épisode 007
1784, Quand un mensonge fait office de vérité
Dans le boudoir élégamment meublé de l’étage, la jeune femme contemplait, de ses fenêtres, l’or des feuillages. L’été avait été chaud, les vendanges promettaient une année d’exception, un excellent cru. Son regard tomba sur le guéridon marqueté où reposait la lettre de son frère André. Il était parti, il y avait de cela dix ans, deux ans après son mariage.
Son mariage…
Jeanne-Louise avait été sortie l’année de ses seize ans du couvent des ursulines de Libourne ; son frère André Vertheuil-Reysson avait organisé son mariage. Afin de redorer le blason familial, il avait accepté la demande du vicomte Lamothe-Cissac de quarante ans l’aîné de la jeune fille. Elle avait entre aperçus son futur époux, une seule fois, à la messe de Pâques, à Pauillac. La brève entrevue avait été conventionnelle, préparée au mot près. Elle n’avait, à cette occasion, point pensé que c’était pour estimer sa capacité à enfanter. Aucune jeune fille, au fond d’un couvent, n’aurait imaginé cela. Monsieur Lamothe-Cissac, au début du crépuscule de sa vie, lui ne pensait qu’à cela, il n’y avait plus d’héritier pour son nom, ses terres et sa fortune. C’était un homme très chrétien, d’une grande probité, il avait connu peu de femmes et elles lui avaient laissé peu d’intérêt pour la chose. Le mariage à peine effectué et fêté en petite compagnie, le nouvel époux avait conduit sa jeune femme au château Lamothe. C’était une bâtisse à un étage et huit travées ornées de frises sculptées réparties de chaque côté d’une porte majestueuse à double battant bardée de ferronneries à laquelle on accédait par une volée de cinq marches. Elle avait été construite à la Renaissance, avant les guerres de religion et agrémentée au fil des propriétaires de deux ailes imitant le corps principal et formant un U, l’ensemble encadrant une cour pavée fermée par un portail en volute de fer forgé et d’un muret peu élevé, le tout étant là pour l’agrément de l’œil. Les différentes bâtisses constituées par le château et ses dépendances étaient entourées de vignobles et se situaient sur les bords du fleuve dans la commune voisine de la petite ville de Pauillac.
Sans consommer l’hymen, monsieur Lamothe-Cissac y avait laissé sa jeune épouse à demeure, auprès de sa sœur de quelques années sa cadette, madame de Cissac, comme dame de compagnie. L’homme était prude et timoré dans le domaine des choses du beau sexe, il ne savait comment s’y prendre. À sa deuxième visite, il se violenta de façon maladroite et passa à l’acte. Jeanne-Louise en sortie dépitée, un tant soit peu dégoûtée, toutefois elle se résigna et depuis ce jour subit un devoir conjugal, bref et sans intensité, mais heureusement pour elle, fort espacé dans le temps. Monsieur Lamothe-Cissac trouvait bien son épouse très jolie, mais cela ne le conduisait par jalousie qu’à la séquestrer dans ses domaines et non à profiter de sa compagnie. Jeanne-Louise n’eut guère souvent à souffrir ses assauts, mais au fil du temps elle devint neurasthénique tant elle était submergée par l’ennui.
Madame de Cissac, si elle était cantonnée par son frère, qui détenait la fortune, puisqu’elle était vieille fille et n’avait point voulu rentrer dans les ordres, à être le chaperon de sa belle-sœur, n’était pas pour autant un parangon de vertu. Elle n’en avait nulle ressemblance. Toute en rondeurs, la peau rougie par les plaisirs de la vie, toute en blondeur, frisottée, c’était la bonhomie incarnée. Lettrée, elle aimait la vie et n’était jamais plus heureuse qu’avec un bon verre de vin de ses domaines dans une main tout en lisant un livre digne de ce nom dans l’autre et n’avait rien contre un peu de sociétés et une partie de Reversis ou de Pharaon. D’un naturel charitable et compatissant et voyant dépérir la jeune épouse, elle prit les choses en main. Elle l’amena à s’intéresser aux registres et comptes des différents domaines de la famille, qu’elle-même tenait à jour. Afin de mieux se rendre compte à quoi correspondaient ses alignements de chiffres, elle l’entraîna, à pied, à cheval, en carrosse, aux quatre coins des terres, lui présentant les métayers, les différents corps de métiers vivants dans leur terre, donnant ainsi du corps et des images à ce travail qu’elle-même trouvait fastidieux. Contre toute attente, Jeanne-Louise s’y intéressa et à la grande satisfaction de madame de Cissac elle vit sa jeune belle-sœur se passionner pour la vigne et la rentabilité des terres et des fermages des domaines familiaux.
Elle partagea avec la jeune femme ces tâches que son frère lui avait reléguées lui-même trop pris par sa charge au parlement de Bordeaux. Tout le monde y trouva son compte. À cette activité fort prenante, madame de Cissac inclut les goûters auxquels participaient les douairières du voisinage. Jeanne-Louise fut en charge d’organiser et de recevoir avec elle toutes ses vieilles amies. Madame de Cissac incitait l’air de rien, sa belle-sœur à avoir une vie mondaine. Au fil des conversations de ce que la jeunesse considérait comme l’arrière-garde, un passé révolu, Jeanne-Louise, elle, apprenait à connaître la société de son voisinage qui s’étendait jusqu’à Bordeaux et bien sûr tout ce qui se passait à Paris et à Versailles. Même au fin fond de sa campagne Jeanne-Louise découvrait tous les dessous, les us et coutumes de la société à laquelle elle appartenait, mais dont son mari l’écartait.
Après six ans de mariage au déroulement monotone, éloignant de plus en plus son époux de sa couche, puisque d’enfant, il ne venait point, vint le mal de son époux. Celui-ci fut pris d’une maladie malodorante, car elle le rendait incontinent. La courtoisie de tous ne leur permettait que de s’en éloigner, lui-même s’y habituant et n’y prêtant plus attention. Le mal empirant, il s’alita, puis il mourut, le tout en l’espace d’une année.
L’ensemble du voisinage découvrit alors la jeune et jolie Jeanne-Louise Vertheuil-Lamothe devant la tombe de son époux. Tous tombèrent d’accord devant l’élégance discrète de la jeune veuve, ceux qui l’avaient décrite comme une jolie femme avait été en dessous de la vérité, pensèrent ceux qui la découvraient.
Pendant la première année de son veuvage, personne ne perturba le deuil de Jeanne-Louise, mais dès le début de la deuxième année comme si cela avait été inscrit dans l’almanach, elle reçut pléthore d’invitations des familles en vue du voisinage. Elle finit par en accepter sous la pression de madame de Cissac. Cette dernière ne voyait pas pourquoi elles devaient, l’une et l’autre, s’enterrer. Elles avaient fait cela pendant six longues années. Ces visites suscitèrent des invitations à Bordeaux dans les hôtels particuliers des grandes familles. Toujours sous la douce pression de sa belle-sœur, Jeanne-Louise s’y présenta en sa compagnie. Elle fit fort bonne impression, aussi commença-t-elle à recevoir des avances plus ou moins discrètes, les plus honnêtes ayant pour dessein des épousailles. Aux yeux de tous, la jeune veuve qu’était Jeanne-Louise avait tous les avantages, une fortune honnête solidement bâtie, un physique avenant et une moralité auquel nul n’avait à redire. La jeune femme, qui n’avait pas du tout le désir d’abandonner cette nouvelle liberté dont elle jouissait dignement, faisait la sourde oreille, ignorant toutes propositions à peine voilées, et rejetant les autres. Madame de Cissac, qui en recevait tout autant afin de s’entremettre auprès de sa jeune belle-sœur afin d’épouser les vues des familles demanderesses, repoussait-elle aussi à d’autres temps ces éventualités. Les deux belles sœurs profitaient d’une vie sans attaches où aucun homme ne venait peser. Leur seule obligation était la vie de leur domaine qu’elles géraient conjointement, vivant au rythme des saisons entre semailles et vendanges, et l’entretien des terres et des bâtiments.
Ce fut l’idée des vendanges prochaines qui ramena son attention sur cette lettre qui lui annonçait le retour de son frère aîné dont elle se souvenait vaguement. Elle l’avait surtout connu pendant sa petite enfance, car dès qu’elle fut mise au couvent, comme toute fille de sa condition, elle le croisa peu. Elle l’avait vu pour la dernière fois juste avant qu’il ne s’embarquât pour les Caraïbes, afin d’y faire fortune. Le blason familial fortement terni par la vie dispendieuse que préconisait la vie à Paris, à la mort de leur parent, il restait beaucoup de dettes, un nom et peu de terres. Il avait fallu y remédier, elle avait épousé avec pour seuls avantages sa jeunesse et une éducation irréprochable, et lui s’était exilé de l’autre côté de l’Atlantique après avoir épousé une fille du voisinage avec une petite dot. Il était désormais sur le retour veuf et fortune faite. Elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou en être inquiète. Elle ne voulait pas être à nouveau assujettie à un homme, quel qu’il fût. Elle avait goûté à la liberté, elle ne comptait pas s’en passer.
Pour l’instant, il fallait s’occuper de son arrivée et de son installation et pour cela se rendre au château familial. Celui-ci n’avait pas été habité depuis son départ. Elle n’y avait elle-même pas mis les pieds depuis son mariage. Elle avait régi les terres, comme entendu entre son époux et son frère et avait pour cela entretenu un échange de courrier régulier avec ce dernier qui s’en était trouvé fort content. Le peu de terres familiales qui leur restaient faisait des profits, mais les bâtiments, enfin la demeure n’avait guère été entretenue.
Pour en avoir le cœur net, Jeanne-Louise s’y rendit avec madame de Cissac et la fidèle Mirande, la gouvernante du château Lamothe.
Le château, une grande bâtisse carrée à un étage, était inclus dans les restes d’un château fort en ruines. La jeune femme, qui ne le voyait habituellement que de loin, depuis la route, le trouvait à ses abords plus triste et plus vétuste qu’elle ne l’avait estimé. Les trois femmes réveillèrent, le vieil homme qui servait de concierge et d’homme à tout faire. Firmin qui avait toujours servi la famille Vertheuil fut très surpris de voir l’un de ses membres à la porte du château familial. Jeanne-Louise lui apprit le retour du maître des lieux et la réouverture de la demeure. Le vieil homme grimaça à cette idée, non pas qu’il ne fût point heureux de cet état de fait, mais cela inaugurait beaucoup de travail.
Jeanne-Louise se fit ouvrir la porte à double battant, ce qu’elle découvrit, au fur et à mesure de l’ouverture des volets et des contrevents, était sinistre. Les araignées avaient fait leur œuvre, l’humidité avait envahi les murs et les tentures. Les pièces étaient vides, la plupart des meubles avaient été vendus pour faire de la liquidité pour le voyage de son frère. La salle à manger n’avait plus que sa longue table encadrée de part et d’autre d’une cheminée qui chacune détenait incluse dans leur trumeau un portrait de l’un de ses parents qui se fixait. Elle croyait ne plus se souvenir, mais il lui suffisait de fermer les yeux pour ramener à sa mémoire les dîners que l’on y donnait quand ses parents vivaient encore avec faste. À l’étage, ce n’était guère mieux, seules deux chambres gardaient leur lit, celles de ses parents. André n’avait pas eu le courage de se séparer de ses deux lits monumentaux où avaient été conçues plusieurs générations de Vertheuil, mais la literie avait pourri et les rideaux et ciels de lit pendaient lamentablement. Elle voyait dans cet état de délabrement tout le travail et la main-d’œuvre que cela engendrait, sans omettre les meubles dont il fallait pourvoir la demeure pour plus de commodité. Mirande inspecterait ce qu’elle pourrait prélever au château Lamothe. Elle était fataliste, il en serait fait ainsi.
Tout en préparant l’organisation des prochaines vendanges sur les différentes propriétés avec les métayers, elle retint trois chambres dans une auberge du nouveau quartier des Chartrons à Bordeaux.
***
À peine arrivée en compagnie de madame de Cissac, et de Mathilde, sa chambrière, dans la confortable auberge où son mari avait eu ses aises, Jeanne-Louise fit savoir à l’amirauté sa présence et son attente. Comme bien évidemment la date d’arrivée du navire était approximative, madame de Cissac fit connaître leur séjour à la bonne société bordelaise, et en retour les invitations se présentèrent. Jeanne-Louise s’en serait bien passée, tant le retour de son frère la taraudait, mais elle accepta de suivre sa belle-sœur entre une visite à son négociant en vins, monsieur Lacourtade père, une à sa couturière, madame Latour, et une à monsieur Lafargue, son pourvoyeur en soie et indienne.
***
Il était dit que cet automne serait celui des changements. Le premier se présenta sous les traits aimables d’un gentilhomme venu tout droit de la cour de Versailles, secrétaire du Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé. Celui-ci avait été invité à venir séjourner à Bordeaux par monsieur de Saige, alors lui-même de passage à Paris. Ils s’étaient rencontrés chez monsieur de Calonne, ministre des Finances. Ils s’étaient plu. Ils avaient notamment en commun de partager la même loge maçonnique. Bien que le gentilhomme ait accepté l’invitation, monsieur de Saige n’y avait guère cru, prenant sa réponse pour une courtoisie. Il fut donc très surpris et très flatté de voir son invitation honorée. Ce fut son épouse madame de Verthamon qui présenta Jeanne-Louise et sa belle-sœur audit gentilhomme. La scène se déroula dans la loge de monsieur de Saige où les deux belles-sœurs avaient été invitées à voir une représentation d’Iphigénie le nouvel opéra de Gluck. L’homme se présenta à l’entracte et à même temps qu’il lui était servi un verre, madame de Verthamon se lança dans les présentations « – Madame de Cissac, madame Vertheuil Lamothe, je vous présente monsieur le marquis Horace comte de Vielcastel de Pommelé de Mayrand de Belfont Isaure de Salviac.
– Retenez, de Vielcastel. Le reste n’est que terres pour subvenir à quelques besoins.
Cela fit rire les dames et bien que la repartie fût trouvée cynique par Jeanne-Louise, elle n’en trouva pas moins l’homme charmant.
Au fil des invitations, ils se rencontrèrent à plusieurs reprises. Le marquis de Vielcastel prévenant sans être trop entreprenant avait compris après renseignements que la jeune veuve avait deux atouts, une fortune cossue et une fort jolie tournure. Il en espérait donc plus qu’une simple aventure d’autant que sa noblesse était aussi ancienne que la sienne ce qui siérait à son arbre généalogique. De son côté madame de Cissac, qui ne comptait plus les flatteries qu’il lui prodiguait, ayant rapidement compris que si bataille il y avait, il valait mieux qu’elle soit dans son camp, s’était renseignée sur le pressant galant. Ce qu’elle obtint par madame de Verthamon était en la faveur du prétendant, le chaperon se laissa donc cajoler. Jeanne-Louise n’était pas dupe, elle était séduite autant par le charme du physique que de l’esprit, en fait, elle tombait en amour pour la première fois et ne savait comment gérer ses premiers élans.
Tout cet émoi fut perturbé par l’annonce de l’arrivée du navire « le Matamore», André Vertheuil-Reysson allait débarquer. L’estafette qui vint porter la nouvelle invita Jeanne-Louise à se rendre à l’hôtel de l’amirauté afin d’y attendre plus confortablement le débarquement. Dans l’heure qui suivit, elle était installée dans un des salons donnant sur le port en compagnie de sa belle-sœur. Celle-ci avait insisté pour l’accompagner connaissant le malaise dû au bonheur mitigé que lui causaient ces retrouvailles familiales.
Des fenêtres du prestigieux salon, elle pouvait tout à loisir examiner l’activité fourmillante du port. Le secrétaire de l’amiral, qui s’occupait de leur confort, lui indiqua le navire qu’elle attendait.
***
Le capitaine du « Matamore » avait vu s’embarquer monsieur Vertheuil-Reysson avec quelques surprises. Quand ses places avaient été retenues sur son trois-mâts, il ne s’attendait pas à le voir arriver seulement accompagné d’une fillette de six sept ans, d’autant qu’aucun serviteur n’avait été enregistré pour les accompagner. Comme il en faisait respectueusement la remarque à monsieur Vertheuil-Reysson, celui-ci le rassura, il s’occuperait personnellement de sa fille et de lui-même. Le capitaine n’en resta pas moins intrigué étant plutôt habitué par les nantis à les voir entourer d’une multitude de serviteurs pour accomplir chacun de leur besoin. En fait, monsieur Vertheuil-Reysson avait fait ce choix pour se couper complètement de la colonie et du risque de voir quelqu’un se souvenir d’Edmée, alors que lui-même oubliait que sa fille était celle d’un autre. Malgré la gêne que cela occasionnait, il en avait décidé ainsi. Edmée avait donc eu la joie enfantine de découvrir leur cabine donnant sur le château arrière. Elle était tout en acajou avec deux lits superposés inclus dans la paroi, le lit du bas reposant sur un coffre contenant une partie de leurs affaires. La petite fille était heureuse de ce voyage qu’elle faisait en la seule compagnie de son père. Elle était soulagée de ne plus être entourée par des servantes qui, elle le savait, la surveillaient à tout instant. Elle appréciait cette nouvelle liberté. Son père lui avait expliqué qu’il se rendait au pays des contes de fées, qu’il lui racontait et qu’ils allaient habiter dans un château. Il était heureux de voir sa petite fille irradiée de bonheur. Il ne pouvait savoir que tout ceci était entaché d’une ombre de malheur, les êtres lumineux étaient venus parler à la petite fille, ils lui avaient annoncé quelque chose qu’elle ne voulait pas croire.
Sur le navire, le couple, que faisaient le père et la fille, attirait l’attention des autres passagers, attisait la curiosité, tout au moins ce qui avait droit au premier pont. Ils furent présentés à tous par le capitaine lors de leur premier repas à la table de celui-ci. Edmée ce jour-là était exceptionnellement la seule enfant à la table. Il y avait d’autres enfants sur le bâtiment, mais ils étaient avec leur nourrice. Cela amusa les différents convives et attendrit particulièrement madame de la Quintaña qui avec son époux accompagnait leurs filles dans un couvent de la région bordelaise. Comme beaucoup d’enfants de famille créole, elles se devaient d’être éduquées en France. La plus jeune était à peine plus âgée qu’Edmée. La dame créole proposa aussitôt, à monsieur Vertheuil-Reysson la compagnie de ses filles et de leur gouvernante prétextant que cela serait sûrement plus agréable à la sienne d’être avec des enfants de son âge. Bien que réticent, comprenant bien qu’Edmée n’était pas à sa place au milieu de tous ces adultes, il accepta, au grand contentement du capitaine.
Edmée fut donc présentée à Rosa-Marie et à sa sœur Felipa, ainsi qu’à leur gouvernante madame Thénésol, jeune veuve désargentée, qui s’était convertie, faute de revenus, en gouvernante, choix qu’elle ne regrettait pas, n’ayant pu avoir d’enfant. Edmée n’avait jamais côtoyé d’autres enfants et ce nouveau fait l’inquiétait beaucoup. Elle ne savait comment il fallait se comporter avec ceux-ci. Monsieur Vertheuil-Reysson la rassura tant bien que mal et lui expliqua qu’il était bon qu’elle s’habituât à ces nouvelles fréquentations. Courageusement, elle prit sur elle. Droite comme « I », elle se présenta devant la gouvernante et les deux fillettes tout aussi intimidées par cette cérémonie officielle faite devant leurs parents conjoints. Madame Thénésol en sourire et en mots doux rassura le petit groupe et pour commencer elle leur raconta une histoire de Monsieur Perrault à l’ombre des voiles sur le premier pont du château avec pour décor l’océan infini. Apprivoisées, les fillettes partagèrent leur jeu en toute insouciance.
Edmée un peu gauche restait souvent spectatrice notamment lorsque la gouvernante donnait ses leçons journalières à Rosa-Marie. Elle-même ne savait ni lire ni écrire et découvrait la honte d’être ignorante devant sa petite camarade. Pendant cette courte année, son père n’avait pas pris le temps de s’occuper de son éducation, il pensait qu’il n’y avait pas d’urgence puisque c’était une fille, et avait remis cela à plus tard. Quand il se rendit compte de l’intérêt de la fillette pour la lecture, l’ayant trouvé dans la cabine en train de feuilleter son livre de chevet, il la tranquillisa et lui assura que dès leur arrivée elle aurait une préceptrice.
Les journées étaient longues, elles s’écoulaient avec lenteur à cette époque de l’année notamment autour de l’équateur, elles semblaient ne jamais s’achever pour les oisifs qu’étaient les passagers. Monsieur Vertheuil-Reysson, comme tous voyageurs au long cours, afin de passer le temps, écrivait, lisait, s’entretenait avec les autres passagers de tout et de rien. Il n’aimait guère jouer, mais il faisait un effort, car c’était le plus souvent le meilleur moyen de tuer l’ennui au long des journées qui semblaient s’étirer sans fin. Cela aurait pu perdurer, mais dès la deuxième semaine, il commença à ressentir une très grande fatigue. Il prit cela tout d’abord pour une espèce de mal de mer, bien que son estomac se porta bien, ne lui causant aucun tourment. Il fut pris rapidement de suée qui le laissait éreinté, l’obligeant à s’allonger. Comme cela devenait de plus en plus fréquent, Edmée à son plus grand désarroi passa entièrement entre les mains de la gouvernante, qui faisait de son mieux pour qu’elle ne souffrît pas de cette situation. Comme il fut assuré par le chirurgien qu’il n’y avait nulle crainte de contagion, Edmée fut autorisée à passer une à deux heures par jour au chevet de son père, à condition de ne pas trop le fatigué. La petite fille, sagement assise à côté du lit, lui racontait ce qui se passait à bord et ce qu’elle voyait afin de le distraire. Elle lui décrivit un ballet de poissons volants surgi tout à coup de nulle part à son grand ravissement, elle raconta la pêche miraculeuse d’un monstre des mers par des marins, c’était un énorme poisson avec une multitude de dents. Tout en riant, elle rapporta la chute du second qui avait glissé sur le pont et qui avait même fait sourire le capitaine, elle l’avait vu. Celui-ci faisait un effort pendant qu’elle lui tenait compagnie, mais très vite il ne le put plus. Elle comprit très vite qu’elle ne pouvait attendre de réponse de son père que leur dialogue était devenu un monologue. Pourtant, un soir madame Thénésol, qui venait la chercher, fut persuadée qu’Edmée s’entretenait avec quelqu’un, elle aurait pu jurer que la fillette conversait avec quelqu’un. Rentrant dans la cabine, elle fut surprise de voir le malade endormi. Une fois seule avec Edmée, elle l’interrogea sur ce qu’elle croyait avoir entendu. En toute candeur, Edmée lui répondit que c’était avec sa grand-mère qu’elle s’entretenait. La gouvernante sourit, persuadée que dans son chagrin, l’enfant se raccrochait au souvenir d’un être aimé. Elle aurait été bien surprise si elle avait compris qu’Edmée parlait réellement depuis quelque temps à l’Éthiopienne. Lorsque son père n’avait plus été en état de l’écouter et que la petite fille fut envahie par l’injustice de son destin qu’elle voyait lui échapper encore une fois, vague qui allait engloutir son âme, l’Éthiopienne lui apparut. Edmée ne s’y attendait plus. Depuis qu’elle avait été adoptée par monsieur Vertheuil-Reysson, elle n’avait eu que la visite irrégulière des êtres lumineux. Comme personne ne croyait ce qu’elle rapportait de leur échange et qui le plus souvent ressemblait à des prédictions, elle avait arrêté de communiquer ces messages célestes. Elle en souffrait, étouffant parfois entre le nombre des messagers désirant divulguer leur message et son impuissance. Edmée faisait peur, elle inquiétait les gens avec ses dons de pythonisse alors qu’elle n’était qu’une enfant, aussi les gardait-elle pour elle. Elle savait sur son entourage des choses, des faits, dont eux-mêmes étaient loin de se douter, et qui tantôt l’attristait, tantôt lui faisait peur, voire la terrifiait ou qu’elle ne comprenait pas.
Alors qu’elle s’effondrait au pied du lit de son père, qui n’avait même plus la force de tendre la main vers elle, l’Éthiopienne apparue à ses côtés. « – Zaïde, c’est moi, rega’de moi mon petit. » Edmée leva son regard vers celle qui était son aïeule et lui sourit. « – alo’s mon petit te voilà pa’ti, mais ne t’inquiète pas, tu vas a’iver à bon port et tu seras accueilli par deux dames fort gentilles. Elles vont s’occuper de toi et elles vont faire de toi une v’aie dame. » Edmée répondit avec une grimace attristée. « – Mais, et mon père ?
– tu le sais bien mon enfant, ils te l’ont dit, il va mou’ir mon enfant, son dieu en a voulu ainsi. Il n’au’a été avec sa bonté qu’une passe’elle vers la libe’té. Il t’au’a aidé à so’ti des orniè’es qui maintiennent not’e peuple et not’e famille dans les fers de l’esclavage. Te voilà lib’e et même si ce ne se’a pas toujours facile, n’oublie jamais que cont’ai’ement à toutes les femmes de not’e famille, tu au’as les ‘ênes de ton destin ent’e tes mains. Ne laisse aucun homme te les p’endre. » Comme la petite fille semblait perdue, apeurée par tout ce que l’Éthiopienne lui disait, celle-ci reprit. « – Viv’e, c’est avoir peu’ ! Il ne faut pas craind’e d’avoi’ peu’. Il faut app’ivoiser la peu’ pour que l’habitude de celle-ci nous la fasse oublie. Le nèg’e a peur du fouet, le blanc a peu’ de perd’e ses biens, la femme a peu’ de pe’dre ses enfants, l’homme son pouvoir ! Tous ont peu’, il ne faut pas avoi’ honte et tous ont peu’ de mou’ir. »
La fillette acquiesça, elle ne comprenait pas tout ce que sous-entendait l’Éthiopienne. Si elle trouvait naturel de la voir et de converser avec elle ou tout au moins avec son apparition, elle ne saisissait pas bien le chapitre sur la liberté et son indépendance à garder vis-à-vis des hommes. Elle n’avait toujours pas admis qu’elle n’était pas blanche alors que tout disait le contraire. Elle ne pouvait pas admettre le fait d’être de la famille des esclaves. Elle était tiraillée entre l’affection un peu craintive qu’elle portait à l’Éthiopienne et le consentement d’être de sa lignée. Les faits avaient été trop violents, trop rapides pour qu’elle admette l’injustice du sort d’être noire dans cette partie du monde. Malgré tout ce que lui prônait l’Éthiopienne, elle ne comprenait pas en quoi elle devait être fière, alors qu’elle avait rencontré parmi cette race, sa race, qu’une caste inférieure à celle dans laquelle elle était élevée du fait de sa carnation. Tout s’emmêlait dans sa tête, l’écheveau était dense et confus. Elle trouvait rassurant de voir l’Éthiopienne et s’accrochait à ce qui dans sa jeune vie avait été stable. Elle mettait de côté toutes ces idées complexes sur sa couleur de peau supposée, sur son identité changeante. Petit à petit, elle devint aux yeux de tous de plus en plus rêveuse, absente, silencieuse, étrangement plus placide, rien ne semblait la toucher. Elle répondait à tous par un sourire silencieux que ses yeux détrompaient. Tous s’attendrissaient sur cette douleur muette.
***
« – Là ! Là qui est-ce ? » Le moribond découvrait dans un angle de la petite cabine, derrière Edmée assise sagement à côté du lit, la silhouette tremblotante d’une sorcière africaine. La fillette surprise des allégations de son père se retourna et vit, chose somme toute normale pour elle, l’Éthiopienne. « – Ce n’est rien, père, c’est ma grand-mère. » Le moribond se recroquevilla dans l’angle le plus éloigné de sa couchette. « – Tu n’as pas de grand-mère. Qui est cette femme ? » Hurla-t-il. La petite fille, que cet excès de voix commençait à affoler, essayait de retirer de la poigne crispée de son père, qui essayait de l’attirer vers lui contre son gré, sa petite main. « – Ne vous inquiétez pas, monsieur. Je viens vous chercher pour vous guider. » Intervint la silhouette fantomatique. « – C’est le diable ! C’est le diable ! Au secours, mon Dieu, aidez-moi, pitié ! » La petite fille était tétanisée devant la rage terrorisée de son père, qui allait chercher dans ses dernières forces celles de se lever, de s’échapper. Edmée s’était dégagée de son emprise, elle était plaquée contre la paroi de bois opposée de la cabine, de gros sanglots secouaient son petit corps. La porte s’ouvrit sur le second qui passait aux abords. Surpris par les hurlements de monsieur Vertheuil-Reysson, il s’était précipité. Il avait surgi au moment où le moribond s’effondrait un masque d’horreur figé sur la face. À la faible lumière de la lanterne éclairant le lieu, il trouva repliée sur elle-même la fillette le plus loin possible du lit. Il se pencha vers elle et la prit dans ses bras. Lui tapotant le dos pour la rassurer, il se retourna de manière qu’elle ne contempla plus le cadavre de son père que les derniers spasmes de la maladie avaient emporté. Il sortit de la cabine son petit fardeau accroché au cou. Il tomba sur madame Thénésol, suivie de madame de la Quintana, toutes les deux alertées par le tapage. Elles prirent en main celle qui était devenue à nouveau une orpheline.
***
Le lendemain matin même, monsieur Vertheuil-Reysson fut immergé, le capitaine avait organisé une brève cérémonie où passagers et membres de l’équipage avaient été réunis. Au milieu d’eux, impassible, les yeux dans le vague, Edmée ne semblait pas comprendre la situation. Elle était à nouveau seule, affligée par la mort de son protecteur. Elle s’accrochait à la prédiction de son aïeule comme à une bouée de sauvetage.
Le reste du voyage se passa sans à-coups, la seule contrariété fut une semaine de pluie pendant laquelle l’océan fut agité ce qui amena les passagers à se réfugier dans leurs cabines ou dans la chambre du capitaine.
Edmée s’était enfermée dans un profond mutisme où seules des grimaces muettes répondaient aux questions qui lui étaient posées. Personne ne savait quoi faire, tous étaient emplis de compassion en la voyant. Le seul qui la tirait de son abattement était le second Jean-François Marniac. Tous constatèrent qu’elle n’avait d’yeux que pour lui. Quand qu’il n’était pas avec elle, installée sur le deuxième pont, elle le suivait de ses yeux translucides, le cherchant, inquiète de son absence. Comme il l’avait lui-même constaté, il venait le plus souvent possible, s’installer avec elle et les petites de la Quintaña. Il venait leur raconter des histoires de marins terrifiantes et envoûtantes, ou des sirènes guidaient vers les abîmes les marins corrompus par leurs charmes, et où des monstres marins avalaient des navires ou déposaient au fond des eaux des îles sur lesquels leurs habitants construisaient des villes légendaires. Edmée remplie de toutes ces images attendait que les journées s’écoulent, ceci s’arrêta lorsque le navire entra dans le bras de mer qu’était la Gironde et qui lui ouvrait la voie vers son nouveau pays. Edmée était arrivée en France.
***
La porte du salon de l’Amirauté s’ouvrit sur le second du « Matamore» tenant par la main une fillette d’une grande beauté. Jeanne-Louise comprit aussitôt que quelque chose s’était passé. Elle prit sur elle et se leva, suivie en cela par madame de Cissac. Elle attendit que le marin se présente. « – Mesdames, je suis monsieur Marniac, Second du navire le « Matamore ». Je désirerais m’entretenir avec Madame Vertheuil Lamothe.
– C’est moi-même, voici madame de Cissac, ma belle-sœur. Vous pouvez parler devant elle, elle est à même d’entendre tout ce qui me concerne.
– Madame, j’ai le regret de vous dire que je suis porteur d’une mauvaise nouvelle, votre frère monsieur Vertheuil-Reysson est décédé lors du voyage suite à une maladie inconnue.
La jeune femme sentit ses jambes fléchir, mais elle ne mollit pas. Elle sentit la pression de la main de Madame de Cissac qui aussitôt lui avait pris le bras. Elle se retourna vers elle avec un sourire triste. Elle extirpa de sa minaudière un mouchoir de batiste et essuya les premières larmes qu’elle n’avait pu retenir sous l’émotion faisant tomber la tension longtemps retenue. Toutes ses peurs s’envolaient au profit d’un sentiment de culpabilité et de solitude profond, elle était désormais seule. Le second était désemparé devant la tâche imposée par son supérieur. Le chagrin de cette femme qu’il trouvait fort belle et émouvante, au demeurant, le laissait impuissant, sans arguments. Il sentit alors la petite main d’Edmée lui rappelant sa présence. Il se racla discrètement la gorge afin d’annoncer sa prise de parole à venir. « – Je vous présente Edmée Vertheuil-Reysson, et qui si j’ai bien compris n’a plus que vous pour parente. » Jeanne-Louise tout à son émoi en avait oublié, non pas la petite fille, qui était de soi sa nièce, mais de s’en préoccuper. « – Oh ! oui ! évidemment, excusez-moi mademoiselle ma nièce, je m’épanche et oublie votre propre douleur. Voilà un bien mauvais exemple. Je suppose que votre père vous a parlé de votre famille et de moi-même.
– Oui Madame.
– C’est donc moi qui désormais vais s’occuper de vous. J’espère que nous allons nous entendre.
Edmée sourit, elle n’avait jamais vu une si jolie dame, et décida qu’elle l’aimait. Elle ne lâcha pas pour autant la main du second. Celui-ci desserra sa petite main tout en la gratifiant d’un sourire rassurant. Il releva les yeux vers Jeanne-Louise « – Madame, les effets de votre frère et de votre nièce ont été amenés jusque dans le hall de l’amirauté, mais je peux les faire porter où bon vous semble dans la ville.
– Cela ira, je vous remercie.
– J’ai aussi son coffret avec moi contenant les valeurs et papiers de monsieur Vertheuil-Reysson, qu’il m’a été demandé de vous remettre en main propre.
Apparu alors un mousse, qui avait suivi le second, qui déposa le coffret cadenassé, dont il avait été chargé, sur une table de la pièce. Le second dans le même temps lui tendit la clef.
***
Monsieur Vertheuil-Reysson, lorsqu’il avait senti la mort venir, avait fait appeler le capitaine du « Matamore » à son chevet. « — Monsieur, je ne me leurre pas, ma fin est proche. Je ne sais ce qui m’emporte, mais c’est un fait… » Il s’était arrêté un instant afin de reprendre son souffle. Le commandant assis à ses côtes n’avait rien dit, patientant. De toute façon qu’aurait-il pu dire devant l’évidence ? Le moribond avait happé l’air y cherchant son dernier souffle et avait repris « — j’ai un immense service à vous demander. Je voudrais tout d’abord coucher mes dernières volontés devant témoins et ensuite je vous prierai de les faire parvenir à ma sœur. Elle devrait m’attendre à Bordeaux lorsque vous accosterez… Je lui avais écrit pour lui annoncer mon retour… Outre cela, et c’est le plus important, pouvez-vous m’assurer de remettre en mains propres ma fille à celle-ci. Elle va beaucoup souffrir et je ne voudrai pas qu’elle passe de main en main.
— Ne vous inquiétez pas, l’un de mes seconds est bordelais, et s’il le faut il accompagnera mademoiselle votre fille jusque chez madame votre sœur. N’ayez aucune crainte.
Ce jour-là, monsieur Vertheuil-Reysson rangea ses affaires terrestres ainsi que celles avec Dieu, même s’il omit de confesser quelques petites choses à son ministre venu à son chevet lui donner les derniers sacrements. Il ferma son coffret qui contenait une fortune en pièces d’or, en lettres de cachet et en titre de propriété. Il remit le tout au capitaine qui réitéra ses promesses. Le soir même, monsieur de Vertheuil-Reysson était mort laissant Edmée seule.
Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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