Chapitre 39
Janvier 1794, l’immigration de la famille Bourdel

La famille Bourdel découvrait la ville de la Nouvelle-Orléans, derrière la levée qui la protégeait. Elle s’étalait sous leurs yeux dans tout son exotisme avec ses façades à arcades, ses balcons, ses palmiers, ses magnolias, sa foule bigarrée. Leur voyage était enfin terminé au grand soulagement de Rose-Marie qui serrait contre elle son fils. Son époux le bras autour de ses épaules sentait son cœur gonfler d’espoir d’un avenir prometteur. Tout en examinant le décor nouveau devant elle, elle se souvenait du jour où le périple avait débuté.
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Tout avait commencé avec l’annonce par Térésa Cabarrus de l’arrestation de Marie-Amélie Lacourtade au château de Cambes où résidaient son époux Antonin Bourdel et son petit garçon. Elle était alors au service de madame de Verthamon, qu’elle avait toujours fidèlement servi depuis son plus jeune âge. Elle avait vécu les affres de l’incertitude pendant quarante-huit heures. Elle ne savait ce qu’étaient devenus son mari et son enfant. Puis sa maîtresse l’avait fait appeler et en tête à tête, elle l’avait informée de la suite des événements. — Rose-Marie, demain je vais me retirer à mon château de Cadaujac, vous allez faire votre malle comme il se doit. Vous y enfournerez tout ce à quoi vous tenez. De là vous prendrez une gabarre et partirez rejoindre votre époux et votre fils sur un navire en partance pour l’Amérique, et je pense que vous ne reviendrez pas. Elle était restée muette devant la tirade de sa maîtresse qui la lui disait tout en retenant ses larmes.
Tout s’était passé comme prévu. Le lendemain soir, au château des bords de Garonne, elle s’était retrouvée dans l’embarcation qui avait profité de la nuit pour lui faire descendre le fleuve jusqu’à la rade de Pauillac. En ce lieu, elle était montée à bord d’un trois-mâts dans lequel l’attendaient sa famille et John Madgrave qui avait tout organisé. Elle lui avait remis la bourse que lui avait donnée, avec beaucoup d’insistance, madame de Verthamon. Cela avait complété le prix de leur passage, au moins, ils ne seraient pas obligés de servir d’hypothétiques maîtres pour le rembourser en arrivant. Malgré les angoisses de Rose-Marie ; toute cette eau à l’infinie la terrifiait ; moqué par Antonin grisé par l’aventure, le voyage vers les Caraïbes s’était bien passé. Ils se trouvaient désormais face à leur avenir et la nouvelle année 1794 était commencée depuis quatorze jours.
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Sur les quais en pente où ils avaient été déposés par la chaloupe de leur navire, la famille Bourdel fut, dans un premier temps, désorientée. Les marins, qui transportaient leurs bagages, prirent les devants et les guidèrent vers la levée. Rose-Marie levait ses jupes pour ne pas les crotter et Antonin portait leur fils. Ils avançaient précautionneusement évitant les débardeurs noirs aux muscles luisant sous l’effort du port de leurs charges. À l’inquiétude de Rose-Marie s’ajouta la vision d’une horde d’Indiens accompagnée de coureurs des bois, à peine différenciables, débarquant leurs marchandises de leurs pirogues. Où était passé son monde civilisé ? Le groupe s’arrêta, il se trouvait sur la levée et découvrait à ses pieds la place d’armes avec en face d’eux l’église Saint-Louis que l’on reconstruisait. Du marché, qui longeait l’esplanade, des colporteurs en tous genres débordaient, le plus souvent des gens de couleur, les femmes leurs paniers fièrement perchés sur la tête. Les nouveaux arrivants étaient enivrés d’odeurs, de coloris, de bruits, c’en était vertigineux. Antonin remercia les marins puis fendit le flot, portant la malle sur son épaule, l’esprit bouillonnant des espérances qu’offrait cette future vie. Rose-Marie plus pragmatique s’inquiétait de leurs besoins à venir. Leur bourse était plate où tout comme. Elle suivait son mari, le dos bien droit, un grand sac de cuir dans une main, tenant de l’autre celle d’Augustin qu’elle avait peur de perdre dans la cohue. Ils se dirigeaient vers le palais du gouverneur afin de se déclarer comme immigrants. Après avoir traversé la place, ils se trouvèrent devant l’entrée de l’hôtel, duquel rentrait et sortait une foule de visiteurs et de serviteurs. Leur vision rassura la jeune femme qui retrouvait ses repères. Le garde de faction, qu’ils ne comprirent qu’à moitié, les laissa pénétrer après leur avoir indiqué le trajet à suivre à l’intérieur du bâtiment. Un peu déboussolé, le couple se figea dans le hall pour se repérer, puis il monta l’escalier qui allait vers les différents bureaux qui géraient la colonie. Le gravissant, à sa surprise, Rose-Marie identifia un homme qui le descendait talonné d’un géant noir, un serviteur, lui sembla-t-il. « — Monsieur D’Estournelles, me reconnaissez-vous ?

— Assurément ! Vous êtes la…, la suivante d’Antoinette-Marie, enfin de Madame la marquise. Mais vous voilà parmi nous.
— Et oui. Je vous présente Antonin Bourdel mon époux et le frère de lait de… Mais Antoinette-Marie ne devait pas être baronne ?
— Si fait. Mais son premier mari est mort des fièvres, elle s’est unie en secondes noces avec le marquis de Puerto Valdez. Mais ne restons pas là, au milieu de cet escalier. Vous alliez ?
— Nous nous rendons au service de l’immigration comme nous l’a indiqué le capitaine de notre navire.
— Je vais vous accompagner, cela va faciliter les choses. Ézéchiel, prends les bagages et mets-les dans la voiture, car bien sûr après je vous emmène. La Marquesa comme disent les Espagnols est sur sa plantation, mais je me fais un plaisir de vous offrir l’hospitalité à la Nouvelle-Orléans.
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Ce fut au milieu d’éclats de rire que la famille Bourdel arriva dans la maison de Monsieur D’Estournelles. Ils vinrent interrompre le bain que donnait Madeleine Lamarche à ses deux fillettes dans une grande bassine au sein du patio ombragé par un magnolia et des palmiers. Elle s’essuya à son tablier qu’elle dénoua au passage découvrant une robe à la chemise en linon fin. Elle s’excusa de son accueil et s’empressa de les recevoir avec chaleur. Elle mit ses filles entre les mains de sa servante Naïma et installa de son mieux Antonin et Rose-Marie. Elle leur fit les honneurs de son foyer. La maison de la rue d’Orléans, si elle n’était pas grande, était tout de même spacieuse, de plus elle était meublée confortablement de mobilier rapporté de France.
Madeleine avait l’habitude de recevoir dans son logis les invités impromptus que lui ramenait Constant. Elle appréciait la confiance qu’il lui faisait. Elle tenait toujours prête une des chambres du haut. Elle y guida Rose-Marie. Dans l’escalier, cette dernière voulut la complimenter sur son intérieur. « — Madame D’Estournelles…
— Non ! Non ! il n’y a pas de Madame D’Estournelles. Appelez-moi Madeleine, Madeleine Lamarche.
— Oh ! excusez-moi, j’avais mal compris. »
Confuse de sa méprise, elle n’osa rajouter quoi que ce soit. Que Madeleine ne soit pas l’épouse de Monsieur D’Estournelles ne la choquait pas. Il était courant dans sa campagne que l’on attende pour se marier d’avoir quelques moyens, cela n’avait jamais empêché la naissance d’une famille, même pas le curé. Visiblement, ce n’était pas une question d’argent, tout ce qui l’entourait l’attestait, jusqu’à la toilette de la jeune femme qui la précédait. Cela l’intrigua, elle se demanda pourquoi monsieur D’Estournelles les avait logés chez sa maîtresse. D’autant qu’il avait l’air chez lui et elle avait saisi aux cris énamourés des deux fillettes que c’étaient les siennes. Elles continuèrent à gravir les quelques marches et aboutir au palier qui distribuait plusieurs pièces sur un couloir. Madeleine se retourna vers son invitée et tout en souriant reprit la conversation que la réflexion silencieuse et gênée de Rose-Marie avait interrompue dans son élan. « — Si j’ai bien entendu, vous êtes une amie de Madame la marquise de Puerto Valdez ?
— Pas tout à fait, j’étais sa chambrière lorsqu’elle résidait à Bordeaux. Mais mon mari est son frère de lait.
— Oh ! excusez-moi, je n’avais pas compris. »

Les deux femmes se regardèrent et éclatèrent de rire, amusées de cette succession de méprises. Cela rompit complètement la glace et détendit leurs relations. Parvenu dans la chambre, Madeleine expliqua que Congo monterait une paillasse qu’il installerait dans la garde-robe adjacente qui s’avérait vide. Elle pourrait ainsi servir de chambre au petit Augustin.
Les nouveaux arrivants passèrent donc leur première soirée en Louisiane au sein de la chaleur du foyer de la main gauche de Monsieur D’Estournelles. Ne connaissant pas les us et coutumes de leur pays d’accueil, ils profitèrent, sans arrière-pensées, de son hospitalité. Rose-Marie se lia spontanément avec Madeleine. Cette dernière se sentait un peu gênée par la situation, elle était consciente de ne pas avoir complètement éclairci sa position et que son huitième de sang noir était invisible pour ses invités. Elle culpabilisait, car bien qu’à la Nouvelle-Orléans la loi parut souple, il lui était tout de même interdit de se faire passer pour blanche et elle avait l’impression de tromper ce début d’amitié. Elle aurait été surprise d’apprendre que c’était très loin des préoccupations de la jeune Française et que cela n’aurait eu aucune incidence sur son comportement ou ses sentiments envers son hôtesse. La soirée se déroula dans la bonne humeur malgré les mauvaises nouvelles que le couple Bourdel apportait. Tous regardaient vers l’avenir et monsieur D’Estournelles n’avait nulle raison de leur gâcher leurs espoirs. Ils étaient pleins de questions auxquelles répondait leur hôte sous l’œil amusé de Madeleine. Leur passage au bureau de l’immigration les avait rendus possesseurs d’une parcelle de terre de plus de dix acres au bord du bayou Lafourche, de semences et d’outils. Et même s’ils ne savaient pas où leur propriété se situait, ils n’avaient jamais détenu une telle richesse. Ils le devaient à l’appui de leur hôte à qui ils étaient redevables de cette faveur. Ce que celui-ci niait, arguant qu’il avait juste rappelé les lois au secrétaire oublieux et que de toute façon le nom de Puerto-Valdez, nouveau nom d’Antoinette-Marie, était un vrai passe-partout. Le couple n’était pas dupe du coup de pouce, quand bien même ils avaient compris que leur amie avait gravi l’échelle de la société orléanaise en se remariant.
*
Le lendemain matin, ils partirent au lever du soleil, car monsieur D’Estournelles tenait à réaliser le voyage d’une traite entre la Nouvelle-Orléans et la Palmeraie. Ils s’installèrent dans le carrosse emprunté à son employeur. Augustin dormait encore dans les bras de sa mère. La journée s’avançant, il fut évident que cela ne pourrait s’accomplir. Ils firent halte à la plantation Maubeuge. Antonin et Rose-Marie pénétrèrent pour la première fois dans une des grandes demeures qui paradaient le long du Mississippi. L’habitation n’avait rien à envier à un château des bords de la Garonne. Reçus comme les invités qu’ils étaient, ils se retrouvèrent servis par les gens de maison de la même manière que des nantis. Surpris et un tant soit peu gênés, ils se laissèrent faire. Antonin dans son for intérieur pensa que c’était cela la vraie vie, tout au moins celle qu’il voulait pour lui et sa famille ou peu s’en fallait et qu’il réaliserait ce qu’il se devait pour l’obtenir. Il observait tout ce qui l’entourait et n’en perdait pas une miette, pour lui tout se révélait nouveau. Habituée au train de vie de Madame de Verthamon, Rose-Marie n’était impressionnée que par le fait d’être servie. Elle y prenait cependant un certain plaisir.
Ils ne repartirent qu’au milieu de la journée du lendemain, monsieur D’Estournelles profitant de son passage pour régler quelques menus problèmes avec le contremaître et les économes. Le reste du voyage s’effectua agréablement, leur guide leur décrivait ce qu’ils voyaient. Arrivés devant la Palmeraie, ils furent stupéfiés par l’envergure de l’habitation. Antonin ne put s’empêcher de laisser échapper un sifflement. Si la taille du domaine était à l’échelle de la demeure, c’était assez étonnant. Monsieur D’Estournelles lui confirma son impression, son amie d’enfance, partie de rien ou presque, s’avérait désormais riche.
*
Mama-Louisa avait sonné la cloche, comme tous les soirs à la même heure, pour annoncer l’heure du souper. Antoinette-Marie qui avait rafraîchi sa mise, en passant une robe-fourreau en soie de couleur gris pâle et un fichu de linon blanc, descendit dans la salle à manger, pièce spacieuse donnant sur l’arrière de la demeure. Elle accueillait ce soir-là, à sa table, Marie-Adélaïde et Georges Tremblay auxquels se joignaient son contremaître, don Alvarez-Pignero et son épouse. Ils s’installèrent autour de la table ovale en noyer, laissant libre la place du maître de maison. Juan-Felipe était une nouvelle fois absent. Il se trouvait entre la Louisiane et le Kentucky plus au nord à la demande du gouverneur Carondelet.
Ils s’apprêtaient à plonger leurs cuillères dans le gumbo quand Abraham interrompit le souper. « — Maît’esse, c’est monsieur D’Estournelles i demande à êt’e ‘eçu avec t’ois invités surp’ises, comme i dit.
— Monsieur D’Estournelles ? Avec trois convives ? C’est vrai que c’est une surprise. Elle se leva pour les recevoir. Mama-Louisa, peux-tu rajouter quatre couverts s’il te plaît ? »
Elle avait à peine fini sa phrase que le groupe entra la saisissant de stupéfaction. « — Antonin ? Mon Antonin ! Oh ! Rose-Marie. » Les larmes aux yeux sous l’émotion, elle se retourna vers la tablée interrogative. « — C’est mon pays, c’est chez moi. » Toutes les barrières, qu’elle avait construites pour ne pas être assaillie par la nostalgie, rompirent. Elle se précipita dans les bras d’Antonin. « — Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! C’est mon frère ! Oh ! Mon Antonin. » Personne n’avait vu la jeune femme dans cet état d’émotion excessif, tous souriaient devant le spectacle attendrissant de ses retrouvailles.
Chapitre 40
Le retour à Bordeaux
Mars 1794

Janvier 1794
John aveuglé par ses pleurs avançait droit devant lui, comme un automate. Il mettait un pied l’un devant l’autre, sortant de la foule des spectateurs de l’horreur ; s’en extirpant. Sa tête n’était qu’un bourdonnement continu. Quand il atteignit les premiers arbres de la promenade des Champs-Élysées, il s’appuya sur l’un des grands chênes qui la bordaient. Une douleur soudaine lui oppressa la cage thoracique, une sensation de brûlure, de serrement, de lourdeur, de pression lui arracha une plainte. Il avait des sueurs froides. Il avala de l’air, cela adoucit le tenaillement. Il se remit en marche se tenant la poitrine. « — Elle était morte. Ils l’avaient tuée. » La phrase sans cesse tourbillonnait en lui alimentant le flot continu de ses larmes. Il reprit sa route titubant comme un homme ivre. Il s’arrêta encore une fois, un mal foudroyant lui broyait le cœur. Il s’accola à nouveau au tronc d’un arbre, il avait envie de hurler de souffrance, celle qui dans sa tête allait la faire éclater et celle qui l’étouffait à chaque halètement. Il devina l’image brouillée des ruines de l’ancienne salle de spectacle non loin de l’ambassade. Il se remit en marche, péniblement, lourdement, il vit venir vers lui une silhouette, il essaya de lever un bras, de faire signe, d’appeler au secours, il s’écroula.
L’individu qui arrivait vers lui était Thomassin, le valet de chambre de l’ambassadeur. Il le guettait devant le portail de la légation. Mademoiselle Lenorman le lui avait demandé, elle pressentait un malheur. Cette jolie jeune femme apparaissait pleine de surprises, outre qu’elle était belle, et Thomassin, au vu de ses multiples conquêtes féminines, se pensait connaisseur en la matière ; celle-ci possédait une aura de mystère qui lui donnait du piquant. Depuis son arrivée la veille, elle avait réussi le tour de force de charmer tous les individus logeant à l’hôtel de Langeac, et hormis les femmes qui venaient s’occuper du linge deux fois la semaine, l’ambassade ne détenait que des hommes. Aussi lorsqu’elle dévala de l’étage en lui criant d’aller au-devant de John, qu’il était mal en point, il n’avait pas cherché à comprendre comment elle le savait. Et, quand au loin il avait aperçu une silhouette chancelante, il s’était tout d’abord approché avant de vraiment l’identifier, puis avait accouru le voyant s’affaisser sur lui-même.
John se retrouva souffrant. Le choc de la mort de Marie-Amélie avait été tellement violent que son être n’avait pas pu supporter cette douleur. La fièvre prit son corps, elle le plongea dans un semi-coma. Le malade, malgré les traitements de Marie-Anne et du médecin personnel du Gouverneur Morris, ne sortait pas de ses accès qui le maintenaient dans un délire inconscient. Les jours passaient et le jeune homme restait abattu, prostré quand il ne se trouvait pas aux prises avec les montées de température. Personne ne savait que faire. Marie-Anne avait demandé l’hospitalité afin de le soigner. Le gouverneur avait accepté cette infirmière providentielle. Elle ne quittait pas son chevet.
Elle éprouvait de l’inquiétude, pour lui naturellement, mais surtout pour l’enfant qu’elle voyait chaque fois qu’elle s’endormait. L’enfant sanglotait, recroquevillé, enserrant ses genoux. Dans le coin sombre d’une cave ou d’un débarras, elle n’aurait su le dire. Il demandait à un autre enfant de la presser, de se dépêcher. Il avait froid, faim, et très peur, tellement peur. La scène s’avérait d’autant plus étrange que le deuxième enfant semblait être son double, mais il paraissait impalpable. C’était urgent, mais John ne luttait pas contre son mal.
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Il mit trois bonnes semaines à sortir de la fièvre, le choc l’avait rendu exsangue. Le gouverneur avait bien cru qu’il allait mourir au sein de l’ambassade malgré les soins de Marie-Anne et de Thomassin, aussi quand son corps reprit le dessus, tous furent soulagés. Mais si les symptômes de la maladie s’effaçaient, ils laissèrent la place à la dépression. Ce mal de l’âme causé par le choc brutal du deuil ne le quittait pas, amenant les larmes au bord de ses yeux pour un oui ou pour un non. Ses membres affaiblis ne le soutenaient guère.
Marie-Anne et James Wilkinson, bien que désemparés par l’état de santé du jeune homme, décidèrent le départ pour Bordeaux et cela malgré son manque de vitalité. La première semaine de février était entamée, le temps était exécrable, la pluie fine qui tombait depuis le matin se transformait en neige, le périple risquait d’être plus long que prévu. Le gouverneur avait fourni des sauf-conduits à tous, mais pour la jolie voyante, il avait jugé plus sûr de la faire sortir de Paris par le jardin d’un de ses amis du côté de Chaillot. Lors d’une discussion entre le gouverneur, James Wilkinson et Marie-Anne, il avait été décidé qu’elle ferait partie du voyage. Elle avait donné comme argument qu’elle seule pourrait identifier le petit garçon qu’ils allaient quérir, car dans l’état où il était, le portrait ne les aiderait pas. Intrigués, les deux hommes l’avaient regardée si étrangement qu’elle rajouta. « — L’enfant est simplement sale et amaigri à cette heure. » Ils ne recherchèrent pas d’autres explications, c’était au-dessus de leurs entendements.
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Marie-Anne sortit de Paris par la porte du jardin du potager de la demeure où elle avait été déposée, et ce à la lisière de la forêt de Chaillot. Emmitouflée dans une cape à capuchon en laine grise, elle n’était qu’une silhouette informe qui se confondait, sous le rideau de neige, au décor à qui l’aurait vue. Le maître de maison avait accepté le stratagème et l’avait accompagné jusqu’à la porte. Il avait insisté, elle ne devait pas quitter le chemin et aller tout droit, elle retrouverait la route qui coupe celle de Paris où parquait la voiture qui l’avait amenée à la demeure. Le conseil était une chose, mais le tracé du sentier effacé par la neige et la pénombre en était un autre. Malgré ça, la jeune femme avait confiance. Elle savait que le carrosse qu’elle cherchait dans la semi-obscurité de la fin du jour se situait là, quelque part devant elle. Elle avait vu que sans problème, ils avaient passé la porte de Paris. Elle avançait droit devant elle serrant contre elle son manteau, le capuchon rabattu sur son visage, scrutant à travers la tourmente. Tout à coup, elle aperçut les lanternes accrochées à l’attelage, elle accéléra vers la lumière tremblotante. Elle fut accueillie avec soulagement par James Wilkinson, inquiet à l’idée de la savoir perdue dans la campagne. Ils s’installèrent dans la chaleur de la voiture où un brasero portatif apportait un peu de bien-être et dans laquelle John somnolait grâce à une dose de laudanum. La suggestion venait de Marie-Anne, afin qu’il puisse supporter l’expédition. Le froid se s’avérait tel qu’ils ne rencontrèrent personne sur les routes ni dans les relais où ils changeaient d’attelage. Les premiers jours, les chaussées étaient si mauvaises et la tempête si dense qu’ils ne pouvaient voyager que cinq ou six heures dans la journée, leur cocher aurait fini par mourir transit. Depuis le règne du grand Louis, personne ne se rappelait avoir vécu un tel froid, plus ils avançaient, plus le territoire était enseveli sous une épaisse couche de neige. Le vin gelait dans les verres. Dans les auberges où ils s’arrêtaient pour la nuit, on les recevait avec curiosité, tous désiraient des nouvelles du reste du pays, plus personne ne voulait ou ne pouvait bouger. Quand leur passage soulevait trop de questions sur leur périple, ils justifiaient leur urgence de se rendre à Bordeaux par la consultation d’un éminent médecin pour leur jeune ami qui se consumait d’une maladie de l’âme. Personne n’y trouva à redire.
Le seul accident dont ils eurent à souffrir se réalisa après Poitiers. Ils rompirent une roue dans une crevasse. Contraints, ils patientèrent trois jours dans une hostellerie en pleine campagne. Ceci, afin que le charron, le plus près du lieu, puisse se déplacer et réparer la casse. Quand ils arrivèrent enfin sur les bords de la Garonne, ils ne purent la traverser. De mémoire d’hommes, nul n’avait souvenir de ce spectacle, elle charriait de la glace. Ils s’installèrent dans une hôtellerie à Lormont et patientèrent une nouvelle fois. Ils s’y confinèrent une bonne semaine à attendre que les éléments se calment. Ils étaient conscients que c’était la rudesse de cet hiver qui en cette période troublée les avait protégés des milices et des brigands. Quand ils arrivèrent à traverser le fleuve enfin redevenu navigable, le mois de mars avait déjà débuté depuis trois jours. Ils avaient mis le double du temps habituel pour faire Paris-Bordeaux.
Wilkinson et Marie-Anne avaient décidé d’un commun accord de profiter de la dernière halte forcée pour interrompre les dons de laudanum qui maintenait John dans un état nébuleux, mais qui l’avait apaisé de ses tourments. Lorsqu’ils finirent par poser les pieds sur les quais “des Chartrons “, il se montrait à nouveau lucide. Il avait pour ainsi dire retrouvé sa forme physique à défaut de psychique, mais son deuil prendrait du temps. Il était toutefois prêt à passer à l’action.
La porte de l’hôtel s’ouvrit sur Bérangère. La vieille femme n’en crut pas ses yeux et faillit partir à la renverse dans sa joie de revoir le maître de la maison. Cela faisait des mois qu’elle n’avait plus de nouvelle. Elle les fit entrer, serrant John dans ses bras. Elle les guida vers le salon, appela Firmin pour allumer le feu. La demeure vide, le couple d’anciens vivait dans la cuisine et se chauffait avec le peu de bois qu’ils avaient. Elle houspilla son mari qui n’avait plus toute sa tête, pour qu’il se presse. Dans la pièce, les trois voyageurs ôtèrent manteaux, chapeaux et gants et s’installèrent au plus près du brasier naissant. La gouvernante revint en portant trois bols de soupe et s’en excusa, mais il n’y avait plus que ça. Dans sa douleur, John n’avait pas fourni assez de revenus pour s’approvisionner, et les réserves étaient vides. Il lui demanda de s’asseoir avec eux, ce qu’elle accomplit un peu gênée devant ses inconnus, mais elle attendait les nouvelles avec impatience. John se mit en devoir de lui annoncer la mort de Marie-Amélie et celle de François-Xavier ainsi que celle de son propre fils. Bérangère s’affaissa sans bruit sur elle-même, rattrapée de justesse par Wilkinson. Ils l’allongèrent, inconsciente, sur une bergère et à l’aide des sels, Marie-Anne la fit revenir à elle. La pauvre femme finit par réaliser l’ampleur de son malheur et éclata en longs sanglots. Ses deux enfants étaient décédés, celui auquel elle avait donné naissance et celui qu’elle avait nourri. C’en était trop, tout cet amour perdu dans les limbes de la tourmente. Cela valait-il la peine de vivre ? Marie-Anne devina le marasme qui engloutissait la domestique. Pour l’en sortir, elle lui parla du petit Louis qu’il devait sauver de tout ça et pour cela ils allaient avoir besoin d’elle. La vieille dame la regarda, semblant ne pas comprendre. — le petit ? Quel petit ? Ah oui ! Le fils de François-Xavier, oui bien sûr, ils étaient dans l’obligation de faire ça, la jeune femme avait raison. Il fallait continuer. Mon Dieu, donnez-moi la force ! »

Chapitre 41
Que faire de Jean-Baptiste, mars 1794

Madame de Verthamon avait décidé de résider en son château à Cadaujac. Il lui semblait inutile de rester à Bordeaux où la seule vie de société demeurait orchestrée par les nouveaux riches engendrés par la révolution. La plus grande partie de la population vivait avec la peur d’une dénonciation qui la ferait monter sur les marches de la guillotine. Elle ne se révélait plus d’aucun secours pour personne, même sa fortune était bloquée et ne lui permettait pas d’aider les miséreux, comme elle en avait le pouvoir auparavant. Ses journées s’écoulaient entre des promenades sur les bords du fleuve, sa roseraie et quelques lectures qui ne la détournaient pas du découragement morbide dans lequel s’était jetée son âme.
Ce matin-là, elle s’était installée sur la terrasse qui surplombait le large cours d’eau. Emmitouflée dans un manteau de laine et d’une étole venu des Indes, elle profitait de la douceur des rayons du soleil tellement attendu. Elle se distrayait avec la cour que se faisaient deux pies, annonçant ainsi le printemps. Elle se sentait lasse, lasse de cette vie qui lui avait tout donné pour ensuite tout lui reprendre. Elle était consciente qu’elle avait encore beaucoup, tout du moins matériellement. Elle essayait de se raisonner, de se secouer pour se ressaisir, il n’était pas dans sa nature de pleurer sur son sort. Ce brusque changement de temps apportait un peu de joie à sa mélancolie, revigorant son moral. Une gabarre passa sur le fleuve, puis une deuxième. Le trafic fluvial avait visiblement pu redémarrer, semblait-il. Elle se leva pour vérifier son assertion, elle alla s’appuyer sur la rambarde de pierre resserrant au passage son châle autour d’elle, elle avait froid aux os. Manon, qui toussotait pour attirer son attention, interrompit le cours de ses noires pensées. Elle se retourna vers sa nouvelle chambrière, qui avait remplacé Rose-Marie grâce à la confiance qu’elle lui portait. « — Oui, Manon ! Qu’y a-t-il ?
— C’est madame Cabarrus qui désire être reçue, Madame.
— Ah ? Je n’ai pas entendu la voiture arriver, la fais-tu attendre au salon ?
— Oui, Madame.
— Je vais descendre Manon. Fais-nous porter du thé et du café. »

Quelques minutes plus tard, après avoir rajusté sa mise, une robe à l’anglaise noire agrémentée de manchettes en dentelle de même couleur, elle pénétra dans la petite pièce tendue de tissu bleu Nattier, avec vue sur le jardin de derrière. La jolie maîtresse du proconsul Tallien se leva à son entrée. Elle n’avait jamais été aussi belle, pensa son hôtesse. Sa tenue fort simple, une robe-fourreau à faux-cul, sublimait sa silhouette. Un haut bonnet enrubanné, d’où des boucles s’échappaient, flattait son visage lui donnant un air candide. « — Je suis désolée de faire irruption dans votre retraite, mais Tallien et moi-même partons pour Paris dans peu de jours… Vous êtes la première à le savoir. » Madame de Verthamon demeura interloquée à l’annonce de la nouvelle. Encore debout, elle interrompit ses salutations, tant son invitée semblait pressée de délivrer son renseignement. Elle se demandait bien pourquoi celle-ci était arrivée jusqu’à elle pour la prévenir de son départ. Si leur relation était restée cordiale, les sphères dans lesquelles l’une et l’autre évoluaient les avaient rendues distantes, elles se croisaient peu. Elle supposait donc qu’il y avait une suite et que cette suite la concernait. Venait-elle lui rapporter quelques drames ou catastrophes ? Elle blanchit à cette idée, ce serait trop pour elle. Jusqu’où pourrait-elle endurer ? « — Asseyez-vous, je vous prie. Quant à m’importuner, n’y pensez plus, votre visite me distrait. » La jeune femme gracieusement s’exécuta et accepta la tasse que lui tendait Manon. Après avoir bu une gorgée, Térésa reprit. « — Je vous disais donc que je me rendais ou plus exactement que je dois me rendre à Paris, à l’invitation de Robespierre. Et je suis à peu près sûr d’y être retenu. » Devant la mine surprise puis offusquée de son hôtesse, elle rajouta. « — C’est comme ça ! Et si nous devons en passer par là afin que les choses changent, nous devons prendre notre courage à deux mains. Tallien fait partie de ceux qui peuvent renverser cette Terreur, même s’il faut lui donner quelques impulsions pour qu’il ose s’engager dans l’action. » Madame de Verthamon pensait comprendre de travers. Térésa lui parlait de faire tomber Robespierre et cela par l’entremise d’un des hommes qu’elle haïssait le plus. Si seulement cela était possible. « — Mais je ne suis pas là pour vous ennuyer avec mes soucis. Vous souvenez-vous de Jean-Baptiste Carbanac ?
— Bien sûr, ses parents sont de mes amis. Avant… avant la mort de mon époux, nous les recevions lorsqu’ils passaient à Bordeaux. Mais cela fait bien un an que je n’ai pas de nouvelle.
— Malheureusement, c’est somme toute normal. Ils ont été arrêtés à Bayonne et exécutés sur place. Madame de Verthamon accusa le coup portant tout de même son mouchoir de batiste devant la bouche. Jean-Baptiste était venu me demander de l’aide. Nous nous étions rencontrés lors de vos jeudis, il accompagnait joliment au piano Antoinette-Marie. Je ne sais si vous vous remémorez.
— Bien sûr que oui ! Un temps où tout était encore possible.
— Il s’est donc présenté à moi, mais trop tard. »
La jeune femme omit de dire que s’il était arrivé jusqu’à elle, c’était à cause d’un souvenir agréable causé par un quiproquo. Car si la belle Térésa avait un goût prononcé pour les hommes vigoureux, elle n’en avait pas moins dépucelé Jean-Baptiste à peine sorti de l’enfance. Il s’était présenté à elle alors qu’elle venait de se disputer avec son amant en titre. De dépit, elle l’avait attiré dans son lit. Elle n’avait pas eu de regret, l’ardeur de l’adolescent avait remplacé son inexpérience, il l’avait même attendri par sa maladresse. Et c’était ce souvenir, qui l’amenait à l’aider, cela remontait à quatre ans. Elle passait à l’époque par Bordeaux à son retour d’Espagne. « — Je n’ai donc rien pu accomplir pour ses parents et j’ai tant bien que mal juste eu le temps de soustraire son dossier. Mais mon départ ne fait que reporter son arrestation dans le temps, parce que je n’ai pu le détruire. Aussi ai-je pensé à vous pour secourir Jean-Baptiste ? Pouvez-vous le cacher ? L’homme qui est à ses trousses n’en démordra pas, je l’ai déjà vu à l’œuvre quand il va se rendre compte de la disparition du dossier, il s’en passera !
— Mais Jean-Baptiste est avec vous ? Ici.
— Oui, mais si vous ne pouvez l’aider, j’essaierai de trouver une autre solution.
— Non, non, je vais le garder. Je ne sais pas comment je vais faire, mais je ferai de mon mieux. »
*
Sur la route de Cadaujac, le cheval de John affola un groupe de corbeaux qui dépeçaient une charogne. Ils s’éparpillèrent avec des croassements lugubres. Ruminant de sombres pensées, le cavalier tristement les regarda s’écarter de son chemin. Ses oiseaux de malheur étaient bien dans les signes de l’époque et allaient avec les nouvelles qu’il portait à madame de Verthamon.
Il entra dans les terres du château qui semblait sans vie tant les domestiques étaient restreints. Par suspicion, la maîtresse du lieu n’avait emmené dans sa retraite que ses serviteurs de confiance. Soit quatre personnes, sa chambrière, son majordome, sa cuisinière et son cocher. À Bordeaux, elle se savait espionnée à longueur de temps, sans pouvoir rien n’y faire, au risque de tomber sous les foudres des commanditaires. À Cadaujac, à défaut de se sentir vraiment en sécurité elle éprouvait au moins un peu de paix. Manon finissait de l’habiller quand John Madgrave fut annoncé par son majordome. Elle accéléra sa toilette pressée de connaître les nouvelles qu’il devait porter. Lorsqu’elle vit la tête du jeune homme, elle comprit que c’était au-delà de ce qu’elle craignait, tant son désarroi était visible et paraissait grand. Elle s’obligea à l’accueillir dans les formes malgré l’oppression qu’elle ressentait. Une fois assise, elle attendit le coup. Avec difficulté, délivrant son propos haché par les sanglots retenus, il transmit l’indicible, la mort des époux Lacourtade. Sans l’interrompre, elle écouta les détails qu’il donnait ; elle mordillait ses lèvres et froissait son mouchoir pour garder contenance ; il n’y aurait donc pas de limites à la liste des décès de ceux qu’elle aimait. Elle ne montrait aucune réaction apparente, quand le récit fut achevé, elle lui offrit une autre de tasse de café. John se demanda si elle avait vraiment compris, mais cela ne pouvait être autrement. Elle se mit en devoir de lui donner des nouvelles de Bordeaux, nouvelles qui n’étaient guère meilleures, il ne fallait pas qu’elle craque sous le poids du malheur, pas maintenant, plus tard. Sentant son âme se déchirer, elle décida de conclure l’entretien. « — Je vous remercie, monsieur Madgrave, de vous être déplacé jusqu’à moi pour me porter ses biens tristes annonces. Si cela ne vous ennuie pas, j’aurai besoin que vous me rendiez un service, un très grand service.
— Je ferai tout mon possible pour vous satisfaire.
— Je dissimule dans le château le fils d’amis qu’il faudrait faire sortir au plus vite de France. Il est poursuivi par l’un de nos ennemis communs, un dénommé Bachenot.
— Encore lui ! cet homme est un démon, il n’arrêtera donc jamais de faire le mal !
— Pas pour l’instant, je le crains.
— Pour votre protégé, je ne pense pas avoir trop de problèmes, dans le port des bâtiments de ma nation sont amarrés. Il devrait être envisageable de lui faire quitter le pays sur l’un d’eux. Mais pour cela, je dois l’emmener à l’hôtel Lacourtade. »
Madame de Verthamon proposa d’envoyer sa voiture jusqu’à son propre hôtel bordelais, et celle-ci pourra effectuer un détour par l’hôtel Lacourtade avec John et Jean-Baptiste Carbanac vêtu en valet pour plus de sûreté. Il faudrait simplement approcher le carrosse le plus près possible de la porte pour le cacher de la vue de curieux indésirables, et le faire rentrer en catimini dans l’hôtel.
Ainsi fut fait.
John Madgrave parti, madame de Verthamon s’écroula sous le trop-plein de chagrin. Ses gens l’allitèrent, cette fois-ci ils crurent bien la perdre.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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