La Palmeraie / De tempête en tempête chapitre 1 et 2

Ils avaient été emballés avec soin, emmaillotés, mis dans des caisses, enfouis dans la paille, sous la surveillance de John Madgrave. Le jeune homme en avait consciencieusement dressé une liste exhaustive. Après avoir été entreposés dans de multiples caisses au quai “des Chartrons“, il les avait fait discrètement charger au fond de la cale d’un navire sous pavillon de son pays. Le navire avait traversé l’océan en compagnie de confrères de la Compagnie des Pays-Bas, car il valait mieux voyager groupés.

Ils avaient été débarqués, et rangés sur le port de la Nouvelle-Orléans puis transbordés sur un bateau à fond plat qui continua à remonter le Mississippi. Et un matin, ils furent déchargés sur le ponton face à la plantation de la Palmeraie.

Chapitre 1.

L’arrivée des meubles de Marie-Amélie.

Printemps 1793.

L’aube argentée se teintait de rose réveillant la faune des abords du fleuve. L’astre diurne dissolvait en lambeaux neigeux et voluptueux la brume nocturne qui flottait au ras de l’eau bouillonnante et impétueuse du fleuve. Le premier signe de vie de ce matin empli d’éternité fut le plongeon sonore et maladroit d’une loutre. S’ensuivit l’envol bruyant et majestueux d’une colonie d’échassiers aux couleurs du ciel qui poursuivait son voyage vers les bayous plus au sud. Une famille de crocodiles vint pesamment s’installer sur la berge pour profiter de la chaleur des premiers rayons du soleil, dérangeant des ratons laveurs qui filèrent vers le sous-bois, sous l’œil indifférent de dindes fouraillant le sol de la forêt au son du martèlement des pics à bec d’ivoire cherchant la nourriture pour leur progéniture affamée. Un groupe de cervidés s’approcha de la lisière des bois qui bordait les champs. La rosée brillait encore sur les pointes vertes des cotonniers qui émergeaient de terre. Quelques sauterelles voraces s’apprêtaient à jouer leur sérénade sur les tiges de la canne encore d’un vert tendre dont les rangs s’alignaient à perte de vue. Petit à petit le soleil effleurait cet éden à la nature triomphante, léchant les colonnes blanches du temple qu’était la demeure de la plantation. Le souffle d’air provenant du fleuve vint troubler la dentelle pendue aux branches des chênes, puis il fit se balancer doucement les palmiers, qui donnaient son nom aux terres environnantes. La brise alla ensuite caresser les magnolias qui l’encadraient et propagea l’odeur des multiples fleurs qui s’ouvraient délicatement aux alentours.

Au-dessus du dialogue tapageur des habitants nichés dans les arbres, la cloche rassemblant les esclaves pour aller au labeur, sortit Antoinette-Marie de son sommeil bienveillant. Elle s’étira, se redressa, rajusta sa chemise de mousseline tout en écoutant, ravie, la profonde mélopée entonnée par la masse servile partant pour son labeur, encadrée de leurs surveillants et économes.   La plantation ronronnait au fil de ses habitudes saisonnières comblant d’aise sa maîtresse, la nouvelle Marquesa de Puerto-Valdez, née Cambes-Sadirac, et veuve du précédent propriétaire, le jeune baron Charles-Henri de Thouais mort des fièvres quatre ans auparavant.

La porte s’ouvrit comme de coutume sur le sourire éclatant d’Esther, sa chambrière noire, portant son déjeuner et sur Béarn et Navarre, deux dogues bordelais, qu’Antoinette-Marie avait ramenés de son pays natal des bords de la Garonne, en France. Les deux molosses s’affalèrent contre la porte-fenêtre donnant sur la galerie de l’étage et sur l’allée de chênes de la plantation qui menait au Mississippi.

Antoinette-Marie se leva et s’installa devant sa coiffeuse relevant son opulente chevelure encore du blond argent de l’enfance. Elle la maintint à l’aide de longues épingles d’ivoire. Machinalement, elle s’approcha du miroir plongeant ses yeux noirs dans le reflet à la recherche de quelques cernes que son jeune âge effacerait rapidement et que la flamme de son hidalgo de mari aurait pu laisser suite aux ardeurs amoureuses que six mois de mariage n’avaient heureusement pas émoussées. Rassurée, le sourire béat de la plénitude sur les lèvres, elle s’installa devant son café au lait, face à la porte-fenêtre de son boudoir ouverte vers le fleuve, pièce qui de bien entendu jouxtait sa chambre. Le temps de se réveiller entièrement, Esther avait fait préparer dans la baignoire, que l’on ne déplaçait plus et qui avait trouvé sa place derrière un paravent dans la pièce, un bain de fleurs de magnolia, dont les pétales savonneux entretenaient la carnation. Au sortir du bain, Esther l’attendait avec une robe de mousseline de coton blanc. Elle la passa sur sa chemise et son corset en toile souple, seule contrainte que la pudeur lui faisait accepter dès les premières chaleurs louisianaises. Une fois sa robe maintenue par de larges rubans que la mode nouait presque sous la poitrine, coiffée d’un linge arachnéen enroulé en turban qui dégageait son cou gracile et laissait échapper quelques boucles récalcitrantes, la jeune femme se décida à descendre à ses activités de maîtresse de maison et de plantation. Les yeux fixés sur le sol, la chambrière se racla la gorge prête à dire quelque chose qui visiblement avait du mal à sortir. « – Oui ? Esther, as-tu quelque chose à me dire ?

– Oui Ma’ame, mais avoi’ peu’ de mett’e vous en colè’e.

La jeune maîtresse regarda avec interrogation sa domestique, très étonnée de la crainte de sa suivante, car jamais elle n’avait levé la main sur elle ni même haussé le ton envers elle. Celle-ci avait été la première esclave en sa possession, cadeau de son amie la marquise de Maubeuge, lors de son arrivée dans le pays et elle avait dès le départ éprouvé de l’affection pour elle. Elle regarda avec douceur celle qui ne la quittait jamais. « – Mais qu’aurais-tu bien pu faire qui puisse me mettre en colère. Si tu as cassé quelque chose, on le fera réparer, tu le sais bien.

– Oh ! Mais j’ai ‘ien cassé Ma’ame !

– Bon ! Alors qu’est-ce qui est si grave ?

– J’attend’e un petit, Ma’ame

– Mais c’est magnifique ! Qui est le père ? Cachottière, je n’ai rien vu.

 – C’être Monsieur Hautbois-Guichette, Madame.

Antoinette-Marie accusa le coup, blanchit d’horreur ou de colère, elle n’aurait su le dire. « – Mon économe ! Mon Dieu, il t’a forcée, il va sur le champ me le payer ce monstre, je ne veux pas de ça sur mes terres !

– Oh ! Non Ma’ame ! I’ m’a pas fo’cée, moi l’aimer.

– Mais enfin Esther, il est blanc ! Que se passera-t-il quand il se sera lassé de toi! Et cet enfant ! Oh mon Dieu !

– Mais lui m’aimer, Ma ‘ame

– Oh ça c’est trop facile ! File, il faut que je réfléchisse.

L’esclave, inquiétée par la colère de sa maîtresse, sortit. Antoinette-Marie s’affala sur le premier fauteuil, dans sa tête tout bouillonnait. Elle était en colère, non contre sa chambrière, à qui elle ne voulait aucun mal, mais contre elle-même, car elle ne savait que faire. Elle sentait bien qu’elle ne réagissait pas comme il fallait. Elle se sentait ridicule, son comportement n’était pas celui d’une maîtresse de maison et encore moi d’esclaves. Elle était immature, et cela l’agaçait, elle n’avait pas en main assez de connaissances pour avoir la parole et la réaction juste. « Marie-Adélaïde ! Marie-Adélaïde allait lui dire comment agir, comment réagir. Elle, elle avait l’habitude, elle avait eu des esclaves et une plantation à Saint-Domingue ». Marie-Adélaïde Maubourg, réfugiée de l’île à sucre depuis le début des révoltes sanglantes des esclaves, venue à la plantation pour lui servir de chaperon lors de son veuvage, était devenue son amie. Elle avait épousé son contremaître, Georges Tremblay, et avait installé son foyer dans le bungalow derrière la demeure pour préserver son intimité conjugale. Antoinette-Marie, compréhensive, avait affectueusement exigé que le couple prenne tous leurs repas en sa compagnie. Elle savait donc où trouver son amie à cette heure, elle était dans le petit salon, seule pièce du rez-de-chaussée à avoir pu être meublée par le père de son défunt mari et qui offrait donc du confort. Elle descendit avec précipitation son idée fixe en tête, bousculant son majordome et cocher, Abraham, un colosse noir d’ébène d’une quarantaine d’années.

Excuse-moi Maît’esse.

– Oui ! Quoi encore ! Puis s’avisant qu’elle lui avait parlé violemment sans raison, elle se ressaisit et lui sourit.

 – Qu’y a-t-il Abraham ?

– Il y a un bateau qui veni’ s’ama’er au ponton de la plantation. Et un homme veni’ à pied dans l’allée.

– Ah ! Voilà autre chose. Envoie chercher Monsieur Georges et dit à Suzanne de prévenir Madame Marie-Adélaïde.

Maubourg Marie-Adélaïde

L’homme n’avait pas atteint le pas-de-porte, que la jolie et sémillante Madame Maubourg-Tremblay comme Marie-Adélaïde se faisait nommer depuis son mariage, avait rejoint son amie dans la galerie. Elles y attendaient l’inconnu avec comme cerbère Abraham posté derrière elles. Arrivé au bas de l’escalier, l’homme, second du bateau à fond-plat « la douce Victoire », s’arrêta devant la première marche de la demeure, et salua avec une raideur toute militaire les deux femmes qui le dominaient. Il ne put s’empêcher de penser que c’étaient deux belles créatures et que décidément ces créoles avaient bien de la chance. « – Mesdames, j’ai un pli à remettre à Antoinette-Marie Cambes-Sadirac, baronne de Thouais. » La jeune femme blonde, sans mot dire, descendit les quelques marches qui les séparaient, tant elle était impressionnée, non pas par l’homme, mais par la missive, qui sans aucun doute venait de France, car son expéditeur ne connaissait pas son nouveau nom d’épouse. Cette omission n’annonçait rien de bon. Tendant la main vers lui elle déclina son identité. Il lui remit la lettre cachetée et attendit. Cela la décontenança, que voulait-il de plus ? Devant son regard surpris et interrogateur l’homme rajouta. « – Excusez-moi Madame, mais je pense qu’il y a dans la lettre des renseignements qui me diront quoi faire de la trentaine de caisses qui l’accompagnent.

– Trentaine de caisses ! Mais que transportent-elles ?

– D’après le registre, Madame, des meubles ! Et, à mon avis, si je puis me permettre, de quoi meubler une maison.

– Des meubles ! Grands dieux, mais d’où viennent-ils ?

– Lisez la lettre Antoinette ; intervint Marie-Adélaïde s’impatientant ; nous aurons sûrement toutes les réponses.

– Bien sûr ! Bien sûr !

Antoinette-Marie, sans penser à changer de place, à l’ombre du parapluie que vint tenir Esther au-dessus d’elle pour l’abriter du soleil, décacheta la lettre et la lut.

De John Madgrave

À l’attention d’Antoinette-Marie Cambes-Sadirac.

Baronne de Thouais.

Mercredi 26 septembre 1792

Madame,

Je ne sais si vous avez souvenance de ma personne, mais je suis l’ancien commis de la maison de négoce Lacourtade devenu associé à ce jour. J’ai eu le plaisir de vous rencontrer avant votre départ pour la Louisiane.

La situation politique en France n’étant plus en faveur de Monsieur François-Xavier Lacourtade votre beau-frère, j’ai pris sur moi de réaliser en urgence un souhait que son épouse, votre sœur, madame Marie-Amélie Cambes-Sadirac avait exprimé.

Les bouleversements politiques du pays ont entraîné des difficultés financières pour la maison de négoce, dû notamment aux positions de Monsieur François-Xavier Lacourtade. Ne croyez pas que je porte un jugement, j’énonce des faits pour que vous soyez à même de comprendre. Donc afin de retrouver du numéraire Monsieur et Madame Lacourtade ont dû vendre leur maison de campagne de Caudéran. Mais Madame votre sœur ayant refusé de vendre l’ensemble des fournitures contenues dans la maison, celles-ci ont été entreposées « aux Chartrons ». Toutefois la situation ayant empiré la maison doit se dessaisir d’une partie de ces entrepôts, mais certains créanciers peu scrupuleux auraient aimé s’accaparer des biens les contenants. Comme Madame Lacourtade a toujours exprimé le souhait que nul autre qu’un membre de sa famille dût les posséder, je me suis permis d’organiser leur expédition vers vous. À ma connaissance, vous êtes la seule qui puisse entrer en possession de ses biens.

Aucuns frais ne devront vous être réclamés, tout a été payé par avance par mes soins. Votre notaire, à l’heure, où vous recevrez cette missive, aura reçu tous les papiers justificatifs vous faisant propriétaire de ses biens. Je joins à cette lettre la liste des fournitures que vous devrez recevoir.

Je suis désolé que ce cadeau soit avant tout une mauvaise nouvelle, mais je suppose que vous étiez déjà informée d’une partie de ces faits. Je n’ai malheureusement à ce jour pas plus d’informations à vous fournir.

Je me tiens à votre disposition.

Votre serviteur

John Madgrave

Elle se souvenait vaguement du jeune homme blond. Elle jeta un œil sur la liste qui faisait plusieurs pages tant elle était détaillée, il y avait de quoi meubler un grand salon, une salle à manger, deux chambres et leurs boudoirs, et il restait encore des fauteuils cabriolet, trois tables marquetées et pour finir deux bureaux, l’un plat et l’autre à cylindre. À tous ses meubles s’ajoutaient de la vaisselle de grès et de porcelaine, des verres et des carafes en verre ou en cristal, et un service à thé en porcelaine avec sa bouilloire. Antoinette-Marie restait étonnée et un peu gênée de cette donation faite sur le malheur de sa sœur. 

Cela faisait près d’un an qu’elle n’avait pas eu des nouvelles des siens et voilà que cet étrange envoi semblait lui annoncer le pire. Il venait confirmer les inquiétudes qu’elle avait eues lors de l’annonce des massacres de septembre. Les nouvelles de France qu’elle avait obtenues par des journaux et des intermédiaires, des nouvelles qui avaient inquiété comme elle tous ceux qui avaient de la famille en France. Puis lors d’un bal chez le gouverneur, tel un coup de semonce, arrêtant la festivité, les Orléanais avaient appris l’exécution impensable du roi de France. Désemparés, en signe de deuil les Français quittèrent les lieux. Certains d’entre-deux portaient encore un brassard de crêpe au bras. Elle avait appris par les journaux quelques jours plus tard que le président de la Convention, Pierre Vergniaud dont elle s’était amourachée avant de quitter son pays et qui était un ami de son beau-frère, avait voté la mort de Louis XVI, malgré les intentions publiques qu’il avait manifestées avant le procès. Elle en avait été fort attristée. Certains de ses amis avaient bien fait le rapprochement, mais ne lui en avaient pas tenu rigueur, d’autant que jusque-là, la plupart des Orléanais encensaient les conventionnels, qui pour beaucoup étaient originaires des environs de Bordeaux, regroupés autour de Brissot dont son beau-frère François-Xavier Lacourtade faisait partie. Elle n’avait donc pas songé que sa sœur, Marie-Amélie, son épouse puisse être en difficulté et encore moins en danger. Et comme elle savait sa tante Marie Louise La Fauve-Moissac en Suisse et sa sœur aînée dans la région de Toulouse où elle était religieuse aux Ursulines. Elle ne s’était pas alarmée pensant que leur statut ou leur refuge les maintenaient en sécurité. Elle ne s’était pas plus inquiétée pour Madame de Verthamon, sa protectrice qui était mariée au maire de Bordeaux, Monsieur de Saige. Quant à sa famille nourricière, les Freydou et son frère de lait, Antonin, vivant encore sur les terres du château familial dans lequel elle avait été élevée, leur statut de métayers devait les tenir éloignés de toutes inquiétudes. Cet envoi ébranlait l’édifice de certitude, qu’elle avait construit pour se rassurer. Elle fut prise de vertige, Marie-Adélaïde lui prit le bras et la guida en haut des marches où une bergère était et où elle put s’asseoir.

Chapitre 2.

Un Américain à Bordeaux.

Madgrave John

Fils d’un négociant courtier de Boston, John Madgrave avait eu une enfance commune et sans fantaisie, identique à tout garçon de la classe marchande protestante des villes du nord des nouveaux États-Unis d’Amérique. Son éducation s’était limitée depuis l’âge de sept ans, en plus de la religion réformée, à la lecture, l’écriture, l’arithmétique et le français. Cette dernière matière était incontournable dans le monde du commerce, bien que la langue anglaise commençât à prendre la primeur, le français restait la langue d’usage. Bien évidemment comme on était négociant de père en fils, sir Madgrave, le père de John, avait tracé la voie à suivre à son fils. Comme tout commençait par l’apprentissage dans une maison de négoce, après avoir appris quelques rudiments dans la maison familiale, sir Madgrave envoya son fils à Bordeaux. Pour cela, il l’avait d’abord envoyé à Saint-Domingue où il passa deux mois chez les Fleuriau à Port-au-Prince, puis il prit l’un des deux navires que son père détenait en association avec la maison de négoce et de courtage Lacourtade père & fils, navire qui arrivait à effectuer deux voyages en droiture dans l’année.

En son temps, Monsieur Lacourtade père avait lui-même fait son apprentissage chez le père de ce dernier dans la maison mère qui avant la révolution américaine se situait à Liverpool en Angleterre, port spécialisé dans le commerce des Antilles et de la traite. Sir Madgrave et Henri Lacourtade étaient régulièrement partenaires dans des voyages en droiture passants par Saint-Domingue ou de traite de bois d’ébène entre la côte ouest de l’Afrique et la côte Est de l’Amérique, les deux maisons faisant des appels de fonds dans chacun de leur pays pour mener à bien leur commerce. De plus, outre les liens que l’on tenait toujours serrés entre associés, car plusieurs négoces liaient les deux sociétés, sir Madgrave essayait de maintenir son monopole sur des vins de la région de Bordeaux qui s’exportaient de mieux en mieux dans son pays.

John n’eut pas à se plaindre du choix du lieu de son apprentissage, car certains de ses amis d’enfance étaient moins favorisés dans leurs destinations, l’un d’eux était même parti chez un oncle à Moscou. John Madgrave n’aimait pas le froid. À quinze ans, il fit donc la traversée de l’Atlantique sans trop de frayeur, hormis une forte houle près des côtes françaises. Il fut reçu avec chaleur par messieurs Lacourtade père et fils dans leur hôtel du quai « des Chartrons » entre la rue Ramonet et la rue Saint-Esprit. De la ligne des riches façades des maisons en pierre de taille des négociants au bord de la Garonne, l’hôtel de la maison de négoce Lacourtade, avec ses quatre étages et trois travées à chacun, n’était pas le plus fastueux, mais c’était sans conteste une demeure confortable. Son plus bel ornement était un balcon de pierre taillée qui surplombait la porte d’entrée monumentale. De part et d’autre de celle-ci, donnant directement sur la rue, se trouvaient les entrepôts, s’étendant sur toute la profondeur de l’immeuble, remplis de biens d’équipement et marchandises sèches, essentiellement des textiles de luxe, prêts à être chargés dans les flancs des navires lourdement chargés pour Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe ou servant de pacotilles pour le négoce africain. Un couloir en pente douce s’enfonçait vers les profondeurs d’une cave, qui courait jusque sous le jardin de la demeure, dans laquelle s’entassaient des barriques de vin et des boucauts de denrées diverses. Au premier étage se trouvaient côté rue les bureaux, et côté jardin deux salons de réception contigus que prolongeait vers l’extérieur une large terrasse donnant sur le jardin à l’aide d’un escalier droit, où était reçue la clientèle de qualité. Au deuxième et troisième étage se trouvaient les appartements privés du père et du fils. Le quatrième étage et la sous-pente étaient réservés au personnel dont le jeune John faisait partie. Il avait toutefois une chambre particulière qui surplombait le jardin. L’ensemble avait été meublé et décoré avec goût et sans ostentation par Madame Lacourtade mère. Monsieur Lacourtade père, fils d’un négociant du quartier de la Rousselle, bien que catholique, avait épousé la fille d’un Néerlandais protestant « des Chartrons « . Il était allé s’installer dans ce faubourg en pleine expansion et y avait racheté l’immeuble d’une maison ayant fait faillite. Son épouse ne lui donna aucune raison de contrariété jusqu’à ce qu’elle mourût en couches, lui laissant un seul fils en vie, âgé de onze ans. Il ne se résolut jamais à un remariage.

Comme tout commis, John avait commencé par faire les courses entre la maison et le port puis dans le quartier et dans la ville. Il était amené à faire des courses de Bacalan, faubourg encore plus éloigné du cœur de Bordeaux, à celui « des Chartrons », où les chais étaient réservés au commerce des îles, jusqu’aux quartiers de la Rousselle et de Saint-Pierre aux rues encore médiévales. Mais il ne fut guère perturbé par ce qui l’entourait, car le faubourg de la maison de négoce devait notamment sa richesse au négoce du vin, que pratiquaient essentiellement des marchands anglais et des Hanséates venus du nord de l’Europe, concurrents de son père, dans ce commerce notamment.

Lorsqu’il ne parcourait pas les rues du quartier, il devait tenir en ordre les bureaux de Monsieur Lacourtade père et fils. Devant son sérieux, Monsieur Lacourtade père sous l’œil de son fils le mit aux écritures.

 John se mit à aligner des colonnes de denrées exotiques comme le rhum, le cacao, le café, le thé, le sucre, l’indigo et les épices avec leurs quantités, leurs provenances, pour la plupart des Caraïbes, et leurs destinations,les villes hanséatiques, la Hollande, l’Angleterre et l’Irlande, la Prusse, le Danemark, la Russie, la Flandre autrichienne, la Suède, l’Espagne, les États-Unis et l’Italie.Il faisait la même chose pour les marchandises venant de l’arrière-pays et qui prenaient la route inverse, comme les pâtés truffés, les vins fins, les salaisons, les jambons, les cuisses d’oie, le bœuf à la daube, et les saucissons ainsi que les bijoux, les étoffes et toiles fines, lingeries, bonneterie, chemises de linon et bas de soie, destinés aux gens les plus aisés, toiles de lin plus grossières pour leurs esclaves. Tout ce qui rentrait ou sortait de la maison passait par ses écrits minutieux. Dans son bureau du premier étage jouxtant celui de Monsieur Lacourtade père, il fut rejoint par un deuxième commis Karel Van der Hartig, un jeune Hollandais. De leur fenêtre, ils pouvaient voir les berges du fleuve et tout un peuple de marins et de manœuvres contribuait aux activités du commerce depuis les chantiers de Sainte-Croix en amont jusqu’aux entrepôts des négociants « des Chartrons « en aval.Le port de Bordeaux avait tant d’activités que les navires devaient mouiller sur trois rangs parallèles à la rive.La ligne de terre, la plus rapprochée du bord et disposant des plus grandes profondeurs, était réservée aux bâtiments au plus fort tirant d’eau. Tous restaient mouillés sur leurs ancres et une multitude de gabarres fourmillaient entre eux, assurant déchargement et chargement.Les flottes s’étiraient ainsi sur près de trois kilomètres du Sud au nord de la ville, car il fallait laisser entre les navires l’espace indispensable pour permettre l’évitage du bâtiment sur ses ancres en fonction des courants et des marées. John ne se lassait pas de ce spectacle vivant riche en événements pour certains cocasses.

D’un naturel sérieux, obstiné et consciencieux, la maison de négoce n’eut pas à regretter l’arrivée de son jeune commis. Lorsque François-Xavier Lacourtade arriva avec sa jeune épouse, la belle Marie-Amélie Cambes-Sadirac, il tomba désespérément amoureux de celle-ci. Même, Antoinette-Marie, sa sœur qu’il trouva fort belle et qui lui fut présentée quelques années après, n’y changea rien, ni aucune autre jeune fille. Seul Monsieur Lacourtade père devina ce secret. Il n’en dit rien, le soupirant commua son sentiment, qui resta profondément ancré en lui, en fidélité sans failles envers la maison de négoce et ses habitants. Aussi quelle ne fut pas la surprise de sir Madgrave quand vint le temps de faire revenir son fils au pays, de recevoir une réponse de non-retour courtoise, mais ferme, ce qui ne le dérangea nullement ayant deux autres fils à placer. Il utilisa son aîné afin de mieux s’implanter en France et afin d’organiser un comptoir pour la maison familiale.

Cambes-Sadirac Marie-Amélie

Personnages

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles

épisode suivant

mes écrits

DU VIN A LA CANNE À SUCRE

La petite fille avait le cœur qui battait la chamade. Sa mère lui avait mis sa plus belle robe et son plus joli chapeau. Son père lui avait expliqué minutieusement quelles actions elle devait mener à bien. C’était un grand jour pour elle et la Louisiane. Elle se tenait debout, entourée de militaires, au milieu de la place d’armes de La Nouvelle-Orléans où tous la regardaient. Le soleil brillait de mille feux, en ce 20 décembre 1803. En ce jour fatidique de la passation de pouvoirs, Élisabeth Duparc, âgée de 7 ans, fille d’une famille de riches planteurs, coloniaux et aristocrates, avait l’honneur d’abaisser le drapeau français.

Chapitre 1

vue du port de la Nouvelle-Orléans

Décembre 1803, la Louisiane devient américaine 

À dix heures et demie du matin, du jour qui devait être le premier d’une ère nouvelle pour les rives du Mississippi, Pierre-Clément de Laussat, envoyé comme gouverneur par Napoléon, se trouva entouré, chez lui, de tous les officiers municipaux, de l’état-major, d’un grand nombre d’officiers et de bien plus de citoyens français, de tous rangs et de toutes conditions. Le préfet français se rendit à pied, avec ce cortège, au Cabildo, l’Hôtel-de-Ville de La Nouvelle-Orléans. Parmi eux marchait Philippe-Guillaume Benjamin Duparc, dit Guillaume Duparc, père d’Élisabeth Duparc.

La journée était belle et la température douce comme cela était la norme au mois de mai. Jolies femmes et élégants ornaient tous les balcons de la place d’armes. Personne ne voulait manquer le spectacle. Les officiers espagnols se distinguaient dans la foule par leurs plumaches. À aucune des cérémonies précédentes, il n’y avait eu pareille quantité de curieux. Au premier rang, Anne Prudhomme Duparc, entourée de ses deux fils, regardait avec attention et attendrissement sa petite fille. Elle ne la quittait pas des yeux afin de la rassurer de son mieux. Celle-ci, debout au côté d’un officier, ne bougeait pas. Elle attendait avec calme que ce dernier lui dise quoi accomplir. Elle levait la tête de temps en temps vers lui, c’était le seul signe de son impatience.

Les troupes anglo-américaines se présentèrent enfin. Elles débouchèrent en pelotons successifs le long du fleuve. Sur la place, faisant front aux milices adossées à l’Hôtel-de-Ville, ils se formèrent en ordre de bataille. Le chef de bataillon du génie Vinache, le major des milices Livaudais, et le secrétaire de la commission française Daugerot reçurent au bas de l’escalier de l’Hôtel-de-Ville les commissaires américains, Messieurs Claiborne et Wilkinson délégués par leur gouvernement. Pierre-Clément de Laussat s’avança vers eux, jusqu’à la moitié de la salle de la séance. Claiborne s’assit sur un fauteuil à sa droite et Wilkinson sur un autre à sa gauche. La remise du traité de cession et des clefs de la ville à Monsieur Wilkinson faite, le préfet français délia de leur serment de fidélité envers la France les habitants qui voudraient rester sous la domination des États-Unis. Guillaume Duparc pensa en lui-même. « Tout cela pour ça ! » La France, l’Espagne puis de nouveau la France et maintenant l’Amérique, mais la Louisiane c’était eux, les habitants, les planteurs, les négociants. Ils l’avaient construite et défendue. Jamais aucun gouvernement ne leur avait demandé quoi que ce soit. Et lorsqu’ils avaient réclamé de choisir, O’Reilly, un Irlandais à la solde de l’Espagne s’était chargé de les punir.

Elisabeth Duparc

Les signatures et les discours achevés, ils se transportèrent au principal balcon de l’Hôtel-de-Ville. À leur apparition, le capitaine dénoua la corde qui maintenait le drapeau tricolore en haut du mat et la tendit à la petite fille que l’impatience gagnait. La bannière française fut descendue et le pavillon américain fut monté par un jeune officier américain. Ils furent arrêtés à la même hauteur. Un coup de canon lança le signal des salves des forts et des batteries. Monsieur Wilkinson se retourna vers les membres amassés derrière lui. « — C’est votre fille Duparc ?

— Oui monsieur.

— Elle est charmante.

À l’instant où le drapeau français avait été descendu, partout, excepté quelques applaudissements d’un groupe d’Américains, les larmes et la tristesse se manifestèrent. On voyait régner l’immobilité et le silence. La douleur et l’émotion se peignaient sur la plupart des visages… Plus d’un pleur fut versé au moment où le pavillon abaissé disparut du rivage.

***

 À trois heures de l’après-midi, Pierre-Clément de Laussat réunit à dîner quatre cent cinquante personnes. Le public était mélangé, français, Espagnols, Américains se côtoyaient. Guillaume Duparc et son épouse étaient venus accompagnés de la famille de cette dernière, les Prudhomme et de leurs amis les Rousseau. Les trois familles étaient de notoriété fort respectable. Les Prudhomme étaient la troisième génération de Louisianais, leurs ancêtres étaient des Canadiens français qui avaient émigré du Québec à Iberville en 1699 pour s’installer dans la nature sauvage de la Louisiane. Le grand-père avait été médecin à la cour du roi de France Louis XV, un lien si noble qu’il avait assuré aux Prudhomme une position sociale solide dans la colonie, sous domination française comme espagnole. Quant à Pierre Rousseau, commandant espagnol à Natchitoches, il était le camarade d’armes de Guillaume Duparc, héros militaire richement décoré et généreusement récompensé, lui-même commandant du poste de Pointe-Coupée en Louisiane.

Avec le madère, les invités burent à la santé des États-Unis et de Jefferson ; avec du malaga et du vin des Canaries, à Charles IV et à l’Espagne ; avec du champagne rose et blanc, à la République française et à Bonaparte. Enfin, le dernier toast porté fut au bonheur éternel de la Louisiane pendant que se terminait une salve de soixante-trois coups de canon. Ensuite, un « thé paré » fut servi à sept heures et un bal clôtura la journée. On soupa à deux heures de la nuit. En apparence, tout semblait harmonieux, la passation de la Louisiane au sein des États-Unis d’Amérique paraissait convenir à tous. C’était sans compter les pensées larvées et le ressentiment qu’Espagnols et Français avaient envers leurs rois qui les utilisaient comme des pions et sans l’assurance avec laquelle pavoisaient les Américains nouvellement arrivés.

***

Anne Nanette Prudhomme et guillaume Duparc

Mars 18o4, visite à la plantation Duparc.

Le landau s’arrêta devant une ébauche d’allée qui s’enfonçait dans la végétation. Guillaume Duparc descendit de la voiture et aida son épouse à faire de même. Malgré le froid rigoureux, des hirondelles voltigeaient dans les airs sous un soleil qui annonçait des temps meilleurs. C’était à la fois les derniers jours de mars et les premiers du printemps. Les arbres fruitiers étaient déjà couverts de fleurs et exhalaient de toutes parts leurs parfums. L’atmosphère en était embaumée. Les oiseaux gazouillaient de tous côtés, et l’aimable Moqueur faisait retentir son chant varié et harmonieux. Il n’y avait encore ni maringouins ni serpents. L’herbe pointait avec force et formait une nappe verte, qui rafraîchissait la vue sur les deux rives du Mississippi. La crue du fleuve cette année-là était en retard par rapport à l’habitude. Il ne charriait ni sédiments ni déchets de végétation. Il n’était pas troublé, ne débordait pas. Il présentait un vaste tapis mobile qui se déroulait majestueusement. Les navigateurs le montaient, le descendaient aux rames, à la voile, en chalands, en pirogues, chargés des produits des manufactures d’Europe et des champs de la Louisiane.

Anne resserra son châle de cachemire autour de son manteau, le vent du nord sifflait vigoureusement. Elle replaça l’une de ses mèches brunes, qui s’était échappée de sous son capot de paille. Elle prit le bras de son mari et se laissa guider sur leur nouvelle propriété.

Chapitre 2

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

Quand tout commença !

Guillaume Duparc n’était pas un saint. Il était, comme beaucoup de vétérans, un homme familier des conflits et de la violence. D’une famille normande, de Caen, il se nommait Philippe Guillaume Benjamin Gilles. De nature coléreuse, le jeune Guillaume avait entaché la famille Gilles en tuant en duel un ami proche de son père. L’ayant appris, ce dernier attendit son retour, la rage gonflant en lui. Le père ne pouvait renier son fils. Mais pour l’un comme pour l’autre, l’emportement engendrait la source de leurs actions aussi lorsque son fils rentra dans la demeure familiale, il chercha à regagner son honneur en punissant son fils. Ne pouvant l’approcher, de colère, il lui courut après, l’arme à la main, n’hésitant pas à lui tirer dessus. Guillaume s’enfuit, se précipitant vers le jardin puis les champs adjacents. Le père manqua sa cible, mais bien que le fils ne fût point physiquement blessé, il n’échappa pas pour autant à l’ire de son père. Il fut banni de sa famille et il fut envoyé au sein de la Marine royale française, un destin que l’on prétendait pire que la mort. Initialement assigné comme assistant-tireur, le jeune Français résilient et ambitieux monta rapidement dans les rangs des Marines. En traversant l’Atlantique et en combattant dans la Révolution américaine, Guillaume gagna en notoriété et pour cela il opta pour un nouveau patronyme, désirant tirer un trait sur sa famille et effacer son humiliation. Avant d’entrer dans l’Armée de mer, Guillaume Gilles adopta le surnom « de Mézières Duparc »en inférant une certaine relation à la noblesse. Quelles que fussent ses raisons, il fut bientôt connu sous le nom qu’il avait choisi : Duparc.

Dès sa première campagne, il participa à la bataille de Savannah au service de l’amiral français Charles-Henri d’Estaing, puis deux ans plus tard, la providence le trouva sous les ordres du général espagnol Galvez combattant les Britanniques à la bataille de Pensacola. Pendant son service, il rencontra Pierre Rousseau qui devint un ami de confiance. Tous les deux reçurent les compliments du roi Carlos d’Espagne pour leurs rôles dans cette victoire franco-espagnole. Ils rejoignirent le comte de Grasse à Saint-Domingue, puis ils voguèrent vers le nord jusqu’à la Bataille des Banques extérieures. Après cette expédition, la carrière militaire de Guillaume Duparc atteignit son paroxysme grâce à la bataille d’Yorktown, où il fut blessé. Lorsque la guerre de la Révolution américaine prit fin, les deux amis obtinrent comme charges par les Espagnols de défendre les voies navigables de la colonie. Le roi Carlos nomma Rousseau, pour son service rendu, Commandant du poste de Natchitoches quant à Duparc, il reçut la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, un avant-poste stratégique dans le centre de la Louisiane. Le monarque par l’intermédiaire du gouverneur leur alloua une pension, une terre et un statut en Louisiane espagnole. Les deux camarades devinrent associés dans des projets immobiliers et commerciaux et achetèrent des propriétés le long du Mississippi et dans le sud-ouest de la Louisiane.

Anne Nanette Prudhomme

Fortune et position établies, Pierre Rousseau, cousin par alliance de la famille créole Prudhomme, introduisit avec tact son ami. Il profita d’un bal militaire pour procéder aux premières présentations. Au sein de cette famille existait une charmante et ravissante fille à marier. Anne Prudhomme, que tous surnommaient Nanette, outre sa joliesse, elle avait pour avantage une dot fort conséquente et un caractère à la hauteur de son galant. La cour de Guillaume fut de courte durée. Si la famille créole de Anne était l’une des plus anciennes de Louisiane, Duparc était un héros militaire richement décoré et copieusement récompensé, aussi l’union conjugale était destinée à être d’égales valeurs sociales. Chacun y trouvant son compte, ils se marièrent à Natchitoches. La base financière, politique et sociale nécessaire au bien-être futur était assurée. Les premières années du couple furent calmes. Ils les passèrent à Natchitoches dans cette région cotonnière, non loin des plantations et des maisons de la famille Prudhomme. Leur premier enfant, Louis vint au monde au sein de ce bonheur tout neuf.

Ayant obtenu la commanderie du Presidio de Pointe-Coupée, ils emménagèrent au sein de cette paroisse. Anne accompagna son époux sans état d’âme, bien qu’elle appréciât son existence auprès de sa famille, une nouvelle vie l’enthousiasmait, d’autant qu’elle l’intégrait en tant qu’épouse du commandant. À peine arrivés, naquit Guillaume dit Flagy. Deux ans plus tard, vint au monde Élisabeth.

Les responsabilités de Guillaume impliquaient de gouverner à la fois militairement et politiquement. Il trouvait cela bien ironique et c’était pour lui un juste retour des choses, lui qui avait quitté la France quelques années auparavant comme un meurtrier déshonoré à cause d’un duel. De manière identique que les autres fonctionnaires coloniaux espagnols, il se devait d’appliquer la loi hispanique sur les Français et les créoles, qu’ils fussent libres ou esclaves, bien que la plupart eussent préféré vivre sous le drapeau français. Sa vie de Commandant espagnol alla de crise en crise : querelles françaises et espagnoles, soulèvements d’Indiens. Il dut même réprimer de façon fort brutale une insurrection d’esclaves qui avait éclaté sur les plantations de Pointe-Coupée. 23 esclaves furent pendus et 31 condamnés récoltèrent une peine de flagellation et de travaux forcés. Trois hommes blancs ayant aidé, voire tramer la rébellion, furent déportés suite à leurs actes. Deux d’entre eux purgèrent six ans de travaux forcés à La Havane. On lui en reprocha la méthode, mais pour lui c’était le résultat qui comptait.

***

1803

Avec l’achat de la Louisiane, Guillaume Duparc fut relevé de ses fonctions. Le gouvernement américain réorganisa la colonie à sa convenance avec les nouvelles lois qui allaient avec. En tant que vétéran de la guerre d’Indépendance américaine, il présenta une demande au président Thomas Jefferson, pour obtenir des terres supplémentaires. Ce dernier assuré de la fidélité de Guillaume lui accorda une plantation aux bords du Mississippi. Si Guillaume fit expulser les pauvres fermiers acadiens propriétaires des parcelles adjacentes qu’ils avaient colonisées vingt ans auparavant, il accepta la présence des indigènes, des Acolapissa, sur la partie arrière du domaine qui donnait sur les bayous. Le terrain était de premier ordre, sur un sol inhabituellement élevé et dégagé sur les rives du fleuve. Il construisit sa demeure au milieu de l’emplacement du grand village indien des Acolapissa établi sur place depuis plus d’un siècle.

Chapitre 3

Philippe-Guillaume Benjamin DuParc dit Gilles

1808, le jour fatidique

À l’ombre des branches basses des grands chênes, la demeure était presque cachée de la route qui longeait le fleuve. Elle était construite sur un sous-sol en brique surélevée et de briquette entre-poteaux pour l’étage supérieur. La maison, avec sa charpente de toit normande, formait un U. Les deux ailes arrière entouraient une cour centrale. Au fond de celle-ci se situait la cuisine détachée des bâtiments pour éviter les accidents incendiaires. Anne vérifiait que le ménage avait été correctement fait par les deux servantes, et traversait les dix pièces de l’étage. Toutes donnaient sur les galeries de devant comme de derrières, cela permettait par fortes chaleurs de provoquer un semblant de courant d’air.

Elisabeth Duparc

Elizabeth jouait sous la véranda lorsqu’elle remarqua des esclaves qui ramenaient sur un brancard un homme visiblement mal en point. À sa grande surprise, c’était son père, il paraissait mort. Elle accourut voir de plus près ce qu’il en était. Triste constat difficile à admettre. Quelque chose en elle se brisa, elle saisit de suite que son enfance était achevée. Elle se précipita à l’intérieur de la maison sa robe de voile de coton blanc voletant comme un nuage autour d’elle. « Nanette, Nanette! C’est père! C’est père» Anne, qui avait découvert son deuxième fils, Guillaume, surnommé Flagy, dans sa chambre, à une heure avancée et dans un triste état alcoolisé, le sermonnait essayant désespérément de lui faire comprendre qu’il ne devait pas courir après toutes les quarteronnes de La Nouvelle-Orléans. Devant le tapage créé par Élisabeth, elle finit par s’énerver oubliant son calme. C’en était trop, elle abandonna son fils et se retourna avec colère vers la pièce d’où elle entendait hurler sa fille. « Élisabeth, une jeune fille de bonne famille ne crie pas comme une poissonnière!

 Mais Nanette, c’est père.

— Eh bien quoi ? Qu’est-ce qu’il a ton père ?

— Je pense qu’il est mort.

— Mort ?

Anne se hâta vers la véranda, suivi de son fils à l’équilibre précaire, et trouva au pied des marches les esclaves chargés du poids du corps qu’ils n’avaient pas osé poser au sol. La jeune femme n’en croyait pas ses yeux, pour une fois elle était totalement désemparée. Élisabeth tira sur la robe de sa mère. « Nanette, il faut le mettre au lit. »

***

Guillaume Duparc avait été retrouvé sur ses terres, mort, les mousquets à la main. Que lui était-il arrivé ? Nul ne le sût.

***

Les Duparc étaient installés depuis à peine deux ans et demi, et Anne se retrouvait veuve avec trois enfants à élever et une plantation à gérer. Le défunt avait eu le temps d’acquérir les parcelles adjacentes étirant le domaine à plus de douze mille acres. Le moulin à sucre était situé au loin, à 1 mile derrière la grande maison entourée de champs de canne. Une route plus longue s’étendait à l’arrière de l’habitation sur une distance 3,5 miles, bordée de cabanes d’esclaves.

Les terres et tout ce qu’il y avait dessus désormais lui appartenaient. Les lois de la Louisiane lui avaient donné les droits successoraux et de propriété, lui permettant ainsi de prendre le contrôle de la plantation naissante de canne à sucre pour le bien de ses enfants. Le testament de Guillaume stipulait, ce qui convenait fort bien à son épouse, que si elle ou leur descendant désiraient vendre à une personne celle-ci devait être en mesure de payer rapidement. Il excluait d’office les éventuels acheteurs américains en qui il n’avait aucune confiance. Il voulait éviter à sa famille d’être trompée par ceux-ci. À la lecture, Anne avait souri, elle reconnaissait bien les pensées de son mari. Malgré le chagrin, elle ne se laissa pas abattre et ne permit à personne de s’immiscer dans sa vie.

Chapitre 4

Elisabeth Duparc

Une nouvelle vie

1808,

Élisabeth avait douze ans lorsque son père mourut. Au milieu de ses deux frères, elle avait grandi dans un milieu privilégié, ne manquant de rien, entouré d’esclaves pour répondre à tous ses besoins. L’aîné de la fratrie, Louis, de nature turbulente, arrogante et violente, au point qu’apprenant qu’il n’était pas l’héritier de la plantation, il avait tué de colère deux esclaves. Il avait juste oublié qu’à dix-neuf ans, il n’était pas encore majeur. Sa mère, agacée par ce gâchis, l’envoya en France à l’Académie Militaire Royale de Bordeaux, dans l’espoir de le voir revenir en gentilhomme rangé. Flagy, lui était désespérément un coureur à la tête légère. Malgré les emportements répétés de sa mère, il ne s’arrêtait pas, cumulant les dettes pour entretenir les beautés qu’offrait La Nouvelle-Orléans.

Très vite, Nanette se retourna vers sa fille. Ses deux fils n’étant visiblement pas aptes à s’occuper de la propriété, elle n’eut aucune gêne à susciter de l’intérêt pour l’intendance du domaine à sa fille. Celle-ci faisait preuve malgré son jeune âge d’une grande maturité et d’une solide intelligence. Elle l’encouragea tout d’abord à tenir les comptes et petit à petit elle partagea les responsabilités inhérentes aux besoins de la plantation. Élisabeth, qui s’ennuyait quelque peu, le plus souvent en tête à tête avec sa mère, se prit de curiosité et d’attirance pour la gestion. Bien que produisant essentiellement du sucre, Anne diversifia l’activité première vers d’autres cultures, comme le bois d’œuvre et l’élevage, le tout avec succès.

***

1812

Fanny Rucker Duparc

 La vie austère de la plantation fut bousculée à la plus grande joie d’Élisabeth par le retour de son frère accompagné de sa pétillante belle-sœur. Craignant Napoléon, de peur de voir enrôler son fils dans l’armée impériale, Anne l’avait obligé à rentrer. Elle avait menacé Louis de lui couper les cordons de la bourse s’il ne revenait pas immédiatement en Louisiane. Sachant qu’elle ne pourrait le retenir sur leurs terres, elle lui avait proposé de l’engager comme agent commercial de leur production à La Nouvelle-Orléans, ce qu’il accepta tant cela convenait parfaitement à sa personnalité. À Bordeaux, Louis avait rencontré celle qui était devenue son épouse, Fanny Rücker, la fille d’un armateur allemand. La jeune femme de toute beauté était le charme incarné. Elle avait séduit de suite sa belle-mère et surtout Élisabeth qui reconnut en elle une amie.

Le couple métamorphosa l’ambiance austère dans laquelle était inhibée Élisabeth. Louis et Fanny de Mézières Duparc s’étaient rapidement transformés en personnalités à la mode parmi les créoles et les Américains pour les fêtes somptueuses qu’ils donnaient dans le quartier Français à La Nouvelle-Orléans. Fanny commença par montrer les manières en vogue à Paris. Dans la foulée, elle conduisit aussi souvent que possible sa belle-sœur dans la fleur de l’âge à La Nouvelle-Orléans, lui faisant découvrir les plaisirs des autres demoiselles créoles, les artistes et musiciens européens de passage. Elle l’entraînait au théâtre, au bal, aux dîners pour le plus grand bonheur de la jeune fille.

Chapitre 5

Fanny Rucker Duparc

1820, la libération

Fanny désespérait, sa belle-mère monopolisait tellement Élisabeth que celle-ci, à vingt-trois ans, malgré sa joliesse, son caractère aussi fort qu’agréable, n’avait toujours pas convolé en juste noces. Lors d’un long séjour en France avec son mari, Louis, elle avait pris sur elle d’inviter un très bon parti. Elle avait convié, l’héritier des vignobles du château Bon-Air, Raymond Locoul, dont elle avait fait la connaissance durant son dernier passage à Bordeaux. Elle avait perçu le jeune homme comme charmant en tous points. Outre un physique avenant, il était d’un caractère agréable, souple et fin psychologue. Invitée dans son château de Pessac, elle avait remarqué qu’il donnait des ordres avec une telle gentillesse, mais avec néanmoins fermeté que ses employés obéissaient sans résistance ni mauvais vouloir. Quant à ses rapports avec son entourage, elle l’avait observé amener les gens exactement où il désirait. Elle l’avait de plus vu agir avec son époux, sans que ce dernier s’en rende compte, l’incitant à se découvrir sur certains points de vue très personnels. Dans l’intimité de leur chambre, Louis l’avait même complimenté sur sa pertinence, ce qui avait fait sourire Fanny. Elle en était venue à penser qu’il serait le beau-frère idéal dans une famille au tempérament rustique, voire volcanique, et le trouvait très complémentaire à Élisabeth. Elle s’en était ouverte à son mari qui lui avait donné son accord.

Profitant d’un dîner où étaient entre autres réunis les Locoul, père, fils et frères et elle-même et son époux, Fanny avait jeté ses appas. Elle avait parlé de l’engouement des Louisianais pour le vin de la région et la difficulté de s’en procurer. Louis prit le relais en faisant remarquer qu’il n’y avait pas à La Nouvelle-Orléans de négociants d’importance dans ce commerce alors que dans le sud des États-Unis tous reluquaient le bon goût de cette ville en grand développement et le copiait sans hésitation. Comme il y avait ce soir-là plusieurs châtelains viticulteurs, la conversation s’amplifia et généra des envies et des idées qui frayèrent leur chemin dans la tête de chacun. Les Mézières Duparc incitèrent Raymond Locoul à découvrir le champ des possibilités en l’invitant à séjourner dans le quartier français où ils se feraient un plaisir de le recevoir et de l’introduire dans cette société d’élite.

***

Raymond Locoul

1821

Pour plus de subtilité, munie de lettres d’introduction d’amis de sa famille, une formalité indispensable pour entrer dans le réseau de la communauté créole locale, Fanny introduit Raymond par des intermédiaires, les membres des Labatut. Félix Labatut, dont les parents étaient originaires de Bayonne dans les Pyrénées-Atlantiques, se trouvait être un intime de Louis et tout comme lui faisait partie de l’élite créole de la ville. Étant informé des espérances de Fanny et Louis, commerciales et familiales, il se fit un plaisir de présenter le jeune français à toutes ses connaissances.

Fanny donna un souper suivi d’une réception au sein de la demeure des Mézières Duparc, dans le vieux carré, quartier de la fine fleur française, à l’occasion de l’épiphanie. Elle y avait invité sa belle-mère et Élisabeth pour l’occasion. S’y bousculaient tous les créoles français, les uns parurent pour le repas du soir, les autres pour le bal. Parmi ceux-ci arriva Raymond en compagnie de Félix Labatut, ce fut ce dernier qui le présenta à Élisabeth.

À vingt-trois ans, la jeune femme, de toute beauté, rayonnait toute à la joie de la fête. Elle arborait une robe venue de paris rapportée par sa belle-sœur. Elle en était très fière. Elle était en mousseline blanche recouvrant une soie rose, et avait une coupe s’évasant du haut du buste jusqu’à une courte traine. Son décolleté carré était garni d’un galon de dentelle, mettant en valeur sa jeune poitrine. Elle avait relevé ses cheveux selon la mode du jour et y avait ajouté deux fleurs de magnolia. Raymond était tombé en admiration devant la nymphe. Elle attirait les regards et les attentions, mais nul n’avait officiellement demandé sa main ; malgré les avantages de la dot, la famille Duparc impressionnait bien trop. Il est vrai qu’Élisabeth tout comme sa mère était douée intellectuellement, cultivée et avec un fort tempérament, et peu d’hommes acceptaient d’être régentés. Cela n’exerça nulle influence sur Raymond. L’échange entre les deux jeunes gens s’accomplit tout de suite de façon fluide et vive. L’un et l’autre étaient séduits, autant par le physique que par l’intelligence de l’autre. Dès cette soirée, ils ne se quittèrent guère, d’autant que Louis invita de suite le français à la plantation Duparc, officiellement pour la lui faire découvrir.

Anne, suspicieuse, s’était informée sur le jeune homme. Ayant appris par le père Labatut que sa fortune était conséquente et par d’autres que son fils Louis que le jeune homme était de bonnes manières, elle accepta sans enthousiasme de le recevoir et de le voir dans le sillon de sa fille. Elle n’était pas prête à voir partir Élisabeth, elle s’appuyait sur elle pour la gestion de la plantation, ses deux fils ne lui apportant guère d’aide. Louis s’occupait de vendre tant bien que mal tout ce que la propriété produisait et Flagy passait plus de temps à courir la quarteronne dans les faubourgs de La Nouvelle-Orléans qu’à jouer les contremaîtres. Élisabeth, elle, était soucieuse des chiffres comme de la productivité des esclaves et des terres. Elle partageait ses journées entre les comptes, la gestion et les champs. Chaque jour, telle une amazone, elle parcourait les lieux, montrant à tous qu’elle surveillait tout ce qui s’y accomplissait. Élevée dans une famille créole, elle avait peu de considération envers ses esclaves, hormis ceux de la maison. Elle tenait à ce que l’on ne les maltraite pas, uniquement pour qu’ils soient toujours productifs et donc rentables. Elle les faisait nourrir, habiller et loger de façon à ce qu’ils ne tombent jamais malades. Aucun n’avait intérêt à faire semblant, les punitions étaient données sans compassion. Anne était très fière de sa fille, mais c’était aussi ce comportement connu de tous qui avait éloigné jusque-là les prétendants. Elle aurait été toute foi surprise de savoir ce que pensait sa fille.

Élisabeth n’aimait plus beaucoup son existence sur les terres familiales qui la tenait écartée de la société créole. Tout comme sa mère, elle n’avait guère d’estime envers les Américains. Elle préférait tout de même rester dans la maison de famille à La Nouvelle-Orléans qu’à la plantation, mais sa mère ne lui en laissait guère l’occasion. Aussi lorsque Raymond entra dans sa vie, ce fut comme un vent de liberté, une possibilité d’évasion. Quand, au bout de quelque temps, il la demanda en mariage, elle répondit sans hésitation par l’affirmative. Sa belle-sœur et amie, Fanny, vit toutes ses espérances comblées. Bien dotée, Élisabeth imaginait là une occasion rêvée de partir de l’austère plantation pour la France où elle avait toujours souhaité mettre les pieds.

Raymond pressentait dans sa bien-aimée un atout appréciable pour la gestion des exploitations viticoles du Bordelais. Celle-ci promit avec plaisir dans le contrat prénuptial de quitter la Louisiane et de prendre en mains la direction des affaires de son mari à Bordeaux, région dont elle avait entendu tant de bien par son frère et sa belle-sœur. En échange, Raymond signa en contrepartie un engagement qui assurait à Élisabeth et aux enfants issus de leur union, la jouissance de ses possessions, droits et privilèges provenant des propriétés foncières et des biens immobiliers bordelais.

Chapitre 6

Élisabeth et Raymond Locoul

1822, le mariage

Le couple se maria à la cathédrale Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans devant toute la société créole qu’ils reçurent ensuite dans la maison qu’ils avaient acquise rue de Toulouse près de l’Opéra. Cela faisait à peine six mois que Raymond était arrivé de France. Les festivités des noces passées, ils s’installèrent à la plantation où les manières raffinées et le caractère agréable de Raymond furent très appréciés dans une famille de « cracheurs de feu » où chacun s’emportait pour un rien. Il jouait avec succès le rôle de conciliateur dans sa belle-famille où l’ambiance était souvent à couteaux tirés.

Le voyage vers la France fut repoussé à plus tard, Élisabeth était tombée enceinte à la grande joie de tous. Louis Raymond Émile arriva au monde dans la plantation familiale. Le couple décida de remettre leur départ lorsque l’enfant ferait ses premiers pas. Deux ans plus tard, il marchait à peine, naissait Aimée ajournant à nouveau leur projet.

Chapitre 7

Flagy Duparc

1829, la prise en main

Marie Louise Marcelite Cortès

Anne Duparc, lasse de s’occuper de la plantation, avait laissé petit à petit sa gestion entre les mains d’Élisabeth. Il ne lui restait qu’un problème, Flagy. Ce dernier ne semblait pas comprendre que la fortune dont il profitait avec inconséquence était due au travail journalier de sa jeune sœur. Ce n’était qu’un jouisseur tout comme son frère aîné, mais lui avait réussi à fonder une famille. Et s’il ne visitait la plantation que pour tirer plaisir de la campagne, au moins participait-il à son économie. La vie qu’il avait à La Nouvelle-Orléans promouvait leur bien et leur vente, que ce fût la partie agricole ou vinicole. Elle décida alors que le benjamin ferait comme l’aîné et sous peine d’avoir les vivres coupés, il devrait trouver une femme digne de ce nom. N’ayant guère d’autres possibilités, il entretenait une métisse dans le faubourg Marigny, il se mit à chercher celle qu’il pourrait épouser ! Sa mère le guida voire le poussa vers une famille de Natchitoches originaire de Saint-Domingue, avec qui elle avait des accointances. Elle invita donc à la plantation les Cortès avec leur fille à marier. De nature discrète et effacée, elle convint immédiatement à Flagy. Sa sœur et sa belle-sœur plaignirent de suite la jeune fille, elles comprirent pourquoi il allait la choisir. Cela indifférait Anne qui ne voyait que son objectif atteint.

En conséquence, Flagy Duparc épousa au mois de mai de cette année-là avec Marie Louise Marcelite Cortès. Anne fut enfin soulagée, elle allait pouvoir passer à autre chose. Elle n’allait pas jusqu’à penser qu’il allait calmer ses ardeurs auprès des quarteronnes, mais chargé de famille, il prendrait sûrement ses responsabilités. Ses enfants ayant chacun leur vie, elle décida de se retirer laissant la place à son second fils. Pour cela, elle se fit construire sa propre maison à seulement cinq cents pieds de l’habitation principale de la plantation Duparc. Elle comptait bien avoir encore l’œil sur ce qui se passait. Aimant la campagne plus que la ville, elle avait résisté à l’impératif créole de quitter la plantation et de vivre à La Nouvelle-Orléans. Cité qu’elle trouvait trop pleine d’Américains maladroits, gauches et socialement inférieurs. Elle pouvait ainsi recommencer sa vie près de sa famille, tout en étant indépendante. Assistée par les deux mêmes esclaves, Henriette et Nina, elle se mit à subsister de la rente de mille piastres par an que ses enfants lui versaient sur les profits de la plantation et des différents négoces.

Chapitre 8

Elisabeth Duparc

1830, quand il n’y a plus de choix.

Au vu de la situation familiale, ne pouvant toujours pas quitter la Louisiane, Élisabeth décida de commencer à importer du vin, en plus de la production de sucre au sein de la plantation. Elle invita dans leur demeure du vieux carré des amis et des connaissances américaines. Lors du repas, elle ne proposa que du vin venu de bordeaux. Au cours des conversations, elle glissa que son frère en mettait sur le marché, mais ce vin détenait une excellente réputation, aussi se vendait-il très vite. Il n’en fallait pas tant pour créer l’envie. La commercialisation des premiers crus commença de façon fulgurante. Les premiers tonneaux furent à peine arrivés sur les quais, qu’ils furent distribués. Les châteaux de la maison Locoul finirent par ne plus suffire, ils étendirent leur négoce à d’autres châteaux du Bordelais.

Chapitre 9

Élisa Duparc

1831 où prendre les choses en main

Élisa Duparc était la fille de Fanny Rucker et de Louis Duparc. Jolie, gentille et bien élevée, elle avait été la première de la nouvelle génération et était la préférée de toute la famille. Poussée par tous à être parfaite en tous points, elle avait répondu à la demande, jusqu’au jour, où à son corps défendant elle développa une acné qui mit en péril sa beauté. Son père et sa mère décidèrent de revenir en France pour la faire soigner. Ce qui était un traitement anodin, à la stupeur de tous, tourna au drame, le médecin calcula mal le dosage du médicament, et la jeune fille de 16 ans mourut. Sa mère, Fanny, se consuma de culpabilité et une fois rentrée en Louisiane, elle ne voulut plus quitter la plantation. Elle écrivit à un ami : « Je n’attends plus rien d’agréable dans mon existence. Cela a été mon destin, toujours des peines et de l’anxiété. C’est de cette manière que je passe ma vie et que je suis anéanti. Je suis sûr que je ne serai plus jamais heureuse. » De son côté, Louis ne put faire face à l’incarcération volontaire de sa femme. Il la quitta et s’installa définitivement à La Nouvelle-Orléans, avec deux adolescentes esclaves comme concubines. Louis se plongea dans les mondanités du vieux carré, il fit même promouvoir son frère cadet, Flagy, général de brigade à sa place, se déchargeant ainsi de cet engagement.

Malgré son désir de déménager en France, Élisabeth finit par admettre que par la faute de l’incompétence de ses frères à gérer la plantation, elle ne pourrait s’y établir. Un peu par défaut, elle fut donc contrainte de prendre la tête de la propriété. Bien que déçu, Raymond, son époux, ne dit rien d’autant que l’importation de ses vins explosait. Très rapidement, les Duparc étaient devenus le plus grand distributeur de vins de la Louisiane avec une capacité de dix mille bouteilles mises sur le marché à l’année. Élisabeth qui avait un sens des affaires très développé remarqua l’importante baisse des ventes d’esclaves. Elle décida d’acheter 30 adolescentes pour les faire féconder dans le but de faire une récolte d’enfants. Cela lui assurerait ainsi un cheptel prometteur et financièrement intéressant dans l’avenir. Durant les années de forte croissance économique qui suivirent, ils firent également de substantiels investissements immobiliers à La Nouvelle-Orléans. Ils acquirent pas moins de six résidences dans le quartier français de La Nouvelle-Orléans, en plus de leur grande maison, rue de Toulouse.

Chapitre 10

Louis Raymond Emile Locoul

1835, un garçon trop gentil.

Louis Raymond était le premier-né d’Elizabeth et de Raymond Locoul. De caractère, il ressemblait plus à son père qu’à sa mère, ce que cette dernière regrettait. Elle voulait en faire un planteur, mais il était d’un naturel empathique.   Sa mère le jugeait faible et trop sensible. Elle en arriva à le traiter de « gâcheur de nègres ». Il passait son temps à les plaindre et à les excuser en tout. Elle espérait pourtant qu’un jour, il assumerait le rôle d’un planteur respectable. Élevé en grande partie à La Nouvelle-Orléans, une ville désormais américaine et en pleine effervescence, il était devenu fort influencé par les idéaux de la jeune nation alors que le reste de sa famille demeurait attachée aux valeurs créoles. Bien que défendue étonnamment par sa grand-mère et naturellement par son père, afin de réprimer ses idées qu’Élisabeth trouvait sérieusement trop libérales, elle décida de l’envoyer à l’Académie militaire Royale de Bordeaux. À l’âge de treize ans, ayant traversé l’Atlantique, Émile découvrit les grands changements politiques de la France. S’il ne comprit pas tout de suite ce qui l’entourait, avec le temps il se familiarisa avec l’avant-garde française. Il étudia la politique et les arts. Il retira même de la fierté de compter Victor Hugo parmi ses amis.

Il resta en France jusqu’à l’obtention de son diplôme. À cette occasion, toute sa famille le rejoignit à Paris. Il reçut en récompense un voyage pour faire le « Grand Tour » d’Europe avant de rentrer au sein de sa famille en Amérique.

Chapitre 11

Raymond Locoul

Être fataliste

Les années s’écoulèrent de récolte en récolte, et malgré la prospérité de son commerce cela n’empêchait pas Raymond Locoul, d’éprouver de l’amertume pour sa nation. Il écrivait en 1847 à un ami : « Oh ! Que la France me manque. Un jour, peut-être, reviendrons-nous vers mon pays que nous aimons tant et que nous avons eu tant de peine à quitter ». Les années passèrent et les chances du couple Duparc de s’établir en France s’évanouirent définitivement. Élisabeth de son côté n’avait guère de temps pour la nostalgie, sa mère s’occupait de moins en moins de la plantation en dehors de quelques conseils que sa fille trouvait redondants. De plus, elle devait secouer ses deux frères pour les obliger à accomplir le minimum pour leurs affaires.

Chapitre 12

Nouvelle-Orléans

Le drame, 1750

L’été avait été sec. La chaleur, portée jusqu’à 90 et 94 degrés de Fahrenheit, agissait sur les masses de terres fraîchement remuées. Elle attirait une multitude de moustiques. Leurs piqures finirent par développer des maladies. Elles produisirent de nombreux incidents sur les esclaves. Beaucoup présentèrent des syndromes de fièvres pernicieuses d’un caractère alarmant, et quelques-uns agonisèrent. Élisabeth ne savait où donner de la tête aussi elle avait laissé partir seul Raymond pour La Nouvelle-Orléans quand la Saison mondaine commença.

L’automne avançait, la chaleur ne faiblissait pas, de plus quand des pluies abondantes se manifestèrent, l’humidité devint insupportable. À la ville, des cas de fièvre jaune se révélèrent. Ils se multiplièrent pendant les premiers jours d’octobre et ce fut toutefois à la moitié du mois qu’on la déclara épidémique. Lorsqu’Élisabeth l’apprit, la cité était fermée aux personnes extérieures, mais, Raymond, comme ses frères, était à l’intérieur. À la plantation, tout le monde se mit à craindre le pire. Anne racontait les souvenirs qu’elle avait des affres de la dernière, celle de 1832. Tous l’avaient gardé en mémoire, plusieurs de leurs amis avaient fait partie des victimes. Les familles Duparc et Locoul eurent à l’époque beaucoup de chance, dans leur malheur de pleurer leur petite Élisa, aucun ne s’était rendu à la ville et le fléau n’était pas arrivé à la propriété.

***

L’inflammation toucha tout d’abord son système gastrique, et provoqua des congestions. Raymond fut pris de nausées et de vomissements, entraînant une très grande fatigue. Son majordome, Ignacius et son valet de chambre Albert se retrouvaient en plein désarroi. Quand de violents maux de tête le mirent à mal au point de le faire délirer, Ignacius envoya Albert prévenir Louis de Mézières. Ce dernier impuissant ne put rien faire. Lui-même devint anxieux à l’idée d’être contaminé par la maladie. Albert revint, il avait bien essayé d’amener un médecin à venir, mais aucun n’était en mesure de répondre à la demande. À la fièvre jaune, c’était greffé le choléra morbus. Les deux esclaves ne purent que constater la faiblesse grandissante de leur maître malgré les soins qu’ils lui apportaient.

Dans la ville, les malades périssaient les uns après les autres. Peu se relevaient de l’épidémie et la plupart l’avaient contractée. On voyait de toutes parts tomber des individus frappés par la mort ; les médecins ne pouvaient plus répondre plus aux appels au secours, et nulle mesure n’était adoptée pour interrompre les progrès du mal. Déjà, les malportants encombraient les hôpitaux sans qu’aucun édifice public fût préparé pour y suppléer. La terreur croissait avec la maladie ; on essayait à la fois vingt traitements divers que prônaient chaque jour les gazettes.

Vers la mi-novembre s’éleva le vent du nord ; le froid se fit sentir subitement, et moins de trois jours suffirent pour arrêter la progression du fléau, mais Raymond Locoul était décédé. Et, avec lui, un sixième de la population de la ville.

Par peur de la contagion, le corps du Bordelais ne put être transporté jusqu’au caveau familial des Duparc près de la plantation. On l’inhuma au cimetière Saint-Louis de La Nouvelle-Orléans.

Louis Duparc se chargea d’annoncer à sa sœur l’atroce nouvelle. Il ne pouvait pas faire moins. Quand elle l’apprit, elle s’effondra.

***

Après le décès de Raymond Locoul, Élisabeth poursuivit jusqu’à sa mort en 1884 à superviser la distribution des vins Locoul qui continuait à s’avérer très rentable.

Elisabeth et Raymond Locoul

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

Le drame de Natchez ou Blanche-Marie Peydédau 10 et 11

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Épisode 10

Jean Roussin (The Dublin born actor, Spranger Barry died on the 10th January 1777.

La plantation, printemps 1724 — été 1725

Ce fut suite à l’installation d’un petit poste avancé, quatre ans auparavant, sur le territoire des Natchitoches, dont monsieur de Saint-Denis, homme énergique et capable, reçut le commandement, que la Compagnie parut prendre au sérieux l’obligation de peupler la colonie. Cette année-là, les Français renouvelèrent leurs tentatives de commerce avec les provinces espagnoles, bien que les deux pays fussent alors encore en guerre ; les deux colonies tendaient à penser que c’était dans leur intérêt d’entretenir entre elles un commerce qui leur serait réciproquement avantageux. Aussi, lors de l’année 1720, la Compagnie envoya un millier de personnes, dont trois cents pour les concessions de Natchez, autour du Fort-Rosalie ; Jean Roussin fut de ceux-là.

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Jean Roussin avait un avantage sur beaucoup de nouveaux arrivants, il avait hérité à la mort de son père, outre des dettes suite à l’effondrement du système Law, d’un document stipulant qu’il était propriétaire d’une concession au bord du Mississippi. Jean ne savait pas comment elle était rentrée en possession de son père, mais elle était en bonne et due forme. Comme il n’avait plus que cela comme bien, il se décida et s’embarqua pour la Louisiane, il n’avait plus rien à perdre même si pour lui c’était l’inconnu.

Après un voyage des plus mouvementés, une tempête de plusieurs jours avait failli les envoyer par le fond, puis ils avaient échappé de peu à des corsaires espagnols en se réfugiant dans un port de Saint-Domingue, et pour finir une épidémie de fièvre avait décimé une partie de l’équipage et des voyageurs. Arrivé sur sa concession, il remercia plus d’une fois Dieu de l’avoir sauvegardé, même s’il ne voyait pas trop par quoi et par où commencer sa nouvelle vie, malgré les conseils que lui avait prodigués l’agent de la Compagnie, pendant qu’il lui validait son titre de sa propriété et lui en indiquait l’emplacement. Avec le pécule qu’il avait réussi à mettre à l’abri des créanciers de son père, suite à la vente de tout ce qui restait en sa possession, il avait acheté cinq nègres et de quoi les nourrir pendant six mois, ce qui était en soi une petite fortune. Il commença à dégager le terrain aux abords du fleuve ne laissant entre lui et les futures cultures qu’un liseré d’arbres sur une largeur d’une dizaine de pieds. Ses terres possédaient de grands arbres, chênes et cyprès dont il décida de garder une partie pour la construction de ses divers bâtiments et de vendre le reste, car c’était un commerce lucratif, et de vastes prairies surélevées par rapport au lit du fleuve, ce qui était un atout lors des crues récurrentes de celui-ci. Il planta du tabac, puisque dans cette région, c’était la culture la plus pertinente d’après tous les avis reçus. Mais très vite, il se rendit compte qu’il lui faudrait plus de moyens pour obtenir un meilleur rendement, mais il ne voyait guère comment s’en procurer.

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capture

capture d’esclave

À cette époque, la colonie commençait à sortir de son état premier, et faisait émerger une civilisation du monde sauvage dans lequel elle s’était installée. Les premiers arrivants, faute de mines d’or et d’argent comme au Pérou ou au Brésil, avaient travaillé la terre qui se révélait extrêmement fertile malgré les obstacles dus aux débordements du fleuve et aux insectes dévoreurs de récoltes. Après les explorateurs était donc venu le temps des colons, des planteurs, ils cultivaient l’indigo, le tabac et le coton. Cela n’était pas sans difficulté. Si les concessions avaient été vendues comme le nouvel Éden, beaucoup de colons succombaient à la malignité du climat. Pour la combattre, la Compagnie avait envoyé cher­cher des nègres en Guinée, un millier d’esclaves avait été introduit dans la co­lonie. Par leur travail, ils avaient répondu aux espérances et avaient pallié la fragilité de la santé des Européens sous ce climat.

Estimant que c’était le plus sûr pour son avenir, Jean Roussin, malgré les difficultés, mais n’étant pas un aventurier, faisait partie de ceux qui avaient choisi de cultiver la terre plutôt que d’aller fouiller la contrée à la recherche vaine de mines de métaux précieux. Il avait opté pour la culture du tabac et avait obtenu l’accord de la Compagnie, qui pragmatique, interdisait toutes cultures pouvant entrer en concurrence avec celles produites sur le sol Français, tels la vigne, le chanvre, le lin, et autres cultures traditionnelles. En plus de ces dictats, il savait ne pouvoir ache­ter en dehors de la Compagnie, et seulement au prix qu’elle fixait ; il ne pouvait vendre qu’à elle, au prix qui lui convenait, et ne pouvait sortir de la colonie qu’avec sa permission. Jean Roussin apprit comme ses voisins à contourner ces lois astreignantes et comme tous, il fit appel à la contrebande, tout d’abord pour survivre puis pour s’enrichir.

Les premières années si elles furent difficiles de par le climat, auquel il n’était pas accoutumé, de par le défrichage et la mise en culture de ses terres, il n’avait jamais planté quoi que ce soit auparavant, tout alla pour le mieux. Avec ses esclaves, ils délimitèrent tout d’abord un jardin potager pour répondre à leurs besoins alimentaires, puis il se concentra sur la culture du tabac qui devait faire sa fortune du moins, il y comptait bien.

L’année de son installation demanda beaucoup d’efforts jusqu’à la première récolte ; un homme ne pouvait se charger que de deux mille pieds de tabac, cette culture nécessitait une propreté parfaite de la terre de culture, aussi fallait-il sarcler soigneusement tous les huit jours. Malgré les efforts constants, la récolte ne donna pas grand-chose. Le peu qu’il réussit à vendre à Biloxi, où loger les bureaux de la Compagnie, lui permit à peine à acheter quelques vivres de premières nécessités, qui viendraient compléter la chasse. La deuxième année, ce ne fut guère mieux, mais il commença à employer tous les moyens de la colonie et au lieu d’acheter des vivres, il acheta dix esclaves supplémentaires, dont cinq, à crédit. Pour les vivres, il avait fait connaissance avec des contrebandiers et les obtenait à moitié prix, elles provenaient des colonies espagnoles ou anglaises. La troisième année, sa production avait pris de l’ampleur, il fut l’un des premiers à ne plus avoir de dettes envers la Compagnie. Une partie de sa production était partie pour la Virginie. L’un des premiers qui comprit fut monsieur de Bienville, mais il lui fit comprendre qu’il fermerait les yeux. C’est ainsi que les deux hommes commencèrent à se lier.

Jean Roussin passait le plus clair de son temps sur sa plantation hormis le dimanche où il se rendait comme tous les colons des alentours et leurs familles jusqu’au Fort-Rosalie en amont du fleuve pour l’office dominical. Ce dernier était donné la plupart du temps par l’aumônier militaire dans la cour du bastion. Tous s’y rendaient, c’était le meilleur moyen d’avoir des nouvelles de la colonie. Outre des militaires, les colons croisaient des hommes en tous genres qui parcouraient en tous sens le Mississippi et ses abords, faisant véhiculer les marchandises et les nouvelles, et bien sûr les Indiens des tribus locales qui profitaient de ses rassemblements pour vendre quelques marchandises, vivres et peaux de bêtes essentiellement. Depuis le début de sa fondation, ces derniers n’avaient guère fait d’opposition aux nouveaux venus. Mais au fil du temps, leur amitié ou plutôt leur indifférence se changea en une animosité, imposant une lutte de tous les instants, une lutte sourde, cachée, souvent incitée par les Anglais. Ces derniers voyaient d’un mauvais œil l’expansion de la colonie française, qui se portait de mieux en mieux à leur grande contrariété. Jean Roussin ne fut pas concerné par ces luttes intestines jusqu’à l’incident qui coûta la vie à un sergent du fort et à sa famille. Les Natchez les avaient surpris allant en visite dans une plantation amie. Après une brève accalmie, les Natchez avec à leur tête « serpent piqué « avaient brûlé plusieurs plantations, massacrant les blancs et quelques noirs, la plupart de ces derniers s’étaient enfuis, libérés de leur joug. Jean Roussin avait eu la vie sauve. Il était de passage à Fort-Rosalie pendant que sa plantation, ses champs étaient brûlés et ses esclaves dans la nature.

Lorsque monsieur de Bienville vint avec son régiment pour châtier les Natchez, Jean fit partie de la milice des colons qui se joignit à lui. C’est lors de cette expédition punitive qu’il rencontra monsieur Baron et, que s’étant lié à lui, ce dernier lui proposa celle qu’il devait épouser six mois plus tard sa fille, Marie Baron.

Marie Baron avec sa dot lui apporta une association qui lui permit de faire fructifier son bien en multipliant le nombre d’esclaves sur sa plantation. De ce jour, il devint l’un des planteurs les plus importants aux alentours de Fort-Rosalie.

*

Il fallut dix jours de navigations tantôt à la rame tantôt à la voile pour remonter le cours du large fleuve. Sous la toile aménagée pour elle, à la poupe de l’embarcation, Blanche-Marie, son cerbère à ses pieds, regardait à l’abri de l‘ardeur du soleil printanier ou des ondées tropicales, le paysage qui défilait sous ses yeux. Chaque soir, dès le soleil couché, l’embarcation était amarrée à la rive, il n’était pas question de naviguer la nuit même à la lueur de la lune, les hommes montaient alors un camp de fortune. Une tente pour elle était tendue devant laquelle Brutus se couchait et dormait d’un œil sous les étoiles tapissant le ciel nocturne. Les sens aux aguets, aucun être, aucune bête n’auraient pu l’approcher sans que la jeune fille en fût alertée et sans que le molosse son gardien ne soit prêt à la défendre. Sur elle, elle avait un couteau, que lui avait fourni Graciane, au cas où ?

Jean Roussin, de nature paternelle, bien qu’il n’ait qu’une dizaine d’années de plus qu’elle, la couvait comme une enfant. Il prenait très au sérieux cette protection promise à son ami. Entre deux ordres, il lui expliquait ce qu’elle découvrait, un monde nouveau où un soupçon de civilisation perçait au milieu d’une faune sauvage. « — Tu vois, fillette – expression qui tirait invariablement un sourire à l’auditrice — Chaque concession, qui a été attribuée par la Compagnie, est bornée par deux lignes perpendiculaires depuis la rive d’un cours d’eau, ici le fleuve, car ce sont les seules voies de circulation que nous ayons. Chaque concession s’enfonce de façon variable dans les terres. Je n’ai pas à me plaindre comme tu pourras t’en rendre compte, la mienne est d’une bonne profondeur, je possède cinq cents acres. » En remontant le fleuve, il lui avait cité les noms des différents propriétaires. Ils étaient ainsi passés devant les domaines de monsieur  de Bienville, avant d’atteindre ceux de Dubreuil, Dugué, Lanteaume, Delery, Beaulieu, Massy, Tierry, beaucoup de noms qu’elle connaissait voire qu’elle avait croisés chez son ancien protecteur. « — Ici, les champs donnent de l’indigo vendu au roi de Prusse pour teindre les uniformes de ses soldats. Du côté des Yazous ou des Natchez, nous faisons pousser du tabac qui en qualité vaut largement celui de Virginie ou de Saint-Domingue. Certains font de la canne à sucre dont on tire de la mélasse, mais souvent lors du transport, elle moisit et il y a beaucoup de perte. Bien évidemment poussent aussi très bien la patate douce, le maïs, et d’autres céréales. Nous avons aussi de très beaux arbres fruitiers, bien que sauvages, une fois dépêtrés de la jungle et convenablement taillés, ils nous offrent des pêches, des cerises, des kakis, et même des olives. Convenablement dompté, ce pays est un Éden ! » Blanche-Marie au souvenir de ce qu’elle avait vécu depuis son arrivée resta sceptique. Plein d’enthousiasme Jean Roussin était intarissable et poursuivait son énumération. « — La vigne sauvage fait du bon vin et le houblon une petite bière agréable au palais. » L’engouement de l’homme rassurait la jeune fille. Le voyage se passa sans encombre et parut facile à la voyageuse, bien qu’elle restât inquiète tout au long du parcours qui s’enfonçait au fil des heures et des jours dans un monde de plus en plus sauvage où les quelques humains, qu’ils étaient amenés à croiser, étaient des Indiens qui ne paraissaient pas toujours amicaux.

*

Ils amarrèrent devant le ponton de la concession de Jean Roussin un peu après le pic du soleil. Blanche-Marie était intriguée, elle ne voyait pas d’habitation à proximité. Mais comme tous les propriétaires, Jean Roussin avait construit sa maison à bonne distance de la rive, afin de la mettre hors d’atteinte des débordements du Mississippi. Quand elle mit le pied sur la terre ferme et cela malgré le paysage bucolique des alentours, elle ne put réfréner un frisson qui lui laissa une trace fugace d’effroi. Un sourd malaise la saisit, sorte de pressentiment. Elle n’en montra rien et pour se rassurer flatta la tête de Brutus qui d’un bon l’avait rejoint.

columbia-plantation-edgard-st-john-the-baptist-parish-la-1024Tout en donnant des ordres, Jean Roussin, lui indiqua la route qui s’enfonçait dans un sous-bois et qui se dessinait entre deux rangées d’arbres, certains déjà vieux et d’autres récemment replanter afin de créer l’allée régulière désirée et qui constituerait, au fil des années, une somp­tueuse voûte de verdure. Au travers des arbres qui bordaient le fleuve sur environ deux arpents, siégeant sur des pilotis, elle finit par distinguer la maison, entourée d’une palissade, qui au loin dominait le domaine. Blanche-Marie patienta et attendit la fin du déchargement. Monsieur de Montigny, en attendant, lui comptait quelques anecdotes sur la vie à Fort-Rosalie et sur les Autochtones. Fin prête, la jeune fille encadrée des deux hommes, les esclaves, à l’arrière, portant leurs bagages et leurs colis, remonta l’allée, et passa le portail grand ouvert, négligence qui laissa échapper un juron au maître des lieux. Blanche-Marie, entre monsieur de Montigny et Jean Roussin, sous son chapeau de paille examinait ce qui l’entourait, tout en avançant vers l’habitation qu’elle apercevait enfin nettement. Elle lui sembla vaste, ceinturée d’une profonde véranda sous un toit haut et pentu garnie de chien assis. S’approchant elle aperçut une silhouette féminine, la main en visière qui les guettait.

*

Marie attendait le retour de son époux, lui semblait-elle depuis une éternité. Une fièvre l’avait prise peu de temps avant le départ de celui-ci et l’avait empêchée de le suivre jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Ils n’avaient pu faire autrement que de se séparer, Marie était restée entre les mains de deux de ses esclaves et elle en avait été horrifiée. Cette race l’inquiétait, elle en avait une peur maladive.

Marie Baron (Jean-Baptiste Greuze, 1725-1805, French painter.jpgSans famille hormis son père, Marie baron avait suivi celui-ci de France jusqu’à Montréal. Elle avait alors à peine dix années. Lorsqu’il avait rejoint le gouvernement de monsieur Bienville, elle était venue s’installer à La Mobile puis à La Nouvelle-Orléans. Quand il lui avait annoncé qu’il avait proposé sa main à Jean Roussin, elle n’y avait fait aucune objection, elle venait d’avoir dix-huit ans, il lui fallait convoler. Blonde, la silhouette avenante, des yeux couleurs myosotis, un visage de poupée, elle était fort courtisée, mais aucun n’avait trouvé la voix de son cœur, donc, elle avait écouté la voix de la raison, celle de son père. Elle ne l’avait pas regretté, son époux s’était avéré attentif à ses besoins et aux petits soins pour elle. Quand il lui avait donné deux négresses pour tenir sa maison et l‘aider en tout, elle l’avait remercié, mais une sourde angoisse s’était installée en elle. Marie n’avait jamais possédé d’esclaves et elle avait entendu tant d’histoires terribles sur ces peuples. Les pires horreurs couraient sur leur compte, qu’ils étaient cannibales, et que malgré le confort et la sécurité qu’on leur offrait, ils étaient capables d’empoisonner, d’égorger leurs maîtres. Enfin quoi, elle craignait pour sa vie, si bien qu’elle leur adressait la parole, le moins possible, de toute façon elle ne les comprenait pas, elle évitait autant que possible leur présence, errante désœuvrée dans sa propre maison. Son époux avait fini par s’en rendre compte, l’avait conseillée, lui expliquant comment s’y prendre. Avec un sourire contrit, elle promit de faire un effort. Mais ce fut en vain, c’était plus fort qu’elle, dès qu’elle s’approchait de ses servantes, elle avait des sueurs et des nausées la prenaient. Alors, il donnait les ordres le matin, se disant que le temps faisant, elle y viendrait d’elle-même. De son côté, Marie vivait dans l’inquiétude permanente que sa solitude journalière amplifiait, elle s’accrochait à l’idée qu’avec la venue des enfants les choses changeraient. Mais cette pensée était aussitôt compromise, car qui pouvait désirer des enfants, alors qu’ils pouvaient être égorgés à tout instant. Et les événements avec les Natchez produits avant son mariage n’étaient pas pour contrarier ses sombres idées. Confortée dans cette peur, seule la présence de son époux la rassurait quelque peu. Aussi lors de l‘absence de celui-ci, la maladie aidant, sa peur s’était amplifiée et la tenailla continuellement. Dès que debout elle avait pu se tenir, elle s’était installée dans la galerie face à l’allée et tout au long du jour, elle attendait son retour, ne mangeant que des fruits qu’elle lavait et pelait elle-même. À la nuit, elle s’enfermait dans sa chambre à double tour.

Lorsqu’elle vit paraître le groupe passant le portail de la palissade, elle se leva d’un bon, resserra sur elle son ample manteau à dos flottant en indienne qui lui servait de négligé et s’approcha de l’escalier qui faisait face à l’allée. L’ensoleillement l’aveuglait, l’empêchant de distinguer les individus qui constituaient le groupe qui s’avançait, elle leva la main devant ses yeux, et au milieu des ombres et des éclats, elle finit par reconnaître la silhouette de son mari, puis celle de monsieur de Montigny, mais elle n’identifiait pas celle de la femme qu’ils encadraient. Monsieur  de Montigny avait dû épouser. Cela faisait bien longtemps qu’elle ne l’avait vu, depuis bien avant son mariage, cela était donc possible. Elle était un peu déçue, car elle le pensait épris d’elle, et qu’il ait pu se consoler la désappointait quelque peu. De toute façon l’important ce fut que son époux fut de retour. Instinctivement, elle rajusta son chignon, ramenant en son sein les mèches qui tombaient sur sa nuque.

*

Jean Roussin prit sans pudeur sa femme dans les bras, la jeune femme se laissa faire, trop heureuse de retrouver son époux. Les deux spectateurs évaluaient la scène chacun à leur aune. Blanche-Marie trouvait cela rassurant, le lien qui unissait le couple présageait une ambiance harmonieuse dans la maison. François Dumont de Montigny, quant à lui, ressentit un pincement de cœur. La scène le crispa.

Cotes, Francis, 1726-1770; A Gentleman with a CaneSix ans plus tôt, à 22 ans, sous-lieutenant, François Dumont de Montigny s’était embarqué pour la Louisiane, en même temps que la compagnie de monsieur  de Valdeterre, sur la flûte « La Marie ». Il avait tout d’abord été envoyé par monsieur Le Blanc sur sa concession de la rivière des Yazous et avait pris part aux travaux de la construction du fort Saint-Claude. Puis il était parti explorer la rivière de l’Arkansas, au printemps de 1722, en qualité de « géomètre », avec monsieur Bénard de La Harpe, parce que les agioteurs de la rue Quincampoix spéculaient sur un merveilleux rocher d’émeraude supposé la surplomber. Ce fut à l’automne de cette année-là, au milieu de l’ouragan qui détruisait La Nouvelle-Orléans qu’il vit pour la première fois Marie Baron dont il s’éprit aussitôt. Il n’était pas riche, ses rapports houleux avec monsieur de Bienville qu’il avait fortement contrarié de par son tempérament perpétuellement insatisfait et colérique, l’avait amené proche du dénuement. Cet état de fait l’avait retenu de s’approcher d’elle, se contentant de soupirer au loin. Il avait participé à l’expédition punitive contre les Natchez lors de laquelle il avait fait la connaissance de Jean Roussin, au retour de celle-ci, il apprit que la jeune femme, qu’il aimait en secret, était destinée à celui qui était devenu un ami. Il s’éloigna de lui comme d’elle et s’enfonça dans une misère arrosée d’alcool. Sa situation ne s’améliora pas et son état d’esprit encore moins. Ses rapports ombrageux avec monsieur de Bienville l’avaient amené à l’indigence et le départ de celui-ci pour la France lui avait offert, par l’intermédiaire de monsieur de la Chaise, un poste sur la concession de Terre-Blanche, concession qui dépendait directement du Fort-Rosalie. Il avait dû obtempérer et s’était retrouvé sur l’embarcation de Jean Roussin, puis devant Marie toujours si belle.

*

Autour de la table éclairée par les flammes vacillantes des bougies du chandelier de cuivre, les trois jeunes gens riaient des  saillies du quatrième. Le plus âgé avec l’approche de la trentaine était Jean Roussin, la plus jeune était Blanche-Marie qui allait vers ses seize ans. Autour d’eux Zaïde et Abigaël, les deux négresses, leur servaient du café pendant que François Dumont de Montigny, resté sur la plantation, faisait de l’humour tout en jouant aux cartes. Il n’était pas arrivé à se détacher de la demeure pour prendre son poste et s’était imposé dans les lieux. Tout en jouant il marivaudait avec les deux jeunes femmes, passant de l‘une à l’autre pour donner le change, mais l’une comme l’autre savaient, pour qui était ce jeu délicat. Les deux jeunes femmes dont les liens s’étaient serrés sans difficulté s’en amusaient dès qu’elles étaient seules, elles savaient que c’était pour Marie que l’homme soupirait en vain ou presque. Blanche-Marie avait très vite saisi que le séducteur, sans délicatesse, se servait d’elle pour atteindre sa compagne, qui ne semblait pas insensible au charme du sous-lieutenant, accessoirement géomètre et à ses heures poète. Un piètre poète au goût de Blanche-Marie, mais Marie ne semblait pas s’en apercevoir. Jean, quant à lui, ne disait rien, mais n’était pas dupe. Pour lui les deux jeunes femmes étaient aussi jolies, l’une que l’autre, et avaient droit à ses compliments, choses qu’il ne savait pas tourner, ce n’était pas dans sa nature, mais il n’était pas idiot et Montigny n’était pas toujours subtil. Il n’en avait cure, il avait confiance en Marie. La soirée se prolongeait, Jean l’écourta rappelant qu’il devait dès l’aurore parcourir ses champs. Blanche-Marie ne se fit pas prier et demanda aux deux négresses de débarrasser. Marie, soulagée, s’était déchargée sur la jeune fille de la tenue de la maison, celle-ci était donc devenue responsable des tâches de Zaïde et Abigaël.

Les deux négresses étaient d’un naturel servile et avaient compris que leurs positions étaient enviables par rapport à ceux de leurs frères d’infortune qui travaillaient aux champs. Si elles venaient toutes deux de Guinée, l’une était Peule et l’autre Soussou. Elles n’étaient pas de la même région, aussi l’une parlaient le pular et l’autre la langue mandée. Elles avaient trouvé suffisamment de mots pour se comprendre, échanger et partager. Les blancs étaient inconscients de tout cela, pour eux ce n’étaient que des sauvages et quant à les comprendre cela les indifférait le plus souvent, du moment qu’ils effectuaient leurs tâches. Aussi, si le comportement de Marie ne les avait pas surprises, celui de Blanche-Marie les intrigua. Elle n’élevait jamais la voix et essayait de les comprendre comme d’être comprises, aussi avec un vocabulaire restreint pris dans les différentes langues, Blanche-Marie faisait passer ses demandes. Zaïde était grande et mince et Abigaël tout en rondeurs. La première était très habile de ses mains et la deuxième cuisinait avec audace, une cuisine mixait entre les habitudes des maîtres et les ingrédients trouvés sur place. Dans la maison tout le monde y trouvait son compte, même Marie commençait à avoir moins peur de ses domestiques et prenait confiance suivant l’exemple de sa nouvelle amie.

Peydédaut Blanche-Marie  et Marie Baron Roussin(FRANÇOIS BOUCHER (Têtes de deux jeunes femmes de profil Pierre noire.jpgMarie prit donc le bras de Blanche-Marie et l’entraîna vers sa chambre afin qu’elle l’aidât à se déshabiller. Elles aimaient ce moment où elles se retrouvaient seules et échangeaient des balivernes tout en se préparant pour la nuit. Marie était d’un caractère facile et affectueux, elle avait très tôt manqué d’amour, orpheline de mère, suivant son père de poste en poste, et de nourrice en nourrice, elle s’était souvent sentie seule. Dominée par un père autoritaire, qui n’avait pas voulu la mettre au couvent, car elle lui rappelait sa mère, elle avait été une enfant effacée et foncièrement timide. Elle avait été d’emblée séduite par le caractère réservé, mais assuré de Blanche-Marie. Sa détermination à aller de l’avant la fascinait et quand, confiantes, elles s’étaient épanché quelques bribes de leur vie, elles s’étaient reconnues dans leur désarroi. Blanche-Marie avait trouvé un nouveau foyer et une nouvelle vie qui étaient à sa convenance. Marie fin prête, Blanche-Marie la laissa et rejoignit sa chambre à l’étage. Jean Roussin lui en avait aménagé une, sous les combles, qui la ravissait. Elle devait elle aussi se lever tôt, elle partageait son temps entre la maison, ses tâches domestiques, et l’hôpital de la concession, ses quelques connaissances acquises sur le tas lui permettaient de soulager les quelques blessés ou malades parmi les esclaves. Les habitations de la colonie étaient le plus souvent de taille assez grande et occupaient un personnel assez nombreux comparé à des exploitations françaises. Blanche-Marie, même au château de Saint-Mambert, n’avait pas vu autant de gens travailler une seule terre, la plantation de Jean Roussin comptait près de cinquante esclaves. Elle se coucha laissant sa fenêtre ouverte vers le ciel et se laissa porter par les bruits de la nuit, oiseaux et autres animaux nocturnes, la brise dans les champs et le grondement sourd du fleuve. Elle entendit Montigny et Jean Roussin se souhaiter le bonsoir, puis le silence qui la porta vers le sommeil.

*

L’été était passé avec ses chaleurs étouffantes puis l’automne avec ses tempêtes et l’hiver avec ses températures relativement fraîches, le printemps était revenu le fleuve inondant à nouveau ses rives, les fleurs multipliant leurs couleurs, la faune croissant à nouveau puis ce fut à nouveau l’été. Cela faisait six jours que la chaleur était tel que rien ne bougeait aux heures les plus chaudes. La nuit était tombée, mais elle ne délivrait pas encore un soulagement suffisant à Marie qui dans son septième mois de grossesse ne savait comment se mettre à l’aise. À côté du lit dans lequel elle soupirait tout en s’éventant, Blanche-Marie s’était installée avec un ouvrage afin de lui tenir compagnie. Après avoir barricadé les portes, elle avait envoyé Zaïde et Abigaël se coucher, c’étaient les seules esclaves qui avaient le droit de rentrer dans la demeure puisqu’elles en étaient les servantes et d’y loger. Elles étaient donc montées dans leur chambre sous les combles. La maison était calme, il n’y avait que les quatre femmes, Jean était à Fort-Rosalie. Comme la pièce était suffocante, la jeune fille avait rouvert la porte-fenêtre pour faire rentrer un peu d’air et, à la lueur tremblotante d’une bougie, tirait l’aiguille, elle aurait préféré lire, mais il n’y avait aucun livre dans la demeure même pas l’almanach. Tout à coup, Brutus grogna doucement. « — Blanche-Marie, vous avez entendu ?

— Quoi donc ?

— Écoutez, il y a quelqu’un qui marche dans la galerie !

Blanche-Marie souffla aussitôt la bougie, et tendit l’oreille. Elle flatta le molosse, lui donna un léger coup sur le museau pour qu’il fasse silence, il obtempéra. La pièce était éclairée par les rayons de la lune qui dispensait une lumière froide. Doucement, la jeune fille se leva, et alla vers l’angle de la pièce et y saisit un fusil à double canon que Jean laissait toujours chargé. Il lui avait demandé si elle savait s’en servir, malgré sa répugnance qu’elle ne tenait pas à expliciter, elle avait répondu par l’affirmative. Elle cala la crosse sous son aisselle et le doigt sur la détente, elle écoutait attentivement. Son cœur frappait très fort remplissant sa tête, elle se contrôla. Elle ne percevait rien de particulier, mais elle ne mettait pas en doute la parole de son amie, cela aurait été par trop dangereux. Elle avança à pas feutrés vers l’extérieur, elle essayait de maintenir un tremblement convulsif dû à la tension. Quand elle fut dans la galerie, elle regarda à droite comme à gauche, rien. Brutus était sur ses talons, il se mit à grogner. Elle tendit à nouveau l’oreille, Marie avait raison, elle sentait une présence, un souffle, une respiration. Mon Dieu pourvu qu’il n’y ait qu’un homme. Elle affermit sa voix et s’exclama : « — qui est là ? » De l’ombre sortit une silhouette gigantesque. Le molosse aboya tout en grognant. Elle pointa son fusil vers l’homme, du moins elle supposait que c’était un homme. Une voix grave lui répondit : « — je suis, Alboury Ndiaye, un ami de Jean Roussin. Je devais le retrouver ce soir au bord du fleuve, mais il n’est pas venu, alors je me suis rendu aux nouvelles. Alors, s’il vous plaît ne tirez pas et retenez votre chien. » Derrière, traînant un sabre, Marie malgré l’encombrement de son ventre, l’avait suivie. Les deux jeunes femmes ne savaient que faire, d’autant que l’homme, dont elle ne voyait que les contours, était inconnu d’elle. Brutus, le dos courbé, le poil hérissé, sentant la peur de sa maîtresse, grognait de plus belle, babines retroussées, toutes canines dehors. « — Je portais des marchandises pour la plantation, il y a même des livres pour l’une de vous deux. » Les deux femmes respirèrent, il ne pouvait l’inventer, Blanche-Marie baissa son arme, sans toutefois sans s’en dessaisir et calma d’une voix ferme Brutus qui n’en garda pas moins sa position. « — Excusez-moi, si j’avais su que Jean était absent, j’aurais attendu le jour pour me présenter à vous, je vais m’en aller. Je reviendrai demain. » À reculant, il s’approcha de l’escalier qu’il descendit. Totalement éclairé, elles découvrirent, stupéfaites, un géant noir comme l’ébène.

épisode 011

Alboury Ndiaye (Frank Buchser - Il negro

Le contrebandier Alboury Ndiaye

L’homme, qui s’éloignait de la demeure, était une force de la nature, un animal sauvage, qui impressionnait tous ceux qui le croisaient. Pour la plupart des individus, c’était un géant noir d’ébène, bien qu’il fût couleur café. Il devait approcher une bonne toise et n’avait pas besoin d’être méchant pour impressionner son entourage. Il affichait le plus souvent un torse musculeux, à moins que le froid ne le forçat à se couvrir davantage, et était vêtu d’un pantalon de marin dont la couleur oscillait entre le blanc et le marron qu’il attachait au moyen d’un bout de cordage. Son sourire franc n’arrivait pourtant pas à faire oublier l’impression de danger qu’il dégageait.

Une décennie s’était écoulée depuis qu’il avait été enlevé à sa famille, prise dans des guerres incessantes et périodiquement plongée dans une misère noire. Il habitait alors un petit village non loin de la côte Sénégalaise. Alboury Ndiaye avait quitté l’Afrique contre son gré, encore que son départ était en partie dû à son attirance pour l’aventure. Il s’était cru un homme, car il avait participé aux rites initiatiques faisant de lui un chasseur. Il s’était rendu sur un navire espagnol pour échanger de la nourriture contre des outils, à l’encontre de la volonté du griot et de sa mère. Les négriers, qui avaient annoncé aux gens du village leurs intentions pacifiques, l’avaient fait prisonnier dès qu’il avait mis le pied sur le tillac et l’avait couvert de chaînes, avant de lever l’ancre pour faire route vers la Guinée, puis le Brésil. Ce coup du sort lui avait fait quitter son pays, en tant qu’esclave. Pour autant, la captivité d’Alboury ne dura pas longtemps, car le négrier n’était jamais arrivé au Brésil, mais la famine et les coups de fouet à bord, mêlé à la totale incompréhension de sa nouvelle condition, lui avaient laissé des souvenirs douloureux et ineffaçables. Ce fut toutefois la seule condition d’esclave qu’il connut, car il fut libéré avant d’atteindre le Nouveau Monde par le navire de guerre le « Régent « . Le capitaine du navire de guerre, aux idées peu recommandables, puisqu’il était contre l’esclavage, qui pourtant commençait à rapporter des fortunes à son pays, avait arraisonné le négrier où se trouvait Alboury parce qu’il croisait de trop près Saint-Domingue, et cela sans autorisation de son gouvernement. Après avoir pendu pour piraterie les Espagnols, le capitaine du « Régent « avait proposé aux esclaves survivants soit de les débarquer et de les vendre, soit de compléter son équipage réduit par un combat difficile. Alboury avait bien sûr opté pour la deuxième solution, bien qu’il fût jeune, sa taille déjà phénoménale emporta la décision du maître d’équipage. Il devint un marin, un excellent gabier, vigilant et infatigable. Il servit pendant quatre années sur le navire, avec toute la confiance du maître d’équipage et donc du capitaine, mais il était partagé entre son besoin de liberté et sa reconnaissance pour le capitaine. Quand celui-ci mourut d’une mauvaise fièvre due à la gangrène, il changea de navire, et cela plusieurs fois de suite. Il privilégiait les navires de commerce plus faciles à quitter au port de son choix. Il avait beaucoup de mal avec l’autorité et dès qu’il sentait ses supérieurs le tenir pour moins que rien, le traiter comme un inférieur, et sa couleur de peau ne l’aidait pas, il débarquait au port suivant, il leur tirait sa révérence. Dans tous les cas, il n’avait jamais choisi un vaisseau qui eut pu le ramener vers son pays d’origine. Il avait été contraint de laisser sa famille derrière lui, sans désir profond de la retrouver ; retourner dans son village, devenir chasseur, et crever de faim, car trop de guerres tribales ? Quel intérêt pour lui ? Il aimait la mer et ce sentiment de liberté des horizons sans fin. Hormis l’île de la Tortue, il n’avait pas d’attaches et cela était très bien comme cela. Dans une taverne de Cap-Français, il avait été entraîné par un loustic blond et arrogant et ce compagnon de fortune lui avait ainsi fait découvrir sa nouvelle vie, sa vraie nature. Il devint contrebandier au sein d’un circuit reliant La Nouvelle-Orléans aux grands ports de Veracruz, La Havane, Cap-Français, Fort Saint-Pierre ou Carthagène. Ce commerce fluvio-maritime prospérait grâce à une flottille de pirogues, de bateaux à fond plat, de barques côtières et de petits bricks reliant les Grands Lacs au continent sud-américain. Il avait tout d’abord rejoint un bâtiment détenu par un capitaine d’origine bretonne, mais très vite il avait compris que celui-ci ne leur laissait que des miettes de ses divers trafics. Il attendit patiemment son heure et comme il n’avait point d’argent, il prit ce qu’il ne pouvait acquérir. Dans un port du Honduras, il emprunta définitivement aux Espagnols un petit brick avec l’aide du loustic et de cinq autres marins d’origine diverses qui comme lui voulaient plus de justice dans le partage des gains et des risques. Ils rebaptisèrent aussitôt l’embarcation du nom évocateur d’« Indépendance » et ils commencèrent leur nouvelle vie de pirates ou de contrebandiers, au sein de laquelle ils partageaient équitablement tous leurs butins. Très vite, Alboury fut reconnu comme leur capitaine, et tous ceux qui se rallièrent à « Indépendance « firent de même. Ils s’en prenaient essentiellement aux Anglais et aux Espagnols, car La Nouvelle-Orléans leur servait de base d’opérations. En tant que cité portuaire, la ville française devenait, en raison de sa position idéale, une plaque tournante attractive pour le commerce qu’il soit officiel ou officieux. La ville avait l’avantage d’être à la fois le dernier arrêt le long du plus grand fleuve du continent et une escale naturelle à mi-chemin entre deux des plus importants ports coloniaux espagnols, de quoi devenir riche pour des marins audacieux. Cela était d’autant plus intéressant pour Alboury, que les vaisseaux européens à fort tirant d’eau étaient contraints de passer le long bras de mer limoneux aux courants changeants et sinueux, redoutés des pilotes les plus aguerris qu’était le Mississippi. Ce trajet contraignant de l’embouchure du fleuve à La Nouvelle-Orléans pouvait prendre jusqu’à six semaines pour un gros vaisseau, presque autant qu’une traversée entre la France et les Caraïbes, alors qu’en passant par le lac Pontchartrain et le bayou saint Jean, une journée suffisait et « l’Indépendance « pouvait faire le parcours avec facilité. Évidemment, la navigation n’y était pas plus facile et il fallait être un marin aguerri pour oser affronter ces eaux peu profondes, encourant le risque d’être submergé par une houle de plus de quatre mètres lorsque de soudaines tempêtes s’abattaient sur la baie habituellement tranquille.

Alboury, qui n’avait pas pour ambition d’élargir son commerce, avait aussi appris ce que les Amérindiens savaient depuis des siècles, les vents et courants qui créaient des tourbillons contraires à seulement quelque mille de distance des côtes de Louisiane. Ses connaissances des lieux étendaient grandement ses possibilités d’approvisionnement et de vente, car pour aller de Veracruz à La Havane, ils savaient profiter des alizés entre les détroits de Floride et du Yucatán et des courants entre Cuba et la pointe de la Floride. Il lui fallait environ deux semaines pour rallier Veracruz, un peu moins encore pour La Havane. Ils traversaient donc le golfe à bord de l’« Indépendance » en suivant les eaux peu profondes du littoral ou en coupant par les bayous de Barataria, transportant des marchandises dans les deux sens de façon plus ou moins officielle suivant les vendeurs et les acheteurs.

*

Martha (The Polish Girl (Jean-Baptiste Greuze - ).jpgMartha s’était levée bien avant le jour. Les nuits de pleine lune, elle ne dormait pas ou peu s’en fallait, et cela depuis ses premiers saignements. Elle avait donc atteint la porte de l’hôpital alors que les premiers rayons du soleil l’effleuraient. Elle y rejoignait la veuve Camplain avec qui elle tenait le dispensaire, celle-ci ayant fait la nuit. La veuve d’apparence sèche et froide était en fait mal servie par sa physionomie tant elle était bonne et chaleureuse. Il y avait ce jour-là peu de malades, cinq indigents, deux femmes, deux hommes, dont un mulâtre libre. En plus d’eux, il y avait deux charpentiers du chantier de la nouvelle caserne qui étaient tombés d’un échafaudage alors qu’ils se chicanaient, l’un avait l’épaule démise et l’autre une jambe cassée. Le dernier malade était un orphelin de moins de sept ans, retrouvé recroquevillé dans un coin du marché, grelottant de fièvre, atteint de la rougeole. Martha s’y était attachée. Après avoir avalé un bol de soupe et échangé quelques mots avec la veuve, elle se rendit dans la salle commune où dormaient les malades. Accompagnée de quelques mots bienveillants, elle distribua leur soupe à ceux qui avaient les yeux ouverts. Elle se mit ensuite au nettoyage, pendant que la veuve allait prendre quelque repos dans la loge adjacente à l’hôpital. Elle aimait ce qu’elle faisait, ces tâches journalières qui lui faisaient oublier cette vie déchue par les hommes, et dont elle s’éloignait, était si loin désormais. Même pénible, cette besogne était plus gratifiante que l’obligation de se donner aux hommes pour quelques sols.

*

« — Tu sais Paul, c’est un conte de chez moi, ma mère nous le racontait à ma sœur et à moi, il fait peur, tu es prêt ? »

Le petit garçon opina de la tête tout en murmurant un oui.

— il y avait une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants, tous garçons. L’aîné n’avait que dix ans, et le plus jeune n’en avait que sept. On s’étonnera que le bûcheron ait eu tant d’enfants en si peu de temps ; mais c’est que sa femme allait vite en besogne, et n’en faisait pas moins que deux à la fois… » Martha occupait le jeune malade en voie de guérison. Elle s’était par conséquent installée à son chevet pour lui raconter une histoire tout en brodant un ouvrage. Autour d’elle, tous étaient attentifs, subjugués par la douce voix de la jeune femme aussi personne ne fit attention à l’entrée du nouveau venu. Martha ne réalisa sa présence derrière elle, quand relevant les yeux vers son jeune auditeur, elle vit ses yeux agrandis par l’étonnement. Elle se retourna pour se retrouver face à un géant noir qui la regardait avec attendrissement. En même temps qu’elle se leva, ses yeux plongèrent dans ceux du nouveau venu, elle ne put s’empêcher de se noyer dedans. Elle réalisa tout à coup qu’aucun bruit n’altérait ce moment, tous étaient bouche bée devant le géant. Elle reprit ses esprits. « — Bonjour, que puis-je pour toi ? ». À même temps qu’elle s’adressait à lui, elle ne pouvait s’empêcher de penser que l’homme était grand, si elle s’approchait de lui, force serait de constater qu’elle arriverait à peine à sa hauteur de poitrine. Étrangement, elle se sentait rassurée par sa présence. « — Si t’es Martha, j’ai une lettre pour toi, moi je suis Alboury Ndiaye.

— Je suis Martha ! — Se demandant, qui pouvait bien lui faire parvenir une lettre ?

— Alors voici ! — Il sortit de sa ceinture la lettre et la lui tendit. – elle est de Blanche-Marie.

— De Blanche-Marie ! Mon Dieu ! elle va bien ? Elle est bien installée ! Vos maîtres sont-ils bons ?

Alboury Ndiaye sourit devant le débit de parole spontané. « — Tout d’abord, je n’ai pas de maître, je suis le capitaine de l’« Indépendance « . Ensuite, Jean et Marie Roussin sont des gens de grande bonté, et Blanche-Marie va bien, mais tout ça est dans la lettre.

— Oui bien sûr, excuse-moi.

 — Ce n’est rien, maintenant il faut que je parte, dit-il avec une nuance de regret dans la voix.

Elle le reconduit jusqu’à la porte, enfouissant la lettre dans la poche de son tablier. Elle le regarda partir avec regret, le géant noir laissait en elle une trace de tristesse, d’abandon, qu’elle ne comprenait pas.

*

Elle savait déchiffrer les lettres et les syllabes parfois quelques mots, mais pas lire ou du moins fort mal, quant à l’écriture, elle le faisait péniblement, c’était le curé de son village qui lui en avait appris les rudiments la trouvant intelligente. Mais avec le temps, il ne restait pas grand-chose de ce savoir. Martha regardait la lettre sans trop savoir quoi en faire. Elle n’avait pas eu de nouvelles de son amie depuis presque deux années, et quant à Graciane, quelques bruits de salons avaient été poussés jusqu’à elle, mais rien de bien précis. Elle ne savait plus rien de ses autres compagnes de voyage éparpillées dans le pays, elle ne voyait plus que Boubou qui accompagnait, avec ses deux bambins, son époux au marché. Elle était donc curieuse du contenu de la lettre. Quand la veuve Camplain revint dans le début de l’après-midi, elle se décida à aller voir monsieur de Manadé, le chirurgien. Il était la seule personne sachant lire en qui elle avait quelque confiance depuis le départ du père Davion.

*

ean-Antoine Watteau (1684-1721), La Ravaudeuse, étude pour L_Occupation, selon l_âge, vers 1715, sanguineElle se rendit à la caserne où séjournait le chirurgien. Elle connaissait le chemin puisqu’elle y venait le chercher chaque fois qu’il y avait une urgence. Elle n’appréciait pas de s’y rendre, côtoyer les soldats, c’était se défendre continuellement de leur assiduité. Elle frappa à la porte du bureau du chirurgien espérant qu’il y fut. Elle entendit un grognement qu’elle supposa être une invite à entrer. Tout en s’excusant, elle passa la tête par l’entrebâillement de la porte et découvrit monsieur de Manadé un aiguillé à la bouche et empêtré avec sa veste dans les mains, essayant visiblement avec maladresse un raccommodage périlleux. La jeune femme sourit : « — laissez-moi faire monsieur.

— Avec plaisir Martha, ce n’est vraiment pas une tâche aisée pour moi.

Elle prit le vêtement et s’assit, le chirurgien lui passa l’aiguille. La veste avait une vilaine déchirure, le chirurgien se crut obligé de s’expliquer. « — J’ai rencontré un mauvais clou, et j’avoue que dans mon impatience, j’ai tiré brusquement.

— Ne vous inquiétez pas, monsieur. Je vais faire de mon mieux. Il n’y paraîtra rien ou peu s’en faut.

— Merci, Martha, mais vous étiez venu pour quelle raison ? Il y a un problème à l’hôpital ?

— Non, non, j’ai reçu une lettre de mon amie Blanche-Marie, et je ne sais pas lire.

— Bien sûr, donnez-la-moi, et prenons de ses nouvelles.

*

De Blanche-Marie Peydédaut

À Martha de l’hôpital

Vendredi 25 octobre 1726

Ma Martha,

J’ai enfin trouvé un messager digne de confiance. Comme tu verras, la première fois, il est très impressionnant. Moi-même, j’ai été terrorisée et j’ai même failli tirer sur lui. Mais c’est un homme bon malgré les apparences…

« — Et grand Dieu, il était si terrible que cela ce messager, Martha ?

— C’était un grand, très grand nègre, il m’a dit être le capitaine d’un navire.

— Ah ! c’est Alboury Ndiaye, c’est vrai qu’il est impressionnant.

Martha sourcilla, se demandant comment le chirurgien pouvait bien connaître un tel homme, qui à son avis avait tout du pirate, le mystère et la séduction avec. Elle sortit de ses pensées réalisant que le chirurgien avait repris sa lecture.

… j’ai été accueilli chaleureusement par Jean et Marie Roussin. Bien qu’elle soit ma maîtresse, je me suis fait d’elle une amie, elle est d’un naturel doux et attachant, il y a des moments, j’ai l’impression d’être l’aînée bien qu’elle est six ans de plus que moi. Ils ont un adorable poupon qui ne tient pas encore sur ses jambes, et qui fait notre ravissement…

… Je me fais à ma nouvelle vie qui ma foi est très agréable, elle se déroule entre la besogne due à l’habitation et l’hospice de la plantation où mes quelques connaissances soulagent les malades ou les blessés. Rassure-toi. Je vois déjà ta mine s’allonger, dans les cas les plus graves, Jean fait venir le chirurgien. Pour les tâches ménagères, je suis aidée par Zaïde et Abigaël, deux négresses fort vaillantes et adroites chacune dans leur domaine…

… Bien que nous soyons isolés, nous ne nous ennuyons pas. Par le biais de Fort Rosalie, nous avons une vie de société. Nous nous y rendons régulièrement, notamment pour l’office dominical. Nous côtoyons ainsi les militaires du fort et leurs familles ainsi que d’autres colons. Nous sommes régulièrement invités chez nos voisins, ou avons des visites comme celles de monsieur Montigny qui nous laisse croire que nous sommes à la cour en nous couvrant de poèmes et d’anecdotes. Comme tu peux voir, je me fais à ce nouveau tournant de ma destinée…

Rassurée qu’elle était par ce qu’elle entendait, Martha écoutait les mots décrivant la vie de Blanche-Marie avec attention. La lettre concluait par l’attente d’une réponse désirée qui serait rapportée par monsieur Ndiaye. Le grand nègre allait donc revenir chercher la réponse ? Mais qu’allait-elle donc raconter, sa vie n’avait rien de palpitant. Devant son trouble, monsieur de Manadé lui proposa son aide qu’elle s’empressa d’accepter.

Quand quelques jours plus tard, alors qu’elle ne l’attendait plus, Alboury Ndiaye revint à l’hôpital, la lettre était prête. De ce jour le contrebandier devint le messager des deux jeunes femmes, Martha se mit à attendre ses venues qui pouvaient être espacées de deux ou trois mois. Si elle crut tout d’abord que c’était pour les lettres, elle finit par admettre que c’était la visite Alboury Ndiaye qui l’importait le plus. Petit à petit, il restait un peu plus longtemps en sa compagnie, semblant la rechercher et partageait avec elle les histoires de la colonie, puis leur vie. Il lui raconta l’Afrique, elle parla de Bordeaux. Elle s’émerveilla de ses descriptions exotiques, il l’écouta sans jugement. À quel moment, devint-il son amant ? Un soir de printemps, lors duquel il la raccompagna dans sa maisonnette, une pluie soudaine comme il y en a tant dans le ciel louisianais, elle le fit rentrer, il resta pour la nuit. Et de cette nuit, à chaque fois qu’il passait par La Nouvelle-Orléans, il restait, ils en étaient heureux ne demandant de compte ni à l’un ni à l’autre, se contentant du bonheur présent. Bonheur qu’il cachait, car il était illicite et serait de toute façon incompris.

*

Drawing of a Young Woman, by Fragonard, c 1770s-80sDe son côté, Blanche-Marie attendait, elle aussi, les lettres dont elle partageait le contenu avec les époux Roussin. Celle-ci venait autant de Martha que de monsieur de Manadé qui prenait plaisir à cet échange épistolaire qui lui permettait d’avoir des informations de cette partie de la colonie.

De Martha de l’hôpital

À Blanche-Marie

Jeudi 23 janvier 1727

… comme tu dois le savoir depuis le temps, le départ de monsieur de Bienville a fait beaucoup de vagues dans la colonie. À La Nouvelle-Orléans, et cela derrière le dos de monsieur de la Chaise, les colons ont envoyé une délégation pour protester à la cour. Ici, personne n’a admis la façon dont notre gouverneur a été congédié ; comme un laquais, il faut bien le dire. C’est une honte, d’autant qu’il a été victime de délation, tout le monde ici le sait bien qu’il ne s’est pas enrichi en Louisiane. Il paraît qu’il ne possédait que soixante mille livres lorsqu’il est parti. Et puis il était le seul à nous protéger. Malheureusement, la délégation est revenue pour ainsi dire bredouille puisque le seul résultat a été l’arrivée dans son sillon de monsieur de Périer comme nouveau gouverneur…

De Martha de l’hôpital

À Blanche-Marie

Mardi 29 avril 1727

… le nouveau gouverneur a été très mal accueilli, tout le monde lui en veut de remplacer monsieur de Bienville. Bien évidemment, seul monsieur de la Chaise, qui doit se trouver très seul, l’a reçu avec chaleur…

… l’homme n’est pas si mauvais que cela. Savez-vous que Monsieur de Périer est un officier de la Marine royale ? Il s’est, paraît-il, courageusement battu pendant la guerre d’Espagne. Je ne sais si c’est cette auréole de gloire, mais il réussit à nous amadouer. Il faut dire qu’il fait tout pour complaire aux planteurs d’autant qu’il veut visiblement que les plantations prennent de la valeur, le temps, où la compagnie cherchait des mines d’or et des pierres précieuses, semble s’éloigner. Pour cela, il a fait importer encore plus d’esclaves. Pour éviter qu’ils nous apportassent quelques vilaines maladies comme « le virus de Guinée », dont la dernière épidémie est un bien triste souvenir, notre nouveau gouverneur fait examiner ces « pièces d’Inde » entièrement nues par un chirurgien de la colonie. J’ai été amené à aider tout au moins pour les femmes et les enfants, je dois dire que c’est très triste et je n’ai pas eu le courage de continuer. Ces pauvres gens que tous considèrent comme des bêtes voire des meubles arrivent décharnés, martyrisés, terrifiés, ne nous comprenant pas. Je suis rentrée de cette épreuve tellement triste que je me suis défilée, je n’ai pas voulu y retourner, c’est la veuve Camplain qui y a été à ma place, car il faut bien le faire.

Bien sûr, ensuite les colons prennent correctement soin de leurs Nègres. Pas tellement en raison de leurs principes chrétiens, mais parce que leur valeur augmente, on les paye de plus en plus en cher, vous savez, ils représentent, quel que soit leur sexe ou leur âge, une grande source de richesse. J’ai entendu dire, que certains maîtres vont jusqu’à creuser dans la terre, des sortes de baignoires entourées de madriers pour qu’ils puissent prendre des bains sans être dévorés par les alligators ou piqués par les serpents venimeux et que d’autres fournissent un petit lopin de terre où ils peuvent cultiver des fruits et légumes pour eux-mêmes. J’en vois même, les jours de marché, vendre leur récolte. Et puis tous font attention à leurs âmes, les pères jésuites ou capucins ne cessent de les baptiser, ce qui dit en passant ne les empêche pas de conserver tous leurs grigris, magies, zombis, superstitions et dieux tout-puissants. Malgré cela, certains s’enfuient dans les forêts, mais peu s’y risquent, le pays est tellement grand et puis les Indiens n’aiment pas les nègres et les trucident avec plaisir, paraît-il…

… des habitations se sont enrichies des figuiers de  Provence et d’orangers de Saint-Domingue, on trouve désormais leurs fruits sur le marché. Comme vous pouvez voir, les choses vont de mieux en mieux, les difficultés semblent s’éloigner. Bien sûr, le prix de la terre, auquel on ne faisait pas grand cas jusque-là, commence à éveiller la concupiscence et les disputes se multiplient. Prévenez monsieur Roussin que le conseil supérieur a décidé d’annuler tous les droits aux terres vacantes, dont la concession daterait d’une époque antérieure au 31 décembre 1723. Dites-lui qu’il va être amené à produire ses titres de propriété et à déclarer la quantité de terre possédée et défrichée par lui sous peine d’éviction. Il est à savoir que le conseil a désormais fixé à vingt arpents de face au fleuve la part de chaque cultivateur à moins qu’il n’en ait amélioré plus, dans ce cas, il pourra les garder. Le conseil dans son besoin de développement à ordonner la confection des chemins et des levées suffisamment larges pour laisser passer une voiture à chevaux…

Bien sûr, Blanche-Marie et les époux Roussin, à la tournure des lettres, devinaient qu’il y avait souvent plus de monsieur de Manadé que de Martha dans le contenu, ce dont Blanche-Marie tenait compte dans ses réponses. Cette dernière lettre inquiéta Jean. L’information reçue par avance allait lui permettre de se préparer, car il ne se laisserait pas spolier. L’une des lettres suivantes, plus que les autres, par sa teneur, mit en émois les lecteurs de la plantation.

De Martha de l’hôpital

À Blanche-Marie

Mercredi 18 juin 1727

Je ne sais par où commencer tant l’histoire que je veux vous conter m’a bouleversée. Elle touche l’héroïsme d’un esclave. Notre colonie s’est retrouvée sans bourreau, le dernier ayant quitté subrepticement La Nouvelle-Orléans. Monsieur de Périer, pris de court, décida donc, avec le Conseil supérieur de la Compagnie, d’en désigner un d’office sur l’instant. Le besoin s’en faisait sentir, car il y avait une exécution de prévue ce jour-là. Le choix du bourreau s’est fait en public devant tous et c’est porté sur un Nègre dénommé Jeannot, un gaillard musclé, grand et très fort. Apprenant sa nomination, il est tombé à genoux, et a supplié de ne pas lui donner ce poste de confiance, bien que très bien rétribué. Le conseil, dont le besoin était urgent, surpris et pour dire vexé, a insisté expliquant au malheureux que c’était une chance pour lui et que, de toute façon il devait obéir. Il lui fut tendu une hache, l’instrument de son futur métier. Personne n’eut le temps de réagir, Jeannot la saisit et, posant son bras sur le billot, d’un grand geste, il se trancha sa main gauche. Les femmes autour hurlaient, s’évanouissaient, c’était terrible. Le peuple a grondé contre l’inconséquence de monsieur de Périer et du Conseil supérieur. Le scandale était à son comble. Je me suis précipité avec monsieur de Manadé pour arrêter le flot de sang qui jaillissait, notre chirurgien a ainsi sauvé le courageux Noir. Devant tant d’émoi, Monsieur de Périer et le Conseil supérieur de la Compagnie, poussé par le peuple, impressionné par la noblesse de Jeannot, l’ont aussitôt nommé commandeur de la plantation de la Compagnie…

De Martha de l’hôpital

À Blanche-Marie

Mardi 12 août 1727

marie_incarnation_tours_38.jpg… Comme vous le savez, monsieur de Bienville réclamait plus de religieuses pour soigner les malades. Nous est arrivé à bord de la « Gironde » huit dames Ursuline de Rouen, ainsi que deux pères jésuites, le père Tartarin et le père de Beaubois. Leur traversée a duré cinq mois. Pour commencer, les vents contraires ont obligé leur capitaine, à relâcher à l’île Madère. Ensuite, des corsaires, à deux reprises, ont pourchassé en vain le navire. Ensuite, le malheur s’est acharné sur elles, leur vaisseau s’est échoué sur un haut-fond dans le golfe du Mexique et pour délester le navire, il a fallu que les sœurs sacrifient de nombreux coffres et bagages, comme ce n’était pas suffisant, il a fallu jeter des vivres et malgré cela le navire a tout de même fini par s’échouer. Elles ont fini leur voyage à bord de canots, cela leur a pris quinze jours, tout cela pour toucher terre à l’île Sainte-Rosé occupée alors par les Espagnols. Elles sont enfin arrivées à l’île Dauphine, cela avec trois mois de retard.

Je suis passée à leur service puisque désormais ce sont les dames Ursuline qui ont à charge l’hôpital, elles donnent en plus chaque jour aux « sauvagesses » et aux « Négresses » deux heures d’ins­truction religieuse pour les préparer au baptême !…

Les lettres amenaient des nouvelles, préservant le lien entre Blanche-Marie et Martha, tissant, renforçant celui qui naissait entre Martha et Alboury, rapprochant fort Rosalie de La Nouvelle-Orléans, monsieur de Manadé faisant passer officieusement des informations à monsieur de Périer.

*

Mère Marie St Agustin de Tranchepain des ursulines, après un voyage entre la France et la Louisiane qui resterait dans les annales des voyages les plus désastreux qui furent, avait des problèmes de maintenances et de hiérarchie, rien ne lui était épargné. Malgré les promesses, le couvent qui devait les accueillir n’avait pas été bâti. La communauté s’était installée dans la maison de la concession Sainte-Reyne, que Monsieur  Kolly avait bien voulu leur louer.

Il lui fallait beaucoup de force de caractère pour résister aux pressions alternées des capucins et des jésuites, car à peine elle et ses filles étaient elles arrivées, que le père de Beaubois et le père Raphaël avaient commencé à se quereller pour savoir qui, de la Compagnie de Jésus ou de l’ordre des Franciscains, aurait autorité canonique sur les sœurs, et surtout qui serait habilité à entendre leur confession. La querelle avait pris une telle ampleur que les religieuses s’étaient déclarées prêtes à quitter La Nouvelle-Orléans pour aller s’établir à Saint-Domingue. Mais l’abbé Raguet, chargé des affaires religieuses à la direction de la Compagnie des Indes, lui fit un sermon sans fin pour la remettre dans le droit chemin. Elle aurait laissé passer l’orage s’il n’avait fini par quelques recommandations sibyllines sur son personnel laïque qui l’amena à avoir un entretien avec Martha.

*

Giovanni Battista Salvi, called Sassoferrato SASSOFERRATO 1609 - 1685 ROME.jpgMère Tranchepain n’aimait pas ce qu’elle allait devoir faire. Elle était lasse de tout ce raffut autour de sa congrégation. Le gouverneur avait dû jouer Ponce Pilate entre les jésuites et les capucins, et mettre fin aux ragots les plus déplacés sur les mœurs du père de Beaubois et des religieuses. Certains étaient allés jusqu’à dire que ces dames étaient toutes arrivées grosses. Sur ce, elle savait que le jésuite quelques jours plus tôt, avait tenté de séduire la jolie camériste de madame  Périer… dans le confessionnal. De plus n’assurait-on pas que le fils et la fille de Monsieur  de La Chaise, famille qui semblait tenir pour les capucins contre les jésuites, étaient les auteurs des lettres anonymes qui circulaient en ville. Elle était vraiment lasse de tout cela, néanmoins elle allait devoir obéir à la demande de l’abbé Raguet dont les informations venaient de l’abbé de Beaubois.

Elle fut sortie de ses pensées par la demande d’entrée de Martha. « — Entrez, ma fille ! ». Martha mal à l’aise se tint devant la mère supérieure assise dans un fauteuil à haut dossier placé en contre-jour face à la fenêtre. Martha ne faisait que deviner la silhouette de la mère. « — Ma fille, il m’est venu aux oreilles qu’avant de devenir hospitalière sur le chaperonnage du père Davion, vous aviez une vie que je ne tiens pas à nommer. Non ! Non ! ma fille, laissez-moi terminer. Je ne porte pas de jugement et vous fais grâce de vos explications. Je ne peux que faire louange de votre rédemption. Mais je ne peux vous laisser au sein de notre communauté et comme l’hôpital désormais en dépend, je ne peux vous garder à notre service.

— Mais ma mère, que vais-je devenir ? C’était mon moyen de subsistance.

— Je sais ma fille. Peut-être, pourriez-vous vous mettre au service de quelques familles aisées.

— Mais ma mère, entre moi et une esclave, qui croyez-vous qu’elles vont prendre ?

— Oui, évidemment, mais il me semble que vous avez quelques talents de couture et de broderie ? Vous pourriez les mettre en avant ?

— Oui, bien sûr. Martha baissait les bras, elle voyait bien que rien ne ferait changer d’avis la mère supérieure.

— Si je puis vous donner un dernier conseil, faites attention à vos relations, elles pourraient vous nuire.

Martha ne dit rien. Elle prit congé. Que faire d’autre ? Elle avait compris que la mère parlait d’Alboury. Elle quitta la demeure et se rendit à l’hôpital, prévenir la veuve Camplain ainsi que le chirurgien, monsieur de Manadé. La première pleura et le deuxième se mit en colère. La rassurant, il irait demander des explications, exigerait sa réintégration. Martha lui demanda de ne rien en faire, elle avait trop peur que sa relation avec Alboury soit mise au grand jour, ce qui serait pire que tout. Elle rassura tout le monde. Elle allait se débrouiller. Comment ? Elle ne le savait pas elle-même.

*

Quelques jours plus tard, le père de Beaubois fut rappelé en France. Dans la ville, on prétendit que tout redevint calme. Si Martha fût vengée sans le savoir, cela n’en changea pas son sort. Elle se retrouva seule, heureusement avec un toit, et un tout petit pécule qui ne tiendrait pas longtemps. Elle ne voulait pas désespérer, elle se mit à attendre le retour d’Alboury, elle était sûre qu’il trouverait une solution.

Quant aux religieuses, sauf deux, qui repas­sèrent en France, malgré toutes les difficultés, les intrigues ourdies par les uns ou les autres, les ragots, les médisances, les pressions morales exercées sur elles par des hommes d’Église, elles surmontèrent leurs craintes et leur dégoût. Elles assurèrent désormais, avec un parfait dévouement, le service de l’hôpital, créèrent un orphelinat alors ouvert à tous les enfants, sans distinction de race ou de croyance, s’intéressèrent au sort des femmes abandonnées et des prostituées, fondèrent un collège pour jeunes filles.

1114 Chartres (Ursuline Convent)

couvent des ursulines à la Nouvelle-Orléans

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

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De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 020

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épisode 020

1803, ni mensonge ni vérité.

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10 janvier1803.

Le navire mouillait aux abords de la rade des Basques. Le « Surveillant », un brick, navire réputé pour sa rapidité, avec ses trois canons, et ses quatre-vingts hommes d’équipage, allait les emmener jusqu’en Louisiane. La goélette, qui les avait menés de Rochefort à la côte atlantique, par la rivière, la Charente, s’amarra à ses côtés pour transborder ses passagers. La famille Laussat, Edmée, ses enfants et les serviteurs découvrirent le bâtiment qui de suite leur parut exigu. Ils étaient attendus, entre autres par Joseph Antoine Vinache, chef du bataillon d’ingénieurs, le docteur Blanquet-Ducaila, Jean Blanque, un jeune béarnais, commissaire de guerre, André Burthe d’Annelet, lieutenant-colonel et son cousin Dominique François Burthe, sous-lieutenant.

Si Edmée et Marie-Anne Laussat étaient pour des raisons différentes mitigées quant au futur voyage, les enfants et Pierre-Clément étaient tout excités par toute cette nouveauté et cette aventure. Madame Laussat de son côté était quelque peu inquiète, elle craignait les aléas du voyage, de plus, elle avait à peine mis les pieds sur le pont de la goélette que le balancement lui avait amené des nausées. Le tangage du « Surveillant » ne lui apporta aucun soulagement. Elle dut se retirer dans la cabine que le capitaine du navire avait cédée à la famille du futur gouverneur. Elle n’avait eu d’autres choix que de s’aliter sous la surveillance de sa femme de chambre laissant à la nourrice et à la gouvernante la garde de ses trois filles.

Pour Edmée ce n’était pas la peur du voyage qui la tenaillait ni le confort de ce dernier, elle avait été en cela rassurée par une brève apparition de l’Éthiopienne, c’était le doute qui s’était réveillé alors qu’elle était au pied du mur. Avait-elle fait le bon choix ? Une fois sur le pont du navire, fataliste, elle avait fini par accepter sa destinée. Une nouvelle vie s’ouvrait à elle.

***

Leur première étape fut le port de Santander au nord de l’Espagne. Cette escale qui les détournait quelque peu de leur route avait pour objectif de récolter une forte somme pour le gouvernement de Saint-Domingue. Somme que devait rapporter Pierre-Clément pour soutenir les besoins de son gouverneur qui avait besoin de fond pour installer de la stabilité dans cette île qui rapportait tant à l’état français et où couvait une révolte. Le « Surveillant » atteignit le port des Asturies situé sur une péninsule à la nuit et par fort mauvais temps. Le temps était si mauvais qu’ils percevaient à peine les lumières des maisons du bord de mer. S’étant fait annoncer afin d’amarrer leur navire dans sa rade, le mouillage à peine effectué, Pierre-Clément reçut une invitation à souper de monsieur Ranchoud, le commissaire des relations commerciales françaises. Ne désirant point s’attarder en ces lieux, Pierre-Clément voulut y répondre sur l’instant.

Vlaschenko Valentine (Ukrainian:Russian- 1955) | Ship in a storm .jpgAu vu de l’agitation de la mer, tout comme le commandant Girardias, madame Laussat, qui, bien qu’invitée, n’était pas en état d’y répondre, essaya de l’en dissuader. Rien n’y fit, Pierre-Clément était par trop impatient. Accompagné de Jean Blanque et d’André Burthe d’Annelet, il avait décidé de s’y rendre. Edmée avait en vain essayé d’appuyer, par ses arguments, les conseils donnaient par ses comparses. Enroulées dans leurs châles, elle et Marie-Anne regardaient avec inquiétude la chaloupe descendre dans la noirceur de l’onde. Le ciel était si sombre et les éléments si mauvais que l’on n’y voyait guère à cinq mètres. Penchées depuis le bastingage, elles braquaient leurs regards sur la chaloupe de Pierre-Clément qui descendait tout en se balançant vers les vagues tempétueuses d’un océan des plus tumultueux. La frêle embarcation heurta avec fracas la coque du brick. Marie-Anne crut que son cœur s’arrêtait. Avec effrois les deux jeunes femmes entendirent l’enseigne du vaisseau hurler : « – grande voie d’eau ! Le canot s’emplit ! Du bord, une amarre ! Une amarre ! » Marie-Anne vacilla, perdant quelque peu connaissance, s’en était trop pour elle. Elle fut retenue à temps par Edmée. Le drame fut contrecarré par une grosse chaloupe descendue préalablement pour le ravitaillement qui récupéra avec justesse Pierre-Clément et ses acolytes qui virent avec dépit leur embarcation couler. Ne dérogeant pas à son choix, après avoir fait rassurer son épouse, Pierre-Clément, intrépide, se rendit à son invitation. Edmée resta auprès de Marie-Anne qui ne put s’empêcher de se ronger les sangs jusqu’au retour de son époux.

***

Le futur gouverneur de Louisiane et son entourage furent accueillis avec empressement par la société de Santander. Ils furent reçus par tous les riches Français installés dans la région, certains étant des connaissances de Pierre-Clément qu’il avait connu dans sa jeunesse à Bilbao.

Marie-Anne et Edmée reçurent tous les honneurs notamment ceux de don Miranda, type du vrai militaire espagnol et beau-frère du commandant de la ville. Bien que la rumeur le dît épris d’une dame de la haute société, il n’en fit pas moins une cour empressée à Edmée. Celle-ci s’en amusa, bien qu’elle ne cédât en rien. Le bellâtre se transforma en guide, tenant à l’accompagner partout où elle allait. À la surprise de celle-ci, le comportement de l’espagnol dévoila l’intérêt que lui portaient deux autres hommes. Le jeune commissaire de guerre, Jean Blanque était de suite tombé sous le charme d’Edmée. Dès qu’il lui avait été présenté, son cœur s’était emballé. De nature timide, il n’en avait rien montré jusqu’à l’entrée de l’hidalgo. Quant à André Burthe d’Annelet, c’était de la jalousie. S’étant renseigné sur la jeune veuve, et ayant compris qu’elle avait des biens et qu’elle était de noble naissance, il avait jeté son dévolu sur celle-ci. Après tout le premier consul n’avait-il pas fait un choix presque similaire ? Qui y avait-il de plus valorisant qu’une riche et belle épouse pour accompagner un maréchal, car un jour et le plus tôt possible, il serait maréchal ? Il ne pouvait donc admettre qu’elle ne s’intéressa pas à lui et encore moins qu’elle puisse avoir un attrait quelconque pour un autre.

Comtesse De La Rochefoucauld And Comtesse De La Valette, Ladies-In-Waiting.jpgLes deux hommes ne voulant en rien laisser leur place à cet espagnol suivirent les deux femmes partout où elles allaient, sous prétexte de les protéger. Marie-Anne et Edmée, qui ne se quittaient guère, en privé se gaussaient du charmeur et de ses concurrents. Dans l’intimité, Marie Anne, amusée par cette cour de moins en moins discrète des trois hommes, fit remarquer afin de taquiner celle qui était devenue son amie que si elle n’avait pas été mariée, elle aurait été bien jalouse. Ce à quoi Edmée répondit qu’il n’y avait pas de quoi, et confia qu’elle était bien ennuyée de toute cette soudaine attention, d’autant que si elle trouvait Jean Blanque très agréable, elle ne pouvait en dire de même de son acolyte. Elle trouvait qu’il était la caricature même du militaire de l’époque. Il était irascible, batailleur, très jaloux des honneurs qu’il se croyait dus. La première fois qu’elle lui avait été présentée, un être de lumière lui avait annoncé que Pierre-Clément devait s’en méfier. Ce dernier n’eut pas le temps d’en douter, avant même d’embarquer, André Burthe d’Annelet s’était brouillé avec Pierre-Clément voulant être le chef du personnel militaire de l’expédition ce en quoi le futur gouverneur ne voulait en rien lui laisser remplir cette fonction qui était sous son autorité. Les deux amies avaient même constaté qu’il s’était mis en mauvais termes avec la plupart des officiers et plus spécialement avec Vinache, chef de bataillon du génie, un homme qu’elles trouvaient au demeurant fort agréable.

***

Le lendemain d’un bal qu’avait donné le commandant de la ville, s’invita dans la demeure, où elle logeait avec les Laussat, le secrétaire de l’évêque don Raphael Mendès de Lorca, évêque du diocèse. Tout comme Marie Anne, elle avait pour le prélat une certaine aversion due aux mauvaises ondes que cet homme d’Église dégageait. Il lui avait été présenté à la fin d’une messe donnée par ce dernier dont le prêche au demeurant fort long avait pour sujet l’abomination qu’étaient les jeux et les plaisirs de la chair. Edmée, toujours dans les couleurs du deuil, avait senti à plusieurs reprises son regard glisser jusqu’à elle. Elle en avait ressenti un certain malaise, qu’elle avait écarté à peine sortie du lieu saint. Elle fut donc fort surprise quand Louison vint la chercher, lui annonçant la visite du secrétaire de l’évêque et sa demande de s’entretenir avec elle. Elle finit de se préparer, ajustant une boucle de son chignon qui s’était échappée. Elle jeta un œil à son reflet dans la psyché, vérifiant le tomber de sa robe d’organdi noir ajustée à la poitrine et prenant de l’ampleur ensuite jusqu’à une courte traine. Afin d’avoir plus de contenance, elle se saisit d’une étole de cachemire qu’elle drapa sur son buste. Elle entra dans le salon, telle une déesse digne d’Héra, où l’attendaient le secrétaire et un jeune prêtre. Ceux-ci se levèrent à son entrée. « – Excusez-moi, mon père, de vous avoir fait attendre, vous m’avez prise au dépourvu à ma toilette.

– À cette heure ?

– Hélas ! Mon père, les enfants donnent parfois quelques inquiétudes et ma benjamine est quelque peu fiévreuse. Ma mise en a donc été quelque peu retardée.

– Rien de grave pour cette enfant, j’espère ?

– Rien qu’un peu de repos supplémentaire ne serait résoudre. Hormis cela, que me vaut le plaisir de votre visite ?

– Je suis venu, madame, à la demande de notre évêque afin de vous demander de bien vouloir refréner votre comportement qui amène de toute évidence la convoitise et des débordements parmi la gent masculine.

Edmée fut atterrée. Avait-elle bien entendu ce que lui disait le prélat ? Elle était outrée. Elle resserra le châle autour d’elle comme pour se préserver du poison émis par ses paroles. Elle ne cilla pas, elle en avait vu d’autres.

– Comment osez-vous ! À ce que je sache, mon maintien comme ma mise sont fort décents et n’induisent aucune ambiguïté. Je vous rappelle que je porte encore le deuil de mon époux. Je pense que vous ne vous adressez pas à la bonne personne.

– Madame ! Vous êtes-vous vu ? Vous attirez la convoitise quoique vous en disiez et que vous en pensiez.

– Monsieur, j’insiste, Dieu m’a faite telle que je suis et je n’abuse pas de ce don que vous présentez comme une immondice.

L’homme d’Église allait rétorquer, n’admettant pas le ton de la jeune femme qu’il considérait comme outrecuidant, quand Pierre-Clément entra dans le salon suivi de Marie Anne. Sans s’en rendre compte, Edmée avait haussé le ton attirant l’attention de Louison qui, inquiète, était allée les chercher. Ils furent surpris de trouver en tête à tête ou presque Edmée visiblement indignée et le secrétaire de l’évêque, tel un inquisiteur, prêt à donner sa sentence. Après les salutations, Pierre-Clément, toujours protecteur envers Edmée, s’adressa à ce dernier dont il connaissait la réputation d’intégrisme de son supérieur. « – Puis-je savoir ce que nous vaut votre visite mon père. » Ce dernier n’eut pas le temps de répondre qu’Edmée dont la colère ne s’était pas apaisée prit la parole. « – Ce soi-disant saint homme est venu me reprocher mon apparence à défaut de pouvoir me reprocher mon comportement. Il semblerait que j’attise la luxure.

– Voyons, ma chère, vous avez du mal comprendre l’intention de notre évêque, du moins j’ose l’espérer, car autrement ce serait une offense fort déplacée venant d’un homme d’Église.

Vous avez enregistré cette épingle sur illustration scène du XVIIIème et XIX ème.jpgSur ce, il se retourna vers le secrétaire mal à l’aise attendant d’être contredit. Pierre-Clément ne doutait pas des paroles d’Edmée, sa répartie était faite pour inciter le prélat à s’excuser même avec une entourloupe. C’était sans compter avec la raideur d’esprit de l’homme d’Église. «  Monsieur, je vous demanderai de bien vouloir excuser notre évêque et donc moi qui le représente. Je sais parfaitement ce que je dis. J’ai eu assez de retours sur cette femme en confesse et autres pour savoir qu’elle est un danger pour notre communauté. Il est à savoir que son comportement a même entrainé des hommes à se battre ! » Edmée outrée au plus haut point. Qu’était-ce encore que cette histoire ? Elle allait répondre, mais Pierre-Clément ne lui en laissa pas le temps. «  Je ne vous permets pas d’insulter cette dame dont je me porte garant quant à sa probité. Elle ne mérite en rien votre acrimonie. Il est évident quelle n’est en rien responsable du comportement de ces hommes.

Je me permets dinsister, dautant quune partie de ses hommes fait partie de votre entourage.

je suppose que vous ne connaissez pas le nom de ces hommes et que vous rapportez quelques ragots.

Contrairement à ce que vous dites, je sais qui sont ses hommes. Ce sont messieurs Burthe et Burthe d’Annelet et ils sen sont pris à un de nos éminents notables don Miranda sous prétexte que chacun se réservait les faveurs de cette femme. Si nous ne lavions pas appris, ils sentretuaient lors dun duel à laube.

Si Edmée et Marie-Anne échangèrent un regard inquiet, Pierre-Clément qui l’avait perçu ne s’en décontenança pas.

Je vous prierai de garder vos idées étroites pour votre communauté. De plus, vous venez d’insulter une protégée de notre premier consul, auquel je ferai un retour sur l’accueil que vous nous avez fait. Quant à mes hommes, je jugerai par moi-même les raisons de cette confrontation. Non ! monsieur ! N’essayez pas de rajouter quoi que ce soit, ma porte est ouverte, je vous saurais gré de bien vouloir la passer. » 

Le secrétaire, outré par ce manque de respect élémentaire venant de ces Français impies qui ne respectaient plus Dieu, sans un mot quitta la pièce et l’hôtel, suivi du jeune prêtre effaré par la scène qu’il venait de vivre. Quant à Edmée, elle se demandait bien ce qu’elle avait pu faire pour que ce don, qui était sa beauté, lui apportât tant de malheur.

Je suis désolé, Pierre-Clément, je n’ai pu me contrôler. Cet esclandre va vous apporter des ennuis.

N’ayez crainte, Edmée, tout d’abord, vous n’êtes en rien responsable, et sachez que je n’en ai que faire. De plus, j’étais rentré pour vous apprendre que nous reprenons notre route dès demain. La cassette de piastres est déjà partie pour notre navire. Nous quittons Santander.

Le chargement des piastres avait retenu les voyageurs une dizaine de jours aux abords du port espagnol.

***

Quitter le port ne fut pas aussi simple que Pierre-Clément l’eut aimé. Pendant trois jours, ils furent retenus sur le navire dans la rade par des vents contraires. À l’aube du quatrième jour, le « Surveillant » put enfin quitter la baie et s’éloigner enfin des côtes. Ce délai permit à un homme, un français, de s’embarquer in extrémiste. Il fut présenté par la capitaine Girardias à Pierre-Clément comme étant un planteur de Louisiane ayant appris juste à temps la destination du navire.

***

Le « Surveillant » tanguait toujours de façon désagréable. « – Anne Marie restera encore couchée aujourd’hui ». Pensa Edmée. Tout en se regardant dans le petit miroir, elle finissait de tresser sa lourde chevelure. En façonnant son chignon sur le bas de la nuque, elle laissait courir ses pensées. « – Pourrait-il aujourd’hui enfin quitter les parages ? » Elle avait pris en horreur Santander suite au scandale du prêtre. Le retour sur le navire et la confrontation avec les Burthe avait été des plus désagréable et avait quelque peu tourné au drame. André Burthe d’Annelet était rentré dans une grande colère lorsque Pierre-Clément avait voulu connaître le fin mot de l’histoire. Lui qui ne supportait pas l’idée d’être commandé par le futur gouverneur de Louisiane. Il partait du principe que ce pouvoir lui était dévolu comme beaucoup de choses. Il n’avait pas accepté les remontrances quant à la mise en danger de la réputation d’Edmée. Pierre-Clément eut toutes les peines du monde à se faire respecter. Bien que cela se fit en tête à tête, cela fut connu de tous, l’isolation des parois étant inexistante. De façon visible, les Burthe gardèrent un ressentiment envers elle. Tout cela, mit mal à l’aise la jeune femme. Chaque regard semblait la dénuder, la juger. Elle savait bien qu’il y avait une part d’irrationalité dans ce ressenti, tous connaissaient les Burthe et beaucoup étaient déjà en froid avec eux. Fin prête, elle chassa ses pensées négatives et monta sur le pont, laissant Louison finir de préparer la petite Louise. Hippolyte était parti devant. Tout comme sa mère, il aimait voir la mer avant que d’aller déjeuner. Edmée montait l’escalier, qui menait des coursives au pont, prenant attention de ne pas se prendre les pieds dans le bas de sa robe, quand elle retrouva son fils posté en haut de l’escalier. « – Mère, il y a un nouveau passager ! » Self portrait of Leo Cogniet, c1817.jpgÉtrangement, le ton de son fils semblait plus une mise en garde qu’une nouvelle. Qui était ce nouveau passager ? Pourquoi, son fils, annonçait-il cela sur le ton de la mise en garde ? Son don naturel de prémonition percevrait-il quelque chose ? Arrivée sur le pont, elle ne le vit point. Des yeux son fils lui montra le pont supérieur. Le vent soufflait encore avec vigueur, elle resserra autour d’elle son châle puis elle monta l’escalier qui permettait d’y accéder. Là, elle trouva Pierre-Clément et le capitaine Girardias en conversation avec un troisième homme qu’effectivement elle ne connaissait pas. L’homme se retourna sentant l’attention de ses deux autres comparses attirés par quelque chose. Même s’il n’en montra rien, la vue d’Edmée le troubla plus que tout. À l’approche, elle sourit, un automatisme de convenance. Quelque chose la troublait chez cet homme. C’était un bel homme, grand, brun, l’œil noir, mais il y avait autre chose, une impression étrange, confuse. Elle avait l’impression de le connaître alors que ce n’était pas le cas. Étant arrivé à la nuit, Louis-Armand Dupin lui fut présenté. «  Edmée, monsieur Dupin est à quelques encablures près l’un de vos futurs voisins. Sa plantation est aussi aux abords de La Nouvelle-Orléans. »

***

Louis-Armand Dupin, planteur de Louisiane, avait subi les conséquences des aventures de la colonie française devenue espagnole dans la douleur. Il était né alors qu’Alejandro O’Reilly nettoyait les désordres causés par les colons français. Ces derniers avaient osé se révolter contre la couronne d’Espagne. Son père avait dû quitter en toute urgence la colonie laissant son propre frère et sa femme à peine relevée de ses couches se dépêtrer de la funeste situation. Il n’était jamais revenu. Il avait fini par refaire sa vie en France, utilisant l’héritage qui lui avait été remis à son arrivée. Le premier Louis-Armand Dupin, grand-père de ce dernier, venait de décéder. En Louisiane, l’oncle de Louis-Armand prit la place de son père en tout point. Pour la forme, sa mère porta le deuil toute sa vie, d’un homme qui n’était pas mort.

Louis-Armand grandit dans cette situation des plus étrange, dans une société qui était permissive si on gardait les apparences. Son oncle devenu son père putatif était décédé un an auparavant, suivant de près la mort de celle qu’il avait aimée toute sa vie, la mère de Louis Armand. Quand il reçut son héritage, soit deux plantations, celle de son père et celle de son oncle, il découvrit plusieurs courriers de son père qui par culpabilité avait sur le tard essayé à plusieurs reprises de reprendre contact. La révolution en France avait multiplié les courriers dont les contenus étaient devenus des appels à l’aide. Visiblement, ni sa mère ni son oncle n’avaient répondu. Pendant ce temps, de France arrivaient une multitude de réfugiés, fuyant les affres de la colère du peuple. N’ayant plus de nouvelles, il décida de se rendre en France afin de savoir à quoi s’en tenir sur ce père qui l’avait abandonné à la naissance.

Originaire du Nivernais, aux bords de la Nièvre et de la Loire, bourgeois de la ville de Nevers, la famille Dupin possédait une très grande manufacture de faïence et des propriétés agricoles. Louis-Armand arrivé sur les lieux découvrit que son père et sa famille s’appelaient en fait Dupin-Tourne-Josserand, les noms des propriétés qui au fil des générations avaient allongé leur patronyme, mais tout avait été perdu pendant les évènements révolutionnaires.

1800 - lange jassen, broek tot over knie, blouse + das met froezels, hoge hoed, stok.jpgLorsqu’il se renseigna sur son père, à sa surprise, les portes se fermèrent, jusqu’au moment où il découvrit la famille de sa concubine. Le père de celle-ci, vivant dans le dénuement le plus complet, contre une somme d’argent, voulut bien dire au jeune homme que son père avait fui avec sa deuxième famille vers l’Espagne. Le père de Louis-Armand avait eu la mauvaise idée de défendre les idées girondines contre Robespierre et d’être riche. Les dernières nouvelles que l’homme avait obtenues de son pseudo-gendre venaient d’Oloron-Sainte-Marie. La preuve en était la dernière lettre reçue. Frustré d’être arrivé trop tard, Louis-Armand s’en était allé vers la ville nichée aux pieds des Pyrénées et pour cela il avait dû traverser la France. Le voyage avait été difficile, la période était encore très mouvementée, voyager sur les routes françaises n’était pas chose facile. Sur place, il s’était rendu à la dernière adresse connue, une auberge aux abords de la ville. L’aubergiste se souvenait de la petite famille, un couple et deux jeunes enfants. Il l’informa qu’ils voulaient traverser les montagnes pour aller à Santander afin de prendre un navire pour l’Amérique. L’homme lui avait confié qu’il y avait des biens. Fataliste Louis-Armand avait fait de même, il s’était rendu au Pays basque et de là il s’était rendu de l’autre côté de la frontière.

Arrivée en Espagne, il avait battu en vain la ville et la campagne alentour de Santander. Alors qu’il désespérait une nouvelle fois et qu’il allait abandonner, il obtint l’information désirée de l’un des curés de la ville. Son père était bien arrivé jusqu’à la ville. Il avait atteint sa destination seul et malade. Des brigands l’avaient dépouillé, sa femme et ses enfants n’avaient pas survécu à l’agression. Il était décédé à l’hospice de la ville.

Abattu, en désespoir de cause, Louis-Armand était allé prier à la cathédrale de la ville. Ce jour-là dans la foule venue à la messe, il avait aperçu pour la première fois Edmée au milieu de son entourage francophone et fut surpris d’entendre les allégations médisantes à son sujet. Sa beauté allait à l’encontre des noirceurs dont on l’affublait. Il avait supposé qu’il y avait une part de jalousie dans tout cela. Ce fut comme cela qu’au milieu des ragots, il avait appris qu’elle voyageait avec le futur gouverneur de Louisiane. Quand il se renseigna sur quel bateau ce dernier voyageait, il apprit qu’il était justement en partance attendant la marée propice ! Soudoyant un pécheur, il avait atteint de justesse « le surveillant ».

***

Le soleil était à son zénith lorsque le « Surveillant » dépassa le Cap Ortegal. Le mauvais temps s’était enfin éloigné. Les voiles gonflées par les vents, il fallut quatre jours au bâtiment, ballotté par le roulis fatigant des vagues pour l’atteindre. Edmée, du pont, fixait la côte qui inexorablement s’éloignait. Hippolyte à ses côtés, les bras croisés sur le garde-corps, le menton posé dessus, faisait comme sa mère. « – Vous savez, mère, il n’y a que Louise qui reviendra sur ce continent. Nous nous resterons là-bas et je ne vous quitterai pas. » La phrase de l’enfant qui n’avait que neuf années, sortit la jeune femme de ses pensées moroses. Attendrie, elle se retourna vers lui. « – Je pense aussi mon fils. J’espère n’avoir nul besoin d’y revenir, ce que j’en ramène de meilleur, c’est vous et votre sœur. Le reste n’est pour ainsi dire qu’une succession de mauvais souvenirs ou peu s’en faut. Les moments de bonheur ont été salis par le malheur. Quant à ne pas me quitter, jeune homme, nous verrons, car il faudra bien construire votre vie. Mais chaque chose en son temps. Pour l’instant, allons donc rejoindre nos amis qui eux aussi ressentent quelques nostalgies. »

***

Quelques jours plus tard, ils atteignirent les Açores, et les températures plus tropicales amenèrent les voyageurs à passer plus de temps sur le pont. Cela aurait été parfait pour tous si l’océan ne s’était pas tout à coup figé enrayant leur course. Il n’y avait plus un souffle d’air. Les températures étaient chaudes, chacun se mit à souffrir de la chaleur excessive et une profonde léthargie s’écrasa sur les voyageurs comme sur l’équipage. Le soleil irradiait du matin jusqu’au soir. Chacun se mit à guetter le moindre déplacement d’air, le moindre nuage annonciateur de changement. Parmi les hommes d’équipage, certains firent des paris, espérant ainsi provoquer les éléments. Ils ne stagnèrent au milieu de l’immensité de l’océan que quelques jours. À leur grand soulagement, ils reprirent leur voyage. Dans l’espace exigu qu’était le brick, l’ennui était la norme journalière, chacun trouvait le temps long. Chacun s’occupait comme il pouvait, lecture, jeux de cartes ou autres, conversations ponctuaient les journées. Edmée était toujours entourée, être seule lui était impossible. Quand elle n’était pas en compagnie des Laussat ou de ses enfants, Jean Blanque tenait à lui tenir compagnie. Avec courtoisie, elle le fuyait, prenant prétexte de s’intéresser aux recherches Joseph Antoine Vinache et du docteur Blanquet-Ducaila sur l’épuration de l’eau potable dont ils avaient tous besoin ou alors elle prétextait un livre à finir.

Louis-Armand ne semblait pas s’intéresser outre mesure à Edmée. Sa seule curiosité apparente à son encontre fut lors d’un repas, lorsqu’il demanda le nom de sa plantation. Comme cela ne sembla rien lui dire puisqu’elle était au nom de la maison de négoce Espierre, il se concentra sur Pierre-Clément et son épouse. Edmée mimait l’indifférence, elle se sentait étrangement attirée par cet homme et cela l’exaspérait. De son côté, Louis-Armand se posait de multiples questions, ce qu’il avait entendu à Santander ne correspondait pas à la jeune femme qu’il côtoyait. Pierre-Clément et Marie-Anne n’en disaient que du bien et toutes ses actions, ses réflexions attestaient leur point de vue. De temps à autre, leurs regards se croisaient, ils se surprenaient à se regarder, mais un mur semblait les séparer. Ils pensaient l’un et l’autre être discrets, mais Pierre-Clément et Marie-Anne avaient fini par se rendre compte du jeu inconscient. Ils s’en entretenaient et attendaient la suite, étant favorables à ces prémices.

L’ennui fut interrompu par une tradition maritime, « le baptême du tropique ». Déguisé, l’équipage mimant un dieu antique et sa cour mit en branle la cérémonie du baptême. Elle était sommaire et avait pour objectif de plonger dans un grand baquet d’eau tous ceux qui n’avaient jamais passé le tropique. Cela amusa les enfants et divertit les adultes. Si Pierre-Clément joua le jeu comme les enfants, Marie-Anne et Edmée furent exemptées de la farce.

***

Deux semaines plus tard, sous une température étouffante, le navire approcha de Saint-Domingue, une des escales prévues de leur voyage. Bien qu’anxieuse, Edmée était fébrile à l’idée de revoir Cap-Français. Elle se doutait bien que personne ne ferait le rapport entre Edmée Espierre et Zaïde Bellaponté, mais elle appréhendait tout de même. Elle se demandait si elle reconnaitrait les lieux et quel effet cela lui ferait. Alors qu’elle se posait des questions, soudainement deux êtres de lumières se matérialisèrent devant elle. « – Prévenez le capitaine, il ne faut pas que vous abordiez, mille dangers vous attendent sur l’île ! » Elle n’eut pas le temps de réaliser qu’une voix derrière elle l’interpella. « – Il m’a semblé comprendre que vous étiez de Saint-Domingue ? » Edmée sursauta. Emplie de sa réflexion, elle n’avait pas perçu l’arrivée de Louis Armand. « – Excusez-moi, je vous ai surpris.

– Non, non, tout va bien, j’étais perdu dans mes réflexions. Oui, effectivement, je suis de Cap-Français. Mais j’étais très jeune lorsque mon père et moi sommes partis. Je doute de me souvenir des lieux.

Edmée essayait de ne pas paniquer, elle voulait écourter la conversation afin de faire part de son message, mais Louis-Armand semblait vouloir rester à ses côtés. Elle ne voulait en aucun cas le repousser ni le froisser, trop heureuse que pour une fois ils soient en tête à tête. La situation était schizophrène, elle ne savait comment s’en sortir. Hippolyte qui n’était jamais loin de sa mère fit remarquer qu’une chaloupe venait de la côte. Cette information amena les autres passagers et une partie de l’équipage de ce côté du navire. Un militaire à la proue de celle-ci fit un signe amical pour assurer de sa bienveillance. Edmée ressentit une terreur, elle eut un frisson. Elle augurait une catastrophe. Louis-Armand se retournant vers Edmée la découvrit pâle comme la mort. « – Vous n’allez pas bien ? Vous vous sentez mal ?

– Non, non, ça va. Mais… je pressens un drame.

Louis-Armand n’eut pas le temps de lui répondre qu’André Burthe d’Annelet rétorqua. « – Voilà qu’elle nous joue les pythonisses ! » La voix de Pierre-Clément retentit. « – Un peu de respect, s’il vous plait. » Edmée se retourna vers lui avec un sourire contrit. Il la regarda droit dans les yeux y cherchant un message. Il savait que par le passé son intuition avait été des plus pertinentes. Il ne voulait pas la questionner devant tous, cela les surprendrait et mettrait à mal Edmée. Il prit sur lui et attendit l’amarrage de l’embarcation. Le capitaine intrigué fit monter à bord le militaire.

À la surprise de tous, l’officier amenait un ordre du préfet colonial, monsieur Daure, et des fruits frais en grande quantité. L’injonction était une interdiction absolue de descendre à terre. Le messager les prévint que le Préfet viendrait en personne pour les informer plus amplement des raisons de cet ultimatum. Cela généra de multiples interrogations, tous auraient aimé descendre tant ils étaient las des tangages du navire. Marie-Anne interrogea son époux du regard qui la rassura à haute voix, donnant à tous son avis. Edmée ne fut pas convaincue, elle regardait vers le port de Cap-Français qu’il n’avait pas le droit d’approcher. Malgré la lumière du jour qui baissait, de là où ils étaient, ils apercevaient la ville et ses environs. Ils discernaient un grand tumulte, des bruits de canonnades, des fumées d’incendies. Edmée appelait intérieurement l’Éthiopienne, mais nulle apparition ne venait à elle, même plus celle des êtres de lumière. Que se passait-il de si extraordinaire pour qu’aucun message ne vienne à elle ?

incendieQuelques heures plus tard, sur une frêle embarcation, le préfet Daure atteignit le navire. Il était visiblement ébranlé, la mine défaite et la mise négligée. Il s’excusa de ne pas avoir pu se déplacer plus vite, mais la situation à terre était catastrophique. Edmée sentit un frisson la parcourir. Il expliqua à tous que les esclaves s’étaient soulevés au point de mettre le feu aux habitations alentour et aux faubourgs de la ville. Ils avaient mis à sang la colonie. Du pont du navire, il pointa du doigt les feux de leurs camps, le long de la côte, les signes de leur présence qui autour des habitations pullulaient. Il expliqua que cela faisait quarante-huit heures que cela durait. L’armée, elle-même, avait été submergée par la terreur que propageaient les esclaves en rébellion. Ils égorgeaient tous les blancs qu’ils rencontraient, quel que soit le sexe ou l’âge. Ils avaient dévasté la petite île de la Tortue. Dans son désarroi, il en avait oublié qu’il y avait des femmes et des enfants qui l’écoutaient effarés. Edmée s’était affaissée sur la banquette installée sur le pont. Qu’étaient devenue l’Éthiopienne et Noisette ? La question s’imposa à elle. Elle n’avait jamais douté que sa grand-mère et sa tante fussent vivantes. Marie-Anne s’assit à côté d’elle et la prit dans les bras, pensant ne la rassurer que d’une peur irrationnelle. C’en était trop, cela ne finirait donc jamais, partout où elle mettait les pieds, le drame la poursuivait. L’ayant formulé sans s’en rendre compte à haute voix, Marie-Anne la rassura. Ce qu’elle disait n’avait aucune logique, il y avait des drames partout dans le monde. Chacun était statufié par les dires du Préfet. Sans s’en rendre compte, l’homme, telle une confession, se soulageait de ce qu’il avait vécu ou de ce qu’il lui avait été rapporté. Lorsqu’il s’en rendit compte, il s’en excusa, mais cela était fait.

Malgré le drame sur terre, il devait mouiller aux abords quelques jours, car il leur fallait se ravitailler. André Burthe d’Annelet, qui s’agitait prétendant que s’il avait été le gouverneur de l’île rien de cela ne serait arrivé, fut envoyé par Pierre-Clément afin d’aller chercher des vivres. Il partit avec quelques hommes, dont son cousin et Jean Blanque qui ne voulait pas être en reste pour jouer les héros. Les passagers les attendirent plusieurs heures. L’anxiété montant petit à petit. Miraculeusement, ils réussirent à se réapprovisionner alors qu’une partie de la ville maintenait les révoltés à distance pendant que l’autre fuyait par tous les moyens à sa disposition. Le « Surveillant », lui-même, recueillit des membres d’une famille dont une partie des leurs étaient éparpillés sur d’autres embarcations, du moins l’espéraient-ils. Ce que les passagers du navire entendirent alors, de leur part, fut pire que les dires du Préfet. Les atrocités commises par les insurgés étaient impensables par le commun des mortels. Après plusieurs voyages jusqu’à la côte, quand ils eurent emmagasiné assez d’eau et de vivres, ils quittèrent les rives sinistrées. Ils ne pouvaient rien faire de plus pour les victimes.

Ils côtoyèrent l’île avec lenteur et dans le plus grand silence, distinguant les bruits du drame. Tous étaient accolés au bastingage du navire, fouillant la nuit pour voir. Ils entendaient les coups assourdis par l’éloignement des fusils et des canons. Ils percevaient la lueur des buchers d’où s’élevaient d’épaisses fumées. Louis Armand, en silence, restait aux côtés d’Edmée hypnotisée. Sentant son angoisse, pour la rassurer, il mit sa main sur la sienne. Elle ne la retira pas. Elle lui sourit tristement.

***

Sovereignty Of The Sea.jpgLa nuit fut agréable, à peine ballotté par les vagues, le mouvement du navire berçait le sommeil salvateur des passagers. Ils s’éveillèrent doucement et tardivement. Edmée, fin prête, quelque peu impatiente à l’idée de descendre sur terre, rejoignit Pierre-Clément et quelques passagers dont Louis-Armand. Un épais brouillard les environnait. Ils entendaient les cris, les cors et les trompes des navires voisins sans toutefois les voir. Des éclaircies leur en découvraient de temps en temps les mats. Les vents soufflaient les empêchant d’entrer dans la passe. En milieu de matinée, le brouillard se dissipa, ils découvrirent leurs huit compagnons d’ancrage, avec leurs pavillons flottants. Ils formaient une escadre réconfortante autour d’eux. Le décor, lui était plus décourageant. Les eaux jaunes et sales s’étendaient et se confondaient avec l’horizon. Du haut des mats, le guetteur annonça une chaloupe, qui sondait, plaçait des bouées et s’avançait. C’était le pilote Ronquillo, pilote en chef de la Balise, qui les envoyait chercher, pour aller prendre un logement chez lui. Edmée, Marie Anne, et les enfants peu rassurés embarquèrent sur un canot, celui-ci reviendrait chercher les autres passagers, lors d’un deuxième voyage. Pierre-Clément quant à lui, avant que de les rejoindre, restait sur le navire afin d’être présent au moment où celui-ci passerait la barre, ce qui voudrait dire qu’il serait dans le lit du fleuve. Près de la balise qui marquait l’extrémité des rochers, situés au-delà de la jetée, à l’est, il existait une sorte de barre, confrontation de fleuve et de la mer. Les vagues y déferlaient avec fureur malgré cela, ils réussirent à faire passer « le Surveillant » sans trop de problèmes.

L’épouse du pilote Ronquillo mit à disposition de tous de quoi à se décrasser du voyage. Edmée avec délice apprécia son bain et le savon de fleurs de magnolia, elle se fit nettoyer quelques effets afin de rafraichir sa garde-robe et celle de ses enfants pour le reste du voyage. Tous étant à nouveau propre, enfants comme adultes, ils se retrouvèrent pour partager le repas du soir. La journée s’était écoulée en repos. Pierre-Clément revint annonciateur du passage de la barre par le navire, ils repartiraient le lendemain. En attendant, il expédia par un messager ses dépêches et l’annonce de leur arrivée au gouverneur espagnol Salcedo, à La Nouvelle-Orléans.

Le lendemain, Pierre-Clément entraîna famille et amis dans une promenade afin de visiter les lieux. Malgré leur discrétion, les Laussat avaient remarqué un changement dans le comportement entre Edmée et Louis-Armand. Ils n’en dirent rien, ne firent aucune remarque, mais étaient satisfaits de cette évolution qu’ils trouvaient bénéfique pour leur amie. Ils espéraient sincèrement que celle-ci puisse avoir une nouvelle vie. Pierre-Clément savait à quel point ce n’était que justice.

La Balise contenait les maisons de Ronquillo, le logement de seize matelots-pilotins, la douane, les casernes pour le détachement et pour l’officier, un corps de garde de figure pentagone, et enfin la tour en clairevoie et grillage, pour donner moins de prise au vent, haute de 45 pieds au-dessus du sol environnant et de 50 au-dessus du niveau des plus hautes eaux de la rivière, avec une aiguille qui la surmonte dans la forme d’une flèche de clocher. Ils grimpèrent par un escalier qui inquiétait quelque peu Edmée, mais qui amusait les enfants qui en comptèrent les marches. Arrivé en haut, Louis-Armand lui fit admirer la vue tant il était fier de son pays. La perspective depuis cette tour embrassait la mer, des îlots, la barre, avec des brisants à droite et à gauche, de larges nappes d’eau, nommés bayous, de longs joncs noyés dans des marais, et au Sud-ouest, l’ancien établissement Français, dont il restait encore des orangers, des arbres fruitiers et les ruines d’un magasin à poudre. Il lui expliqua que le sol n’avait aucune solidité, le peu qui était capable de quelque résistance était de main d’homme. Le fleuve y rongeait et y creusait ses rives d’un côté, pendant qu’il les y formait et les y élevait de l’autre. Ses bords étaient hérissés d’arbres entraînés par les eaux et que le hasard enchevêtrait les uns aux autres. Il agrandissait ainsi annuellement et peu à peu son delta. De ses quatre passes, celle du Sud-ouest, celle du Sud, celle de la Loutre et celle de la Balise à l’Est, il n’y avait que la dernière de praticable, mais plus il y avait de crues et moins elle était profonde.

***

Vers midi, le lendemain ils retournèrent à bord du « Surveillant », une heure plus tard le vent du Sud leur permit de lever l’ancre. Ils remontèrent la rivière à la voile, le courant était très fort, mais faute de vent, ils durent tourner au cabestan, c’était la peine et le tourment des matelots. Ils avancèrent fort peu pendant ce dur ouvrage. Traversant une immense région, presque plate, la pente des eaux était peu sensible aux marées, aussi le « Surveillant » remontait qu’avec peine et lenteur. Le courant du fleuve était assez paisible, il était rompu fréquemment par de nombreux coudes qui en restreignaient la force, aussi à cause du changement brusque et fréquent du cours du fleuve, le vent ne servait que de façon fluctuante. Les passagers avaient tout loisir de découvrir les lieux, et contemplaient avec curiosité le paysage et la faune de leur nouveau pays. Il y eut tout d’abord les bois, des arbres fort grands, sentant le marécage. Dans quelque direction que se portait le regard, de vastes forêts noirâtres bordaient l’horizon. Le cyprès dominait à l’exclusion de tous les autres arbres. Cet arbre emblématique était droit, élancé, renflé à la base comme un bulbe d’oignon, il jaillissait au milieu des eaux du bayou. À leurs sommets s’épanouissait un feuillage vert pâle. À ces branches pendaient les longues fibres de mousse appelée « barbe espagnole ». Les bras du fleuve, les ruisseaux, les marécages se mélangeaient avec les forêts dans un désordre inextricable, Edmée trouvait cela émouvant, contrairement à son amie qui trouvait cela fort triste.

4b937c1350ccfba7acf2d5198a8f68e0.jpgAprès avoir péniblement fait une lieue, ils jetèrent l’encre en face du fort de Plaquemines. Monsieur Favrot, le commandant, leur offrit des provisions fraîches, des gâteaux et des pommes dans un panier de sauvages et par son émissaire, invita le futur gouverneur de Louisiane à prendre chez lui quelques jours de repos. Pierre-Clément accepta l’invitation, tous descendirent visiter les lieux. Le fort était comme une ile au milieu des marais. Monsieur Favrot, vieux français et loyal militaire, les y accueillit au milieu de sa famille. C’était la candeur et l’hospitalité même, en les voyant, la joie se peignit sur son front. Tout à la joie et à la fierté de recevoir en ces lieux Pierre-Clément, le commandant du fort voulut leur faire visiter les lieux. Ils parcoururent et examinèrent le fort. Edmée au bras de Louis-Armand suivait leur hôte et les Laussat tout en ayant un œil sur les enfants que Louison et la gouvernante avaient quelque mal à tenir. Monsieur Favrot profitant de la visite fit passer ses besoins et expliqua qu’il fallait y renouveler souvent la garnison, qu’il y avait dix-huit canons de fer, un bastion. La défense du poste ne tenait qu’en cela. En face, de l’autre côté de la rivière était le fort Bourbon, armé de quelques canons de fer, dont les feux se croisaient avec ceux du fort Saint-Philippe. Edmée n’arrivait pas à se concentrer, à coup d’éventail, elle luttait contre les piqures des brûlots, des moustiques et des maringouins. Comme elle n’était pas la seule à souffrir de ce nouveau tourment, Marie-Anne en ayant fait la remarque, le maître des lieux les entraina dans sa maison. Madame Favrot pendant le temps de cette tournée avait mis en place un diner que tous jugèrent excellent. L’ambiance était agréable, voire fort joyeuse. Les passagers du « Surveillant » étaient heureux d’être pour ainsi dire arrivés, quant aux hôtes ils furent les premiers à pouvoir féliciter enfin un gouverneur français. Des santés sans nombre au bruit de l’artillerie, des chansons françaises à refrains, exprimant en chorus le vin et l’amour furent à peine interrompues par l’arrivée de Don Manuel Salcedo, capitaine, fils aîné du gouverneur espagnol, et Don Benifio Garcia Calderon, sous-lieutenant des grenadiers du régiment de la Louisiane, tous deux envoyés par le gouverneur pour donner des secours et des renseignements dont Pierre-Clément allait avoir besoin. Louis-Armand glissa à l’oreille d’Edmée qu’elle vivait une petite représentation de la vie des colonies.

Pierre-Clément, ne voulant pas s’attarder, prit congé de son hôte. Ils remontèrent tous à bord, et reprirent leur voyage. Pierre-Clément s’impatientait, Marie-Anne n’était plus sûre d’être aussi pressée quant à Edmée, elle profitait de la compagnie de Louis-Armand. Elle craignait que le voyage fini ce dernier ne la délaisse, qu’elle ne fût qu’un passe-temps. Ce dernier était loin de cette pensée, il se demandait au contraire comment faire évoluer la situation. Au milieu de ces questionnements divers et de ces états d’âme, les voyageurs découvraient sous leurs yeux les premiers établissements de la Colonie, qui étaient au premier abord peu de choses et ne présentaient qu’une langue de terre cultivable entre le fleuve et des marécages. Au-delà du coude que forme le fleuve, appelé le « Détour des Anglais », apparut un petit nombre de moulins à scier le bois, quelques sucreries, et des places où l’on cultive des légumes et des vivres, le tout disposé de file, et l’un après l’autre le long des rives du fleuve. Ils étaient à environ quinze lieues au-dessous de La Nouvelle-Orléans et au premier abord, ce n’était qu’arbres flottants à la surface de la rivière, crocodiles, les uns reposant tranquillement, les autres plongeant dans l’eau, bois touffus, habitations rares et misérables, verdure vive et variée. Il n’y avait pas d’autre chemin que le sentier de la bête fauve et du chasseur tel celui qui les conduisait à l’habitation Duplessis à onze lieues de La Nouvelle-Orléans. Le propriétaire n’était pas riche, mais il était hospitalier. Pierre-Clément avait été à nouveau invité avec son entourage, car depuis le fort de Plaquemines la nouvelle de l’arrivée du nouveau gouverneur s’était propagée. De chez lui à La Nouvelle-Orléans, un service de relais tenu par des dragons, menait par la voie de terre à la ville, malgré cela la visite faite, ils remontèrent au bord du « Surveillant », Pierre-Clément ayant envoyé un coursier afin de faire venir jusqu’à lui suffisamment de voitures et de chevaux pour faire voyager tout son monde. Reprenant la navigation, ils abordèrent un peu plus tard à l’habitation Gentilly. Renommés pour leur humeur hospitalière, les propriétaires les traitèrent avec une magnifique générosité. C’était une riche et belle habitation, ils y dinèrent et y couchèrent. Rembarqués à l’aube, ils s’arrêtèrent six heures plus tard pour déjeuner, sur l’habitation Sancier, guère riche, mais toujours aussi accueillante. Louis-Armand connaissait les sept frères propriétaires de celle-ci et notamment celui qui les reçut. Ce dernier eut soin d’attester à son nouveau gouverneur qu’il descendait d’un des premiers immigrants français à La Mobile. Ils reprirent ensuite les canots et descendirent jusqu’à l’habitation Sibben, à trois ou quatre lieues de La Nouvelle-Orléans. Ils avaient été informés que des voitures les y attendaient, le voyage allait se terminer.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles

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Portrait of Mrs. John Allnutt, née Eleanor Brandram, Sir Thomas Lawrence Early 19th century .jpg

Trois jours après l’enterrement de Théophile, où toutes les familles de négociants s’étaient rendues, Edmée et sa belle-famille se retrouvèrent devant leur notaire pour l’ouverture du testament.

Edmée n’était qu’une longue liane noire, dont maître Collignan n’apercevait que la bouche pulpeuse sous le voile noir de mousseline qui ne recouvrait pas complètement son visage. Sa vue lui étreignait le cœur. Henriette, elle aussi tout de noir vêtu, avait rejeté son voile en arrière sur sa capote et s’étant installée face au notaire le regardait sans sourciller, tout en tapotant d’impatience l’accoudoir de son fauteuil. Tout penaud, ne sachant sur quel pied danser à part celui de suivre son épouse, Paul Amédée Lhotte s’était assis à la droite d’Henriette. Ayant réitéré ses condoléances, maître Collignan ouvrit le dossier dans lequel se trouvait le testament de Théophile. Comme cela n’allait pas assez vite, Henriette intervint. « – Nous sommes tout à vous, maître. » Ce dernier jeta un coup d’œil à Edmée qui restait impassible. Il ouvrit et commença sa lecture. Bien qu’elle parût être absente, par celle-ci, Edmée apprit que juste avant leur mariage, Théophile avait signé un engagement auprès de sa sœur. Celui-ci était fort alambiqué, mais déterminait que s’il n’avait pas de garçon de son sang, la maison de négoce reviendrait au fils d’Henriette. Il serait alors donné à sa fille ou ses filles une compensation d’une valeur suffisante pour qu’elles soient dotées. La somme citée était conséquente. Sa petite Louise était dotée avantageusement. Si ni Henriette ni Théophile n’avaient de fils, la maison reviendrait à l’ainée des filles de ce dernier. Si chacun à l’ouverture du testament n’avait d’enfant, la maison reviendrait à Henriette, Edmée recevrait une pension constituée de parts ainsi qu’un pourcentage sur les revenus de la maison. Edmée comprit qu’Henriette avait dû longtemps craindre de tout perdre, et avait dû à peine respirer à la naissance de son fils, craignant toujours qu’elle-même ne retombe enceinte et n’ait un garçon. Hippolyte étant d’un premier mariage, il n’était pas concerné par les biens de Théophile, mais à cet arrangement entre le frère et la sœur, préambule au testament, venaient différents lègues dont un assez conséquent pour ce dernier. Pour clôturer l’ensemble puisque dans les circonstances présentes, c’était Henriette, triomphante, qui recevait la maison, le testament détaillait ce qu’Edmée devait recevoir en pension compensatoire. Elle avait le choix entre une somme mensuelle ou un bien ayant des revenus. Là, coupant la parole au notaire, Henriette intervint. « – J’ai proposé à maître Collignan de vous céder une plantation en Louisiane de bon rapport. J’ai pensé que cela vous ferait plaisir de rentrer chez vous ou tout au moins de vous en rapprocher.

– pour la propriétaire d’une maison de négoce, vous n’êtes pas au fait de la géographie.

Baronesse Mathieu de Favier, Marquise de Jaucourt by François-Pascal-Simon Gérard,.jpgEsquissant un sourire, elle souleva avec grâce son voile afin de s’adresser au notaire. « – Cette plantation, est-elle de bon rapport maître ? Et où se trouve-t-elle exactement ? » Maître Collignan, mal à l’aise devant la fatuité d’Henriette et ne comptant pas lui permettre de léser sa belle-sœur, se retourna sciemment vers Edmée afin de lui répondre. « – D’après les rapports en ma possession, les résultats sont corrects, mais il faut faire attention, car ce sont les résultats du contremaitre et il peut présenter ses comptes à son avantage. Pour sa situation, elle se situe à proximité de La Nouvelle-Orléans. » Ne laissant pas la possibilité à sa belle-sœur visiblement contrariée de réagir, Edmée reprit. « – Comme je pense qu’il n’y a pas urgence, je vais me laisser un temps de réflexion. Partant pour Paris dans les prochains jours suite à l’invitation de l’épouse du consul, je vais voir ce qui est le mieux pour moi à l’avenir et vous répondrez à mon retour. Rassurez-vous Henriette, quoiqu’il arrive je quitterai l’hôtel Espierre. 

– Mais je ne vous mets pas dehors Edmée.

Cette dernière se contenta de grimacer un sourire. Le notaire reprit. « – Donc madame Espierre, nous attendons votre réponse, en attendant le testament est gelé, car monsieur Espierre a spécifié que tant que vous ne serez pas assuré d’un revenu à vie, personne ne pourrait prendre des droits sur la maison de négoce.

Henriette surprise s’insurgea, s’agita, commença à revendiquer. Monsieur Lhotte bouillait sur place et bien que se contenant, il commençait à trouver que sa femme exagérait. Maître Collignan pendant la diatribe d’Henriette resta stoïque et Edmée impassible. S’étant calmée, Edmée reprit la parole. « – Henriette, j’ai encore à m’entretenir avec maître Collignan sur des affaires personnelles, pourriez-vous me renvoyer la voiture lorsque vous serez rentrée ? » Henriette allait rétorquer quelque chose, mais cette fois son époux coupa court à toute polémique et acquiesça, se levant de son siège tout en prenant le bras de son épouse pour la faire suivre. Elle se leva tout en rejetant la prise de monsieur Lhotte.

Les époux Lhotte étant partis, Edmée demanda des détails sur cette plantation. Maître Collignan confirma en étayant ses propos ce qu’il avait dit auparavant. Il ajouta qu’à partir du moment où elle acceptait comme héritage la plantation de Louisiane ni elle ni ses héritiers ne pourraient réclamer quoique ce soit des biens des Espierre. « – En retour, les Lhotte n’auront aucune prise sur mes biens, je suppose.

– Bien évidemment.

– Alors tout va pour le mieux.

Elle ne rajouta rien laissant perplexe le notaire qui n’osa poser de questions devant son assurance.

***

Cela faisait huit jours que la voiture roulait vers Paris, plus exactement à Malmaison, la nouvelle propriété de Joséphine Bonaparte. Edmée avait laissé ses enfants sous la garde de Louison en qui elle avait toute confiance et avait emmené Rosa. À la demande du consul, il lui avait été prêté la berline, les cochers et le valet de pied ainsi que deux gardes. Elle avait été surprise de la promptitude de la réponse de Joséphine et de son invitation. Elle lui avait été apportée à la maison de négoce par un capitaine de la garde qui avait attendu sa réponse sur l’instant. Elle avait accepté, il fallait qu’elle s’éloignât de sa belle-sœur, qu’elle prenne du recul sur sa vie et cette invitation était tombée à propos. Ballotée par les ressorts de la voiture qui amortissait tant bien que mal le mauvais état de la route, elle laissait ses pensées l’envahir. Tout en regardant les forêts alentour dont les feuillages avaient pris les couleurs de l’automne et dont les rayons du soleil faisaient miroiter les ors, elle se mit à somnoler. Son rêve de la nuit remonta les méandres de sa mémoire. Elle retrouva devant le grand chêne qui poussait désespérément envahi par un lierre vénéneux. Et, tout en l’admirant dans son combat, elle commençait à en comprendre la symbolique. Le chêne c’était elle, le lierre c’était l’entrelacement des affres de son passé qui désespérément s’accrochait à elle, qui continuellement venaient envahir ses pensées, qui alimentaient ses peurs et meurtrissaient le moindre de ses bonheurs. Elle se précipita sur le lierre et se mit à l’arracher avec véhémence. Elle voulait vivre sans peur, elle voulait vivre. Elle devait s’en défaire, elle devait oublier ou tout du moins écarter ce qui l’empêchait d’avancer sans crainte. Ce fut l’arrêt de la voiture qui la sortit de son rêve. « – Que se passe-t-il ? 

– Nous sommes bientôt arrivés, madame, j’ai fait arrêter la voiture à une auberge afin que vous puissiez vous rafraichir.

– Vous avez eu raison, Rosa. C’est une bonne idée.

IMG_1138Deux heures après, Edmée, la mise rafraichie, descendait de la berline dans la cour du petit château de Malmaison. Celui-ci, devant elle, s’élevait avec son corps principal à deux étages et ses deux ailes qui encadraient la cour comme au château Lamothe. Au-devant d’elle arriva, empressé, le majordome. S’étant présenté, il la conduit jusqu’à la véranda en forme de tente militaire s’ouvrant sur le vestibule d’honneur. Edmée ôta son manteau qu’elle tendit à Rosa et laissa choir sa mantille de dentelle arachnéenne sur les épaules de sa robe de satin de laine noire. Elle était surprise, elle n’avait encore vu nulle part ce style de décoration, elle n’était pas sûre d’aimer. Le majordome avec un sourire de convenance la guida jusqu’au salon doré où, en compagnie, se trouvait la maîtresse de maison. Cette dernière se retourna à son entrée. Elle était toute d’élégance, drapée dans une grande étole de cachemire à dominance rouge sombre sur une robe de mousseline blanche toute de sobriété. « – Edmée ! Quelle joie ! Quelle surprise ! Oh ! vous êtes encore plus belle que la dernière fois que nous nous sommes vues.

– Rose, vous n’avez rien à m’envier.

– Non, non, Edmée, pas Rose, Joséphine ou bien vous allez contrarier mon époux.

Tout en s’exclamant, Joséphine embrassa Edmée.

 – Dans ma joie de vous voir, j’en oublie les convenances. Il faut que je vous présente à une personne que vous connaissiez sans jamais l’avoir rencontrée si je ne m’abuse. 

 Elle se tourna vers une femme tout aussi élégante, blonde aux yeux très clairs.

 – voici Marie-Anne Josèphe Paule de Peborde, l’épouse de notre ami Pierre-Clément qui par ailleurs est en conciliabule avec mon mari de consul à l’étage au-dessus.

– Pierre-Clément est ici ? Excusez-moi, la surprise !

– Ce n’est rien, cela fait beaucoup. Joséphine et moi parlions justement de votre prochaine venue. Je suis heureuse de faire votre connaissance, cela fait si longtemps que j’entends parler de vous.

Sans jamais l’avoir vue, Madame Laussat avait tout d’abord été jalouse d’Edmée. Son époux avait d’abord venté la beauté de la toute jeune fille qu’elle était à sa première rencontre, mais elle avait fini par comprendre qu’il la voyait comme une de ses filles et tous ceux qui lui avait parlé de la relation de son époux et de la jeune fille en avaient confirmé la teneur. Aussi insolite que cela fût, elle avait admis le fait.

Joséphine, s’excusant auprès de madame Laussat, accompagna Edmée jusque dans les appartements qu’elle lui avait réservés. « – Nous ne sommes pas loin l’une de l’autre, ma chambre est en dessous. J’espère que vous serez bien ici pendant votre séjour. » Edmée du regard faisait le tour des pièces. Boudoir, chambre et salle de bain étaient en harmonie de style, de meubles et de couleurs. L’Ensemble était décoré d’un mobilier élégant qui s’il n’était pas récent était très beau et confortable. Ils étaient à la mode du règne de louis XVI, dans un bois clair, les tissus des fauteuils, tapisseries et baldaquins étaient un broché à dominante de jaune paille avec de délicats bouquets dans les pastels roses, bleus, et vert. « – Je serai divinement bien ! Rose, excusez-moi Joséphine, vous êtes fort bien installée. Votre domaine est ravissant.

– J’avoue, j’en suis fort heureuse. Et vous n’avez pas tout vu, mais je vous laisse vous reposer et vous rafraichir. Je viendrai vous chercher pour le souper dans une petite heure. Je retourne voir madame Laussat, elle va s’ennuyer. Vous verrez, c’est une femme charmante et comment dire, pas trop provinciale.

La dernière réflexion de son amie fit sourire Edmée.

***

A black crepe dress, an10 Costume parisienEdmée avait choisi pour le diner une robe de mousseline noire avec manches longues et décolleté carré. Sa tenue était sans fioriture et c’était sûrement pour cela qu’elle n’en était que plus belle. Rien ne venait troubler la perfection de sa silhouette ni la beauté de son visage, qu’elle avait dégagées en se coiffant d’un chignon serré sur la nuque. Elle n’avait pas prémédité la vision que l’on avait d’elle. Elle respectait simplement son veuvage à la lettre.

Son apparition dans le salon doré n’en fut plus que troublante. Napoléon Bonaparte, le premier consul, en fut fort troublé et comme sur un champ de bataille, bien qu’il y fût plus à l’aise, il fendit le groupe de ses invités et sans attendre qu’on la lui présentât, il l’a pris par le bras et l’entraina vers la pièce adjacente qui était une longue galerie. « – Je suppose que tu es madame Espierre, citoyenne ?

oui, monsieur. Et vous, notre premier consul ?

Il ne releva pas la remarque. « – Décidément, vos îles n’offrent que des beautés. Joséphine avait raison, tu es charmante ! comptes-tu rester longtemps parmi nous citoyenne ?

– Je ne peux point, j’ai laissé mes enfants à Bordeaux et je ne saurai les laisser longtemps sans leur mère.

– c’est tout à votre honneur. Je t’ai isolé pour te parler brièvement de tes affaires.

Edmée fut aussitôt aux aguets, elle savait que cette conversation était la clef de son changement de vie. Son cœur se mit à battre plus rapidement. Elle ne put s’empêcher d’y porter la main. Le consul perçut son trouble et trouva cela touchant, car il sentait que ce n’était pas par vénalité. « – Je te donnerai dès demain les papiers signés de la levée des scellés de tous tes biens et de leur remise entre tes mains.

– Oh ! Merci monsieur. Comme vous pouvez vous en douter, c’est en ce moment primordial pour moi.  

– Je m’en doute. Je suppose que votre veuvage ne vous amène qu’une faible pension ?

– Je n’ai pas à me plaindre, mon époux a pourvu au confort de mes enfants et de moi-même. Je suis toutefois heureuse de la restitution de mes biens, car c’est la seule chose qui me reste des miens.

– Désormais, citoyenne, pense à l’avenir, à tes enfants, ne regarde plus derrière toi.

Edmée lui sourit. Bien que ce fut quelque peu abrupt, les paroles d’un militaire, il avait résumé ce qu’elle ressentait. Elle allait pouvoir se laisser la liberté de regarder devant. Elle n’aurait plus besoin de faire d’introspection dans son passé, il n’y avait plus besoin. Elle se réservait toutefois une dernière visite au château Lamothe, car elle ne pensait pas s’y installer. Elle n’en éprouvait pas le besoin, avec la mort de sa tante, cette demeure était morte pour elle.

Francois-Pascal-Simon Gerard, Mary Nisbet, Countess of Elgin (1777 - 1855), About 1804.jpgLorsqu’ils revinrent dans le salon, tous les invités étaient présents. En souriant, Joséphine vint à eux et prit le bras de son amie. « – Voyons monsieur le consul, vous monopolisez madame Espierre. »  Napoléon lui répondit d’un regard malicieux, et laissa les deux femmes et rejoignit son frère Joseph en conversation avec un militaire de belle prestance qu’Edmée ne connaissait pas et qui lui fut présenté plus tard, un dénommé Bernadotte. « – Edmée, regardez qui est là ! » La jeune femme avait devant elle Pierre-Clément et le secrétaire de monsieur Dambassis, Monsieur Ducasse. Chacun était heureux de revoir l’autre. Tous réitérèrent leurs condoléances puis se donnèrent des nouvelles. Ce fut ainsi qu’elle apprit que monsieur Dambassis était de retour à Paris et comprit ainsi pourquoi tous ses biens lui avaient été restitués. Elle espérait lui rendre visite pendant son séjour.

***

La berline rentra dans la cour de l’hôtel Dambassis. Joséphine descendit la première suivie d’Edmée. Elle eut un moment d’effroi. Le lieu représentait la fin de sa quiétude, le début de son calvaire. Précédée du valet de pied, elle gravit les quelques marches qui menaient au perron. Elle aspira profondément. Joséphine sentant son malaise, lui prit le bras pour lui rappeler sa présence bienveillante. Edmée se retourna vers elle et lui présenta un sourire triste qui serra le cœur de sa compagne. Cette dernière savait que c’était une étape pour laisser le passé dans le passé. Elle était consciente que celui-ci faisait partie d’elle, qu’il avait fait la femme qu’elle était. Elle ne demandait qu’une chose, que celui-ci ne vienne plus envahir ses pensées, ses moments de tranquillité et de joie. Elle en était là quand à sa grande surprise, au lieu du majordome, ce fut Monsieur Dambassis qui l’accueillit. « – Edmée, mon petit, quel bonheur de vous voir ! » Faisant fi de la pudeur, sans façon, il la prit dans ses bras. Elle en fut heureuse, le geste paternel et spontané du banquier, dans son souvenir si posé, la ramena un instant dans son enfance. « – Veuillez m’excuser, madame Bonaparte, me voilà bien discourtois, mais il y a si longtemps que je n’ai vu Edmée, enfin madame Espierre, devrais-je dire. Venez, mesdames ! Entrez ! » Fortunino Matania (louis XVISe tournant vers Edmée, il reprit. « – Quelle surprise et quel soulagement avons-nous ressentis, lorsque monsieur Ducasse nous a informés de votre existence à Bordeaux. Bien évidemment, cela ne m’ôtera jamais ma culpabilité et rien ne pourra m’excuser. » Edmée ne put s’empêcher de s’émouvoir. « – Doucement, doucement monsieur Dambassis. Tout cela est du passé, nous ne connaissons pas toujours les conséquences de nos actions, parfois nous nous voilons la face. Comment aurions-nous le courage de passer à l’action ? D’aller de l’avant. Il m’a semblé comprendre que vous avez vous-même eu votre lot de malheur et de bonheur. » Monsieur Dambassis fut surpris de la sagesse de la jeune femme. Il se souvenait de la petite fille qu’elle avait été et qui jamais ne bougeait, qui semblait toujours à l’écoute à l’inverse de sa Sophie. Elle l’avait toujours attendri. « – C’est exact Edmée. Nous avons connu le même malheur, madame de Saint Pierre nous a quittés. Dieu a été clément et m’a permis de me consoler et j’espère pouvoir vous présenter mon épouse. J’espère pour vous qu’un jour viendra où vous aurez aussi cette consolation.

– Laissons le temps faire son ouvrage pour l’instant. Monsieur Ducasse m’a dit que tout allait bien pour Sophie.

– Effectivement, elle vit à Saint-Pétersbourg et son époux réussit fort bien dans le négoce avec l’Amérique. De plus, elle a deux enfants dont pour l’instant je n’ai vu que les portraits. Vous en connaissez peut-être l’auteur, c’est madame Vigée Lebrun.

– Bien sûr, j’ai même eu l’avantage de la connaître lors d’une fête ici même.

– À part ça, votre situation est-elle viable ? Savez-vous que je suis en rapport avec notre consul et que vous avez fait partie de nos préoccupations ?

– Il m’a semblé comprendre, car soudainement toutes les problématiques pour la levée des scellées de mes biens se sont évaporées.

– Si vous avez besoin d’aides ou de conseils pour leur gestion, n’hésitez pas.

– Je pense que je vais accepter cette proposition, car j’avoue, tout ceci est soudain et nouveau pour moi.

– Ce sera avec plaisir, de plus que comptez-vous faire maintenant que vous avez retrouvé vos biens.

– À vrai dire, je ne sais pas. Je vis à ce jour dans la maison de négoce de feu mon époux et cela avec ma belle-famille. Je ne compte pas y rester, mais je ne me sens pas vivre au château Lamothe. De plus, le testament de mon époux me laisse une alternative, recevoir une pension ou recevoir une plantation dont le fruit me fournirait ladite pension.

– Vous pourriez aussi revenir à Paris, vivre à Versailles.

– À part quelques visites, je ne tiens pas à faire face à mes souvenirs.

– Et cette plantation, où se trouve-t-elle ? Si c’est Saint-Domingue, il vous faut oublier de suite, ce serait une très mauvaise affaire, l’île est à feu et à sang.

– Oui, je sais, cela est bien triste même si je ne me souviens pas de grand-chose, cela reste mon lieu de naissance. La plantation que ma belle-sœur m’a proposée en compensation est en Louisiane, près de La Nouvelle-Orléans.

C’est loin, grands dieux, mais c’est peut-être une bonne idée. À ce jour, cette colonie est espagnole, mais vous devriez renseigner auprès de monsieur Laussat. Il sera plus à même de vous fournir une idée juste de cette possibilité. Si l’idée vous sied, je serai à même de vous conseiller un avocat qui pourrait vous aider à vous installer.

La conversation continua sur d’autres sujets, jusqu’à ce qu’Edmée et Joséphine se retirent, elles étaient attendues à Malmaison. La maîtresse de maison profitait de l’absence de son époux pour rassembler autour d’elle des amis pour la plupart féminins.

***

Constance Mayer, Self-Portrait..jpgEdmée s’était préparée avec soins, elle allait revoir toutes celles qui avaient partagé son infortune à la prison des Carmes. Bien qu’elles fussent persona non grata auprès du Consul, l’une, parce qu’il estimait sa vie par trop scandaleuse et l’autre, car il s’en méfiait, Térésa Cabarrus, divorcée de Tallien, maîtresse d’un banquier, après l’avoir été de Barras et mademoiselle Lenormand, seraient là. En plus de ces deux amies, il y aurait bien sur madame Hosten-Lamothe, sa fille et son gendre, Pierre-Clément Laussat et son épouse. Edmée avait l’impression que cette soirée, qui allait être, de fait, une soirée commémorant leur survie du drame qui avait été leur passage dans cette terrible prison des Carmes, était aussi celle de ses adieux. C’était plus qu’une impression. Elle n’avait pas l’intention de ne plus revoir ceux qui avaient été ses amis d’infortune, mais c’était une certitude construite sur une intuition.

Lorsqu’elle descendit dans le salon doré, Joséphine était déjà en grande conversation avec mademoiselle Lenormand qui était arrivée la première, invitée en cela par son hôtesse qui avait des questions.   Joséphine était toujours inquiète ; la peur de la précarité était ancrée en elle et malgré un visage qui semblait aux autres plein de quiétude et de sérénité, elle était rongée de l’intérieur par la peur perpétuelle d’un revirement de situation. Elle voulait être aimée, voire désirée, mais pas au point de tout perdre, aussi s’assurait-elle, comme elle le pouvait, de l’amour de son époux. La jalousie de ce dernier ne suffisait pas à la réconforter. La voyante tendit les mains vers Edmée et les lui prit. L’une et l’autre avec chaleur se retrouvèrent, elles ne s’étaient pas revues depuis son départ de Paris. Devinant qu’elles avaient des choses à partager, Joséphine s’excusa sous prétexte de vérifier les préparations et les laissa seules. « – Alors, Edmée, comment voyez-vous votre avenir ? » Edmée sourit devant l’ironie de la question. L’une comme l’autre pouvait connaître le devenir de l’autre. « – Je vois que le vôtre est radieux. » Elles s’assirent sur une banquette recouverte d’un damassé aux tons clairs accolé au mur face aux fenêtres donnant sur le jardin. Anne Marie assise à côté d’elle lui tenait la main avec tendresse et plongea ses yeux dans ceux limpides et transparents et prit la parole. « – Le vôtre est ma foi fort engageant, il semble que ce soit l’heure des décisions et des changements. Dès ce soir, l’un de nous va vous ouvrir la voie et mettre fin à vos hésitations en éclaircissant votre choix. Car vous avez déjà choisi… Edmée, il est parfois bon de partir loin de nos tourments, cela permet non pas de les oublier, mais d’en faire son deuil. »

Edmée n’eut pas le temps de répondre, madame Hosten-Lamothe, sa fille et son gendre venaient de faire leur entrée. Ce fut tout de suite des retrouvailles pleines de chaleur, les lettres n’avaient pas suffi à combler la distance. Chacun donna des nouvelles des siens, les progrès des enfants, leur devenir pour les plus grands. Joséphine revint au milieu des joyeuses effusions, s’y mêlant aussitôt. Ils furent interrompus momentanément par l’entrée de Pierre-Clément et de son épouse. Après les salutations et l’annonce du majordome, ils passèrent à la salle manger. C’était un souper sans façon comme l’avait annoncé l’hôtesse, mais les mets étaient tous plus succulents les uns que les autres. Les invités réclamèrent le cuisinier pour le féliciter chacun y allant de son compliment. Joséphine était aux anges. Ils discutèrent de l’installation des Laussat à Paris et des actes politiques et armés du consul, de la vie culturelle qui avait repris.

Le repas fini, Joséphine les entraina dans le salon doré ou le café les attendait. Ce fut à ce moment-là que Térésa fit son entrée. Elle s’excusa, elle n’avait pu se joindre avant, mais elle n’aurait manqué ce rassemblement pour rien au monde. Tous sourirent devant les paroles de celle qui avait été la muse du thermidor. Malgré les changements du cours de leur vie qui les avaient entrainés chacun dans des directions différentes, tous étaient heureux de se voir, de se raconter, de partager le bonheur d’être toujours en vie et de pouvoir en profiter. Jusqu’à une heure très avancée, les conversations allèrent bon train ; au milieu de tout cela, Pierre-Clément entraina Edmée sur le perron afin de l’entretenir en tête à tête. La lune éclairait le jardin presque comme en plein jour et miroitait dans le bassin d’agrément. « – J’espère que vous allez réellement bien, nous n’avons pas eu l’occasion d’en parler entre nous. Je ne veux point remuer le couteau dans la plaie, mais j’en arriverai à être en colère envers notre créateur pour tout ce qu’il vous fait subir.

Pierre Clément de Laussat– N’exagérons rien, Pierre-Clément. Ce n’est pas comme si j’étais la seule. Nous avons tous beaucoup souffert. Quant à mon récent deuil, même si la raison de la mort de Théophile est quelque peu ridicule, c’est malheureusement dans le cours des choses. Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pas avoir su profiter de ce bonheur conjugal.

– ne vous accablez pas, vous étiez encore plongé dans un deuil quand Théophile est entré dans votre vie.

– Oui, je sais, mais quand même…

Sans mot dire, ils firent quelques pas sur le chemin qui contournait le bassin qui avait la grandeur d’un étang. « – Et pour votre avenir Edmée, vous avez décidé quelque chose ? J’ai vu monsieur Dambassis et il m’a fait comprendre que vous aviez peut-être des projets, bien que pas encore très définis. » Edmée redit à Pierre-Clément ce qu’elle avait confié à monsieur Dambassis. « – Edmée, ce que je vais vous dire est pour l’instant sous le sceau du secret, mais notre Consul m’a nommé gouverneur de Louisiane. Ma famille et moi-même partons au début de l’année prochaine pour La Nouvelle-Orléans. Mon épouse et moi-même serons heureux de vous voir faire le voyage avec nous.

– c’était donc cela que notre consul m’a sous-entendu. Je vais y réfléchir. J’avoue que cette nouvelle information va sûrement influencer mon choix. C’est sûrement par envie de fuir tous ces malheurs, mais partir loin d’eux m’obsède. Je n’ai guère envie de rester et je me dis que tout ceci ne vient pas à moi pour rien.

Pierre-Clément sourit intérieurement et prit le bras d’Edmée. Ils firent encore quelques pas, Pierre-Clément lui narrant comment la proposition était venue à lui par l’intermédiaire de son ami Bernadotte. Il exprimait son contentement et son enthousiasme. Edmée se laissait porter par ce flot de paroles qui la rassurait. Partir était facile à dire, mais pas à faire. Elle en avait le désir, enfin plus exactement, elle voulait oublier son ancienne vie, son passé. Elle voulait trouver sa place et cette fois-ci elle avait toutes les cartes en main et notamment les moyens à sa portée. La proposition de son ami, de son protecteur, venant sur celle de sa belle-sœur, était la dernière pierre à l’édifice. Elle n’était pas revenue à l’intérieur que son choix était fait, que sa décision était prise. Elle était sûre que le destin, son destin, était là.

***

Edmée resta encore quelques jours, lors desquels elle retourna voir monsieur Dambassis pour lui annoncer son choix et lui demander conseil pour ses biens et donner une lettre pour celle qui avait été son amie d’enfance, Sophie. Elle envoya une missive à sa belle-sœur pour lui faire part de sa décision et de son retour. Elle fit de même avec maître Collignan. Le retour, vers bordeaux, fut plus long et plus difficile, l’automne était là ! Des pluies diluviennes avaient mis à mal les routes. Il avait fallu s’arrêter plus souvent qu’à l’aller. Edmée eut tout le temps de réfléchir sur son choix. Elle était contente d’avoir envoyé ses lettres, l’empêchant ainsi de revenir sur sa décision. À ses côtés, Rosa silencieuse passait son temps en faisant du crochet et en écoutant le monologue de sa maîtresse.

***

John Smart, ca. 1797 (Unknown Artist) National Portrait Gallery, London, NPG 3817.jpgMaître Collignan avait accepté de recevoir Edmée Espierre. Il savait ne pouvoir rien faire de plus pour elle, puisqu’elle avait accepté de signer l’acte de cession des biens de son défunt époux en faveur de la sœur de celui-ci. Il avait bien trouvé l’action ignominieuse, mais dans une étude notariale, on en voyait de bien plus tristes. Au moins, la jeune veuve avait un point de chute accompagné de quelques revenus.

La jeune femme, toute de noir vêtue, entra dans le bureau avec dans sa main gantée une enveloppe de marocain sombre. Il la trouva toujours aussi séduisante. Elle s’assit avec grâce dans le fauteuil que lui indiqua le notaire. Elle releva sa voilette de dentelle et la rabattit sur la visière de sa capote. Elle leva ses yeux vers le notaire qui, lui, les baissa tant il avait l’impression qu’ils fouillaient son âme. Il était sur ses gardes, il se savait ému et faible devant la belle veuve « – Bonjour, madame Espierre, que puis-je pour vous ? J’espère que vous n’êtes pas revenu sur votre signature, auquel cas je ne pourrai rien faire ? » Elle sourit, se pencha vers le bureau d’ébène et se mit à pianoter de ses longs doigts sur le plateau. De sa voix profonde, envoûtante, légèrement traînante sur la fin des phrases, elle répliqua sans trace d’animosité. « – Non maître, ne vous inquiétez pas, j’ai toujours l’intention de partir avec les Laussat. Je suis là pour toute autre chose… J’ai besoin de vos services. » Le notaire suspicieux la regarda à la dérobée. En espérant que ce ne fut point un leurre, elle n’avait comme bien que cette concession en Louisiane, et un petit pécule pour subvenir aux premiers temps, somme qu’il avait fallu arracher à la concupiscence de madame Lhotte. La jeune femme le regardait pourtant avec sérénité et conviction. Elle semblait apaisée. « – J’ai reçu lors de mon séjour à Paris, ce en quoi je n’espérai plus… tout comme ma belle-famille du reste… Mon amie, Rose, enfin Joséphine, depuis qu’elle a épousé notre premier consul, a enfin obtenu que l’on me restitue les biens de la famille de mon père… – Maître Collignan, bien que ne montrant rien, était ébahi, il trouvait cela incroyable. Depuis qu’il connaissait sa cliente, en fait depuis son mariage avec monsieur Espierre, son client et ami, il luttait pour cela, et voilà que contre toute attente cela s’était réalisé. C’était à peine pensable pour lui, il avait fini par croire que c’était une chimère. Madame Lhotte avait même mis en doute l’identité de madame Espierre, et cela n’avait pas été sans mal qu’il avait pu trouver témoins et papiers pour preuve. « – Comme j’ai toujours l’intention de partir, ce pays est trop empreint de malheur et de souvenirs douloureux, je vous demanderai de bien vouloir vous occuper de la gestion de mes biens.

Grands dieux, madame, ce sera avec plaisir.

Edmée savait pouvoir lui faire confiance, quand son identité avait été mise en cause, il s’était battu pour elle. Elle savait lui être redevable. Elle lui sourit et reprit un ton plus bas, comme si elle s’apprêtait à lui faire une confession. « – Je vous rappelle que si j’ai accepté d’être spoliée de tous les biens de mon mari, ou peu s’en faut, ma belle-famille a perdu du même coup tout droit sur les miens. » Edmée ne put s’empêcher un sourire de victoire qui éblouit le notaire. « – De bien entendu.

– Bien… donc, m’ont été restituées les terres du médoc avec les châteaux familiaux. Si j’ai bon souvenir, c’était essentiellement des vignobles et de l’élevage. Comme nous l’avions appris par monsieur Ducasse, les métayers s’étaient approprié l’ensemble, persuadés qu’il n’y avait plus de propriétaire. Il faudra les chasser et en prendre d’autres.

– Cela va de soi, madame.

– Il y a aussi le petit hôtel particulier dans Bordeaux, dont les locataires se croient aussi propriétaires. Et hôtel particulier à Versailles, vacant.

– Bien je prends les choses en main, je vous prépare d’urgence les papiers pour la procuration.

– Mon avocat, maître Larni, vous aidera si besoin est, et fera le lien avec moi. Monsieur Laussat m’a mis en contact à La Nouvelle-Orléans avec maître Domengaux auprès duquel vous pourrez adresser vos courriers. Je crois que je n’ai rien oublié, voici un double des titres de propriété.

Sur ce, elle se leva, rabattit sa voilette et tendit sa main à baiser.

***

Jacoba Vetter (1796-1830). Echtgenote van Pieter Meijer Warnars, boekhandelaar te Amsterdam Rijksmuseum .jpgHenriette jubilait depuis qu’elle avait eu connaissance de l’acceptation par Edmée de la plantation de Louisiane. Cela faisait une semaine qu’elle était rentrée, Henriette était toute de condescendance, aussi était-elle pleine de certitude quant à la suite des évènements.

Le repas du soir était servi comme d’habitude dans la salle à manger. Hormis ceux qu’elle avait acceptés, malgré son deuil, chez des amis bordelais comme la belle Ferrière, elle avait mis un point d’honneur à ne manquer aucun de ceux de la maison de négoce. Elle écoutait patiemment les divers conseils d’Henriette, qui ne s’était jamais tant souciée d’elle depuis qu’elle était sûre de s’en débarrasser. Ce soir-là comme tous les autres, elle avait repris son cheval de bataille, l’organisation du départ d’Edmée.

Au milieu d’une phrase, lasse d’entendre son monologue teinté de suffisance sur son devenir, Edmée l’interrompit. « – Henriette, excusez-moi de vous interrompre, mais je pense que j’ai oublié de vous dire deux ou trois petites choses dont certaines devraient vous rassurer sur mon devenir. » Henriette s’arrêta net, interrompant son geste qui amenait une bouchée à sa bouche. « – J’ai omis de vous dire que j’avais dégagé Rosa de ses obligations envers notre famille. Je lui ai donné ma bénédiction pour épouser, monsieur Baillardran, notre boulanger.

– Mais elle n’a pas d’argent ! Il ne va pas l’accepter sans dot !

– Outre qu’elle a mis de l’argent de côté, je lui ai donné une somme conséquente qui va lui permettre de s’installer comme pâtissière.

– Mais d’où sortez-vous cet argent ? Henriette se mordit la langue, dans la surprise elle n’avait pas gardé ses pensées pour elle et elle n’aimait pas les dévoiler.

– Auriez-vous eu l’impression que j’étais démuni et que je vivais aux crochets de Théophile ? Si tel était le cas, vous avez manqué de perspicacité. De plus, je ne vous l’avais pas encore dit, car j’ai supposé que cela ne vous intéressait plus, mais j’ai récupéré mon héritage. Notre Consul a enfin débloqué ma situation, tous les biens de ma famille sont revenus entre mes mains. Il n’y a donc plus lieu de vous tourmenter pour moi. 

Henriette resta bouche bée. Sa colère monta. Elle ressentit un point douloureux au niveau de cœur et y porta la main. Elle trouvait cela injuste bien que ce sentiment fût incohérent. Son époux, monsieur Lhotte, pressentant la suite, prit la parole. « – Voilà une excellente nouvelle, j’en suis heureux pour vous. Vous n’êtes plus donc obligé pour cette plantation lointaine. » Il n’avait pu rien faire, n’ayant pas son mot à dire sur l’héritage de Théophile et de la famille Espierre, mais il avait trouvé la proposition de son épouse des plus cruelles. Edmée, impassible, affichant un léger sourire de satisfaction devant la mine décontenancée d’Henriette, répondit. : « – À vrai dire, monsieur Lhotte, c’est une bonne proposition que m’a fait Henriette. Il y a trop de choses néfastes qui me sont arrivées sur ce sol, il est bon que je m’en éloigne. De plus, monsieur Laussat, dont je vous ai déjà parlé, a été nommé gouverneur de cette colonie et sera donc un bon appui, voire protecteur, lors de mon installation en Louisiane. »

Le silence s’installa chacun restant dans ses pensées. Edmée s’excusa auprès de Théophile d’avoir jubilé en remettant Henriette à sa place.

***

IMG_1061.JPGDe ce jour le temps passa très vite. Edmée mit tout en œuvre pour son départ vers son nouvel avenir. Elle se rendit une dernière fois au château Lamothe. Il lui fallait y revenir une dernière fois. Il lui fallait clôturer cette partie de sa vie. Cette fois-ci, elle s’y rendit avec ses enfants accompagnés de Louison et de Rosa. La journée était fraîche, mais ensoleillée. Hippolyte et Louise étaient tout excités de partir si loin avec leur mère. Enfouis sous les couvertures, ils inondaient de questions leur mère, ce qui la faisait rire. Louison essayait en vain de les calmer, aussi Edmée se mit à leur raconter son enfance au château, entre sa tante Jeanne Louise, vicomtesse Vertheuil-Lamothe, et la douce madame de Cissac. Ils étaient émerveillés de ce qu’ils entendaient et posaient moult questions. La longueur du trajet finit par faire son office, ils s’endormirent, laissant Edmée à ses pensées et ses souvenirs. À l’approche du château, le poids qu’elle avait sur la poitrine doucement se dissipa. La berline s’arrêta devant les grilles du château. Louison réveilla avec douceur les enfants pendant qu’Edmée descendait de la voiture. Rien n’avait changé depuis sa dernière visite si ce n’est que sur le perron attendait un homme. Elle ne le connaissait pas, mais elle savait pourquoi il était là. Maître Collignan l’avait envoyé au-devant avec les clefs du château qu’il avait fini par obtenir. Les enfants une fois descendus, eux aussi, restèrent bouche bée. « – Maman, il est à nous ? C’est là que l’on va venir vivre ?

– Oui ma chérie il est à nous, mais nous n’allons pas vivre ici. Nous allons aller vivre très loin, de l’autre côté de l’eau, dans un très beau pays.

– moi je veux vivre là !

– et bien quand tu seras grande Louise, et si tu le veux toujours, tu pourras revenir.

Ils avancèrent dans l’allée, Louise avait pris la main de sa mère. Hippolyte marchait à leurs côtés, malgré ses huit ans et même s’il était ébahi par le château, la question ne se posait pas, il resterait toujours auprès de sa mère, de cela il était sûr. À leur approche, l’homme se retourna et les accueillit avec le sourire. « – Madame Espierre, je suis monsieur Delatour, commis de monsieur Collignan. Comme vous devez, vous en doutez, je vous ai porté les clefs. »

Elle le remercia, elle prit le jeu de clefs et le cœur battant la chamade, elle tourna l’une des clefs dans la serrure de la porte principale. Un dernier doute l’a pris. Avait-elle eu raison de venir ? Suivie de ses enfants, elle pénétra dans le vestibule poussiéreux à peine éclairé par l’ouverture de la porte. Elle demanda à Hippolyte et à Louise de l’attendre auprès de Louison. Monsieur Delatour la suivit dans le salon adjacent. Il l’aida à ouvrir les volets faisant ainsi pénétrer la lumière dans la pièce, ils firent cela dans toutes les pièces du rez-de-chaussée. Edmée laissait couler ses larmes le long de ses joues. Elle pleurait ses tantes, sa jeunesse choyée, un autre monde. Un monde révolu. Elle revint vers le vestibule Louis et Hippolyte sur les talons. « – Maman, c’est qui la dame en haut de l’escalier ? » Edmée fut surprise par la réflexion de la fillette. Elle leva la tête et vit la silhouette tremblotante de madame de Cissac. Enfin ! Enfin

Elle allait avoir la réponse. Elle allait savoir. Timothée, lui ne voyait rien, mais il savait pour le don de sa mère depuis toujours, et pour sa sœur depuis peu. Il l’avait rassuré quand elle avait commencé à voir, à entendre ce que les autres, comme lui, ne voyaient pas. Il pensait qu’il n’y avait que le sexe féminin qui avait ce pouvoir, il en était un peu frustré. Sa mère l’avait consolé et lui avait fait réaliser que s’il ne voyait pas, souvent il savait les choses avant les autres. C’était une autre forme du don.

Edmée monta les marches tout en demandant à ses enfants ainsi qu’à Rosa et Louison de l’attendre. Monsieur Delatour ne comprenait rien. « – Bonjour, mon petit, cela fait bien longtemps que nous nous sommes vus. » Edmée regardait le cœur serré, madame de Cissac. « – Oui, Madame, cela fait longtemps.

– Suis-moi, Jeanne-Henriette est en haut, elle a besoin de nous.

IMG_1027.JPGEdmée regarda ses enfants, leur sourit ainsi que les deux femmes qui l’avaient accompagné. Elle inspira un grand coup et monta l’escalier, la main sur la rampe de marbre dans le sillon tremblotant du fantôme de celle qu’elle appelait enfant, Grand-tante. Elles pénétrèrent dans l’antichambre de Madame Lamothe-Cissac. Edmée constata après avoir entre ouvert les volets de la pièce que celle-ci était dans un grand désordre. Il y avait même un guéridon et un fauteuil renversés. Madame de Cissac entra dans la pièce à côté. De la chambre, elle entendit gémir, mais dans la pénombre elle ne voyait personne. « – Suis moi, Edmée, Jeanne Henriette n’est pas là ! »  La jeune femme traversa la chambre qui dans l’obscurité semblait encore plus en désordre que l’antichambre. Elle prit l’escalier de service et elle monta dans les pièces de l’étage. Elle pénétra dans ce qui devait être la nurserie, pièce qu’elle n’avait pas connue, celle-ci n’ayant alors pas cet usage. À la fenêtre dont les contrevents étaient ouverts se tenait la silhouette de sa tante fixant l’extérieur. Celle-ci se retourna à leur approche. Edmée découvrit alors le visage décharné évident de sa tante. « – Edmée, mon petit, te revoilà ! Alors tu t’en es sortie. Heureusement.

– ma tante, mais que vous est-il arrivé ? Personne n’a voulu me le dire.

Jeanne Henriette la regarda et plongea ses yeux dans les siens. Edmée, se sentant défaillir, s’appuya sur le dossier du fauteuil-cabriolet qu’elle avait à sa portée. Aussitôt un flot d’images l’envahit. Elle vit défiler la vie de sa tante. Madame de Cissac se mit au côté de Jeanne Henriette. L’une et l’autre lui dirent adieu après lui avoir dit qu’elle savait désormais qu’elle était Zaïde de Bellaponté. Pour elle, cela ne changeait rien, elle était et resterait leur petite Edmée. Leur image alors s’évapora dans la lumière. Edmée se retrouva seule avec son chagrin, son soulagement et ses souvenirs.

Quand elle revint vers ses enfants et ses servantes, elle était libérée. Elle répondit à leur demande et leur fit visiter le château tout en leur racontant ses souvenirs.

***

Les jours qui suivirent furent une succession d’invitations auxquelles Edmée répondit avec bonne grâce. Tous savaient désormais qu’elle partait avec le futur gouverneur de Louisiane. Entre chacune de ses visites, ce n’était que préparation pour le grand voyage. Quand tout fut prêt, sans regret ou presque, avec ses enfants et Louison, qui pas un instant, ne s’était imaginé ne pas suivre sa maîtresse, Edmée partit pour le port de Rochefort où elle rejoignait la famille Laussat. Ne sachant pas exactement pour quand était prévu le départ des côtes françaises, ils avaient décidé d’un commun accord de s’y retrouver tout au début du mois de décembre. Il fallut deux jours pour atteindre le lieu du rendez-vous. Joséphine s’était entremise pour qu’elle puisse utiliser une berline confortable et être protégée par une escouade de quatre gardes armés, le tout fourni par ordre du consul.

Malgré la saison, ce court voyage sur les routes de France ne fut pas désagréable à Edmée et aux siens. Aucun évènement notable ne vint marquer le parcours. Quand ils arrivèrent à destination, la famille Laussat les accueillit avec chaleur, d’autant que l’ennui les gagnait au fil de l’attente. La petite Louise fut toute joie à l’idée de trouver de nouvelles amies, les trois filles des Laussat faisaient partie de voyage, la plus jeune Camille du même âge que Louise la prit en main de suite. Leur frère étant resté à Paris en pensionnat, Pierre-Clément s’occupa de Hippolyte et l’emmena dans ses promenades journalières à l’arsenal.

Zaide de Bellaponté ou Edmée Vertheuil-Reysson (6).jpg

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

 

 

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 19

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épisode 19

1801, Quand la vérité semble faire jour.

Le Port de Bordeaux, vu devant le Château Trompette sur la Garonne et vu du quai des Farines, gravure sur cuivre d_après N. Ozanne, 2

Edmée ce jour-là rentra plus tôt que prévu, elle était partie à pied visiter une de ses voisines, elle n’avait donc eu besoin de personne. Passant devant le grand salon, elle entendit sa belle-sœur en grande conversation avec Théophile. Surprise de les entendre dans cette pièce à cette heure-là, elle allait pénétrer dans le salon quand elle entendit son prénom. Cela l’arrêta net devant la porte entrebâillée. Elle ne put s’empêcher d’écouter. « Tu m’agaces Henriette, ce n’est pas ma faute si elle n’arrive pas à obtenir son héritage.

– Je te rappelle que tu l’as épousé pour ça ! De plus, je suis à peu près sûr que c’est une imposture, elle n’est pas ce qu’elle prétend, et je finirai par en avoir le cœur net !

– Comment cela ? Tu en auras le cœur net.

– J’ai demandé à maître Collignan d’enquêter.

Edmée n’en écouta pas plus, elle redescendit l’escalier en courant, et se précipita dehors. Ne sachant que faire tant elle était désemparée. En colère, elle se mit à marcher droit devant elle sans but précis. Ses pas la menèrent vers la campagne qui commençait à la fin de la rue Barreyre. Sa tête était pleine du tumulte de ses émotions, elle ne voyait rien autour d’elle. Elle traversa le chemin royal et se retrouva en plein champ. Elle passait de la plus grande indignation au plus grand désarroi. Cela faisait quatre ans qu’elle était arrivée, cela faisait longtemps qu’elle ne se méfiait plus de sa belle-sœur. Elle était autant en colère contre elle qu’envers elle-même. Comment avait-elle pu baisser la garde ? Comment avait-elle pu se tromper à ce point sur son époux ? Et puis, qu’est-ce que tout cela voulait dire ?

« – Edmée, tu comptes aller où comme cela ? » Edmée sursauta. Elle réalisa qu’elle avait l’Éthiopienne à ses côtés. « – Mais… Mais, je croyais que je ne te reverrais plus !

– Je ne pouvais pas t’aider, ma chérie. De plus, tu n’avais pas vraiment besoin de moi.

– Et aujourd’hui ?

– Ne soit pas aigrie ma chérie. Il ne m’est pas facile d’être là et si aujourd’hui j’ai répondu à ton appel, c’est que tu es à un tournant de ta vie. Ne crois pas tout ce que tu as entendu, ce ne sont que les dires de ta belle-sœur, l’expression de sa jalousie. De plus, cela ne va rien changer.

– Comment ? Cela ne va rien changer ?

– Voyons ma chérie, tu sais qui tu es. Alors que veux-tu qu’elle arrive à trouver ? Va plutôt chez ton notaire, il a des nouvelles pour toi qui vont changer ta vie. Ne t’inquiète pas. Tout cela n’a plus d’importance…

L’Éthiopienne fut coupée par l’appel de Gérôme qui courait derrière Edmée, à ces mots, l’Éthiopienne se volatilisa dans les airs. Edmée s’arrêta. Avait-elle rêvé ?

***

Edmée suivit du valet de son époux quelque peu intrigué par le comportement fébrile de sa maîtresse, revint vers la maison de négoce la rage au ventre fouettant furieusement sur son passage les herbes hautes aux alentours avec une branche qu’elle avait inconsciemment saisie sur son passage. Quand elle arriva devant la demeure, elle trouva sur le palier l’Éthiopienne les bras croisés un léger sourire sur la face, comme dans son enfance. À sa vue, elle s’apaisa comme au temps de la plantation Bellaponté, sa respiration se régula, elle lâcha sa branche, elle monta les marches et quand elle atteint le palier, avec un sourire affectueux, l’Éthiopienne disparut. Edmée monta jusqu’au premier étage, l’étage des bureaux. Elle pénétra au sein de ceux-ci, trouvant son époux et sa belle-sœur, chacun sur leur bureau, la mine renfrognée, visiblement en désaccord. Les deux commis aux écritures à son entrée s’éclipsèrent semblant deviner ce qui allait advenir. Ignorant sciemment sa belle-sœur, elle s’adressa à son époux. « – Mon ami je viens d’avoir des nouvelles de mon notaire, je vais donc m’y rendre si cela ne vous ennuie pas. Je vais donc faire atteler la voiture. » Théophile levant les yeux vers elle répliqua. « Pas de problème, mais voulez-vous que je vous accompagne ?

– Non ! Non ! ce n’est pas utile

Henriette, intriguée, voulut se mêler de la conversation. « Êtes-vous sur ? Si c’est pour régler quelques affaires, il serait peut-être bon que Théophile vous accompagne ?

IMG_1140.JPG– Merci, Henriette, de votre sollicitude, mais je peux régler mes affaires personnelles par moi-même. Vous savez, j’ai l’air fragile tout du moins à vos yeux, mais je ne le suis pas. J’ai vu des choses qui auraient pu entrainer beaucoup de monde jusqu’à la tombe. Je vous rappelle que j’ai fait la connaissance de Térésa tout comme de Rose, enfin Joséphine, à la prison des Carmes où tous les jours on nous annonçait ceux qui allaient mourir et je venais d’une autre prison où je n’étais pas mieux lotie. Donc ne vous inquiétez pas pour moi, il y a longtemps que j’ai appris à me battre, je sais donc régler mes affaires par moi-même. Et puis nous n’avons pas de secrets, donc si j’ai un souci je sais vers qui me retourner…

Henriette était devenue rouge de colère contenue, sentant les choses lui échapper. Elle sentait qu’elle avait été prise à contre-pied. Quant à Théophile, il était bouche bée, se demandant ce qui prenait soudainement à Edmée d’un naturel apparemment docile.

Une heure plus tard, la jeune femme était rue Judaïque face à son notaire. Elle avait réalisé dans la voiture qu’elle n’avait pas su pourquoi Gérôme était venu la quérir.

***

– Madame Espierre, quelle surprise, je ne m’attendais pas à vous voir. J’allais vous envoyer un coursier afin de vous faire savoir que je détenais des nouvelles.

– Et bien vous voyez mon cher, je suis venu au-devant. Intuition féminine s’il en est. Je venais justement m’enquérir sur l’avancée de mes affaires.

Cela faisait quatre années qu’en vain, tout comme elle, maître Collignan essayait de faire tomber les scellées sur ses biens. Il n’était pas arrivé plus qu’elle à avoir des nouvelles de Monsieur Dambassis, quant aux biens bordelais, malgré toutes les accointances que le notaire avait parmi les notables de la ville, il avait été impossible de lever le secret sur les mises sous-scellées. Personne ne semblait savoir qui les avait demandées et personne n’osait chercher à savoir. La seule chose qui avait avancé fut la certitude de son identité. Cette dernière avait été ratifiée, à sa grande surprise par un portrait à la mine de plomb qu’elle ne connaissait pas, pas plus que son auteur, et qui était accompagné par un écrit notarial signé de Rose et de Pierre-Clément attestant de son identité. Le notaire reprit la parole. « – En fait, je viens d’avoir un courrier du secrétaire de notre consul nous annonçant la levée du secret de la mise sous-scellés de vos biens dans la région. Ils ne vous seront pas tout de suite restitués, mais c’est très prometteur. » Edmée respira, quelque chose avançait. « – Comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, j’ai quelqu’un à vous présenter qui est spécialement venu de Paris pour vous. » Edmée intriguée leva un sourcil, se demanda qui cela pouvait bien être. « – En fait, c’est pour cette personne que j’allais vous envoyer quérir. » Il prit la sonnette sur son bureau et l’agita. Son serviteur entra, hocha la tête et referma la porte. Trois minutes plus tard à sa grande surprise entra le secrétaire de monsieur Dambassis.

Edmée se leva d’un bond, elle avait devant elle celui qui avait essayé en vain de la protéger. « – Monsieur Ducasse ! » Les deux mains en avant, elle se précipita, il la prit dans ses bras. « – Mademoiselle Edmée ! Mademoiselle Edmée ! Nous avons cru vous avoir perdu. Toute la famille Dambassis était en deuil.

– Mais comment avez-vous su ? Vous avez enfin reçu mes lettres ?

– Non ! Aucune ! Notre consul étant favorable au retour de monsieur Dambassis en France, mon maître m’a envoyé au-devant pour m’enquérir de ce qu’il était possible de faire et sous quelles conditions ? Quelle n’a pas été ma surprise, à mon arrivée, lorsque l’on m’a donné les lettres de votre notaire cherchant des renseignements sur vous et vos biens ! Je lui ai donc répondu aussitôt et ai accouru dès que j’ai pu. Il m’a fallu toutefois, ce qui est la cause de mon arrivée tardive, faire quelques recherches et acquérir quelques autorisations. Heureusement, devant la bienveillance de notre consul, les portes se sont grandes ouvertes devant moi. Il faut dire que j’ai été reçu par ce dernier à Malmaison par sa charmante épouse, Joséphine, une de vos amies.

– Oh ! vous avez vu Rose ! Enfin, Joséphine depuis qu’elle a épousé son général Bonaparte.

– Oui et cela a été un vrai plaisir, un agréable moment. En fait, c’est par elle et par notre ami Pierre-Clément de Laussat qui lui aussi soupait ce jour-là à Malmaison que j’ai eu les premières informations.

– Vous avez aussi vu Pierre-Clément !

Portrait de Mr de Beaufort, Adélaïde Labille-Guiard.jpg– Oui ! c’est à croire que tout le monde s’était donné rendez-vous à Paris. Il était de passage à la capitale et avait été averti de ma présence par madame Bonaparte. Suite au diner, il s’est donc le jour suivant présenté à l’hôtel Dambassis avec les premières pistes à suivre. Il s’était procuré des dossiers des plus inattendus et improbables sur vous et la famille Dambassis.

– Ah ? Et savez-vous pourquoi mon bien m’a été confisqué ?

– Pour la partie parisienne, c’est fort simple, monsieur Dambassis étant immigré, vos biens ont été amalgamés à ceux de mon maître. Pour ceux-là, cela va être assez simple, la mise sous-scellés tombera dès que mon maître se décidera à revenir France. Nous étudions les tenants et les aboutissants, mais cela devrait se faire, notre consul semble y être bien disposé. Il faut dire qu’il a besoin de banquiers pour remettre notre pays en selle. Pour vos biens dans la région, il m’a, dans un premier temps, été plus difficile de savoir pourquoi et par qui vos biens avaient été mis sous séquestre. En fait, j’ai trouvé les éléments dans les dossiers que monsieur de Laussat détenait.

– Et qu’elle en est la cause ? Qu’est-il arrivé à ma tante ?

– Pour votre tante, je ne sais. Mais je sais pourquoi on a voulu l’arrêter. Tout avait été manigancé par Joseph Froebel qui à l’aide de son rapprochement avec le comité de salut public a constitué les dossiers qui ont permis votre arrestation, la mise sous-scellés de vos biens et l’arrestation de votre tante. Pour celle-ci, il s’est appuyé sur la supposée aide du vicomte de Vielcastel, votre oncle, au comte de Provence dont il était au service. Afin de s’assurer de la faisabilité de toutes ses actions, il a mouillé plusieurs personnes en place à Paris et à Bordeaux dans les comités de salut public leur faisant miroiter la possibilité de rentrer en possession de vos biens.

Monsieur Collignan entendant cette histoire s’exclama : « – mais qui est ce Joseph ? 

– Joseph Froebel était l’un des secrétaires particuliers de mon maître, mais il s’est révélé être avant tout un monstre. Pour une raison machiavélique, il avait décidé de détruire mademoiselle de Vertheuil enfin, madame Espierre. 

Edmée se retourna vers le notaire. « Laissons ce monstre là où il est, je ne tiens pas à faire remonter ses souvenirs nauséabonds. » Le notaire n’insista pas, il avait enfin compris tous les tenants et aboutissants des mystères qui entouraient sa cliente.

« – Avec tout cela, je ne vous ai pas demandé des nouvelles des Dambassis, comment vont-ils ?

– Monsieur Dambassis se porte bien, il vient de se remarier.

– Se remarier ? Mais qu’est devenue Madame de Saint-Martin ?

– Madame de Saint-Martin est décédée. Elle a malheureusement mal vécu son départ de Paris, et elle est morte. Comment dire ? De langueur.

Ce que Monsieur Ducasse omit de dire, c’est que madame de saint Martin avait fort mal vécu son exil, la solitude qui en avait découlé et sa décrépitude. Elle avait fini par avaler une forte dose d’arsenic. « – Quant à Sophie, elle va pour le mieux, elle vit à Saint-Pétersbourg et comme vous, elle a deux beaux enfants. » Oubliant monsieur Collignan, ils conversèrent à bâtons rompus, se remémorant le passé et se donnant des nouvelles de leurs connaissances, monsieur Ducasse en ayant visiblement plus et de plus fraîches. Edmée finit par se rendre compte qu’elle déballait devant son notaire toute sa vie. Elle se retourna vers lui et faisant courir sa main sur bureau, gracieusement elle lui dit en aparté. « – Bien sûr, tout ceci reste entre nous jusqu’à la restitution de mes biens. Ensuite, je vous autorise à en parler, j’y gagnerai en notoriété.

– Ne vous inquiétez pas, je raconterai peut-être deux ou trois anecdotes à votre sujet et encore, mais je garderai suffisamment de mystère, car comme vous le savez rien ne vaut une bonne dose de mystère pour la séduction, tant qu’elle n’entache point la réputation.

Sur ce, ils continuèrent à converser entre deux tasses de café. L’attention d’Edmée fut tout à coup happée, car au-dessus du notaire un être de lumière apparut. Elle fut surprise, elle ne savait comment le regarder sans intriguer quelqu’un. Le notaire, néanmoins, perçut quelque chose sans trop comprendre. Edmée semblait ne plus être avec eux. L’être délivra son message. « – Gardez votre ami jusqu’à dimanche, ou malheur, il lui arrivera. » Puis il se dissipa dans l’air. « – Ma chère, vous semblez ennuyé par quelque chose, aurais-je dit quelque chose de malencontreux ?

– Point du tout, je me demandais simplement quand vous alliez nous quitter.

– Je pars demain pour voir vos biens. Maître Collignan m’accompagne et à notre retour je reprendrai la diligence pour Paris.

– Il ne faut pas repartir si vite. – Se retournant vers la notaire – peut-être, pourrions-nous garder notre ami au moins jusqu’à dimanche ?

Le notaire comprenait bien qu’Edmée ne pouvait le recevoir elle-même sans donner d’explication à son époux et sa belle-famille, mais il fut surpris de la façon dont cela était présenté. « – Bien entendu, peut-être, pourriez-vous vous joindre à notre repas dominical ?

– Avec plaisir, par contre je viendrai seul, mon époux part dans deux jours pour Nantes pour régler des affaires.

***

Morning Dress, June 1817 .jpgCe même soir, au diner, Edmée se présenta apprêtée et rayonnante. Elle était pleine d’espoir en un nouvel avenir dans lequel elle ne serait pas dépendante de son époux et de sa belle-famille. Elle pourrait choisir un autre lieu de vie et ne serait pas obligée de vivre sous le même toit que sa belle-sœur, car le malaise venait surtout de cette situation de plus en plus conflictuelle. Sa belle-sœur était entrée dans une lutte de pouvoir que seule la jalousie nourrissait. Elle n’avait aucune prise sur Edmée et ne le supportait pas. Les premières années suivant la naissance de leur enfant respectif avaient à peine calmé cette lutte intestine, dans laquelle Edmée s’était retrouvée engagée sans en comprendre l’enjeu. Elle ne s’intéressait que de très loin à la maison de négoce et à ses affaires à l’encontre d’Henriette qui d’une façon ou d’une autre obtenait un compte rendu sur l’emploi du temps d’Edmée y cherchant de quoi la mettre en porte à faux.

Installée à la table de la salle à manger avec son époux et son frère, Henriette pâlit à la vue de sa belle-sœur visiblement sereine et de belle humeur. Elle était d’autant plus intriguée qu’elle la savait de retour de chez son notaire. Théophile lui sourit et la complimenta sur sa beauté. Ce soir-là, les deux couples mangeaient en tête à tête, les commis qui habituellement partageaient leur repas étaient rentrés chez eux, aussi Théophile n’eut aucune gêne à lui demander des nouvelles sur son entretien avec son notaire. « Alors mon amie, comment vont vos affaires ?

  – Je dois dire qu’elles sont en de bonnes voies, elles n’évolueront pas aussi vite que je l’aurai espéré, mais ce que j’ai appris est engageant.

Devant les dire de sa belle-sœur, Henriette, inquiète, voulut en savoir plus et ne laissa pas son frère poursuivre. « Surtout Edmée, si vous avez besoin de nous pour faire avancer vos affaires, n’hésitez pas.

– Ne vous inquiétez pas, notre notaire semble avoir les choses bien en main et je pense que nous pouvons lui faire confiance. Il est ressorti de notre entretien que dans une période où les fortunes se font et se défont, la mienne devrait entrer en phase ascendante.

Autour de la table, les autres protagonistes comprirent qu’Edmée ne voulait rien dire, cela irritait Henriette, car elle n’aimait pas ce que semblait cacher sa belle-sœur. En son for intérieur, elle comprenait qu’elle perdait du terrain et comptait bien en savoir plus en se rendant dès le lendemain chez leur notaire, même si elle avait compris depuis longtemps qu’elle n’obtenait pas grand-chose de sa part, Edmée semblait l’avoir envouté.

La conversation prit un autre tour, Théophile l’amena sur son départ prochain à Nantes. « – Edmée, vous êtes sûr de ne pas vouloir m’accompagner. Je serai absent une dizaine de jours.

– Mon ami, ce serait avec plaisir, mais notre petite Louise fait ses dents et a un peu de fièvre. Je préfère donc rester auprès d’elle.

– Mais moi aussi j’ai une dent qui me titille ! – Dit-il avec un sourire enjôleur.

– Mon ami vous êtes grand maintenant, et puis il faudrait peut-être la montrer au chirurgien ?

Théophile éclata de rire devant le ton maternant de son épouse.

***

Henriette le lendemain, fort tôt, se rendit chez maître Collignan, mais trouva porte close, elle dut revenir deux jours plus tard. Celui-ci ne fut pas vraiment surpris de sa venue pour le moins inopinée. Il la fit toutefois patienter, aussi quand elle entra dans son bureau, elle retenait avec peine son exaspération. Elle bouillait d’impatience. Après avoir échangé les salutations d’usage, elle engagea la conversation sur la maison de négoce et l’amena sur Edmée. Elle croyait avoir suffisamment rusé, mais maître Collignan savait pourquoi elle était venue. « – Puisque nous parlons de ma belle-sœur, mon frère et moi-même sommes un peu inquiets pour Edmée. Elle est revenue de son dernier rendez-vous avec vous quelque peu bouleversé. Elle n’a point voulu s’en entretenir avec nous, la gêne sûrement.

– Il n’y avait pourtant pas de quoi s’inquiéter, il est vrai que le jargon judiciaire et notarial est parfois quelque peu obscur. Elle a sûrement mal interprété ce que je lui ai dit. Tout comme elle, sachez qu’il n’y a pas lieu de vraiment s’inquiéter. Ces problèmes prendront du temps, nous le savons, mais devraient trouver leur solution.

Fashion Plate (Walking Dress) Rudolph Ackermann (England, London, 1764-1834), England, London, October 1, 1820 .jpgMaître Collignan disait à mots couverts ce que voulait entendre madame Lhotte. Il voulait rassurer Henriette afin qu’elle ne se mêle pas des affaires de sa cliente, aussi allait-il dans le sens de ses espoirs, laissant planer un doute sur l’éventualité d’une solution. Il savait bien qu’il ne fallait pas qu’elle devine à quel point les affaires d’Edmée étaient en voie d’amélioration. Elle ne pourrait en rien perturber leur dénouement, mais elle pourrait ébranler la paix de sa cliente. De son côté, Henriette ne voulait pas en rester là, elle voulait savoir, elle sentait que le notaire cachait quelque chose. Elle poursuivit donc sur une autre voie. « – Si Edmée a un problème de trésorerie, surtout n’hésitez pas à nous demander de l’aide. Théophile, comme moi-même, pouvons y pourvoir en toute discrétion. » Maître Collignan fut quelque peu décontenancé, il n’avait jamais perçu de gêne financière dans la situation d’Edmée. Elle ne l’avait jamais pressé en sous-entendant un besoin de trésorerie, et n’avait jamais demandé de prêt. « – Dans ce domaine aussi ne vous inquiétez point, elle ne m’a jamais sollicité pour un problème de trésorerie.

– Ah. Elle n’a pas de problème d’argent ?

– Pas que je sache.

– Bon. S’il ne nous faut que de la patience, nous serons attendre et entourer ma belle-sœur afin de la rassurer.

Henriette quitta le notaire sur cette entrefaite, et à peine remontée dans sa voiture ses pensées s’agitèrent. D’où sa belle-sœur pouvait-elle bien sortir l’argent ? Elle ne s’était jamais occupée des comptes personnels de son frère. Ils n’avaient jamais influé sur ceux de la maison de négoce, mais à y réfléchir il y avait de quoi se poser des questions, à s’y intéresser. Elle ne doutait pas que son frère, comme tout époux, entretenait le train de vie de son épouse, mais celle-ci avait une garde-robe qui était enviée par beaucoup car toujours à la pointe de la mode. Il est vrai que sa mise était plutôt sobre, mais pas austère, de plus ses enfants, tout comme elle, étaient toujours habillés avec soin, ce qui l’avait agacé, car son fils semblait à côté toujours négligé. Edmée ne portait que les bijoux que Théophile lui avait offerts. Mais maintenant qu’elle y pensait, elle se souvenait de la magnifique montre qu’Edmée avait offerte à son époux au dernier Noël. D’où était sorti cet argent ? Sûrement pas de la poche de Théophile. Voilà qui l’intriguait, elle se promit de fouiner de ce côté-là.

***

Dans la salle à manger de maître Collignan, tout en dégustant un délicieux foie gras arrosé d’un vin sucré de Monbazillac, monsieur Ducasse faisait un compte rendu sur ses visites dans les terres des châteaux Lamothe et de Vertheuil. « – Vos biens sont bien entretenus, il faut le reconnaitre. Les vignes sont d’ailleurs d’un bon rapport.

– Mais qui s’en occupe ?

Princesse_Sophie_Petrovna_Apraxine.jpg– Les différents métayers de madame votre tante. Je me suis fait ouvrir les châteaux, pas sans mal, mais avec l’aide de maître Collignan et des papiers fournis par le secrétaire de notre consul, les résistances ont cédé, même si les personnes qui les ont regardés ne savaient pas lire. Le château Lamothe est en bon état et a peu souffert de l’absence d’habitants. Il y aura bien quelques réfections et un bon ménage à faire, mais il est habitable et reste un bel endroit pour séjourner. Le château Vertheuil quant à lui est plus sinistré, mais il m’a semblé comprendre qu’il n’avait pas été habité depuis fort longtemps.

– Oui, c’est exact, depuis mes grands-parents. Ma tante l’avait fait nettoyer et l’avait quelque peu réhabilité pour notre arrivée, à mon père et à moi, mais ce dernier étant décédé lors du voyage, il est resté inhabité. Par contre, je ne comprends pas. Comment se fait-il que les biens de ma tante soient encore entretenus par les métayers ?

– C’est malheureusement très simple, ces derniers se sont mis en accointance avec Joseph Froebel par l’intermédiaire de certains membres du comité de salut public de la ville alors en exercice. Joseph devait recevoir une partie des gains et en échange, le moment venu, les métayers auraient obtenu les terres.

– Comment ça ? Le moment venu ?

– Lorsque votre tante et vous-même n’auriez pu plus les réclamer. Je pense que l’arrestation de votre tante a été planifiée dans ce but.

Edmée resta interloquée. « – Mais c’est scandaleux, comment cela se peut-il ?

– Oh ma chère ! Si vous saviez ce que la révolution a permis de faire, les fortunes des uns sont passées dans l’escarcelle des autres. Beaucoup n’ont pas hésité à accaparer des biens de façon frauduleuse, vous êtes la première concernée.

– Comment cela ?

– Outre les châteaux, votre tante détenait un immeuble particulier contenant quatre appartements dans le centre de bordeaux, lorsque les locataires ont su que votre tante était morte, ils ont fait comme si le bien leur appartenait. Et comme jusqu’à ce jour personne n’est venu leur réclamer le titre de propriété…

– Mais alors pour Versailles ? C’est pareil ?

– Pour l’hôtel particulier du chevalier Vielcastel qui a judicieusement été mis à votre nom avant son immigration et avant le décès de votre tante, quelqu’un se l’était réservé, mais il est monté à la guillotine avant que d’en prendre possession. L’hôtel est donc resté fermé. Il y a aussi un appartement dans le marais à Paris, les locataires se sont retrouvés dans la même situation que ceux de Bordeaux, mais ils ont tout de même versé leur loyer à un avocat de monsieur Dambassis.

Edmée restait perplexe à l’annonce de toutes ces nouvelles. Tout devenait plus clair, mais n’en restait pas moins complexe quant à la restitution de ses biens. Le déjeuner se poursuivit. Chacun échangeait des nouvelles, quant au milieu de la conversation, monsieur Ducasse sembla se souvenir d’un fait s’adressa à Edmée. « – Ma chère, j’ai oublié de vous remercier.

– De me remercier ? Mais de quoi ?

– En suggérant à maître Collignan de m’inviter à rester, vous m’avez sauvé la vie.

– Je vous ai sauvé la vie ?

La jeune femme ne faisait pas totalement semblant d’être étonnée, elle se doutait bien que si un être de lumière lui avait fait passer un message ce n’était pas pour rien, mais elle n’en connaissait pas la raison. Maître Collignan de son côté était intrigué, car il se rappelait de la suggestion, aussi cette histoire de sauvetage l’intriguait. Tenant son public en haleine, le narrateur poursuivit. « – J’avais retenu ma place sur un coche dont la barge qui lui faisait faire la traversée du fleuve à couler de façon dramatique devant Pauillac, il n’y a eu aucun survivant. » Le notaire regarda Edmée de façon suspicieuse, les bruits qui couraient sur elle comme quoi elle avait une intuition qui était digne d’une devineresse étaient donc vrais. Décidément, sa cliente était des plus mystérieuse.

Monsieur Ducasse quitta Bordeaux trois jours plus tard.  

***

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Tout ce qui comptait du négoce bordelais s’était rendu au récital donné chez la belle Ferrière. La maîtresse de maison avait invité la nouvelle cantatrice en vogue, une jeune beauté à la tessiture de cristal. La soirée avait commencé par les rafraichissements et quelques friandises. Quand tous furent là, l’hôtesse entraina ses invités dans le grand salon où attendait le pianiste devant un piano-forte, dernière acquisition dont elle était très fière. Une fois installés, les invités applaudirent l’entrée de la jeune cantatrice qui faisait déjà tant parler d’elle. Elle s’élança avec virtuosité, exprimant brillamment les airs des héroïnes de Gluck. Edmée écoutait avec volupté les volutes des airs qui virevoltaient dans le grand salon. Elle en aurait fermé les yeux de plaisirs, mais elle ne put se laisser aller à ce bonheur, un être de lumière apparut au-dessus de la chanteuse, les yeux baissés, il s’adressa à elle. « – Il faut rentrer, il faut rentrer de suite. » Elle blanchit, son cœur se mit à palpiter. C’était la première fois qu’un être de lumière s’adressait à elle pour elle. Il avait dû arriver quelque chose à l’un de ses enfants. Sans hésitation, elle se leva, fit discrètement un geste d’excuse pour la maîtresse de maison qui leva un sourcil de perplexité. Elle essaya de la rassurer en esquissant un sourire et s’éclipsa par l’une des portes de côté du grand salon. Rosa dans le vestibule attendait déjà avec le manteau de sa maîtresse dans les mains.

Rosa écoutait derrière la porte avec d’autres serviteurs de la maison la cantatrice, quand elle eut l’irrépressible besoin d’aller chercher le manteau de sa maîtresse. Elle tenait de sa race le lien entre ses ancêtres et la terre. Cela s’exprimait le plus souvent sous la forme d’intuition auxquelles elle ne résistait pas. Elle avait été étonnée lorsqu’elle avait deviné que sa maîtresse était elle aussi reliée à ses ancêtres. Bien sûr, elle savait qu’il y avait des sorciers chez les blancs, mais elle n’en avait pas moins été troublée quand elle l’avait remarqué. Depuis ce constat, elle n’en avait que plus respecté sa maîtresse.

Donc, quand Edmée arriva, Rosa revêtit de son manteau Edmée. Celle-ci ne réalisa pas vraiment ce qui se passait, elle était possédée par l’idée de rentrer. Un valet se présenta, lui demanda s’il pouvait l’accompagner avec une lanterne, ce qu’elle accepta. Rosa se demandait pourquoi il fallait revenir à la maison de suite, il devait s’y passer quelque chose de grave que sa maîtresse avait pressenti, car personne n’était venu la chercher.

Arrivée devant la maison de négoce, s’abîmant de mille questions sans réponse, qu’elle ne fut pas la surprise d’Edmée de voir la porte s’ouvrir sur Gérôme ! « – Mais Gérôme, vous êtes là ? Vous êtes arrivés ! » Le valet de son époux hocha la tête. Elle sut de suite que c’était pour Théophile que l’être de lumière l’avait interpellé et non pour l’un de ses enfants. « – Que se passe-t-il Gérôme ? Où est monsieur ?

Monsieur est dans sa chambre, il est alité.

Déboutonnant son manteau Edmée le laissa glisser le long de son corps, Rosa le rattrapa avant qu’il ne choie sur le sol. Elle monta les marches de l’escalier et se précipita dans la chambre. Elle trouva dans la pénombre dans la pièce Henriette au chevet de son époux. « – Qu’a-t-il ?

– Ah ! Vous voilà ? Il n’est jamais trop tard.

– Henriette ce n’est pas le moment. Vous savez bien que nous ne connaissions pas la date de retour de Théophile. De plus, vous saviez où je me trouvais, il suffisait de m’y faire chercher.

8cd89771281c04e0e1ac837c91589bce.jpgN’écoutant plus l’acrimonie de sa belle-sœur, Edmée saisit le chandelier sur la table de chevet, seule lumière de la pièce, et l’approcha du visage de son époux. Il était fort gonflé sur le côté gauche, son teint était gris et malgré la fièvre la main qu’elle saisit était glacée. « – Mon Dieu, Théophile, qu’est-ce qui vous arrive ? » Au milieu de la fièvre, Théophile gémit. « – C’est ma dent Edmée, c’est ma dent, ce n’est rien. Ça va passer.

– Ça va passer ! Mais ça ne va pas passer comme ça ! Il faut faire venir un chirurgien, un médecin !

– Que croyez-vous que j’aie fait Edmée pendant votre absence ?

– Encore heureux ! Henriette, que vous en ayez eu l’idée. Il aurait plus manqué que vous vous contentiez de regarder votre frère souffrir !

Devant le mal de Théophile, le masque des deux femmes tombait. Henriette n’eut pas le temps de lancer une répartie, le chirurgien se présenta.

– Ah ! Madame Espierre, vous êtes là, je vous croyais encore chez madame Ferrière.

– Non, non, je vous ai précédé monsieur Labat comme vous pouvez voir.

– Alors qu’a-t-il ?

– Théophile prétend que c’est une dent.

Le chirurgien ausculta le malade le faisant gémir de douleur quand il touchait la partie sensible de son visage tuméfié par l’infection. Il essaya d’obtenir des informations, mais Théophile était trop mal pour s’exprimer. Edmée derrière lui se tordait les mains cherchant un espoir dans les gestes du médecin bien qu’elle n’y croyait pas, car au-dessus du lit l’être de lumière, les yeux baissés, ne disait rien. « – Il serait peut-être bon de laisser se reposer, monsieur Espierre. » Les deux femmes comprirent qu’il voulait s’entretenir avec elles en dehors du malade. Edmée sortit la première entrainant dans son mouvement le médecin et sa belle-sœur jusque dans le grand salon.

« – Je suis désolé, mais c’est une septicémie et elle semble avancée. Je doute qu’il survive. »

Edmée ne sentit plus ses jambes. Lourdement, elle tomba assise sur le fauteuil qui était derrière elle. « – Comment ça ? Il va mourir à cause d’une dent ?

– Oui madame ! L’infection a déjà envahi une partie du corps. Je doute que nous arrivions à la faire reculer malgré le jeune âge de votre époux.

– Oh ! mon Dieu.

Elle regarda, désespérée, le chirurgien. « – Que peut-on faire ?

– Je vais vous donner de quoi lui faire oublier sa douleur. C’est la seule chose que je peux faire. Nous ne pouvons rien faire de plus, à part attendre, prier et espérer.

Le chirurgien partit, les deux femmes retournèrent vers la chambre du malade. « – Vous savez Edmée, si vous désirez vous reposer je peux veiller mon frère, toute seule.

– Non, non, Henriette. Allons-y ensemble. La vie m’a appris qu’à moins de l’ignorer il vaut mieux ne pas être seule devant la mort.

***

Les deux femmes s’étaient installées de chaque côté du lit. Edmée trempa un linge dans la cuvette pleine d’eau fraîche que Rosa avait apportée et posée sur la table de chevet. Elle en rafraichit le visage de Théophile puis la nuit de garde commença. Part à coup, la fièvre faisait délirer Théophile qu’elles entendaient marmonner. Les heures lentement s’écoulaient, aucune des deux femmes ne semblait vouloir quitter sa place, Edmée n’y pensant pas et Henriette ne voulant pas. Elles furent sorties de leur somnolence au petit matin par l’agitation soudaine du malade qui passa du bredouillement aux cris.

– Henriette ! Henriette ! Je t’ai dit que je l’aimais, elle est tout pour moi ! C’est l’amour de ma vie ! Je ne te permets pas de douter d’elle ! Non ! Non ! Henriette ! Je l’aime. Tu ne pourras rien y faire. C’est la lumière de ma vie ! Je me fou et me contre fou de qui elle est ou de qui elle n’est pas ! Je l’ai épousée, car c’est mon seul bonheur !

École française, XVIIIe siècle acad ||| Nu ||| Sotheby's n09457lot75vypen  2.jpgEdmée ne se décontenança pas, Henriette était tétanisée par ce qu’elle entendait. Edmée se pencha vers le malade. D’une main elle lui prit la main et de l’autre elle l’humecta d’un linge humide. « – Doucement mon ami, doucement. Je suis là, je sais tout cela, je l’ai toujours su. Détends-toi, doucement, doucement, mon ami. » En le disant, Edmée réalisait qu’elle n’avait jamais douté de lui. Elle se retourna vers Henriette tétanisée par la scène. « – Effectivement, je sais cela depuis le premier jour. J’ai su dès que je vous ai vu que vous me vouliez du mal, que vous ne m’aimiez pas. Non ! Henriette, ne vous fatiguez pas, je sais pourquoi. C’est par jalousie.

– Ce n’est pas parce que vous êtes belle que je suis jalouse !

– Non, je sais cela, vous êtes jalouse parce que votre frère m’a épousé sans votre consentement. Et cela vous a déplu ! Cela était la première fois, et c’était le début de son indépendance et ça, vous ne l’avez pas supporté.

– Mais Edmée…

– Ne vous fatiguez pas Henriette. Je sais, vous avez pensé que j’étais une jolie femme sans cervelle et vous avez cru pouvoir faire ce que vous vouliez de moi. Vous-même, cru y être arrivée. Mais la beauté sans l’intelligence détruit. L’intelligence est un plus à la beauté, je dirai même que c’est la beauté qui est un plus à l’intelligence. Ne vous énervez pas, plus d’une femme vous a contredite sur le sujet, vous ne voulez pas le voir, mais cela est votre problème. Chacun à ses faiblesses, quoi que vous puissiez en penser. Pour l’instant, c’est de Théophile que nous devons nous occuper.

Henriette, dépitée, finit par sortir de la chambre laissant le couple en tête à tête.

***

Dans les jours qui suivirent, Henriette évita de croiser Edmée. Si le médicament envoyé par le docteur Labat calma quelque peu la douleur de Théophile, la fièvre ne baissa pas. Le mal emportait irréductiblement vers la tombe le malade. Edmée fataliste ne quittait guère le chevet de son époux se demandant tout de même pourquoi le destin lui enlevait ceux qui l’aimaient et la protégeaient. Plus les jours passaient, plus l’état de Théophile se dégradait. Il semblait perdre la tête. Il ne se souvenait plus où il était, ni ce qui c’était passé, ni qui était les personnes qui l’entouraient. À même temps qu’il perdait le contrôle de sa tête, ses organes se dégradaient. Il n’était plus capable de se contenir, de manger, petit à petit il devenait une loque. Edmée, que l’injustice mettait en colère, faisait de son mieux pour le soulager, le rassurer, mais il s’affaiblissait inexorablement. Elle passait de la prière à la rage, de la culpabilité à la colère. Elle se sentait inutile, mais elle quittait peu son époux, laissant de temps en temps la place à sa belle-sœur qui n’ayant pas l’âme d’une garde malade se sentait impuissante face au mal de son frère. Edmée fatiguait face à cette lutte qu’elle savait inutile, mais que pouvait-elle faire de plus que d’attendre l’inéluctable ? Elle vivait dans l’instant présent, refusant de songer au futur se laissant envahir par les souvenirs. Elle se sentait terriblement seule, mais refusait de perdre face à la vie. L’attente de la fin qui semblait plus que longue à Edmée tant elle voyait Théophile souffrir, ne dura toutefois qu’une semaine. Le ressenti du temps était faussé par la douleur de voir partir lentement la vie du malade. Sa mort fut annoncée à Edmée par un être de lumière qui lui demanda de faire venir Louise pour dire adieu à son père. Elle se leva, appela Rosa pour faire la toilette à Théophile. Elle monta ensuite à l’étage. Louison y gardait les enfants les empêchant de faire du bruit. Louise du haut de ses cinq ans se précipita dans les bras de sa mère semblant deviner le dénouement. Edmée, les larmes aux yeux, prit sa fille dans ses bras, la serra et lui expliqua qu’il fallait venir dire adieu à son père. Hippolyte demanda à venir lui aussi faire ses adieux à cet homme qui l’avait élevé en partie.

Edmée accompagna ses deux enfants auprès du moribond. Sagement, ils se tinrent au chevet ne sachant que faire. « – Mon ami, les enfants sont venus vous voir. » Théophile ouvrit les yeux. Dans un dernier moment de lucidité, il leur demanda de toujours écouter leur mère. Il les rassura, de là où il serait, il les protègerait. Louise s’effondra en larme, son grand frère la prit par les épaules et Edmée doucement les ramena à la porte. Elle demanda à Rosa d’appeler sa belle-sœur et de lui dire que cela semblait être la fin. En attendant, elle se remit au chevet de son époux. « – Je suis désolé, Edmée. Je ne pensais pas vous quitter si vite. J’espère que j’ai été un bon mari et que je vous ai rendue quelque peu heureuse. » Le cœur serré, elle lui tenait la main retenant ses larmes. « – Oh, mon ami, plus que vous le pensez. » Sa voix s’étrangla, elle ne savait plus que dire. Il lui serra la main, ferma les yeux. Il semblait apaisé. « – Désormais, je les vois moi aussi. J’ai toujours su que vous les voyez, eux ou autre chose. Je savais que vous étiez un ange. » Les larmes coulaient le long des joues de la jeune femme. Elle ne faisait rien pour les retenir ni les essuyer. « – Ne vous laissez pas faire, luttez, refaites votre vie, de là où je serai je vous y aiderai de mon mieux. Ils m’ont dit que je pourrai le faire… » Il se tut, sa respiration ralentit. Henriette entra, Edmée laissa sa place et sortie la laissant seule auprès de son frère. Edmée se rendit au grand salon, s’appuya sur le chambranle de la fenêtre et laissa voguer son regard sur le port. Qu’allait-elle devenir ? Que fallait-il faire maintenant ? Elle serra son châle autour d’elle, seule protection à sa portée.

Quand Henriette sortit quelques instants après, ce fut pour annoncer que Théophile était mort. De rage, elle ajouta qu’il ne lui avait rien dit. En son for intérieur, elle avait espéré un pardon.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 19 bis

 

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 18

Dominique Duplantier (Bordeaux, porte de la Monnaie Ed Koéguiépisode précédent

épisode 018

1796 Où est le mensonge ?

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Janvier 1796 ou Nivôse an 4.

Après avoir attendu plusieurs mois, tout cela alla très vite pour Théophile. Alors qu’il était à Paris, il reçut une invitation de la part de Paul Barras. Lors de leur entretien, ce dernier lui remit les documents de restitution du « Matador ». Lorsqu’il sortit de la Convention, il était euphorique, il n’en croyait pas ses yeux, son navire était à nouveau en sa possession. Six mois s’étaient écoulés. Il rentra au plus vite rue Saint-Dominique, trop heureux d’annoncer la nouvelle. Essoufflé, il surgit dans le salon et se jeta aux pieds d’Edmée. Ahurie, elle le vit tomber à ses genoux. Elle se demanda ce qui amenait ses débordements guère naturels dans le tempérament de l’homme qu’elle connaissait de nature pondérée. « – Edmée, ils m’ont rendu mon navire ! Voulez-vous m’épouser ? » Interloquée, incrédule, la jeune femme le regarda. Elle était bouche bée devant ce débordement d’émotions et cette demande qu’elle ne pensait pas entendre, du moins comme cela. Elle était quelque peu déstabilisée, elle avait pourtant longuement réfléchi à cette éventualité. « – Mais… je…

– S’il vous plait, Edmée, ne me dites pas non, réfléchissez, je ne vous demande pas de m’aimer, un peu d’affection sincère suffira à mon bonheur. Laissez-moi m’occuper de vous.

– Mais Théophile, cela vous suffira-t-il ? Et combien de temps ? Aucun de nous ne le sait. De l’affection pour vous ? Bien sûr que j’en ai, mais cela, vous le savez déjà.

– alors, épousez-moi !

***

Maria_Edgeworth.jpgNée, Henriette Espierre, Madame Lhotte, comme chaque jour depuis qu’elle savait marcher, se trouvait dans le bureau. Elle avait toujours été attirée par cette pièce immense de l’entresol où son père passait de longues heures entouré de ses commis. Dès qu’elle avait su tenir une plume, elle avait voulu faire comme son père, celui-ci lui avait donné du papier. Au grand désarroi de sa nourrice et de sa mère, elle s’installait dans un coin de la pièce et ne voulait pas en sortir, ce qui amusait son père. Cela avait décidé ce dernier à lui donner une gouvernante pour son instruction au lieu de l’envoyer au couvent comme toute autre jeune fille de bonne famille. En grandissant, s’intéressant au travail de son père, elle fit des écritures comptables et des comptes rendus, tout comme les commis. Henriette étant faite pour cela, son père lui délégua petit à petit des responsabilités. Aussi si Théophile, son benjamin apprit son métier lors d’un apprentissage dans une maison de négoce et lors de voyages commerciaux, Henriette, elle, apprit tout ce qu’il fallait savoir dans les registres de la maison. Lorsque le temps vint rappeler à son père, comme à elle-même, qu’elle était avant tout une femme, elle épousa naturellement Paul Amédée Lhotte, apprenti dans la maison, benjamin d’une autre maison de négoce. Avec l’apport de chais situés rue de la Rousselle dans le contrat de mariage, il devint un associé de la maison.

Petit à petit, elle devint, dans l’ombre, le pivot de la maison. Depuis la mort de leur père, Théophile se reposait entièrement sur sa sœur. Sa décision d’épouser fut la première et elle espérait la seule fois, où il s’affranchissait de son avis. Elle avait tout d’abord reçu une lettre lui confiant sa rencontre. Décelant un engouement, elle y avait mis de suite un bémol. Elle essaya de réfréner l’élan amoureux, l’amenuisant et le ramenant à une simple passade. Mais cette fille, qu’elle ne connaissait pas et qui mettait de l’ombre à l’emprise qu’elle avait sur son frère, lui parut être une manipulatrice, du moins la considéra-t-elle comme cela. Elle n’avait pas réussi à avoir d’enfant, elle avait eu deux fausses couches qui lui avaient enlevé tout espoir d’en avoir et elle ne voulait pas qu’une autre vienne lui prendre ce qu’elle estimait être son dû. Elle essaya, au fil des aller-retour de son frère, de le dissuader de cette passion soudaine. Ne voulant pas céder, il dissimula son amour sous la forme de l’intérêt, argument qu’il savait sensible à sa sœur. Il prétendit vouloir l’épouser, car elle était l’héritière potentielle des châteaux Lamothe-Cissac et Vertheuil ainsi que de plusieurs biens immobiliers. Henriette n’eut pas le temps de contrecarrer les arguments que Théophile avait épousé Edmée.

Henriette savait le « matador » remontant la Gironde. Elle tenait à être dans les lieux quand cette femme arriverait. Elle était la maîtresse de maison, elle tenait à le faire voir. Paul Amédée Lhotte était ce matin-là à la Bourse. Henriette avait décidé exceptionnellement de ne pas s’y rendre préférant attendre l’arrivée de son frère prévu pour ce jour-là. Elle était une des rares femmes à se rendre à la Bourse et la seule à y faire affaire, bien sûr par l’intermédiaire d’un homme. Elle préférait prendre elle-même la température du marché, d’autant que celui-ci commençait à reprendre, la Terreur ayant mis un point mort à l’économie, déclenchant une récession et une inflation monétaire d’envergure. Par l’intermédiaire de son époux ou de son frère, elle procédait aux achats et aux ventes de produits sur « montres », échantillons permettant de simplifier les opérations commerciales, ainsi qu’aux opérations sur lettres de change, l’achat ou la vente de papiers négociables était encore plus important à la Bourse. Les déplacements dans les châteaux et les exploitations voire dans les colonies n’étaient pas pour elle, monsieur Lhotte ou Théophile s’en chargeaient.

Les commis avaient déserté la grande table des écritures, où, juchés sur de lourds tabourets toute la journée durant, ils effectuaient leur besogne consignant et copiant les lettres sur les lourds registres de la besogne. Les évènements les avaient menés vers la capitale pour y participer ou ils étaient rentrés auprès de la famille. Ne venait désormais qu’un neveu de la famille Cabarrus. Henriette faisait les cent pas dans le bureau désormais vide, et par les fenêtres elle guettait dans le port l’arrivée du « Matador ». Elle n’arrivait pas à se fixer sur sa tâche.

***

Février 1796 ou pluviôse an 4

1820 - robe de promenade hiver.jpgEdmée, avant que de pénétrer dans sa nouvelle maison, jeta un œil sur sa façade. Dernière maison du nouveau quartier des Chartrons, la maison de négoce Espierre, de façade étroite était un bâtiment en pierre de taille blonde de Saint-Émilion à l’angle des quais et de la rue Barreyre, avec une cour intérieure et quatre étages de trois travées chacune. Derrière Gérôme, le valet de Théophile, un homme grand et sec avec un sourire grave, Edmée gravit le magnifique escalier de pierre qui menait aux étages supérieurs. Elle entra dans le grand salon situé au-dessus de l’entresol. Théophile n’avait pas jugé bon de commencer la visite par les bureaux, il voulait que sa jeune épouse soit tout d’abord émerveillée. La pièce était claire, trois portes-fenêtres sur un balcon étroit dominaient les quais. Elle rappela à la jeune femme l’hôtel versaillais de sa tante. Le décor était simple, le mobilier sobre. Les lignes des sièges étaient droites et géométriques, les fauteuils à cabriolet étaient recouverts de tapisserie à rayures dans des tons pastel. Elle passa inconsciemment la main sur les moulures du dossier le plus près d’elle. Tout en admirant le lieu, Edmée ouvrit son manteau et l’ôta, le déposant sur la bergère à sa portée. Elle remarque les deux commodes jumelles en demi-lune qui se faisaient face de chaque côté de la pièce. Elle apprécia le magnifique bouquet de fleurs dans le grand vase de porcelaine peinte sur le guéridon à quatre pieds et dessus de marbre, inspiré de l’antique, et finit par poser ses gants sur la table d’acajou entouré de chaises, qui complétait le mobilier. Une cheminée de marbre blanc supportait un trumeau en boiserie avec glace qui reflétait sa silhouette encadrée des portes-fenêtres. Elle en était là de ses constatations quand arrivèrent deux servantes que Théophile lui présenta. La première d’âge mûr, tout en rondeur et en sourire s’appelait Benoîte. La deuxième, une métisse, quelque peu hautaine, d’une trentaine d’années se prénommait Rosa. Elles accueillirent, celle qui était leur nouvelle maîtresse avec une réserve évidente. Edmée présuma qu’elles ne savaient comment se comporter vis-à-vis d’elle. Avec amabilité, elle leur rendit leur accueil et leur présenta Louison qui tant bien que mal contenait les ardeurs d’Hippolyte. Le chérubin commençait à marcher et se préférait les pieds sur le sol. Il réclamait déjà son indépendance.

Portrait de Therwagne de Mericourt, par Jacques-Jean- Baptiste Augustin.jpgSur ces entrefaites, Henriette prévenue par l’intendant entra dans le grand salon. Dans sa robe sombre encore à l’ancienne mode, elle était à l’opposé de la grâce d’Edmée. La tension se fit sentir aussitôt, Edmée pressentit instinctivement l’animosité de sa belle-sœur. Elle fut de suite sur ses gardes sans savoir où était le danger ni comprendre pourquoi il y en avait un. L’imaginait-elle ? Théophile inconscient de tout cela la lui présenta. Henriette ressemblait à son frère, grande, blonde et très mince. Elle avait de l’allure, mais elle n’était pas belle, son charisme tenait à son autorité naturelle, à l’intelligence que son visage dégageait, ce qui n’attirait ni les femmes ni les hommes, mais tous admettaient qu’elle était remarquable. Si la plupart admiraient sa perspicacité, tous s’en méfiaient, mais de cela, Théophile n’en était pas conscient, du moins refusait-il de l’être. Quant à Henriette, elle n’en avait cure, sachant manipuler tout un chacun quand elle désirait atteindre un but.

***

« Elle est méchante, madame, cela se voit à cent pas et elle ne vous aime pas. 

– Louison, voyons, il faut lui laisser une chance. Elle ne me connaît pas et nous venons bousculer sa vie. Nous voilà chez elle, cela a toujours été sa maison et son frère y installe une famille.

– Madame est trop gentille, trop charitable, il faut vous en méfier.

Edmée était d’accord avec Louison, mais elle ne pouvait le lui dire. Elle ne savait pas pourquoi, mais de toute évidence sa belle-sœur la détestait. Aussi improbable que cela soit, elle ressentait un sentiment de cet ordre-là.

Pendant que ses pensées tournoyaient dans sa tête, elle prenait ses marques dans sa nouvelle maison. Hippolyte, dans les jambes, il ne quittait pas les jupes de sa mère ou les bras de sa nourrice, inquiets de toute cette nouveauté, Edmée visitait la maison de négoce, se familiarisant avec les lieux. Au troisième étage, au-dessus du grand salon, Théophile et elle avaient investi une vaste chambre, antérieurement celle de monsieur et madame Espierre. Les deux hautes fenêtres donnaient sur la courbe du fleuve. La vue était étendue, la jeune femme pouvait contempler tous les quais de Bordeaux, des Chartrons à ceux du quartier Sainte-Croix où se trouvait les chantiers navals. À côté jouxtait un salon, qui donnait sur la cour et sur la rue adjacente. Il y avait ensuite une petite chambre dévolue au petit garçon et à sa nourrice. Le temps venu, Louison irait prendre ses quartiers dans les pièces au-dessus de la cuisine de l’autre côté de la cour. Chacun prenait sa place.

***

Le soir venu, tous se retrouvèrent dans la salle à manger à côté du grand salon. Tout en longueur, la pièce donnait par deux hautes fenêtres sur la rue Barreyre qui longeait l’immeuble et au-delà sur la campagne. Le mobilier était de manufacture récente, la table était de chêne sombre et pouvait réunir plus d’une douzaine de personnes. Sur le mur entourant le vaisselier des tableaux représentant des scènes champêtres décoraient le tout. Edmée s’était habillée avec modestie, ne voulant pas froisser sa belle-sœur par un étalage qu’elle pourrait considérer comme ostentatoire car à la dernière mode, alors qu’à Paris sa vêture était jugée comme bien modeste. Elle arborait une robe en linon retenue sous la poitrine de couleur puce rappelant par sa coupe les robes à la chemise, mais c’était déjà trop pour Henriette, elle qui arborait une robe de couleur gris foncé encore appuyée sur le buste et la taille. Si jusque-là cette dernière n’avait fait que peu attention à ce qu’elle considérait comme des frivolités, elle était, sur l’instant, jalouse de cette grâce affichée par sa belle-sœur qui était d’autant plus enviable qu’elle était naturelle. L’une ressemblait à une nymphe et l’autre à un parangon de vertu. Henriette décida une bonne fois pour toutes que sa belle-sœur n’avait rien dans la tête. Son jugement faussé par sa jalousie mettait pour une fois en défaut sa propre intelligence. Elle bouillait de l’intérieur. Comment son frère avait-il pu ramener cette femme ? Elle était trop belle pour être honnête. Son frère ne saurait jamais tenir son épouse. De plus, quelle idée d’avoir pris femme avec enfant, un petit démon qui ne devait pas tenir en place, sans nul doute, et qu’elle avait essayé d’écarter de sa table ! Un enfant à la table des adultes ! Cette femme était sûrement inconséquente. Seulement Théophile avait changé, lui qui jusque-là l’écoutait au doigt et à l’œil, il s’affranchissait. Elle était consciente qu’il avait louvoyé pour l’épouser et son excuse donnée d’héritière potentielle ne l’avait pas convaincu. Elle comptait bien mettre cela au clair. Elle était sûre que cette femme avait mis le grappin sur son frère pour sa fortune. Elle ne se laisserait pas dépouiller impunément sans combattre. Elle n’avait pas hérité de la maison de négoce uniquement, car elle était une fille, bien que son père la crût plus capable que son frère, de cela elle était certaine, il n’en avait pas moins suivi la tradition. Il avait fait hériter son fils unique tout en protégeant sa fille. Henriette avait hérité d’une partie de la maison et de ses actifs suffisamment conséquents pour que le frère et la sœur ne songent pas à se séparer.

Le premier souper de la nouvelle famille de la maison de négoce Espierre, bien que tendu, se passa sans heurts. Edmée fit la connaissance de son beau-frère, monsieur Lhotte. Le mari d’Henriette faisait insipide à côté d’elle. À première vue, il était affable, voire bonasse et bien, que visiblement sous la coupe de sa femme, il se montrât aimable vis-à-vis d’Edmée. Henriette était un peu crispée, mais cela servait ses visées. Elle laissait donc son mari tout en bonhomie faire la conversation à leur belle-sœur, espérant que celle-ci dévoile quelques pans de sa vie voire quelques contradictions. Sous ses paupières lourdes, l’air de ne pas y toucher, il se renseignait. « Chère belle-sœur, il m’a semblé comprendre que vous étiez de la région ?

– Oui, les familles de mes parents sont du Médoc, mon père était le châtelain du château Vertheuil.

– vous êtes une Vertheuil ! Ne put s’empêcher de s’exclamer son interlocuteur. Edmée comprit alors à quel point, il n’avait pas été renseigné sur elle, ce qui la surprit, tout comme Théophile, qui jeta un regard interrogatif à sa sœur. Avait-elle tellement été assurée que ce mariage ne se ferait pas qu’elle n’en avait pas parlé à son époux ?

– mais enfin Paul-Amédée, je vous l’ai dit, la tante d’Edmée est la dernière représentante du château Lamothe Cissac !

Monsieur Lhotte s’excusa de son inadvertance, comprenant qu’il avait commis un impair. « Je suis désolé, chère belle-sœur. Tout à la joie de ce mariage inattendu, j’en ai oublié votre parentèle. De plus, je suis tellement préoccupé par les derniers évènements qui influent sur la Bourse que j’ai du mal à me concentrer sur le reste. Vous ne m’en voulez pas, j’espère ?

– Non, non bien sûr, vous êtes tout pardonné !

– Avez-vous vécu longtemps au château Vertheuil ?

– En fait, jamais. J’ai été élevé au château Lamothe. Mon père est décédé sur le navire qui nous menait de Saint-Domingue.

– Il vous a mené à Saint-Domingue !

– Non, non, je suis née à Cap-Français, mon père y avait des biens.

– Une plantation, je suppose ?

– Je crois, j’étais une enfant, je ne me souviens que de la maison de ville.

Comprenant ce qu’il cherchait à savoir, elle lui coupa l’herbe sous les pieds. Tout en souriant, elle rajouta. : « – Il m’a semblé comprendre que nous n’avions plus rien dans cette colonie.

– Ce n’est pas plus mal au vu des révoltes des nègres.

Rosa qui servait à table resta impassible, mais Edmée sentit sa crispation, elle lui sourit en croisant son regard.

Monsieur Lhotte sentant que la conversation ressemblait trop à un interrogatoire, s’en excusa, mettant cela sur le compte de la curiosité. « Ce n’est rien, monsieur Lhotte, il faut bien apprendre à nous connaître. » Edmée posa alors quelques questions sur la maison et le travail qu’elle demandait. Monsieur Lhotte apprécia cet intérêt. De leur côté, Henriette et Théophile intervinrent très peu, laissant leurs pensées cheminer.

***

Dominique Duplantier .jpgLa vie dans la maison de négoce s’installa. Edmée prit son rôle de maîtresse de maison en main, celui qu’Henriette voulut bien lui laisser. Elle s’occupa de la maison et du confort de chacun. Benoîte et Rosa vinrent désormais chercher la plupart du temps leur ordre auprès d’elle et s’en trouvaient mieux, d’autant qu’Edmée participait aux tâches. Elle aimait cuisiner, notamment les desserts, et elle appréciait aller faire le marché. Cela déconcerta quelque peu Henriette qui prenait sa belle-sœur pour une poupée, mais n’y trouvant rien à redire, elle laissa faire. Théophile quant à lui était heureux de cette implication dans la vie domestique d’autant que lui-même était happé par la vie de la maison de négoce et n’avait guère de temps à lui accorder. Il n’était pas question pour lui de compter son temps. La journée d’un commissionnaire ou d’un armateur, à la différence de celle d’un magistrat, commençait tôt et se terminait tard. Elle se partageait entre les magasins, les chais, les entrepôts des Douanes, et le comptoir. La seule rupture de sa journée se faisait en fin de matinée. Il se rendait alors avec Henriette ou son époux à la Bourse pour y prendre la température du commerce, y procéder aux achats et aux ventes de produits sur échantillons ou spéculer sur les lettres de change.

Si Edmée s’adaptait à cette nouvelle vie, le comportement d’Henriette la laissait mal à l’aise. De plus, une chose la taraudait, elle pensait plus que jamais à sa tante. Elle ne doutait pas de sa disparition, mais qu’était-il arrivé à Jeanne-Louise ? Elle avait demandé de l’aide à Tallien pour savoir ce qu’il était advenu. Térésa avait pesé de tout son poids sur celui qui était devenu son époux, mais la seule chose qu’Edmée put obtenir, ce fut que Jeanne Louise était décédée au château Lamothe. Elle ne savait pas pourquoi, mais cela l’avait laissée insatisfaite. Elle finit par se confier à Théophile. Il ne comprenait pas très bien ce qu’il pouvait y avoir à rajouter, mais, conciliant et un peu par curiosité, il lui proposa de l’accompagner au château. Cela la calma.

***

À la demande de Théophile, Edmée avait patienté jusqu’aux premiers beaux jours. L’ancienne route romaine qui menait jusqu’au Médoc souffrait de vétusté et par mauvais temps sa pratique était difficile. Comme il n’y avait pas d’urgence, ils attendirent l’approche des fêtes de Pâques pour s’y rendre. À eux se joignit le couple Lhotte. Henriette s’était imposée avec son mari sous prétexte de curiosité, prétendant que cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas éloignés de Bordeaux.

Le voyage jusqu’au château Lamothe prit trois bonnes heures. En dépit des soubresauts de la berline donnant un inconfort aux voyageurs, la route ne fut pas désagréable. La nature s’éveillait, plantes et oiseaux l’annonçaient. Jonquilles, pâquerettes, pervenches, crocus, arbres fruitiers coloraient plaisamment le bord des routes. Les oiseaux piaillaient de joie sous les rayons du soleil. Edmée rêveuse ne quittait pas des yeux le décor environnant. Elle était, encore embuée d’un mauvais rêve dans lequel un rapace et un rongeur la guettaient, elle ne doutait pas, qu’il y ait une signification à cela, mais elle ne savait laquelle. Ils traversèrent le village du Bouscat, de Blanquefort et puis de Margaux et de Pauillac. Après avoir longé, sous la frondaison des platanes, la Garonne miroitant sous les ardeurs du jour, ils s’enfoncèrent entre les champs de vignes vers Cissac. Ils arrivèrent devant les grilles du château Lamothe-Cissac en fin de matinée. Le soleil inondait sa façade. À sa vue, le cœur d’Edmée se contracta. Elle était oppressée par l’inconnu. Que s’y était-il passé ? Elle descendit de la berline, franchit le portail entrouvert bloqué par la rouille, cet état empêchant son ouverture complète. Théophile lui avait bien expliqué que visiblement il n’y avait personne, mais elle n’avait rien voulu entendre. Des images du passé se présentèrent à sa pensée. Revinrent à sa souvenance les fausses gronderies de sa tante quant à ses fugues de la bibliothèque où elle était supposée étudier. Elle se revit tenant la main de madame Cissac qui lui expliquait ce qui les entourait. La tristesse la submergea. Partout où elle regardait, ce n’était que désolation. IMG_1076.JPGLe château n’était visiblement plus entretenu, ses volets intérieurs étaient fermés, la cour pavée était envahie de mauvaises herbes, les parterres n’étaient plus que broussailles, le jardin d’agrément était à l’abandon comme tout le reste. Edmée en avait les larmes aux yeux. Suivie de son époux, elle s’avança vers le perron, le gravit et ne put s’empêcher d’essayer d’ouvrir la porte. Celle-ci sous scellés était close, bien entendu Edmée le savait, mais cela avait été plus fort qu’elle. Théophile attendait en bas des marches, ému de la tristesse évidente de son épouse. Il la regarda se diriger vers l’une des portes d’un des corps latéraux, ce fut le même constat. Les larmes coulaient le long de ses joues. Elle regardait autour d’elle, elle rageait, personne ne s’adressait à elle, aucun Être de lumière pour lui montrer la voie, pas une apparition pour lui donner une réponse. Il y avait tant de questions derrière ces portes fermées. Elle se retourna, Théophile, solide, l’attendait. Il la prit dans ses bras, elle se laissa aller contre l’homme qui l’aimait plus qu’elle ne réussissait à lui rendre. Elle était glacée, blanche malgré la douceur des températures. Théophile craignit un instant qu’elle ne perde connaissance. Ils revinrent vers la berline, Henriette en était descendue, elle se dégourdissait les jambes. Ce fut elle qui fit remarquer que les vignes avaient été entretenues récemment. Cela éveilla leur curiosité et donna de l’espoir à Edmée. Paul-Amédée proposa d’aller jusqu’au village, quelqu’un pourrait peut-être les renseigner. Les métayers bien sûr ! Eux devaient savoir quelque chose. Ils remontèrent dans la berline et partirent pour le village de Cissac qui était entre eux et le château de Vertheuil. Théophile n’était pas très à l’aise à l’idée de s’arrêter au village. Si la Terreur s’était interrompue un peu moins d’un an auparavant, il n’en restait pas moins que la paix n’était pas assurée entre les différents membres de la nouvelle société qui émergeait. Edmée était déçue. Elle avait espéré quelques signes en venant au château, apercevoir le fantôme de madame de Cissac comme dans son enfance, mais il n’y avait même pas eu un frémissement dans l’air. Aussi, s’accrocha-t-elle à l’espoir de rencontrer quelqu’un qui puisse les renseigner. Elle laissait courir son regard sur le décor environnant sans vraiment s’arrêter sur quelque chose. Ce fut Paul Amédée qui fit remarquer qu’il y avait trois hommes dans les rangs de vigne sur leur gauche. Cela interrompit la rêvasserie d’Edmée qui fixa son attention dans la direction indiquée. « Théophile, arrêtons-nous, je crois que je connais un de ses hommes ! » Il fit arrêter la berline le long du vignoble et descendit. Il fit signe aux hommes. L’un d’eux le remarqua et après un conciliabule avec ses comparses il s’approcha. Des trois hommes, il était le plus âgé. « Bonjour, excuse-nous de te déranger, mais mon épouse aimerait un renseignement. » L’homme intrigué releva la tête et croisant le regard d’Edmée il s’en détourna ostensiblement, du moins ce fut l’impression qu’elle eut. Elle descendit de la voiture et examina l’homme. Elle n’était pas bien sûr de le reconnaître, mais sa réaction lui laissa supposer que lui l’avait reconnu. « Bonjour citoyen, je ne sais si tu me reconnais, mais je suis la nièce de madame Lamothe-Cissac et j’aurai aimé savoir ce qui est advenu d’elle. 

– Ah ? Vous êtes la petiote ? On vous croyait morte. Pour madame la comtesse, elle est morte comme toute sa famille, c’est pas un secret.

Théophile reprit l’entretien, l’homme quelque peu effronté semblait ne pas vouloir tout dire.

– Et que lui est-il arrivé ?

– Elle est morte au château, citoyen, de maladie, je crois bien. Ça s’est passé quand la garde nationale est venue l’arrêter. C’est tout ce que je sais.

– Et tu l’as su comment ?

– Par le capitaine qui est venu l’arrêter, il pestait, car il était arrivé trop tard !

– Elle était seule au château.

– Bien sûr que non, citoyen. Elle était avec la Jeanne et la Mirande. La garde a embarqué tout ce petit monde.

Après quelques questions supplémentaires, ne pouvant rien en tirer de plus, ils le saluèrent. Edmée qui voulait en avoir le cœur net le quitta en lui demandant s’il était bien un des métayers du château. L’homme pris de court par cette requête de dernière minute acquiesça et tourna le dos. Visiblement, il ne voulait rien rajouter d’autre. Revenus vers les deux hommes qui travaillaient avec lui, il se contenta de répondre à leur questionnement mué que c’était une folle à la recherche de fantômes.

Dans la berline qui repartait vers le village de Cissac, Edmée fort désappointée prit la main de son époux pour se rassurer. Henriette qui de la voiture avait tout entendu et écouté demanda à sa belle-sœur comment il se faisait que le métayer ne l’eût point reconnu. « C’est somme toute normal, j’ai quitté le château enfant et n’y suis revenu par la suite que de façon sporadique avec ma tante. De plus, il ne m’a vu que de loin, je n’avais guère de rapport avec les serviteurs extérieurs au château. »

Henriette ne rajouta rien et laissa faire le rouage de ses pensées échafaudant une possible imposture d’Edmée. Ce qui lui convenait parfaitement.

***

Les jours, les semaines, les mois passèrent, Edmée trouva sa place au sein de la maison de négoce et dans la communauté des Chartrons. Comme elle ne s’occupait en rien des affaires de son époux, Henriette l’ignorait la plupart du temps, respectant un statu quo. La paix régnait donc au quai des Chartrons, tout au moins selon le point de vue de Théophile et de son beau-frère. C’était assez vrai. Bien qu’Edmée restait sur ses gardes et qu’Henriette réfléchissait et tramait, essayant de manipuler son frère.

Modes et Manieres du Jour 1798 - 1808'Théophile avait présenté à tous ses amis, à toute la société bordelaise, son épouse. Edmée avait séduit et était invitée chez tous ceux qui comptaient dans le négoce bordelais, les Gradis, les Bethmann, les Imbert, les Van Beynum, les Barton et bien sûr les Cabarrus. Plus elle était appréciée par leur entourage, plus Théophile était fier, plus il le montrait. Sa sœur, quant à elle, était de plus en plus jalouse et le cachait de moins en moins bien.

Tous affectionnaient la compagnie de la jeune femme. Dans le cercle restreint qu’elle fréquentait, elle était reconnue autant pour sa beauté que pour son discernement. Toute de modestie, elle faisait des recommandations venues tout droit des êtres de lumières qui avaient repris leur place autour d’elle. Ceux qui suivaient ses conseils devenaient des amis, la trouvant très sage et bonne conseillère. Ceux qui ne s’en laissaient pas compter découvraient trop tard qu’elle avait raison, certains, obtus, ne l’admettaient pas. Avec le temps, Edmée faisait passer ses prédictions pour des conseils. Elle avait gagné en sagesse et elle ne voulait pas que sa vie soit perturbée par la peur des uns pour ses dons et par le désir des autres de connaître leur avenir. En plus de ses qualités naturelles, elle avait un atout majeur. Par les Cabarrus, tous surent qu’elle était dans les bonnes de grâce de Paris, et ce n’était pas rien. Entretenant une correspondance avec Rose, Térésa, madame Hosten-Lamothe et Pierre-Clément, elle était au fait de tout ce qui se tramait au sein du gouvernement du Directoire. Rose était devenue Joséphine en épousant un jeune général Corse, dénommait Bonaparte, qui allait de victoire en victoire. Térésa avait remplacé Rose auprès de Barras abandonnant Tallien à son sort. Quant à Pierre-Clément, il était entre l’Espagne et le Béarn.

Dans le confort de sa nouvelle vie, Edmée n’avait pas oublié ni madame Mirande ni Jeanne ? Elle n’arrivait pas à faire son deuil, elle avait encore perdu une famille. Son sort serait-il d’être toujours en quête d’une parenté ? Même l’Éthiopienne ne faisait plus d’apparition malgré ses prières. Ses accointances parisiennes n’arrivaient pas à lui fournir d’information sur le devenir de la gouvernante et de la chambrière de sa tante. Restée sur le constat que si le château n’était pas entretenu, les terres, elles, l’étaient, elle chercha à savoir qui pouvait bien administrer les biens de sa tante. Elle avait essayé vainement de joindre monsieur Dambassis. Pas plus que Joséphine en son temps, Térésa n’avait réussi à obtenir de Barras l’identité de celui qui avait fait mettre les scellés sur les biens d’Edmée. Ce fut par l’entremise de Pierre-Clément, à qui elle écrivait sa frustration de ne pouvoir retrouver ses biens, alors qu’une loi était passée, rendant leurs biens à plus d’un héritier des victimes de la terreur, qu’elle apprit le nom du notaire de sa tante à bordeaux. Il ne s’était pas résolu à lui dire que l’information était dans le dossier qu’avait constitué son tortionnaire, Joseph.

***

Johann Hamza (Austrian, 1850-1927).jpgMaître Collignan. Rue Judaïque. Allait-elle savoir ? Edmée s’était préparée avec soin. Elle avait misé sur la sobriété. Elle était venue seule. Elle n’en avait pas parlé à Théophile, il aurait tenu à l’accompagner pour l’aider à gérer ses affaires, elle n’aurait pas su comment le lui refuser. Elle avait demandé à Gérôme de faire atteler la voiture, car elle sortait. Cela ne le surprit pas, et n’aurait étonné personne dans la maison. Edmée visitait régulièrement ses nouveaux amis et bien sûr elle ne pouvait s’y rendre à pied. Elle annonça au cocher sa destination qu’au dernier moment. Arrivée devant l’hôtel particulier du notaire, elle aspira un grand coup et monta les trois marches qui menaient à la porte. Un valet lui ouvrit et ayant pris sa carte, il la guida jusque dans un salon élégamment meublé afin de patienter.

Le notaire était dans la force de l’âge, il avait tout d’un notable. Élégamment habillé, les binocles au bout du nez, il y avait dans sa physionomie quelque chose de rassurant qu’appréciaient ses clients. Quand son valet lui donna le carton et qu’il lut le nom, il passa sa main dans son opulente chevelure blanche comme neige, et fronça les sourcils. Il n’était pas vraiment surpris par la venue de sa visiteuse, il pensait même savoir quel était le sujet de sa venue, mais il ne s’attendait pas à la voir se présenter seule. Cela annonçait une certaine détermination. Décidément, il y avait de l’orage dans l’air. Bien entendu, il savait qui était madame Espierre. Elle ne lui avait pas été encore présentée depuis son arrivée à Bordeaux, mais il avait eu beaucoup de retours quant à la beauté de la dame qui avait l’air d’égaler sa bonté. En fait, il n’avait qu’un retour négatif et quelque peu suspicieux quant à son honnêteté et celui-ci était justement venu à lui deux jours auparavant par une personne assurée de son imposture et désirant se renseigner sur celle-ci. Il allait devoir se faire son propre avis. Il descendit recevoir sa visiteuse.

Le notaire ne fut pas déçu par la beauté de sa cliente, elle était à la hauteur de sa réputation. Il avait découvert la jeune femme à la fenêtre du salon regardant ostensiblement dans le jardin. Se retournant à son entrée, elle souleva la voilette de son chapeau et elle l’avait transpercé ses yeux translucides. Tout en étirant un sourire gracieux, avec élégance elle lui tendit sa main qu’il serra à l’anglaise. Il apprécia sa silhouette élégamment vêtue et sa démarche souple. Tout en se présentant, il la guida jusqu’à son bureau. Elle s’assit sur l’un des fauteuils à cabriolet avec dossier en médaillon. Elle remarqua l’élégance de leur facture, tout comme les murs recouverts de boiseries moulurées incluant les étagères des bibliothèques. Maître Collignan s’installa face à elle avec pour décor la porte-fenêtre qui semblait donner sur le jardin. Derrière son bureau plat, au-dessus de cuir vert, vide de tout ou presque, il n’y avait que son encrier et ses plumes, il la jaugeait. Edmée était impressionnée par la pièce, mais l’homme avait quelque chose de paternel qui l’a mis en confiance. « – Avant toute chose, je suppose madame que vous savez que je suis le notaire de la maison Espierre ? » Edmée fut surprise, elle l’ignorait, dans son for intérieur elle pensa qu’elle n’avait aucune raison d’en être instruite. My Fanciful Muse- Regency Era Fashions - Ackermann's Repository 1817.jpg« – À vrai dire non. Je ne le savais pas, mais ce pour quoi je suis venue n’a rien à voir avec mon mari ou ses biens. De toute façon comme vous devez le savoir, nous nous sommes mariés sous contrat avec séparation des biens. » Effectivement son mariage avec Théophile s’étant précipité après sa demande, il s’était déroulé dans l’intimité. Il n’avait eu pour témoin que l’entourage de la jeune femme. Rose et Térésa avaient servi de témoin à Edmée, et à la grande surprise de Théophile, Tallien et Barras s’étaient proposés pour être les siens. Il avait naturellement accepté l’offre, n’ayant personne d’autre pour tenir ses rôles. Outre la signature du mariage à l’hôtel de ville, un contrat de mariage avait été effectué chez un notaire, maître Vaullois. Cela avait surpris l’entourage de la jeune mariée d’autant qu’elle avait accepté la séparation de biens. Personne, même pas la mariée, n’avait alors pu imaginer que cette condition avait été fortement conseillée par la sœur de Théophile, déjà suspicieuse et doutant de l’éventuelle fortune de sa future belle-sœur. Sans en donner les détails, elle expliqua tout ceci à maître Collignan. Bien qu’il n’en laissa rien paraître, il fut étonné et impressionné par le nom des témoins de ce mariage précipité, tous étant de notoriété publique. Sa précédente visite avait omis de lui faire part de tout ceci, peut-être était-ce inconnu d’elle ? « Je ne sais si vous le savez, mais je suis née Vertheuil-Reysson et je suis la nièce de Jeanne Louise Lamothe-Cissac dont je pense être la seule héritière. J’ai appris par un ami que pour mes biens bordelais vous étiez le notaire de famille.

Le notaire ne nia pas, il connaissait déjà l’identité supposée de sa visiteuse. Suspicieuse, sa précédente visite était venue chercher des preuves, preuves qu’il n’avait pu fournir. L’aurait-il pu qu’il ne l’aurait pas fait, le secret professionnel faisant loi.

– C’est exact, je suis le notaire de ces deux familles et je suppose que vous désirez vous appuyer sur le décret voté suite à la proposition du citoyen Boissy d’Anglas ?

 – C’est un fait, mais je suis tout d’abord là pour ma tante ayant été son notaire, vous savez peut-être comment elle est décédée.

Maître Collignan fut désarçonné par la demande. Il avait pour habitude l’intéressement matériel de ses clients et voilà que celle-ci venait pour des renseignements tout autres. Renseignements fort délicats, au demeurant. « Vous n’allez pas trouver de satisfaction dans ma réponse. La dernière fois que j’ai eu affaire avec madame Lamothe-Cissac, elle était très mal en point. Elle m’avait fait venir auprès d’elle, elle ne pouvait déjà plus se déplacer, afin de mettre en place un testament qui faisait de sa nièce sa légataire universelle. Il m’a semblé comprendre, par une information que je détiens de sa gouvernante, qu’après la mort de son enfant et le départ de son époux, elle s’est laissée, comment dire… mourir.   Mais je n’en sais pas plus. Les dernières nouvelles que je détiens sont venues par la rumeur, elle serait décédée le jour de son arrestation. » Edmée était déçue, l’information était toujours la même, mais en fait qu’aurait-elle voulu savoir de plus ? Que cherchait-elle ? « Au sujet de sa gouvernante, madame Durant, et de sa chambrière, savez-vous ce qu’elles sont devenues ?

– Toujours par la rumeur, je sais qu’elles ont été arrêtées ce jour-là. Par contre, je ne saurai pas vous dire ce qu’elles sont devenues. Cette période a été sombre et mouvementée pour tous. Personne ne voulait se faire remarquer et n’osait quémander quoi que ce soit. De plus, si je ne m’abuse, l’une comme l’autre n’avait pas de famille, donc personne n’a dû s’en préoccuper. La seule chose que je sache, c’est que l’ordre venait de Paris. Si je puis me permettre, cela devait être lié avec votre oncle. En avez-vous des nouvelles ?

– Non ! Aucune. Et je n’y tiens pas. Vous savez s’il y a des registres ou tout du moins où je pourrais m’adresser pour avoir ces renseignements.

– Avec la fin de la terreur, beaucoup de dossiers ont mystérieusement été détruits ou ont disparu. Je crains que vous n’obteniez guère plus de réponses. Je puis toutefois vous faire une lettre d’introduction, auprès de notre maire, monsieur Jean Ferrière.

– Je vous remercie. Et pour mes biens, que dois-je faire ?

– Tout d’abord, il va me falloir des lettres attestées par notaire comme quoi vous êtes bien mademoiselle Vertheuil-Reysson.

– Pourquoi ! Vous en doutez ? Vous pensez bien que les personnes qui ont signé mon acte de mariage connaissaient mon identité. Rose de Beauharnais a fait ma connaissance alors que ma tante était encore en vie.

– Madame, ne vous offusquez pas, là n’est pas la question, mais j’ai besoin de ces assurances pour faire avancer votre dossier. Vous n’êtes pas sans savoir que ces biens sont sous séquestres et il va m’être demandé toute une multitude de documents pour monter un dossier.

journal de dames et des modes, 1802.jpg– Bien sûr, excusez-moi. Je n’ai pas de nouvelles de monsieur Dambassis qui est supposé gérer mes biens parisiens qui sont eux-mêmes sous scellés. Il est immigré en Suisse. Par contre, je peux demander à Pierre-Clément de Laussat et bien sûr à Rose pour les attestations. Autre chose, je me suis rendu jusqu’au château Lamothe, et force m’a été de constater que si le château n’est pas entretenu, les vignes, elles, elles le sont.

– Ah ! Voilà qui est curieux, je vais me renseigner, mais ne soyez pas pressé, cela risque d’être long. Et par vos amis, avez-vous la possibilité d’obtenir quelque avancement dans vos affaires ?

– Ils essaient, mais je ne sais pas où est le problème. Malgré leurs positions, cela ne bouge pas.

Après quelques politesses, Edmée quitta le notaire. Celui-ci se demandait bien sur quoi reposaient les suspicions d’Henriette Lhotte, car c’était elle qui deux jours avant était venue chercher des renseignements pouvant mettre en porte à faux l’identité de sa visiteuse.

***

Novembre 1797.

Il était près de minuit quand les deux sages-femmes arrivèrent à l’hôtel Espierre. La nature avait décidé qu’Henriette et Edmée accoucheraient au même moment. Si pour Edmée l’accouchement fut rapide et se fit avec facilité, pour Henriette dont cette naissance tenait du miracle après plusieurs fausses couches, la venue de l’enfant fut beaucoup plus longue et beaucoup plus difficile. On crut la perdre, ainsi que le nouveau-né. Elle ressortit exsangue de cette épreuve et mit plusieurs semaines à retrouver la santé.

Henriette remise sur pied, les deux enfants furent baptisés à la maison commune puisque l’église ne pouvait plus le faire. La fille d’Edmée fut prénommée Louise et le fils d’Henriette fut prénommé Théodore. Ils furent présentés aux amis de la famille dans la maison de négoce, où fut donné un banquet pour l’occasion. Henriette présentait son fils avec fierté, répétant à qui voulait l’entendre que son héritier était magnifique. Tout le monde comprenait la joie de la mère, bien que certains pensaient qu’elle en faisait trop. Théophile était quelque peu gêné, quant à Edmée compréhensive, elle ne faisait pas attention aux dires répétés de sa belle-sœur. Elle se préoccupait de tisser les liens entre son petit Hippolyte et sa petite sœur que Louison tenait délicatement dans ses bras. La maison de négoce entra dans une période de béatitude, où les nouvelles naissances étaient souvent le centre d’intérêt de tous, tout au moins le sujet de la plupart des conversations. Malgré son nouveau statut de mère, Henriette ne négligea en rien ses responsabilités au sein de la maison de négoce. Et elle, comme Edmée ne pouvant allaiter, il fut engagé une nourrice qui s’occupa des deux nourrissons.

***

La grossesse d’Edmée ne l’avait pas empêché de demander un rendez-vous auprès de monsieur Jean Ferrière, le maire de la ville. En fait, elle connaissait le maire et son épouse, que l’on surnommait la belle Ferrière. Elle avait donc été reçue au sein de la maison de négoce Ferrière-Colck, au 70, quais des Chartrons, soit un pâté de maisons de la sienne. Madame Ferrière, née O’quin, avait la première fois été fort curieuse de rencontrer Edmée, sa réputation de beauté étant venue jusqu’à elle. Elle n’était pas jalouse, mais curieuse, elle avait eu son temps de gloire et en gardait toujours la réputation. La modestie de la jeune femme l’avait conquise, aussi avait-elle toujours du plaisir à la recevoir. Ce jour-là, elle était simplement surprise de la demande formelle de rencontrer son époux. Comme Edmée devait patienter, elle l’a reçue dans son salon. « Je suis désolé, Edmée, Jean n’a pas fini son entretien avec des membres de la municipalité.

– Ce n’est pas grave, j’ai comme ça le plaisir de vous voir.

– Vous prendrez bien quelque chose en attendant, on va nous apporter des rafraichissements.

– Avec plaisir.

S’en suivit une conversation sur les enfants et la grossesse en cours d’Edmée qui était alors avancée, mais à peine visible. Le temps passant madame Ferrière ne résista guère longtemps à la curiosité. « Si je ne suis pas trop indiscrète, vous venez voir mon époux pour obtenir quelques conseils ou informations, je suppose ?

– Oh ! Ce n’est pas un secret, j’aurai aimé savoir s’il avait un moyen de connaître la destinée de la gouvernante et de la chambrière de ma tante. Mon notaire m’a dit que j’avais une petite chance qu’il puisse faire quelque chose pour moi.

– C’était une madame Durant, si je ne m’abuse ?

– Oui, c’est cela.

– Lorsque la garde nationale à la demande du comité de salut public est allée arrêter votre tante, mon époux était lui-même emprisonné. La période a été pénible pour tous, nous étions terrorisés. Quand il a été relâché, les choses avaient bien changé, Tallien était à Paris et Térésa avait fait ouvrir les portes des prisons. Ici, ce que l’on pourrait appeler une purge a été effectué, les uns ont été arrêtés, les autres ont pris la fuite à leur tour et au milieu de tout ça il semblerait que des dossiers aient disparu. Mon mari a supposé que ce fût pour éviter de faire des liens.

– monsieur Collignan m’en a dit deux mots. C’est au cas où ?

– Je comprends Edmée, mais n’espérez pas trop.

Maître Collignan comme madame Ferrière avaient eu raison, il ne fut pas possible d’en savoir plus.

Marguerite Gerard (1761 – 1837, French).jpg

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 19

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 17

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épisode 017

1795, lequel ment ?

Vue de la ville et du port de Bordeaux prise du coté des salinières, gravure à l’eau forte, d'après Vernet, 54 x 73 cm, 1764.png

Mars 1795 ou Ventôse an III

Théophile Espierre était un négociant et un armateur avec beaucoup de soucis. Sa maison était en péril. Il organisait ou participait à des expéditions négrières, comme l’avait fait son père dont il avait fait fructifier l’héritage. Il avait appris son métier en faisant plusieurs voyages vers l’Afrique et les Antilles.

La famille Espierre appartenait au monde des négociants bordelais. Elle faisait partie, dans une moindre mesure, aux grandes familles concentrant entre leurs mains l’essentiel du commerce des produits coloniaux et de la traite des noirs. Si Bordeaux n’était pas le principal port pour les traites négrières, bien que pas le moindre, avec les trajets en droiture vers les Antilles, il était devenu l’un des ports les plus importants et les plus riches de France. Les négociants bordelais qui animaient le commerce de la traite étaient dominés par quelques familles comme les Gradis, les Nairac, les Laffon de Ladebat, familles enviées par tous les autres négociants n’ayant pas atteint ce niveau de fortune. Théophile, comme son père, tendait vers cet objectif et avait fait tout ce qu’il pouvait, y dépensant toute son énergie, mais l’investissement dans la traite était non seulement très coûteux, mais les sommes d’argent y étaient immobilisées pour longtemps et le retour sur investissement pouvait prendre deux ans si tout allait bien. Il s’agissait toutefois de limiter les risques, car si le commerce de la traite pouvait rapporter gros, il pouvait être également à l’origine de pertes catastrophiques. Il avait donc poursuivi la route de son père et avait privilégié un éventail varié d’activités et jusqu’aux tumultes engendrés par la révolution tout allait bien. Une rotation annuelle de deux navires, permettait d’embarquer les sucres et les cafés au début de l’été, bénéficiant alors des prix les plus favorables sur les produits d’Europe, les vins et les farines, et, à la fin de l’été et au début de l’automne, permettait de prendre un fret avantageux d’indigo, produit léger, cher et de faible encombrement. De plus, du port de l’Elbe, les principaux clients de la maison lui commandaient les vins et en échange ils lui fournissaient les bois merrains que la maison revendait dans le vignoble, ou les bois de construction aux chantiers navals bordelais.

Son père, Marie Joseph Espierre, natif de bordeaux avait été envoyé comme lui-même à Nantes pour faire son apprentissage au sein de la maison de négoce de Jean-Baptiste Grou fils. Lui-même l’avait fait sous la tutelle de son fils. Son père y fut de suite employée pour les voyages dans les colonies. Son activité infatigable, sa probité, ses connaissances pratiques le firent bientôt distinguer parmi les autres jeunes gens. Il franchit en peu de temps les postes subalternes et parvint à l’âge de 22 ans au grade de capitaine. À 35 ans, il quitta la mer et rentra à Bordeaux épouser une demoiselle Cabarrus. L’année 1756 fut celle de la mise hors d’eau et de l’exploitation commerciale de son premier navire « l’étoile de Matin », dès lors il se donna tout entier à la partie des armements. Plusieurs hommes d’affaires, négociants, banquiers, eurent confiance en lui. Ils lui firent des avances et s’intéressèrent dans ses entreprises. Sa fortune était à l’époque bien modique. À l’époque de son mariage, elle se bornait à 18 000 livres et son épouse n’apporta que 10 000 livres en dot. Avec ses faibles capitaux, il se soutint dans ses commencements. L’économie la plus sévère tenait à ses principes. Une seule servante formait tout son domestique, jamais il ne se fit aider par aucun commis. Le jour était employé à faire ses courses et la nuit aux écritures. Son grand commerce consistait dans les armements de navires et le temps qu’il ne passait pas au cabinet, il l’employait aux chantiers de construction à faire des marchés pour les fournitures de ses bâtiments. Il voyait et appréciait tout par lui-même. Avec des principes d’économie, avec l’amour du travail et doué des connaissances requises au genre d’affaires qu’il avait embrassé, il parvint à élever sa fortune au-delà de 800 000 livres. Ce fut ce que découvrit Théophile lors de l’ouverture du testament de son père, il venait d’avoir 26 ans. Mars 1787, fut donc l’année où Théophile devint le maître de la maison de négoce Espierre, et avec le même acharnement que son père, il se mit aux affaires familiales. Si jusqu’au début de la décennie son commerce avait porté ses fruits, différents facteurs en avaient bouleversé le bon fonctionnement. Les révoltes de Saint-Domingue avaient porté le premier coup, le comité de salut public avait porté le dernier.

Pour éviter la famine, le Comité de salut public avait acheté des céréales aux jeunes États-Unis, pour rapatrier la denrée plus que vitale, il avait envoyé un convoi constitué de navire dont certains avaient été réquisitionnés, parmi eux il y avait « le Matamore » de la maison de négoce Espierre. La France était en guerre contre tous ses voisins, notamment l’Angleterre, aussi elle avait détaché une petite escadre pour servir d’escorte au convoi à destination de la France. Une flotte française plus importante menée par le vice-amiral Louis Thomas Villaret de Joyeuse était stationnée dans le golfe de Gascogne pour empêcher la flotte de la Manche britannique commandée par Lord Howe on the Deck of the 'Queen Charlotte', 1 June 1794 · .jpgl’amiral Richard Howe d’intercepter le convoi. Les deux escadres s’étaient livrées à l’arraisonnement de navires de commerce et à des petites escarmouches pendant tout le printemps 1794 avant de se rencontrer le 28 mai. La bataille fut au désavantage des Français. Le vice-amiral anglais fit preuve d’originalité et innova afin de réaliser des tirs de balayage sur la proue et la poupe des navires français, ce qui entraîna des pertes, sept navires de ligne coulèrent et plusieurs milliers de marins moururent. Cet ordre inhabituel ne fut pas compris par tous ses capitaines et sa réalisation fut donc plus chaotique que prévu. Les Français subirent une sévère défaite tactique, mais le convoi arriva sain et sauf de ce fait, les deux belligérants revendiquèrent la victoire et la presse des deux pays utilisa la bataille pour démontrer la bravoure de leurs flottes respectives. Tout ceci ne faisait pas les affaires de Théophile, qui sans son navire, n’avait pu que placer son argent dans les affaires des autres maisons de négoce. Il avait maintenu à flot sa maison, mais cela ne durerait pas, il n’en doutait pas. Il lui fallait récupérer son navire. Il se décida à suivre les conseils de l’un de ses cousins par sa mère, Jean Valère de Cabarrus. Ce fut lors des vendanges, qu’invité comme la plupart des membres de sa famille, par ce dernier, au domaine de Couffran, qui l’avait racheté à Joseph-Hector de Branne, profitant de la vente des biens nationaux, que confiant ses soucis, celui-ci lui avait suggéré de se retourner vers leur cousine Térésa. Il lui rappela que depuis le milieu de l’été, et la chute de Robespierre, elle était l’égérie du pouvoir montant, puisqu’elle était la maîtresse de Tallien, l’un des hommes forts du pouvoir. Bien évidemment, tous fermaient les yeux sur la vie scandaleuse que leur belle cousine affichait, et de cela depuis bien longtemps, mais elle n’était plus critiquable depuis qu’elle était devenue « notre Dame du Bon Secours » et « l’ange libérateur » de Bordeaux pendant le séjour de son désormais prestigieux amant qui devait alors appliquer les rigueurs de la Montagne à l’encontre de la ville.

Théophile n’avait jamais aimé Tallien, et lui en voulait encore de la saisie de son navire puisque cette idée venait de lui. C’était ça ou sa tête, Térésa, alors, n’avait pas voulu s’entremettre pour un bien matériel, elle avait trop à faire avec les vies. D’un naturel réfléchi, voire indécis, poussé par sa sœur Henriette, qui avait épousé Paul Amédée Lhotte l’associé de la maison, il se décida à accompagner un autre de ses cousins Pierre Étienne Cabarrus de Cap-Breton, qui ayant été informé de son souci, l’incita à le suivre. Celui-ci était délégué par la municipalité de Bayonne, pour présenter à la Convention un rapport concernant la déportation des Basques internés, pendant la Terreur. Lui aussi comptait sur le soutien de son neveu Tallien, ce dernier venait d’épouser Térésa.

***

Carl Joseph Begas 2.jpgDepuis qu’il était arrivé, par quatre fois, Théophile s’était rendu à l’allée des veuves au bout des Champs-Elysées. Tallien avait acheté ce qui pouvait passer pour une vaste chaumière à sa cousine. Celle-ci à chaque fois était absente. La belle Térésa, sollicitée par tous, était rarement chez elle. Sa vie était remplie de mondanités auxquelles elle n’arrivait pas à se soustraire, d’autant qu’elle n’en avait pas envie. Si dans un premier temps, elle avait frayé dans la foulée de son mari, très rapidement, rejeté à la fois par les montagnards et par les modérés, le jugeant dépassé, la notoriété de Tallien s’essoufflant ce fut lui qui se mit à la suivre. La quatrième fois, Théophile eut enfin de la chance, il put pénétrer dans son boudoir où elle le reçut rapidement. Quand Théophile se présenta, elle s’apprêtait à partir. Elle était invitée chez Barras, Rose donnait un dîner pour son amant, allait s’y retrouver le nouveau pouvoir. Tout en retouchant une dernière fois sa tenue, virevoltant dans la pièce suivie de sa chambrière, arrangeant les boucles de sa coiffure, attrapant son éventail, disposant élégamment son châle sûr ses épaules, vérifiant le résultat dans sa psyché, elle s’excusait auprès de Théophile du peu de temps qu’elle pouvait lui accorder. Elle écouta toutefois sa supplique, et pour tout conseil l’invita à se rendre au bal de l’hôtel Longueville deux jours plus tard. Elle l’engagea d’ici là à se présenter de sa part à Pierre-Clément de Laussat, celui-ci séjournant à Paris. Il pourrait le guider dans les méandres en tous genres de Paris.

***

Au jour dit, Théophile, accompagné de son cousin Pierre Étienne Cabarrus et de Pierre-Clément, se présenta au fameux bal. Dix mois s’étaient écoulés depuis que les portes des prisons avaient été grandes ouvertes. La France en avait assez d’avoir les pieds dans le sang, la tête épuisée de préoccupations politiques et l’estomac délabré par la faim. Elle ne voulait plus entendre parler de tribuns, de bourreaux, de guillotine ou de massacres, elle voulait s’enivrer de bals et de spectacles. Le 12 prairial de l’an 3, avait été supprimé le tribunal révolutionnaire, ça avait été un spasme de soulagement qui avait déclenché le besoin absolu de plaisir. Après avoir dû surveiller le moindre de ses gestes, c’était un relâchement général, une quête de l’enivrement. Au lendemain de la délivrance, la plupart étaient ruinés, mais ils dansaient. Danser était soudainement la raison d’être de tous. À peine les échafauds renversés, que déjà les bals s’organisaient un peu partout dans la capitale ! Les sons joyeux de la clarinette, du violon, du tambourin, du galoubet, invitaient aux plaisirs de la danse les survivants de la Terreur, ils s’y pressaient en foule. Les hôtels avaient été détruits, brûlés, les palais saccagés, mais Ruggieri, donnait un bal où tous se rendaient, dans le magnifique jardin de la Folie du Fermier-Général Boutin confisqué, transformé en parc d’agrément et renommé en Tivoli que dirigeait Gérard Desrivières, député à la Convention. Quand on n’allait pas à celui-ci, on allait dans celui du jardin Marbeuf, au bout de l’avenue des Champs-Élysées. Ce soir-là, tout le monde semblait s’être donné rendez-vous à l’hôtel Longueville.

Pierre-Clément avait confié à Théophile que c’était une certaine madame Hamelin qui avec ses grâces créoles avait lancé la notoriété du lieu. Bien que fort belle, sa beauté n’avait rien à envier à l’égérie du moment que les trois hommes cherchaient en vain. Les salons étaient aussi majestueux qu’une galerie du Louvre. La salle était si vaste que deux quadrilles pouvaient s’y effectuer sans se gêner et que trente cercles de contredanse à seize pouvaient s’y déployer. L’archet d’Hullin commandait la musique, et les danseurs se mouvaient en rythme aux accompagnements prolongés des cors qui syncopaient les mesures. Il y avait foule, les trois hommes cherchaient Térésa. Théophile se sentait engoncé dans son costume, peu habitué à la représentation. Pour faire honneur, ou tout au moins illusion, il avait écouté les conseils vestimentaires de Pierre-Clément, qui lui-même n’était pas pour l’ostentation.

Pierre-Étienne Cabarrus avait à la Convention rencontré Tallien et avait pu présenter son rapport sur l’incarcération des Basques. Il avait été peu satisfait du résultat, mais il considérait que ce n’était qu’un début. Il savait la lutte à son début et les changements politiques en cours plus enclin à aller dans son sens, il ne désespérait point de faire revenir la plupart d’entre eux de leur déportation. Théophile, qui avait accompagné son cousin, n’avait pu présenter sa supplique. Par une volteface, Tallien l’avait momentanément éconduit, aussi le négociant portait tous ses espoirs dans ce bal bien qu’il ne voyait pas trop comment il allait pouvoir faire avancer sa demande. Pierre-Clément l’avait rasséréné en lui assurant qu’il fallait rencontrer les bonnes personnes et en ce moment Térésa était leur icône, elle les rassemblait autour d’elle.

90c5dfb98d12ab3bf2c746102c0cf7ef.jpgIls avaient traversé la cour jusqu’aux premières marches où la foule se pressait. Les femmes pavoisaient, vêtues comme des hétaïres, robes flottantes de mousseline retenues sous la poitrine, châle nonchalamment drapé sur une épaule et dévoilant l’autre, multiples bracelets au bras, mains chargées de bagues, cheveux relevés et maintenus par des rubans. Elles ressemblaient pour la plupart à des vénus antiques nonchalamment appuyées aux bras de leurs cavaliers moulés dans leurs redingotes et leurs pantalons de nankin, engoncés jusqu’au cou par leur cravate et leurs chevelures cascadant sur leurs épaules. Théophile allait de surprise en surprise depuis qu’il était dans la capitale. Outre que la ville fût dans un état déplorable, les rues n’étaient plus nettoyées depuis longtemps, les ordures jonchaient le pavé empestant l’air, les immeubles se délabraient à vue d’œil, pour beaucoup placardés « bien de la nation », malgré la misère, le manque de nourriture à la plupart des tables, la vêture des Parisiens avait fort changé et à une vitesse surprenante. Malgré le triste temps, la faim assise à tous les foyers où pour la faire taire, on se contentait du sang de cheval cuit, de harengs pourris, du sirop de racine, une partie de la population s’extirpait de cette misère ambiante et tous les moyens étaient bons pour le faire. L’épidémie salvatrice croissait de jour en jour, d’autant que Boissy d’Anglas venait de faire voter un décret qui restituait aux héritiers des condamnés de la Révolution les biens qui leur avaient été confisqués. La joie était revenue au sein de ces déshérités, qui en quelques jours, passaient de la misère à l’opulence. Ces jeunes gens, étourdis par ce retour de fortune, se lancèrent dans tous les plaisirs de leur âge et si Bordeaux avait encore des relents d’ancien régime, ici c’était une nouvelle société qui émergeait de l’horreur malgré le manque de moyen de la plupart. Ceux qui avaient échappé, bien souvent de justesse, aux affres de la Terreur, étaient poussés par l’irrésistible dessein de vivre. La joie exprimée autour de lui n’était pas feinte, elle était l’expression de l’évidence d’avoir à nouveau un avenir. Chacun voulait sa part de ses espérances. Théophile, bien que décontenancé, se laissait porter par cet optimisme ambiant qui bousculait son tempérament réservé.

1789-1815.com:mode_1801.htm Journal des Dames et des Modes, n° 18, 30 frimaire an 10 (21 décembre 1801)..jpgConnaissant apparemment les lieux, Pierre-Clément fendait la foule, suivi de Théophile. Délestés de leurs chapeaux et de leurs gants, ils traversèrent le grand vestibule où sous les corniches d’or, mille glaces répétaient l’échange des salutations, les sourires et les œillades échangés. Après avoir gravi l’escalier, sur lequel posaient quelques belles en mal de visibilité et trouvant la situation avantageuse pour la mise en avant de leurs appâts, ils entrèrent dans l’immense salle de bal. La réputation des lieux était à la hauteur de ce que découvrait le Bordelais, un périptère intérieur scindait la salle en deux parties, créant ainsi une galerie encerclant une large salle de danse. Sur le parquet, les danseurs exécutés, avec allant et grâce, les pas de danse. Gracieusement, les bras se levaient, dégageant les épaules des femmes, leurs chevelures dévoilaient leur nuque. Les mains s’envolaient au-dessus de leurs têtes puis allaient chercher celle de leurs cavaliers. Elles s’effleuraient, s’appuyant parfois, confirmant les attachements futurs. Les pieds glissaient sur le plancher, les corps pivotaient sur eux même et dans le rythme faisait soulever les jupes arachnéennes. Les sourires éclairaient les visages, les regards promettaient bien des choses. L’ensemble avait tout d’une parade amoureuse.

Appuyé contre une des colonnes de la galerie, parmi les spectateurs, Théophile   examinait la foule des danseurs. Pierre-Clément lui fit signe et lui indiqua Térésa qui avait pour cavalier un homme de belle stature, un militaire sans aucun doute. Le quadrille les amenait vers un autre couple dont la cavalière retint aussitôt son attention. Si sa cousine était sans conteste une fort belle femme attirant à elle tous les regards, sa compagne avait plus d’intérêt à ses yeux. Plus mince et plus grande que Térésa, elle se mouvait avec une grâce nonchalante, éthérée. Sa chevelure d’un noir de geai tombait en une cascade de boucles dans son dos, mais ce qui l’avait hypnotisé, ce fut l’éclat bref de son regard translucide qui semblait ne se poser sur rien, lorsqu’elle passa devant lui. Elle avait une autre particularité qui la détachait de ses compagnes malgré son jeune âge évident, elle était de noire vêtue et moins découverte. Sa robe, de coupe identique à la plupart des danseuses, dégageait sa gorge et ses bras sans exagération. De toute évidence, elle devait vivre un veuvage, mais beaucoup parmi ses comparses devaient être dans le même cas et cela ne les empêchait pas de porter des robes blanches ou de couleurs pastel. Il supposa que bien qu’elle reprît goût à la vie, elle n’en était pas moins fidèle au souvenir d’un époux. Captivé par la danseuse et les réflexions qu’elle lui inspirait, il ne remarquait plus rien de ce qui l’entourait. La musique s’arrêta, créant un interlude permettant le changement de cavalier avant la prochaine contredanse. Sans bouger, il suivait des yeux la sylphide ondoyante qui s’éloignait quand Pierre-Clément le tira par la manche. Il lui fit remarquer qu’il était temps de se rapprocher de Térésa. Les deux hommes se dirigèrent dans le sillon de celle-ci, vers un grand salon dont les portes-fenêtres ouvraient sur le jardin. Dans les intervalles des contredanses, les danseurs ingurgitaient glaces, punch et sorbets. Pierre-Clément les dirigea vers un groupe qui venait de se former avec l’arrivée de Térésa. Théophile ne vit au sein du groupe qu’une seule personne, la jeune veuve. Elle conversait, en plus de Térésa, avec deux autres femmes, la première, bien que plus mûre, avait beaucoup d’allure et l’autre était d’une élégance et d’une grâce évidente. Il se demandait inconsciemment s’il n’était pas entré dans le mont Olympe. Térésa, apercevant Théophile, interrompit la conversation et avec un sourire radieux elle lui tendit ses mains pour l’accueillir. « – Vous êtes venu, Théophile, j’en suis fort contente. » Se retournant vers ses amies, elle les présenta. « – Mon cousin, je vous présente Edmée Saint-Aubin du Cormier de Bordeaux tout comme vous, Marie Hosten-Lamothe et Rose de Beauharnais. Mes amies je vous le rends rapidement, mais il faut tout d’abord que je m’entretienne avec lui. » Elles le saluèrent et le jaugèrent machinalement. Il faut dire que Théophile était bel homme. Traits harmonieux, blond, bien bâti, il avait tout pour attirer les regards de la gent féminine. Térésa le prit par le bras l’entrainant vers les terrasses du jardin. « – Mon cousin, avant tout, où êtes-vous installé ?

– Je suis dans une auberge dans le Marais.

– Mon Dieu ce doit être un bouge.

Drawing From the Vigée Le Brun sketchbook at the National Museum of Women in the Arts..jpgThéophile   se demandait bien en quoi son confort pouvait intéresser sa cousine. Il la laissa continuer.

– Si cela vous convient, je demanderai à madame Hosten-Lamothe de vous loger. Pour quelques sous, elle vous offrira le gite et le couvert. Cela sera plus profitable pour l’un comme pour l’autre. Votre confort sera ainsi assuré pendant votre séjour parisien qui risque de durer quelque peu afin de faire aboutir votre projet. 

– Vous pensez que Tallien ne voudra pas me faire restituer mon navire ?

– Non, non, mais ce n’est pas vraiment de son ressort, cela est plutôt dans les cordes de Barras.

Comme Théophile ne comprenait pas où voulait en venir sa cousine. Térésa éclata de rire devant son incrédulité évidente. « – Je comprends bien que vous ne pouvez pas comprendre. Paul Barras est devenu l’amant de Rose que je viens de vous présenter et madame Hosten-Lamothe est une amie voire une parente de celle-ci. Je sais, les rouages sont tortueux, mais votre demande n’est pas facile même si elle est justifiée. Maintenant, allez donc danser, je m’occupe du reste. » Le ramenant dans le salon, elle lui fit remarquer qu’Edmée n’avait pas de cavalier ce qui était rare. Pour Théophile, tout ceci allait vite et cela était bien complexe, ne connaissant aucun des interlocuteurs, il ne pouvait que faire confiance à sa cousine.

Rose avait été enlevée par Barras, Pierre-Clément de son côté venait d’inviter madame Hosten-Lamothe après avoir annoncé qu’il repartait dans une quinzaine de jours pour l’Espagne. Il retournait sur le théâtre des opérations. Edmée s’y attendait, mais le prochain départ de celui qu’elle considérait comme un père l’attristait. La précédente absence de son ami l’avait beaucoup perturbée, elle qui aurait tant aimé que tout fut stable et paisible, elle voyait sa vie toujours bousculée, ballotée par les évènements. Heureusement, elle n’était pas seule et son fils lui donnait le courage qui parfois lui manquait. Ses amies, elles, de leur côté la poussaient à vivre. Elle avait longtemps résisté aux invitations de Rose et de Térésa à aller dans le monde, mais elle devait bien se l’avouer, comme tous, elle avait besoin de respirer à pleins poumons, d’oublier le plus possible et puis elle devait bien admettre qu’elle aimait danser. Elle n’avait jusque-là jamais été dans un bal, les évènements n’avaient pas permis cela. Perdue dans ses pensées, dans une coupe de verre taillé, elle laissait fondre un sorbet qu’elle avait oublié. Lorsque Théophile   se présenta devant elle, elle mit un court instant à réaliser ce qu’il lui voulait. Elle accepta l’invitation à danser et prit le bras de son cavalier qui la guida jusqu’à la piste de danse. Ils arrivèrent, juste à temps pour se positionner dans une des files circulaires du rigaudon dont les premières mesures commençaient, Théophile se plaça à la gauche d’Edmée. Comme tous, elle et lui, se tournèrent d’un quart de tour et sans se prendre les mains, côte à côte, ils avancèrent en se déplaçant sur le grand cercle comme à la promenade, nom de cette partie de la chorégraphie. Puis comme toutes les dames, Edmée se retourna pour faire face à son partenaire et se mit à danser en sautillant d’un pied sur l’autre tenant avec grâce les côtés de sa robe, puis elle se retourna pour faire face à la personne qui se trouvait derrière elle et elle recommença l’enchainement des pas face à son nouveau cavalier. Cette danse à peine finie, le souffle un peu court, Théophile et elle enchainèrent une contredanse à l’anglaise. Sa main gantée jusqu’au coude, posée sur son bras, ses yeux translucides modestement baissés, où brillait le plaisir le plus pur et la plus innocente des joies, elle se laissait guider par Théophile qui jubilait de fierté à chaque pas. Il y eut ensuite une Allemande avec ses entrelacs, ses tours de bras, ses voltefaces et ses levés de jambes. Théophile ne voulait plus quitter sa cavalière, celui-ci n’en croyait pas sa chance, décidément son ciel se dégageait. Bien sûr, la danse ne permettait que de se frôler, on ne pouvait pas vraiment parler ni échanger d’autant que l’on changeait de cavalière de temps à autre au fil des chorégraphies, mais cela lui suffisait de se savoir, son cavalier. Il était aux anges, elle le captivait. A black crepe dress, an10 Costume parisien -- I'm assuming this belongs under mourning since the dress is made of crepe, but more research will need to be done.jpgEdmée de son côté ne se rendait pas compte de l’effet qu’elle faisait à son cavalier. Elle pensait que ne connaissant personne d’autre il s’accrochait à elle. Elle n’était pas vraiment consciente de sa beauté ou tout du moins elle essayait de l’oublier bien qu’elle fît attention à sa mise. Quand arriva la valse, cette nouvelle danse qui faisait fureur dans les bals, car le cavalier était obligé de maintenir sa cavalière par la taille, elle devina un flottement dans l’air au-dessus de Théophile, mais l’être de lumière ne put se matérialiser. Elle ne doutait pas que c’en fut un. À nouveau, ils se représentaient à elle, mais de façon moins sporadique, comme si elle pouvait décider du moment. Elle se laissa emporter par le mouvement à trois temps. La nuit parut courte à Théophile. Il eut l’occasion de danser plusieurs fois avec Edmée. En fait presque toute la durée du bal, elle ne lui dit jamais non.

***

Théophile comme convenu vint occuper une chambre de l’hôtel de madame Hosten-Lamothe. Il pénétra dans un monde de femmes.

Il ne restait dans les lieux que sa propriétaire et ses deux jeunes fils – Désirée, après avoir accouché, ayant aménagé comme prévu à Croissy – ainsi qu’Edmée et Hippolyte qui avait une nouvelle nourrice.

Berthe avait dû suivre son époux et quitter Paris. Ce fut comme cela qu’Edmée comprit comment Berthe obtenait ses renseignements, son mari faisait partie des sous-fifres de Robespierre et il lui fallait s’éloigner en ces temps de purges, car un pouvoir rasait l’autre. Malgré cela, Berthe n’avait jamais trahi Edmée d’autant que son mari ne s’intéressait guère à ce qui se passait chez lui, et elle fut bien triste de laisser Hippolyte. Ce départ impromptu qui avait pris au dépourvu Edmée coïncida avec l’arrivée de Louison.

***

pierre paul prud'hon (joséphine de BeauharnaisLe président de la Convention thermidorienne était devenu l’amant officiel de Rose. À sa sortie de prison, sa beauté et ses amitiés avaient ouvert à celle-ci les portes des salons à la mode. Malgré sa pauvreté, elle faisait preuve d’ingéniosité et s’arrangeait toujours pour être bien mise, n’hésitant pas à contracter des dettes dont elle réglait les plus criantes, jouant parfois de ses charmes. Elle s’arrangea avec l’aide de Térésa à s’imposer à Barras comme une évidence. L’homme était vaniteux et la ci-devant vicomtesse était exactement ce qu’il estimait lui être dû, aussi il l’aida à récupérer les biens d’Alexandre, ce qui lui permit de vivre dans un petit hôtel particulier de la rue Chantereine.

Cette nuit-là, en compagnie de Rose, Paul Barras raccompagnait Edmée et madame Hosten-Lamothe rue Saint-Dominique. À l’approche de l’hôtel, leur berline évita de justesse un groupe de femmes poursuivies par des gardes nationaux. Le cocher dut arrêter brusquement son équipage, secouant violemment les passagers. Barras ouvrit la portière avec colère et posa le pied sur le marchepied. « – Que se passe-t-il ? Nom de Dieu !

– C’est la garde, citoyen président.

Barras regarda autour et aperçut un officier juste devant les grilles de l’hôtel. Il l’interpella. « – Vous ! Vous courrez après qui ? » À la lumière de la lanterne de la voiture, le capitaine reconnut aussitôt Barras. Il prit donc le temps de lui répondre.

– Des filles ! Citoyen ! On a ordre de les arrêter toutes et de les envoyer à la Salpêtrière.

Barras ne pouvait rien dire, l’ordre venait de la Convention. Il avait été demandé de faire place nette de toute fille ou femme de mauvaise vie, les menaçant d’arrestation et de traduction au tribunal de police centrale, comme corruptrice des mœurs et perturbatrice de l’ordre public. Il était donc prescrit aux commissaires de police une surveillance active dans les quartiers infectés de libertinage ; il commandait aux patrouilles d’arrêter toutes les filles et femmes de mauvaise vie qu’elles trouveraient incitant au libertinage et cela malgré une propension de l’élite aux mœurs relâchées. Rose se pencha vers Barras et accentuant l’intonation sur la fin de sa phrase, elle demanda « – Cela ne peut être qu’une erreur dans ce quartier, ne penses-tu pas, Paul ? » À même temps qu’elle s’adressait à lui, elle aperçut deux gardes qui cherchaient à voir l’intérieur de la cour, elle s’en offusqua. Barras aussitôt interrompit l’élan des deux hommes. Edmée qui s’était penchée remarqua une ombre ou plutôt une tache blanche derrière un des arbustes qui encadraient l’escalier du corps du bâtiment. Les deux gardes, bien que contrariés, cédèrent devant l’autorité du conventionnel. Sous le regard interrogatif de Rose, Edmée descendit de la voiture suivie de madame Hosten-Lamothe contrariée par ce remue-ménage devant sa porte. Edmée d’un sourire rassura Rose et ajouta « – Ne vous inquiétez pas, même s’il y a une fille de petite vertu dans les environs, elle sera moins dangereuse que ses pourchasseurs. Excusez-moi Barras, mais j’ai de mauvais souvenirs de la garde nationale. Je vous remercie de nous avoir accompagnés. » Tout en prenant son bras, madame Hosten-Lamothe se joignit à elle pour les adieux et l’entraina vers la demeure. Elles entrèrent dans la cour pavée et montèrent les marches jusqu’à la porte. Sur le palier, elles se retournèrent vers la rue et firent un signe de la main vers la berline qui s’ébranla. Edmée chuchota alors « – Ne craignez rien, ne bougez pas. » L’injonction surprit madame Hosten-Lamothe, mais elle ne dit rien comprenant que ce n’était pas pour elle. Elle entra comme si de rien n’était, allant au-devant de sa chambrière qui ayant entendu leur arrivée se présentait au-devant d’elles avec un bougeoir pour les éclairer. Ayant vérifié les alentours, Edmée dit à voix basse « – Il n’y a plus personne, vous pouvez sortir de là, qui que vous soyez. » Marguerite Gérard Seated woman reading a letter.jpgUne silhouette menue sortie de derrière le buis. À première vue, c’était une gamine malingre, toute tremblante, bien que le menton fièrement levé. Suivie de son invitée imprévue, elle entra dans l’hôtel. Madame Hosten-Lamothe attendait curieuse. Tout en l’examinant, elle sourit avec bienveillance à la gamine qui ne devait avoir au mieux que quatorze années. Elle entraina Edmée et sa protégée jusqu’aux cuisines. La chambrière qui avait suivi sa maîtresse et qui avait compris la démarche implicite de sa maîtresse, sortie du garde-manger du pain et du fromage qu’elle tendit à la gamine. Celle-ci hésita, Edmée coupa une tranche et un morceau de fromage et les lui tendit. Elles s’étaient toutes assises autour de la table en bois rustique et la regardaient manger, elle n’avait visiblement pas vu de nourriture depuis un temps certain. Edmée se décida et avec douceur prit la parole. « – Sais-tu où aller ensuite ?

– Non, citoyenne, je n’ai plus de lieux où dormir.

– Comment cela se fait-il ?

– Mon maître, il avait la main baladeuse alors ma maîtresse, elle m’a mis dehors.

– Et tu n’as pas de famille ?

– On est trop nombreux pour que je rentre chez mes parents. J’ai trop de frères et sœurs à faire manger.

– Et qu’est-ce que tu faisais chez tes maîtres ?

– J’étais servante à tout faire.

Edmée jeta un coup d’œil vers madame Hosten-Lamothe, qui hocha la tête en signe d’acquiescement. Elle poursuivit. « – Tu veux rentrer à mon service ? Je ne suis pas assez riche pour te donner des émoluments pour l’instant, mais je peux te nourrir et te loger. »

Louison entra sans autre forme au service d’Edmée et s’avéra autant fidèle que dégourdie. Elle apprit vite à répondre aux besoins de sa nouvelle maîtresse. Elle aidait tout le monde dans la maison, apprenant auprès des autres domestiques les différentes tâches domestiques. Puis un matin Edmée fut prise au dépourvu par l’arrivée de Berthe lui ramenant Hippolyte. Le beau nourrisson avait attendri de suite Louison, aussi entendant l’échange entre Edmée et madame Hosten-Lamothe qui se demandait comment trouver une autre nourrice à son fils, elle se proposa. La toute jeune fille leur fit remarquer, que c’était elle qui s’occupait de ses frères et sœurs pendant que sa mère travaillait au blanchissage dans une boutique du voisinage et que du coup elle savait y faire. Edmée était septique, mais elle était contente de ses services et madame Hosten-Lamothe la rassura. Louison ne serait pas seule à avoir l’œil sur l’enfant, quant à le nourrir, il pouvait commencer à ingurgiter de la bouillie. Louison devint ainsi la gouvernante du petit Hippolyte.

***

Théophile était encore sous le charme des effets du bal quand il découvrit qu’il était venu loger sous le même toit que sa cavalière. Il se présenta intimidé à l’hôtel de la rue Saint-Dominique. Il se trouvait ridicule de se sentir embarrassé à l’idée de la revoir, mais accueilli par celle-ci, il se retrouva tout intimidé en sa présence. Ce tête-à-tête était bien autre chose que l’accompagner dans une chorégraphie au milieu de la foule. Madame Hosten-Lamothe se présenta dans la foulée dans le salon où ils s’étaient installés. Elle remarqua de suite la gêne. Elle garda pour elle cette constatation et comme si de rien n’était, elle prit en main la conversation qui avait quelques difficultés à démarrer entre Edmée et Théophile. Comme l’arrivée du nouveau locataire coïncidait avec le souper, madame Hosten-Lamothe se fit un devoir d’animer sa table, demandant quelques renseignements sur la vie de son nouveau pensionnaire.

***

Théophile de son côté, sans l’avoir demandé avait eu des informations sur sa logeuse et sa pensionnaire. Pierre-Clément au retour du bal les lui avait fournis. « – Alors Théophile, visiblement vous avez apprécié le bal !

– Je dois reconnaître que ce fut plus agréable et plus divertissant que je ne l’avais envisagé.

– Avez-vous résolu votre affaire ?

– Pas vraiment. Térésa me fait passer par des méandres que j’avoue, ne pas comprendre. Pour commencer, elle pense qu’il est bon que j’aille loger chez cette madame Hosten-Lamothe que vous paraissez connaître, ceci afin que je me rapproche de Paul Barras par l’intermédiaire de son amie.

– Vous parlez de Rose. Rose Beauharnais, la veuve du général, elle est de la famille de madame Hosten-Lamothe. Leurs familles sont des planteurs de Martinique. Elles étaient toutes deux incarcérées aux Carmes avec Térésa. Elles s’y sont liées d’amitié. Depuis elles s’entraident par tous les moyens. Vous pouvez leur faire confiance, aussi nébuleux que paraissent leurs moyens.

– Et, cette madame Beauharnais loge aussi chez ma future logeuse ?

– Non plus maintenant. Elle a obtenu de Barras qu’on lui rende les biens de son époux. Par contre, votre cavalière, qui est ma protégée, y est installée.

– Madame de Saint-Aubin du Cormier est de leur famille ?

– Non, non, elle est bien née aux iles, mais à Saint-Domingue.

– Je la croyais de Bordeaux !

– C’est le cas, elle est une Vertheuil-Reysson.

– Les châteaux du Médoc ?

– Oui, elle en est l’héritière, mais tout est sous-scellé et elle aura bien du mal à les faire lever. Son oncle par alliance à des accointances avec Coblence, il a été mêlé à l’immigration du comte de Provence. De plus, celui qui gérait sa fortune est en quelque sorte parti avec la caisse de la Convention.

– Il a volé la Convention ?

– Pas exactement, il lui prêtait de l’argent, c’est le banquier Dambassis… Il a immigré avant qu’il ne lui arrive malheur, mais avant de partir, il s’est arrangé pour qu’il y ait peu de chose à mettre sous scellés.

***

Labille-Guiard Adélaïde (1749-1803), Louise-Elisabeth de France.JPG« – Si vous n’y voyez pas d’inconvénients, monsieur Espierre, nous mangeons avec les enfants et les gouvernantes lorsque nous ne recevons pas. » Théophile, ayant assuré que cela ne le dérangeait en rien, suivit son hôtesse et Edmée jusqu’à la salle à manger où il découvrit de jeunes garçons de quatorze et onze ans attendant sagement. « – Monsieur Espierre, je vous présente mes deux derniers fils Joseph et Antoine et leur gouvernante, madame Trumont. » Elle n’avait pas fini qu’entrait une toute jeune fille avec beau nourrisson blond comme les blés. À sa grande surprise, la jeune fille tendit l’enfant à Edmée. « – Celui-ci est le mien, je vous présente Hippolyte. » Théophile se retrouva au milieu d’un repas de famille, ce qui ne lui était pas arrivé depuis sa petite enfance. Il en apprécia de suite l’ambiance, les réflexions des enfants dans leur innocence maladroite le faisaient sourire. Il s’attendrit devant le nourrisson qui avec le plus grand sérieux avalait sa bouillie. À cette ambiance familiale, venait régulièrement se joindre Rose parfois accompagnée de sa fille Hortense, son fils Eugène ayant rejoint l’état-major du général Hoche.

***

Pour Théophile, les choses se passèrent comme prévu par Térésa. Avec l’aide de Rose, elle arriva à influencer Barras et elles l’amenèrent à envisager la restitution de son navire. Mais la manipulatrice avait eu raison, cela prit du temps. Théophile dut faire plusieurs allers-retours entre Bordeaux et Paris pour faire avancer ses affaires des deux côtés. À chaque séjour parisien, il revenait loger rue Saint-Dominique et servait de chevalier de servant aux dames de la maison. Si Théophile était entreprenant en affaires, dès qu’il s’agissait de sentiment, il était paralysé, aussi il proposait chaque fois qu’il le pouvait d’accompagner Edmée partout où elle allait, mais sans jamais montrer le moindre sentiment.

***

Dans le salon de l’hôtel de la rue Saint-Dominique, les quatre femmes prenaient un café, ce qui était un luxe par les temps qui courraient. Madame Hosten-Lamothe avait convié Rose et Térésa à la demande de cette dernière qui pour l’occasion s’était procuré la boisson qui les régalait. Térésa et Rose étaient attendues plus tard dans la soirée pour un diner. Madame Hosten-Lamothe et Edmée, elles, les rejoindraient au bal donné au palais du Luxembourg afin de fêter la victoire de Barras sur l’insurrection des royalistes le 13 vendémiaire. Dans le salon, c’était un vrai conseil de guerre qui se déroulait, Térésa, avec l’aide de ses comparses, profitait de l’absence de Théophile pour faire entendre raison à Edmée. « – Edmée, vous ne pouvez faire languir Théophile plus longtemps. Non, non, laissez-moi poursuivre. Ne me dites pas que vous ne vous êtes pas rendu compte qu’il était amoureux de vous. Il vous suit partout comme un petit chien de compagnie. Vous pensez bien qu’il ne laisse pas ses affaires pour rien. Il n’a nul besoin de revenir aussi souvent pour faire avancer son affaire. » Edmée allait prendre la parole, mais Rose fut plus rapide. « – Vous n’avez pas besoin de l’aimer pour lui céder. Nous savons que vous pleurez encore ce cher Edwin et nous comprenons, mais il vous faut passer à autre chose. » Madame Hosten-Lamothe prit le relais tout en douceur.« – Edmée, il faut avoir les pieds sur terre, épouser par amour est une fantaisie du moment. Théophile n’en demande pas tant. Soyez raisonnable, il vous faut quelqu’un pour vous protéger des vicissitudes de la vie, pour s’occuper de vous et d’Hippolyte. Combien de temps allez-vous pouvoir continuer comme cela ? Malgré la bonne volonté de Térésa et de Rose, nous ne savons pas quand et si l’on vous rendra vos biens. »

Seule Térésa avait compris d’où venait l’argent qu’Edmée utilisait avec parcimonie pour vivre et se loger chez madame Hosten-Lamothe et elle ne savait pas combien elle en avait. Quant à madame Hosten-Lamothe et à Rose, elles supposaient que c’était Pierre-Clément qui subvenait à ses besoins et lui pensait que c’était Térésa. Edmée savait qu’elles avaient toutes raisons, mais elle avait du mal à se faire à l’idée. De plus, il n’était pas question de le prendre pour amant, c’était pour elle une situation trop précaire, quoique fort courante en ces temps. Elle appréciait Théophile, son tempérament calme et pondéré la rassurait. Il ne lui était pas indifférent, mais cela n’était pas un sentiment amoureux. Madame Hosten-Lamothe, qui semblait suivre le cheminement de ses pensées ajouta « – vous n’avez pas à lui mentir, ce n’est pas cela qu’il veut. Il est évident qu’il veut vous protéger. Acceptez-le. Sa situation est stable et confortable. Ce sera une bonne chose pour vous et le petit. »

Princesse_Sophie_Petrovna_Apraxine.jpg

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 18

 

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 016

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épisode 16

 Été 1794, Le mensonge qui sauve

(c) Cambridge City Council; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Fin du mois de mai 1794.

Il y avait chaque jour de nouveaux arrivants à la prison des Carmes. Le chevalier Edwin Saint-Aubin-du-Cormier, ce jour-là, était de ceux-là. Il avait fait partie de ce que l’on commençait à appeler la chouannerie. Il n’avait rien contre la révolution qui désirait l’égalité, il était un membre pauvre de l’aristocratie Bretonne, ni contre le roi dont il respectait le pouvoir, mais comme beaucoup de ses compatriotes, il avait été choqué par la Constitution civile du clergé réprouvé par le Pape. Ce fut donc naturellement qu’il rejoignit le marquis de La Rouërie, et la conjuration bretonne qui venait de perdre ses droits et qui désirait les recouvrer. Il avait participé à l’attaque de Mellé sous les ordres du chevalier du Boisguy, et avait été de ceux qui avaient chassé les 200 hommes qui occupaient Saint-Brice. Quelques jours plus tard, passé le moment d’euphorie, il avait été arrêté dans le pays de fougères, et avait été conduit à Paris. Il avait tout d’abord été interné au Luxembourg, il y était resté trois mois, mais le manque de place l’avait conduit jusqu’aux Carmes. Il ne se faisait pas d’illusion, il n’y resterait pas longtemps.

Il fut conduit vers sa nouvelle geôle avec virulence et brusquerie par les gardes. Lui faisant traverser la cour, il remarqua, une scène incongrue en ces lieux. Une madone d’une beauté à couper le souffle berçait un nourrisson dans ses bras. Il devait rêver, il s’arrêta de stupeur et fut poussé avec rudesse plus avant. Il ne put s’empêcher de se retourner vers ce qu’il avait pris pour une apparition. Il croisa le regard translucide plein de compassion de la jeune mère. Il se surprit lui-même en pensant à autre chose qu’à son devenir.

Portrait d'Étienne Maurice Falconet.jpgSes gardes l’ayant libéré de leur présence, Edwin revint vers la cour. Il voulait revoir son apparition. Elle n’était plus là. Il parcourut les cours et préaux qu’il pouvait atteindre, mais la jeune femme n’était nulle part. Il avait dû rêver. Étant seul, il fut approché par d’autres prisonniers qui aspiraient à avoir des nouvelles du dehors. Il fut très vite entouré par plusieurs personnes qui, à défaut d’être intéressées par son histoire, appréciaient la nouveauté. Il se méfia tout de même et ne donna pas trop de détail sur ce qui l’avait amené jusqu’à la prison des Carmes, il ne doutait pas un instant qu’il y ait parmi son auditoire des individus mal attentionné. Il savait que sa fin était proche, mais il ne tenait pas à l’abréger outre mesure.

L’heure de la soupe fut annoncée par le son d’une cloche, il fut entraîné vers l’un des préaux qui servaient de réfectoire. Une vingtaine de tables avec bancs pouvant permettre à huit personnes de s’attabler occupaient l’espace. Il fallait faire plusieurs services afin d’en laisser l’usage à tous les prisonniers. Edwin fut l’un des premiers servi. La nourriture était sans saveur et permettait à peine de se sustenter, mais cela le laissa indifférent tant il était habitué aux rations militaires. Comme ses compagnons de table se levaient pour laisser le champ libre aux suivants, il vit arriver trois jeunes femmes remarquables par leurs grâces et se détachant du groupe qui les entouraient. Comme il restait hébété, un de ses comparses le bouscula pour le sortir de son éblouissement et ajouta. « – C’est vrai, elles font ça à tous, mais peu en profitent. » Edwin sorti de sa stupeur, la remarque l’avait choqué, non pas qu’il fut collet monté, mais parce que parmi les trois jeunes femmes il y avait celle qu’il identifiait à une madone. Il se força à réagir, ne voulant pas passer pour un puritain ou un niais. Il s’obligea à suivre ses comparses de table et à sortir du préau. Il demanda toutefois avant de quitter son interlocuteur s’il savait qui était la jeune femme aux yeux si clairs. Il obtint pour toute réponse. « – C’est une créole ayant lardon à ses basques ». Il ne fit aucune remarque, mais il ne s’éloigna pas du réfectoire, attendant que la jeune femme qui le subjuguait en sortît. Il ne savait nullement ce qu’il allait faire. Il se trouvait idiot, pourtant il avait déjà eu des aventures féminines, mais il n’avait jamais ressenti cette attraction subite qu’il ne pouvait ni s’expliquer ni contrôler. Il trouva le temps long. Leur souper n’en finissait plus. Il n’osait entrer à nouveau dans la salle de peur de se faire remarquer. Il l’avait peut-être manqué dans le va-et-vient continuel à cette heure, ou alors était-elle sortie par une autre voie. Dans les cours, les gardes allumaient les flambeaux, la nuit tombait. La soirée était douce, les prisonniers se promenaient dans la cour et dans les jardins, il n’était pas question pour eux d’aller s’enfermer dans leurs geôles. Les uns s’installaient pour jouer aux cartes, d’autres s’isolaient pour quelques moments de tendresses, beaucoup se contentaient de converser.

Il allait se décourager quand il vit tout d’abord le général Hoche prendre par le bras l’une des trois jeunes femmes et s’éloignait avec elle. Les deux autres, dont la madone qui le captivait, bras dessus bras dessous se dirigèrent vers le jardin. Il ne savait que faire à part la contempler et les suivre, elle et sa compagne. « – Edmée, ne vous retournez pas, mais je crois bien que vous avez un admirateur. Allons nous asseoir sur un banc afin de nous rendre compte à quel point ? » Edmée ne contraria pas Térésa, elle aussi avait vu le jeune homme qu’elle supposait militaire au vu de sa vêture et savait que c’était effectivement elle qu’il suivait. Une fois assises, comme si de rien n’était, elles examinèrent le jeune homme. Edmée le trouvait charmant avec ses cheveux blonds tombant sur son front et ses épaules. Engoncé dans son habit, il n’avait pas l’air bien vieux, plus âgé qu’elle bien sûr, mais guère plus. Edmée l’avait reconnu de suite, c’était celui qu’elle avait vu arriver, encadré avec fermeté par des gardes. Elle avait été surprise de voir comme ils le malmenaient. Pendant que les pensées d’Edmée enveloppaient de son attention le jeune breton, Térésa parlait, faisant semblant de ne pas s’intéresser à l’admirateur planté comme un piquet à l’entrée du jardin. De là où il était, il ne pouvait entendre ce qu’elle chuchotait. « – Ne le regardez pas Edmée. Il va trouver cela facile et vous n’y gagnerez rien. Vous n’êtes pas du genre à vous donner comme cela. » La jeune fille sursauta quand elle comprit ce que lui expliquait sa compagne. Elle était très loin de cela, elle ne se choqua pas, elle savait pourquoi Térésa tenait ce discours. Avec la peur de mourir demain, beaucoup se laissaient aller au plaisir de la chair et cela sans retenue. Sa compagne semblait y résister, mais elle la devinait discrète, quant à Rose, elle s’était énamourée de son général et derrière ce fragile sentiment se cachait le besoin de sécurité. Elle-même ne cherchait rien, et ne remarquait pas l’intérêt que les hommes lui portaient. Elle mettait sans vraiment le vouloir une distance entre eux et elle. Elle se satisfaisait de l’affection que lui portaient ses nouvelles compagnes et de l’amour qu’elle avait pour son enfant. Grâce à ses amitiés, elle était toujours entourée de nombreuses personnes. Pierre-Clément ne pouvait lui rendre visite trop souvent. Il ne voulait pas attirer l’attention des gardes et par leur intermédiaire le tribunal révolutionnaire sur elle, mais par l’intermédiaire de Berthe il apportait de son mieux de l’aide, de l’argent, des paniers de victuailles et des nouvelles. Les journées passaient avec la peur de voir partir ceux auxquels elle s’était attachée. Elle savait que ce n’était pas son destin. Son intuition avait été confirmée par les dires de Marie-Anne Lenormand avec qui elle avait eu une longue conversation et, si cela n’avait été point suffisant pour la rassurer, Pierre-Clément lui avait assuré, bien qu’il ne puisse la faire sortir de là, qu’elle n’avait point de dossier à charge contre elle. Joseph n’avait pas été jusque-là. Mais il y avait les autres, ceux auxquels elle s’était liée. À chaque appel c’était toujours la même lourde angoisse « – Qui serait en partance pour le funeste voyage ? »

Le jeune homme bougea et sembla décidé à venir vers elles, le cœur d’Edmée se mit à battre la chamade. Elle se trouva insensée de se mettre dans cet état, tout ceci était nouveau pour elle. Il fut arrêté dans son élan. La nuit était tombée, la cloche appelait les prisonniers, elle leur commandait de rentrer dans leurs geôles. Elle égrenait son ordre et résonnait à tout vent. Chacun dut partir pour des lieux opposés. « – Ne vous inquiétez pas, Edmée, il reviendra à la charge. En attendant, il serait bon de se renseigner sur son pedigree, bien que par les temps qui courent cela n’ait pas grande importance.

– Mais Térésa, je ne veux rien de ce monsieur.

– C’est possible, ma chère, mais lui il veut quelque chose, et si je puis dire, vous avez tous les atouts en main.

DBlSE9yXoAAlY22.jpgEdmée ne rajouta rien, elle savait qu’elle ne serait pas écoutée, pas même entendue. Les remarques assurées de son amie la troublaient, elles avaient un écho en elle qu’elle n’arrivait pas à repousser. Elles rejoignirent leur dortoir et leurs compagnes de chambrée, Rose de toute évidence ne serait pas des leurs pour cette nuit. Elle profitait des avantages de son amant qui était un des rares à avoir ce que l’on pouvait appeler une chambre. Elle se coucha sur sa paillasse et se retourna vers le mur lépreux. Elle mit du temps à s’endormir, pénétré par le souvenir du jeune homme. Elle fit une multitude de rêves confus où passé et présent se mélangeaient, dans le dernier vint s’imposer l’Éthiopienne. Elle en fut aussi contente qu’étonnée. Cela était signe de changement, il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas été en lien avec son aïeule. Cette dernière s’excusa de l’enfer qu’elle avait subi, mais elle n’avait pas pu tout lui éviter. Il y avait aussi les lois de la destinée que l’on ne pouvait contrarier, et son fils devait venir au monde, quel qu’en fût le chemin. Elle fut réveillée par la cloche alors que l’Éthiopienne lui conseillait d’accepter ce que lui proposerait le jeune militaire. Décidément, cette dernière serait toujours énigmatique, à moins que ce soit ses désirs intérieurs qui faussaient le souvenir de son rêve.

Elle se leva et comme tous les matins elle suivit Térésa et ses autres compagnes jusqu’à la fontaine du jardin ouvert aux femmes. Elle y fit sa toilette. Elle s’accrochait, comme sa compagne à ces gestes coutumiers qui la maintenaient dans la réalité, dans la vie. Elle attachait sa lourde chevelure après l’avoir longuement brossé quand Rose les rejoignit. Elle semblait légère, presque heureuse de vivre, Térésa, tout en se moquant d’elle, lui en fit la remarque. Rose haussa les épaules et répliqua qu’il fallait bien profiter de la vie. Ce qui semblait léger était empreint d’une lourde angoisse. Térésa spontanément l’embrassa sur la joue, et lui assura qu’elle avait raison. Personne ne rajouta quoi que ce fut, car tous savaient ce qu’il y avait derrière ces mots. De son côté, Marie Hosten-Lamothe s’occupait de Désirée qui comme chaque matin avait ses nausées. Une fois remise et toutes rafraîchies et rajustées, les trois amies et leurs compagnes nonchalamment se dirigèrent vers leur déjeuner du matin. Elles rejoignirent leurs comparses masculins qui faisaient déjà la queue pour obtenir leur bol de soupe claire. La journée serait calme, certains détenus savaient déjà qu’il n’y aurait pas d’appel ce jour-là, alors chacun cherchait déjà comment s’occuper.

Edmée, pour la première fois, ne commença pas par attendre l’heure des visites et la venue de son enfant, mais intriguée par l’intérêt que lui avait porté le jeune homme, elle se mit à espérer sa présence. Elle n’eut pas à attendre longtemps. Dès qu’elle croisa son regard, elle baissa les yeux rougissant d’émois. Le jeune homme se mit à tourner autour d’elle sans s’approcher à l’amusement des amies de la jeune fille qui n’étaient plus habituées à ce genre de comportement. L’urgence du moment rendait hommes femmes plus audacieux, voire plus impudents. Rose, ne perdant pas de temps, avait glané quelques renseignements. « – Mes chéries, c’est un Breton, il était sous les ordres du marquis de La Rouërie jusqu’à son décès.

– Mais pourquoi a-t-il été fait prisonnier ? intervint Térésa.

Après la mort du marquis, il est resté au sein de la coalition contre la Convention.

– Mais pourquoi sont-ils contre la Convention ? demanda Edmée qui ne perdait pas un mot de la conversation.

– Monsieur de La Rouërie, pourtant opposé à l’absolutisme, c’était même un héros de la guerre d’indépendance américaine, a rallié la contre-révolution à la suite de la suppression des lois et coutumes particulières de la Bretagne.

– Mais alors il n’a aucune chance de s’en sortir. Laissa tomber Edmée d’une voix blanche.

Rose passa son bras autour des épaules de la jeune fille. « – Personne n’est à l’abri d’un miracle. » Les trois jeunes femmes savaient qu’elles ne pouvaient rien ajouter, toutes savaient qu’il n’en fallait pas tant pour monter les marches macabres de la faucheuse. L’heure des visites interrompit leur conversation. Edmée se leva le cœur lourd. Décidément, rien ne lui laissait oublier leur situation. Elle se dirigea vers la salle des visites, passant devant le jeune breton, lui souriant inconsciemment. Il resta illuminé.

François-André Vincent (1746-1816). Portrait de Mademoiselle Marie Gabrielle Capet (1761-1818).jpgBerthe venait de rentrer dans le lieu, elle tendit le petit Hippolyte à sa mère et s’assit à côté d’elle. Renouant le lien chaque fois arraché, l’enfant retrouvait la chaleur du corps de sa mère pour le bien-être des deux. La nourrice se mit aussitôt à lui donner des nouvelles de l’extérieur. Les deux femmes s’accordaient bien. Les premiers instants de timidité passés, Berthe s’était laissée aller à son tempérament chaleureux et plein de compassion pour Edmée dont elle était l’aînée de cinq six ans, et qu’elle couvait. Ce fut par Berthe qu’elle apprit les problèmes de Pierre-Clément. Elle lui expliqua que les détracteurs de son protecteur s’ingéniaient à lui porter tort en brandissant à la tribune un exemplaire d’un discours qu’il avait écrit contre le fanatisme et la superstition. Elle avoua qu’elle n’avait pas bien compris, toujours est-il que dans son pays, sa famille s’employait à récupérer et à détruire le maximum d’exemplaires du fâcheux libelle. Comme Edmée s’inquiétait de cette nouvelle, Berthe la rassura, monsieur Laussat avait des appuis bien placés. Comment savait-elle tout ça ? C’était un mystère pour Edmée. La nourrice enchaîna sur d’autres nouvelles, qui tenaient plus du ragot que de l’information. Deux heures s’étant écoulées, Berthe dut partir. Avec tristesse, une fois encore, Edmée regarda partir son enfant dans les bras de sa nourrice. Comme elle s’apprêtait à sortir de la salle pour aller rejoindre ses amies, elle fut arrêtée par la voix grave de son admirateur. « – Excusez mon effronterie, mais voilà un bel enfant, son père doit en être fier. » Elle ne put s’empêcher de répondre avec une certaine agressivité qui ne décontenança pas le curieux. « – Il ne l’a jamais vu, il est mort.

– Excusez mes propos, ils sont bien mal à propos, je ne voulais en aucun cas vous froisser.

– non, non, ce n’est rien. À votre tour de bien vouloir m’excuser pour mon ton déplacé.

– Arrêtons de nous excuser, commençons donc par nous présenter, à moins que vous préfériez un interlocuteur pour cela.

Edmée sourit « – Nous ne sommes pas à la cour. Je suis Edmée Vertheuil-Reysson et à qui ai-je affaire ?

– Edwin Saint-Aubin-du-Cormier. Pour vous servir. Si je ne suis pas trop curieux, vous aviez bien l’air soucieuse en quittant votre enfant. Aurait-il un problème ?

– Hippolyte ? Non, il va bien. C’est pour un de mes amis que je m’inquiète.

La glace avait fondu avec ces quelques échanges, ils conversèrent toute la journée comme s’ils s’étaient toujours connus. Ils ne s’arrêtèrent que pour faire les présentations avec Térésa et Rose puis avec tout leur entourage. Ils se racontèrent leurs vies, échangeant des bribes de souvenirs tissant un écheveau qui les liait petit à petit. Le soir venu, ils se quittèrent avec difficulté. Cette nuit-là, Edmée rêva d’une fin heureuse que seule la réalité de la cloche du matin vint interrompre.

Sous l’œil protecteur de Rose et de Térésa, l’idylle d’Edmée et d’Edwin grandit au fil des jours. Elles étaient attendries tant le sentiment, qu’elles voyaient se développer entre les deux jeunes gens, semblait pur et fort. Elles étaient tristes, car elles ne concevaient pas une fin heureuse à cela, mais au moins Edmée était momentanément rayonnante et c’était cela de pris dans cette vie de misère emplie de peur.

Edmée n’était pas inconsciente, elle acceptait ce qui se passait. Ne pouvant réfréner ce qu’elle ressentait, elle laissait son sentiment grandir pour le jeune homme qui le lui rendait avec passion tout en sachant que ce n’était qu’un bonheur fugitif, mais aurait-elle dû refuser ce qui mettait un baume à tant de violence et de malheur ? Elle n’en était pas capable. Comme c’était sans lendemain, l’un comme l’autre en était sûr, c’était sans pudeur, sans crainte qu’ils se découvraient. Ils se livrèrent sans commune mesure, ne cachant rien ou presque à l’autre, Edmée avait seulement omis de dire à son amant, car l’un pour l’autre il l’était insensiblement devenu, qu’elle avait du sang noir. L’avait-elle fait sciemment ? Elle l’aurait réalisé qu’elle n’en aurait pas été sûre. C’était pour elle une autre vie, une autre personne. La seule chose qui l’a ramené à Zaïde était les apparitions de l’Éthiopienne.

Attribué à Aleksander KUCHARSKI (1741 - 1819), 1793, Portrait présumé de Monsieur Barbot.jpgTout le monde s’habitua à les voir ensemble. Elle le présenta à Pierre-Clément. Bien que méfiant, peut-être un peu jaloux ou trop protecteur, il donna sa bénédiction. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Il s’était bien apprêté à faire quelques mises en garde, mais quelles valeurs auraient-elles eues par les temps qu’ils subissaient ? À quoi cela aurait-il servi ? Tout moment de quiétude était bon à prendre, aussi fugace fût-il. Il se renseigna sur Edwin et ce qu’il apprit était en sa faveur si ce n’est qu’il ne se battait pas du bon côté. De toute façon y avait-il un bon côté ? pensait Pierre-Clément. Le général Hoche en était le parfait exemple, militaire brillant qui malgré ses victoires pour la convention était enfermé par peur de sa notoriété. Quelques jours après sa présentation à Edwin, Pierre-Clément revint raconter la fête de l’être suprême en détail à Edmée afin qu’elle puisse en faire le compte rendu à ses amis.

Après avoir quitté Pierre-Clément, elle fit le compte rendu à Rose et Térésa qui avaient attiré leur entourage afin d’écouter. La conteuse se retrouva entouré d’un petit groupe, constitué d’Alexandre de Beauharnais et sa jolie maîtresse, mademoiselle de Custine, madame Hosten-Lamothe, Désirée et son époux, le général Hoche et quelques autres amis de ce dernier. « – Vous n’êtes pas sans savoir qu’ordonnancé par Jacques-Louis David, le début de la fête s’est déroulé autour du bassin rond à l’extrémité du jardin des Tuileries. Sur ce bassin, une pyramide avait été élevée, elle représentait un monstre, l’Athéisme entouré de l’Ambition, de l’Égoïsme et de la fausse Simplicité. La foule venue communier à ce grand spectacle, il faut le dire, était immense, mais il ne pouvait en être autrement. Robespierre était revêtu d’un habit bleu céleste serré d’une écharpe tricolore. Il tenait un bouquet de fleurs et d’épis à la main, c’était un peu grotesque d’après Pierre-Clément. Il a mis le feu à cet ensemble démasquant, une fois brûlée, une statue de la Sagesse, ce qui émerveilla tout un chacun. Ensuite, il marcha en tête d’un cortège des Tuileries au Champ-de-Mars. L’hymne à l’Être suprême, écrit par le poète Théodore Desorgues, fut chanté par la foule sur une musique de Gossec. Cela aurait pu être magnifique, mais pendant la cérémonie, les bavardages ont remplacé les chants, puis des moqueries ont fusé. La foule a refusé de marcher au pas même dans la troupe des députés. Le ridicule de la cérémonie a fini par susciter des ricanements de plus en plus nombreux jusque dans l’entourage de l’Incorruptible. Celui-ci s’en est aperçu, et il a mal dissimulé son ressentiment.

– C’est bien fait ! – s’exclama Térésa – C’est le début de sa fin.

– Puissiez-vous dire vrai mon amie, ajouta Rose.

– Vous exagérez, mesdames, il n’est pas bon de critiquer la Convention, interféra Alexandre de Beauharnais.

– Ce n’est pas la Convention que je critique, c’est ce tyran, car on ne peut pas l’appeler autrement ce salopard de Robespierre.

– Doucement, Térésa, on va nous entendre, chuchota Rose désirant faire taire son amie.

Devant l’agitation, des gardes s’approchèrent et demandèrent ce qui se passait. Le général Hoche calma tout le monde et tous se dispersèrent, persuadés que c’était réellement la fin de Robespierre.

 Les jours passaient, l’idylle entre Edmée et Edwin grandissait, chaque fois que le terrible appel des détenus était fait, le cœur d’Edmée se compressait à éclater, mais le nom du jeune homme n’était jamais sur les lèvres du concierge. Le destin semblait vouloir les épargner, même les appels étaient irréguliers, laissant plusieurs jours de paix entre chacun.

Pierre-Clément vint avec un début d’explication à cette accalmie. Les turbulences secouaient la Convention, lui-même se sentait obligé d’espacer un peu plus ses visites, les altercations, qu’il subissait à la tribune de celle-ci, avaient tourné les regards vers lui, et il ne voulait pas attirer l’attention sur l’objet de ses visites.

Il apprit à Edmée et par son intermédiaire à ses amis que le Comité de sûreté générale mettait à mal Robespierre en rendant publique, une affaire de mystiques, une certaine Catherine Théot qui voyait en lui le Messie. « – Toutefois, Robespierre a vite repris le dessus. Il a convoqué René-François Dumas qui est à ce jour le président du tribunal et Fouquier-Tinville, il leur a réclamé le dossier, qu’il leur a soustrait. » Marie-Anne qui faisait partie de l’auditoire se permit d’intervenir. « – Ne croyait pas qu’il a eu le dessus. Cette affaire l’entraîne vers la chute. Tout va s’accélérer désormais. Quant à cette Catherine Théot, elle n’est pas totalement folle, elle a juste été manipulée, quelqu’un a eu très peur dans l’entourage du tyran et à monter cette cabale. » Personne ne rajouta mot. Personne ne savait quoi penser de cette information, elle donnait trop d’espérance. Certains, parmi eux, savaient qu’ils ne verraient pas la liberté, mais l’espoir de survivre était toujours niché au fond du cœur. Marie-Anne ne mentait pas, mais peut-être, se trompait-elle ? Térésa se mit à espérer que Tallien s’était enfin réveillé, que son amant était pour quelque chose dans cette histoire. Elle n’avait pas de nouvelles de lui, elle avait demandé à Pierre-Clément de l’approcher, mais il n’avait pas réussi.

Deux semaines, plus tard, alors qu’il n’y avait eu aucun mouvement au sein de la prison, Pierre-Clément revint avec une nouvelle qui vint corroborer les prophéties de Marie-Anne. Robespierre avait été traité de tyran lors de la séance houleuse de la veille. Furieux il avait été jusqu’à quitter la réunion et n’avait pas réapparu depuis au Comité. Personne ne savait quoi en penser. Ce soir-là lorsque Edmée quitta Edwin, elle le regarda partir le cœur serré d’angoisse. Marie-Anne perçut l’émoi de la jeune fille. « – Edmée prenait tout ce qu’il vous donne. Il va vous faire un cadeau surprenant. Acceptez-le pour vous et pour votre enfant. N’en espérez pas plus. » Edmée sursauta au son de la voix de la pythonisse. « – Laissez-moi Marie-Anne. Je suis fatigué de tout ça ! » Elle avait sans s’en rendre compte élevé la voix et attiré l’attention de Térésa et Rose qui les suivaient vers les dortoirs des femmes. « – Qu’y a-t-il, Edmée ? Que vous a dit Marie-Anne ?

– Rien que je ne sache Rose. Mais c’est déjà trop. La jeune fille ne dit plus rien. Elle entra dans leur dortoir, installa sa couche et s’allongea. Aucune n’osa la déranger, Rose comme Térésa avaient compris que Marie-Anne avait prédit un désastre, et l’une comme l’autre refusait d’en savoir plus. Demain serait un autre jour.

Bien sûr qu’Edmée savait, elle ne pouvait ignorer que le moment tant craint s’approchait. Edwin allait lui être enlevé. Elle avait entrevu au-dessus de sa tête un être de lumière essayant de se matérialiser, cela avait été un choc, elle n’en avait pas vu depuis si longtemps. Elle avait fini par croire qu’ils s’étaient détournés d’elle. Elle avait été souillée de façon si immonde. Elle avait entendu dire que perdant leur virginité, de jeunes voyantes avaient perdu leurs dons. Elle avait donc été surprise de deviner, dans l’air du soir, s’intensifier une forme floue qui n’avait pu prendre consistance, au-dessus de son aimé. Elle mit longtemps à s’endormir, mais quand ce fut fait, elle passa d’un rêve à un autre. Au travers d’eux l’Éthiopienne essaya de venir à elle, elle la repoussa. Elle refusa le contact. Elle ne voulait pas de confirmation du drame à venir, elle refusait tant bien que mal l’impensable. De fuite en fuite, elle se retrouva pourchassée par des ombres qui semblaient la guider de rêve en rêve. Elle fuyait à travers une forêt dense et sombre dans les méandres d’un labyrinthe végétal touffu, plein de sons et d’êtres invisibles, elles couraient à perdre haleine, levant du mieux ses jupes et jupons qui freinaient sa fuite. Elle chuta, elle se releva, elle prit un sentier sur la droite, à une enfourchure devinant d’un côté une présence elle prit à gauche. Son cœur battait la chamade, c’était comme dans les cauchemars de son enfance. Elle sentit le sentier monter. Elle se retrouva devant une colline qu’il lui fallait gravir. Elle devinait des présences derrière elle, prêtes à fondre sur elle. La pente était rude, elle était obligée de s’accrocher à la végétation qui rampait sur elle. Elle ne voyait que peu de choses, les arbres gigantesques obscurcissaient le décor alentour. Elle fuyait, elle ne réfléchissait pas, coûte que coûte il lui fallait atteindre le sommet, elle savait que c’était là qu’elle serait en sécurité, là, à la lumière qu’elle devinait plus qu’elle ne la percevait. Ses forces vacillaient. Elle s’accrochait. Elle ne pouvait ne pas réussir, il y avait son enfant, elle se devait de survivre. Cette idée lui donna un regain de force, d’énergie et de courage. Elle leva la tête, elle aperçut au-dessus de la colline, qui semblait toujours plus haute, un halo de lumière. Elle ne pouvait abandonner, il lui fallait continuer, poursuivre l’escalade. Son fils, ne pas abandonner Hippolyte, poursuivre, arriver au sommet. Elle ne pouvait l’abandonner, le laisser seul. La lumière devenait de plus en plus étincelante, elle semblait retenir dans la nuit les forces maléfiques à sa poursuite. La pente devint moins forte, elle avait atteint le sommet. Elle reprit son souffle, elle tapota machinalement ses jupes et rejeta sa chevelure. Levant les yeux, elle découvrit un autel dressé, entouré de quatre colonnes, avec pour seul toit un ciel bleu. Craintive, intriguée, elle s’en approcha, il était de marbre blanc avec une croix dessus, elle sentait, elle savait qu’elle devait l’atteindre pour être sauvée. Elle allait le toucher quand une cloche, la cloche sonna. Elle s’accrocha au rêve, mais c’était trop tard, tout s’effaçait dans une image floue, son cœur se serra. Elle ouvrit péniblement les yeux, ses pensées encore pleines de ses rêves, ses amies rangeaient déjà leurs paillasses. Edmée était lourde de fatigue, de désespoir. Son âme était restée au fond de ses songes. Elle se leva, son corps brisé de courbatures, elle semblait avoir lutté toute la nuit. Ses amies ne dirent rien, elles l’attendirent patiemment. Edmée grimaça un sourire et les suivis.

***

Jacques Cathelineau (1759-1793), généralissime vendéen. 2.jpgÀ peine arrivées dans la cour, elles trouvèrent Edwin, qui déjà les attendait. Il était, à l’encontre de celle qu’il aimait, il était radieux. Il semblait illuminé. Cela décontenança Edmée. « – Il faut que je vous parle, j’ai quelque chose de très important à vous dire. J’ai fait un rêve étrange qui m’a éclairé, il faut que je vous dise ce qu’en moi il a suscité. » Tout en lui parlant, il l’entraîna. Rose et Térésa étaient consternées. Edmée se retourna tristement vers ses amies, qui sans savoir exactement ce qui l’en retournait ressentaient son désarroi. Elle le suivit, il l’amena jusqu’à un banc dans un coin de la cour. Elle n’avait pas dit un mot, agité par ce qu’il avait à lui dire, il ne s’en était pas rendu compte. « – Edmée ! Mon adorée ! Dans ce rêve, nous étions tous les deux dans un jardin merveilleux, il était extraordinaire de beauté. À chaque pas que nous faisions, les fleurs jaillissaient de terre et ouvraient leurs corolles multicolores sous nos yeux émerveillés. Je n’avais jamais autant vu de fleurs si incroyables. Elles nous faisaient une haie d’honneur de chaque côté d’un sentier qui nous menait tout droit en haut d’une colline sur laquelle se trouvait un autel. Edmée, non ! Ne dites rien, écoutez-moi jusqu’au bout. Je ne me fais pas d’illusion, mon temps est compté, nous le savons, l’un et l’autre… Chut ! Mon aimée, ne pleurait pas, écoutez-moi s’il vous plait. Voilà ma demande. L’autel, c’était le symbole d’une évidence. Évidemment, cela n’a de valeur que l’honneur, mais je n’ai plus que cela. Je vous offre un nom honorable, mais aucune fortune n’y est attachée. Je vous aime Edmée, plus que je n’ai aimé personne, c’est donc un grand honneur que vous me ferez en portant mon nom et en acceptant que je le donne à Hippolyte ! Laissez-moi vous laisser cela, je resterai comme cela toujours auprès de vous. » Edmée le regardait, interloquée. Que pouvait-elle répondre ? Du fond de ses pensées lui revinrent les conseils de l’Éthiopienne et de Marie-Anne, acceptez son cadeau aussi impensable qu’il soit. Oui, il était impensable, inattendu, surtout dans ses lieux, mais elle ne pouvait lui dire non, il semblait être si heureux à cette idée. Elle acquiesça, il bondit de joie au milieu de la cour à la surprise de ceux qui les regardaient. Septiques Térésa et Rose se regardèrent. Marie-Anne leur glissa qu’elles étaient de mariage. Les deux jeunes femmes la regardèrent comme si elle était folle.

***

L’organisation du mariage ne fut pas chose facile. Il fallut tout d’abord trouver un membre du clergé constitutionnel qui voulut bien célébrer un mariage dans une prison et cela en toute discrétion. Monsieur Boisloux comme Pierre-Clément insista pour que cela restât le plus possible secret, car il ne fallait en aucun cas attirer l’attention du tribunal révolutionnaire. Si Pierre-Clément ne pensait qu’à Edmée, le concierge Boisloux lui avait une autre crainte qu’il ne tenait pas à expliquer même à son épouse qui était toute joie à l’idée de la cérémonie. Son beau-frère maître Bault avait appris par une source sure qu’après la prison du Luxembourg, le comité de salut public avait l’intention d’opérer une purge avec comme prétexte une supposée conspiration, à la prison des Carmes. C’était un certain Armand Herman, ami de Robespierre qui orchestrait l’opération. Pour l’instant, il ne connaissait ni le nombre ni les noms des détenus concernés, mais il ne faisait pas d’illusion, il fallait aller vite.

Tout fut organisé pour le 16 juillet soit le 26 Messidor de l’an 2, Edwin et Edmée, ainsi que Rose, Térésa, Pierre-Clément qui étaient leurs témoins furent rassemblés à l’aube dans l’appartement du concierge. Le prêtre était l’ancien curé de la paroisse qui avait accepté de rendre ce service au concierge Boisloux, il l’avait marié et baptisé lui-même et ses enfants. Pour l’enregistrement, il s’était arrangé avec un membre de sa famille qui inclurait le contrat de mariage au milieu des autres, ce serait chose surprenante si quelqu’un constatait le document au milieu des autres et tant soit peu que cela arriva, rien n’indiquerait où il avait été célébré. La cérémonie fut brève, les consentements échangés, les signatures apposées au document, elle fut conclue. Edmée Vertheuil-Reysson était devenue madame Saint-Aubin-du-Cormier. Dans un document annexe signé du jeune marié, Hippolyte prenait son nom, il était devenu son fils.

***

Après ce fugace moment de bonheur, le répit fut de courte durée. Une semaine, ne s’était pas écoulée, que le concierge Boisloux compris avec l’arrivée de plusieurs charrettes que le bureau d’Armand Herman avait provoqué les dénonciations. Comment s’y était pris le juge du tribunal révolutionnaire ? C’était un mystère, mais l’évidence était là. Un bataillon de garde française était devant la prison, et l’homme qui le convoqua, le capitaine du contingent, tout de suffisance, présenta une liste qui lui sembla exagérément sans fin. Il n’avait d’autre choix que de rassembler tous les prisonniers.

La cloche se mit à tout rompre dans les murs de la prison. Que se passait-il ? Les prisonniers comprirent de suite qu’un drame s’annonçait. La cloche avait le son du glas. Ils se regroupèrent dans l’ancienne église du couvent, où, sur une estrade remplaçant l’autel, visiblement mal à l’aise, le concierge attendait, encadré de gardes. Les cœurs battaient la chamade. Chacun s’accrochait aux siens. Edwin se pencha vers Edmée et lui donna un sourire contrit. Les yeux limpides de la jeune fille plongèrent dans les siens, ils brillaient de la peur certaine que c’était la fin. Devant l’injustice flagrante, les mots ne sortaient pas de la gorge du concierge Boisloux. Comme cela ne commençait pas assez vite à son goût, le capitaine, le sourire mauvais, le bouscula et prit la parole.

« – Nous savons que se cachent des dissidents au sein de cette prison qui prépare un soulèvement contre la Convention. Afin de faire régner la justice et part de là la paix, les citoyens appelés vont rendre compte par leur témoignage de leurs exactions. » Les prisonniers étaient médusés, quel était ce tissu de bêtises ? Chacun se regardait cherchant une réponse dans le regard des autres. Mais aussi absurde que cela fût, il leur fallait se plier à l’injonction, ils n’avaient aucune autre solution. Le temps qu’ils réalisent, le capitaine commença à égrainer la liste des noms.

« – André-Jean Boucher d’Argis 

– François-Charles-Antoine d’Autichamps 

– Louis-Marthe de Gouy d’Arsy

– Joachim-Charles de Soyecourt

– Louis-Armand-Constantin Rohan-Montbazon

– Gallet de Santerre

– Louis de Champcenetz

– Alexandre de Beauharnais

– Edwin Saint-Aubin-du-Cormier…

Marie Antoinette and Mme Elisabeth are told Louis XVI is dead..jpgAu nom d’Alexandre de Beauharnais, mademoiselle de Custine laissa échapper un cri d’effroi et se précipita dans ses bras. Rose s’évanouit, retenue juste à temps par le général Hoche. Quant à Edmée, elle se laissa fondre contre d’Edwin. Le temps, pour elle, s’était arrêté pendant qu’au loin le capitaine continuait sa funeste litanie. Ils avaient une heure pour se dire adieu, car il n’y avait que le mari de Rose pour croire qu’il allait enfin pouvoir se défendre devant le tribunal. « – Maintenant que je vais être jugé, déclarait-il à qui voulait l’entendre, j’aurai enfin la possibilité de me défendre. » La liste n’avait jamais été si longue. Tout semblait s’accélérer. Rose ne pouvait s’empêcher de penser que le lendemain son époux serait sur la guillotine et que la semaine suivante ce serait elle. Elle savait que cela était égoïste, mais elle était une bête acculée. Elle n’avait aucun doute à cela. Les certitudes de Marie-Anne s’étaient envolées laissant la place à la panique. Térésa de son côté sentait la colère monter en elle, que faisait Tallien, avait-il décidé de s’en défaire de cette manière. Elle fulminait d’exaspération.

Les prisonniers en partance pour le tribunal furent appelés. Ils n’y avaient que des hommes, ils se retrouvèrent encadrés et poussés par les gardes. Il fallut retirer Edmée des bras Edwin. Les femmes se précipitèrent contre les grilles. Muettes, elles regardèrent leurs conjoints, leurs pères, leurs frères quitter les lieux. Des larmes silencieuses glissaient sur leurs visages devenus livides. Edmée se précipita dans les étages cherchant une fenêtre donnant sur la rue, mais aucune ne permettait de voir le pavé. Térésa l’avait suivi. « – Edmée aucune ne donne sur la rue, ils les ont murées. Calmez-vous Edmée, doucement, mon petit. » Elle ne put regarder partir le cortège qui lui enlevait à tout jamais celui qui était devenu pour une courte durée son époux et qui avait effacé les horreurs de Joseph. Elle s’écroula, étouffée par le vide qui s’engouffrait en elle. Térésa la prit dans ses bras la berçant comme une enfant.

Le reste de la journée s’écoula en pleurs et en consolations. Trop d’entre eux avaient été touchés par cette fatalité, aucun ne relevait la tête. Certains s’effondraient, d’autres, de façon sporadique, fanfaronnaient, prétendant qu’une fois sortis, ils vengeraient leurs amis, aucun ne relevait vraiment la tête. Plus personne n’avait pour l’heure de mots salvateurs. Un marasme sans espoir était tombé sur la prison des Carmes. Edmée, comme tant d’autres, s’était renfermée sur son deuil. Elle était désespérée, elle réalisait qu’elle avait fini par nourrir un espoir. Elle était perdue, elle ne savait à quoi se raccrocher. C’était trop d’injustice pour elle.

Louise Élisabeth Vigée Le Brun (1755 -1842).jpg

Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 16bis

 

De mensonge en mensonge ou Zaïde de Bellaponté 015

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épisode 015

Mai 1794. Quand la vérité ne sert à rien

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Dans l’ancienne église du couvent des Carmes devenu le vestibule de la prison, l’appel funeste était clos. Un silence lugubre comme à chaque fois tomba sur la triste assemblée telle une chape de plomb puis de façon sporadique les sanglots éclatèrent tout d’abord doucement, discrètement, puis ce ne fut que gémissements et cris déchirants. À chaque fois, c’était les mêmes scènes. Parmi les partants pour la Conciergerie, fatalistes, certains gardaient leur dignité, d’autres s’effondraient, la tension cédait sous le coup de l’annonce, l’attente était finie. Ceux qui voyaient l’un des leurs partir, se précipitaient dans leurs bras criant à l’injustice ou simplement les serraient une dernière fois de tout leur amour exacerbé par la fin de leur destin. Quant aux autres, ceux pour qui ce n’était pas pour cette fois, soulagés, ils essuyaient une larme et gardaient par-devers eux cette chance qui ne durerait peut-être qu’une journée de plus, car le lendemain, ce serait, peut être leur tour d’aller au-devant de la guillotine.

Rose était de ces derniers, elle ne partirait pas pour l’antichambre de la mort, elle ne subirait pas pour cette fois un procès de mascarade qui bien souvent menait directement à la guillotine et très exceptionnellement à la liberté. Après avoir consolé, soutenu, encouragé ceux qui partaient, l’ensemble des prisonniers reprit le reste de leur vie. Ils échangèrent les souvenirs qu’ils avaient de ceux qui demain ne seraient plus. Ils n’avaient pas le courage d’envisager l’avenir. Rose prit le bras de Térésa et ensemble elles se dirigèrent vers la cour, lieu de vie pour la journée. L’une et l’autre étaient là depuis peu.

térésa cabarrusTérésa était la ci-devant marquise Devin de Fontenay née Cabarrus. Elle était là, car à Bordeaux où elle s’était réfugiée, elle était devenue la maîtresse de Jean-Lambert Tallien, le conventionnel chargé de mettre au pas la ville. La liaison d’un conventionnel avec une riche aristocrate avait fait scandale, d’autant que l’on soupçonnait la jeune femme de profiter de sa situation pour écarter de la justice des dissidents, ce qui lui avait fait une auréole de bienfaitrice. Robespierre qui ne pouvait tolérer ces manquements avait fait revenir à Paris Tallien pour se justifier. Térésa Cabarrus l’y avait rejoint. À la suite d’un ordre du Comité de salut public signé Robespierre, Collot d’Herbois et Prieur de la Côte-d’Or, elle avait été à nouveau arrêtée et enfermée à la prison de la Force, puis à la prison des Carmes. Quant à Rose, ci-devant vicomtesse Tascher de La Pagerie, originaire des Trois-Ilets, à la Martinique, elle avait été arrêtée avec Madame de Hosten-Lamothe, Martiniquaise comme elle, chez qui elle logeait, pour s’être exposée assez naïvement pour sauver des royalistes. En France depuis quinze ans, elle avait fait un mariage malheureux avec le vicomte Alexandre de Beauharnais, qui avait tout de même donné deux beaux enfants Hortense et Eugène. Térésa et Rose étaient voisines de dortoir, dans l’ancienne salle à manger de l’hôtel particulier. L’une et l’autre étaient reconnues pour être de jolies femmes, mais si Térésa était intrépide Rose était plutôt émotive et avait une propension à se livrer aux confidences. Elles devinrent rapidement des compagnes, puis des amies. Au seuil de la mort, tout se construisait vite, amitié et amour y naissaient de façon fulgurante.

La scène matinale avait été violente pour tous. Elles avaient le cœur gros, bien sûr, mais il fallait bien continuer à vivre puisque cela était décidé. Elles reprirent le cours de leur vie où la lourdeur de l’épée de Damoclès que représentait la mort qui les guettait alourdissait chaque mouvement, chaque émotion. Elles s’apprêtaient à rejoindre madame de Hosten-Lamothe dont la fille et le gendre venaient d’être incarcérés avec elles, quand passant devant le sas du geôlier, elles furent interpellées par sa femme. Rose sentit ses tripes se crisper d’effroi. « – Citoyenne Beauharnais, excuse-moi de t’interpeller, mais nous venons de faire entrer dans ta geôle une jeunette grosse jusqu’aux amygdales. Si elle a besoin de quoi que ce soit, faites-moi prévenir. »

Les deux jeunes femmes se regardèrent et sans se concerter dirigèrent leurs pas vers leur geôle. Bien qu’elles ne fussent pas autorisées à y résider dans la journée, elles ne trouvèrent personne pour leur barrer le chemin. C’était étonnant, car leurs faits et gestes étaient espionnés à longueur de temps par les gardes. Elles étaient curieuses de voir qui était cette nouvelle prisonnière qui avait, semble-t-il, les faveurs et attentions de la femme du concierge de la prison. De caractère plus volontaire, Térésa poussa la porte de leur geôle, dans laquelle elle et ses compagnes s’entassaient. Bien que ce fut le milieu de la matinée, et que le soleil du début du mois de mai l’éclaira déjà avec vigueur, la cellule était sombre. Rose suivit son amie, mais l’une comme l’autre devinait à peine la forme recroquevillée sur la paillasse placée le long du mur opposé. Elles s’approchèrent et découvrirent une femme qui semblait jeune, vêtue de loque et visiblement enceinte. Rose se pencha pour mieux voir la nouvelle prisonnière, le mouvement fut perçu par celle-ci et tout en se soulevant péniblement elle ouvrit les yeux. « – Mon Dieu, mais je vous connais. Vous êtes la compagne de la fille de Madame de Saint-Martin. » Edmée regarda Rose, la reconnut, elle oscilla la tête, en signe d’acquiescement, mais resta muette. « – Que vous ont-ils fait, mon petit ? Vous êtes dans un triste état. Ne vous inquiétez pas nous allons faire de notre mieux pour vous aider, n’est-ce pas Térésa ?

– Bien sûr, bien sûr, en attendant continuez à vous reposer, vous semblez en avoir bien besoin, nous viendrons vous chercher pour le déjeuner.

Les deux amies quittèrent les lieux, laissant Edmée se rendormir. « – Tu la connais Rose ?

– Oui, j’ai fait la connaissance de cette fille chez ma tante Fanny, elle accompagnait Sophie Dambassis. Elle est créole tout comme moi, de Saint-Domingue si je me souviens bien. Par contre, elle n’était pas mariée alors.

– Elle ne l’est, peut-être, toujours pas ? Ce n’est pas par ce qu’elle est enceinte que c’est le cas.

– Oui, c’est vrai.

***

CarmesConventDoorstep.jpgPourquoi Edmée avait-elle été transférée aux Carmes ? Elle n’avait pas très bien compris les raisons, grâce à un ami à elle, semblait-il. Mais qui pouvait savoir qu’elle était là ? La citoyenne Bault, bien que restant mystérieuse, l’avait rassurée tant bien que mal, cela ne changerait pas grand-chose pour elle, sa sœur était mariée avec le concierge des Carmes, maître Boisloux, elle aurait l’œil sur elle. À l’aube, une voiture l’avait emmenée jusqu’à la prison des Carmes. L’ancien couvent avait perdu son lustre sous les coups de semonce de la révolution. Ces bâtiments situés rue de Vaugirard étaient relativement confortables par rapport à la prison de la Petite-Force. Afin de la rassurer, la citoyenne Bault lui avait assuré que l’on y entassait l’élite de l’aristocratie.

Edmée s’était adossée contre le mur qui portait en négatif la trace des tableaux qui les avaient ornés. Elle découvrait le dortoir dans lequel elle était logée. Cela avait dû être la cellule de quelques couventines. Sur les lambris, elle remarqua, et cela, elle en était certaine, la trace du sang versé lors des massacres de septembre. Elle en eut un frisson de dégoût, son cauchemar n’aurait donc pas de fin. Elle fut sortie de ses sombres réflexions par un coup de pied dans le ventre que lui donna son fils, car elle ne doutait pas que ce fut d’un garçon dont elle allait accoucher. Elle se releva péniblement, elle voulait voir de la fenêtre le décor environnant. Elle découvrit une vaste cour prolongée par un jardin, assez bien tenu, dans lequel déambulait une foule de prévenus, sous le regard circonspect des gardiens. Cela faisait si longtemps qu’elle était seule avec elle-même et son enfant qui croissait en elle, tout ce monde auquel elle allait être confrontée lui faisait peur. Elle se retourna au son de la voix de Rose et de Térésa qui tenaient leur promesse et venaient la chercher. Elles n’étaient pas seules. Il y avait avec elle une femme mûre ayant beaucoup d’allure, et que ses nouvelles compagnes lui présentèrent comme étant Marie Hosten-Lamothe. Elle n’eut pas le temps d’échanger des civilités, une douleur violente venant de son bassin, irradia son dos et ses jambes. Elle blêmit, se mordit les lèvres, elle chercha à s’accrocher. Madame Hosten-Lamothe comprit de suite, elle se précipita et la soutint. « – Rose ! Térésa ! Elle va accoucher ! Vite !

– Térésa va chercher la citoyenne Boisloux, je reste aider Marie.

Quand la femme du geôlier arriva, maintenue par Rose et Madame Hosten-Lamothe, Edmée accroupie avait perdu les eaux et la douleur des contractions était dépassée par une envie irrépressible de pousser. Cela surprit les femmes qui l’entouraient tant l’accouchement se déroulait avec rapidité. Edmée n’avait plus de pensées cohérentes, il n’y avait que la douleur. Cette sensation puissante, aiguë atteignit son paroxysme au moment du dégagement de la tête du nouveau-né. Une perception d’écartement, de déchirure surpassa ses pensées, sa raison et pourtant à leur surprise, nul son ne sortait de sa gorge. La jeune mère était livide, les larmes coulaient sans s’interrompre sur ses joues, parfois ses yeux devenaient vides de ses pupilles, blancs comme ceux d’un aveugle. C’était terrible à voir. Quand la citoyenne Boisloux attrapa presque au vol l’enfant qui s’avérait être effectivement un garçon, une heure ne s’était pas écoulée. Edmée s’écroula, Rose et Marie eurent peine à la retenir. Aidées de Térésa, elles la couchèrent sur sa paillasse logée contre le mur.

***

La citoyenne Boisloux se faisait passer pour ce qu’elle n’était pas. Sa sœur et elle-même étaient les filles du concierge Dumont de la Conciergerie et avaient été élevées au couvent avec une très bonne éducation. Elles étaient sorties, l’une et l’autre, de ce monde policé pour épouser chacune à leur tour le concierge d’une prison de Paris. Le monde des concierges était une vraie corporation qui s’entraidait. Elle avait découvert réellement ce monde en entrant dans le mariage, elle avait été fort choquée à son arrivée par son nouveau lieu de vie qui faisait partie intégrante de la prison des Carmes. Elle y étouffait. Pour survivre à sa nouvelle vie, la fragile jeune fille qu’elle avait été, était devenue une femme mure caparaçonnée d’une apparente dureté que les siens savaient factice. Afin de s’assurer la considération qui lui était dévolue, elle s’était, avec le temps, transformée en femme autoritaire. Entourée qu’elle était d’hommes plutôt grossiers et violents, elle savait se faire respecter et rappeler à tout moment la distance qui lui était due.

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Elle avait demandé à son mari l’autorisation d’installer momentanément Edmée à l’infirmerie de la prison. Le concierge ne s’y était pas opposé, il savait faire plaisir à sa femme et donc à son beau-frère et par les temps qui courraient il valait mieux se serrer les coudes. Ne voulant pas mêler le chirurgien de la prison, qui, il le savait, informait le Comité de tous ses faits et gestes, il fit venir à la nuit le médecin de famille en qui il avait toute confiance. Il serait toujours à temps de dire, s’il venait à l’apprendre, qu’il n’avait point voulu l’importuner si tard. Le médecin de la famille Boisloux et Bault vint donc ausculter la mère et l’enfant. Il put rassurer la citoyenne Boisloux, les deux se portaient bien, ce qui était un miracle au vu des circonstances. Il conseilla un bain pour la mère, son état de crasse pouvant engendrer quelques infections, et préconisa une nourrice pour l’enfant, la mère était trop faible pour l’allaiter. La citoyenne Boisloux, sur ce dernier point avait déjà fait le nécessaire, plus exactement, c’était sa sœur la citoyenne Bault qui avait trouvé une jeune mère dans le quartier qui avait accepté l’office. Il n’était pas question d’envoyer à l’hospice le nourrisson que la mère avait aussitôt prénommé Hippolyte. C’était le premier son qui était sorti à nouveau de sa gorge.

Retirer l’enfant à la mère fut un déchirement. Cela se fit au petit matin avant que la prison ne reprenne vie. La citoyenne Bault ayant appris la nouvelle par sa sœur, se présenta avec la nourrice à l’infirmerie. Il fallut rassurer Edmée, la raisonner avec mille précautions pour lui enlever son nouveau-né des bras. L’enfant avait faim, il n’avait pas été nourri depuis sa naissance. Il finit par brayer tout ce qu’il pouvait, réclamant sa pitance et surprenant tous ceux qui l’entendaient. Un cri d’enfant dans la prison, il y avait de quoi étonner. Edmée céda devant le besoin de son fils. La nourrice le prit et dégageant sa blouse lui donna le sein, sur lequel il tira séance tenante avec virulence tant il était affamé. Quand il fut sustenté et endormi, madame Bault et la nourrice, l’enfant dans les bras, quittèrent les lieux, laissant un vide viscéral à l’intérieur de la jeune mère. La citoyenne Boisloux assura à Edmée que dès le lendemain la nourrice viendrait la visiter avec le nourrisson et ainsi tous les jours, jusqu’à sa sortie. La femme du tenancier de la prison ne doutait pas d’une possible délivrance.

***

Deux jours plus tard, raccompagnée par la citoyenne Boisloux, après l’avoir vêtue de propre, d’une jupe et d’un corsage, Edmée retrouva Térésa et Rose qui aussitôt la prirent en main. Avec elles, elle découvrit les nouveaux lieux dans lesquels elle allait devoir vivre. Elles lui expliquèrent qu’il y avait deux sortes de prisonniers, ceux à la pistole et les autres ; la première catégorie dont elles ne faisaient pas partie, était la plus chanceuse, car la plus riche. Ses membres avaient droit à des chambres à quatre lits, dont certaines avaient une cheminée. Mais comme il y avait de plus en plus de prisonniers, ils perdaient petit à petit leurs avantages. Quant aux autres, ils occupaient des dortoirs dont les lits, de simples matelas équipés, d’un traversin et d’une couverture, étaient relevés dans la journée. Chaque section avait sa cour et son préau pour permettre la promenade en tout temps, ainsi qu’une fontaine. La prison possédait deux chapelles et, pour ne pas mélanger hommes et femmes, deux infirmeries, ce qu’Edmée avait pu constater.

Madame Roland en prison Sainte-Pélagie.jpg

Sous leur préau, Térésa lui présenta les princes de Montbazon et de Salm, le marquis de Gramont, les comtes de Champagnetz et d’Autichamp, ce dernier frère d’un chef vendéen insurgé, et quelques dames de la haute société. Entre son récent accouchement et la foule qui l’entourait, Edmée fatigua vite. Elle réclama à s’asseoir. Rose s’excusa de ne pas y avoir pensé plutôt, toute contente de la voir à nouveau sur pied. Elle la dirigea vers un banc installé à l’ombre d’un châtaigner lui expliquant qu’il était encore inoccupé, car la soupe du matin allait être servie, et tous étaient sous le préau à attendre sa venue. Térésa était partie au-devant chercher leurs pitances. Edmée sourit pour toute réponse. Elle se mit à observer ce qui l’entourait. Une foule de prisonniers se croisait dans les cours et jardins de la prison sous l’œil suspicieux des gardes. Elle ne sentait pas ces derniers spécialement malveillants, mais plutôt à l’affût de tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire. Elle remarqua que certains prisonniers semblaient même en bons rapports avec certains. Elle devina quelques trafics. Elle était intriguée par ce qu’elle remarquait. Mise au secret à la Petite-Force, elle n’avait pas encore connu ce côté du milieu carcéral. Térésa qui était arrivée avec les bols de soupe se mit à commenter avec humour. « – Vous savez Edmée, la plupart de ces personnes sont des aristocrates, le débraillé semble être désormais de mise. Je suppose que le manque d’intérêt pour le paraître vient de la perspective d’avoir bientôt à affronter l’accusateur public ? Il faut reconnaître qu’il est difficile de se tenir un tant soit peu propre. Je les ai pour beaucoup connus auparavant et je peux dire que le vernis original s’est quelque peu écaillé. La peur a pris le dessus. Presque tous, du prince au baron, y compris les dames, font fi de leur tenue et de l’hygiène la plus élémentaire. Certains sentent le renard et vivent dans la crasse, sans souci de dignité, ils semblent avoir abandonnés, ce qui n’est pas excusable, encore moins le laisser-aller général. Beaucoup s’expriment désormais en langage vulgaire, s’enivrent et se ruinent aux cartes. Ils sont évidemment quelque peu excusables, beaucoup pensent n’avoir plus rien à perdre.

– Et, avez-vous parlé des relations charnelles à l’avenant ? Avez-vous prévenu votre nouvelle amie que certains profitent de la relative liberté qui nous est consentie pour donner libre cours aux instincts les plus bas et que la nuit venue, ils ne daignent même pas se cacher ?

Portrait_of_Mlle_Lenormand_from_The_Court_of_Napoleon.jpgL’interpellation faite sur le ton de la moquerie venait d’une jeune femme assez jolie. Edmée l’avait sentie venir avant que de la voir. Ce fut Rose qui lui répondit en riant. « – Voyons Marie-Anne, vous allez offusquer notre amie. Mais commençons par le début, Edmée, je vous présente mademoiselle Lenormand, une cartomancienne de renommée. Ses prédictions font parfois grand bien. Enfin pour Térésa comme pour moi-même elles sont très encourageantes, même si certains jours il faut beaucoup de conviction pour s’y accrocher. » Marie-Anne ressentit en se plongeant dans les yeux translucides d’Edmée une onde de douleur et à sa surprise, elle comprit qu’elle avait en elle une consœur. Elle ne le fit pas remarquer, mais elle lui fit une prédiction « – Soyez rassuré, dès demain, un ami viendra à vous, il vous aidera, un jour il vous emmènera très loin au-delà des mers. Vos luttes ne sont pas finies, vos souffrances non plus, mais elles vous amènent vers la lumière. » Comme elle était interpellée et qu’il lui fallait finir, elle rajouta « – N’oubliez pas, vous n’êtes pas seule. Votre aïeule avait raison. » Edmée sursauta, avait-elle vu l’Éthiopienne ? Ou bien l’avait-elle juste sentie ? Elle n’eut pas le temps de réfléchir, Marie Hosten-Lamothe arrivait avec une toute jeune fille, qui s’avérait être la sienne, et qui se nommait Désirée. En compagnie de son époux Jean-Henri de Croisoeuil, elle avait été arrêtée dans leur maison de campagne de Croissy. Edmée la trouvant touchante, elle devait avoir à peine quinze ans, elle était d’autant plus attendrissante qu’elle était manifestement enceinte. Les présentations étaient à peine faites que le mari de Rose, lui-même interné, vint les saluer, coupant court à ses réflexions. Il avait à son bras une charmante jeune femme, Delphine de Custine, sa maîtresse. Une fois partie, Rose se retourna vers Edmée « – Elle est charmante. Non, Edmée, je ne suis pas choqué, ni même jalouse. Il y a bien longtemps que mon époux s’occupe en dehors de mon lit. J’en ai pris mon parti.

– Et puis il y a le général Hoche ! Rajouta Térésa avec un sourire espiègle.

Edmée n’osa pas poser de questions, mais son regard fut éloquent. Rose ne put s’empêcher de se confier. « – Oui, il y a le général, je n’ai pas honte. Je n’ai jamais vu un homme aussi grand et aussi athlétique. J’ai fait sa connaissance en arrivant ici, il venait lui aussi d’être incarcéré. Il a été enlevé à l’armée de la Moselle dont il avait le commandement en chef. Il a été jeté en prisons pour trahison, sous prétexte qu’il est membre du club des Cordeliers. Il paraît que c’est Robespierre. Mon mari dit que ce dernier brigue la dictature. J’espère que Marie-Anne à raison. Elle assure que la fatalité se retournera contre lui, et que bientôt, les assassins d’aujourd’hui seront les assassinés de demain.

– Tiens quand on parle du loup, on en voit la queue. Coupa Térésa, espiègle.

Droit vers elle, un homme à l’allure martial se dirigeait. Ce que Rose n’avait pas exprimé c’est qu’après une semaine aux Carmes, elle avait perdu le peu d’espoir qu’elle avait eu, de voir Hoche l’aider à sortir de prison. Le général continuait à jouir de privilèges exceptionnels dus à la peur de ceux qui l’avaient incarcéré de voir son armée se retourner contre eux, mais si ses appuis l’empêchaient de passer à la conciergerie, il n’en était pas moins encore là. Il se plia devant elles pour les saluer. « – Mesdames, nous sommes attendus. »

Portrait d'Alexandre de Beauharnais .jpgEn compagnie du général, elles rendirent dans le plus vaste des deux réfectoires du couvent, elles trouvèrent Alexandre de Beauharnais au milieu d’un groupe de prisonniers auquel elles se joignirent. Dans cet univers irréel, tout le monde semblait ami. L’ambition et la vanité n’y ayant plus cours, les rapports entre les êtres étaient simples et spontanés. Tous attendaient que le gardien vînt faire l’appel de ceux qui seraient transférés à la Conciergerie. Aux quatre coins de l’espace, les gardes s’étaient placés en faction, prêts à passer l’action s’il prenait au groupe de prisonniers l’idée de quelques débordements. La peur était palpable. Edmée remarqua que le mari de Rose était hagard, mal rasé et d’une tenue des plus négligés. Il avait de toute évidence cédé au désespoir, contrairement à sa première impression. La jeune femme blonde, pendue à son bras, mademoiselle de Custine était angoissée, cela était visible. Est-ce que Rose, plongée dans son propre désarroi, s’en était rendu compte ? Le concierge entouré de gardes vint lire la sinistre liste. Pour la première fois, Edmée vivait la scène, l’air était empli d’angoisse, de morts et d’ombres funestes. Plusieurs fois par semaine, la charrette de Sanson venait prélever son contingent de victimes. Edmée étouffa et perdit connaissance. Elle fut rattrapée de justesse par le général qui la déposa sur un banc contre le mur et la laissa là le temps que l’annonce des futurs partant fut finie.

***

L’aube se levait, Edmée avait peu dormi. Son sommeil était peu régénérateur, comme d’habitude ses nuits étaient pleines de rêves, certains étaient prémonitoires, d’autres étaient simplement une épuration de son âme, mais tous en ces temps étaient confus. Il y avait longtemps qu’elle n’en avait pas fait qui ne fut pas si près d’être des cauchemars. Elle ne se défaisait pas du souvenir de ce rat se noyant dans une flaque de sang, elle ne comprenait pas ce que cela voulait dire ni ce que cela présageait, car elle était sûre que cela annonçait quelque chose, mais quoi ? Ses comparses, comme elle, étaient rongées par l’inquiétude de leur avenir. Elles gémissaient dans leur sommeil, au milieu de leurs cauchemars. Elle en entendait une qui doucement pleurait, mais elle ne savait laquelle ? Était-ce la jeune Désirée de Croisoeuil ? Le faisait-elle en dormant ? Edmée ne savait. Elle, elle attendait que le jour soit là et qu’à nouveau son enfant soit dans ses bras. Dans le dortoir, petit à petit chacune se réveillait, sortant de leurs rêves torturés. Chuchotant à sa voisine, Rose interpella Térésa, l’une et l’autre avaient les yeux ouverts ; cela donna le départ du lever.

CC25-w.jpgEdmée dut attendre que la matinée se fût écoulée avant que de voir son fils dans les bras de sa nourrice. Derrière les grilles qui cloisonnaient le grand préau dévolu aux visites, elle fut rapidement rejointe de femmes désireuses de voir le nourrisson. Quel plus doux calmant pouvaient-elles avoir que cet enfant, cette promesse d’avenir ? Bien sûr, beaucoup pensaient qu’il serait bientôt orphelin, et elles compatissaient, mais personne ne le formulait, pas plus que l’on ne demandait où était le père. Personne ne voulait entendre qu’il était allé voir la « veuve » comme l’on surnommait la guillotine. Désirée s’était approchée d’elle et regardait le nourrisson, aussi attendrie qu’apeurée. Mademoiselle Lenormand, comme une fée bienfaitrice, vint caresser la joue d’Hippolyte. Tout le monde attendait, l’oracle ne se fit pas attendre. « – Lui comme vous vivrez au bord de l’eau toute votre vie. » Bien que certaines fussent septiques, voire déçues, parfois par jalousie, elles acceptèrent la prévision. L’effet de la nouveauté passé, la plupart repartirent vers leurs activités ou errances, d’autres voyaient arriver leurs visites. Rose était de ceux-là. Ses deux enfants Hortense et Eugène se précipitèrent dans les bras de leur mère, ils avaient dû laisser, madame Lannoy, leur gouvernante devant les portes de la prison, le nombre de visiteurs étant limité. Après les effusions de tendresse, ils se mirent à rapporter tout ce qu’ils savaient de l’extérieur. Ils donnèrent des nouvelles des autres enfants de Madame Hosten-Lamothe qui vivaient encore avec eux dans l’hôtel de la rue Saint-Dominique et qui n’avaient pu venir. Chaque visiteur faisait de même, les nouvelles entraient dans les murs notamment comme cela. Ensuite, elles s’échangeaient, elles se commentaient, certaines donnaient de l’espoir d’autres de la désespérance, aucune ne laissait indifférente ; chacun y cherchait son avenir. La nourrice du petit Hippolyte ne pouvait guère rester, il lui fallait retourner à ses autres activités. Elle n’avait pas repris l’enfant à sa mère, qu’un nouveau visiteur se présenta. Ils furent aussi surpris autant l’un que l’autre. « – Monsieur de Laussat ! Mais que faites-vous là ?

– Mon Dieu ! Mais vous n’avez que la peau sur les os… Excusez-moi Edmée, je vous ai coupé. Je suis là pour vous, j’ai fini par vous trouver non sans mal.

– Pour moi !

– Bien sûr Edmée. J’ai appris ce que Joseph vous avez fait, qu’il vous avait fait arrêter et enfermée à la Petite-Force. J’étais moi-même en prison à cause de lui. C’est pour cela que je n’arrive que maintenant.

– Et Joseph ?…

– Lui ? Il est mort, il s’est noyé dans la Seine.

– Ah…

Edmée ne ressentait pas de soulagement. Sa haine s’était enfouie en elle, lui laissant une sorte de paix, d’indifférence où le malheur, que lui avait causé celui qui était devenu le père de son enfant, le baume de ses douleurs, la force contre ses peurs, était enterré.

– Et à qui est ce chérubin ?

– C’est le mien monsieur de Laussat. Je vous présente Hippolyte. Il a trois jours.

– Trois jours ? Le vôtre ?

Pierre-Clément regarda la jeune fille septique, qui sans ciller plongea ses yeux limpides dans les siens. Il y perçut tant de désarroi qu’il ne demanda pas qui était le père. Son désir de l’aider n’en devint que plus exacerbé.

– Mais vous le gardez avec vous ? Ici ?

– Non, c’est Berthe qui le garde. C’est un arrangement avec les citoyennes Boisloux et Bault. Elle doit d’ailleurs nous quitter, Hippolyte n’est pas le seul de ses pensionnaires.

Vrouw geeft borstvoeding, anoniem, 1765 - 1772.jpgSur ses paroles, la nourrice prit délicatement le nourrisson et quitta les lieux sous le regard éploré de la jeune mère. Pierre-Clément, sentant la détresse d’Edmée, reprit la conversation, lui demandant ce qui s’était passé depuis leur dernière rencontre. Pendant deux bonnes heures, elle lui raconta son départ de l’hôtel Dambassis, son séjour à Versailles et son arrestation. Elle ne dit mot sur son séjour en prison. Il n’était pas question qu’elle fasse ressurgir cet enfer enseveli dans ses souvenirs, obstrués dans sa mémoire. Pierre-Clément se garda bien de lui faire remarquer qu’il manquait un chapitre à tout cela dont le résultat était l’enfant. Il refusait de croire à ce qu’il devinait, Joseph devait être le père.

L’heure des visites se terminant, Térésa et Rose vinrent chercher leur nouvelle protégée. Edmée leur présenta Pierre-Clément, qui assura revenir le lendemain afin de voir comment il pouvait pourvoir à son mieux-être. Les deux compagnes de la jeune fille lui firent quelques commentaires suggestifs, celle-ci qui pour la première fois depuis bien longtemps se mit à rire écarta les suppositions d’attachements énamourés de Pierre-Clément.

***

Pierre-Clément, comme promis, revint le lendemain. À défaut de pouvoir faire entrer Edmée dans la Maison Coignard ou à la pension Belhomme, lieu où l’on envoyait les riches prisonniers qui contre une forte pension pouvait vivre cette épreuve aussi confortablement que possible, il chercha des ressources pour lui obtenir, la « pistole ». Sa sagesse avait arrêté sa compassion, il aurait dû remuer ciel et terre au Comité de Salut Public pour obtenir une autorisation vers ses hospices de luxe, mais Edmée n’avait pas d’acte d’accusation, donc pas de dossier. Elle était juste inscrite sur les registres de la prison. Il lui fallait donc juste influencer le geôlier Boisloux, trouver un argument qui le décide à la faire sortir. En attendant, il s’était mis en quête d’une marchande de mode, car à la vue de la jeune fille, il avait tout de suite pensé à la pauvreté de sa mise et à son manque évident de garde-robe.

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Cette histoire met en scène des personnages réels et des personnages fictifs ainsi que des événements et des dialogues inventés à des fins dramatiques et afin de compléter les vides des biographies. Les illustrations des personnages ne sauraient être confondues avec les personnes réelles.

épisode 016