadiens et autres miliciens conduits par leurs officiers vers la place d’armes à la rencontre des planteurs des alentours de la ville. Tout était au bord de l’explosion dans la ville, Charles-Philippe Aubry jugea que le danger était grand pour monsieur De Ulloa. Ce fut pourquoi le soir même il l’engagea à monter à bord de la frégate « El Volante » ancrée au milieu du fleuve. Ayant accepté, il l’y escorta lui et sa femme enceinte, accompagné d’un officier et de vingt soldats. Les Orléanais, dans toute la ville, acclamèrent le départ du gouverneur, par des « Vive le vin de Bordeaux ! », des « À bas le poison de Catalogne ! » Ensuite, le Conseil se rendit en corps chez Aubry pour le prier de reprendre le commandement de la colonie au nom et pour le Roi de France. Il commença par refuser d’autant qu’il était parfaitement conscient que tous comptaient le manipuler. Comme la colonie n’avait plus de gouvernance, il finit par accepter et envoya au plus vite en France monsieur De La Perlière pour porter ses dépêches afin d’expliquer la situation au ministre du roi de France. Pendant dix mois, les Louisianais cherchèrent l’appui de la France pour fonder une république sur les bords du Mississippi, mais la France ne fit rien. Certains cherchèrent un appui auprès de leurs voisins anglais. La colonie était en pleine confusion.
Pendant ce temps, Gilbert Antoine fut remis en liberté, il put rentrer chez lui rue de Conti. Il ne laissa rien paraître, mais il garda rancune à ceux qui l’avaient emprisonné même si les conditions n’avaient point été difficiles et que rapidement il avait été rejoint par sa nombreuse famille. Reprendre le cours de la vie ne fut pas facile, Aubry avait beau faire de son mieux, personne ne savait vraiment dans quel sens aller et ceux qui pensaient savoir semblaient inconscients. Gilbert Antoine et Élizabeth de Saint-Maxent malgré tout cela gardaient confiance en l’avenir.
Cette nouvelle inspirée d’une histoire vraie met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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