Chapitre 29
Perdu dans les bayous
Juillet 1793

L’ombre profonde du labyrinthe des grands cyprès, auxquels de lugubres lambeaux s’accrochaient, cachait les dernières heures du crépuscule. Sous les feuilles géantes de nénuphar flottant sur l’onde sombre où prospéraient toiles d’araignée et serpents, un alligator glissait à la surface des rivières. L’animal à l’allure préhistorique de ses ancêtres cherchait une proie, c’était l’heure de la chasse. Il s’était laissé sécher au soleil tout le jour. Paresseux, il n’avait jusque-là fourni aucun effort pour trouver sa pitance. Il restait sous l’eau et se confondait avec le fond, seuls ses yeux globuleux dépassaient. Dans l’obscurité naissante, il était devenu presque invisible.

Kamakic, jeune loup, à peine entré dans l’âge d’homme se retrouvait à l’affût depuis deux journées dans les marais. Il lui fallait tenter de ramener le gibier tellement recherché pour être intégré au sein des chasseurs du clan, un alligator. Les dents impressionnantes, la gueule gigantesque et l’envergure effrayante de l’animal aquatique l’intimidaient, mais il se devait de ne pas avoir peur. Imperturbable, il patientait. Il attendait le moment propice. Il était lui-même surveillé par un autre membre de sa tribu. Hixmo, petite abeille, fille de la deuxième épouse du fils du roi des Chitimacha, était elle aussi sortie de l’enfance, elle faisait désormais partie des femmes. Elle avait décidé depuis longtemps que Kamakic serait son compagnon de vie, il était de son clan et de son rang, personne n’y avait d’objection pas même le prétendant. Quand elle avait appris qu’il s’enfonçait dans le bayou pour son rite de passage à l’âge adulte, elle avait suivi le jeune homme. Elle avait deviné où il irait chercher son trophée, depuis la petite enfance, elle le talonnait partout au grand mécontentement de sa mère. Elle savait tout comme lui se fondre dans le paysage, elle pagayait aussi bien que n’importe quel individu de sa tribu. Elle glissait sur l’eau avec son canoë en faisant à peine rider sa surface dans son sillage. Affalée à plat ventre sur une épaisse branche, le menton appuyé sur ses mains croisées, elle épiait le jeune chasseur à la peau de cuivre aux muscles nerveux et puissants. Elle laissait courir ses grands yeux de biche sur l’épiderme déjà tatoué de son comparse. Elle était étonnée qu’il ne sente pas sa présence, et elle aurait été abasourdie si elle avait su qu’il était parfaitement conscient depuis très longtemps qu’elle était postée dans la canopée. La bête, l’adolescent et sa compagne, tous attendaient.
Encore dans la fleur de l’âge, le corps arrondi, les membres solides, la tête large et la queue extrêmement développée lui permettant de se propulser dans l’eau, l’animal était un beau spécimen. Kamakic était de nature raisonnable et avait choisi une proie à la hauteur de ses possibilités. Quand tous les hommes de la tribu allaient débusquer son espèce, c’était évidemment plus simple. Ils se réunissaient en nombre. Ils approchaient au-devant du caïman un jeune arbre qu’ils avaient auparavant coupé par le pied. Inquiété, l’animal venait à eux, la gueule béante, les chasseurs enfonçaient alors leur tronc dans la large mâchoire, le renversaient et le mettaient à mort. Ils pouvaient donc choisir un grand alligator.
Tout à coup, Kamakic se décida, il courut vers sa cible. Surprise, elle s’agita devant lui. Il la nargua, l’énerva. Celle-ci s’avança vers son prédateur qui lui semblait une proie facile. Ce dernier amena l’alligator à sortir du bayou, à monter sur la terre ferme. Il y était plus maladroit alors que son chasseur s’y sentait plus agile. La gueule ouverte prête à le saisir, sous le regard d’Hixmo, le corps crispé par la tension, le jeune homme présenta et y inséra l’arme qu’il avait préparée, une branche solide et affûtée qu’il plaça entre les mâchoires. L’alligator se débâtit, il ne pouvait les refermer. Le garçon, qui de l’autre main tenait une liane, monta sur la bête et avec la corde prête à cet effet le saucissonna, évitant de son mieux les griffes des pattes puissantes. Une fois qu’il eut réussi, il le fit tourner sur lui-même mettant à sa portée sa partie la plus faible. Il empoigna son coutelas afin de l’étriper. L’animal n’avait pas dit son dernier mot, il rompit le bâton, agita sa gueule essayant de mordre son agresseur. Avant qu’il puisse saisir son assaillant, celui-ci lui planta son arme dans l’abdomen, l’éventrant d’un geste sûr. C’est alors qu’un hurlement effroyable retentit. Paniquée, la multitude d’oiseaux nichée dans la voûte des arbres s’envola dans un terrible vacarme. Le cri ne ressemblait ni à celui de l’animal ni à celui d’un chasseur, pas plus que celui d’Hixmo. Étonnée, celle-ci se redressa, se mit à cheval sur sa branche. Elle chercha en contrebas d’où cela provenait. Kamakic lâcha sa prise, l’alligator agonisait. La jeune Indienne médusée venait de trouver la source du son, elle descendit le plus rapidement possible de son perchoir et retrouva son compagnon. Sans un mot, elle montra la direction en aval. Sur la rive opposée du bayou, un corps gisait sur le sol. Ils se regardèrent, que devait-il faire. La curiosité les amena à venir voir de plus près. Bien sûr, le cri risquait d’attirer d’autres individus. Après avoir constaté que rien ne bougeait, ils grimpèrent dans la pirogue d’Hixmo et traversèrent la rivière. Ils scrutaient la dépouille de la femme qui se trouvait sur la terre quand ils entendirent ce qui devait être ses compagnons. Ils remontèrent au plus vite dans leur embarcation et s’éloignèrent du lieu. De loin, se retournant, ils aperçurent un groupe de blancs en piteux état.
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Le feuillage des arbres immenses s’étendait et se refermait comme une voûte au-dessus de leurs têtes. De leurs branches gigantesques pendaient de longs rideaux de mousse, dont les extrémités s’accumulaient à la surface de l’eau obstruant couramment le passage. La clarté du jour ne pénétrait presque plus. L’air était pesant, et la nature, elle-même semblait oppressée. On n’entendait pas le chant des oiseaux, en revanche, les rugissements des alligators, les clameurs des grenouilles monstres, et, après le coucher du soleil, les cris sinistres des grands hiboux du Mississippi les faisaient frissonner de peur. Ils erraient depuis plusieurs jours sur les bords du bayou infestés de moustiques et d’insectes volants. Ils avaient suivi la côte, quand leur cheminement avait buté sur l’embouchure d’une rivière trop large et trop profonde pour être franchie, ils avaient longé sa rive s’enfonçant dans le territoire. Petit à petit, l’eau et la terre se confondirent. Ils tombaient régulièrement de brusques averses dont ils ne pouvaient se protéger. Leur moral était au plus bas. Ils pataugèrent dans un flot bourbeux jusqu’à mi-mollet puis retrouvèrent un sol sableux. Ils s’étaient nourris de crustacés et avaient bu l’eau de la rivière. Ils étaient presque tous malades. Madame de Génoll était la plus mal en point, elle sentait ses tripes se liquéfier. Elle avait laissé ses comparses avancer, elle s’était isolée, elle devait se soulager. Quand ce fut chose faite, elle se perdit en essayant de se souvenir de son chemin.
Le groupe, avec à sa tête Miguel della Quintaña, progressait lentement les uns derrière les autres, chacun vérifiant où il posait les pieds. Ils avaient été mis en garde contre serpents, tarentules, voire crocodiles qui infestaient les lieux. Le moindre bruit les effrayait, quelle bête féroce allait surgir ? Leurs tensions nerveuses étaient au comble de la rupture, ils restaient constamment aux aguets. Les hommes portaient sur le dos les enfants les plus jeunes qui étaient plus qu’épuisés. Alejandra, l’aînée des filles Pérez y Montilla, marchait sans se plaindre au côté de sœur Angélique. Quand le hurlement jaillit au milieu des bruits inquiétant de la faune, le groupe se tétanisa. Monsieur de Génoll d’une voix atone s’exclama. « — Esperanza ! » Ils se précipitèrent vers le cri, et arrivèrent au moment où deux sauvages s’enfuyaient laissant le corps apparemment sans vie de la femme. Son époux se jeta sur elle. Elle respirait, elle avait simplement perdu connaissance à la vue de l’indien terrassant le monstre. Quand elle revint à elle, la fièvre l’avait prise, elle grelottait de froid alors que tous transpiraient. Malgré l’état de la malade, ils ne pouvaient stagner là, les Indiens pouvaient réapparaître et rien ne garantissait qu’ils seraient bienveillants. Ils portèrent comme ils purent Madame de Génoll et s’enfoncèrent dans la cyprière, l’obscurité devint telle qu’ils durent se décider à s’arrêter et à camper. Le matelot et l’aspirant rassemblèrent de quoi réaliser un feu pour tenir éloignés les prédateurs éventuels. Ils se regroupèrent. Une fois de plus, ils n’étaient pas alimentés, ou tout du moins pas grand-chose. Cela faisait quatre jours que cela durait. Le seul qui mangeait à sa faim était Castaño dont sa nourrice noire avait encore un peu de lait. Personne ne disait rien, mais tous se demandaient où cela les menait. Les plus petits s’endormirent. La nuit s’écoula au son inquiétant des craquements, des chuintements, des hululements, des feulements, des sifflements. Aucun des adultes ne se reposait vraiment, ils restaient aux aguets la peur au ventre. Au matin, le mal qui avait atteint la souffrante s’était généralisé parmi les égarés. Les enfants paraissaient les plus mal en point. Le père Sanchez délirait de fièvre et s’agitait, madame de Génoll semblait morte tant son teint s’avérait blême, Miguel della Quintaña se vidait, tout comme son aspirant et le matelot. Le chirurgien, à peine mieux, ne pouvait que constater les ventres gonflés, les vomissements et le sang dans les sels, c’était une affection qu’il connaissait bien. Il ne pouvait rien réaliser pour atténuer les douleurs, malgré sa trousse qu’il avait sauvée du naufrage et qu’il faisait suivre partout, il ne détenait rien qui puisse les soulager. Sœur Angélique et doña Castaño, bien qu’épuisées, ne souffraient pas du mal ; désemparées, elles réconfortaient comme elles pouvaient les moribonds. C’est le silence anormalement lourd qui les alerta, elles devinèrent qu’ils n’étaient plus seuls. Stupéfaites, elles découvrirent dans l’ombre d’un cyprès les bras croisés un colosse, tatoué, les yeux noirs pénétrant, visiblement l’air contrarié de les trouver là. Elles ne réagirent pas statufiées de surprise. Le sauvage n’était pas isolé, ils étaient une dizaine d’hommes juste vêtus de pagne et de tatouages. Quand ils apparurent derrière leur chef s’en fut trop pour doña Castaño, elle perdit connaissance.
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Le village des Chitimacha se situait au milieu des marécages créés par l’entrelacs des bayous. Le père du père de Kamtcin, grand cerf, en avait choisi l’emplacement. Les Chitimacha vivaient alors la fin de la longue guerre cruelle avec les Français qui avait eu pour triste résultat de presque anéantir leur peuple. Ceux, qui avaient subsisté, avaient été repoussés des bords du fleuve Mississippi par les vainqueurs. Les dieux fâchés de leurs défaites les avaient affligés de mille maux et la mort avait pris son sinistre contingent sur les tribus. Ceux qui survécurent aux maladies infectieuses et à l’alcool s’étaient réfugiés au sein des Houmas et s’étaient mariés avec eux au point de devenir Houmas. Le grand-père de Kamtcin, alors dernier roi des Chitimacha, ne l’avait pas voulu ainsi, avec ce qui restait de son clan, il s’était enfoncé dans les marais au fil du réseau fluvial. Sur leurs longues pirogues dans lesquelles pouvaient tenir quarante individus, ils avaient parcouru mille cours d’eau jusqu’à ce que leur dieu, Gitche Manitou, daigne enfin les guider. Mystérieux… Étranges… Pleins de secrets… les méandres, à l’ombre des arbres millénaires, les avaient fait buter sur le choix de Gitche Manitou. Un envol d’aigrette blanche avait montré le lieu. Ils s’étaient arrêtés sur une île sablonneuse, refuge inespéré, plantée de chênes et de palmiers, au milieu d’une forêt de cyprès aux genoux baignant dans les rivières des mille bayous qui perdaient tout inconnu. Il se passa plus d’une génération sans que nul ne vienne troubler la vie de la tribu qui croissait en harmonie avec les saisons. Un jour, Chepi Pauwau, celle qui détenait des pouvoirs, la sœur aînée de Kamtcin, revint avec un blanc couché dans son canoë. Chepi Pauwau était née et avait vécu jusque-là sans savoir ce qu’était un homme blanc. Pressentant le danger, le malheur que tout homme blanc portait en lui, leur père, alors roi, refusa que l’on gardât l’individu. Il n’avait pas fini de formuler son objection que le vent se leva annonciateur d’une calamité. Chacun se regarda, l’inquiétude atteignit les membres du clan. Entre le père et la fille, un bras de fer silencieux s’engagea. Aucun des deux ne voulait céder, personne ne tenait tête au roi, le souffle enflait les huttes de torchis qui vacillaient, les toits de chaume semblaient se soulever. Elle gagna, il abandonna. Le cyclone passa au loin de l’autre côté du lac. La crainte de ses dons occultes en harmonie avec les dieux imposa la décision de la sorcière indienne alors jeune fille. L’homme, un Français, un Acadien, s’avéra sans danger pour la tribu. Il s’était perdu dans le labyrinthe des bayous, elle l’avait sauvé d’une morsure de serpent qui le faisait délirer. Une fois remis sur pied, ils le ramenèrent vers les siens. Mais quelque temps plus tard, il revint, seul, et demanda l’autorisation de chasser et de pêcher. Bien que suspicieux, le roi des Chitimacha accepta. Deux saisons passèrent et régulièrement il s’en retournait toujours solitaire. Pour la tribu, il devint évident que leur sorcière l’attendait. Quand il la trouvait debout, au bord de la plage, à la pointe de l’île, sans bouger, les bras croisés, les yeux fixés sur le bras du bayou qui tournait dans les terres, le clan savait que l’homme blanc arrivait. Il fut indéniablement accepté lorsqu’il sauva l’un des fils du roi des crocs d’un crocodile et il fit partie de la tribu tandis que Chepi Pauwau mettait au monde son fils Opa, le hibou. L’homme ne chercha pas à emmener la sorcière indienne, mais il se transforma en intermédiaire entre la tribu isolée et la colonie devenue espagnole qui s’installait tout au long de l’interminable fleuve. Il échangeait pour eux des peaux contre des pierres pour réaliser des pointes de flèches, des outils et autres matières premières qu’ils n’avaient pas à portée de main. Il se mit à parler leur langue et eux pratiquèrent le français. Lorsqu’Opa s’approcha de l’âge adulte, il voulut lui faire connaître son monde. Le roi grogna, mais laissa faire, il était trop vieux, l’homme blanc emmena aussi la mère, Chepi Pauwau. Quand elle revint, elle raconta ce qu’elle avait observé, les grandes huttes superposées que leurs propriétaires appelaient maison, les vastes champs que des esclaves noirs cultivaient, les villes où s’entassaient plus d’individus qu’ils n’en avaient jamais découvert, et les immenses bateaux aux ailes blanches dans lesquels pouvaient s’embarquer la tribu tout entière. Si elle excita la curiosité de son clan, la sorcière ne repartit plus, seul son fils parfois suivait son père ; l’homme blanc reprit ses allers-retours. Mais l’atmosphère de la tribu changea, et de jeunes chasseurs voulurent voir. Ils demandèrent à l’accompagner, certains ne rentrèrent pas, des femmes devinrent les concubines d’hommes blancs, des sangs mêlés furent élevés parmi eux, mais malgré tout ça la tribu resta stable.
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Kamtcin, grand cerf, devenu roi à la mort de son père, avait comme sa sœur, Chepi Pauwau, des dons, il voyait dans son sommeil. Il sut donc avant le retour de Kamakic et Hixmo, sa petite fille, la nouvelle qu’ils rapportaient. Manabhoszo Kivati, le grand lièvre l’avait visité dans ses rêves. L’esprit de la ruse et du changement l’avait mis en garde. « — Aides ces blancs perdus dans les mille bayous, car autrement il en résultera d’immenses malheurs pour la tribu. Le dieu des blancs se vengera sur elle. » Eïtineka, la déesse mère, la nourricière était venue se joindre à Manabhoszo Kivati. « — Aide-les. Je te protégerai ainsi que les tiens, ils resteront le temps de guérir et ils partiront, la femme qui prie un jour te soutiendra en retour ». Dès l’aube, il s’installa, assis en tailleur, sur la plage fumant son calumet, à travers ses volutes de fumée, il percevait Kamakic et Hixmo. Après avoir préparé avec les autres indiennes des huttes pour accueillir les blancs, Chepi Pauwau le rejoignit. Le frère et la sœur, le roi et la sorcière attendirent que reviennent les deux jeunes gens. Derrière eux au fil de la journée, se rassemblèrent les hommes, les femmes et les enfants dans un silence respectueux. Tous avaient compris qu’il allait se passer quelque chose d’important.
Les deux adolescents ne montrèrent pas leur surprise en voyant toute la tribu qui patientait au coucher du soleil. Ils saluèrent humblement le roi et rapportèrent leur rencontre sans omettre l’exploit de Kamakic. Ils avaient accroché à leur canoë la dépouille du crocodile. Les chasseurs hurlèrent leur joie pour accueillir le nouveau tueur d’alligator. Les femmes se mirent en devoir de préparer l’animal qu’ils partageraient en commun pour fêter l’évènement. Les danses et les chants à la lueur des feux se déroulèrent une partie de la nuit. Les Indiennes félicitèrent Hixmo pour la victoire de son Kamakic sur la bête, car de bien entendu, elle allait devenir celle qui l’accompagnerait sur le chemin de sa vie. Pour cette nuit, ils oublièrent les blancs perdus dans le bayou.
Au petit matin, à l’heure où la brume quittait la terre en lambeaux fantomatiques, emportant l’âme des esprits nocturnes, le roi rassembla une vingtaine de guerriers et envoya son fils Yukc, à la tête de trois longues pirogues, guidé par Kamakic, reconnu désormais comme chasseur. Ils allèrent chercher les blancs plus moribonds que vivants. Quand ils revinrent, Chepi Pauwau patientait avec d’autres femmes dont Hixmo. La sorcière-guérisseuse les accueillit. La seule des rescapés qui tenait encore sur ses jambes flageolantes était sœur Angélique, elle cachait de son mieux sa peur. Elle était épouvantée, devant elle une foule innombrable attendait. Dans un français maladroit, la sorcière rassura la none quant au devenir des siens. Sœur Angélique avait fait confiance en Dieu, sans qu’aucun mot ne fût prononcé, incapable de résister, elle s’était laissée emmener avec ses amis, dans les embarcations. De toute façon qu’aurait-elle pu faire ? À part prier. Elle était terrorisée à l’idée qu’ils fussent anthropophages comme elle se souvenait l’avoir lu dans des récits de voyage. Quand elle entendit l’Indienne avec son français heurté, elle en pleura de soulagement, ils étaient sauvés, ses indigènes allaient les soigner.

Sœur Angélique suivit la sorcière, traversant le clan entier curieux de voir ses étrangers. Elle n’osait les regarder. Ses amis furent portés au bord de la plage de l’autre côté du village, sur la rive d’un lac immense couvert d’oiseaux roses à longs becs comme sœur Angélique n’en avait jamais aperçu. Jusque-là, enfoncé dans la pénombre des bayous, le soleil lui était caché, il inondait ce décor primitif qui s’étalait devant son émerveillement. Chepi Pauwau avait préparé une potion à base de scrotum d’alligator réduit en poudre. Elle demanda son aide à sœur Angélique pour éviter toute opposition des malades qui auraient eu quelques forces pour résister. La guérisseuse donna à boire abondamment sa mixture à chacun d’eux. Épaulées de ses comparses, elles déshabillèrent les mal-portants. Désormais rassurée, Sœur Angélique apaisait chacun de sa voix douce, un peu basse, mais ferme. Sous les cyprès géants aux mousses de dentelle, la guérisseuse les fit allonger dans le sable chaud, celui-ci leur servant de couverture. Elle psalmodia un chant lancinant tout en dansant lentement autour d’eux, ses nombreuses compagnes les unes derrière les autres en cadence martelaient le sol en faisant le tour des malades. Sœur Angélique assise parmi eux priait. La sorcière, après un interminable moment qui avait amené le soleil à son zénith, procéda à leur désensablement et elle et ses aides les installèrent dans une tente dans laquelle des pierres brûlantes jetées dans de l’eau dégageaient une vapeur. Ils y restèrent allongés à transpirer, évacuant le mal. Au-dehors, les patients entendaient les tambours au rythme espacé et les mélopées de la sorcière. Elle invoquait le grand esprit, Gitche Manitou. Plusieurs jours passèrent avant que malades, les moins atteints, se sentent mieux. Les enfants furent les premiers à se remettre, à découvrir le monde qui les avait accueillis et à s’intégrer à la tribu entraînée par les enfants de celle-ci. La nourrice noire plus solide que ses compagnes recouvra sa santé et vint aider sœur Angélique. Infatigable, elle allait de l’un à l’autre prodiguant les soins montrés par la guérisseuse indienne. Miguel della Quintaña, Javier Vizconde, Flavio Haristouy, le médecin-chirurgien, et Monsieur de Génoll se rétablirent lentement. Mais les derniers malportants semblaient ne pas remonter la pente de la maladie. Le père Sanchez avait du mal à s’extirper des affres de la température et Madame de Génoll à peine plus. Pour doña Castaño, le cas s’avérait différent. Elle était entrée en état de prostration, état qui n’avait rien à voir avec l’affection de ses autres compagnons, même ses enfants ne l’en sortaient pas. Chepi Pauwau avait conclu que le dérangement se situait dans la tête, ce qui n’avait pas apporté de solution. Trop de chocs successifs avaient altéré son équilibre psychique. Pour finir, la maladie emporta Dolorès, la nourrice des fillettes Pérez y Montilla, les laissant sans nul doute seules et à la responsabilité de sœur Angélique.
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À attendre le rétablissement des derniers convalescents, le temps s’écoula. Les guéris participèrent de leur mieux à la vie de la tribu, modifiant leur façon de voir les choses. Le chirurgien se passionna pour les médecines de la sorcière. Le marin porta son intérêt sur une jeune Indienne à peine pubère qui avait tout l’air décidé de se l’attacher. Javier Vizconde, lui se mit à passer le plus clair de son temps auprès de doña Castaño dont les malheurs avaient attiré sa compassion. Sœur Angélique laissa à la nourrice noire la surveillance des enfants. Elle s’occupait sans relâche des derniers malades, continuant à soigner Madame de Génoll et le père Sanchez, celui-ci larmoyant sans cesse contre la cruauté de la vie. Elle s’épuisait à la tâche.

L’air était gras, poisseux, il lui sembla trouble quand Marie-Angélique sortit au petit matin de la baraque. Une bonne partie de la nuit le père Sanchez avait déliré sous les affres de la fièvre. Elle se sentait lasse. Chepi Pauwau était venue prendre la relève auprès des souffrants, et poussa la jeune femme vers son son destin tel qu’elle l’avait présagé. Elle l’avait envoyé vers les rives du lac qui longeaient l’autre côté de l’île afin de chercher des baies pour ses potions. Sœur Angélique sortit du village indien et parti dans la direction indiquée se procurer ce que lui avait demandé la sorcière en qui elle faisait confiance. Les deux femmes s’étaient trouvé des affinités de caractère et se liaient d’une sorte d’amitié où les différences de culture n’apportaient pas d’obstacle. Ce n’était pas la première fois qu’elle allait de ce côté, car régulièrement elle s’isolait sur les bords du lac moins dangereux que ceux du bayou pour s’y laver dans l’onde translucide et purifier son âme en prière. Ce jour-là, elle tomba sur Miguel della Quintaña. L’homme était nu et frottait son corps robuste avec du sable pour le décrasser. Il se tenait de dos, de l’eau à mi-cuisse, inconscient de la présence de la femme qui ne pouvait se détacher de l’attraction de cette vision. Subjuguée par ces muscles en mouvement, elle laissait son regard courir sur les cuisses puissantes, les fesses rondes et rebondies, sur la taille marquée, les épaules larges. Elle rougit de honte et de gêne, mais elle était pétrifiée. Elle brûlait de l’intérieur sans vraiment comprendre ce qui se passait en elle. Il finit par sentir sa présence et se retourna surpris de la voir devant lui. Il ne prit pas la peine de cacher sa nudité, il n’y pensa pas. Elle ne bougea pas plus, elle ne pouvait pas, son regard balaya à nouveau le corps brillant de gouttes d’eau accrochées à ses poils, s’arrêtant sur une cicatrice qui balafrait son torse. Elle se sentait paralysée. Elle aurait voulu réagir. Dans sa tête, un combat se déroulait qui ne tranchait rien. Elle avait beau lutter, elle ne pouvait résister. Le temps s’était suspendu, quelques nuages du ciel se reflétaient sur le miroir du lac. Les oiseaux offraient leur concert dans la voûte des arbres géants. Il tendit sa main, elle rentra dans l’eau, s’approcha de lui, elle pleurait, mais ne s’en rendait pas compte, il la prit dans ses bras dans un geste de tendresse. De sa voix grave, il la rassura comme on le fait avec un enfant. Elle chercha sa bouche, il lui ôta sa cote et sa chemise. Sa peau nue vint se coller contre le sien. Elle épousa ses formes, plus rien n’avait d’importance, il la porta sur la plage. Malgré son désir qu’il savait être une offense à Dieu, il caressa le corps voluptueux de la femme qui s’abandonnait entre ses mains. Sa chair frissonnait alors qu’elle se sentait brûler. Dans ce décor d’Éden primitif, ils perdirent le souvenir de qui ils étaient et se consacrèrent à leur passion. La souffrance du premier acte d’amour, qu’elle ressentit, fut balayée par l’orgasme qui suivit. Elle en oublia leurs corps, elle s’en détacha, elle les survola. Elle contempla dans cet instant les deux silhouettes qui étaient la sienne et celle de son amant. Elle les trouva beaux et si innocents dans leur étreinte amoureuse.
Quand séparément, ils revinrent au village, personne ne sembla avoir remarqué leur absence. La honte séculaire liée à ce que l’église considérait comme une addiction à des plaisirs immoraux et vils, doublés de la culpabilité d’avoir failli à ses vœux, Marie-Angélique plongeait dans des litanies de prière que la vue de Miguel della Quintaña balayait. La tribu cacha au regard des blancs les amours de l’ursuline et du Second du « Royal Madrid ». Chepi Pauwau ne savait pas pourquoi, mais elle devait le faire. Elle observait sœur Angélique s’épuiser dans une multiplication de tâches laborieuses qu’elle n’interrompait que pour disparaître aux yeux de tous avec celui qu’elle chérissait.
Tout cela s’arrêta avec le rétablissement complet du père Sanchez. Celui-ci à peine sur pied décida d’évangéliser les sauvages. Il oublia au passage qu’ils l’avaient sauvé. Empreint d’une grande incompréhension face au mode de vie de ses hôtes qu’il qualifiait de barbares, il s’évertua à leur inculquer les bénéfices du Christ et de sa rédemption. Dans son inconscience, il s’en prit directement au roi Kamtcin qui écoutait avec patience et amusement les explications sans fin du père devant sauvegarder son peuple. Il déchanta vite, s’étonna de l’absence de collaboration des indigènes. Dans son enthousiasme de départ à évangéliser, il était inconscient des obstacles insurmontables entre les deux cultures. Voyant bien que la tâche ne s’avérait pas mince et qu’il n’y arriverait pas seul, il demanda de l’aide à sœur Angélique. Il se devait de sauver de la sauvagerie et de l’impiété ses amis. Elle rejeta l’idée d’indisposer ceux qui les avaient arrachés d’une mort certaine. Il était fort contrarié de ce refus qu’il trouvait anormal. Il la harcela arguant son manque de foi, sa mollesse à la défendre, suggérant qu’elle s’était abandonnée aux rites païens. Elle repoussait faiblement les arguments du père, car elle était consciente qu’il n’avait pas tout à fait tort. Suspicieux, il se mit à la surveiller, à l’espionner et découvrit son secret. Il entra dans une immense colère vis-à-vis du couple fautif, qu’il avait surpris dans un moment d’intimité. Elle laissa déferler ses foudres, qu’elle savait mériter. Elle refusa le soutien de son amant. Tous virent le courroux du père envers sœur Angélique qu’il ne daignait pas cacher, mais personne ne comprenait pourquoi il s’en prenait à elle. Il fut décidé puisque tous étaient suffisamment rétablis de repartir pour leur civilisation.
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Accompagnés par six chasseurs dont Kamakic et Opa, les rescapés du « Royal Madrid » reprirent leur route dans trois longues embarcations vers leur destination. Ils partirent au matin dès l’apparition du soleil au travers de la brume. Le peuple chitimacha s’était rassemblé sur la plage pour accomplir ses adieux. Devant lui, les bras croisés, Kamtcin, leur roi, impénétrable, avec à ses côtés Chepi Pauwau, regardait sous ses lourdes paupières les étrangers s’en aller. Il n’était pas sûr d’être soulagé. Le père Sanchez, désireux de partir, activait tout le monde, s’agitait hâtant un départ qu’il trouvait trop lent. Il monta dans le premier canot et s’assit l’air renfrogné devant cette perte de temps qu’étaient pour lui les adieux à ces païens obtus. Le médecin-chirurgien, qui l’avait suivi, lui rappela que cela ne servait à rien de se presser. Ils avaient en face d’eux plusieurs jours de voyage. Cela agaça doublement le religieux qui voulait évacuer ce monde de sauvages, sa mission était bien plus importante, ils avaient assez baguenaudé. Une fois les passagers installés, glissant sur l’eau, les pirogues quittèrent la plage du village. Sœur Angélique savait qu’elle laissait derrière elle le peu de liberté qu’elle aurait de toute sa vie. Elle aurait apprécié de faire comme le matelot qui avait disparu au moment de l’embarquement et que nul n’avait pris la peine de chercher. Mais elle n’avait pas ce courage-là, elle regardait, dans le canoë de devant, le dos de l’homme qu’elle aimait. Elle soupira de dépit par fatalisme. Elle ne savait plus où se trouvait sa voie ou du moins elle en avait perdu le but. Il lui avait suggéré de s’enfuir, l’occasion était là. Elle n’avait pas voulu. Pour où ? La culpabilité nourrissait sa tristesse qui ne la quittait pas. Elle avait failli envers Dieu et ne faisait guère mieux à l’égard de cet homme qui lui proposait une autre vie. Elle avait capitulé, elle laissait le destin se réaliser.

Ils furent un peu déstabilisés, dans un premier temps, ils se dirigèrent vers la mer, puis commencèrent les détours qu’imposaient les bayous. À mesure qu’ils avançaient dans les canaux naturels, le courant, qui les portait, perdait de sa force, obligeant les rameurs à forcer. Les bayous étaient traversés, coupés dans tout sens par tant de rivières, de gouffres, de bas-fonds, qu’il semblait extrêmement difficile, même avec une connaissance des lieux, de s’orienter à travers ce labyrinthe toujours en mouvement. Cela n’avait pas l’air de dérouter les Indiens qui faisaient progresser avec régularité le convoi sans hésiter lorsque les voies fluviales se transformaient en fourche. Après une journée de navigation, les voyageurs sortirent enfin de l’obscur dédale et un riche panorama se déploya alors à leurs yeux éblouis. Ils se trouvaient sur un lac magnifique, dans lequel venaient se mélanger les eaux de la mer avec celles des rivières. Il était bordé de cyprès géants, aux troncs revêtus de la mousse séculaire, et qu’ils prirent, au premier abord, pour un assemblage de sombres dômes. De chaque rive, des millions de nelumbos, entremêlés de tulipes aux vives couleurs, élevaient fièrement hors de l’onde leurs feuilles coniques, roulées en forme d’urnes ; d’innombrables oiseaux aquatiques, au brillant plumage, voltigeaient au-dessus de ce tapis de verdure et de fleurs. Au centre étincelait une nappe d’eau pure et transparente comme du cristal. Le silence emplissait les embarcations. Plus personne ne se plaignait de la longueur du trajet. Tous restaient médusés devant tant de beauté. Ils s’arrêtèrent pour la nuit sur ses bords. Le lendemain, après avoir traversé sa face miroitante, ils pénétrèrent à nouveau dans les profondeurs de la végétation luxuriante. Ils quittèrent à regret ce magnifique lac pour se perdre encore dans un réseau de rivières. Les bayous se resserraient au point qu’il devenait presque impossible de reconnaître les sinuosités de leur cours au centre des forêts de cyprès inondées, les repères disparaissaient aux yeux des blancs. Où était la terre, où était l’eau ? Pour eux, ce n’était qu’une étendue sans fin que le soleil avait du mal à éclairer tant la canopée se densifiait. Au milieu de cette terrible forêt, peuplée de milliers d’alligators, de tortues, de hérons et de hiboux, où l’on ne trouvait que de loin en loin, pour poser le pied, qu’un tronc d’arbre à moitié pourri, où un faux pas pouvait vous précipiter dans une vase noirâtre d’une vingtaine de pieds d’épaisseur, ils commencèrent à perdre courage. L’air y était lourd et moite, les blancs finirent par souffrir de la soif, à l’agacement stoïque des Indiens. Décidément, ces blancs n’étaient pas faits comme eux. En fait, leur jérémiade cachait l’avancement sournois d’un trouble, dont la première victime fut Madame de Génoll qui, encore faible, en montra les premiers symptômes. Elle fut prise de frissons et se plaignit de douleurs musculaires, ils la couchèrent dans le fond de la pirogue. Le docteur Haristouy pensa tout d’abord que c’était une résurgence de sa précédente affection, mais le lendemain, ce furent Alejandra et Antonieta qui se trouvèrent mal. Le médecin comprit qu’une épidémie se répandait. Les femmes devancèrent de peu une partie des hommes. À leur tour, ils furent saisis après un malaise général, de céphalées et de vertiges, puis d’embarras gastriques et de diarrhées. En quelques jours, la maladie fit de la plupart des passagers des loques humaines. Le docteur Haristouy suivit les conseils prémonitoires de Chepi Pauwau. Afin de protéger de la contagion ceux qui ne l’avaient pas encore contractée comme sœur Angélique, doña Castaño, ses enfants et leur nourrice, il les aspergea de camphre, à défaut des remèdes traditionnels. Bien lui en prit malgré quelques frissons inquiétants qui s’emparèrent de sœur Angélique, cela les défendit des atteintes de la fièvre. Il espéra en l’aide de la civilisation, mais ils avançaient lentement en dépit les efforts des Indiens.
Ils finirent par sortir de la canopée et progressèrent à terrain découvert. Leur cours d’eau s’était élargi en une rivière bordée de palétuviers et de prairies. Leur soulagement fut de courte durée. À l’horizon s’amoncelèrent de sombres nuages, dont les contours, frangés d’or, se découpaient sur le ciel bleu ; les chênes verts qui formaient la lisière de la forêt faisaient entendre de sourds gémissements, précurseurs de l’orage. Ils décidèrent de se réfugier dessous. Le soleil se cacha derrière les premiers signes de la tempête, et les roulements lointains du tonnerre ne laissèrent plus de doute sur l’approche de l’ouragan. Ils retournèrent les pirogues se créant ainsi des abris. Ceux qui demeuraient valides rassuraient de leur mieux les malades qui geignaient dans leur fièvre, inconscients du danger qui venait. Le vent gonfla, la pluie se mit à tomber brusquement, ils maintenaient leur toit de fortune au-dessus des mal portants. Les Indiens impassibles, accroupis, attendaient la fin de l’orage. Cela prit plusieurs heures. Quand le soleil à nouveau fut plus fort que les nuages, ils étaient tous tremblants. Ils remontèrent sur les embarcations et encore une fois s’enfoncèrent dans la forêt marécageuse, ils semblaient y être voués. Les Indiens eux savaient que c’était la route tout simplement, mais le pays était immense.
La première à être emportée fut Madame de Génoll, son époux moribond se laissa mourir à sa suite. Alejandra et Antonieta, l’une après l’autre vainquit la maladie. Doña Castaño, que la crainte de l’affection avait sortie de sa léthargie dépressive, s’occupait de l’aspirant Javier Vizconde. Elle s’était à son tour attaché à cet homme qui l’avait couvée d’attentions pendant sa propre indisposition. Le père Sanchez, que l’on crut un temps préservé du mal, ce qu’il pensait lui-même, Dieu le sauvegardait tant sa tâche à venir s’avérait d’importance, fut pris des premiers frissons alors que Miguel della Quintaña plongeait dans un coma fiévreux entre les mains de Marie-Angélique. Puis ce fut le chirurgien qui fut foudroyé par la maladie. Dans leur grand désarroi, ils semblaient ne jamais sortir des méandres des bayous, la mort du docteur acheva de saper leur moral. Eux-mêmes protégeaient de l’épidémie, les Chitimacha se demandaient ce qu’avaient bien pu faire tous ces blancs pour que Gitche Manitou les décimât de cette façon.
La côte, qui ne présentait guère, à partir du golfe du Mexique, que des prairies marécageuses, prenait plus de consistance à mesure qu’ils avançaient vers le Nord ; et c’était, à ce pays, arrosé par le Têche, le Vermillon et une foule d’autres rivières et de lacs, que la Louisiane devait sa vision de paradis. Ce à quoi les malheureux voyageurs, qui se pensaient perdus, demeuraient indifférents. Ils comprirent que leur périple était arrivé à son terme quand ils sortirent définitivement des bayous après plusieurs jours. Javier Vizconde entra en convalescence à ce moment-là au grand soulagement de doña Castaño. À la nuit tombante, le bayou la Fourche serpentait, à travers des vallées et des prairies sans fin, semblable à un long ruban gris de fer. Dans la plaine, ombragée par des bouquets de chênes verts, de papayers et de magnolias, paissaient et bondissaient en liberté des milliers de bêtes à cornes et de chevaux à demi sauvages. Çà et là, ils commencèrent à apercevoir des habitations à moitié cachées dans des forêts d’arbres à fruits tropicaux, d’orangers, de figuiers, de citronniers, et quelques figures noires, errant nonchalamment au milieu de ce tableau. La nature entière leur paraissait y respirer un parfum voluptueux et enivrant, celui d’un Élysée terrestre. Ils arrivaient enfin. Opa leur signifia qu’ils parvenaient dans la famille de son père.
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Le brouillard s’était paresseusement étalé sur la rivière, le vent s’était levé du sud, balayant, déferlant en rafale, ployant les cimes, arrachant la mousse des arbres, précipitant dans l’onde des bois morts, par centaines. C’était un déchaînement titanesque de l’air et de l’eau comme ils étaient habitués à en subir à cette époque de l’année. Les symptômes de l’orage devenaient de plus en plus menaçants, quand un groupe misérable accompagné d’Indiens arriva au portail ouvrant sur la route qui longeait le bayou. Sous une voûte épaisse formée par le feuillage des chênes verts et des magnolias, suivant Opa et Kamakic, sœur Angélique et ses compagnons devinèrent de la lumière. Au bout d’une centaine de pas, sur une magnifique pelouse de gazon qui montait du bayou, ils découvrirent une ravissante habitation. Elle détenait, comme toutes les maisons cossues, un étage surmonté d’un toit avec mansarde, et elle était entourée d’une galerie soutenue par de blanches colonnettes, qui ressemblaient à du marbre. Les contrevents, peints en vert, étaient fermés, et une jolie grille en fer régnait tout autour : le jardin s’étendait par-derrière. Tout respirait le bon goût et annonçait l’aisance du propriétaire, ce qui surprit sœur Angélique, car elle se croyait encore au milieu de rien. Un violent coup de tonnerre interrompit sa réflexion. Opa frappa à la porte. Une des persiennes de la galerie s’ouvrit, et une femme se présenta. C’était une brune de trente et quelques années, aux yeux noirs et aux lèvres un peu fortes, elle était de couleur, ses traits n’avaient pas de finesse, mais son sourire rassura les premiers arrivants. « — Opa ! C’est pas une heu’e pour a’iver ! Oh mon Dieu, mais t’es pas seul. Aspi ! Léontine ! Zoé ! Vite, venez m’aider. Zoé va p’éveni’ la mait’esse, il y a des malades. » Ce fut la bousculade. Au milieu de ce tumulte arriva une femme blonde, élégamment habillée, qui prit les choses en main. Tous lui obéissaient, ce devait être la maîtresse de maison. Ce fut la dernière pensée lucide de sœur Angélique.
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Il faisait chaud et moite quand elle sortit du dispensaire où elle avait passé la nuit et une bonne partie de la journée. Elle s’essuya le visage avec un torchon glissé dans la poche de son tablier. Elle s’assit sur un banc adossé contre le mur de torchis blanc du bâtiment et profita de l’ombre du chêne couvrant le lieu. Elle remit une de ses boucles de cheveux blonds dans son chignon qu’elle rajusta au passage. Elle laissa courir ses pensées vers l’Acadie de son enfance s’accrochant au souvenir de sa douceur de vivre. La tête reposant sur la paroi, elle ferma un instant les yeux. D’habitude, elle occultait facilement son évasion au sein d’un troupeau humain qui fuyait les Anglais alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille. Pourquoi cette fois-ci n’y arrivait-elle pas ? La fatigue, ou peut-être parce que l’homme était décédé et qu’il lui avait rappelé son père, lui aussi enlevé par la maladie dans les navires anglais devenus des tombeaux pour les siens. Malgré sa bravoure tenace qui l’avait menée avec son frère jusque sur les bords du bayou, son âme se décourageait de toute cette misère qui faisait de la vie une lutte de la naissance à la mort.

Marguerite Breaux née Aurion, n’en était pas à sa première épidémie, elle se souvenait encore de celle de 1789 qui avait emporté plus d’une personne de son entourage. Elle savait comment s’y prendre. Seule sur la plantation, son époux séjournant à la Nouvelle-Orléans, elle avait envoyé un de ses nègres tout le long de la rivière prévenir voisins et amis du risque de la contagion. Elle assumait son statut à part qui était celui d’une Acadienne possédant des esclaves. Elle était devenue, grâce à cette particularité, la compagne du représentant des Acadiens du bayou Lafourche, car le plus riche d’entre eux. Cet état de fait était dû au choix de son beau-père. Ce parti pris avait pour exemple un baron venu, lui aussi de fort Saint-Jean, le monsieur de Thouais. À l’aide de plus d’une cinquantaine d’esclaves, son modèle avait rendu fortunés les Breaux. La sœur de son beau-père avait poussé son mari à faire de même renforçant la prospérité de la famille en étendant leur terre et leur donnant un pouvoir politique. Si dans un premier temps les voisins s’étaient détournés et avaient rejeté hors de la communauté les Breaux, l’aide qu’ils apportaient, le soutien et les conseils prodigués autant par son époux, Honoré Breaux, que par elle-même avait changé l’opprobre en respect. La possession d’esclaves titillait bien les esprits, mais tous fermaient les yeux surtout quant au moment des grands travaux, ils les leur prêtaient.
Depuis qu’Opa, le fils métis de son beau-frère était venu, trois jours s’étaient écoulés. Elle avait fait chercher, après le passage de l’orage, le médecin à Ascension. Marguerite avait déjà isolé les contagieux. Nonobstant tous les traitements apportés, Miguel della Quintaña était mort le lendemain de son arrivée, jetant un voile endeuillé de plus sur les rescapés. Le docteur s’évertua à soigner, les deux derniers patients encore vivants, le père et l’ursuline, l’un et l’autre se portaient très mal.
Du jour où les survivants du « Royal Madrid » s’étaient présentés, Marguerite avait passé le plus clair de son temps au dispensaire des esclaves de la propriété. Aidée de Théodora, une affranchie, que le père d’Opa avait ramenée quelques années plutôt, elle aussi réchappée des bayous, elle s’occupait des malades. Les autres rescapés étaient logés dans la maison aux colonnades. Marguerite regagna sa demeure quand le sort des deux derniers malportants fut tranché. Sœur angélique fut de ceux qui sortirent épuisée, mais en vie de ce fléau, il n’en fut pas de même pour le père Sanchez, qui alla rejoindre au cimetière familial Miguel della Quintaña.
Après un repos bien mérité, ce fut Doña Castaño et Javier Vizconde qui lui fit le récit de leur histoire tragique. Sur la galerie, près de leur mère, Marie, Paul-Vincent, Anne, et la petite dernière, Françoise, sur les genoux de sa grand-mère, Madeleine Breaux, écoutaient une nouvelle fois, subjugués, l’aventure des voyageurs. Les enfants s’imaginaient déjà en train de la raconter à leurs nombreux cousins, le long du bayou, et jaugeaient l’importance qu’ils prendraient à leurs yeux avec une telle histoire. Avec toute la chaleur humaine des Acadiens, la famille Breaux entoura les malheureux qui chacun se remettaient lentement de leur périple. Doña Castaño réalisait doucement son deuil et passait posément à une autre vie en compagnie de l’aspirant du « Royal Madrid ». Javier Vizconde avait décidé avec son accord tacite de l’accompagner avec ses enfants et leur nourrice jusqu’à sa plantation au bord du lac Pontchartrain. De leur côté, Alejandra et Antonieta attendaient. Les deux fillettes ne savaient plus ce qu’était leur avenir. Elles avaient perdu leurs parents, la plus jeune escomptait encore les voir apparaître, l’aînée s’était fait une raison. Alejandra avait mis tous ses espoirs dans la sœur, mais celle-ci demeurait toujours souffrante, et les décès successifs de ses compagnons la plongeaient dans une humeur inquiète dont elle avait du mal à se départir malgré tous les efforts des enfants Breaux. Lorsqu’elle fut en état de recevoir leur visite, sœur Angélique les rassura, elle les garderait avec elle et les amènerait chez les ursulines où elles resteraient auprès d’elle. Elle contacterait leur famille bien sûr, puisqu’elles en possédaient une dans la région, mais elle serait là. Elles partiraient pour la Nouvelle-Orléans dès qu’elle aurait repris des forces. Pour l’instant, le corps comme l’esprit se situait au plus faible. Quand elle eut suffisamment de courage pour mener ses pas jusqu’à la tombe de celui qu’elle avait porté dans son cœur, plus personne ne pouvait divulguer le secret enfoui au fond de son âme. Elle irait donc finir son existence dans le couvent, but premier de son voyage, et se consacrerait à Dieu et à ses œuvres. Elle garderait le souvenir de son bien-aimé comme une cicatrice qui jamais ne fermerait complètement. Dieu en avait décidé ainsi. Si pour l’instant devant la sépulture, elle refusait l’évidence, elle savait qu’ensuite viendrait la colère due à l’injustice éprouvée, puis la tristesse contre laquelle elle lutterait pour pouvoir accepter. Dans sa mansuétude, Dieu lui avait amené les deux orphelines dont elle était le soutien et qui deviendraient le sien pour avancer dans la vie. Tel était le but du voyage.

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.
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