Chapitre 13.
L’émissaire de l’Assemblée. Début de l’année 1792.

La pluie. Elle tombait encore quand il mit les pieds sur la terre ferme gluante de boue. Le col relevé de son manteau redingote à bas volet cachait la partie inférieure du visage de l’homme qui venait de sauter de la gabarre. L’embarcation lui avait permis de traverser la Garonne depuis la Bastide. Cinq jours et demi de route par diligence s’étaient écoulés depuis qu’il avait reçu ses ordres. Son statut de représentant de l’Assemblée constituante lui avait facilité, aussi bien que possible, le voyage depuis Paris. Il ne connaissait pas la cité. Bordeaux était pour lui un passage obligé afin de se faire oublier à Paris tout en poursuivant son action néfaste. À ce moment-là, éclairant les façades de pierres blanches des riches demeures qui ornaient les quais, le soleil se décida à percer à travers les nuages sombres et le rideau de pluie. — Le diable marie sa fille, pensa-t-il, c’est un bon présage ». Après s’être renseigné auprès d’un marin qui s’abritait sous un auvent aux abords du port, il s’engagea à l’intérieur de la ville à grandes enjambées par la porte du Caillau. Il passa devant le Palais de l’Ombrière qu’il ignora, car le centre du pouvoir se trouvait depuis un an à l’ancien archevêché, le Palais Rohan-Mériadeck, devenu hôtel du département et où siégeait le tribunal criminel. Après avoir contourné la cathédrale Saint-André en piteux état depuis qu’un incendie l’avait ravagée, il se retrouva face à un portail monumental. Il hésita un instant, montra son laissez-passer à un garde national méfiant et lui demanda son chemin. Il pénétra dans la cour carrée délimitée par un portique à arcades ouvert côté rue. Une foule de fonctionnaires et de redevables fourmillaient entre les chevaux et les carrosses. Il se dirigea vers l’entrée gauche du vaste corps de logis flanqué de deux ailes basses en retour d’équerre qui le reliaient à la colonnade encadrant les doubles portes d’entrée. Il se rendait auprès du secrétaire d’Armand Gensonné, procureur de la commune, auquel il devait remettre son ordre de mission.Il connaissait l’homme, il l’avait vu à la tribune de l’Assemblée. Il pensait que contrairement à beaucoup de ceux qui soutenaient Brissot et Hébert, il travaillait plus qu’il ne parlait.Il s’occupait autant des affaires de la Nation que de l’administration locale qui l’avait élu, ce qui par ailleurs n’arrangeait pas ses finances. Il monta l’escalier monumental, enviant au passage le confort luxueux qu’offrait le palais. Au premier étage, il redemanda son chemin, et se retrouva devant une porte à laquelle il frappa deux coups secs.
*
Armand de Saige avait quitté très tôt sa demeure des fossés du chapeau rouge pour l’hôtel du département comme il fallait dire. Il s’était installé dans le bureau qui lui avait été alloué pour sa fonction de Maire et dont il n’avait pas à se plaindre tant il était magnifique. Avec ses boiseries de tilleul sculptées par Cabirol, la décoration était d’un goût sûr. Son précédent propriétaire appréciait les objets raffinés, la pièce maîtresse, sa table de travail, était de belle facture faite en marqueterie de métal et d’écaille.
Il regardait par la fenêtre qui donnait sur le jardin, il ressassait des idées noires. Par trois fois, il s’était démis de ses fonctions de Maire et par trois fois il y avait été rappelé par les électeurs bordelais. Il aimait sa ville, il usait sans compter de sa notoriété et de sa fortune pour subvenir aux besoins des nécessiteux, plongés dans la misère par l’incurie du nouveau gouvernement. Il était conscient que cela lui valait des animosités de ce dernier, mais il n’en avait cure. Bien que la plupart des hommes en place fussent de la région, ils ne réalisaient pas à quel point leurs grandes idées, communément fort belles et honorables, mettaient plus de désordre, de crainte et en certaines occasions de malheur dans leurs élaborations. Évidemment, il n’était pas dupe, l’appât du pouvoir y était pour beaucoup. La pression des Parisiens avait tendance à faire la pluie et le beau temps sur les décisions de l’Assemblée, mais ici on en vivait les conséquences. Ce qui l’ennuyait le plus c’était d’être souvent en porte à faux entre ses fonctions et la situation de ses amis que la politique bousculait de temps en temps fortement. Et justement, il avait échangé quelques mots avec l’un de ceux-ci. Jean de Lalande, avocat général au Parlement, était venu le voir précédemment pour lui demander de ne pas s’inquiéter de l’absence de son épouse. Madame de Lalande était allée prendre les eaux à Bagnères-de-Bigorre avec son fils qui souffrait de problèmes respiratoires. Monsieur de Saige était fort contrarié de ce qu’il considérait comme un mensonge de la part de son proche. Tout d’abord, ce n’était pas la saison pour aller dans les Pyrénées, la neige empêchait fréquemment l’accès à cette ville. Et il savait très bien que prendre les eaux si près de la frontière espagnole était souvent sujet à émigration. De plus, il était encore empêtré avec l’affaire du président Pichard un ami lui aussi. Le pauvre homme avait marié quatre ans plus tôt, contraint et forcé, sa fille Marie-Adélaïde, qui souffrait de neurasthénie, à Maxime de Puységur, le comte. Mais sa supposée langueur n’était que pâmoison pour le bellâtre et le couple l’avait remercié en s’expatriant à l’insu des parents de la jeune femme. La santé défaillante de Madame Pichard amenait le président à conduire son épouse de station thermale en station thermale, de changement d’air en changement d’air, le mari et la femme cherchaient un remède qu’il ne trouvait pas. Un an auparavant, lors de ces pérégrinations le comte et la comtesse de Puységur, sous prétexte de les accompagner, avaient ni plus ni moins passé la frontière, en leur faussant compagnie. Et cette histoire était loin d’être unique dont avait à s’occuper le maire, car à la moindre absence, une dénonciation lui parvenait.
Il y pensait en outre quand son secrétaire lui annonça un dénommé Jacques-Henri Bachenot. — De quoi il s’agit, Simoens ?
— C’est un citoyen qui vient sur ordre de la Constituante pour enquêter sur les biens des émigrés.
— Qu’est-ce encore que ce conte ? Fais-le rentrer !

L’homme pénétra dans le bureau au parquet brillant comme un miroir avec ses bottes crottées par le voyage. Il n’exprimait aucune gêne, pas plus que de l’arrogance. Monsieur de Saige pensa que c’était calculé afin de lui montrer qu’il ne le craignait pas, et il ne trouva pas cela de bon augure. L’individu était dans la fleur de l’âge, une vingtaine d’années, assez beau garçon, jugea-t-il. Il avait toutefois quelque chose d’inquiétant, ses yeux sûrement, ils restaient durs alors qu’il souriait. Monsieur de Saige le salua sans se lever. Comme il n’était pas invité à s’asseoir, le jeune homme se tint debout et lui tendit son ordre de mission. Ratifiée du président de l’assemblée, Élie Gadet, elle rassura le lecteur, car il connaissait bien le personnage pour l’avoir régulièrement reçu dans ses salons. Monsieur de Saige ne pouvait savoir que vu le nombre de papiers que sa fonction l’amenait à signer le secrétaire de celui-ci le faisait pour lui. C’était un ordre de pratiquer des mesures conservatoires afin d’exécuter un inventaire complet des biens des immigrés. Monsieur de Saige, s’il était surpris, n’en montra rien.
— Votre mission risque de durer quelque temps. Je vais vous faire conduire à une hostellerie, je suppose que vous ne connaissez personne à Bordeaux ou dans sa région.
Le jeune homme acquiesça en opinant du chef, Monsieur de Saige reprit.
— Simoens va vous y mener. Il vous faudra aller voir Monsieur Journu-Montagny, notre président du directoire du département, dont votre office dépendra. Installez-vous d’abord et découvrez notre ville, je vais le prévenir, il vous convoquera à son heure.
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L’hostellerie « des Trois Conils « recevait à la demande des instances de la ville les envoyés de l’Assemblée venant la plupart du temps de Paris. Elle détenait son nom des trois lapins qui dansaient sur son enseigne et avait procuré sa dénomination à la rue sur laquelle donnait la chambre du premier étage de Jacques Henri Bachenot. L’aubergiste affable de nature, lui avait cédé l’une de ses meilleures chambres, la commune tenait au confort de ses représentants et le payait bien. La Suzette, sa fille, sentant malgré son âge l’homme important, y mit tous ses appâts, ce qui le laissa indifférent. Aussi appétissante fût-elle, il n’était pas là pour ça. De toute façon, une seule femme le subjuguait et il effectuait tout pour la détruire, elle et sa famille, avec l’assentiment de ses supérieurs. Assis sur son lit, il réfléchissait à la façon d’engager sa mission, pas l’officielle, mais l’officieuse.
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Le temps était venu où Danton et ses amis se prononcèrent pour évincer définitivement Brissot, Vergniaud, Pétion et Roland et tout leur entourage. Ils les trouvaient trop attachés à la bourgeoisie et peu attentifs au peuple. Ils se rapprochaient trop du pouvoir. Les appuis de ceux-ci résidaient en province, parmi la riche bourgeoisie du négoce et des manufactures très portée sur les libertés individuelles et économiques. D’un commun accord, ils prirent la décision de saper leur fondement. Danton organisa une mission pour Jacques-Henri qui sous prétexte administratif avait pour but de les affaiblir en cherchant leurs vulnérabilités. Il était donc parti pour Bordeaux avec une liste de suspects à anéantir sans être instruit du fait que Danton monnayait son voyage avec des fonds de la Cour. Son affidé ne pouvait connaitre ce que Danton lui-même ne savait pas. Ses embarras d’argent l’avaient fait participer à un plan de corruption mis au point en son temps par Mirabeau et agréé par Louis XVI, qui visait notamment les journalistes et les orateurs de club. Le système se révélait lucratif tant l’entourage royal avait besoin de renseignements.
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Journu-Montagny le président du Directoire du département avait été averti directement par Monsieur de Saige de la venue de l’émissaire qu’était Jacques-Henri. Cela l’avait fort contrarié, il n’appréciait pas que Paris s’immisce dans les affaires de la région. Prenant sur soi, il l’accueillit. Il garda en tête les préventions faites lors de l’entretien qu’il avait eu avec Monsieur de Saige et durant lequel ils s’étaient mis d’accord sur l’attitude à tenir. Cette défiance vis-à-vis de la capitale avait précédemment parcouru les hôtels particuliers des riches bordelais qui cachaient leur valeur ou brûlaient déjà les derniers papiers compromettants.
Il le reçut donc dans son bureau au sein de l’hôtel Rohan-Mériadeck au-dessus de celui du maire. Le jeune homme se présenta avec une posture, lui sembla-t-il, pleine d’humilité, mais qui malgré tout ne le trompa guère. Il lui trouva des airs de fouine et s’en méfia de suite. Il lui demanda de s’asseoir et lut les ordres qu’il détenait. Pour y répondre, il lui proposa un petit bureau poussiéreux à l’angle du bâtiment qu’il allait faire nettoyer et qui donnait par une fenêtre sur la cathédrale et de l’autre sur les restes du sinistre château Fort du Hâ qui servait de prison. Jacques-Henri l’agréa tout de suite, peu lui importait le décor dans lequel il allait s’affairer. De plus, la pièce meublée d’étagères murales, d’une large table de travail et de deux chaises, jouxtait celui des quatre agents qui s’occupaient déjà des dossiers concernant les biens des émigrés. Journu-Montagny prit le temps de lui présenter les hommes, qu’il aurait dorénavant sous son commandement, avant de les laisser en sa compagnie. Devenu leur supérieur, il leur remit aussitôt la liste des noms dont il voulait compulser rapidement les documents de renseignements. Il remarqua et s’allia tout de suite le zèle de l’un d’eux, un dénommé Lacombe, au sein des secrétaires qui n’appréciaient pas ce supérieur soudainement imposé. Ancien instituteur, Jean-Baptiste Lacombe, ayant obtenu ce poste, profitait de toutes les possibilités que sa place lui offrait pour s’enrichir. Jacques-Henri n’était pas dupe et se servit de ce levier pour accentuer son ardeur, il s’en amusa et le mentionna dans ses rapports à Tallien.
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Avant d’aller à son rendez-vous devant Raimond Barennes, le procureur-syndic auprès du tribunal criminel, Jacques-Henri décida comme tous les jours de parcourir la ville. Il l’explorait dans les moindres recoins. Il obtenait de ses habitants au fil des conversations qu’il générait les renseignements désirés, nul n’était exempt de délation sous couvert de badinage au premier abord anodin. Il prenait ensuite des notes, marquait les hôtels fermés et faisait vérifier le tout par Lacombe et le réseau mis au point avec les subsides fournis par Danton.
La ville se révélait riche, c’était peu de le dire. Il en avait fait le tour par les faubourgs qu’il avait trouvés considérables. Il constata que ces derniers avaient été très bâtis surtout de l’ouest au sud, dans les paroisses de Saint-Seurin ou de Saint-Julien, ainsi que dans la direction du nord, aux Chartrons et à Bacalan. Le nouveau Bordeaux qu’il arpentait était empli de maisons neuves et splendides, dont la plupart détenaient des balcons en enfilade ornant toute la façade.Il savait les quartiers de la Rousselle et de Saint-Pierre occupés essentiellement par les négociants catholiques, le quartier Saint-André par la noblesse et les Chartrons par les commerçants protestants.Les rues de Bordeaux étaient très belles, surtout du côté de la Comédie. Il y avait cependant comme dans toutes les cités des parties mal bâties et de sombres ruelles. Dans ces quartiers, beaucoup de prostituées y travaillaient, il fallait bien cela pour la quantité d’étrangers qui parcouraient encore la ville. C’était une source de renseignements non négligeables, il interrogeait les filles les plus fraîches celles qui pouvaient offrir leurs faveurs aux bourgeois. Il ne pouvait atteindre les gourgandines de haut vol qui fréquentaient le théâtre. Elles ne lâchaient rien sur leurs clients. Les temps étaient suffisamment durs, elles ne se risquaient pas à perdre leurs revenus. Pour les moins nanties, contre un louis certaines pouvaient être bavardes, elles refusaient pour la plupart les assignats, bien que parfois avec un peu de pression, elles parlaient pour ne rien dire.
Ses pas le menaient presque toujours vers les bords de la Garonne ; l’activité du port le subjuguait. Celui-ci, nonobstant la récente coalition, était encore rempli de navires de différents pays. Cela ressemblait à une forêt.Il s’assoyait sur une bite d’amarrage et contemplait le mouvement perpétuel le long du quai, des allées et venues des vaisseaux et barques, des boutiques où se vendaient toutes choses. Il supposait que malgré les fouilles régulières des bâtiments les émigrés, les ennemis de la Nation, devaient fuir la France par là. Il ne pouvait se douter que le plus souvent c’était après avoir traversé la lande girondine, sur les plages du Porge ou de Lacanau que les chaloupes embarquaient leurs passagers.
Ce qu’il préférait, c’était déambuler le long des rues où le bas des maisons abritait des magasins à sucre. Il en humait les senteurs avec délices. Il était rare qu’une ville dégage de bonnes odeurs, il s’en emplissait les narines. Il poussait jusqu’aux chantiers de Sainte-Croix où se construisaient encore quelques vaisseaux marchands.
Ce jour-là, il écourta sa promenade. Il se contenta d’errer dans le quartier Saint-André allant jusqu’aux fossés de l’intendance. Puis il revint vers son lieu de rendez-vous par la rue des remparts. Arrivé sur place, Raimond Barennes s’était fait excuser. Il avait soudainement été appelé à Paris. Cela ne gêna nullement Jacques-Henri. Cela lui facilita même les choses, car l’adjoint du procureur-syndic impressionné par les ordres de la Constituante qu’il présenta lui accorda ce qu’il désirait, soit un détachement de la garde nationale afin d’éviter toute résistance lors de ses inspections.
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Dès le début de l’année, Monsieur Lacourtade père avait donc vu arriver dans ses bureaux des contrôleurs délégués par la municipalité, accompagnés d’un tout jeune homme qui se présenta sous le nom de citoyen Bachenot, ayant ordre de faire le point sur les fortunes des émigrés et de les réquisitionner. Il comprit vite que celui-ci de nature scrupuleuse désirait plus que des informations sur ses pourvoyeurs de fonds. Mais alors qu’il se battait au milieu des papiers, des comptes et de ses nouveaux charognards patentés par l’Assemblée, le coup fatal lui vint de l’une de ses plus grandes fiertés, son navire, le « Belle Ninon « .
Un froid matin de mars balayé par une pluie fine, il fut appelé au siège de l’amirauté à l’hôtel de la Marine, il en revint bouleversé. Trempé jusqu’à l’os, il accourut dans le bureau de John, bégayant.
— Ils l’ont coulé, ils l’ont coulé ! Ils ont fait sombrer ma « belle Ninon » avec toute sa cargaison, elle est au fond de l’eau ! Cette fois-ci, nous sommes ruinés !
Il s’affala dans le fauteuil face à John qui s’était précipité vers lui. Il rapporta le témoignage des rescapés de la catastrophe. À un jour de la côte africaine dans l’océan Indien, des pirates avaient fait faire naufrage à son navire. Ayant eu du mal à rassembler sa cargaison de nègres, le « Belle-Ninon » avait quitté avec un retard de deux semaines les lieux. Par conséquent, il s’était retrouvé isolé du reste de la flotte dont il faisait partie et qui repartait pour les Antilles et les Caraïbes. La nuit tombait quand la vigie du « Belle-Ninon » hurla.
— Navire à tribord ! Pavillon inconnu ! .
Ce fut un branle-bas de combat sur les ponts. Très vite, le navire s’avéra trop lourd et moins maniable face à la goélette des pirates. Celle-ci réussit à le contourner et voulant lui faire peur il lui envoya une bordée, mais celle-ci toucha de plein fouet le « Belle-Ninon » qui avait viré de bord. Le trou béant dans la coque avait laissé s’engouffrer le sinistre flot et le désastre était devenu complet. Le bâtiment avait coulé avec son commandant, une partie de son équipage et sa cargaison de nègres encore enchaînés. Le tout avait servi de repas aux requins qui infestaient ces côtes. Quelques membres réussirent à échapper à l’horreur indescriptible du drame, à bord d’une chaloupe mise miraculeusement à temps à la mer. Le ciel couvert de nuages à la tombée de la nuit cacha leur fuite.
C’était ce témoignage, trois mois plus tard, qui informa Monsieur Lacourtade père de son infortune. Sur ce coup fatal, une douleur fulgurante le fit s’effondrer. Il tomba malade. Il endurait d’une pleurésie.Essoufflé, respirant de plus en plus avec difficulté, fiévreux, l’infection pulmonaire l’amenuisa, aggrava sa santé. John Madgrave prit les choses en main et montrant moult prévenances à son mentor que son abattement moral empêchait de lutter contre le mal. Il ne se relevait pas de son affection, elle le laissait épuisé et alité malgré les soins du docteur Fitz Gibbon qui avait pourtant été médecin du roi.
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À Paris, les politiques avaient d’autres soucis. À l’inverse de Danton et surtout de Robespierre, le nouveau ministre des armées voulait l’affrontement. Il était en cela soutenu par Brissot qui voyait son heure venue. Ses amis et lui pensaient par-là « consolider » la Révolution et contraindre la royauté à y adhérer. Le conflit, qu’ils dirigeraient, mettrait toute la France en leur autorité. Mais Brissot comme Narbonne-Lara ne croyaient pas à la guerre générale. Les puissances étaient occupées ailleurs. Il ne s’agissait que de balayer les émigrés des terres rhénanes. L’ennemi se situait à Coblentz.
Danton était fou de rage, le pouvoir lui échappait encore une fois. Robespierre, contre toute attente, mais pour des raisons plus nobles, l’aida. Avec toute son énergie, il s’opposa à la belligérance. Il pensait que l’affrontement affaiblirait le pays et qu’elle perdrait le mouvement révolutionnaire. La guerre était pour lui la ruine du corps social, l’abandon des réformes, la chute des assignats, la mort de la liberté. L’état de guerre n’était pour lui qu’un complot, la conjuration de la cour, des Feuillants, de Narbonne, de La Fayette. C’était moins le conflit qu’ils préparaient que la trahison…
Au milieu de ses divergences, Narbonne-Lara paraissait tout organiser en vue des hostilités. Il était revenu d’une rapide inspection des frontières. Il avait déclaré à l’Assemblée que de Dunkerque à Besançon, les forces armées en parfaite condition, pourvues de toutes armes, munitions et subsistances, attendaient avec confiance, avec enthousiasme, l’ordre de marcher à l’ennemi. C’était un faux rapport, Charles-Louis de Saint-Aignan était bien placé pour se rendre compte que rien n’était prêt. Les effectifs étaient gonflés. Les troupes manquaient de tout. Les places démantelées ne sauraient offrir de résistance. Mais la Législative, caressée dans ses chimères de gloire, applaudit le ministre de la guerre.
Marie-Antoinette que l’impertinence de Narbonne-Lara irritait amena Louis XVI à le renvoyer. Mais cela se révéla une faute pour le couple royal, car le roi dressa ainsi contre lui la majorité de l’Assemblée. Brissot profita de l’occasion et s’en prit à Lessart, le ministre des Affaires étrangères, tant et si bien qu’il fut mis en accusation. Le ministère Feuillant s’effondra. Brissot et ses amis étaient arrivés à leurs fins ; la royauté, si elle voulait encore se survivre, ne pouvait plus que leur abandonner le pouvoir.
Chapitre 14.
L’atelier du peintre. Mars 1792

Il s’était présenté trois fois au grand prix de Rome et trois fois, il avait échoué se contentant du deuxième prix ou d’une récompense consolatrice. C’est de cette époque que Jacques-Louis David avait gardé une amertume pleine de ressentiment envers l’Académie qui ne l’avait pas reconnu à sa juste valeur. D’une sensibilité extrême, il en avait été si contrarié qu’à son deuxième échec, il se laissa mourir de faim par dépit. L’un des jurés, Gabriel-François Doyen, le convainquit avec moult prières et compliments d’abandonner sa tentative de suicide. Il n’en conserva pas moins de la rancœur à l’égard de ses juges et de l’institution dont il devint néanmoins l’un de ses membres. Avoir finalement gagné le fameux trophée convoité avec son tableau « Érasistrate découvrant la cause de la maladie d’Antiochus » n’y changea rien. De plus, son succès comme peintre établi et reconnu par ses pairs, comme portraitiste de la haute société et comme professeur, l’exposa aux jalousies de l’Académie. Pour lui porter atteinte, celle-ci alla jusqu’à annuler le concours du prix de Rome, l’année où tous les candidats étaient les élèves de son atelier. Il ne décoléra plus et lorsque sa requête pour le poste de directeur de l’Académie de France à Rome lui fut refusée, une haine sournoise naquit en son sein. Il garda à l’esprit que la vengeance est un plat qui se mange froid, aussi il s’arma de patience.
Charles-Louis et Charles-Michel Trudaine de Montigny avaient pour habitude d’accueillir dans leur salon parisien, place des Vosges, les plus grands artistes de l’époque. C’est par leur intermédiaire que Jacques-Louis David fit la connaissance entre autres de Chénier, Bailly et Condorcet, qui l’entraînèrent au salon de Madame de Genlis. Il y rencontra Barère, Barnave et Alexandre de Lameth. Ces derniers le menèrent au salon de Mme de Staël qui trônait et pérorait, au milieu de Sieyès, Talleyrand, Clermont-Tonnerre, Narbonne, Grimm et des poètes comme Parny et l’abbé Delille. Le moment venu, quelques-uns de ceux-ci le poussèrent sans effort à entamer en parallèle à sa carrière artistique une activité politique en devenant député de la Convention et ordonnateur des fêtes révolutionnaires. Il profita de sa nouvelle position pour obtenir la fin du contrôle du Salon par l’Académie Royale de peinture et de sculpture et participa comme commissaire adjoint au premier « Salon de la liberté », qui ouvrit en août 1791.
Il avait milité, dès qu’il avait pu, auprès de l’Assemblée pour la suppression de toutes les Académies, mais on lui explicita que l’urgence n’était point-là. Il put toutefois entre-temps éliminer le poste de directeur de l’Académie de France à Rome. Cela l’avait consolé et l’avait fait patienter.
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Depuis quelques jours, il sortait petit à petit de l’abattement dans lequel l’avait plongé l’idée d’abandonner son œuvre magistrale qui, une fois terminée, aurait dû être le plus grand tableau qu’il ait jamais exécuté. Sa superficie était de dix mètres de large sur sept mètres de haut. Deux ans plus tôt, ce projet inspiré par Dubois-Crancé et Barère avait été proposé au Club des Jacobins, auquel David venait d’adhérer. C’était la plus ambitieuse réalisation que le peintre ait entreprise. Elle commémorait « le serment du jeu de paume » et représentait les 630 députés présents lors de l’événement. Une demande de fonds pour la vente d’une gravure d’après le tableau pour payer l’œuvre fut lancée. N’obtenant pas l’argent nécessaire Barère soumit à l’Assemblée constituante de prendre la suite du financement du serment. Malgré le succès de l’exposition du dessin au Salon de 1791, la souscription échoua. Devant l’accablement dans lequel s’enfonçait leur ami, Dubois-Crancé et Barère, lui suggérèrent de proposer une création moins ambitieuse par la taille et lui conseillèrent comme sujet la Nation. L’acquisition par la Constituante semblait plus plausible. Il rejeta l’idée tout d’abord, mais la graine avait été semée et elle germa.

Il rêvait, se figurait, réfléchissait à un nouveau projet de tableau .La Nation émergeant des brumes du passé ». Son esprit échafaudait l’architecture de l’œuvre selon une inspiration tirée de l’antique. Il imaginait un escalier magistral sortant de sombres nuées et sur lequel descendrait majestueusement la représentation de la Nation accompagnée en retrait par deux muses, l’une symbolisant la Victoire, la Gloire, la Force, et l’autre la Bonté et l’Amour Protecteur. Quand il commenta et montra une esquisse à ses amis Dubois-Crancé et Barère, expliquant son idée, ils s’enflammèrent. Le tableau serait dans le sens de la hauteur de cinq mètres soixante-quinze sur quatre mètres, il affectionnait les grandes toiles, mais avait consenti à rester raisonnable. Ses deux camarades lui suggérèrent d’emblée, une beauté Créole, mademoiselle Fortunée Lormier-Lagrave, pour représenter la Nation, mais il pensait plutôt à Térésa Cabarrus ou à Germaine de Staël. Ils tombèrent d’accord pour demander à Théroigne de Méricourt de lui servir de modèle pour incarner la Muse de la Victoire ne doutant pas de son acceptation. Quant à la Bonté, il avait une petite idée derrière la tête. Il avait remarqué, quelque temps auparavant, alors qu’il se rendait à l’Assemblée, une jeune femme, de toute beauté, dont la modestie et la douceur l’avaient touché. Ce jour-là, retenu devant le couvent des Feuillants par ses deux amis à qui il proposait justement le sujet du tableau, son œil fut attiré par l’éclat du soleil sur la chevelure flamboyante de l’élégante beauté, descendant d’un carrosse aux armoiries effacées. Captivé par la vision, n’arrivant pas à s’en détacher il avait décroché de la conversation, ce qui engendra des moqueries grivoises de la part de ses comparses. Tout en les rejetant, il suivit l’apparition et sa compagne au demeurant très jolie, mais il avait une fascination pour les rousses. Il se rappela par ailleurs avoir déjà vu l’alter ego de sa découverte, mais il ne se souvenait plus où ni avec qui ? Mais, celle qui l’intéressait lui plaisait en tous points. Elle possédait une silhouette déliée, une taille fine, des yeux noirs dans lesquels on ne décelait pas les pupilles et qu’elle écarquillait comme si elle examinait avec attention quelque chose, ses cheveux d’un roux chatoyant aux boucles lourdes et brillantes, son teint laiteux. Dans les jours qui suivirent, il se prit à la chercher du regard partout où il se rendait, dans les couloirs et les loges de l’assemblée, dans les allées du jardin des Tuileries, dans les galeries du Palais-Royal. Il se trouvait idiot encombré de ce béguin qui occupait ses pensées. Cela devenait une obsession. Il avait fini par être informé de son identité, c’était Élisabeth Chevetel, une ci-devant, mais si belle. Le personnage du tableau, qu’il projetait et qu’il élaborait pour elle, lui donnait une bonne raison pour l’aborder sans la choquer, car il sentait intuitivement qu’il ne fallait pas l’effrayer. Étrangement intimidé, il mit du temps à l’approcher. L’occasion se présenta dans un salon de l’Assemblée où elle se reposait en compagnie de plusieurs femmes, dont Madame Roland qu’il connaissait depuis qu’il avait rencontré son époux lors de la fusillade du champ de mars.
— Bonjour citoyennes !
— Citoyen David que nous vaut l’honneur de ta présence parmi nous ?
— Citoyenne Roland, je suis venu te demander ton aide pour convaincre une dame de tes amies de me servir de modèle.
— Mais cela sera avec plaisir, qui dois-je persuader.
David se tourna vers Élisabeth qui sursauta, il s’adressa à elle.
— Citoyenne, voulez-vous devenir ma Muse de la Bonté pour un tableau dédié à la Nation ?
Elle resta coite, rougit, hésita ne sachant que répondre à une requête si singulière, ce qui attendrit encore plus l’artiste qui persista. Madame Roland aidée de Marie-Amélie appuya la proposition, arguant qu’elle ne pouvait refuser cet honneur. Elle finit par céder devant l’insistance de tous à condition qu’elle puisse être accompagnée lors des séances de pose. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’un atelier de peintre n’était pas la place des femmes honnêtes, celles-ci se faisaient faire leur portrait chez elles. Et quand elle expliqua à sa belle-sœur son point de vue, cette dernière sourit de sa candeur et la rassura, un atelier d’artiste n’était pas un lupanar.
*

Élisabeth arriva à l’hôtel de l’île Saint-Louis, sans bijoux et sans fard, déjà coiffée d’un chignon bas entrelacé de faveurs dorées, duquel s’échappaient des boucles. Ce naturel qu’affectionnait son temps lui donnait un air juvénile. Marie-Amélie l’aida avec sa chambrière à s’habiller d’une robe en mousseline blanche drapée à l’antique depuis les épaules et soutenue à la taille par des rubans suivant les consignes de David. Quand le modèle apprêté comme une vestale se trouva prêt, elles partirent pour l’atelier de l’artiste.
Jacques Louis David faisait partie de ces artistes assez fortunés, dont l’aisance venue dans un premier temps de la dot de son épouse, avait autorisé l’obtention d’un atelier et d’un appartement au sein de l’ancien palais des rois. Le carrosse s’arrêta le long du Louvre pour permettre aux deux jeunes femmes de descendre. Les portes de l’atelier donnaient sur la rue. Précautionneusement afin de ne pas tacher leurs robes dans la boue que la pluie du matin avait laissée sur les pavés encore luisants, elles parcoururent les quelques pas qui les séparaient de leur but. Élisabeth s’était emmitouflée dans un manteau qui protégeait plus sa pudeur que son corps de la température qui s’avérait clémente en ce milieu de matinée de mars. Lorsqu’elles pénétrèrent dans le lieu la première chose qu’elles remarquèrent au milieu de l’espace fut une toile magistrale sur laquelle étaient ébauchées les grandes lignes de l’œuvre à venir. Au centre de la peinture presque aboutie s’avançait Germaine de Staël sélectionnée pour représenter la Nation. Un des élèves s’appliquait sur les plis de la robe. Sur les conseils de ses commanditaires, David avait choisi de commencer par elle afin de joindre à sa cause les habitués de son salon. Il souhaitait obtenir des fonds de la part de ses admirateurs qui ne demandaient pas mieux que de voir leur égérie sur les murs de l’Assemblée. Quant à la Muse de la Victoire, les deux belles-sœurs en s’approchant reconnurent fort bien Théroigne de Méricourt. De derrière l’œuvre apparurent des élèves du maître, Jean-Germain Drouais, Jean-Baptiste Debret, François Pascal Simon Gérard et Antoine-Jean Gros, qui les accueillirent tout en se présentant. Ils échangèrent un clin d’œil, heureux de croiser de si jolies femmes comme modèles dans l’un des ateliers les plus courus du moment. Ils leur proposèrent des fauteuils en attendant David.
Celui-ci arriva alléguant des problèmes familiaux à régler. Il n’entra pas dans les détails, il aurait eu du mal à justifier une des nombreuses disputes qui séparaient petit à petit son couple. Depuis que Marguerite Charlotte Pécoul, de dix-sept ans plus jeune que lui, s’estimait en désaccord avec les opinions politiques de son époux, qu’elle trouvait extrémiste, leur mariage battait de l’aile. L’épouse était allée jusqu’à se retirer un temps dans un couvent. Cela agaçait de plus en plus le mari qui s’était depuis fort longtemps tourné vers d’autres compensations féminines. Il découvrit donc son modèle enfoui dans son manteau en compagnie de sa belle-sœur. Après les avoir saluées, il guida Élisabeth sur une estrade au milieu de l’atelier sous les feux de la lumière qui arrivaient des fenêtres du haut. Trois marches étaient disposées simulant une partie de l’escalier qu’elle était supposée descendre. Il lui fit prendre la pose désirée, arrangeant les plis de son drapé à sa convenance. Il lui demanda de lever légèrement le menton et de baisser une épaule. Délicatement, il ne put s’empêcher de repousser l’une des mèches de sa chevelure, ceci afin d’en toucher la soie. Sans rajouter un mot, il s’installa devant la toile et ébaucha la silhouette de son modèle au fusain pendant que ses apprenants chacun sous un angle différent faisaient de même. Dans le halo de lumière, elle paraissait éthérée, nullement consciente de l’effet qu’elle produisait sur les observateurs. Parmi les élèves de David, il y avait quelques femmes dont Marie-Guillemine Benoist et Andrée Bouviers, cette dernière âgée de vingt ans était la maîtresse peu à peu délaissée du maître. Elle ruminait un sentiment de suspicion envers toute la gent féminine qui approchait cherchant en vain celle qui risquait la remplacer. Ses sens en alerte, la déférence que le peintre mit à guider et à installer Élisabeth lui fit comprendre tout de suite l’intérêt de l’artiste pour le modèle. Elle en ressentit un pincement de jalousie, qui, telle une brûlure, incendia son âme, une haine sans bornes y prit naissance. La séance dura une heure sans pose pendant laquelle se présentèrent des relations de David, dont Bertrand Barère de Vieuzac, que tous appelaient simplement Barère. Voyant le modèle du jour, il sourit, car il reconnut celle qu’il savait tourmentait l’esprit de son ami. Découvrant Marie-Amélie qu’il connaissait l’ayant croisée à plusieurs reprises dans les couloirs de l’Assemblée et dans les salons parisiens, il s’avança pour la saluer. Il s’assit à ses côtés, ils échangèrent leurs avis sur les croquis préparatoires qui donnaient une idée des plus précises du tableau. Elle appréciait les façons de l’homme. De physique et de caractère séduisants, il détenait un ton et des manières en conformité avec le grand monde ou même à la cour. Il lui tint compagnie en attendant l’attention du peintre. L’arrivée de Condorcet avec son épouse Sophie de Grouchy, venu admirer le travail de l’artiste, interrompit la séance, permettant ainsi Élisabeth de bouger et de se réchauffer momentanément. Alors qu’elle revêtait son manteau, se trouvant bien déshabillée par rapport aux spectateurs de l’ouvrage, une jeune femme pétillante, dont le rire cristallin fit retourner toutes les têtes, entra, accompagnée du poète André Chénier. Françoise Le Coulteux, sa nouvelle égérie, désirait voir l’œuvre dont tous disaient grand bien. Elle fit beaucoup de manières et de compliments grandiloquents qui agacèrent David, mais il y répondit poliment ne voulant pas froisser Chénier qu’il savait être l’amant de la belle. Quand elle comprit qu’Élisabeth était l’une des Muses, elle eut du mal à contenir sa déception de ne pas avoir été choisie, ce qui amplifia le mécontentement du peintre. Chénier sentit venir l’esclandre, il prit Condorcet à partie, et lui fit remarquer qu’ils étaient attendus à quelques pas de là, à l’Assemblée. Les visiteurs se retirèrent, la séance se poursuivit. Élisabeth reprit sa pose encore une bonne heure. Marie-Amélie pour patienter parcourut l’atelier admirant les tableaux en attente d’être finis, elle reconnut dans un lot les portraits inachevés de Madame Pastoret et de Madame Trudaine.
*
Quelques jours plus tard, le couple Lacourtade reçut une visite. Il était attablé et François-Xavier commentait les dernières nouvelles politiques et elle l’avancée du tableau de David.
— … Si Léopold d’Autriche tergiverse et répugne au conflit, son fils s’est autre chose. Et maintenant que le père est mort, nous pouvons nous attendre au pire. Je ne pense pas qu’il soit sensible au malheur de la reine, il voit dans la Révolution une ennemie dont il doit se défaire à tout prix. La guerre me semble inévitable. On s’y prépare à Vienne et à Berlin, autant, voire mieux, qu’à Paris.
— Je vous trouve bien pessimiste François, nos amis sont plus encourageants. Regardez, Dumouriez n’a pas l’air de détenir d’incertitude.
— Celui-là chante ce que l’on veut entendre, je doute que cela nous aide beaucoup. Il semble avoir amadoué le roi, mais je crois que la reine ne s’y laissera pas prendre.

François-Xavier allait se servir un bout de volaille quand Anastasie vint annoncer Madame Roland. Le couple fut surpris, car c’était la première fois que l’égérie de leurs amis arrivait jusqu’à eux. Elle entra dans la pièce, comme à son habitude vêtue de blanc, avec un petit fichu de linon sur la gorge. Riante, gracieuse, la démarche rapide, elle s’excusa de son intrusion et d’interrompre leur déjeuner. Ils lui offrirent un siège et lui proposèrent de se joindre à eux.
— C’est très aimable à vous, mais je me suis déjà sustentée, j’accepterai toutefois un verre de vin pour vous accompagner.
Elle avala une gorgée et reprit .
— Je suis venue à vous, car j’ai besoin de votre aide. Brissot, pour compléter le ministère, a offert le portefeuille de l’intérieur à mon époux. Et même en y mettant toute mon énergie, j’ai peur d’avoir du mal à le seconder. François-Xavier, acceptez-vous de devenir son secrétaire ?
Comme il ébauchait un geste de négation, elle l’interrompit .
— Non, réfléchissez avant de répondre, je ne vous demande pas de faire de la politique. C’est justement à cause de cela que c’est à vous que je m’adresse. Nous avons besoin d’hommes qui effectuent sans relâche un travail sans avoir pour objectif leur propre ambition. Comme vous le savez, les différents gouvernements, et celui-là n’en sera malheureusement pas exempts, manque de probité. Si vous voulez ne serait-ce que légèrement infléchir dans le bon sens la politique de notre pays, venez à mon aide. L’administration constitue un fort rouage du pouvoir où l’on a besoin d’individus consciencieux pour qu’il ne grippe pas.
Devant tant d’insistance à laquelle s’ajouta celle de Marie-Amélie, François-Xavier accepta néanmoins le poste sans grande conviction quant à l’importance de son rôle. Il n’était pas surpris de se voir faire la demande par Madame Roland et non par son mari. Tous savaient que c’était elle qui portait la culotte sous couvert d’une extrême douceur et d’un amour conjugal de façade auquel seul son époux croyait, et dont elle n’avait jamais fait faillir l’engagement. Manon Roland était une admiratrice de Rousseau, c’était une philosophe, une politique, chez qui la sensibilité s’unissait à l’ambition. Lorsque Dumouriez vint proposer le ministère de l’Intérieur à monsieur Rolland, il l’accepta comme un dû et elle se tenait prête depuis longtemps pour une vie politique plus active. Elle n’avait guère confiance en Dumouriez dans lequel elle avait décelé un flatteur qui l’entourait d’une cour galante. Elle l’avait vu faire avec plus d’une femme. Elle savait qu’il se moquait de tout, hormis de ses intérêts et de sa gloire, et elle était consciente qu’il n’était pas le seul. C’était pour cela qu’elle avait jeté son dévolu sur l’intégrité de François-Xavier, car elle voulait environner son époux de gens sûrs. Elle désirait que son gouvernement ait une chance de réussir là où les autres avaient eu du mal à aboutir. Elle avait compris qu’ils avaient souvent failli à leur but par manque de droiture et si son mari avait l’esprit étroit, il n’en manquait pas.
Le lendemain, François-Xavier rejoignait le nouveau Pouvoir et se trouvait en première place pour suivre l’avancée de la venue de la guerre.
*
Les jours passèrent, le mois de mars avec ses bouleversements ministériels, puis le mois d’avril avec sa déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie et enfin celui de mai qui vit la déroute française et l’ennemi franchir la frontière de Flandre. Élisabeth s’y rendait, trois ou quatre fois par semaine, le matin de préférence pour garder un éclairage identique, accompagnée de Marie-Amélie qui prisait l’ambiance du salon artistique et politique de l’atelier. François-Xavier et ses amis de la Convention étaient venus contempler l’avancement du tableau. Tout Paris essayait d’apercevoir l’œuvre où jour après jour la Nation et ses Muses resplendissaient dans toutes leurs beautés. La jeune femme, dont la timidité s’était estompée au fil des séances de pose, avait fini par apprécier les attentions et les conversations de David. Lorsque Marie-Amélie fut empêchée par la rougeole contractée par son petit Louis et qui la préoccupait, Élisabeth se rendit seule à l’atelier sans s’inquiéter de la bienséance, il y avait toujours du monde. À la fin de l’une d’elles, il lui proposa d’exécuter son portrait afin de la remercier. Il lui assura qu’il n’aurait besoin que de quelques séances, pour la raison qu’il détenait suffisamment d’études de sa personne pour ne pas l’incommoder par des séances de pose supplémentaires. Elle accepta ayant pris plaisir à ses rendez-vous qui se révélaient si mondains et qui ne l’obligeaient qu’à paraître tout en profitant du spectacle des visiteurs. Ceux-ci auraient été bien surpris de savoir qu’elle renversait les rôles, car tous oubliaient la jeune femme dans leurs échanges, leurs joutes verbales. Cela amusait Élisabeth d’être à la fois si visible au centre de toutes les prévenances et à même temps invisible à leur attention, puisqu’elle ne pouvait intervenir, ce que de toute façon elle n’affectionnait pas. Cela égaya Marie-Amélie à qui elle s’en ouvrit lors d’un parcours en carrosse.
*
La première séance pour son portrait avait été prévue le 16 juin. Élisabeth entra dans l’atelier du Louvre en fin d’après-midi ; David lui avait demandé de bien vouloir remettre son rendez-vous à ce moment-là, car les événements politiques se bousculaient à l’Assemblée et il ne pouvait les manquer. Les ministres Servan, Roland et Clavière, trois jours avant, avaient reçu leurs congés à la colère de Madame Roland et au grand fatalisme de François Xavier. Dumouriez avait ce jour-là débattu contre Brissot et lassé par l’obstination du roi, il avait offert sa démission à la satisfaction du peintre et de ses amis.
Pour ne pas importuner plus longtemps Marie-Amélie, Élisabeth avait décidé d’y aller seule, de plus elle voulait faire la surprise à sa famille. Lorsqu’elle arriva, David lui proposa une tasse de café, puis l’installa sur une bergère placée sur l’estrade centrale. Elle avait choisi de garder sa robe de Muse l’agrémentant d’une étole d’un rouge profond. Ses cheveux étaient attachés lâches sur la demande du peintre. Elle prit une pose de trois quarts son visage faisant face à l’artiste. Ils parlaient à bâtons rompus. Il lui commentait les résultats de la séance, tant et si bien qu’Élisabeth ne se rendit pas vraiment compte qu’ils étaient restés seuls dans l’atelier. Quand elle en prit conscience, elle lui en fit la remarque, David en badinant lui demanda si cela lui faisait peur. Elle répondit par la négative, mais son intuition lui disait le contraire. Toujours en plaisantant l’homme s’approcha comme il le faisait souvent sous prétexte de mieux voir un détail, de remettre un pli de sa robe à sa place. Cette fois-ci instinctivement elle recula à l’approche de celui-ci. Décontenancé, il s’agaça.
— Vous ferai-je peur, Élisabeth ?
— Non ! Non ! bien sûr, vous m’avez simplement surprise.
Se rapprochant il poursuivit.
— Vous savez, Élisabeth, je ressens pour vous des sentiments qui sans cesse m’empêcheront de vous faire le moindre mal.
La jeune femme troublée par cette déclaration se sentit piégée dans la bergère, elle souhaita se lever pour se dégager. David inquiet de la perdre l’attrapa pour la prendre dans ses bras. Effrayée, elle voulut repousser cette étreinte qu’elle trouvait déplacée. Dans le mouvement brusque, une fibule, qui tenait sa robe, se rompit le haut de sa tenue s’écroula et dénudant son buste. Cachant sa poitrine d’une main, paniquée, elle essaya de l’autre de rejeter l’homme qui se faisait plus pressant. À cet instant, la porte de l’atelier s’ouvrit sur Andrée. Le peintre se retournant pour voir qui s’immisçait laissa échapper Élisabeth qui s’esquiva, se drapa de son étole et s’enfuit bousculant la maîtresse de l’artiste bafouée qui pensa interrompre une joute amoureuse.
*
Andrée avait quitté l’atelier de David après avoir fait une scène à son amant déchirant la toile du portrait d’Élisabeth à l’aide d’un couteau. Elle se jura de ne plus jamais remettre les pieds en ce lieu. Tout à sa douleur, elle arpenta les rues sans réfléchir à son chemin. Ce qui l’arrêta ce fut un vendeur à la criée qui proposait le journal de Marat « L’ami du peuple » . Bien sûr ! Elle tenait sa vengeance.
Elle revint sur ses pas et se parvint au seul endroit où elle pensait pouvoir découvrir son renseignement, car elle ne savait où trouver l’homme.
Marat était prolixe, il consignait la nuit, le jour, et ce qu’il écrivait était une suite sans fin de délation sous forme d’accusation. Certains lisaient le quotidien par curiosité, d’autres craignant d’y voir leur nom, aussi, la police sans le vouloir rendit service au journaliste en le forçant à vivre caché. Enfermé, livré à son travail, il amplifia son activité. Cette fuite perpétuelle devant les forces de l’ordre intéressa vivement le peuple. Leur ami persécuté, fugitif, voire en danger, redoublait d’attrait pour eux et validait ses dires. En réalité, le péril demeurait insignifiant. La vieille police de Lenoir et de Sartine n’existait plus. Il ne risquait pas grand-chose à part une promotion auprès de ses lecteurs. Comment suffisait-il à ce travail énorme ? Il ne quittait pas sa table, il allait très rarement à l’Assemblée ou aux clubs. Sa vie était simple, elle se résumait à écrire. Certains s’étonnaient que cette violence uniforme et cette monotonie de fureur n’aient point refroidi le public. Rien de nuancé, tout paraissait extrême et excessif dans ses textes. Il utilisait continuellement des mots identiques : infâmes, scélérats, infernaux. Il pratiquait toujours le même refrain : la mort. Nul autre changement que le chiffre des têtes à abattre, 600 têtes, dix mille têtes, vingt mille têtes ; il alla jusqu’au nombre, singulièrement précis, de deux cent soixante-dix mille têtes. Chaque jour, les rues retentissaient du cri des colporteurs . « Voilà l’Ami du peuple ! » et cette harangue avait sorti Andrée de son désarroi aveugle ouvrant une éclaircie dans ses sombres pensées.

Elle traversa la Seine, remonta la rue de la Harpe et se dirigea vers le couvent des cordeliers qui abritait le club du même nom, où elle savait, comme tous, trouver des proches de Marat. Elle arriva sur place, la nuit tombait, peu rassurée, car le lieu était illuminé que par l’astre nocturne qui se levait. Elle pénétra dans le vaste conglomérat où les siècles avaient accumulé des constructions de nature et de vocations variées, à cette heure-là l’ensemble transpirait le lugubre. Elle se dirigea vers la chapelle réquisitionnée éclairée où elle supposa que se tenait le club. Celle-ci était une des plus grandes à Paris, elle était accolée à un cloître dont l’une des faces était surélevée. Elle donnait tout à la fois sur le prieuré et le jardin planté d’arbres dont les ombres ainsi que celles des allées en arceaux de verdure inquiétaient la jeune femme. La foule était nombreuse même à cette heure. Elle s’interrogea, pourrait-elle entrer ? Elle se faufila sous l’œil indifférent de ceux à qui elle faisait la demande muette de la laisser passer. Le bruit était à rendre sourd, elle n’y voyait guère. Les chandelles n’apportaient que peu de lumière. Elles fumaient tellement qu’elles engendraient un brouillard sur le rassemblement qui piquait les yeux et intensifiaient les voix et les cris… Andrée ne savait qui chercher, mais suivant son obsession, elle fouillait du regard la foule mélangée d’hommes bien mis, d’ouvriers, d’étudiants, de prêtres et même, de moines, des anciens cordeliers tous y venaient savourer un peu de liberté. Elle ne savait à qui demander son renseignement, de plus elle se rendit compte qu’il y avait peu de femmes quand elle identifia Théroigne Méricourt la courtisane amazone. Mais elle ne tenait pas à être reconnue par celle-ci, en ce lieu. Quoi qu’il arrive par la suite, intuitivement elle préférait que l’on ne fît pas le rapprochement avec elle. Elle s’enfonça dans l’ombre d’un recoin et attendit que le hasard vienne à son aide. Elle discerna Fabre d’Églantine ainsi que l’imprimeur Momoro dont son épouse, Sophie, avait incarné la déesse de la Raison lors de la fête de la Fédération. Elle sursauta quand dans un silence subit la voix caverneuse de Danton annonça.
— La parole est à Marat !
Andrée sortit de sa cache pour mieux voir l’homme qui montait à la tribune sous les vivats. C’était donc ça Marat, cette chose maladive, avec des yeux gris-jaune, si saillants ! Ce n’était pas grave, elle n’avait que faire de la mine, ce qu’elle voulait c’était le pouvoir que détenait l’individu de la venger.
Son discours fini, il se retira par une porte au fond de la chapelle, elle attendit un peu et se précipita sur ses talons. Des salles obscures. C’était une suite de pièces en enfilade au bout de laquelle elle entrevoyait une source de lumière. L’humidité des pierres lui faisait froid. Elle ne devinait que le son de ses pas descendant les marches qu’elle avait rencontrées. Lorsqu’elle surgit à la clarté, celle-ci l’aveugla. Elle porta machinalement sa main devant son regard. Elle n’entendit qu’une voix.
— Et que veut donc la citoyenne pour s’enfoncer ainsi dans l’antre de la bête ?
Ses yeux s’habituèrent à la lumière du chandelier qui éclairait le centre d’une vaste pièce au plafond voûté et qui semblait être sous terre. Le seul mobilier était un bureau auquel était assis l’homme qui lui parlait. En fait, elle se situait dans une église souterraine, qui se déployait au-dessous de la chapelle, et qui recelait pour quelque temps l’imprimerie de Marat. C’était de là qu’il jugeait sans appel, le royaume des vivants, sauvant l’un, damnant l’autre. Ses sentences s’étendaient jusqu’aux affaires privées. Elle pensa que l’homme endossait une toilette bizarre, excentrique. Il portait un gilet de satin blanc, avec un collet gras et une chemise sale. La faim, la fatigue ou simplement la peur lui fit perdre connaissance. Quand elle rouvrit les yeux, elle se trouvait dans le fauteuil du délateur qui la ranimait à l’aide d’une fiole dont l’odeur agressive l’avait sortie de son évanouissement. Comme elle se remettait, il lui demanda pourquoi elle était venue jusqu’à lui. Elle lui raconta à sa façon comment une ci-devant aristocrate lui avait volé son compagnon. Elle omit de lui dire qui était l’homme, pour la seule raison que cela aurait enlevé de l’ignominie à l’ogresse qui avait saccagé sa vie. Elle en avait rajouté, elle s’était annoncée enceinte, mise à la rue. Marat, bien que sanguinaire, avait toujours eu un faible pour la douleur des femmes. Il avait protégé une religieuse fugitive. Il avait pris parti pour une dame en querelle avec son mari, et fait des menaces effroyables à celui-ci. Il décida de lui faire justice sans plus de preuves, mais Marat n’en avait pas besoin.
Chapitre 15.
Quand la justice n’est pas juste. Juin 1792.

Élisabeth, maintenant son manteau contre elle, cachant sa pudeur mal menée, jaillit hors de l’atelier et se précipita dans son carrosse. Une fois à l’intérieur, tout en pleurant, elle se rajusta. Elle se trouvait stupide de s’être trompée à ce point sur les intentions de cet homme. Comment avait-elle pu être si niaise ? Pourquoi n’avait-elle pas suivi son intuition première ? S’en méfier. Rentrée à l’hôtel Cambes-Sadirac, elle demanda à la surprise de sa chambrière un bain. Elle se devait de se laver de cette insulte. Remise un peu de ses émotions, elle se coucha sans manger soulevant des questions muettes de son personnel.
Le lendemain, elle se traîna d’une pièce à l’autre, d’une activité à une autre sans fixer son attention sur quoi que ce soit. Elle commença une lettre, puis se mit au clavecin, ce qui d’habitude lui changeait les idées. Elle prit une broderie, puis un livre, rien ne la distrayait de son marasme. Elle se sentait honteuse, elle ressassait sans cesse ce qui s’était passé entre elle et le peintre, refaisant l’histoire. Cherchant ce qu’elle n’avait pas perçu, pas remarqué. Elle n’osait en parler à quiconque pour ne pas donner corps à cette aventure. Elle avait peur que cela se sache, qu’on l’interroge sur son changement d’attitude, car bien sûr il n’était pas question qu’elle le revît, qu’elle lui adressât à nouveau la parole. Elle craignait qu’il n’essayât de la rencontrer encore une fois, de s’excuser. Elle était consciente qu’elle paniquait pour rien, que toute cette agitation dans sa tête n’avait aucun sens. Elle n’avait rien fait de mal, elle s’était laissée abuser et l’offense n’était pas grande, mais c’était plus fort qu’elle, cela la tourmentait. Le soir venu pour pouvoir passer la nuit, elle réclama à sa chambrière une tisane de houblon. Le temps que la boisson apaisante accomplisse son effet, elle pria et elle finit par s’endormir.
*
« — Madame ! Madame ! La garde ! La garde du comité de district ! »
Les cris de sa domestique en chemise et décoiffée sortirent avec difficulté Élisabeth de son sommeil artificiel. Elle s’assit sur sa couche, essayant de comprendre ce qui survenait. Elle ne s’était pas extraite du lit qu’un groupe de militaire armé pénétrait à la suite de deux hommes en civil affichant une écharpe tricolore en travers du corps. Instinctivement, croisant ses bras sur son buste, elle protégea sa poitrine de la vue des regards indésirables. Bien qu’en chemise, elle se sentait nue devant ses individus aussi décontenancés qu’elle de par la situation. Ils découvraient le charmant tableau qu’elle faisait, les cheveux défaits, boucles rousses s’écroulant sur ses épaules et dégoulinant jusqu’à sa taille. Curieusement, elle se demanda quelle heure il pouvait être. Il y eut un flottement dans la pièce, personne n’osant intervenir. Le moment de surprise passé, tous voulurent s’exprimer à même temps, s’interrompant dans la foulée. L’homme le plus âgé se présenta comme étant le supérieur de tous et signifia le but de sa venue.
— Citoyenne Élisabeth Chevetel épouse Cambes ?
Un court instant, elle eut une hésitation devant l’annonce, elle se demanda de qui il parlait. Puis réalisant la situation, elle répondit.
— Oui ! Oui bien sûr, mais que voulez-vous ?
— J’ai ordre de t’arrêter et de te mener à la Conciergerie.
— De m’arrêter ? À la Conciergerie ? Mais pourquoi ?
— Tes chefs d’accusation te seront donnés en temps et en heure.
— Mais vous ne pouvez m’emmener comme ça !
— Mes hommes vont sortir sauf moi afin que tu puisses te vêtir.
*
Le jour se leva sur l’étrange procession qui traversait Paris. Un groupe de gardes républicains encadrait une jeune femme, blanche comme la craie. Elle marchait les bras ballants, un ballotin à la main. À ceux qui à cette heure sortaient dans les rues et apercevaient le spectacle de la prisonnière visiblement en état de choc, le cœur s’étreignait de compassion. Bien qu’il fût courant en ses jours sombres de suspicions de croiser des captifs en route pour une des maisons de détention de Paris, la vision matinale mettait le doute sur la nécessité d’en passer par là. Ce dont Élisabeth n’était pas instruite alors qu’elle marchait le plus dignement possible entre ses gardes, c’est que le matin même elle avait été dénoncée par « l’Ami du peuple » comme une fanatique royaliste prête à tout pour assouvir ses besoins de luxure. De plus, elle aurait été surprise de savoir que de loin une ombre les talonnait, celle de la délatrice. Andrée était postée depuis le milieu de la nuit à l’angle de la rue Jacob derrière l’église de Saint-Germain des prés, attendant ceux qui détenaient les outils de sa vengeance. Dès qu’ils étaient sortis de l’hôtel Cambes-Sadirac, elle les avait suivis afin de connaître leur destination. Elle les laissa alors qu’ils pénétraient dans le funeste pénitencier.
Le groupe arriva devant les murs sombres de la prison qui occupait le rez-de-chaussée des vestiges de l’ancien Palais de la Cité bordant le quai des Morfondus. L’étage supérieur longtemps réservé au Parlement était devenu le tribunal du nouveau pouvoir. Élisabeth éleva son regard vers le ciel et les deux tours ne découvrant que quelques ouvertures grillagées qui la firent frissonner. Le premier guichet s’ouvrit, la petite porte haute d’environ trois pieds et demi, pratiquée dans une autre plus grande, ressemblait à un traquenard tant il était dans l’obligation de se recroqueviller pour la traverser. Le garde la devança, tout en baissant la tête et en levant le pied pour éviter les pièces de traverse. Le porte-clefs solidement bâti les examina avant de les laisser passer. À peine celui-ci franchi, ils s’engagèrent dans un second guichet, réitérant la scène. Des lanternes apportaient une faible lumière et renforçaient l’idée de la souricière, de la claustration ; lorsqu’elle entendit le son métallique de la serrure se fermer après elle, la panique de l’animal piégé l’a pris. Elle regardait affolée autour d’elle. Elle ne voyait que les hauts murs de pierre finissant en arcs brisés et les grilles épaisses qui barraient le passage. Au loin, on percevait un peu de jour. Le garde lui fit descendre quelques marches sur la droite et pénétrer dans une pièce. L’espace partagé en deux par des barreaux détenait une partie destinée aux écritures et l’autre à l’attente des condamnées, ce qu’Élisabeth ne pouvait savoir. Au bout d’un grand bureau à l’allure sommaire, sur un fauteuil, le plus ancien des porte-clefs patientait représentant le gouverneur absent. Le garde la poussa vers la table. Le fonctionnaire installé face à elle et qui semblait l’attendre faisait office de greffier ce jour-là. Plus aboyant que parlant il l’interrogea . — Ton nom citoyenne ? Elle commença par bredouiller, puis s’entendant elle raffermit sa voix, et réitéra. — Je suis Élisabeth Chevetel de La Rabelliere, épouse du citoyen Cambes-Sadirac. La fin de la phrase sonnait mal à son oreille, Charles Louis avait toujours été pour elle le chevalier de Saint-Aignan, et comme pour l’aider son souvenir vint se figer en elle. Le greffier à la lumière blafarde du jour écrivait consciencieusement l’identité de la prisonnière. Se tournant vers le cerbère qui l’avait amené, il demanda . — Garde ! Quel est le chef d’accusation ? Avant que celui-ci ne réponde, le conventionnel, qui s’était attardé en chemin, ayant rattrapé le groupe entre-temps, intervint . — La citoyenne est arrêtée, car elle est la femme d’un militaire passé à l’ennemi.
— Mais ce n’est pas vrai ! Mon mari est dans l’armée du Rhin sous les ordres du général de Rochambeau.
— On verra ! Qui plus est, elle est à la fille d’un émigré !
— Mais ce n’est pas possible, je suis orpheline depuis l’âge de sept ans, la mort n’est tout de même pas considérée comme émigration !
— On verra ! De toute façon, sa belle-famille s’est expatriée.
— Mais je n’en suis pas responsable.
— C’est à voir !
Comme elle commençait à élever le ton face à tant d’injustice flagrante, le fonctionnaire se leva de sa chaise, s’appuyant sur le bureau, poings serrés, et la regardant droit dans les yeux, s’adressa au surveillant à ses côtés. — Garde ! Accompagne la citoyenne dans sa geôle, en attendant qu’elle passe en jugement. Elle pourra réfléchir à comment elle a bien pu offenser la Nation, pour en arriver là. ». Devant l’impensable, elle était tétanisée, pétrie d’impuissance, elle restait figée sous les yeux de l’homme, ce que le garde prit pour de la résistance. Il lui attrapa violemment le bras et la tira brusquement à l’extérieur du bureau. Une fois sorti, le fonctionnaire du greffe se retourna vers le commissaire du district qui avait arrêté la jeune femme. — Alors qu’a-t-elle fait au juste ?
— Je ne sais, elle a été dénoncée par l’Ami.
— Ah ! L’un comme l’autre haussèrent les épaules devant cette justice, de toute façon que pouvaient-ils y faire ?
*
Des larmes coulèrent le long de ses joues sans même qu’elle ne s’en aperçoive. Elle suivait mécaniquement le garde devant elle dans un sombre et étroit couloir, empuanti d’odeur d’urée. Il distribuait sur son parcours de nombreux espaces : la salle du guichet, le bureau du concierge, le greffe, l’arrière greffe, le parloir, une pièce de repos pour les geôliers, l’infirmerie, la chapelle, quelques cellules pour femmes. Toujours en pleurs, Élisabeth arriva tenant son ballot serré contre elle, dans le préau des femmes de la prison. L’homme la planta au milieu des premières détenues qui sortaient des cachots donnant sur l’ancien jardin bordant le logis moyenâgeux du roi, transformé en promenade pour les captives. Elle resta là, prostrée. — Élisabeth ? Élisabeth Chevetel de la Rabelliere, mon Dieu vous aussi. Ils n’auront donc aucune pitié. La jeune femme leva la tête vers une dame âgée qui s’adressait à elle, elle mit un peu de temps avant de réaliser. — Madame Comeveille, vous ici ?
— Et oui mon petit, mon mari également bien sûr.
Élisabeth la regarda hagarde, amie de la tante de son époux, Madame La Fauve-Moissac qu’elle avait fréquentée assidûment de ce fait. Elle n’en pouvait plus, c’était trop incongru, trop absurde, elle ne put retenir de gros sanglots. Madame Comeveille la prit dans ses bras. — Du calme, mon petit, tout doux, tout doux. Veuillez-vous assoir.
— Mais je n’ai rien fait, ils m’accusent de choses que je ne peux avoir faites.
— Oh mon petit, mais ceux qui ont fait quelque chose, ne sont pas ici, ou si peu. Ils ne nous reprochent que ce que nous sommes.
— Mais c’est absurde !
*

L’opulente Madame Richard, la concierge du Palais, arriva à petits pas précipités. Une fois au milieu de la cour, elle chercha sa nouvelle internée, rouspétant contre les gardes qui l’avaient menée là sans la concerter pour l’installer. Elle la trouva à la fontaine, où les femmes lavaient leur linge, en compagnie d’une autre prisonnière qui lui passait de l’eau sur le visage. Elle les apostropha.
— Excuse-moi citoyenne, mais je n’ai pas pu t’accueillir.
Élisabeth surprise se retourna vers la concierge, ne comprenant pas qui elle était ni ce qu’elle voulait. Madame Comeveille la présenta. Madame Richard sur le ton aimable d’une commerçante engagea la transaction, elle expliqua à l’arrivante les modalités pour le logement.
— Parce qu’il faut payer ?
— Bien sûr, mon petit. Ou bien tu fais partie des pistolières, ou bien des paillasseuses ! Comme dans son désarroi Élisabeth refusait de comprendre, Madame Comeveille prit la relève.
— Laissez Madame Richard, le temps que la famille de Madame Chevetel fasse le nécessaire, nous allons nous arranger dans ma cellule. Nous nous serrerons.
— Comme tu veux citoyenne. Mais pas trop longtemps !
La concierge ne souhaitait pas perdre de gain.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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